84
L’Amérique et l’islam Entre islamophobie et intégration Entre islamophobie et intégration Birmanie Les plans d’Aung San Suu Kyi Ouganda La chasse aux homos est ouverte Ecole Créer des jeux vidéo en classe 3:HIKNLI=XUXZUV:?b@a@o@g@k; M 03183 - 1046 - F: 3,50 E France 3,50 € www.courrierinternational.com N° 1046 du 18 au 24 novembre 2010 L’implosion de l’islam Pourquoi chiites et sunnites se font la guerre Mahmoud, 16 ans, victime d’un attentat à Bagdad , septembre 2010 Afrique CFA : 2 600 FCFA - Algérie : 450 DA Allemagne : 4,00 € - Autriche : 4,00 € - Canada : 5,95 $CAN DOM : 4,20 € - Espagne : 4,00 € - E-U : 5,95 $US - G-B : 3,50 £ Grèce : 4,00 € - Irlande : 4,00 € - Italie : 4,00 € -Japon : 700 ¥ Maroc : 30 DH - Norvège : 50 NOK- Portugal cont. : 4,00 € Suisse : 6,40 CHF - TOM : 700 CFP upbybg

Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

  • Upload
    bidon50

  • View
    88

  • Download
    51

Embed Size (px)

DESCRIPTION

islam

Citation preview

Page 1: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

L’Amérique et l’islam

Entre islamophobie et intégrationEntre islamophobie et intégration

BirmanieLes plans d’Aung San Suu Kyi

OugandaLa chasse aux homos est ouverte

EcoleCréer des jeux vidéo en classe 3:H

IKNLI=XUXZUV:?b@a@o@g@k;

M 0

3183

- 10

46 -

F: 3

,50

E

France3,50 €

www.courrierinternational.comN° 1046 � du 18 au 24 novembre 2010

L’implosion de l’islam

Pourquoichiites et sunnites se font la guerre

�Mahmoud, 16 ans, victime d’unattentat à Bagdad ,septembre 2010

Afriq

ue C

FA : 2

600

FC

FA -

Algé

rie : 4

50 D

A

Alle

mag

ne : 4

,00

€ - A

utric

he : 4

,00

€ - C

anad

a : 5

,95

$CAN

DO

M : 4

,20

€ - E

spag

ne : 4

,00

€ - E

-U : 5

,95

$US

- G-B

: 3,5

0 £

Grè

ce : 4

,00

€ - I

rland

e : 4

,00

€ - I

talie

: 4,0

0 €

-Jap

on : 7

00 ¥

Mar

oc : 3

0 D

H -

Nor

vège

: 50

NO

K- P

ortu

gal c

ont.

: 4,0

0 €

Suis

se : 6

,40

CH

F - T

OM

: 700

CFP

upbybg

Page 2: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 3: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

3

Sommaire4 Les sources cette semaine6 A suivre9 Les gens

Les opinions10 Berlusconi, La Repubblica. Irlande,

The Observer. Suisse, Le Temps...

En couverture16 L’implosion de l’islam En Irak comme en

Arabie Saoudite, au Liban comme au Pakistan, le conflit entre sunnites et chiites prend de l’ampleur. Soutenus par l’Iran, les chiites, longtemps humiliés et discriminés par des régimes dictatoriaux sunnites, veulent prendre leur revanche.

D’un continent à l’autre25 France

Remaniement Un coup de maître... Contrepoint ... ou un coup d’épée dans l’eau ?

26 Europe Royaume-Uni Un Etat providence made in USAEspagne Les élections en Catalogne Autriche La Mairie de Vienne passe au vertSommet de l’OTAN Vers un partenariat russe ?

32 Amériques Etats-Unis Bush tente un retour en grâceEtats-Unis Un bon citoyen est un citoyen armé

36 Asie Myanmar Aung San Suu Kyi libéréeMyanmar Les minorités ethniques s’arment Japon Un gros trou dans le filet de sécurité Népal Le roi fait son retour par la petite porte

42 Afrique Ouganda La chasse aux homos à Kampala

46 Dossier techno Quand le numériquerévolutionne les méthodes éducatives

59 Economie Café Les planteurs devront choisir

60 Médias Destin Etre journaliste en Chine populaire

Long courrier64 Musique Au royaume du tango, les DJ sont rois67 Rôles Le succès des milongas queer68 Arts Dépeindre les guerres du XXIe siècle70 Cinéma Nouvelle vague québécoise71 Drogues L’expérience I-Doser72 Le livre URSS, marque déposée73 Le guide 74 Insolites

n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Editorial

D’un sommet à l’autre,la même photo

Il faudra s’y faire, no -vembre va devenir lemois des sommets. Oupeut-être des pics et despéninsules, comme diraitCyrano. Tout comme en

mai le festival de Cannes suit Roland-Garros ou l’inverse, la fin de l’année estdésormais dévolue aux causeries desgrands. Cela a commencé la semaine der-nière par le sommet du G20, en Corée duSud, avec une effusion de bons senti-ments et beaucoup de phrases creuses(sur la croissance, le développement,la sécurité alimentaire, etc.). Puis lesmêmes dirigeants –  moins les Euro-péens – ont traversé la mer du Japon (oumer de Corée, c’est selon) pour se fairela bise à Yokohama, au Japon. Là, ilsétaient 21, réunis pour le Forum de coopé-ration économique Asie-Pacifique (aumenu : la croissance, le libre-échange,l’immigration illégale, etc.).

Cette semaine – en Europe, cettefois –, nous avons droit au sommet del’OTAN : ils seront, à Lisbonne, 28 chefsd’Etat, plus le président russe en “gueststar”, pour discuter de la guerre en Afgha-nistan (ou comment s’en retirer ?) et dubouclier antimissile en Europe (dontMoscou aura aussi les clés) (voir pp. 30-31).

Ensuite, les mêmes (ou presque) devaientatterrir à Barcelone le 21 pour un sommetde l’Union pour la Méditerranée, ce“machin” créé par Sarkozy dans ses beauxjours… Mais, faute de participants et, sur-tout, “constatant l’impasse du processus depaix au Proche-Orient” (un scoop), le cock-tail est remis à plus tard. Dommage !

Attendez, il y en aura d’autres. Débutdécembre, on se retrouvera au soleil deCancún, au Mexique, pour constater que,oui, le réchauffement est là, mais pasencore l’accord qui réduirait enfin les émis-sions de gaz à effet de serre… En décembreégalement, les 27 Européens se réunirontpour un sommet où il sera question dubudget de l’UE (toujours pas voté) et de lacroissance. Et, l’an prochain, en novembre,cela recommencera avec un beau G20 àCannes, quelques mois avant la présiden-tielle française (suivez mon regard !).

Plus ça va, plus ces sommets sont pré-parés, jusqu’à la dernière ligne du com-muniqué. Nulle improvisation, pas de vraidialogue, nous sommes dans la pure com-munication, dans un théâtre d’apparences.Nos chefs d’Etat sont comme ces rois etprinces qui se déplaçaient d’une chasse àl’autre, d’un château l’autre, de Versaillesà Marly. De Séoul à Cannes, donc.Philippe Thureau-Dangin

Retrouvez à tout moment sur notre site :L’actualité du mondeau quotidien avec des articlesinédits.Les blogs de la rédactionet le regard des journalistes de Courrier international.Les cartoons Plus de

4 000 dessins de presse à découvrir.Les archives Tous les articlespubliés depuis 1997 par votre hebdomadaire préféré.Planète Presse Une base de données unique sur les journaux du monde entier.Et bien d’autres contenus…

� “Toujours regardervers l’avant, les p’titsgars !” Dessin de Horsch,paru dansHandelsblatt,Düsseldorf.

En ligne

www.courrier

international.com

E. L

EGO

UH

Y

� En couverture : Mahmoud, 16 ans, victime d’un attentat suicidedans le quartier de Mansour à Bagdad le 19 septembre 2010.Photo de Moises Saman, Magnum Photos.

Page 4: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Les sources4 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Almoslim.net, Etats-Unis. Ce site salafistesaoudien, créé début 2010par Nasser Al-Omar ethébergé aux Etats-Unis à Dallas (Texas), est dédié à la diffusion des enseignements de l’islam sunnite.Alqatrah.net, Koweït.“La goutte” (pour désignerla goutte de vérité),  est le site de Yasser Al-Habib,religieux chiite koweïtienréfugié à Londresdepuis 2004. Enseptembre 2010, il a été déchu de sanationalité koweïtiennepour avoir tenu des proposjugés diffamatoires envers Aïcha, l’une des épousesdu prophète Mahomet.

AméricaEconomía85 000 ex., Chili,bimensuel. D’obédiencelibérale, la revue est trèsrespectée dans le milieudes affaires. Ce bimensuelest édité en espagnol et en portugais (la versionportugaise est vendue à São Paulo).Asharq Al-Awsat200 000 ex., ArabieSaoudite, quotidien. “Le Moyen-Orient” se présente comme “le quotidieninternational des Arabes”.Edité par Saudi Researchand Marketing – présidépar un frère du roi –, il seveut modéré et combat le radicalisme arabe,même si plusieurs de sesjournalistes affichent unesensibilité islamiste.The Diplomat (the-diplomat.com), Japon.Créé en 2002 sous laforme d’un bimensuel, cemagazine, exclusivement

en ligne depuis 2009,propose analyses et commentaires tantd’universitaires que dejournalistes sur l’actualitéde l’Asie du Sud-Est.The East African60 000 ex., Kenya,hebdomadaire. Publiésimultanément en Ouganda, au Kenya et en Tanzanie, The EastAfrican a été fondé en 1994. Ce titre est uneréférence pour tous lesobservateurs de l’Afriquede l’Est. L’hebdomadaireappartient au groupeNation, lequel publienotamment les quotidiensDaily Nation, Taifa Leoet Taifa Jumapili.The Express Tribune,Pakistan, quotidien.Fondé en 2010, venduavec l’InternationalHerald Tribune – la version internationaledu New York Times –, lejournal tente de montrerla face “moderne” du Pakistan grâce à des éditorialistes locauxqui défendent des valeurslibérales et tolérantes.Falter 42 000 ex.,Autriche, hebdomadaire.Le titre se veut défenseurdes libertés publiques. Il se situe plutôt à gauche.Falter est par ailleurs livréavec un supplément trèsriche, qui recense les activités culturelles de Vienne.Harper’s Magazine220 000 ex., Etats-Unis,mensuel. Créé par les éditions Harper& Brothers, il est le plusvieux mensuel généralistedes Etats-Unis et sansconteste l’un des meilleurs.Le titre aborde les sujetspolitiques, sociétaux etculturels de façon originaleet souvent passionnante.Al-Hayat 110 000 ex.,Arabie Saoudite (siège à Londres), quotidien. “La Vie” est sans doute le journal de référence de la diaspora arabe et la tribune préférée desintellectuels de gauche ou des libéraux arabes quiveulent s’adresser à un large public.Middle East ReportEtats-Unis, trimestriel.Avec une rédaction arabe

et américaine installée à Washington, une desréférences majeures sur le Moyen-Orient tant pourles hommes d’affaires que pour les responsablespolitiques du mondeentier.

La Nación 185 000 ex.,Argentine, quotidien.Fondé en 1870 par l’ex-président BartoloméMitre (1862-1868), le titreest une institution de lapresse argentine destinéaux élites. Il présente unerubrique internationale de qualité qui contribue à sa réputation.

OpenDemocracy(opendemocracy.net)Royaume-Uni. Edité parl’association britanniquedu même nom,“Démocratie ouverte”s’est donné pour missiond’“ouvrir un espacedémocratique de débat etfavoriser l’indépendancede la pensée”. A cet effet, ilouvre ses colonnes à desauteurs du monde entieret plus particulièrementdu tiers-monde.Rasid (rasid.com)Arabie Saoudite.“L’Observateur” estconsacré à la situation deschiites d’Arabie Saoudite.Malgré sa partialité et un évident biais militantcommunautaire, le siteconstitue souvent la seulesource d’information,notamment s’il s’agitd’actes de répressioncontre cette minoritéconfessionnelle.República 70 000 ex.,Brésil, mensuel. Edité à São Paulo, ce magazined’informations généraleset politiques s’adresse à lanouvelle élite brésilienne.Créé en 1996 par le journaliste Luiz Felipe

d’Avila, il a pour ambitionde devenir rapidement un hebdomadaire.República, Népal,quotidien. Le titre a pourslogan : “A la recherche de la vérité”. L’idée,comme l’indiquent lesjournalistes, est d’apporterune information vraie,éclairée et honnête.República insisteégalement sur sonindépendance et son refusde toute corruption.Sega 10 000 ex., Bulgarie,quotidien. Fondé en 1997,Sega se veut un journal“sérieux et de qualité”contrastant avec la pressetabloïd. Classé plutôt à gauche, le titre doitsurtout sa réputation à ses chroniqueurs :Ivaylo Ditchev, DmitriIvanov, Svetoslav Terziev.Shaffaf(metransparent.com)France. “Transparence”est un site d’informationarabe créé en 2006. Il publie des articlesreflétant un point de vue libéral et proposeégalement des rubriquesen anglais et en français.South China MorningPost 261 000 ex., Chine(Hong Kong), quotidien.Ce journal en anglais,proche des milieuxd’affaires de l’ex-coloniebritannique, effectue un bon suivi de la Chine,en particulier en ce quiconcerne l’économie et la Chine du Sud. Depuisla rétrocession de HongKong à la Chine (1997), les éditoriaux sont de plus en plus timorés.This Magazine 5 000 ex.,Canada, bimestriel. Fondéen 1966 par desenseignants militants, “Ce magazine” est devenul’un des principauxjournaux alternatifscanadiens. Il arborecomme sous-titre : “Parceque tout est politique”.Utrinski Vesnik5 000 ex., Macédoine,quotidien en languemacédonienne. Edité `à Skopje, le “Journal dumatin” se définit commeindépendant tout en étantproche des sociaux-démocrates (anciennementcommunistes).

Parmi les sourcesde la semaine

Courrier international n° 1046

Edité par Courrier international SA, société anonyme avecdirectoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €.Actionnaire Le Monde Publications internationales SA.Directoire Philippe Thureau-Dangin, président et directeurde la publication. Conseil de surveillance David Guiraud,président ; Eric Fottorino, vice-président. Dépôt légalnovembre 2010 - Commission paritaire n° 0712C82101. ISSNn° 1 154-516 X - Imprimé en France / Printed in France

Rédaction 6-8 , rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13

Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02Site web www.courrierinternational.comCourriel [email protected]

Directeur de la rédaction Philippe Thureau-DanginAssistante Dalila Bounekta (16 16)Directeur adjoint Bernard Kapp (16 98)Rédacteur en chef Claude Leblanc (16 43)Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze(16 54), Raymond Clarinard (16 77)Chefs des informationsCatherine André (16 78), Anthony Bellanger (16 59) Rédactrice enchef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistiqueSophie-Anne Delhomme (16 31)Conception graphique Mark Porter Associates

Europe Odile Conseil (coordination générale, 16 27), Danièle Renon (chefde service adjoint Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), EmilieKing (Royaume-Uni, 19 75), Gerry Feehily (Irlande, 19 70), Anthony Bellanger(France, 16 59), Marie Béloeil (France, 17 32), Lucie Geffroy (Italie, 16 86),Daniel Matias (Portugal, 16 34), Adrien Chauvin (Espagne 16 57), IwonaOstapkowicz (Pologne, 16 74), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 1976), Wineke de Boer (Pays-Bas), Léa de Chalvron (Finlande), Solveig GramJensen (Danemark), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal(Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Laurent Sierro (Suisse), AlexandreLévy (Bulgarie, coordination Balkans), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen(Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Gabriela Kukurugyova (Rép.tchèque, Slovaquie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie,Est de l’Europe Laurence Habay (chef de service 16 36), Alda Engoian(Caucase, Asie centrale), Philippe Randrianarimanana (Russie, 16 68), LarissaKotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service,Amérique du Nord, 16 14), Jacques Froment (chef de rubrique, Etats-Unis, 16 32 ),Marc-Olivier Bherer (Canada, Etats-Unis, 16 95), Christine Lévêque (chef derubrique, Amérique latine, 16 76), Anne Proenza (Amérique latine, 16 76), PaulJurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan,16 39), Naïké Desquesnes (Asie du Sud, 16 51), François Gerles (Asie du Sud-Est, 16 24), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique), Elisabeth D. Inandiak(Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Ysana Takino (Japon, 16 38), KazuhikoYatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69),Hamdam Mostafavi (Iran, 17 33), Hoda Saliby (Egypte, 16 35), Pascal Fenaux(Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie)Afrique Pierre Cherruau (chef de service, 16 29), Pierre Lepidi, Anne Collet(Mali, Niger, 16 58), Philippe Randrianarimanana (Madagascar, 16 68), ChawkiAmari (Algérie), Sophie Bouillon (Afrique du Sud) Economie PascaleBoyen (chef de service, 16 47) Médias Claude Leblanc (16 43) SciencesAnh Hoà Truong (16 40) Long courrier Isabelle Lauze (16 54), RomanSchmidt (17 48) Insolites Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Ils etelles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)Site Internet Olivier Bras (éditeur délégué, 16 15), Marie Béloeil (rédactrice,17 32), Anne Collet (documentaliste, 16 58), Mouna El-Mokhtari (webmestre,17 36), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Jean-Christophe Pascal(webmestre (16 61) Mathilde Melot (marketing, 16 87), Bastien PiotAgence Courrier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97)Traduction Raymond Clarinard (rédacteur en chef adjoint, 1677), NathalieAmargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon(anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), CarolineLee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois),Julie Marcot (anglais, espagnol), Marie-Françoise Monthiers (japonais),Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien),Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), MélanieSinou (anglais, espagnol)Révision Elisabeth Berthou (chef de service, 16 42), Philippe Czerepak,Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41),Anne Doublet (16 83), Lidwine Kervella (16 10)Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey,Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Pétricca, Denis Scudeller,Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello CartographieThierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66),Emmanuelle Anquetil (colorisation) Calligraphie Hélène Ho (Chine),Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique DenisScudeller (16 84)Fabrication Patrice Rochas (directeur), Nathalie Communeau (direc -trice adjointe) et Sarah Tréhin. Impression, brochage : Maury, 45191Malesherbes. Routage : France-Routage, 77183 Croissy-Beaubourg

Ont participé à ce numéro Hanno Baumfelder, Edwige Benoit,Isabelle Bryskier, Sophie Courtois, Geneviève Deschamps,Valéria Dias de Abreu, Etienne Dobenesque, Sika Fakambi, MarionGronier, Valentine Morizot, Marina Niggli, François Pierlot, StéphanieSaindon, Darmesh Thankeshwaran, Emmanuel Tronquart, ZhangZhulin, Anna Zyw Melo

Secrétaire général Paul Chaine (17 46). Assistantes : Sophie Jan(16 99), Natacha Scheubel (16 52), Sophie Daniel. Responsable contrôlede gestion Stéphanie Davoust (16 05), Julie Delpech de Frayssinet(16 13). Comptabilité : 01 48 88 45 02. Responsable des droits DalilaBounekta (16 16). Relations extérieures Victor Dekyvère (16 44).Partenariats Sophie Jan (16 99) Ventes au numéro Directeurcommercial : Patrick de Baecque. Responsable publications : BrigitteBilliard. Direction des ventes au numéro : Hervé Bonnaud. Chef deproduit : Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40). Diffusioninternationale : Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22). Promotion :Christiane MontilletMarketing, abonnement Pascale Latour (directrice, 16 90), SophieGerbaud (16 18), Véronique Lallemand (16 91), Sweeta Subbamah (16 89),Elodie Prost Publicité Publicat, 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75013Paris, tél. : 01 40 39 13 13. Directrice générale : Brune Le Gall. Directeurde la publicité : Alexandre Scher <ascher@ publicat.fr> (13 97).Directrices de clientèle : Karine Lyautey (14 07), Claire Schmitt (13 47),Kenza Merzoug (13 46). Régions : Eric Langevin (14 09). Culture : LudovicFrémond (13 53). Littérature : Béatrice Truskolaski (13 80). Annoncesclassées : Cyril Gardère (13 03). Exécution : Géraldine Doyotte (01 41 3483 97) Publicité site Internet i-Régie, 16-18, quai de Loire, 75019 Paris,tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet <[email protected]> Modifications de services ventes au numéro,réassorts Paris 0805 05 01 47, province, banlieue 0 805 05 0146

Service clients abonnements : Courrier international,Service abonnements, B1203 - 60732 Sainte-GenevièveCedex. Tél. : 03 44 62 52 73 Fax : 03 44 12 55 34 Courriel : <[email protected]> Commande d’anciens numéros Boutique du Monde, 80, bd Auguste-Blanqui, 75013 Paris. Tél. : 01 57 28 27 78

Ce numéro comporte un encart Abonnement broché pour lesexemplaires kiosques France métropolitaine, un encart Alternativeséconomiques et un encart Les Restaurants du cœur jetés pour lesabonnés France métropolitaine, un encart Plan international brochépour les abonnés France métropolitaine et un 8-pages Bordeaux pourles départements 33, 47, 40, 64 et 24.

Planète

presse

www.courrier

international.com

Wangbao “Grand incendiedans une tour deShanghai” titrait le quotidienWangbao (WantDaily), le 16 octobre,alors que le bilans’alourdissaitd’heure en heure. Le Wangbao est un journal créé

dans un contexte de rapprochement entre la Chine populaire et Taïwan, en avril 2010,par le groupe taïwanais Chungkuo Shihpao. Il est destiné à informer les Taïwanais sur l’actualité chinoise et le développementdes relations avec le continent. Si sa démarche est manifestementencouragée par le Kouomintang, il bénéficie d’une certaine liberté de choix et d’appréciation concernant les informations traitées.

Page 5: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 6: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

6 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Guinée

L’éternel opposanttriompheAprès cinq reports successifs du deuxième tour et en attendant la confirmation par la Cour suprême, la commission électorale nationaleindépendante (CENI) a proclamé lundisoir les résultats du premier scrutinprésidentiel libre du pays. L’opposanthistorique Alpha Condé a été donnévainqueur, avec 52,5 % des voix, face àl’ancien Premier ministre Cellou DaleinDiallo (47,5 %). Le leader du RPG,rassemblement du peuple de Guinée,condamné à mort sous le régimedictatorial de Sekou Touré, plusieursfois emprisonné sous les régimessuivants, devient président à 72 ans.Sitôt les résultats proclamés dans la capitale rapporte Conakry Info, desheurts ont éclaté entre les partisans des deux candidats, qui appartiennentpar ailleurs à deux ethnies différentes :Alpha Condé est malinké tandis que Cellou Dalein Diallo est peul.

Haïti

Situation critique

L’épidémie de choléra qui sévit depuisla mi-octobre dans le pays le pluspauvre des Amériques continue àprendre de l’ampleur. Le 14 novembre,le bilan faisait état de 917 décès, soit 121 de plus que celui du 12 novembre.Sur les dix régions du pays, six sontdésormais touchées. La situation estcritique à deux semaines des électionsdu 28 novembre qui doivent permettrede renouveler un tiers du Sénat(11 sièges à pourvoir), élire 99 députés

A suivre

et trouver un successeur au présidentRené Préval. Au point que, selon le rédacteur en chef duNouvelliste, la question “l’épidémie va-t-elle influencer les élections ?” est désormais sur toutes les lèvres.Nombreux sont ceux qui se demandents’il ne conviendrait pas de reporter à nouveau le scrutin. Initialementprévues pour le 28 février 2010, les élections législatives avaient déjà été repoussées à la suite du séismedu 12 janvier.

Laos

Progrès sur les armes à sous-munitions Réunis à Vientiane, la paisible capitalelaotienne, les pays signataires de la convention internationaled’interdiction des armes à sous-munitions se sont engagés, le12 novembre, à détruire leurs stocks età développer leur aide aux victimes. La décision a été saluée par plusieurs

ONG impliquées dans la lutte contreces bombes. Grosses comme des ballesde tennis, elles continuent de tuer ou de mutiler des années après leur largage. Le Laos, pays hôte de ce premier sommet, est le plusaffecté, 800 millions de ces “bombies”restant disséminées dans son sol près de quarante ans après la fin de la guerre du Vietnam, précise le Toronto Star. A ce jour, 108 Etats ontsigné la convention et 42 l’ont ensuiteratifiée. Parmi les grands absents : laRussie, la Chine et les Etats-Unis.

Irlande

Changement de tribuneGerry Adams (photo),le très médiatiqueleader catholique du partiindépendantisteSinn Féin, a annoncé

le 14 novembre qu’il renonçait à ses mandats actuels – il siège à la foisau Parlement britannique de Londreset à l’Assemblée de la provinced’Irlande du Nord – pour se présenteraux élections législatives qui doivent se tenir d’ici à juillet 2012en République d’Irlande, rapporte The Irish Times. Il tentera sa chancedans le comté frontalier de Louth, où leSinn Féin est très bien implanté. Adamsespère redynamiser le Sinn Féin – dontl’objectif final est la réunification de l’île – et lui donner une plus grandeinfluence dans la république, où il n’a actuellement que quatre députés.

Irak

Marché presque concluLe 10 novembre, huit mois après les législatives, les partis irakiens sont enfin parvenus à un accord. Le Parlement a réélu le Kurde Jalal Al-Talabani au poste de président de laRépublique et confirmé le maintien du chiite Nouri Al-Maliki à celui dePremier ministre. Et c’est au sunniteOussama Al-Noujayfi [du bloc Irakiyade l’ancien Premier ministre IyadAllaoui] que revient la présidence du Parlement. Quant à Iyad Allaoui,quoique vainqueur du scrutin du 7 mars, il est nommé à la tête d’unorgane nouvellement créé, le Conseilde stratégie politique. “Cet accord met un terme à la crise politique et aboutira peut-être à la formation d’un gouvernement d’union nationale. Mais il confirme dans le même temps

la prééminence des allégeancesconfessionnelles sur les règles de ladémocratie et de nombreux acteurspolitiques irakiens doutent de ce fait des

chances de son succès à long terme”,estime Al-Quds Al-Arabi. Et de souligner : “La part du lion revient à l’Iran. Dès le départ, il était clair queTéhéran voulait Al-Maliki et s’opposait à l’idée d’une présidence d’Allaoui.” [Voir notre dossier pp. 16 à 23]

Sarah Palin s’exhibe. Diffusé le 14 novembre, le premierépisode de son reality-show intitulé Sarah Palin’s Alaska, qui la montre dans sa vie quotidienne, a enregistré un recordd’audience sur TLC. Une façon de se placer pour 2012 ?

Géorgie

Saakachvili assiégéUne “assemblée représentative du peuple” doit se réunir le25 novembre à Tbilissi à l’appel del’opposition géorgienne. Objectifs desdélégués venus de toutes les régions du pays : réclamer la démission duprésident Saakachvili et tâcher de bâtir une plate-forme politique commune.

19 novembre Sommet de l’OTAN à Lisbonne. Au programme : la définitiond’une nouvelle stratégie pour l’organisation. (Lire p. 30)21 novembre Electionprésidentielle au Burkina Faso.� Elections locales en Pologne.Elles constitueront le derniertest de popularité des partisavant les législatives, qui doivent se tenir d’ici l’automne 2011. Selon les sondages, la Plate-formecivique (au pouvoir)remporterait 20 des 23 mairies

des grandes villes ; Droit et justice ne gagnerait qu’àRadom, au sud de Varsovie.� Sommet du Global TigerInitiative, organisé parplusieurs ONG à Saint-Pétersbourg. Il s’agit de trouverdes solutions pour sauver les tigres de l’extinction.� Premier sommet mondialdes maires sur le climat à Mexico. Une sorted’introduction au sommet deCancún qui doit s’ouvrir huitjours plus tard à l’autre bout du Mexique. T

LC, M

ORE

NAT

TI/

AP-S

IPA,

REU

TER

S, S

IPA

28 novembre Les Suisses sontappelés à se prononcer parréférendum sur une initiativelancée par l’UDC (droitepopuliste) visant à retirer ledroit de séjour aux étrangerscoupables de certainesinfractions. (Lire p. 14)� Elections parlementaires et présidentielle en Haïti.� Elections législatives en Moldavie.� Deuxième tour de laprésidentielle en Côte d’Ivoire(la date initialementprévue était le 21 novembre).

Etats-Unis

Dans les prochains jours

Page 7: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 8: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 9: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

et d’un officier de police, elle a fait toute sa carrière en défrayant la chronique. On dit qu’à une période de sa vie elle a mêmeété proche de la mafia. Son premier mari,Zoran Davidovic “Canda”, a été tué dans une embuscade en 2000. Elle a ensuite épousé l’héritier d’un des plus riches magnatsserbes, Bogoljub Karic, considéré comme le financier du régime de Milosevic. Le mariage n’a duré que quatre mois ; il paraît que Karleusa trompait son mari avec son garde du corps. Son troisième mari, le footballeur de l’Etoile rouge Dusko Tosic,avec qui elle a eu deux filles, s’est vu qualifié, dans la tribune de Karleusa, de “péquenot serbe typique” et d’“homophobe”.Même avant ce billet, la blonde pulpeuse s’était taillé une réputation d’icône gay. Lors d’un concert donné à Belgrade au printemps dernier, elle a fait défiler sur scène des hommes portant des drapeauxaux couleurs de l’arc-en-ciel. Ses fans

n’ont pas bronché. “C’est ma manière de me battre contre des préjugés dont je suis moi-même victime”, a expliqué Karleusa.Désormais, elle s’est donné une mission : “J’ai le devoir moral de montrer à mes jeunes fanset à mes enfants une meilleure voie. Je veux qu’ils vivent dans un pays sans violence, sans peur, qu’ils soient libres dans leurs différences.”Nouvelle coqueluche de l’intelligentsialibérale, la chanteuse a été l’invitée d’honneurd’une réunion du Parti libéral-démocrate de Ceda Jovanovic. La radio B92, qui n’a jamais diffusé de musique turbo folk, l’a interviewée. La célèbre dramaturge Biljana Srbljanovic a déclaré qu’elle auraitaimé écrire le billet de Karleusa.Récemment, Karleusa et son mari sesont fait agresser à Belgrade. DansKurir, la jeune femme a prévenuses ennemis : “Pour vous débarrasser demoi, ne visez pas ma tête : n’oubliez pas quemon cerveau est situé au niveau du sexe !” �

Elle s’attaque au machismeet au paternalisme qui prévalent en Serbie

Les gensCourrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 9

Jelena Karleusa

Une starlettepas si bête

Jusqu’à quand les Serbes laisseront-ilsune poignée de bouseux, de sauvages et de crétins parler en leur nom ?”Le cri du cœur de la sulfureusechanteuse Jelena Karleusa en réaction aux violences commises

lors de la Gay Pride à Belgrade, le 10 octobre,a porté loin. Avec sa tribune au vitriol,publiée dans le tabloïd belgradois Kurir,la blonde et tapageuse star du turbo folk (un mélange de rythmes orientaux et d’électronique, considéré en Serbie comme“la musique des ploucs”) a infligé une véritableclaque aux homophobes et aux nationalistes.Dans une interview au quotidien zagréboisJutarnji List, Karleusa a expliqué son geste.Selon elle, en Serbie tous ceux qui sont un tantsoi peu différents sont honnis. D’où le titre de son billet : “Nous sommes tous des pédés”.Avec une intelligence surprenante et un sensde l’humour délibérément grossier, elle s’estaussi attaquée au machisme et au paternalismeambiants : “En Serbie, il est normal qu’un enfantvoie son père brutaliser sa mère, mais il n’est pas normal que deux hommes adultes s’aiment ; il est normal qu’un homme ayant tué100 personnes d’autres confessions soit considérécomme un héros, mais il n’est pas normal que ceux qui prônent l’amour, la liberté et la tolérance se promènent librement en ville.”Ceux qui jusqu’à présent ne cachaient pas leur mépris à l’égard de la “Lady Gaga serbe”la portent désormais aux nues en la qualifiantde “Hannah Arendt siliconée”. A ceux qui affirment qu’elle est incapable d’écrire un tel billet ses défenseurs rétorquent qu’elle a eu le courage de le signer.Cette “reine des scandales”, comme on l’appelleen Serbie, a commencé à chanter dès l’âge de 15 ans. Fille d’une animatrice de radio

Ils et elles ont dit Demain célèbre

Née à Athènes en 1969, venue à 20 ans en Autriche pour faire des études d’interprétariat, Maria Vassilakou sera la première maire adjointeverte de Vienne. Le 14 novembre, les délégués de sonparti ont donné leur accord à 98,54 % – un score “quasinord-coréen”, selon Die Presse – au pacte de coalitionqu’elle a négocié avec le maire social-démocrate,Michael Häupl. Souvent sollicitée par le parti vert de Grèce – ainsi que, en 2009, par le Premier ministrePapandréou –, elle s’enracine dans les instancesviennoises. Députée régionale depuis 1996, experte en politique d’immigration et d’urbanisme, elle se faitovationner pour ses tirades offensives contre la droitepopuliste. Déjà tête de liste des Wiener Grünen en 2005,elle préside le parti depuis un an. (Voir aussi p. 28)

Jigme Thinley, Premier ministre du Bhoutan“Mon numéro de téléphoneportable est public. On m’appelle à n’importequelle heure et je suis obligé de répondre, comme tous les ministres.”(El País, Madrid)

Aung San Suu Kyi, lauréatedu prix Nobel de la paix“Je ne vais pas seulementtravailler avec mon parti.”Au lendemain de sa libération,la figure historique de l’opposition birmane, privée de liberté pendantquinze des vingt et une

l’homosexualité et vous nous critiquez, nous qui respectons les femmes, alors que vous les exploitezcomme des animaux.

Chaque femme a un mari et des centaines de milliers d’amants, vous ne savez pas qui est le père de vos enfants.” A propos des laïcs.(Al-Hayat, Londres)

� Sandro Bondi, ministre de la Culture italien“Une structure vieille de 2 000 ans ne pouvait que s’écrouler.” Le 6 novembre, la Caserne des gladiateurs, à Pompéi,s’est effondrée à la suite de pluies abondantes dans la région.(La Repubblica, Rome)

� Jelena Karleusa.Dessin de Joep Bertrams,Pays-Bas, pour Courrierinternational.

dernières années, serait prête à rencontrer le général Than Shwe, chef de la junte.(The Irrawaddy, Chiangmai)

Barack Obama, président des Etats-Unis“L’Inde n’est pas en train d’émerger, elle a déjà émergé.” Selon lui, l’Inde devrait devenir membre permanentdu Conseil de sécurité des Nations unies.(The New York Times, Etats-Unis)

Mahmoud Al-Zahar,dirigeant du Hamas à Gaza“Vous acceptezFR

ANC

O O

RIG

LIA/

GET

TY/

AFP

; LEO

NH

ARD

FO

EGER

/REU

TER

S

Page 10: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

� “Merci de patienter, vos dollars sont en cours d’impression.” Dessin de Chappatte paru dans Le Temps, Genève.En injectant 600 milliards de dollars de liquidités pour relancer l’économie américaine, la Fed se voit accusée de mener une politique monétaire égoïste et de contribuer à la guerre des monnaies.

Egoïste

10 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Les opinions

Berlusconi, cette caricaturepathétiqueFrancesco Merlo, La Repubblica (extraits) Rome

C ’est nous tous qu’il salit désormais, ce vieillard à la languependante. Berlusconi est impliqué dans tous les genres descandales possibles : économique, judiciaire, politique etmoral, de la mauvaise administration aux soupçons de col-lusion avec la Mafia, de l’abus sexuel sur mineurs à la ces-sion de morceaux de l’Etat contre des faveurs sexuelles. Et

pourtant, il nous oblige à nouveau à le traiter comme l’un de ces vieux éden-tés chauves et pansus, entourés de gorilles et enveloppés dans leur vestoncroisé, qui fréquentent les clubs privés. Car que sont les lieux institution-nels dans lesquels il donne ses fêtes et ses orgies sinon des clubs privés ?Tel est son Parlement.

Berlusconi incarne et résume l’humanité sexuellement épuisée et déchuequi achète et collectionne les obsessions et, à la moindre remarque, réagittoujours de la même manière, comme le plus bête des chiens de Pavlov :“Ça vaut toujours mieux que d’être pédé comme vous !” [“Mieux vaut aimer lesjolies femmes que d’être gay”, a-t-il déclaré au lendemain du “Rubygate”, son-dernier scandale sexuel en date]. Ainsi, il croit se mettre au diapason del’Italie tocarde, une Italie toujours plus minoritaire, l’Italie nostalgique desmaisons closes, qui se croit valeureuse parce qu’elle exhibe des scalps fémi-nins, celle dont Fellini se moquait déjà avec douleur et grâce : l’Italie qui faithonte à l’Italie. Jamais un antique mâle de bordel n’a eu besoin de répéter,jusqu’à l’épuisement, qu’il aimait les femmes et pas les gays. Cette sous-culture faite de blagues, de proverbes et de mots d’esprit toujours vulgaires,toujours liés au sexe arboré et glorifié comme un étendard, était sûre d’elle,crâneuse, archaïque, primitive, agressive et grotesque, mais rarement malade.Ils étaient rudes et chassieux mais pas désespérés, nos mâles de lupanar.C’est triste à dire, mais Silvio Berlusconi est aujourd’hui bien pire que l’Ita-lie qu’il voudrait encore représenter et dont il invoque la complicité.

Et il ne suffit plus de dire que le président du Conseil perd le contrôle,divague et dit des bêtises parce qu’il est malade. Depuis un moment, Ber-lusconi est constamment hors de contrôle, privé de toute dignité et de toutsérieux, irresponsable quand, comme un bandit roublard, il met à bas lepouvoir de la police [le président du Conseil a fait pression sur la police, àMilan, pour que soit libérée Ruby, une jeune Marocaine accusée de vol etpar ailleurs soupçonnée d’avoir participé à plusieurs de ses “fêtes”], irres-ponsable quand il s’offre des bains de foule, pendant les conférences depresse, pendant les voyages à l’étranger, dans ses prises de position contreles juges, contre les journalistes, contre les institutions… Au point qu’ons’étonne uniquement désormais de ses moments de sobriété et jamais deses “expectorations”.

Comme les blagues sur les Juifs, les insultes contre Rosy Bindi [dépu-tée italienne qui fait régulièrement l’objet des blagues sexistes du présidentdu Conseil] et les imprécations toujours plus incohérentes contre les jugeset les journalistes, les obscénités viriles du Cavaliere ne sont pas des éruc-tations qui lui reviennent en bouche, mais c’est la bave que lui a laissée levice antique du bouc et du taureau de monte dont l’identité, fondée autre-fois sur le priapisme, n’est plus aujourd’hui qu’un succédané pathétique.Berlusconi, somme toute, s’autoparodie, il se jette dans ses boutades commeon s’abîme dans l’alcool. Et tout devient grossier et dérisoire. C’est le règnedes fesses rondes, des lèvres gonflées, des seins explosifs, d’une prétenduecomparaison ridicule entre l’amour des femmes et l’amour des gays. Maisquel amour ? Berlusconi ne sait rien de l’amour, qui a d’autres codes et uneautre luminosité. Berlusconi est la caricature de l’Italie excitée, le carbu-rant de l’univers qui engorge Internet de “Plutôt gay que Berlusconi”.

A nous, il ne reste que la nostalgie de la politique, d’un terrain de confron-tation et de conflit dont on paie le prix. Et comment obéir à la police quandon sait que le président du Conseil l’escroque, l’humilie, la met à bas… ? Laquestion qui nous hante la voici : comment peut-il gouverner un pays, celuiqui ne se gouverne pas lui-même ? �

Peut-on êtrepolygame et biengouverner ?Charles Onyango-Obbo, The East African Nairobi

Début octobre, Ancentus Akuku “Danger” est mort à l’âge de93 ans. Akuku était sans conteste le champion du Kenya, quedis-je, de l’Afrique de l’Est, de la polygamie. Il avait épouséplus de cent femmes et divorcé trente fois. Quant aux enfants,il en avait “des centaines”. A côté de lui, le président del’Afrique du Sud, Jacob Zuma, a vraiment l’air d’un amateur.

Les polygames fascinent. Les féministes, qui les accusent d’utiliser lesfemmes comme des objets, les détestent. Certains hommes les envient. Lesgens d’Eglise les considèrent comme des impies. Les économistes les tien-nent pour dépensiers. Certains pensent en outre que les présidents poly-games sont mauvais pour leur pays. A première vue, rien ne prouve que lesprésidents polygames soient moins démocrates que les monogames. Lesavis sont partagés. Les dictateurs Idi Amin Dada (d’Ouganda), Jean-BedelBokassa (“l’empereur” de la République centrafricaine), Mobutu SeseSeko (du Zaïre), Gnassingbé Eyadema (du Togo) étaient polygames. Com-parons-les avec les monogames Julius Nyerere (de Tanzanie), KennethKaunda (de Zambie), Milton Obote (d’Ouganda) et même avec leDr Kamuzu Kalanda (du Malawi). On ne trouve certes aucun démocrateexemplaire dans ces deux groupes, mais on peut remarquer que les poly-games se sont illustrés par leur violence et de nombreux assassinats, alorsque les monogames, qui étaient aussi des despotes, ont tout de mêmeréussi à faire de bonnes choses pour leur pays.

Voyons la fournée actuelle : l’Algérien Abdelaziz Bouteflika, l’EgyptienHosni Moubarak, le Mauricien Anerood Jugnauth, le Rwandais Paul Kagamesont considérés comme des monogames exemplaires. Puis il y a les poly-games : l’Equato-Guinéen Teodoro Obiang (de Guinée-Equatoriale), le Sud-Africain Jacob Zuma, le Soudanais Omar El-Béchir, le Djiboutien IsmailOmar Guelleh ou encore le Libyen Muammar Kadhafi. Là encore, il

�A la une“Ici tout s’écroule.” A l’image deBerlusconi, présidentdu Conseil au bord de la chute, c’estl’Italie tout entière qui se brise en millemorceaux : “Pompéi en ruine, la région de la Vénétie inondée,la majorité à l’agonie,l’économie en panne,sans parler des escortgirls.” En pagesintérieures,l’hebdomadaire de centre gauchedresse le portrait d’un pays en pleinedéliquescence.

� 12

Page 11: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 12: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

12 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Les opinions

n’y a pas de division démocratique claire. Mais, dans l’ensemble, lesmonogames sont de meilleurs réformateurs économiques.

Il faut vraiment s’intéresser aux rapports entre polygamie et pouvoir,car les compétences nécessaires à la réussite de la première sont néfastespour les pays. Premièrement, pour réussir dans la polygamie, il faut avoirplus de deux femmes – c’est la leçon que nous enseignent Akuku et Zuma.Quand il n’y a que deux femmes, elles peuvent facilement se liguer contrele polygame et lui régler son compte ; le sage prendra donc au moins troisépouses. Plus un homme a d’épouses, plus il crée de points de désunion, ettout complot contre lui devient ainsi pratiquement impossible.

Si un président polygame gouverne le pays avec l’art cynique de diviserpour régner qu’il applique à ses femmes, il le ruinera. S’il pratique le manquede modération, qui est la marque de la plupart des polygames, il laissera sonpays avec un déficit budgétaire monumental.

Enfin, s’il applique aux affaires de l’Etat l’attitude permissive qui consisteà avoir beaucoup d’enfants, il aura une politique démographique désas-treuse. Un polygame ne saurait édifier un grand pays africain. �

Réapprendre la solidaritéBoaventura Sousa Santos, Visão Lisbonne

S i rien n’est fait pour contrarier le cours des choses, on diradans quelques années que la société portugaise a vécu, à la findu XXe siècle et au début du XXIe, un lumineux mais bref inter-règne démocratique. Il aura duré moins de quarante ans,de 1974 à 2010. De 1926 à la révolution du 25 avril 1974, le Por-tugal avait connu une dictature civile nationaliste. A partir de

2010, il est entré dans une autre période de dictature civile, mais cettefois internationaliste et dépersonnalisée, conduite par une entité abstraiteappelée “les marchés”.

Les deux dictatures ont vu le jour pour des raisons financières et ontensuite créé leurs propres raisons pour se maintenir. Elles ont appauvri lepeuple portugais, le laissant à la remorque des autres peuples européensmais, alors que la première avait éliminé le jeu démocratique, détruit leslibertés et instauré un régime de fascisme politique, la seconde maintientle jeu démocratique tout en réduisant au minimum les options idéologiques.Elle maintient les libertés en détruisant la possibilité de les exercer effec-tivement. De fait, elle instaure un régime de démocratie politique combinéavec un fascisme social. Certains ont baptisé ce phénomène “démocrature”.

Quels sont les signes les plus préoccupants de la conjoncture actuelle ?Premièrement, l’augmentation de l’inégalité sociale dans une société quiest déjà la plus inégalitaire d’Europe : en 2008, un petit groupe de citoyens

riches (4 501 contribuables) avaient un revenu équivalent à celui d’une trèsvaste majorité de citoyens pauvres (634 836 contribuables). S’il est vrai queles démocraties européennes tirent leur valeur de leurs classes moyennes,alors la démocratie portugaise doit être en train de se suicider.

Deuxièmement, l’Etat social – qui permet de corriger pour partie leseffets sociaux de l’inégalité – est très faible au Portugal et pourtant il estviolemment attaqué. L’opinion publique portugaise est intoxiquée par descommentateurs politiques et économiques conservateurs pour qui l’Etatsocial se réduit à la collecte des impôts. Les mêmes ont leurs fils scolarisésdans des lycées privés, de bonnes assurances-maladie et bénéficient desalaires élevés ou de confortables retraites. Pour eux, l’Etat social doit êtreabattu. Avec un sadisme révoltant, ils insultent les Portugais appauvris enrépétant leurs litanies libérales, du style : “la fête est finie” et “il ne faut pasvivre au-dessus de ses moyens”. Comme si aspirer à une vie digne, décenteet manger trois repas par jour était un luxe inadmissible. Troisièmement,le Portugal s’est transformé en un îlot de luxe pour spéculateurs interna-tionaux. Quel autre sens donner aux taux actuels de la dette souverainedans un pays de la zone euro, membre de l’UE ? Qu’est-il advenu du prin-cipe de cohésion du projet européen ? Pour le plus grand bonheur des bate-leurs du malheur national, le FMI rôde déjà ici et, bientôt, au moment duPEC 4 ou 5 [voir contexte], il annoncera ce que les gouvernements ne veu-lent pas annoncer : que ce projet européen est mort.

Inverser cette tendance est difficile mais tout à fait possible. Il y a beau-coup à faire au niveau européen, à moyen terme. A court terme, les citoyensdevront dire “ça suffit !” au fascisme diffus installé dans leurs vies, en réap-prenant à défendre la démocratie et la solidarité dans les rues comme dansles parlements. La grève générale [du 24 novembre] sera d’autant plus effi-cace que plus de gens descendront dans la rue manifester leur méconten-tement. La croissance écologiquement durable, la défense du travail,l’investissement public, la justice fiscale, la défense de l’Etat social doiventrevenir dans le vocabulaire politique à la veille de la présidentielle. �

Hong Kong redéfinitses valeursAlice Wu, South China Morning Post Hong Kong

L’instauration du salaire minimum à Hong Kong a fait les grostitres de la presse internationale. En juillet [au moment où la loia été votée], The Economist a parlé du “paradis perdu de Milton”.Plus récemment, l’économiste Joseph Stiglitz a dit tout le bienqu’il pensait de cette décision [après la fixation, le 11 novembre,du minimum horaire à 28 dollars de Hong Kong, soit 2,65 euros].

Les économistes ont longtemps débattu du pour et du contre d’une tellemesure, mais ni le catastrophisme des uns ni l’angélisme des autres ne résis-tent à l’épreuve des faits. Aujourd’hui, un consensus se dégage : dans lamesure où il constitue un facteur économique parmi d’autres, le salaireminimum ne va ni accroître le chômage, ni arracher miraculeusement lespauvres à la pauvreté.

Cela étant, inutile de se voiler la face. Il y a aura des gagnants et des per-dants, mais pas autant que voudraient nous le faire croire les deux camps.Les travailleurs du bas de l’échelle, dont les salaires sont proches du salaireminimum [ils peuvent descendre jusqu’à 1,50 euro], seront un peu mieuxrémunérés qu’auparavant. Mais cette mesure fera disparaître des emploiset exclura définitivement certaines personnes du marché du travail. Pource qui est des entreprises aux faibles marges bénéficiaires, très dépendantesde la main-d’œuvre, ce sont les consommateurs qui paieront la note, dumoins en partie. Certaines de ces entreprises devront mettre la clé sous laporte, tandis que d’autres, plus rentables, s’adapteront. Pour dire les chosessimplement, cela sera moins dramatique que ne le prédisent certains, maispas aussi formidable que l’affirment d’autres – la plupart des politiquesentrant dans cette seconde catégorie.

Car, enfin, quel est le sens profond de l’instauration d’un salaire mini-mum ? Fixer un plancher réglementaire au-dessous duquel les salaires nepeuvent pas descendre est un choix de société, même si certains le font àcontrecœur. Par ce choix, nous définissons ce que nous considérons

Pierre Weillvendredi 19h20-20h

franceinter.com

PARTOUT AILLEURS

en partenariat avec

�ContexteLe Premier ministresocialiste JoséSocrates a présenté le 29 septembre de nouvelles mesuresd’austérité quiprorogent celles du Programme de stabilité et de croissance (PEC)du mois de mars etcelles de juin (PEC II) :baisse de 5 % de la masse salariale dans la fonctionpublique, hausse de deux points de laTVA, à 23 % ou encorecoupe budgétaire de 20 % du RMI. Une grève générale aura lieu le 24 novembre à l’appel de la CGTmais aussi de l’UGT(Union générale des travailleurs),proche du PS.

� L’auteurSociologue, directeur du centred’études sociales de la facultéd’économie de Coimbra.

10�

� 14

Page 13: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 14: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

14 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Les opinions

comme étant juste, et une partie de nos valeurs cessent d’être axéessur le profit. De ce point de vue, établir un salaire minimum ne représentepas une nouveauté absolue pour Hong Kong. Ainsi, nous savons bien queles lois contre les discriminations liées au genre ou à la situation familiale,en vigueur depuis plus d’une décennie, existent parce que les temps ontchangé. Nous n’acceptons plus notamment que les employeurs pratiquentla discrimination contre les femmes ou contre ceux, quel que soit leur sexe,qui jouent le rôle de soignants familiaux, sous prétexte que ces personnesne peuvent pas maximiser leur productivité et, par là même, les profits del’entreprise. La vie familiale n’est pas une marchandise, mais dans le HongKong d’aujourd’hui nous estimons qu’il est juste d’en avoir une. Nous conti-nuerons à redéfinir nos valeurs, à mettre en balance nos coûts non moné-taires et nos gains monétaires, à repenser ce que nous considérons commejuste, à ajuster nos priorités et à exiger des protections de base.

Sans aucun doute, le débat actuel sur une législation de la concurrenceet l’examen à venir d’un projet d’instauration d’une durée légale du tempsde travail vont dans le même sens. �

L’Irlande ne sera pas vaincueFintan O’Toole, The Observer Londres

La nouvelle a fait l’objet d’un entrefilet dans la page des sports, lasemaine dernière : P. J. Banville, attaquant vedette de l’équipe defootball gaélique du comté de Wexford, n’y jouera plus à comp-ter de la saison prochaine, car il s’apprête à émigrer en Australieavec sa compagne. Si une star de 24 ans comme Banville ne voitpas son avenir en Irlande, rien d’étonnant à ce que le gouverne-

ment prévoie l’émigration d’au moins 100 000 personnes dans les quatreannées qui viennent, dont 45 000 pour la seule année prochaine.

Un tel mouvement de masse ne peut être que catastrophique. Au fil dessiècles, le pays a vu partir sa jeunesse, ce qui l’a privé d’une partie de sondynamisme social et économique. Le renversement de ce flux migratoire,dans les années 1990, avait relancé la confiance. L’Irlande semblait enfins’arracher à son histoire sombre. Perdre la génération confiante et instruitequi a grandi pendant ces années d’optimisme serait non seulement un coupterrible sur le plan psychologique, mais en outre cela réduirait à néant lesaspirations de l’Irlande à se forger une économie dynamique et novatrice.Peut-on conjurer le sort ? Oui, à deux conditions.

Premièrement, il faut trouver un arrangement rationnel avec l’Unioneuropéenne. Ce n’est pas dans l’intérêt de l’UE que l’Irlande aille droit dansle mur. La Banque centrale européenne (BCE) maintient déjà à flot le sys-tème bancaire irlandais, reconnaissant que la zone euro ne survivrait pas àl’effondrement de l’un de ses membres. La question n’est plus tant de savoirsi l’Irlande sera obligée de recourir au fonds de stabilisation européen, maisà quelles conditions une aide pourra lui être accordée.

L’UE aurait toutes les raisons de nous imposer des conditions strictes :la crise irlandaise est en grande partie la faute des Irlandais. Mais il faudrafaire intervenir des considérations plus rationnelles. Des taux d’intérêtélevés et une austérité excessive plomberaient la reprise de l’économie etne feraient donc qu’aggraver la situation. Si elle obtient un accord qui ne lapénalise pas financièrement, l’Irlande pourra se redresser.

Ensuite, l’Irlande doit s’engager à changer radicalement. Cette crise doitêtre l’occasion de mettre fin à une culture politique toxique, pour laisserplace à un régime sous lequel bon nombre d’entre nous croyaient vivre jus-qu’ici : une république. A l’approche du centenaire de la déclaration de larépublique d’Irlande (1916), cet idéal est plus que jamais une coquille vide.L’émergence d’une véritable république en Irlande a été entravée par unensemble de facteurs : le pouvoir démesuré de l’Eglise catholique jusquedans les années 1990, le détournement du mot “républicain” par de violentsconspirateurs mythomanes, la corruption qui a mis l’Etat au service d’in-térêts privés. Pourtant, la république reste une idée qui a le pouvoir de gal-vaniser le peuple irlandais.La crise de la dette a eu pour effet de faire perdreà l’Irlande une bonne part de sa souveraineté. Mais les citoyens ont encoreune grande marge de manœuvre. Ils peuvent remodeler le système poli-

tique afin que ce dernier leur offre de vrais choix et non plus cette alter-nance fallacieuse entre deux partis populistes de droite. Ils peuvent susci-ter de nouvelles formes d’engagement démocratique à l’échelon local etexiger du Parlement qu’il demande vraiment des comptes au gouverne-ment. Ils ne doivent plus tolérer le népotisme, la corruption et l’impunitéqui ont tant entamé la confiance des Irlandais, aussi bien dans la politiqueque dans les entreprises. �

Double peine à la mode helvétiqueJan Krepelka, Le Temps Genève

Les initiatives populaires visant à restreindre les droits des étran-gers ne sont pas chose nouvelle. Alors qu’au début du XXe sièclele principe de la libre circulation de tous était la règle prévalentà présent des systèmes de permis, de “plafonnement”, desconcepts tels que la “surpopulation étrangère” et autres restric-tions aux étrangers qui ne seraient pas “culturellement proches”.

L’initiative populaire “pour le renvoi des étrangers criminels”, déposée le15 février 2008 et soumise à votation ce 28 novembre, s’inscrit dans la droiteligne de cette politique, avec cependant quelques particularités. D’une part,elle prône ouvertement une discrimination entre Suisses et étrangers, quiserait ainsi inscrite dans la Constitution, en contradiction flagrante avecl’égalité en droit que l’on pourrait attendre d’une démocratie libérale.

D’autre part, le Conseil fédéral [le gouvernement], loin de s’offusqueret de rappeler son attachement au principe ancestral d’une même peinepour un même crime, a préféré offrir un contre-projet direct à cette initia-tive, contre-projet qui, à vrai dire, ne s’en distingue guère. Celui-ci reprenden effet le principe de l’initiative, ajoute un vague article sur l’intégration(qui ne garantit rien de concret), tempère l’expulsion par une prise encompte du droit international et, sur le fond, va encore plus loin que l’ini-tiative en élargissant la liste des infractions passibles de l’expulsion.

Cependant, ni ceux qui sont à l’origine de cette initiative ni le Conseilfédéral n’ont répondu à deux questions qui s’imposent assez naturelle-ment. Premièrement, pourquoi expulser une personne qui a certes commisun crime ou délit, mais qui a purgé sa peine ? Quel que soit le but attri-bué à la prison (réinsertion, punition, dissuasion ou autre), pourquoi doncexpulser celui qui a purgé sa peine une fois que ce but est atteint ? Et, s’iln’est pas atteint, ne faudrait-il pas plutôt s’interroger sur l’utilité ou l’adé-quation de la peine ?

En second lieu, pourquoi un même crime ou délit devrait-il être punidifféremment selon la nationalité de la personne ?

Le seul argument présenté en faveur de l’expulsion des étrangers estque ceux-ci seraient nombreux parmi les auteurs de crimes et délits. Mais,quelle que soit la différence entre le taux de criminalité des étrangers etcelui des Suisses, cela ne justifie en rien un traitement différent : s’il y abeaucoup d’étrangers qui commettent des infractions, alors il y a égale-ment beaucoup d’étrangers qui seront punis, qui iront en prison. Un jugedevrait-il, avant de condamner une personne à une peine de prison, véri-fier le taux de criminalité des groupes statistiques auxquels elle appar-tient, en étendant la logique aux tranches d’âge, sexe, localité, religion oucouleur de la peau ?

En outre, l’initiative pose une question fondamentale sur le rôle desprisons, sans y répondre. Car de deux choses l’une : soit les peines deprison sont efficaces, dissuasives, et contribuent à la réinsertion des per-sonnes condamnées – dans ce cas, pourquoi faudrait-il expulser des per-sonnes qui sont devenues de bons citoyens ? Soit elles ne le sont pas,auquel cas il faudrait plutôt se demander s’il est correct et responsablede renvoyer dans un autre pays de dangereux criminels qui, sitôt sortisde prison, s’apprêtent à récidiver.

Enfin, si l’expulsion est la panacée pour le problème de l’insécurité,pourquoi donc se limiter aux étrangers ? Après tout, des peines d’exil ou dedéportation dans des colonies pénitentiaires (ou même colonies tout court !)ont été appliquées par le passé par de nombreux Etats. Et si on expulsaitaussi les Suisses criminels ? �

�ContexteFixé bien en deçà du niveau demandépar les syndicats, le salaire minimumdevrait pourtantpermettre à 300 000personnes debénéficier à partir de mai 2011 d’uneaugmentation de 17 %.C’est le creusementdes écarts des revenusdans l’anciennecolonie britanniquequi est venu à bout des réticences pour modifier la réglementation.

� ContexteLe 28 novembre, les Suisses sontappelés à se prononcersur une initiativepopulaire, proposéepar le parti populisted’extrême droite UDC,sur le renvoi desétrangers criminels. Le gouvernementsuisse a proposé un contre-projet, plus souple mais très critiqué, qui serasoumis au vote lemême jour.

Suivez la criseirlandaise sur

�ContexteL’Irlande traverse la plus profonderécession de tous les pays développés.Lourdement endettée,elle doit réaliser15 milliards d’eurosd’économies d’ici à 2014– dont 6 milliards en2011. Cette situationinquiète l’UE, qui craintpour la stabilité de la zone euro et pousse Dublin à accepter une aidefinancière européenne.L’Irlande, qui tient à son indépendance,veut éviter cela à tout prix.

12 �

Page 15: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 16: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

En couverture 16 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

L’implosion de l’islam

� En Irak comme en Arabie Saoudite, au Libancomme au Pakistan, le conflit entre sunnites etchiites prend de l’ampleur. � Soutenus par l’Iran,les chiites, longtemps humiliés et discriminéspar des régimes dictatoriaux sunnites,veulent prendre leur revanche. � Maisils doivent compter avec un nouvelennemi acharné dans le camp sunnite : Al-Qaida.

Guerres intestines

BRYA

N D

ENT

ON

/TH

E N

EW Y

ORK

TIM

ES

� La route de l’aéroport de Beyrouthcoupée par des militants du

Hezbollah, 7 mai 2008.

Page 17: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Le conflit entre les deux branches de l’islam n’est pas uniquement une question religieuse. L’Histoire, la vision du monde, les disparitéssociales les séparent aussi.

OpenDemocracy (extraits) Londres

Pendant des années, la divisionentre les deux grandes sectes del’islam (en réalité, deux religionsà part entière) est restée taboue.Nous, Arabes, avons une fâcheusetendance, face aux problèmes, à

nous réfugier dans le déni, ce qui explique lasituation où nous sommes. A vrai dire, leschisme n’est pas fondamentalement religieux :c’est une question où les différences religieusesreflètent plus largement des disparités socialeset politiques.

Il n’est pas exagéré de dire que cette divisiontrouve ses origines dans les rivalités entre lesclans hachémite et omeyyade, à la période pré-islamique, quand n’existaient ni le sunnisme nile chiisme [aux VIIe et VIIIe siècles]. La compé-tition prit par la suite de nombreuses formes etne cessa d’être entretenue. Si sunnites et chiitespartagent une même vénération du Coran, ilsne furent que brièvement unis dans la mêmeentité politico-religieuse, sous le règne des pre-miers califes.

Traditionnellement, les sunnites ont consi-déré le “Livre” comme un manuel pour agir, alorsque les chiites, eux, ont poussé plus loin sa glo-rification, de sorte que son caractère sacré a finipar l’emporter sur sa vocation pratique. Les deuxcommunautés considèrent la vie du prophèteMahomet (sira) et ses paroles (les hadith)comme des sources d’inspiration essentielles,mais chacune s’appuie sur des récits différentsprovenant d’autorités distinctes. De plus, ellesportent sur certaines figures historiques de lavie du Prophète des regards diamétralementopposés, en particulier sur son épouse Aïcha.

Les persécutions des chiitesPar ailleurs, tout comme le christianisme s’estfondé sur une mythologie autour de la cruci-fixion du Christ, le chiisme est né de l’assassi-nat d’Ali, le gendre du Prophète, puis de son filsHussein, commis par ceux qui devaient devenirles sunnites. Le rite de l’Achoura, au coursduquel les chiites pleurent la mort de Hussein,est une sorte de théâtre populaire qui met enscène les persécutions des chiites par les auto-rités sunnites tout au long de l’Histoire. En com-mémorant chaque année ces persécutions, leschiites ravivent ces haines séculaires et renfor-cent leur sentiment de différence.

Traditionnellement, les sunnites ont tenules rênes du pouvoir dans la plupart des paysmusulmans, tandis que les chiites étaient dansl’opposition. C’est resté vrai à l’époque moderne,quand, dans les années 1960 et 1970, les jeunesmilitants chiites sont allés grossir les rangs des

partis radicaux, de Bahreïn au Liban, en passantpar l’Irak. Cette règle n’a connu que de raresexceptions au cours de l’Histoire, sous la dynas-tie bouyide, qui régna sur l’Irak et l’ouest del’Iran aux Xe et XIe siècles, et sous les Fatimides,qui gouvernèrent l’Egypte et d’autres régionsd’Afrique du Nord du Xe au XIIe siècle.

Dans la plupart des villes, les habitants sonten majorité sunnites, et ce au moins depuis lapériode ottomane. Comme les minorités chré-tienne et juive, les sunnites ont produit uneclasse de marchands, de fonctionnaires et de let-trés. Le sunnisme a toujours dominé égalementla classe défavorisée des artisans citadins, et aveceux leurs corporations, les arts, la musique etd’autres coutumes. En revanche, les chiitesvivent traditionnellement en zone rurale, pourl’essentiel, loin des regards suspicieux des auto-rités sunnites ; c’est pourquoi leur vie était liéeà l’agriculture. Autre conséquence, leur culturese caractérise par une transmission orale,presque mécanique, des traditions et descroyances.

L’infaillibilité de l’imamIl est révélateur que les Safavides, qui régnaientsur l’Iran au XVIe siècle, aient décidé, pour sedistinguer des Arabes, d’embrasser le chiisme– comme si, ce faisant, ils définissaient l’iden-tité de leur empire en fonction de différencesreligieuses avec leurs voisins sunnites.

Les spécialistes sunnites de la loi se sonttoujours intéressés à la question du pouvoir etaux moyens de le conserver. Pour le grandjuriste sunnite Ibn Taymiyya (1263-1328), undirigeant despotique est préférable au chaos età la discorde. En revanche, les idées dévelop-pées par les premiers penseurs chiites met-taient l’accent sur la quête de justice, sur ladéfinition de la société idéale et la perfection

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 17

Sunnisme et chiisme entre coexistence et conflits

de l’imam dit “caché”, le dernier chef vénérédes chiites qui aurait été soustrait au monde etdont ils attendent de nos jours encore le retour,à la manière d’un messie. L’infaillibilité del’imam (que l’ayatollah Khomeyni étendit auchef suprême de sa république islamique) estun concept qu’ignore totalement la traditionsunnite.

En Europe, les guerres de religion qui oppo-sèrent protestants et catholiques étaient liéesà la question de la réforme de la religion, pro-cessus qui conduisit par la suite à l’émergencede l’Etat-nation. Dans le monde musulman, ladivergence presque absolue entre l’islam dessunnites et celui des chiites rend peu probableune évolution semblable à celle de l’Europe. Ona du mal à voir comment les différends entreces deux confessions, ajoutés à la faiblesse del’Etat-nation et à l’absence de cohésion socialetypique du Moyen-Orient, pourraient débou-cher sur autre chose que la destruction et laguerre civile dans les pays où ces deux commu-nautés cohabitent – et s’entre-déchirent.

Les tentatives d’“union” des deux branchesde l’islam ont toujours été d’une superficialitépathétique. De la Première Guerre mondiale àla fin de la guerre froide, l’inclination tradition-nelle des Arabes à faire table rase des différendsentre sunnites et chiites s’accompagna d’unengouement certain pour la modernité (quinous conduisit à considérer les divisions reli-gieuses comme “honteuses”). Après la révolu-tion islamique de Khomeyni, en 1979, des appelsretentirent à nouveau en faveur d’une “unitéislamique” pluriconfessionnelle et anti-impé-rialiste. Mais le tournant iranien, avec son expé-rience politique inédite, est survenu précisémentalors que la gauche s’affaiblissait partout ailleurset que l’Union soviétique commençait à se sclé-roser. Hazem Saghieh

En décembre 2006, The New York Timesrévélait que la différenceentre les sunnites et les chiites n’était pastoujours très claire auxEtats-Unis, et pas seulementpour l’Américain ordinaire.Aux questions “Al-Qaida est-elle sunnite ou chiite ?”et “Quelle secte domine le Hezbollah ?” posées à l’improviste par le journaldu Congrès, Silvestre Reyes,candidat présenté par le Parti démocrate pourdiriger la Commission du renseignement de la Chambre, étaitincapable de fournir les

bonnes réponses. Il s’esttrompé sur Al-Qaida, qu’il a présentée commeétant majoritairement chiite,et a séché sur le Hezbollah,qui, lui, est majoritairementchiite. “Cela n’engage que moi”, a-t-il dit auxjournalistes, “mais il est difficile de replacer les choses dans leurcontexte.”Il n’est pas le seul à avoir fourni des réponsesinexactes. D’autres membresdu Congrès, démocrates et républicains, se sontmontrés tout aussi ignorants.A vrai dire, certains deshommes d’Etat occidentauxles plus intelligents du siècle

dernier n’ont pas toujoursété très sûrs de leursconnaissances sur l’islam. En 1921, alors qu’il était entrain de redessiner lesfrontières du Moyen-Orient,Winston Churchill demandaità un collaborateur une note de trois lignes sur les “tendancesreligieuses” du roi hachémitequ’il envisageait de placer à Bagdad. “S’agit-il d’un sunnite ayant des sympathies chiites ou d’un chiite ayant dessympathies sunnites ?interrogeait-il. Je confonds toujours les deux.”

Eclairage

Les Américains n’ont toujours pas compris

Chronologie

Un conflit toujoursprêt à rebondir656 Vingt-quatre ansaprès la mort duprophète Mahomet,une crise de successionaboutit à une divisionentre sunnites et chiites. Les premiers acceptentla gouvernance d’un calife élu alors que les secondsne reconnaissent queles imams descendantde la lignée duProphète, représentéeà cette époque par Aliibn Abi Taleb, cousin et gendre du Prophète.680 Hussein, le filscadet d’Ali, est tué par l’armée du califesunnite Yazid benMuawiya lors d’unaffrontement à Kerbala(aujourd’hui en Irak),un martyrecommémoré chaqueannée par les chiites le jour de l’Achoura (10 en arabe), le 10 dumois de mouharram, le premier mois ducalendrier musulman.874 Disparition àSamarra (actuellementen Irak) de MuhammadAl-Mahdi, le douzièmeimam. Pour les chiitesduodécimains– majoritaires en Irak eten Iran – douze imamsse sont succédé et le douzième, “occulté”,va réapparaître pourrétablir le règne del’islam dans le monde.XVIe siècle Face à l’expansion desOttomans sunnites quiconquirent l’Irak, l’Iran,sous la dynastie desSafavides, se convertitau chiismeduodécimain.1979 La révolutionislamique en Iran n’estpas parvenue àdésamorcer le conflittant redouté entresunnites et chiites auMoyen-Orient.1980-1988 GuerreIran-Irak, durantlaquelle les paysoccidentauxsoutiennent le régimesunnite de SaddamHussein contre larépublique islamiquechiite d’Iran, dirigéepar l’ayatollahKhomeyni.� 18

Page 18: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Chronologie

En couverture L’implosion de l’islam18 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Le désarroi des sunnites irakiensLes chiites sont soutenus par Téhéran et par Washington mais les sunnites par personne ! Le cri d’alarme d’un site sunnitedomicilié aux Etats-Unis.

Al-Moslim (extraits) Dallas

Sur le plan ethnique, la société ira-kienne est faite d’un mélanged’Arabes, de Kurdes et de Turk-mènes, alors que, sur le plan reli-gieux, elle se compose de sunnites,de chiites et de divers groupes

confessionnels minoritaires. Durant la guerreIran-Irak, dans les années 1980, les divisionssunnites-chiites se sont creusées. Cette périodea vu émerger trois courants parmi les chiites : unpremier qui fait entièrement allégeance à l’Iran(par exemple, le Conseil supérieur islamique ira-kien), un deuxième qui s’y soumet un peu moinset un troisième qui demeure indépendant.

On sait qu’un mensonge inlassablementrépété finit par acquérir valeur de vérité. Celas’applique à ce qu’on raconte sur les chiites d’Irak,car ceux-ci gonflent les chiffres les concernantafin de faire croire qu’ils représentent une partbeaucoup plus importante de la population ira-kienne que le nombre qu’ils sont en réalité. Enfait, on ne dispose d’aucun chiffre certain, ni envaleur absolue ni en pourcentage. Selon le recen-sement de 1997, dont les résultats ont été com-muniqués aux Nations unies, les sunnites formentprès de 66 % de la population, contre 34 % pourles chiites. Ce sont des chiffres officiels. Que ceuxqui disent autre chose le prouvent !

Soutiens financiersLes exagérations chiites furent manifestesen 2003, lorsque certains leaders ont affirmé que“7 millions de personnes” s’étaient réunies à Ker-bala [ville sainte chiite]. Pas moins ! Or les agencesde presse parlaient d’“environ 2 millions”. Quoiqu’il en soit, dans ce pays où certains ne trouventpas de quoi manger, les millions coulent à flotspour les chiites qui font allégeance à l’Iran. Leshusseinyats [nom donné par les chiites aux lieuxde prière dédiés à l’origine aux rituels d’Achoura,d’après le nom d’Al-Hussein, petit-fils du Pro-phète et fils d’Ali] sont décorés de tapis de bellequalité, et les repas et médicaments y affluent enprovenance d’organisations de secours, en pre-mier lieu koweïtiennes, en second lieu iraniennes.Quant aux chiites qui refusent de faire allégeanceà l’Iran, ils sont beaucoup moins bien dotés.

Les dons des organisations caritatives saou-diennes, les chiites n’en veulent pas. Ils considè-rent que tous les livres, cassettes et corans quisont envoyés à partir du Golfe proviennent deleurs ennemis jurés, les wahhabites. Cette impres-sion est renforcée par la bataille qui fait rage surInternet entre intégristes sunnites et chiites, pourla plus grande satisfaction des Américains. C’estpour cela qu’on a décidé de faire passer les aidespar le Croissant-Rouge irakien. Or celui-ci étaitjadis sous la coupe de Saddam Hussein, ce qui faitque les gens ne lui font pas du tout confiance.

Quant aux Américains, ils cherchent à écar-ter les pro-Iraniens des centres de décision et à

personnes pour administrer le pays et dessinerl’avenir du pays. Cela exige qu’on se mobilise afinde placer certaines personnes à des postes stra-tégiques. Si la situation financière des sunnitesreste telle quelle, leur part risque d’être des plusfaibles, réduisant d’autant leur capacité d’in-fluence. Ils ont beau être nombreux, soudés et

– grâce à Dieu ! – épargnés par lesluttes intestines entre chefs, iln’en reste pas moins qu’unearmée est faible si elle n’a ni

moyens ni généraux.

Système de couponsAprès avoir démantelé le régime de

Saddam Hussein, les Américains ont étésurpris par la puissante révolte apparue à

Bagdad et dans les autres villes sunnites.Quoi d’étonnant  ? Les gens étaient

privés d’eau, d’électricité et desalaires, ne trouvaient pas de travail

pendant des mois, ni d’autres moyensde subsistance. Afin d’alléger la pres-

sion, les Américains ont distribué desvivres selon le même système de coupons

qui existait sous le régime de Saddam Hus-sein. Pour autant, les problèmes de

distribution d’eau et d’électriciténe sont pas réglés. �

attirer les chiites qui ne sont pas pro-Iraniens enleur permettant d’occuper des postes dirigeants.Restent les Arabes sunnites. Ils forment aujour-d’hui le groupe le plus faible. Personne ne les aideet personne ne les a pris sous son aile. Leurstroupes sont nombreuses, mais dépourvues d’ar-gent et incapables d’agir. Même leschaînes satellitaires leur fontfaux bond. Leurs hommes dereligion n’ont pas reçu desalaire depuis des mois etleurs prédicateurs n’ont plusde quoi manger depuis qu’onles a chassés de leurs postes.Soutenir ces imams est urgentpuisque ce sont eux qui gèrentla vie dans les quartiers. Lessunnites ont grandement be -soin aussi de soutiens finan-ciers pour améliorer leursmosquées, actuellementdotées de simples nattes enpaille et ne disposant mêmepas de l’eau courante néces-saire pour les ablutions.

A cela s’ajoute un contexteparticulier : les forces d’occu- pation américaines veulentréunir quelque quatre cents

Trop de tensionsLes conflits entre sunnites et chiitesrisquent de déstabiliser le mondearabe. Mais l’Iran, qui joue aupyromane, peut aussi prendre feu.

Asharq Al-Awsat Londres

A fin de mettre un terme à l’esca-lade des tensions entre sunniteset chiites, les rassemblementsont été interdits au Koweït. Onen était arrivé là après des décla-rations outrageantes de la part

d’une personne qu’on ne peut que qualifier d’ex-trémiste à propos de la personne d’Aïcha [épousede Mahomet et ennemie du calife Ali, considérécomme le père du chiisme – voir ci-dessus]. Fina-lement, le chiite Yasser Habib, auteur de ces décla-rations incendiaires, qui vit à Londres, s’est vuretirer sa nationalité koweïtienne.

Au même moment, à Bahreïn un chiite a étédéchu de sa nationalité et un autre a été inter-dit de prêche. Au Liban, on assiste à des attaquesen règle contre les sunnites. Et au Yémen, desrebelles houthistes [chiites] se drapent de l’idéo-logie du velayat-e faqih [doctrine politique envigueur en Iran, justifiant la suprématie du reli-gieux sur le politique]. En Irak, on entend desvoix réclamant que le pouvoir reste aux mainsdes chiites, démocratie ou pas… A qui profitetoute cette agitation ?

En premier lieu, nous ne pouvons, àchaque fois qu’un extrémiste a envie de faireparler de lui, accepter de mettre en danger lastabilité de nos pays. De tels extrémistes exis-tent des deux côtés, et l’outrance, d’où qu’ellevienne, engendre l’outrance. Il faut raisongarder et éviter les généralisations. En secondlieu, il est de notre intérêt de renforcer leconcept de citoyenneté, de vivre-ensemble etde droit à la différence. Il en va de la respon-sabilité des gouvernements. Evidemment, lesmédias doivent prendre soin de ne pas verserde l’huile sur le feu. Toutefois, nous ne pou-vons passer sous silence le rôle dangereux quejoue l’Iran dans la région. Il faut le dénoncersans pour autant courir le risque d’une désta-bilisation. La stabilité est un bienfait précieux.

De même, la consolidation de l’idée decitoyenneté ne signifie pas baisser les brasdevant ceux qui portent atteinte aux religionsou qui insultent les prophètes, les compa-gnons ou les épouses de Mahomet. Il fautcependant garder son sang-froid et ne pasaccorder à tel ou tel comportement plus d’im-portance qu’il n’en mérite. Ceux qui veulentfaire vibrer la corde du confessionnalismeoublient que, tôt ou tard, ils en seront les prin-cipales victimes. Car l’Iran lui-même est unemosaïque d’ethnies et risque plus que qui-conque d’être déstabilisé. Il en va de mêmepour d’autres Etats au Moyen-Orient.Tareq Al-Humayed

� Le président iranien,MahmoudAhmadinejad. Dessin de Mayk parudans Sydsvenskan,Malmö.

17 �

1985 Le Hezbollahlibanais, fondé en 1982,dévoile son premierprogramme politique,intitulé “Appel aux déshérités”, et bénéficieouvertement de l’appuide l’Iran pour défendre les chiites du Liban.2003 L’invasionaméricaine de l’Irakaggrave le conflit entre sunnites et chiites dans ce pays.2006 Le 30 décembre,Saddam Hussein(sunnite) est exécutépar pendaison à Bagdad, où ce sont les chiites irakiens qui détiennentdésormais le pouvoir.Cette journéecoïncidait avec le jourde l’Aïd pour les sunnites alors queles chiites fêtaient l’Aïd le lendemain.2007 Le 14 juin, coupde force du Hamas, qui prend le contrôlede la bande de Gaza. Le Hamas, formationpalestinienne issue des Frères musulmans(sunnites), bénéficie du soutien du régimeiranien.2008 Le 7 mai, le Hezbollah prend le contrôle deBeyrouth-Ouest aprèstrois jours de combatscontre les milicessunnites qui appuientle gouvernementlibanais. Ce dernieravait tenté de démanteler le réseau paramilitairede télécommunications du Hezbollah.2010 “La main qui se tendra pour arrêterl’un des nôtres seracoupée”, a affirmé, le 11 novembre, HassanNasrallah, le chef duHezbollah. Les tensionsentre chiites etsunnites ne cessent des’exacerber au Liban,notamment à proposde la crédibilité de l’enquête menée par le Tribunal spécialpour le Liban (TSL) surl’assassinat de l’ancienPremier ministre Rafic Hariri (sunnite). A la moindre étincelle,un conflit armé peutéclater.

Page 19: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

En Irak comme à Bahreïn, nous voulons le pouvoir. Et en ArabieSaoudite, une vraie autonomie… C’est ce que revendique le site des radicaux chiites exilés à Londres.

Al-Qatrah Londres

A utrefois au Moyen-Orient, leschiites subissaient beaucoupd’injustices, de discriminationset d’oppressions. Prisonniersd’un cadre local et privés jusqu’àla possibilité de pratiquer libre-

ment leur culte, il n’était pas question pour euxde chercher à diffuser leur doctrine. Ils vivaientà la marge, renonçant au bonheur et craignantpour l’avenir de leurs enfants. Même après lachute de l’Empire ottoman et la création des mini-Etats qui ont pris sa suite, ils ont vécu dans leurspatries respectives comme citoyens de secondezone, considérés avec suspicion par leurs gou-vernements et tenus à la lisière par leurs compa-triotes d’autres confessions.

Ceux-ci en revanche avaient la belle vie, jouis-saient de tous leurs droits, voire davantage,étaient maîtres du jeu dans tous les domaines etpouvaient prêcher leur doctrine en toute liberté.Ils ont donc réussi à modeler la réalité selon leursnormes et ont pu imposer leurs lois et leursoukases à tout le monde, y compris et surtout auxchiites. Ils avaient le droit de dire, de faire et depenser ce qu’ils voulaient. Ils pouvaient s’enprendre à qui leur plaisait et tuer à leur guise.Quant aux chiites, ils restaient terrés chez eux,

qu’on enseigne le chiisme à l’école et à l’univer-sité ou qu’on accorde un peu de temps d’antenneà un de leurs prédicateurs. Ou peut-être encorela reconnaissance officielle d’un conseil repré-sentatif des chiites prenant en charge les biensde la communauté [waqf] et gérant les questionsrelatives au code de la famille.

Or aujourd’hui, nous le disons à ceux qui onttoujours cru qu’un chiite ne pouvait que tendrela joue gauche avoir reçu une gifle sur la jouedroite : nous, chiites, partisans des descendantsdu Prophète qui avons subi l’injustice, nous nepouvons plus admettre de vivre parmi vous sansjouir de la totalité de nos droits.

Pour ne donner que quelques exemples duminimum acceptable : en Irak, c’est à nous que lepouvoir doit revenir, et non à des minorités [sun-nites]. A Bahreïn, nous devons accéder au pou-voir, même si cela doit se faire dans le cadre d’unemonarchie constitutionnelle [la famille régnantedes Al-Khalifa est sunnite]. Dans la région orien-tale de l’Arabie Saoudite, nous devons bénéficierd’une autonomie comme il en existe au Kurdis-tan irakien. Ailleurs, nous devons avoir autantd’influence que les autres groupes et pouvoirorganiser notre vie cultuelle, politique et sociale.

Tout comme les sunnites qui peuvent créerdes stations de radio et des chaînes de télévision,nous réclamons d’avoir les nôtres, de construiredes mosquées, de pouvoir créer des associations,sans entraves. Le traitement doit être le mêmepour tous. Où qu’aille un chiite, il est confrontéà des provocations. En se promenant en ville, ilcroisera partout les noms de criminels : un hôpi-tal Abou Bakr par-ci, une école Othman ibn Affanpar-là et des rues Omar ibn Al-Khattab partout[les trois premiers califes, respectés par les sun-nites, mais honnis par les chiites]. A l’école, ilentendra le professeur chanter leurs louanges et,dans la presse, il lira des commentaires élogieuxà leur sujet. Face à ce genre de provocations, qu’at-tend-on des chiites ? Comment croire qu’ils res-tent sans réagir en entendant qu’on vante lesqualités de ceux qui ont massacré les grandesfigures de leur panthéon ? C’est comme si l’ondressait un portrait d’Ariel Sharon (qu’il soitmaudit) en plein Gaza ou à Ramallah. Commentréagiraient les Palestiniens en entendant un pré-dicateur faire l’éloge de celui qui a assassiné leursparents, sœurs et frères ? �

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 19

Plus jamais les chiites ne courberont l’échine

“Une bataille se déroule depuis des siècles au sein du chiisme. Il existeune vision plus modérée, plusdémocratique du chiisme – qui a étébalayée par la révolution islamiqueiranienne de 1979”, affirmeMohammed Bazzi, chercheur libano-américain, dans la revue ForeignAffairs. “Le modèle de pouvoir absoluqui domine l’Iran d’aujourd’hui n’estqu’une des multiples doctrines au seindu clergé chiite. Le velayat-e faghih, ou le ‘gouvernement des doctes’, a triomphé sous la direction de l’ayatollah Ruhollah Khomeyni. Le charisme et le talent politique deKhomeyni ont éclipsé une vision plusmodérée du chiisme venue de la villeirakienne de Nadjaf.“ En Iran, et ailleurs,nombreux sont ceux qui ont

commencé à regarder vers l’Irak pour imaginer une nouvelle relationentre clergé et Etat, estime égalementMehdi Khalaji. Sur son site,Mehdikhalaji.com, cet intellectuelirano-américain affirme qu’“après la chute du régime deSaddam, la renaissance d’une formede chiisme plus traditionnelle etpolitiquement moins engagée acommencé à changer les dynamiquesdans l’ensemble du monde chiite”.Pourtant, prévient-il, “ce serait uneerreur de penser que les institutions de Nadjaf, en Irak, pourraientremplacer l’autorité religieuse mise enplace par Khomeyni, notamment àQom, en Iran. L’establishment cléricalirakien ne prendra jamais aucunedécision pouvant affaiblir ou menacer

la république islamique d’Iran, car ilvoit dans la survie de ce puissant Etatla meilleure protection pour le chiisme.Dans un futur proche, le chiisme irakienrestera en grande partie dans l’ombredu clergé iranien. Les séminaires en Irak n’ont que quelques milliers de religieux, contre 300 000 en Iran.Partout où il émerge et s’implante, le clergé chiite ne peut pas sedévelopper s’il est déconnecté de Qom.Les membres prééminents du clergéirakien peuvent critiquer le mélange du politique et du religieux prôné par le velayat-e faghih iranien, et peuventsympathiser avec les couches moinsreligieuses de la société iranienne, mais ils se retiendront de seconfronter au régime ou de collaboreravec ses opposants.”

Réflexion

Un autre chiisme est-il possible ?

terrorisés à l’idée d’une descente de police à larecherche d’une galette de terre séchée rappor-tée de Kerbala [la ville sainte chiite d’Irak] ou d’unlivre de prêches d’un de leurs imams, passés encontrebande à la frontière afin qu’ils puissentadorer Dieu à leur manière.

Dans ces conditions, ils se contentaient dedemander qu’on les laisse vivre en paix. Tout auplus imploraient-ils qu’on leur permette deconstruire une mosquée. Même quand le contexteétait plus favorable, ils demandaient tout au plus

� Commémorationde la mort de l’imam Hossein,le jour de l’Achoura,à Kadhamiya, près de Bagdad.

ERO

S H

OAG

LAN

D/R

EDU

X-RE

A

Page 20: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Population musulmane par Etat (en %)

Part des chiitesparmi les musulmans (en %)

Sour

ce:P

ewRe

sear

chCe

nter

<//p

ewre

sear

chor

g>

Plus de 90De 75 à 90De 50 à 74De 25 à 49De 5 à 24De 1 à 4Moins de 1

Plus de 50De 20 à 49De 10 à 19De 5 à 9

IRAN

KO.

SY.

BU.

BA.

ÉAU

TADJIKISTAN

QA.

AZ.

YÉMEN

OMAN

TANZANIE

PAKISTAN

INDE

TURQUIE

LIBAN

CHINE

INDONÉSIE

BANGLADESH

AFGHANISTANIRAK

ÉGYPTE

SOMALIE

KAZAKHSTAN

ARABIESAOUDITE

Abréviations :AZ. Azerbaïdjan, BA. Bahreïn, BU. Bulgarie, KO. Koweït, ÉAU Emirats arabes unis, QA. Qatar, SY. Syrie. 1 000 km

Le monde musulman et les chiites

En couverture L’implosion de l’islam20 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

sérieusement mis ma foi à l’épreuve. Ce ne sontpas seulement les actes de violence qui nour-rissent mes doutes, la vie quotidienne a elleaussi un impact. Je n’aime pas que nous soyonsdéfinis et étiquetés par notre foi. La foi est unechose intrinsèquement privée. J’ai été choqué,une fois arrivé au Pakistan, que des inconnusme demandent constamment quelles étaientmes convictions religieuses. Mon concierge,lorsqu’il a compris que je n’étais pas musulman,

Avec la multiplication des attaquescontre les mosquées et mausolées, lesminorités religieuses – chiites entête - se sentent de moins en moinsen sécurité sur leurs lieux de culte.

The Express Tribune Karachi

J’ai récemment frôlé la mort de siprès que j’ai pratiquement vu sacape et sa faux. Je venais de passerle mausolée d’Abdullah Shah Ghaziquand j’ai entendu une énormeexplosion. Deux kamikazes s’étaient

fait sauter à l’entrée, faisant au moins dix mortset soixante blessés. [C’était le 7 octobre 2010.Depuis, le mausolée de Baba Farid, un impor-tant centre soufi, a également été attaqué le25 octobre.]

Quand je suis arrivé à la maison ce soir-là,ma femme s’est jetée sur moi et m’a serré dansses bras en remerciant Dieu de m’avoir gardésain et sauf. Pourquoi remercier Dieu, ai-jepensé. Après tout, c’est au nom de Dieu que cesadolescents égarés se sont attaqués à un lieusaint rempli d’hérétiques supposés [les sunnitestraditionalistes déobandis estiment que la véné-ration des saints pervertit l’islam]. Le fait devivre au Pakistan et d’être régulièrement témoind’actes méprisables commis au nom de Dieu a

a d’ailleurs cessé de me saluer. Je ne suis pas leseul à être ébranlé dans mes croyances. Unnombre croissant de Pakistanais ont desmoments de doute. S’il n’y a aucune preuveconcrète, il serait intéressant de savoir quel effetle récent regain de violence a eu sur les convic-tions des gens. Ce qui est certain, c’est que lapratique publique de la religion n’est plus cequ’elle était.

Selon un sondage réalisé récemment par TheExpress Tribune, 54 % des personnes interrogéesne se sentent plus en sécurité à la mosquée oudans leur lieu de culte. Il y a trente ans, on nerisquait pas sa vie en pratiquant sa foi en publicau Pakistan. L’harmonie régnait entre les diffé-rents courants religieux à Quetta, à Multan età Sukkur. Dans ces villes, sunnites et chiites

avaient presque des processions conjointes. Jus-qu’à il y a peu, un contingent de volontaires sun-nites contribuaient au service d’ordre desprocessions chiites à Karachi. Les sanctuairessoufis grouillaient de fidèles qui ne craignaientpas de se faire attaquer. C’était avant. Aujour-d’hui, les enfants de Zia Ul-Haq[président dansles années 1980, il a imposé un islam rigoristeet a discriminé les autres formes plus tolé-

rantes] rôdent parmi nous.Le paradoxe, c’est que depuis

que Zia a sali la pensée isla-mique modérée, nous sommesde plus en plus nombreux àvivre notre foi à la maison, àl’abri du danger. Dès lors, tandisque l’islam est de plus en plusvisible dans l’espace public –versets du Coran sur des pan-neaux d’affichage, appel à laprière dans les centres com-

merciaux –, les gens osent demoins en moins afficher leur foi

ouvertement. George Fulton

Vivre sa foi à la maison

La minorité chiitereprésente, selon lesestimations, 15 à 25 % de la populationpakistanaise. Ses lieuxsaints sont régulièrementla cible d’attaques, qui sont en général le fait de groupesextrémistes sunnites. Le début des tensionsremonte aux années 1980,lorsque le général Zia Ul-Haq, au pouvoir, encouragea les discriminations envers

cette minorité. Depuis, plus de 4 000 chiites ont été tués dans des violencesinterconfessionnelles. Le 3 septembre dernier, un attentat suicide a visé une manifestation de chiites à Quetta, la capitale du Baloutchistan,faisant 59 morts. Le Pakistan est pourtant le seul pays à majorité sunnite où leschiites ont accès à dehautes fonctionspolitiques. Selon

certaines sources,Mohammed Ali Jinnah, le fondateur du pays, était chiite, comme l’actuel président.Les divisions qui existent au Pakistan dans l’islamsunnite entre les courantsdéobandi (l’une dessources de pensée des talibans) et barelviprovoquent égalementd’importantes violences.Les sunnites barelvis, qui suivent la culturetraditionnelle des saints

et centrent leur pratiquerituelle sur les sanctuairessoufis, sont attaqués par les sunnites déobandis,qui s’opposent auxcérémonies autour des tombeaux des saints et sont liés au mouvementwahhabite d’ArabieSaoudite. L’une des causes de cette violenceentre les deux mouvancesconcerne le contrôle des mosquées, et donc celui des donspécuniaires.

Pakistan

Violences sectaires

Jusqu’à il y a peu, des volontaires sunnitescontribuaient au serviced’ordre des processionschiites à Karachi

�Asif Ali Zardari, actuelprésident du Pakistan. Dessin de Yassef Tamer,Etats-Unis.

Page 21: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Au Liban, le Parti de Dieu a réussi àinstaller un Etat dans l’Etat dans lesrégions à forte densité chiite.

Shaffaf (extraits)Paris

Lorsqu’on se promène à l’ouest deBeyrouth ou dans sa banlieue sud,on constate que le Hezbollah aimposé ses marques à chaque coinde rue. Le message qu’il fait passerest celui-ci  : “Nous sommes les

maîtres du lieu et, si cela ne vous plaît pas, vous savezce qui vous attend !” Sans que la société libanaisey prenne garde, “l’Etat Hezbollah” a réussi àmodeler l’opinion chiite. Celle-ci ne fait confiancequ’aux informations données par ses “unités d’in-formation”. Entre le Premier ministre sunnite etn’importe quel “camarade” – qu’il soit professeurd’université, maçon ou marchand de légumes –,l’opinion prendra parti pour le second et traiterale Premier ministre sunnite de traître au servicedu “sionisme mondial” et de l’administrationaméricaine. Les militants chiites pensent ferme-ment que le tribunal international [chargé dejuger les assassins de l’ancien Premier ministreRafic Hariri] est une machination politique des-tinée à affaiblir le Hezbollah. Ils sont égalementconvaincus que les deux seuls pays qui ont payépour la reconstruction du Liban après l’agressionisraélienne de l’été 2006 sont l’Iran et le Qatar.

L’enseignement dans les écoles du Hezbollahrévèle un autre aspect de cet esprit partisan. Troisdes quatre califes “bien guidés” [Abou Bakr, Omaret Othman] apparaissent en tant que figures his-toriques dans les cours, tandis que l’enseigne-ment religieux les passe sous silence, ne parlantque du prophète Mahomet et du quatrième calife,Ali [figure inspiratrice du chiisme]. On y apprendégalement aux élèves que Fatima, fille de Maho-met et épouse d’Ali, a été sauvagement assassi-

née par Amr Ibn Al-Aass [honoré par les sunnitesen tant que conquérant de l’Egypte].

“Ceux qui connaissent le parti savent bien qu’ilne s’est pas développé dans l’espace public pour s’in-sinuer ensuite dans l’intimité des foyers. Il a toujoursété présent dans l’intimité des foyers pour, à unmoment donné, sortir dans la rue”, explique l’intel-lectuel et habitant de la banlieue Sud LuqmanSlim. “Quand le Hezbollah a été créé, le but n’étaitpas de libérer Jérusalem et de reprendre les fermes deChabaa [territoire en Israël réclamé par le Liban].Tout a commencé au contraire par une phrase quicouvrait les murs de la banlieue Sud : ‘Ma sœur, tonvoile m’est plus cher que mon sang.’” Avec letemps, l’expression “Mes félicitations pour le voile !”est devenue le lot quotidien des femmes danscette “république du Hezbollah”. Après le raid duParti de Dieu sur Beyrouth [en 2008], un proched’une victime a voulu savoir si celle-ci étaittombée en “martyr”. Sans succès. Quand, au coursde la cérémonie, un des proches n’a pu retenir seslarmes, on l’a pris à part pour lui dire que leshommes du parti ne pleurent pas.

Quand un homme s’adresse à une femme,c’est en disant : “Ya hajja” [celle qui a accompli lepèlerinage]. De même, le mouvement a unifor-misé l’habit [le voile noir, même si de nombreusesfemmes non voilées soutiennent le Hezbollah]et consacré le port d’une barbe standard. Tout lemonde est pris dans le carcan et personne ne peutse soustraire à ces normes de l’homme nouveau,de crainte de se retrouver exclu de la commu-nauté. Le plus scandaleux est que le parti “a acca-paré les ressources de l’Etat à travers des réseauxtentaculaires d’associations et de fondations”, selonLuqman Slim. “Le Hezbollah a mis la main sur lesécoles se trouvant dans ses fiefs, fussent-elles finan-cées par l’argent public. Il en va de même pour leshôpitaux. Pour accéder facilement à un hôpital ou àune école, l’habitant de la banlieue a intérêt à être enbons termes avec le Parti de Dieu. Et celui-ci ne plai-sante pas avec ses prérogatives.” Sana’Al-Jak

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 21

La république du Hezbollah

Dix pourcent desSaoudienssont chiites

Al-Qaida

L’Arabie Saouditerisque-t-elle d’êtreemportée par uneguerreconfessionnelle ?Selon [le chef d’Al-Qaida pour lapéninsule Arabique]Mohammed ben AbdelRahman Al-Rachid,dans un messageaudio denovembre 2009,diffusé sur le siteRasid, les ennemisprioritaires àcombattre sont : 1) lesEtats-Unis et l’OTAN ;2) les chiites ; et 3) lesrégimes [mécréants]des pays musulmans.Cela montre qu’Al-Qaida veut captertoutes les révoltes etles colères : quecertains combattantsattaquent l’Amérique,d’autres les chiites,d’autres encore, lesrégimes en place.

SHAW

N B

ALD

WIN

/TH

E N

EW Y

ORK

TIM

ES-R

EA

� Des militants du Hezbollahlibanaisaccueillant le présidentiranien, MahmoudAhmadinejad,dans le sud du Liban, le 14 octobre 2010.

Dans le royaume de l’orthodoxiesunnite, une minorité chiitecommence à relever la tête.

Middle East Report (extraits)Washington

On peut trouver sur YouTubeune vidéo dérangeante réaliséeen 2009 au cimetière d’Al-Baqiet dans les ruelles avoisinantesde la ville de Médine, en ArabieSaoudite. Un texte annonce des

images de “profanation de tombes”. Al-Baqi, situéà côté de la mosquée du prophète Mahomet, dansl’une des deux villes les plus saintes de l’Islam,est pour les chiites l’endroit où reposent quatrehommes qu’ils révèrent comme des successeursdu Prophète. On dit que les épouses du Prophèteainsi que nombre de ses parents et compagnonsy sont également inhumés, ce qui fait de cetendroit un lieu également sacré pour les sunnites.

Les premières images de la vidéo montrentde jeunes garçons, des pèlerins chiites originairespour la plupart de la province orientale d’ArabieSaoudite, psalmodiant une invocation religieuse.“O Dieu ! Bénis Mahomet, que la paix soit sur lui etsur la maison de Mahomet !” La première strophede la prière est commune aux chiites et aux sun-nites, mais la seconde – qui fait référence à lafamille du Prophète – résume la différence essen-tielle entre ces deux branches de l’islam. Leschiites croient que la succession du Prophète suitla lignée de son sang, notamment au travers deson cousin Ali et du fils d’Ali, Hussein.

Pour le clergé wahhabite et l’Etat saoudien,la seconde strophe de la prière de ces jeunes gar-çons est “non islamique”, voire carrément héré-tique. Généralement, la police religieusesaoudienne (sunnite) intervient pour empêcherde tels agissements. Et, comme le proclame fiè-rement un autre intertitre sur la vidéo : “Aprèsqu’ils ont semé le désordre autour de la tombe, lesforces de sécurité les ont chassés.”

La version officielle des événements, pré-sentée d’une façon haineuse par la vidéo, affirmeque les pèlerins “ont piétiné” les tombes desépouses et des compagnons du Prophète. Le clipprétend que cet affront, ainsi que d’autres “rituelszoroastriens” et insultes envers les compagnonsdu Prophète, a conduit les forces de sécurité à dis-perser les pèlerins et à inciter des fidèles sunnitesà attaquer leurs concitoyens chiites. Tandis qu’onentend retentir une musique triomphale, lesauteurs de la vidéo annoncent avec enthousiasmequ’un jeune “doté d’un cœur de lion” a poignardé“un de ceux qui rejettent l’islam authentique”. Cesimprécations sont autant de vieux clichés � 22

Page 22: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

En couverture L’implosion de l’islam22 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

par lesquels s’expriment les préjugés anti-chiites en Arabie Saoudite. Sur la vidéo, le secondcommentaire déclare : “Tout apostat devrait êtreexpulsé de la terre d’islam.” Un autre clip va mêmejusqu’à qualifier les jeunes chiites de “petitsdiables”. Les commentaires auxquels, à la suitedes affrontements de Médine, s’est livré leministre de l’Intérieur saoudien sont révélateurs :“Les citoyens ont autant de devoirs que de droits ; leursactivités ne doivent pas contredire la doctrine suiviepar l’oumma [la nation musulmane]. Il s’agit de ladoctrine des sunnites et de nos vertueux ancêtres. Cer-tains citoyens adhèrent à d’autres écoles de pensée,mais doivent respecter notre doctrine.” En d’autrestermes, les citoyens chiites d’Arabie Saoudite nedoivent pas exprimer publiquement leurscroyances religieuses.

En vérité, tout au long de l’histoire duroyaume, les chiites, qui représentent 10 % de sapopulation, ont souffert de discriminations de lapart de l’Etat. Aujourd’hui, les événements deMédine témoignent d’une montée du militan-tisme chiite dans le pays, et notamment dans laprovince orientale du royaume, riche en pétrole,où les chiites sont légèrement majoritaires.

Les forces modérées chiites perdent peu à peuleurs soutiens, car elles sont incapables de pro-curer des gains politiques réels à leurs partisans.La voie est donc libre pour une démarche plusagressive, comme celle du Hezbollah Al-Hijaz. Lapossibilité d’une sécession dans un avenir procheest toutefois improbable. De la même manière,les fantasmes qu’entretiennent certains àWashington au sujet d’un Etat chiite dans la pro-vince orientale, s’ils ont pu figurer dans certainesprospectives élaborées à la suite des attentats du11 septembre 2001, n’ont aucune chance d’êtreréactivés après la calamiteuse expérience améri-caine en Irak. De son côté, l’Iran n’est pas en posi-tion de pouvoir aider les chiites à édifier un Etat,en tout cas si Téhéran veut garder quelque espoird’un rapprochement avec les Etats-Unis. Enrevanche, les chiites sont convaincus qu’ils neparviendront à un accord satisfaisant dans lecontexte saoudien qu’à condition que des pres-sions croissantes s’exercent sur le gouvernementde Riyad. Toby Matthiesen

Les efforts de démocratisation du régime ont fait long feu et leschiites bahreïnis se sentent toujoursdes citoyens de seconde zone.

The Christian Science Monitor Boston

Devant un mur de graffitis oppo-sés au régime, Mazen se tientdebout à côté d’une benne àordures incendiée lors des mani-festations d’octobre. Il déploreque le roi de Bahreïn n’ait pas

tenu sa promesse de démocratisation du royaume.“Nous pensions que les réformes étaient en marche”,explique ce charpentier qui ne veut pas révélerson nom. “Rien n’était vrai. Tout va encore plus malqu’il y a dix ans.” Ce pessimisme est partagé parde nombreux voisins de Mazen. Les espoirs sus-cités par l’accession au trône du roi Hamad benIssa Al-Khalifa, en 1999, semblent bien loin. En2001, sur l’île, bon nombre de chiites se sont féli-cités de l’ouverture démocratique consentie parHamad, qui laissait présager une plus grande pré-sence des chiites dans l’administration.

Depuis son indépendance en 1971, Bahreïnétait une monarchie sunnite avec à sa tête le pèrede Hamad, Issa, jusqu’à sa mort, en 1999. Deuxans plus tard, lorsque son héritier promit desréformes politiques, il suscita l’enthousiasme dela majorité chiite du pays. En 2001, Hamad a res-tauré le Parlement, qui avait été suspendu en 1974,libéré des prisonniers politiques et invité des dis-sidents à revenir au pays.

Lors des législatives d’octobre dernier, le prin-cipal parti d’opposition chiite a remporté un nou-veau siège à la chambre basse du Parlement, où

Espoir déçu à Bahreïn

il occupe maintenant 18 sièges sur 40. Pourtant,dans le quartier pauvre à majorité chiite de Sitra,où habite Mazen, des jeunes ont affronté à plu-sieurs reprises les forces de l’ordre ces deux der-niers mois. Le gouvernement a arrêté23 dissidents chiites dans le cadre d’une vague derépression plus générale, qui lui a aliéné unebonne partie de la majorité chiite. Celle-ci seplaint que les réformes démocratiques n’ont paschangé grand-chose à sa situation : les chiites sonttoujours des citoyens de seconde zone.

Quoique minoritaires dans le monde musul-man, les chiites sont majoritaires sur cette petiteîle, de même qu’en Iran, principale puissancerégionale aux portes de Bahreïn. Sur l’île, leschiites représentent environ 70 % de la popula-tion. La suprématie politique des sunnites pro-voque des tensions religieuses dans le pays. Laplupart des ministères ont pour politique de nepas recruter des chiites et ils sont très largementexclus des forces de sécurité. Au lieu d’employerdes Bahreïnis pour défendre le pays, la monar-chie a fait venir des sunnites de Jordanie et duYémen pour mener la répression contre les mani-festants et les dissidents chiites. Les opposantspolitiques et exilés bahreïnis estiment que lamonarchie a fait un cadeau à ces étrangers en leuraccordant la nationalité et qu’elle espère ainsifaire pencher la balance démographique en faveurdes sunnites. Ces étrangers se voient attribuerprioritairement des logements sociaux, tandisque de nombreux chiites doivent attendre quinzeans pour en obtenir un. “Ils nous prennent nosemplois, notre terre, nos allocations, s’indigne Ali,enseignant. Pourquoi est-ce que je devrais soutenirle roi ? Qu’a-t-il fait pour moi ?”

Les tensions étaient à leur comble, en août,lorsque le régime a arrêté 23 dirigeants chiites,les accusant d’avoir tenté de renverser le gou-vernement et de mener des activités terroristes.Le gouvernement tente de semer la division entreles chiites et les sunnites, qui, à bien des égards,partagent les mêmes griefs. Il présente les chiitescomme une cinquième colonne iranienne, quimenacerait le pouvoir sunnite dans l’île.

Mus par la ferveur révolutionnaire qui les aportés au pouvoir en 1979, les mollahs d’Iran ontcherché à exporter leur révolution dans les paysvoisins. Même si Téhéran a depuis longtempsrenoncé à déstabiliser les régimes voisins, lamonarchie de Bahreïn continue d’agiter ce chiffonrouge pour que les sunnites mécontents restentdans le rang.

Pourtant, même si les chiites de l’île s’identi-fient à leurs coreligionnaires iraniens, ils nientêtre à la solde de l’étranger. “L’Iran est une sourcede pouvoir chiite et nous le percevons comme les Juifsdes Etats-Unis perçoivent Israël”, explique CheikhAli Salman, leader politique d’Al-Wefaq, le plusgrand parti politique chiite.“Qu’ils évitent de donnerde la voix contre Israël quand ils ne sont pas d’accordavec sa politique ne veut pas dire qu’ils soient d’obé-dience israélienne. Nous sommes dans la même situa-tion vis-à-vis de l’Iran.”

Diaboliser les chiites et mettre en avant lamenace iranienne permet à Bahreïn de s’attirerles bonnes grâces de l’Arabie Saoudite. En tantque puissance sunnite du golfe Persique, les Saou-diens craignent depuis longtemps que les Iraniensne nourrissent des ambitions régionales qui affai-bliraient la position de Riyad dans le mondemusulman. L’actuelle impasse sur le programmenucléaire de Téhéran ne fait qu’attiser les pas-sions. En attirant l’attention sur la menace ira-nienne, les Bahreïnis s’assurent que les Saoudiensse porteront à leur secours. Steven Sotloff

Koweït

Yasser Al-Habib,religieux chiitekoweïtien, a été déchude sa nationalité enseptembre 2010 pouravoir dénigré Aïcha,l’une des épouses duProphète, et affirméque celle-ci était “enenfer, suspendue parles pieds”. Ces proposont exacerbé lestensions entresunnites et chiites, quiforment le tiers de lapopulation autochtoneau Koweït. Al-Habib vità Londres depuis 2004.Il avait fui le Koweïtpour échapper à unecondamnation à dixans de prison pouroffense aux deuxpremiers califes del’islam.

� Trois jeunes Saoudiensen famille à Om Salem, Arabie Saoudite.

SHAW

N B

ALD

WIN

/ TH

E N

EW Y

ORK

TIM

ES

21�

Page 23: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 23

Le chroniqueur d’Al-Hayat regretteles années où les Arabes de toutesconfessions travaillaient main dans la main pour un avenir meilleur.

Al-Hayat Londres

Le confessionnalisme s’est répandudans les sociétés arabes comme unetraînée de poudre. Et il sera difficiled’éteindre l’incendie tant il se nour-rit des échecs des Etats. En Irak, lesrelations entre chiites et sunnites

illustrent la capacité dévastatrice du phénomène.Au Liban, les choses s’aggravent. Au Koweït, n’im-porte qui peut pousser le pays au bord du préci-pice en quelques phrases provocatrices. A Bahreïn,les rapports entre la majorité chiite de la popula-tion et la minorité sunnite [au pouvoir] se sontcompliqués. Et, au Yémen, le conflit fait rage entreles houthistes, une rébellion zaydite proche duchiisme, et l’Etat central, à dominante sunnite.

Ce ne sont que les signes annonciateurs dece qui nous attend. Des décennies après les indé-pendances, il n’existe ni Etat de droit, ni parti-cipation politique, ni respect de la différence.Les lacunes de l’enseignement et l’absence de

Elles étaient belles, nos utopies de jeunesse !neutralité de nos Etats ont fait de nous les repré-sentants de telle ou telle confession avant d’êtredes citoyens engagés. Nous en sommes tous àattendre chez nos interlocuteurs le lapsus qui lestrahira et nous permettra de régler nos comptespolitiques en jouant sur les sentiments religieuxdes gens ordinaires.

Dans les années 1950 et 1960, on disait qu’ilne fallait pas ressusciter de vieilles querelles.Dans le climat d’alors, les chiites du Sud-Libanadhéraient à la résistance palestinienne du Fatah,dirigée par des chefs sunnites mais non confes-sionnalistes. Sunnites, chiites et chrétiens rejoi-gnaient le mouvement du nationalisme panarabede Gamal Abdel Nasser. Du Golfe à l’océan, lesmouvements baasistes et gauchistes réunissaientles gens au-delà de leur appartenance confes-sionnelle. Dans la plupart des régions du Moyen-Orient, les chrétiens vivaient côte à côte avec lesmusulmans, sunnites comme chiites. A cetteépoque, la religion était considérée comme uneaffaire privée, relevant du rapport spirituel quel’individu entretenait avec le Ciel. Elle apparte-nait à Dieu, alors que l’Etat appartenait à tous. Ilimposait les mêmes droits et les mêmes devoirsà chacun. Cela n’a pas empêché que des ruptures(et même des ruptures majeures) ne se produi-sent, dont la première a été le déclenchement

Il existe des différencessignificatives,généralement négligées,entre les trajectoires du terrorisme sunnite et de l’extrémisme chiite.Ces différences se manifestent dans six domaines clés qui doivent être pris en considération,notamment au regard del’augmentation continuedes tensions avec l’Iran.En tout premier lieu, leurs approches sontdifférentes : les sunnitesextrémistes opèrent defaçon chronique, selonune intensité moyenne à forte, et considèrentleur guerre contre lesinfidèles et les apostatscomme un combatpermanent. Les chiites,eux, procèdent par des campagnes deterreur ponctuelles visant des cibles étatiques et organisationnelles.En deuxième lieu, leursméthodes pour recruterdes agents et organiserdes missions diffèrent :les terroristes chiitesbénéficient d’un soutien

étatique direct [l’Iran] et, pour cette raison, sont le plus souvent issusd’ambassades, deconsulats et d’entreprisespubliques iraniennes.Troisièmement, lesextrémistes sunnites, enparticulier les salafistesDjihadistes, en dépit dufait qu’ils ne représententqu’une minorité dans leurcommunauté, comptentsouvent sur le soutien de leurs coreligionnairesexpatriés pour faciliterleurs activités terroristes.Quatrièmement, si les deux campsenlèvent des innocents,les uns monnayent leur libération – ce sontles chiites –, tandis que les extrémistes sunnitesen général kidnappentpour tuer.Cinquièmement, lesgroupes chiites ont plusfréquemment recoursaux assassinats ciblésdestinés à obtenir un gain politique précis,tandis que les terroristessunnites pratiquent des massacres aveugles.Sixièmement, les

extrémistes de ces deuxcourants de l’islam gèrentdifféremment lapropagande. Les groupessunnites mêlent à leur communication desréférences doctrinales et revendiquentimmédiatement leursactes terroristes. Les terroristes chiites,quoique aimant faire parler d’eux,adoptent souvent un profil plus discret.Aujourd’hui, on constateune étroitecorrélation entre lesobjectifs de l’Iran et duHezbollah libanais, et onobserve que les actionsterroristes contre lesintérêts occidentauxdans le monde ne cessentpas. Il est probable qu’encas de frappe israélienneou américaine contre les sites nucléairesiraniens les groupeschiites déclencheraientune campagne terroristed’une intensité moyenne à forte. Thomas F. LynchBrookings (extraits)Washington

Analyse

Terreur : cherchez les différences !

de la guerre civile au Liban, en 1975. Depuis lesannées 1980, en revanche, qui a vu l’apparitiondes mouvements islamistes, le confessionnalismes’affiche sans complexe. Comment pourrait-il en être autrement puisque ces mouvements sefocalisent sur les différences religieuses ? Lesgens ne se distinguent plus par leur travail oupar leurs opinions politiques et morales, maispar leur façon de pratiquer le culte. La moindreparticularité dans leur façon de prier est lour-dement soulignée, au point qu’on en oublie quetoutes les religions du Moyen-Orient ont unfond commun.

L’islam politique a ravivé les dogmes et lesvaleurs du Moyen Age, faisant de cette périodesombre du passé son projet politique. On a recom-mencé à se déchirer entre adeptes de tel ou telcompagnon du Prophète ou entre partisans detel ou tel calife. Ainsi, un sunnite salafiste débat-tra âprement avec un chiite sur les détails des évé-nements de la bataille du chameau [quand Aïcha,juchée sur un chameau, encouragea des troupescontre les partisans d’Ali, quatrième calife et ins-pirateur du chiisme]. Toutes les guerres de suc-cession de cette époque redeviennent ainsid’actualité. Tout cela n’a aucun rapport avec notreépoque et n’aide en rien à résoudre les problèmesactuels. Chafiq Al-Ghabra

Médias

“L’Iran a lancé le 10 septembre unechaîne de télévisiondiffusant en continudes programmes de divertissement pourles téléspectateursarabes”, rapporte le mensuel libanais Le Commerce duLevant. Baptisée iFilm,cette chaîne s’adresseà quelque 300 millionsde téléspectateurs du monde arabe. La majorité des programmes sont doublés en arabeau Liban, en Syrie et aux Emirats arabesunis ; sinon ils sontdiffusés en farsi avec des sous-titres en arabe.

Page 24: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 25: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 25

Outre-Rhin, le maintien de François Fillon à Matignonpasse plutôt bien. Incarnationde la rigueur et du sérieux, le Premier ministre devraitfaciliter la coopération franco-allemande en ces temps de crise.

Süddeutsche Zeitung Munich

C es dernières années, NicolasSarkozy a fait l’objet de bien desremontrances. Mais il mérite

des louanges pour ce qu’il a accom-pli [le 14 novembre]. Le présidentavait le choix entre deux solu-tions : l’une originale, l’autresérieuse. Il aurait été originalde nommer Jean-Louis Borloocomme nouveau Premier mi-nistre. Jusque-là ministre del’Environnement, ce dernierpasse pour un excentriquebrillant et ouvert au social,mais il est aussi décrit commedépensier et imprévisible.Après avoir longuementhésité, Sarkozy a pré-féré opter pour unesolution plus en-nuyeuse, mais plus sé-rieuse  : il a maintenudans ses fonctions le chefdu gouvernement, FrançoisFillon. Ce conservateur me-suré et circonspect incar-ne un pôle de quiétudeaux côtés d’un Sarkozyqui a tendance à vo-

France

leter çà et là comme un colibri. Il estd’ailleurs nettement plus populaire que leprésident auprès des Français. Sarkozyfait preuve d’aplomb en le maintenantà son poste.

Pour la France, pour l’étranger – etpour l’Allemagne en particulier –, c’estune bonne nouvelle. François Fillon s’estfait l’avocat du réalisme et de la disci-pline budgétaire. Il sait qu’il faut apurerles comptes de l’Etat, et il ne sera pas

enclin à puiser dans les fonds publicspour acheter la réélection de Sarkozyen 2012. Cela devrait faciliter l’ententeentre Berlin et Paris. De plus, Fillon nefait pas partie de ces Français qui repro-chent à l’Allemagne la vigueur de sesexportations. Le Premier ministre veutau contraire s’efforcer de rendre lesentreprises françaises plus compétitiveset ainsi créer des emplois. S’il y parvient,ce sera au profit de la prochaine cam-pagne électorale de Sarkozy.

En maintenant Fillon à Matignon,Sarkozy calme l’agitation dans les rangsdes députés de son parti, l’UMP, et ras-

sure son électorat de droite. Il compliqueainsi la tâche du Front national. Pourtant,Fillon ne défend pas seulement des valeurs“de droite”, comme la sécurité et l’austé-rité ; il est aussi le représentant d’uncertain gaullisme social et va tenter derasséréner le pays après l’effervescencesoulevée par la réforme des retraites. D’oùl’attrait qu’il exerce auprès de l’électoratcentriste. L’homme un temps dépeint parle président comme un “collaborateur” estdevenu un poids lourd politique.

Sarkozy peut maintenant travailleravec un nouveau gouvernement plusresserré, où l’influent Alain Juppé, ancienPremier ministre de Jacques Chirac, a luiaussi trouvé sa place [au ministère de laDéfense]. En s’appuyant sur un tel cabi-net, Sarkozy devrait parvenir à être rééluen 2012. C’est au président qu’il incom-be de tirer les leçons de ses erreurs de

l’année passée. Il a ainsi été absurded’annoncer ce remaniement

ministériel au printemps,puis de laisser Fillon et sesministres se ronger lesongles pendant six mois.Cette fausse manœuvre aexaspéré de nombreuxFrançais, lesquels souhai-tent que leur président secomporte comme un hom-me d’Etat plutôt que comme

un joueur de poker. Avec sadécision en faveur du Premier

ministre Fillon, Sarkozy, cettefois, a répondu à leurs attentes.Stefan Ulrich

Un temps pressenti pour Matignon,Jean-Louis Borloo quitte legouvernement par la petite porte.“Borloo a beau rimer avec Waterloo,faire espérer quelqu’un jusqu’audernier moment pour lui donner le coup de Jarnac n’est pas

ce qu’il y a de plus princier, critiqueL’Observateur Paalga (BurkinaFaso). La politique, ça devrait être autre chose que l’occupationpermanente des esprits, se résumantà des coups d’éclat et de com auxeffets aussi éphémères qu’inutiles.”

Remaniement

Un coup de maître…

� Dessin de Tiounine parudans Kommersant, Moscou.

Contrepoint

… ou un coup d’épée dans l’eau ?Le remaniement qui devaitservir à renforcer le présidentne fait que l’affaiblir davantage,estime le quotidien espagnol.

El País Madrid

L e président français a procédé[le 14 novembre] au remanie-ment ministériel qu’il avait

annoncé il y a cinq mois. Et ce n’est pasla seule singularité de l’opération ainsimenée contre tous les usages en vigueuren pareilles circonstances : après avoirentretenu aussi longuement que vaine-ment les attentes de ses concitoyens, Sar-kozy a effectué des changements quisemblent expressément destinés à les

décevoir. Pour résumer, il a choisi de ren-forcer sa base politique de droite.

Ainsi, le Premier ministre FrançoisFillon, dont le président avait demandéla démission le vendredi 12 novembre,a été confirmé dans ses fonctions deuxjours plus tard. Et avec lui la majoritédes ministres, à l’exception notammentde celui des Affaires étrangères, BernardKouchner [remplacé par Michèle Alliot-Marie]. Si Sarkozy entendait grâce àcette initiative améliorer sa position envue de l’élection présidentielle de 2012,il n’a réussi qu’à soulever un épais nuagede poussière pour, au bout du compte,faire du surplace. Le conservatisme qu’ilaffiche dans cette crise pourrait lerendre plus vulnérable face au centre età la gauche.

Si le remplacement du ministre desAffaires étrangères est significatif, cen’est pas parce qu’il condamne le travailmené par Bernard Kouchner, réduitcomme tant d’autres membres de l’exé-cutif au rôle de potiche, du fait de l’acti-visme et de l’omniprésence du présidentde la République. L’événement est impor-tant, car il marque la fin de l’ouverture àgauche mise en œuvre par Sarkozy depuisson arrivée à l’Elysée [en 2007]. Aveccette politique, le chef de l’Etat entendaits’ériger en leader d’un mouvement plusque d’un parti et, du même coup, anéan-tir politiquement les socialistes, en éli-minant l’alternative qu’ils représentent.Pour l’heure, il semble avoir atteint cedernier objectif, même si, comme on a pule constater depuis le début de son

mandat, il le paie au prix fort, voyants’accentuer sa solitude gesticulante surle terrain du gaullisme et aux yeux d’unemajorité de Français.

Le Premier ministre François Fillonsemble le principal bénéficiaire de cettecrise, et ce d’autant plus que Sarkozyavait d’abord laissé entendre qu’il se pas-serait de lui. Ce remaniement, qui auraitdû permettre de renforcer le présidentde la République, l’a tout au contraireaffaibli. Si bien que, hormis Nicolas Sar-kozy, tout le monde y gagne, y comprisl’opposition socialiste et les options quise sont consolidées au sein du mouve-ment gaulliste – en particulier celle del’ancien Premier ministre Dominique deVillepin, ennemi juré de l’actuel locatairede l’Elysée. �

Page 26: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

26 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Avec le vaste projet de réformedes allocations sociales dévoiléau début du mois, la vision du gouvernement sur la sociétécommence enfin à prendreforme. Elle s’inspire directementdes Etats-Unis.

The Observer Londres

L a rencontre fut des plus dis-crètes et n’a pas fait la une desjournaux à l’époque. Pourtant,

l’influence qu’elle a eue sur l’avenir denotre Etat providence et la conception deDavid Cameron d’une “big society” a peut-être été déterminante [le projet de grandesociété, une idée-force du gouvernement,consiste à donner un plus grand rôle à lasociété civile en lui confiant des missionsaujourd’hui assurées par l’Etat].

C’est lors d’une chaude journée de juinque le Pr Lawrence Mead, à l’origine denombreuses réformes de l’Etat providenceaux Etats-Unis, a franchi le perron du10, Downing Street. Le gourou américainavait été invité par Steve Hilton, grand stra-tège de David Cameron. Des hauts fonc-tionnaires du Trésor et d’autres ministèresétaient également présents.

Lawrence Mead a immédiatement étéfrappé par la qualité de leur écoute. “J’ai étésurpris de les voir si intéressés”, raconte-t-il.

Soumis à un feu de questions, il aexpliqué à ses interlocuteurs que l’Etatprovidence engendrait une culture de l’as-sistanat. Les chômeurs savent qu’ils tou-cheront des allocations et donc neprennent pas la peine de chercher du tra-vail, les a-t-il mis en garde.

En finir avec l’assistanatAux Etats-Unis, ce genre de mentalité adisparu depuis longtemps, il est tempspour le Royaume-Uni de s’attaquer à cefléau. L’aide sociale ne doit plus être unchoix de vie. “Si l’on veut faire des réformessérieuses, il faut mettre fin à cette mentalitéd’assistés : le travail doit devenir une conditionpréalable pour percevoir l’aide sociale”, apoursuivi Mead, et ses propos ont faitmouche. Même les handicapés doivent êtreincités à travailler.

Aujourd’hui, cinq mois après cette ren-contre, le ministre du Travail et desRetraites, Iain Duncan Smith, a publié unLivre blanc sur la réforme du système deprotection sociale [voir éclairage ci-contre].Ce nouveau système fonctionnera “sousconditions” – un contrat sera passé entrel’Etat et le chômeur ; celui-ci devra tra-vailler pour l’Etat en contrepartie du ver-sement des allocations. Mais, avant mêmela publication de ce Livre blanc, la manièrede parler des chômeurs avait déjà changé.Le gouvernement a récemment déclaré queles réformes avaient pour objectif de “briser

Europe

l’habitude du chômage de complaisance”. Il ya encore quelques années, de tels proposauraient été impensables.

Ces réformes inspirées du systèmede protection sociale américain serontradicales. Pour ce député travailliste quiapprouve certains aspects de la pensée dela nouvelle coalition, “quelque chose de plusprofond est à l’œuvre. C’est la notion de res-ponsabilité individuelle qui est en train d’êtrerepensée. Après tous les discours sur la néces-sité de réduire les dépenses publiques, nouscommençons à entrevoir ce que cette équipeveut vraiment mettre en place d’un point devue idéologique.”

Toutes les politiques du gouvernementconcernant les écoles, les universités, lapolice, les prisons et le système de santéseraient guidées par les mêmes principes.Et ce processus – que cela vous plaise ounon – est finalement en train de donnerforme et sens à cette big society qui pourl’instant restait des plus floues.

Tout comme pour la réforme du sys-tème de protection sociale où c’est aux chô-meurs de se responsabiliser et de prendrel’“habitude de travailler”, la coalition sou-haite encourager la responsabilité indivi-duelle de chacun et la considère comme leseul moyen de guérir tous les maux denotre société.

Pour Tim Horton, directeur derecherche à la Fabian Society, la “grandesociété” de David Cameron n’est pas sansévoquer le “conservatisme compassionnel”de George W. Bush. D’après lui, certainséléments du Parti conservateur sont trèsinfluencés par le mouvement Tea Party,hostile aux impôts et à l’Etat, et qui n’estpas étranger au succès des républicains lorsdes élections de mi-mandat. “Les servicespublics financés par les impôts devraient êtrele meilleur exemple de cette big society, estimeHorton. Mais les tories n’envisagent pas leschoses sous cet angle.”

Pour les observateurs, le modèle de bigsociety a ses limites. Le Pr Alan Deacon, del’université de Leeds, spécialiste de la pro-tection sociale, juge les réformes de IainDuncan Smith contradictoires. En effet,pour faire appliquer cette approche volon-tariste concernant les allocations chômage,il faudra une intervention plutôt muscléede l’Etat. “Il sera difficile de concilier l’auto-ritarisme voulu par ces programmes de tra-vail obligatoire avec la liberté personnelle et ledésengagement de l’Etat”, souligne-t-il.

Aux Etats-Unis, les bienfaits de cesmesures font toujours débat. L’un de leursfarouches partisans, Charles Murray,auteur de l’ouvrage controversé The BellCurve [La courbe en cloche, 1994, non tra-duit en français], est très influent au seindu groupe de réflexion conservateur TheAmerican Enterprise Institute.

“Le Royaume-Uni a beaucoup de pro-blèmes avec la délinquance, l’assistanat, lesmères célibataires, et les hommes qui sont par-faitement capables mais qui sont chômeurs delongue durée. Votre situation est pire que celledes Etats-Unis dans les années 1980 et 1990”,dit-il pour souligner l’impact des réformes

de la protection sociale. Mais d’autres voixse font entendre pour évoquer la situationde ceux qu’on appelle outre-Atlantique les“99ers” : ces chômeurs qui, après quatre-vingt-dix-neuf semaines de recherchesinfructueuses, voient leurs allocations sup-primées. Le pays compte actuellement1,4 million de personnes dans cette situa-tion. Elles ne bénéficient d’aucune pro-tection sociale et n’ont pas la moindreperspective d’emploi.

Choisir la “flexicurité”En Europe continentale, certains pays ontchoisi une autre voie. Même si la durée duversement des allocations est limitée dansle temps, la protection des individus estconsidérée comme primordiale. De nom-breux pays ont ainsi suivi l’exemple duDanemark, où l’ancien Premier ministresocial-démocrate Poul Nyrup Rasmussenavait forgé le mot “flexicurité”.

La flexicurité consiste à offrir un filetde sécurité aux individus –  et non desemplois – et à leur assurer une protectionquand ils passent d’un employeur à l’autre.Ce système fonctionne grâce à la forma-tion continue, un soutien personnalisé auxdemandeurs d’emploi et la promotion del’égalité des chances entre hommes etfemmes.

Au Royaume-Uni, M. Horton estconvaincu que si le gouvernement de coa-lition envisage de rogner les servicespublics et le rôle de l’Etat au nom de la bigsociety, il court à la catastrophe.

“Les tories puisent depuis trop longtempsleur inspiration chez les républicains améri-cains. Mais ils vont avoir du mal à importer lemême genre de politique au Royaume-Uni. Lepays ne s’est pas construit sur une révolte fis-cale, et les Britanniques sont très attachés àleurs services publics. C’est d’ailleurs pour cetteraison que David Cameron a passé toute sacampagne à promettre qu’il protégerait les ser-vices publics fondamentaux.”Anushka Asthana, Toby Helm et Paul Harris

Royaume-Uni

Un Etat providence made in USA

Le 11 novembre, le ministre du Travail conservateur IainDuncan Smith a dévoilédevant le Parlementbritannique la plus granderéforme du régime desallocations sociales depuis les années 1940. Le but du projet, salué par les partispolitiques de tous bords, estde simplifier le systèmed’aides pour en finir avec la“culture de l’assistanat” etréduire la fraude et les

erreurs.L’une des propositions clésconsiste à rassembler la trentaine d’allocations liéesà l’emploi qui existentactuellement en un seul“crédit universel”. Ainsi, lesdemandeurs ne devront plusfaire de demandes séparéespour chaque type d’aide pour lequel ils sont éligibles(chômage, aide au logement,allocations familiales,…). Les aides seront diminuées

proportionnellement àl’augmentation des revenus.“Le ministre est déterminé àen finir avec les effets perversdu système actuel, oùcertains calculent qu’il estplus rémunérateur de rester à la maison plutôt que d’allertravailler”,commente le Times.Parmi les mesures les plusremarquées – et les pluscritiquées – de la réforme,l’une oblige les chômeurs sanstravail depuis plus d’un an

à travailler bénévolementsans toucher de salaire souspeine de sanction. Par ailleurs,toute personne refusant uneoffre d’emploi pourrait perdreses allocations pendant troismois ou, en cas de refus à répétition, pendant troisans. Actuellement, 5 millionsde Britanniques touchent des allocations chômage,1,4 million d’entre euxbénéficiant de ces aidesdepuis près de dix ans.

Eclairage

Des idées pour réduire le chômage

Les

archives

www.courrier

international.comDans un numéro de septembre 2009(CI n° 984) consacré à la droitebritannique, Courrier a publié un article sur l’influence desEtats-Unis sur les conservateurs. A retrouver sur notre site web.

Aux Etats-Unis, lesbienfaits de ces mesuresfont toujours débat

� Dessin de Krauze paru dans The Guardian, Londres.

Page 27: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 28: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

28 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Pour évoquer le socialiste José Montilla et son challengerArtur Mas, les deux principauxcandidats à la présidence de Catalogne, El País file une métaphore pâtissière.

El País Madrid

C es deux-là se ressemblentcomme l’œuf et la châtaigne,comme on dit en espagnol. L’un,

Artur Mas [président du parti nationalistede centre droit Convergence et Union,CiU], est photogénique, dynamique, parleplusieurs langues, a fait des études supé-rieures et manie la langue avec assurance,armé d’une syntaxe impeccable ; l’autre,José Montilla [Parti socialiste catalan], malà l’aise devant les objectifs, l’allure gaucheet maladroite, se distingue par une élocu-tion catalane hésitante qui fait rire jusquedans les cours de récré.

Les deux personnalités politiques quis’affrontent aux élections du Parlementcatalan, le 28 novembre prochain, en vued’accéder à la présidence de la Generalitat,le gouvernement régional, sont en effetissues de milieux sociaux très différents.Artur Mas est un fils de la petite bour-geoisie industrielle. José Montilla est issude l’immigration andalouse. Natif d’Izná-jar (province de Cordoue), arrivé à Barce-lone à l’âge de 17 ans, il préside depuis 2006le gouvernement de Catalogne, fait qui,

Europe

jusque là, semblait aussi improbable quel’entrée d’un Noir à la Maison-Blanche.

Mais là s’arrêtent les différences entrel’œuf et la châtaigne, sans doute grâce àl’intervention miraculeuse de la pâtisseriecatalane, parfaitement apte à mélangerœufs et marrons pour préparer des dou-ceurs typiquement automnales, toutcomme elle sait mêler pignons de pin etcitrouille confite dans le tortell [gâteau desRois]. Pour le dire autrement : les cam-pagnes électorales, très longues dans cette

partie de l’Espagne, ont beau insister surles contrastes, bien des points communsrapprochent les deux aspirants au gouver-nement catalan.

Les deux candidats sont en effet degrands introvertis. Tous deux pratiquentle théâtre politique parce que la fonctionles y oblige, l’un comme l’autre ont cettetradition en horreur, comme une farcedont le casting fut pendant plus de deuxdécennies l’œuvre de deux personnalitésaussi prodigieuses que Jordi Pujol [figure

du nationalisme catalan, président de larégion de 1980 à 2003] et Pasqual Maragall[ancien maire socialiste de Barcelone quia succédé à Pujol à la présidence jus-qu’en 2006]. Tous deux ont dû négocieravec leurs héritages respectifs, tous deuxont renoncé nolens, volens à la position dedivas éclairées de leurs prédécesseurs, tousdeux (chacun à sa façon, évidemment) ontaccepté le rôle peu gratifiant de gestion-naire efficace de la chose publique. Tousdeux ont d’abord souffert, mais, au termede ces quatre dernières années, ils sem-blent avoir trouvé un équilibre et se sentirfinalement à leur aise dans la déclamationdu texte qui revient à chacun.

Dans le fond, l’issue du scrutin du28 novembre qui va départager ces deuxpersonnages tiendra davantage auxproportions des ingrédients qu’à unchangement de recette, sans parler d’unchangement de menu. Quel que soit levainqueur, l’indépendance de la Catalogne– qui, elle, constituerait un changementbrutal  – n’est probablement pas pourdemain. Des secousses sont à prévoir, avecl’irruption de la candidature de l’ancienprésident du Barça, Joan Laporta [Solida-rité catalane pour l’indépendance], mais,en principe, rien de plus ne devrait se pro-duire. Le grand monstre assoupi desconsultations électorales, celui qui donnedes insomnies à José Montilla comme àArtur Mas, reste un personnage connu desconflits dans les communautés auto-nomes : l’abstention. Agustí Fancelli

Espagne

Les élections en Catalogne, c’est du gâteau !

Les élections pour renouveler le gouvernement et le Parlement de la Catalogne auront lieu le 28 novembre. Dans un sondagepublié le 15 novembre par lequotidien catalan La Vanguardia,

Artur Mas est crédité de 51,9 % des intentions de vote, contre22,1 % pour le candidat sortant,José Montilla. Une troisième force, le Parti populaire catalan, devrait émerger au Parlement.

Autriche

La Mairie de Vienne passe au vertAprès les élections du 10 octobre, le maire social-démocrate forme la première coalition rouge-vertdans le pays. Portrait de ses nouveaux alliés.

Falter (extraits) Vienne

N on, Christoph Chorherr ne veutpas s’entendre dire qu’il est unéternel adolescent. Mais, avec

son allure décontractée et son enthou-siasme à couper le souffle, ce (presque)quinquagénaire donnerait un air de vieuxà plus d’un jeune député. “Depuis que jesuis entré en politique, j’attends que nous puis-sions enfin imprimer notre marque à la ges-tion des affaires”, lâche-t-il. Cela faitdix-neuf ans. Celui qui fut longtemps lechef de file des Verts viennois a pourtantdéjà négocié, en 2001, une soixantaine depetits projets rouge-vert avec les sociaux-

démocrates qui tiennent la mairie deVienne : citybikes, voies cyclables surberges, lotissements sans voitures ounourriture bio à l’hôpital ont été les toursd’échauffement réussis avant la premièrecoalition qui se constitue aujourd’hui àgauche du centre en Autriche.

Tandis qu’en Allemagne le Premierministre régional vert a pris ses fonctionsen 1985 – Joschka Fischer dans le Land deHesse – et qu’un gouvernement rouge–vertest arrivé au pouvoir à Berlin en 1998, lalongue marche des écologistes autrichiensa duré jusqu’au tournant des années 2000.Il a fallu attendre 2003 pour que le centredroit [ÖVP, chrétien-démocrate] rompe laloi d’airain de l’alternative grande coali-tion-coalition à droite pour s’ouvrir, enHaute-Autriche (Linz), à une alliance avecles écologistes.

Maintenant que les sociaux-démo-crates de Vienne, avec le maire MichaelHäupl (SPÖ), s’allient aux Verts, une nou-velle troupe de responsables politiques

entre en scène et rend le jeu plus palpitantque jamais. Les biographies de la chef defile du parti, Maria Vassilakou [voir Demaincélèbre, p. 9], et de ses onze conseillersmunicipaux reflètent l’évolution socialedes trente dernières années. Le maire deVienne devra désormais s’adapter à un par-tenaire qui, certes, a su prouver sur lesbancs de l’opposition [depuis 1991] qu’ilrespectait les règles du système, mais dontla culture n’a rien de commun avec lesméthodes autocratiques intériorisées des“camarades” de la capitale. Contrairementaux idées souvent colportées, les tensionsau sein des Verts viennois ne se résumentpas à une opposition entre “réalistes” et“fondamentalistes”. Leur monde est net-tement plus nuancé. Comme les cernesd’un arbre, on peut en suivre les strates :les plus anciens sont les militants de 1978qui se sont mobilisés – avec succès – contrela centrale nucléaire de Zwentendorf, puiscontre la centrale hydraulique de Hainburgen 1984. Contrairement à leurs amis poli-

tiques des Länder, les Verts de la capitalesont issus de deux milieux très distincts :certains, comme Chorherr, sont desenfants de bonne famille ; d’autre sont desopposants à la ligne, trop droitière à leursyeux, de la social-démocratie autrichienne.Ce ne sont pas ces derniers qui dominentaujourd’hui les Verts, mais la “générationpost-1978” – qu’incarne la première maireadjointe écologiste de Vienne, Maria Vas-silakou –, celle qui a voulu se démarquerde l’éthique du renoncement et des san-dales Birkenstock. Au lieu de dénoncer les“réacteurs de la mort” et d’exhorter àmoins consommer, les “post-78ards” par-lent depuis toujours de qualité de vie etdes bienfaits du bio. Mais c’est en faisantla synthèse entre les médiateurs aux piedsbien sur terre, les concepteurs effrénés deprojets, les idéologues sans faille, une res-ponsable aussi pragmatique qu’hyperpoli-tique et une brochette de solides expertset expertes que les Verts de Vienne arri-vent au pouvoir. Barbara Toth

� “Grand cirque électoral”. “Spectacle pour enfants et tous publics”. “Prolongation jusqu’au28 novembre.” Artur Mas (3e en partant de la gauche), José Montilla (5e) et les autres candidats.Dessin de Ventura&Coromina paru dans La Vanguardia, Barcelone.

Page 29: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 30: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

30 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Dossier sommet de l’OTAN

Le retrait d’Afghanistan et la construction du bouclierantimissile européen sont les deux chantiers auxquels la Russie pourrait accepter d’êtreassociée. A quelles conditions ?

Nezavissimaïa Gazeta Moscou

L e sommet Russie-OTAN qui sedéroulera les 19 et 20 novembreà Lisbonne devrait voir la signa-

ture de documents importants, témoi-gnages d’une convergence accrue entreMoscou et Bruxelles sur de nombreuxsujets géopolitiques brûlants. Parmi ceux-ci, le déploiement du bouclier antimissileen Europe, la livraison d’armes et d’héli-coptères russes à l’Afghanistan, la luttecontre le trafic de drogue, qui, par-delà lafrontière afghane, menace, outre l’Asie cen-trale et la Russie, l’Europe elle-même. Maisaussi le “désengagement” d’Afghanistan,à savoir la possibilité pour les pays del’Alliance de retirer leur matériel militaireet leurs hommes en passant par la Russieau lieu d’emprunter le chemin périlleuxqui traverse le Pakistan. Les spécialistesaffirment que cet accord nous rapporteraplusieurs millions de dollars par mois.

Est-ce une bonne affaire pour laRussie ? Oui, et pas seulement du point devue financier. L’important est surtout quela Russie et l’OTAN vont ainsi renforcerleur coopération dans des domaines essen-tiels. Si un accord de collaboration sur unsystème de défense antimissile européen

est également conclu à des conditionsacceptables pour Moscou, c’est-à-dire enintégrant la production de notre complexeindustriel de défense au lieu de se fondersur le seul matériel américain, la “valeurajoutée” pour notre pays sera indéniable.Cela signifiera une reconnaissance parl’Europe de la qualité de notre armement,qui pour l’instant n’arrive toujours pas à sefrayer un chemin vers ces marchés.

Cependant, tout n’est pas si simpledans l’amélioration des rapports Russie-OTAN. Le bouclier antimissile sur le soleuropéen reste un problème. On ne sait

toujours pas quelle configuration Bruxellescompte lui donner, contre quelles menacesprécisément il est envisagé, quel rôle seradévolu à Moscou, ni qui décidera, et dansquel secteur, d’interrompre la trajectoired’un missile ou d’un autre engin aérien. Sila Russie n’obtient pas de statut équivalentà celui des autres membres de l’Alliancesur ces questions, l’accord pourrait n’êtrequ’un leurre médiatique.

Pour ce qui est de la coopération àpropos de l’Afghanistan, certains grandsmédias occidentaux n’hésitent pas à clamerque Moscou devrait s’impliquer plus

activement. On suggère même à la Russiede participer à une opération militaireconjointe de stabilisation. Par la suite, ellepourrait ainsi remplacer la Force interna-tionale d’assistance et de sécurité (ISAF)et les Etats-Unis. Mais notre armée n’aaucune raison de vouloir replonger dansce rôle. Aider l’Alliance en dehors del’Afghanistan, c’est une chose, mais allertendre nos fronts et nos poitrines aux fusilsd’Al-Qaida et des talibans, pas question.Les généraux russes avaient prévenuleurs homologues de l’OTAN qu’uneguerre en Afghanistan ne tournerait pas àleur avantage. On ne les a pas écoutés. Ilne faut pas venir se plaindre aujourd’hui.

Le haut commandement russe estimeque l’accord sur le “désengagement”devrait à terme permettre à l’OTAN et auxEtats-Unis de quitter complètement l’Af-ghanistan. Pas forcément d’ici à fin 2011,comme le promet Washington, mais peut-être un ou deux ans plus tard. Quoi qu’il ensoit, l’opération qui était censée contraindreles talibans à la paix est en train d’échoueret les Américains vont devoir partir. Natu-rellement, il vaudrait mieux que ce soit sousla protection de l’Organisation du traitéde sécurité collective (l’OTSC, qui réunitArménie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghi-zistan, Ouzbékistan et Tadjikistan sous lahoulette de Moscou), et non de la seuleRussie. En effet, l’OTSC joue un rôle impor-tant dans les pays limitrophes de l’Afgha-nistan. L’OTAN devrait finir par se déciderà coopérer avec cette organisation. Espé-rons que ce ne sera pas trop longtempsaprès le sommet de Lisbonne. �

Vu de Russie

Pour un partenariat, mais pas à n’importe quel prix

Vu d’Allemagne

Nous avons besoin de la RussieIl faut accepter la proposition de dialogue de Medvedev sur l’espace de sécurité européen.

Die Welt Berlin

L ’heure n’est plus à la rhétoriquede guerre froide entre la Russieet l’Occident. Les Etats-Unis ont

plus que jamais besoin de la Russie commealliée face à la menace du nucléaire iranienet pour son soutien logistique dans laguerre en Afghanistan. L’OTAN souhaite-rait proposer à la Russie de participer à laconstruction d’un bouclier antimissilecontre une éventuelle attaque de Téhéran.Si le Kremlin acceptait, la Russie pourrait

devenir la deuxième puissance protectricede l’Europe. Le président Medvedev ver-rait ainsi réalisé son projet d’espace desécurité euro-atlantique. Cela a de quoisurprendre si l’on pense que, voilà quelquessemaines, la méfiance réciproque étaitencore de mise. Des appels lancés parquelques intellectuels occidentaux enfaveur de l’intégration de la Russie au seinde l’OTAN étaient alors restés lettre morte.Le président Medvedev semble toutefoisdécidé à faire évoluer les relations entreson pays et l’Occident. Selon ses propresmots, la politique extérieure russe vise enpriorité le renouveau social et économiquede la Russie. Sans coopération avec les paysindustrialisés occidentaux, la modernisa-tion de la Russie est vouée à l’échec.

Fin octobre, le jeune chef du Kremlina laissé entendre, au moment où se tenaitla conférence de Munich sur la sécurité,qu’il menait sa “propre politique extérieure”,distincte de celle de “ses prédécesseurs”.Medvedev a accepté l’invitation de l’OTANau sommet de Lisbonne car il a comprisce geste comme une réponse codée à saproposition de dialogue sur un espacecommun de sécurité eurasiatique. Le pré-sident russe semble avoir compris que ledialogue avec l’Europe ne passe désor-mais plus seulement par des Etats commel’Allemagne et la France, mais égalementpar les nouveaux pays d’Europe centraleet orientale. Il a ainsi programmé unenouvelle visite en Pologne et devraittendre la main aux Etats baltes, qui comp-

tent parmi les membres de l’UE les plushostiles à la Russie.

La France et l’Allemagne n’en restentpas moins les “partenaires stratégiques”de Moscou. C’est pourquoi Dimitri Med-vedev a salué l’appel du président allemand,Christian Wulff, à une coopération accruedans le domaine juridique. Ce rapproche-ment pourrait contribuer à l’émergenced’une société civile en Russie, notammentdans le Caucase du Nord, qui est aujour-d’hui une zone de non-droit. L’Occidentaurait tout intérêt à saisir cette chance deresserrer les liens avec Moscou. L’occasionne se représentera peut-être pas de sitôt.Alexander Rahr** Directeur du Centre Berthold Beitz au sein de la“Société allemande pour la politique étrangère” à Berlin.

� “Donc, l’OTAN réduit son engagement en Afghanistan. — C’est possible, ça ?”Dessin de Danziger, New York.

CW

S/C

A

Page 31: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 31

En cette période de criseéconomique, les pays européensdevraient coopérer plusactivement à leur défenseplutôt que de toujours compter sur les Etats-Unis.

The New York Times (extraits)New York

L a question de savoir commenttirer le meilleur parti des maigresfonds affectés à la défense ne

sera probablement pas débattue lors dusommet de l’OTAN à Lisbonne. AndersFogh Rasmussen, secrétaire généralde l’OTAN, va présenter le nouveauconcept stratégique de l’Alliance. Lesautres points qui retiendront l’attentiondes participants seront l’améliorationdes relations avec la Russie, la recherched’un accord sur le bouclier antimissileet la façon de faire face aux nouvellesmenaces.

Cependant, l’une des plus grandesmenaces qui pèsent sur l’OTAN va selontoute probabilité demeurer à l’arrière-

plan : la répugnance croissante des alliéseuropéens à affronter les conséquencesde la crise financière mondiale et à intro-duire des réformes dans le secteur de ladéfense. Cette attitude risque, selon lesexperts, d’avoir des retombées dévas-tatrices sur la sécurité de l’Europe. Ellepourrait rendre les Européens encoreplus dépendants des Etats-Unis aumoment où le gouvernement Obama seconcentre sur l’Asie et souhaite voirl’Europe assumer une plus grande partdu fardeau.

“Ce qui m’inquiète, c’est que plus nosalliés réduisent leurs capacités militaires,plus on regarde vers les Etats-Unis pour bou-cher les trous”, a déclaré le ministre de laDéfense américain, Robert Gates, lorsd’une visite à Bruxelles, le mois dernier.“A l’heure où nous sommes nous-mêmesconfrontés à des difficultés, c’est un véritablesujet de préoccupation.”

Les ministres des Finances européensont été conduits par le ralentissement éco-nomique mondial à réduire les dépenses,et la défense a été durement touchée.Les budgets de l’OTAN pour l’ensembledes membres européens sont passés de228 milliards d’euros en 2001 à 197 mil-liards d’euros en 2009 – malgré la guerreen Afghanistan et la multiplication des mis-sions de l’OTAN et l’UE.

Certains pays ont commencé à appor-ter des réponses constructives à la crise

financière. La Grande-Bretagne et laFrance, deux puissances nucléaires quisont les pays les plus importantsd’Europe sur le plan militaire, ont conclule 2 novembre dernier un accord histo-rique  : elles sont convenues de mettreen commun leurs équipements et leurscentres de recherche sur les missilesnucléaires. Elles ont également décidé deconstituer une force expéditionnairecommune interarmées susceptible departiciper aux missions de l’OTAN, del’UE, des Nations unies ainsi qu’à desmissions bilatérales.

89 programmes d’armementKarl-Theodor zu Guttenberg, ministre dela Défense allemand, a été prié de réali-ser 14 milliards d’euros d’économies d’ici

à 2013. Il a introduit des changementsradicaux dans l’armée : fin de la conscrip-tion, réduction des forces de 250 000 à190 000 hommes, rationalisation de lachaîne de commandement et fermeturede casernes et de bases sous-employées.D’autres pays européens réduisent éga-lement leurs forces armées.

Tout cela est bien beau, avanceGuy Ben-Ari, qui a supervisé un rapportsur les tendances en matière de défenseeuropéenne publié ce mois-ci par leCenter for Strategic and InternationalStudies de Washington, mais réduire lataille des armées ne résoudra pas le pro-blème en soi.

“Budgets affaiblis et structures réduitesrisquent d’avoir des effets négatifs surles capacités et les missions de l’armée”,

explique-t-il. La seule solution, c’est quel’industrie de la défense européenne sespécialise bien davantage. Or les intérêtsnationaux constituent un obstacle.Même si l’argent se fait plus rare quejamais pour le secteur de la défense, lesEuropéens tiennent à conserver 21 chan-tiers navals, contre 3 pour les Etats-Unis.Idem avec les programmes d’armement :“Les pays de l’UE ont 89 programmes d’ar-mement différents alors que les Etats-Unis,dont le budget de la défense représenteplus de deux fois celui de l’ensemble desbudgets de la défense européens, n’en ontque 27”, souligne Clara Marina O’Don-nell, du Center for European Reformde Londres.

Trop peu d’investissements La fragmentation des marchés de ladéfense européens revient cher et ne sertà rien. “Elle empêche en outre les arméeseuropéennes de coopérer dans des missionsinternationales”, ajoute-t-elle. Et lemanque patent d’investissements n’a faitqu’exacerber la situation. La part de larecherche et du développement dans lebudget européen de la défense a chutéde 13,6 % entre 2001 et 2008. Les Etats-Unis consacrent à ce secteur six fois plusque l’ensemble de l’Europe, ce qui accroîtle fossé technologique entre eux.

Aucune de ces tendances ne consti-tue une bonne nouvelle ni pour lesEtats-Unis, ni pour l’OTAN ni pour lesEuropéens. “L’Europe ne peut tabler surun appui durable des Etats-Unis, préciseMme O’Donnell. En ce sens, la crise finan-cière aura peut-être du bon : l’Europe vasubir une pression sans précédent pour chan-ger de comportement. C’est d’ailleurs ce quesont en train de faire la France et la Grande-Bretagne.” Cependant, tempère-t-elle, leVieux Continent rate rarement une occa-sion de décevoir. Judy Dempsey

Plus que les questions de nouveau conceptstratégique, de bouclierantimissile ou derapprochement avecMoscou, c’est la questionafghane qui préoccupe la presse américaine. Lors du sommet de Lisbonnedes 19 et 20 novembre,“Obama et ses alliés de l’OTAN vont déclarer quela situation en Afghanistans’est suffisammentaméliorée pour commencerà transférer graduellementau gouvernement afghan le contrôle de la sécurité du

pays à partir du printempsprochain”, relate TheWashington Post – soitquelques mois avant la datede juillet 2011 que leprésident des Etats-Unisavait fixée pour le début du retrait des troupesaméricaines du pays. Mais,tout en annonçant ceprocessus de transition,l’OTAN va également notifierque les troupes alliéesresteront dans le paysjusqu’en 2014. “Cesmessages apparemmentcontradictoires sont avanttout destinés à rassurer les

opinions publiquesaméricaine et européenne en leur montrant que la guerre en Afghanistan tire à sa fin”, souligne le quotidien américain.Pour le chroniqueurconservateur Fred Hiatt, si l’idée de repousser la datedu repli est une bonne chose,“encore va-t-il falloir lavendre au public américain”.Le chroniqueur duWashington Post rappelleque Barack Obama étaitjusqu’alors resté assez vaguesur la question, fixant àjuillet 2011 le début du retrait

des troupes américainesd’Afghanistan sans jamaisévoquer le fait que ceprocessus pourrait durertrois ans et demi de plus.Certes, “cette nouvelle datebutoir convient au président afghan HamidKarzai, ainsi qu’aux paysmembres de l’OTAN”,reconnaît le chroniqueur. “Mais le président Obama va maintenantdevoir expliquer auxAméricains que la guerre en Afghanistan ne s’arrêtera pas l’étéprochain”, conclut-il.

Retrait

L’Afghanistan au cœur du débat

� Sommet de l’OTAN. Dessin de Kazanevsky, Kiev.

Les différentes arméessubissent de fortescoupes budgétaires

Sur le w

eb

www.courrier

international.com Sur les relations entre la Russie et l’Alliance atlantique, lire l’interview de l’ambassadeur de Russie à l’OTAN, Dmitri Rogozine,accordée au quotidienKommersant.

Vu des Etats-Unis

L’Europe doit s’inventer une défense commune

CW

S/C

A

Page 32: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

32 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Grâce à la publication de ses Mémoires, l’ancienprésident revient sur le devantde la scène en espérant convaincre ses concitoyens de reconsidérer son bilan.

The New York Times (extraits)New York

Q uand même le rappeur KanyeWest déclare “comprendre”George W. Bush, il est peut-

être temps de se demander si les Amé-ricains n’ont pas commencé à changerd’avis sur leur 43e président. Kanye Westest en effet l’auteur de l’une des plus vio-lentes attaques lancées contre Bush aucours des huit ans de mandat de celui-ci : [indigné par le retard mis par laMaison-Blanche à réagir à l’ouraganKatrina qui avait dévasté en 2005 LaNouvelle Orléans, ville majoritairementnoire] il avait accusé Bush de ne pas sesoucier des Africains-Américains. Maisquand il a appris, fin octobre, que Bushconsidérait cette critique sur sa gestionde l’après-Katrina comme le piremoment de sa présidence, le rappeur estrevenu sur ses propos lors d’une émis-sion de radio à Houston. Il a rappelé qu’ilavait lui-même été accusé de racisme en2009, après avoir fait irruption sur lascène des MTV Awards [un gala quirécompense chaque année les meilleursvidéoclips aux Etats-Unis] pour contes-ter le prix attribué à la chanteuseblanche Taylor Swift. Selon lui, cetteexpérience lui a permis de comprendrecomment ses critiques avaient touchéBush. “Je me sens plus proche de lui à unniveau humain”, a-t-il dit.

Le reste du pays se sent-il prêt àreconsidérer Bush ? Cela reste à voir, mais,après presque deux ans de silence, aumoment où son successeur est dans les

cordes, Bush sort de l’exil qu’il s’est imposépour défendre son bilan et définir sa placedans l’Histoire. Il vient ainsi de publier sesMémoires et, dans la foulée, a entrepris unetournée des talk-shows. Il a égalementinauguré, le 16 novembre, le centre quiaccueillera ses archives présidentielles.Toute cette activité est en train de faireévoluer la place qu’il occupe dans la sociétéaméricaine.

“Alors, je vous manque ?”La plupart des Américains ne le regardenttoujours pas d’un bon œil. Outre l’inva-sion de l’Irak, on lui reproche d’avoirapprouvé l’utilisation de la simulation denoyade [waterboarding] lors d’interro- gatoires de présumés terroristes et pré-sidé à la plus grande crise financière quele pays ait connue depuis 1929. Bushreste l’objet de railleries : il est pour beau-

coup un président qui a échoué, respon-sable des problèmes économiques et depolitique étrangère d’aujourd’hui. Etpourtant, au moment où Obama devientde plus en plus impopulaire et où des tee-shirts à l’effigie de Bush portant la men-tion “Alors, je vous manque ?” sont vendusà quelques pas du Capitole, à Washington,certains sondages laissent entendre quel’opinion se radoucit concernant l’ancienprésident. La stratégie “c’est la faute àBush” employée par Obama au cours dela campagne pour les élections législativesde mi-mandat n’a pas empêché les Amé-ricains de redonner la majorité aux répu-blicains à la Chambre des représentantset de leur faire gagner des sièges au Sénat.

“Les attaques contre le président Bushsont désormais périmées”, déclare Don Ste-wart, porte-parole du sénateur républi-cain du Kentucky Mitch McConnell. “Lesdémocrates ont passé leur temps à attaquerle président Bush et ils ont été défaits.” Lesdémocrates, pour leur part, espèrent quela réapparition de Bush leur permettra depiéger les nouveaux élus républicains auCongrès. Pour le stratège Mark Mellman,la tournée de Bush est “une excellente nou-velle pour les démocrates”, et il précise : “LeParti républicain a eu de la chance qu’il sesoit fait oublier et que personne n’ait penséà lui le 2 novembre, jour des élections. Saréapparition sur la scène nationale va ren-forcer l’opinion négative que les Américainsont du Parti républicain.”

A de rares exceptions – par exemplepour aider les victimes du tremblementde terre en Haïti –, Bush est demeuréinvisible depuis qu’il a quitté ses fonc-tions, décidé à ne pas compliquer la viede son successeur par des commentairessur les affaires courantes. Même s’il fait

actuellement la promotion de DecisionPoints [Instants décisifs], son livre, parule 9 novembre, il refuse de discuter desenjeux politiques du moment. Dans sonouvrage, il n’a que des choses aimables àdire sur Obama et ne mentionne seschoix politiques que pour le féliciterd’avoir envoyé des troupes supplémen-taires en Afghanistan. Quand l’anima-trice Oprah Winfrey a tenté de l’amenerà se prononcer sur les chances de SarahPalin de se faire élire à la présidence, ila éludé : “Ne me demandez pas de replon-ger dans le bain.”

Jusqu’à présent, M. Bush s’est con -centré sur l’écriture de son livre, avecl’aide de Christopher Michel, l’une deses anciennes plumes de la Maison-Blanche. Il a également donné des confé-rences rémunérées, récolté des fondspour sa bibliothèque présidentielle etcréé son institut de politique publique.Le 16 novembre, il a animé la cérémonied’inauguration du Centre présidentielGeorge W. Bush sur le campus de la SouthMethodist University (SMU), à Dallas.[Depuis Herbert Hoover, les présidentsdes Etats-Unis laissent, après avoir quittéle pouvoir, les archives de leur présidencerépertoriées sous forme d’une “biblio-thèque” à leur nom. Bush a voulu asso-cier à la sienne un centre de recherche,appelé Freedom Institute, dont la mis-sion est proche de celle d’un think tank.]Il souhaite que cet institut lui permettede peser dans le débat politique à samanière. “Il veut s’impliquer dans la poli-tique, mais avec des projets à long terme”,déclare James K. Glassman, le directeurgénéral de l’établissement.

L’Histoire trancheraLa réputation de M. Bush va-t-elle évo-luer avec le temps ? Nombre de prési-dents ont vu leur image s’améliorer aprèsavoir quitté le pouvoir, par exempleHarry S. Truman, Dwight D. Eisenhower,Ronald Reagan et Bill Clinton. MêmeLyndon B. Johnson et Richard M. Nixonont vu leur cote remonter. Toutefois,leurs défaillances semblent inscrites defaçon indélébile dans les livres d’histoire.

Bush répète depuis des années quel’Histoire finira par poser un regard pluspositif sur sa présidence. Son couragepour faire face au terrorisme internatio-nal et protéger le pays contre d’autresattentats après le 11 septembre 2001 sera,selon lui, reconnu, tout comme sonambition de défendre la liberté à l’étran-ger. Peut-être même que, si la situationen Irak s’améliore enfin, son ambitiond’implanter la démocratie dans unerégion jadis hostile sera réalisée. “Quelque soit le verdict sur ma présidence, je saisbien que je ne serai pas là pour l’entendre,écrit-il. C’est une décision qui appartientà l’Histoire.” Peter Baker

Etats-Unis

George W. tente un retour en grâce

Amériques

franceinter.comEUROPE

José-Manuel Lamarque et Emmanuel Moreau,

les dimanches à 15h30 avec Gian Paolo Accardo de Courrier International.21 novembre : L’Europe dans le monde

28 novembre : La Belgique dans tous ses Etats

� “Grâce à lui, j’ai l’air moins nul…” A gauche, Obama lisant les Mémoires de Bush. A droite, Bush lisant le journal : “Obama à mi-mandat. Sondages en baisse”. Dessin de Walt Handelsman paru dans Newsday, Etats-Unis.

Page 33: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 34: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

34 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Depuis 1982, posséder une armeest obligatoire dans cette petiteville de Géorgie. Pour les habitants,c’est devenu un véritable modede vie. Reportage.

Financial Times (extraits) Londres

A première vue, rien ne distingueKennesaw (Géorgie) des autrespetites villes américaines. Les

rues de son centre historique sont bordéesd’arbres où les cigales chantent en été. Sonmusée de la Guerre de Sécession racontel’histoire des affrontements entre confé-dérés et yankees dans la région et, le samediaprès-midi, les gens du coin se bousculentpour garer leurs 4 x 4 sur les parkings descentres commerciaux des environs.

Cette ville, située à une demi-heurede route au nord d’Atlanta, est pourtantunique : c’est le seul endroit des Etats-Unisoù la possession d’armes à feu est obliga-toire. En 1982, le conseil municipal deKennesaw a en effet pris à l’unanimité unarrêté imposant aux habitants de posséderau moins une arme à feu et des munitionsdans le but d’“assurer la sécurité et le bien-être général de la ville”. Une réaffirmationdu deuxième amendement de la Constitu-tion américaine [qui garantit le droit deposséder une arme] et une réaction contrela réglementation adoptée en février 1981par la ville de Morton Grove, dans l’Illinois,qui interdisait les armes à feu sur le terri-toire de la commune.

50 % des foyers ont une arme“C’était avant tout un acte de protestation”,se souvient Fred Bentley, le juriste qui arédigé l’arrêté. Il garde un revolver decalibre 38 près de son lit et possède deuxfusils de chasse à double canon.

Les habitants de Kennesaw avaientété scandalisés par la réglementation deMorton Grove, mais aussi par la réactionde la presse, “applaudissant cette initiativecontre les armes à feu, considérées commemauvaises en soi”, souligne Robert Jones,président de la société historique de Ken-nesaw et détenteur d’un 357 Magnum.

L’Union des libertés civiles américainesa intenté un recours contre l’arrêté de Ken-nesaw, mais la Cour fédérale ne lui a pasdonné gain de cause. La ville a toutefoisajouté une clause exemptant de l’obliga-tion de posséder une arme les objecteursde conscience, les criminels, les personnesatteintes de troubles mentaux, ainsi quecelles qui n’avaient pas les moyens de s’enacheter. “En 1982, la ville ne comptait que5 000 habitants, pour la plupart conserva-teurs, et 95 % des gens possédaient déjà unearme à feu, souligne Robert Jones. Cetteréglementation était donc symbolique.” Letexte ne prévoyait d’ailleurs aucune peinepour les contrevenants et nul ne fut pour-

Amériques

suivi pour non-possession d’arme. D’aprèsla police locale, seulement 50 % des foyersen possèdent une.

Près de trente ans après son adoption,le texte est toujours en vigueur et il resteapprécié, en particulier parce que le tauxde criminalité de la ville est exceptionnel-lement bas, même si la population estpassée de 5 000 habitants à près de 35 000aujourd’hui. Selon les dernières statistiquesdu FBI, Kennesaw n’a connu que 31 crimesviolents en 2008 et 555 vols et cambrio-lages. Dans d’autres villes de taille similairede la région, ces chiffres sont bien plusélevés.

Tous les matins, Dent Myers, 79 ans,accroche à sa ceinture deux pistolets decalibre 45 et quatre chargeurs et se rend autravail. Myers, l’un des plus ardents parti-sans de l’obligation de porter une arme, estle propriétaire du Wildman’s Civil WarSurplus, boutique de souvenirs consacréeaux confédérés. On y trouve, entre autres,de la poésie redneck et des munitions datantde la guerre de Sécession, ainsi que desautocollants qui proclament : “Les Etats-Unis sont une obamanation [jeu de mots surle terme abomination] pour le monde”. “Lesyankees disent qu’on ne doit pas avoird’armes”, déclare Myers, nous, dans le Sud,on ne peut pas faire autrement que de direqu’on est obligé d’en avoir.” Myers est peut-être un peu extrême, mais il est difficile detrouver des opposants à cette réglemen-

� Dessin d’El Roto paru dans El País, Madrid.

dateurs ont pensé qu’il était important d’amen-der la Constitution pour qu’on puisse se pro-téger contre les envahisseurs et ils savaient qu’ilfallait protéger les gens de l’emprise du gou-vernement.”

Ces mots traduisent un sentiment pro-fondément ancré qui remonte à la révolu-tion américaine et que la guerre civile arenforcé, en particulier dans le sud du pays.Comme l’explique Robert Johnson : “Dansl’Amérique rurale, les gens sont toujoursconnectés aux Pères fondateurs. Ils invoquentBilly the Kid et Wyatt Earp et ne veulent passe laisser marcher sur les pieds.”

Sarah Palin, dame chasseresseCette attitude bravache est personnifiéedepuis deux ans par Sarah Palin, la favoritede la droite ultraconservatrice, qui chassel’élan et le caribou, défend farouchementle deuxième amendement et attise lacrainte de son éventuelle abrogation. Lorsd’un discours devant la National Rifle Asso-ciation [NRA, lobby pro-armes à feu], Palina déclaré que la seule chose qui empêchaitle président Obama de rayer le droit deporter des armes de la Constitution, c’étaitla crainte de la réaction de l’opinion. “Nedoutez pas une minute que s’il pensait pouvoirs’en tirer sans encombre il interdirait les armesà feu”, a-t-elle clamé devant les 9 000 per-sonnes présentes dans la salle.

Pour beaucoup ici, Sarah Palin incarnel’esprit d’indépendance qu’ils admirenttant. Ses propos ont touché la corde sen-sible chez Johnny Wilson, 58 ans, qui pos-sède plus d’une demi-douzaine d’armes depoing.

“Sarah Palin est vraiment quelqu’un quipeut souder la communauté”, confie-t-il alorsqu’il achète des munitions au Nick’s Gunsand Range, une armurerie de Kennesaw.

Nick’s Guns fait des affaires floris-santes depuis l’élection d’Obama. Le direc-teur du magasin, Erik Fredericks, 37 ans,explique : “Notre chiffre d’affaires a été mul-tiplié par trois de novembre 2008 à avril 2009.C’était de la folie. Les rayons étaient vides.”D’après lui, c’est juste parce que les gensaiment acheter des armes.“Les armes fontpartie intégrante de la culture américaine,déclare-t-il. Le deuxième amendement estunique parce qu’il place la décision d’utiliserla force en dernier recours dans les mains ducitoyen et non dans celles de l’Etat.”

Danyell Teets n’est pas aussi idéologueque son patron, elle aime tirer pour leplaisir. Agée de 23 ans, elle a récemmentobtenu son diplôme d’institutrice et tra-vaille à Nick’s Guns en attendant de trou-ver un poste dans une école.“J’ai toujoursun peu d’appréhension à l’idée de dire aux gens,en particulier dans le système scolaire, que jetravaille dans une armurerie, confie-t-elle,mais j’aurai toujours une arme à feu et j’ap-prendrai à tirer à mes enfants. J’ai été élevéecomme ça et je veux que mes enfants soientélevés comme ça.” Anna Fifield

Etats-Unis

A Kennesaw, un bon citoyen est un citoyen armé

tation à Kennesaw. Il y a toutefois beau-coup d’agnostiques qui ont décidé de nepas posséder d’arme. Même s’ils ne res-pectent pas l’obligation, ils bénéficient deson existence et sont ravis qu’elle existe.C’est le cas de John Grimm, 78 ans, qui sou-ligne : “Imaginez que quelqu’un veuille vousvoler. Il ne sait pas si vous avez une arme oupas, alors il va voir ailleurs.”

Nick DeMarco, 24 ans, n’était pas néquand la réglementation a été adoptée,mais il a l’amour des armes dans le sang.“J’ai grandi au milieu des armes et j’ai déjàun calibre 22 pour mon fils de 10 semaines”,explique-t-il. DeMarco est convaincu quele monde qui s’étend au-delà de Kennesawest violent et que la possession d’armes estla solution. “A Alpharetta [une ville voisine],j’ai vu des gamins sauter sur une Audi. On nepeut pas les abattre, bien sûr, mais on peut leurfaire peur. Si on ne porte pas d’arme, on risquebeaucoup plus d’être une victime”, me déclare-t-il dans le magasin de sport où il travaille.

Alex Payne, un machiniste de 38 ans,écoute notre conversation. Il a les cheveuxlongs, mais c’est tout sauf un hippie. Il memontre sa boucle de ceinture où sontgravés les mots : “Deuxième amendement :le droit de porter des armes”. Je lui demandecombien d’armes il possède. “Ça ne vousregarde pas”, rétorque-t-il sèchement. Cegoût du secret est commun en ville etdénote une méfiance vis-à-vis du gouver-nement. Payne souligne : “Nos Pères fon-

Kennesaw(GÉORGIE)

Atlanta

400 km

ÉTATS-UNIS

FLORIDE

Page 35: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 36: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

36 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

L’opposante Aung San Suu Kyi a recouvré la liberté le 13 novembre. Un événementqui montre, selon le webzineThe Diplomat, que la dictaturemilitaire se sent confortée par les résultats des électionsdu 7 novembre.

The Diplomat Tokyo De Rangoon

C onnus pour recourir à la magienoire et pour consulter des as -trologues avant toute décision

importante, les généraux au pouvoir ontsans aucun doute considéré le 13 novembrecomme une date suffisamment propicepour libérer leur principale ennemie, DawAung San Suu Kyi, icône de la lutte pour ladémocratie. La villa de la figure historiquede l’opposition birmane, qui se dégradelentement sur les bords du lac Inya, dansle nord de Rangoon, est restée barricadéependant sept ans, avec sa célèbre prison-nière à l’intérieur. Au total, Aung San SuuKyi aura passé 15 des 21 dernières annéesassignée à résidence. Mais, le 13 novembre,la foule a commencé à se rassembler devantles barricades érigées par l’armée sur l’ave-nue de l’Université. En fin d’après-midi, desfidèles de la “Dame” – dont beaucoup vêtusd’un tee-shirt à son effigie – ont scandé sonnom et se sont rapprochés des barricades.

D’une prison à l’autreLes militaires montraient des signes defébrilité. Des renforts de la police anti-émeute ont menacé de disperser la foulesi elle ne reculait pas. Des cameramen del’armée et des agents des MI [MilitaryIntelligence - services de renseignements]filmaient toutes les personnes présentes,en particulier la dizaine de journalistesvenus couvrir l’événement à visage décou-vert. A ce moment-là, nul ne savait si la“Dame de Rangoon” serait libérée ou si lepays allait connaître une autre répressionsanglante. Puis, à 17 heures, les forces del’ordre ont commencé à retirer les barri-cades sous les acclamations de la foule.

Asie

Quand leur idole est apparue aux grilles,sa voix a été couverte par les cris de la fouleen liesse. Une dame âgée qui se trouvaitprès de moi s’est exclamée, en larmes :“Qu’elle est belle ! Maintenant qu’elle est libre,mon bonheur n’a plus de limites.” S’adressantà la foule, l’opposante a lancé un appel àl’unité et à la persévérance avant d’annon-cer un rassemblement pour le lendemain.

Ce jour-là, une foule bien plus grandeencore a convergé dans la touffeur vers lesiège de la Ligue nationale pour la démo-cratie (LND). Même si son parti s’est vurefuser l’autorisation de prendre part auxélections du 7 novembre dernier [en réa-lité, la LND a boycotté le scrutin et, de cefait, elle a été dissoute], les 10 000 per-sonnes rassemblées là sont la preuve que,pour elles, il est plus vivant que jamais. “Jecrois aux droits de l’homme et en l’Etat dedroit”, a lancé la Prix Nobel de la paix à lafoule. “Je suis pour la réconciliation nationaleet le dialogue.” Insistant sur le long cheminqui reste à parcourir, elle a demandé unentretien en tête-à-tête avec le numéro unde la junte, le général Than Shwe. “Si monpeuple n’est pas libre, comment pourrais-jedire que je le suis ?” Cette phrase faisait échoau sentiment d’un militant birman qui, laveille, observait : “S’ils la remettent en liberté,elle passera simplement d’une petite prison àune prison plus grande : l’ensemble de notrepays est une prison.”

Pourquoi Aung San Suu Kyi a-t-elle étélibérée maintenant ? Tout en continuant àdiriger le pays d’une main de fer, les géné-raux au pouvoir, confortés par leur victoireécrasante aux élections (ils revendiquentplus de 80 % des suffrages, même si le scru-

tin a été dénoncé par la communauté inter-nationale comme étant truqué), semblentplus confiants à l’idée de laisser à nouveausortir le “génie”. Se sachant en outre sou-tenus par la Chine, par une ASEAN [Asso-ciation des Nations de l’Asie du Sud-Est]passive et par des voisins qui, à l’image del’Inde et de la Thaïlande, sont plus inté-ressés par les abondantes ressources natu-relles birmanes que par le respect desdroits de l’homme, les généraux ne tien-nent compte des pressions internationalesque lorsque cela les arrange.

Ces dernières semaines, la junte aintroduit quelques changements specta-

culaires, dont un nouveau drapeau natio-nal et la transformation du régime en“République de l’Union du Myanmar”.Des groupes ethniques ont dénoncé cesinitiatives, dans lesquelles ils voient unenouvelle tentative de marginaliser ceuxqui, depuis de longues années, mènentune insurrection contre le gouvernementcentral. Ils se sont notamment opposésà la tentative de la junte de transformerles “armées ethniques” en unités degardes-frontières, une junte qui les amenacés d’un recours à la force en cas derefus. La plupart ont refusé et, au lende-main des élections, un groupe dissidentde l’Armée bouddhiste démocratiquekaren (DKBA) a pris le contrôle d’une

partie de la ville frontalière de Myawaddy.Les combats ont poussé plus de 10 000 Bir-mans à se réfugier en Thaïlande, et la situa-tion reste tendue avec d’autres groupesethniques comme les Kachins, les Shanset les Was [lire le reportage sur l’Etatkachin, pp. 38-39].

Un pays gouverné par la peurIl ne fait aucun doute que les générauxgardent le contrôle du pays. Néanmoins,ils ne sont pas invulnérables. Quelquessemaines avant les élections, le généralThan Shwe a été victime d’une tentatived’assassinat [le site de la dissidence TheIrrawaddy a pour sa part fait état derumeurs d’attentats à l’encontre du chefde la junte]. En outre, au sein de la hiérar-chie militaire, certains seraient, dit-on,mécontents de la lenteur des réformes, del’alignement inconditionnel sur la Chineou encore de la répression infligée auxmoines dans un pays profondément boud-dhiste. De plus prévaut l’incertitude queferait naître un soudain changement depouvoir. Un tel événement entraînerait trèscertainement des rivalités au sein de lanouvelle équipe, où chacun souhaiteraitimposer sa vision des choses.

Les généraux ont pris un risque en libé-rant Aung San Suu Kyi au lendemain d’élec-tions discréditées. Elle jouit de facto dustatut de dirigeante élue du pays, et sapopularité reste intacte : elle continue d’in-carner la défiance au régime et de demeu-rer pour lui une menace constante. De cefait, sa vulnérabilité s’est accrue. Dans l’im-mense euphorie entourant sa libération,nombre de Birmans refusent de penser aurisque très réel qu’on puisse attenter à sesjours. Pourtant, en 2003, la dernière foisque son assignation à résidence avait étélevée, des hommes de main du régimeavaient attaqué son convoi. Plus d’une cen-taine de ses partisans avaient perdu la vie,et elle n’avait dû sa survie qu’à la réactivitéde son chauffeur. Le Myanmar reste unpays gouverné par la peur et un membreembarrassant pour ses pairs de l’ASEAN.Les panneaux en anglais arborant des slo-gans orwelliens du type “Nous devons nousunir pour écraser tous les éléments destruc-teurs, qu’ils soient apparents ou cachés” ontété retirés à cause de la présence de tou-ristes étrangers, mais ceux rédigés enbirman sont toujours là. Le soulèvementmené par les étudiants en 1988 a été écrasé,la “révolution safran” de 2007 a elle aussiété réprimée, et aujourd’hui les gens ontpeur de redescendre dans la rue. Seul unclivage au sein de l’armée provoqué par unévénement imprévisible pourrait entraî-ner un véritable changement. D’ici là, lesBirmans vont devoir se satisfaire d’un mou-vement progressant à pas de tortue vers ladémocratie. Pour l’heure, ils goûtent à lajoie de partager leur “prison ouverte” avecla prisonnière préférée du pays. �

Myanmar

Une libération ne fait pas le printemps

Même si la censure veillait au grain, les journaux birmans ont été autorisés à couvrir la libération d’Aung San Suu Kyi. Certains ont même mis sa photo en une et reproduit ses propos.

“Nous n’avons plus un seulexemplaire des trois titres – FlowerNews, News Watch et True News – qui sont sortis aujourd’hui”,a rapporté dimanche 14 au soir un kiosquier de Rangoon.

SPÉCIALE HAÏTI AVEC LILIAN THURAM,

AMBASSADEUR DE L’UNICEFJEUDI 18 NOVEMBRE À 22H30

Rediffusion le vendredi 14h, samedi 15h15 et dimanche 10h45

En partenariat avec

RETROUVEZ PUBLIC SÉNAT SUR LE CANAL 13 DE LA TNT, LE CÂBLE, LE SATELLITE, L’ADSL, LA TÉLÉPHONIE MOBILE ET EN SIMULTANÉ SUR INTERNET : WWW.PUBLICSENAT.FR

Présenté par Caroline Delage

Disponible dès le lendemain en VOD sur publicsenat.fr

ATTAIMULLTSÂBLECCÂ

RETR

D

� Aung San Suu Kyi. Assignation à résidence. Dessin de Lewis paru dans The Herald, Sydney.

CAG

LE C

ART

OO

NS

“Si mon peuple n’est paslibre, comment pourrais-je dire que je le suis ?”

Page 37: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 38: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

38 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Asie

Les élections passées, la juntepourrait forcer les régionsautonomistes à rentrer dans le rang. Dans le Nord, l’Arméepour l’indépendance du Kachinse prépare à une reprise des opérations de guérilla.

Asia Times Online (extraits)Bangkok, Hong Kong

A vec son joli visage ombragé parles feuilles de camouflage quitombent de sa casquette et son

fusil semi-automatique suspendu à sonépaule, Labang Hkawng Nyoi pourrait êtrele modèle idéal pour une campagne derecrutement de l’Armée pour l’indépen-dance du Kachin (KIA). A 19 ans, elle estl’une des 130 nouvelles recrues et volon-taires qui, dans la chaleur de cette fin

d’après-midi, transpirent à grosses gouttesdans un camp d’entraînement de la KIAperdu dans le nord du Myanmar. A tour derôle, les combattants rompent les rangs enpetits groupes, courent en direction d’unvaste terrain, se jettent à terre et rampentavec leur fusil pointé vers un ennemiimaginaire tout en imitant le bruit d’unemitraillette. “La KIA m’a ordonné de quittermon village et de prendre part à l’entraîne-ment”, explique Labang Hkawng Nyoi d’unair résolu. “Nous n’avons pas encore gagnénotre liberté ; c’est notre devoir de servir, delutter pour notre pays.”

Pour l’heure, l’ennemi se résume à undrapeau rouge fixé à un poteau en bambouet, pour économiser les balles, les fusilsvides restent silencieux, leurs canons obs-trués par des bouchons de bois. Mais l’en-nemi pourrait bientôt prendre une formehumaine avec l’arrivée de l’armée birmane ;cette région de l’Etat kachin se prépare en

effet à une reprise des hostilités après seizeans de cessez-le-feu. Les volontaires sontarrivés il y a deux semaines dans ce campsitué sur la route de Laiza, une ville de10 000 habitants nichée dans une étroitevallée bordant la frontière avec la Chine.Ils s’entraîneront encore six semaines sousl’autorité des officiers de la KIA. Certainsviendront ensuite gonfler les rangs des6 000 soldats de la KIA, tandis que d’autresrentreront dans leur village pour renfor-cer les milices civiles.

Des cessez-le-feu fragiles Labang Hkawng Nyoi avait à peine 3 ansquand l’Organisation pour l’indépen-dance du Kachin [KIO, dont la KIA est lebras armé] a signé un accord de cessez-le-feu avec la junte au pouvoir. A partirde 1989, le gouvernement a conclu cegenre d’accord avec l’Armée unie de l’Etatwa (UWSA) et d’autres groupes ethniques

rebelles. L’idée avait été mûrie par le géné-ral Khin Nyunt, l’ancien patron des ren-seignements du régime [victime d’unepurge en 2004]. En échange de l’arrêt dela lutte armée, les groupes ethniques ontobtenu la possibilité de conserver leurnom, leur uniforme et leurs armes, et derécupérer une partie des territoires etdes intérêts commerciaux qu’ils revendi-quaient. Ils ont également pu établir deszones de cessez-le-feu dans lesquelles lessoldats de la junte ne pouvaient pénétrersans leur autorisation. Entre 1989 et 1995,une quinzaine de groupes ont ainsi signédes accords de cessez-le-feu. Certains sontrestés en vigueur, d’autres ont volé enéclats à la reprise des hostilités. Pour lesKachins, l’accord a mis fin à plus de trenteans de guerre contre le pouvoir central.

La minorité kachin a toujours repré-senté une exception dans le puzzle tribaldu Myanmar. Son Etat, qui couvre

Myanmar

Les minorités ethniques fourbissent leurs armes

� Redoutant une reprise des combats, l’Armée pour l’indépendance du Kachin a intensifié sa campagne de recrutement.

TH

IERR

Y FA

LISE

Page 39: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

89 000 kilomètres carrés, soit plus de deuxfois la superficie de la Suisse, est l’une desplus vastes entités administratives du pays.C’est aussi l’une des moins peuplées : selonles statistiques officielles les plus récentes,elle compte seulement 1,36 million d’ha-bitants. Aujourd’hui, seize ans après sasignature, leur accord de cessez-le-feu n’ajamais paru aussi fragile. Le général GamShawng, le commandant en chef de la KIA,est catégorique : “Ces années ont été totale-ment négatives. L’objectif sous-jacent aucessez-le-feu (parvenir à une solution poli-tique) n’a jamais été atteint.” “Il n’y a jamaiseu de relation de confiance avec les Birmans”,renchérit Chyana Zau Awn, le comman-dant de la 5e brigade de la KIA. “Dès quenous parlions de politique, ils nous regardaientde haut. Nous étions ennemis et nousle sommes restés.” Contrairement à ce queson nom laisse entendre, la KIA, à l’instardes autres groupes ethniques rebelles(signataires ou non d’un accord de cessez-le-feu), ne lutte plus pour une indé- p e n dance totale, mais plutôt pourl’établissement d’un Etat fédéral danslequel les ethnies jouiraient de véritablesprérogatives en matière de gouvernement.Le cessez-le-feu a indubitablementap porté une dose de stabilité sociale etde développement économique à l’Etatkachin. “On a pu construire des infrastruc-tures telles que des routes, des écoles et descentres de soins”, indique Sin Wa, premiersecrétaire du comité central de la KIO.“Toutes les familles ou presque gagnent suffi-samment pour subvenir à leurs besoins.” Maisavec le cessez-le-feu les Kachins ont aussiperdu une grande partie de leur territoireet de leurs intérêts commerciaux. Ainsi, le

contrôle des célèbres mines de jade deHpakant a été cédé au gouvernement en1994, privant la KIO d’une importantesource de revenus.

Le jeu subtil de la Chine En avril 2009, la patience des Kachins aété mise à l’épreuve. A cette date, le gou-vernement, en prévision des élections du7 novembre 2010, a ordonné aux signatairesdu cessez-le-feu d’endosser l’uniforme degardes-frontières (BGF), placés sous l’au-torité du gouvernement. Les Ka chins ainsique d’autres groupes vivant le long de lafrontière avec la Chine, tels que l’UWSA, leNouveau Parti de l’Etat môn (NMSP) etune branche de l’Armée bouddhiste dé -mocratique karen (DKBA), basée sur lafrontière avec la Thaïlande, ont re fusé d’ob-tempérer. Après une série d’ater moiementset de propositions sans len demain, lesnégociations entre la junte et la KIO ont étérompues en août 2009. Ce rejet des Kachinsa élargi le fossé générationnel entre lesjeunes officiers de la KIA, voulant reprendrela lutte, et la vieille garde de la KIO, espé-rant encore un compromis. “Je suis satisfaitde voir qu’il y a davantage de jeunes prêts à endécoudre”, se réjouit pour sa part le généralGam Shawng. Et de fait, à en croire unemployé d’une ONG implantée de longuedate dans l’Etat kachin, “de plus en plus degens se sont mobilisés en faveur de la KIO lors-qu’il a été question d’intégrer ces troupes en tantque gardes-frontières”.

Une détermination que la junte au pou-voir pourrait avoir sous-estimée. Les pré-paratifs de la KIA en vue d’un possibleconflit se sont en effet intensifiés. Et,même s’ils sont conscients que leurs sol-dats n’ont pas combattu depuis au moinsseize ans, les officiers veulent croire enleurs chances. “Depuis 2009, après l’affairedes Kokangs [la déroute de ce groupe ethniquequi, lui aussi, avait signé un cessez-le-feu avecle gouvernement mais a refusé de s’intégrerdans les BGF ; voir CI n° 984, du 10 septembre2009], nous avons relevé notre niveau d’en-traînement”, assure le commandant ChyanaZau Awn. Selon des officiers de la KIA, l’ar-mée gouvernementale a déployé quelque

10 000 soldats dans l’Etat kachin. Le géné-ral Gam Shawng garde quant à lui les piedssur terre : “Nous n’avons pas les moyens deles vaincre, mais ils ne peuvent pas nous battrenon plus. Nous serons en mesure de survivreet c’est pourquoi le scénario le plus vraisem-blable est un retour à la guérilla.” Le com-mandement kachin se dit d’ailleurs prêtà perdre les infrastructures construites

pendant les années de cessez-le-feu, y com-pris à Laiza, une ville en plein essor quiconstitue le principal point d’accès de cetterégion à la Chine. Tous savent que la pers-pective d’une reprise des hostilités préoc-cupe le grand voisin et tous sont conscientsdu jeu subtil que les autorités chinoises,prises entre leurs intérêts régionaux (laprovince frontalière du Yunnan) et natio-naux (Pékin) vis-à-vis du Myanmar, doi-vent jouer pour maintenir de bonnesrelations politiques et commerciales avectoutes les parties. “Pour que les échangescommerciaux avec la Chine ne soient pas misen péril, le régime doit veiller à rester stablesans mécontenter les populations aux fron-tières”, relève Sin Wa, premier secrétairedu comité central de la KIO. “La nécessitéde cet équilibre entre le commerce et le bien-être local pourrait permettre d’éviter laguerre.” Au quartier général de Laiza, onpense qu’une offensive de l’armée gouver-nementale, si elle a lieu, pourrait êtrelancée dans les trois prochains mois,période constitutionnelle entre la tenuedes élections et le transfert de pouvoir desmilitaires à un gouvernement civil. “[Lesgénéraux au pouvoir] sont dans l’obligationd’assainir la situation avant qu’un nouveaugouvernement puisse se mettre à l’ouvrage”,estime un officier de la KIA. Tony Cliff

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 39

Le 7 novembre, jour des élections,des combats ont éclaté entre les Karens et les troupesgouvernementales. Quelques joursplus tard, on rapportait que des escarmouches avaient lieu

dans l’Etat shan. La signature d’un pacte d’assistance mutuellepar les six armées ethniques du nord et de l’est du pays fin octobre pourrait déboucher sur une multiplication des combats.

LAOS

INDE

CHINE

THAÏLANDE

MYANMAR

400 km

Mandalay

Myawaddy

Hpakant

ÉTAT KACHIN

Naypyidaw

Rangoon

Laiza

3

47

8

6

4 5

21

Sour

ces :

Per

ry-C

asta

ñeda

Lib

rary

Map

Col

lect

ion

<ww

w.lib

.ute

xas.e

du/m

aps/i

ndex

.htm

l>, “

Atla

s des

peu

ples

d’A

sie” (

éd. L

a D

écou

vert

e)

Groupesino-tibétain

Birmans

Karen

1 Kachins, 2 Nagas, 3 Chins,4 Lahus, 5 Akhas

Groupe thaïShan et Khamti

Groupe môn-khmerMôn

Thaï

6 Kokang, 7 Palaung, 8 Wa

Un puzzle ethnique

� Labang Hkawng Nyoi, une des nouvelles recrues.

TH

IERR

Y FA

LISE

Page 40: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

40 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

La situation du système publicd’assurance-maladie sedétériore, faute de cotisationssuffisantes. Une chercheuseappelle l’Etat à le financerpar l’impôt.

Mainichi Shimbun Tokyo

J ’ai eu la malchance d’avoir uncancer juste au moment où je nepayais plus mes cotisations d’as-

surance-maladie.” Cet homme de 59 ans sesouvient de ce matin de mars 2009 où ila été pris de violentes douleurs abdomi-nales. Administrateur d’une usine d’équi-pement automobile de l’arrondissementde Moriguchi (Osaka), il avait cessé depayer ses cotisations (50 000 yens[440 euros] par mois) début 2007, aprèsavoir dû rembourser une dette de quelque30 millions de yens [265 000 euros] pourla société en faillite d’un de ses amis dontil s’était porté caution solidaire. Le carnetde commandes de son usine s’était dégarnipeu à peu en raison de la récession, et sacarte d’assurance-maladie était périméedepuis octobre 2008. Ses douleurs abdo-minales, liées à un cancer colorectal,nécessitaient une intervention d’urgence.

En rassemblant ses dernières éco-nomies, qui étaient loin de couvrir sescotisations impayées auprès de l’assu-rance publique gérée par la ville, il a puobtenir une nouvelle carte d’assuré et aainsi évité de justesse de payer l’inté-gralité des soins, facturés 1,5 million deyens [13 000 euros]. Actuellement, sesrevenus étant quasiment nuls, ses coti-sations ont été réduites à 3 000 yens[27 euros] par mois, montant qu’il par-vient à payer tant bien que mal grâce aupetit boulot de sa fille de 20 ans. “C’estlamentable de devoir compter sur la paie desa fille”, soupire-t-il. Compte tenu de lahausse du yen, il ne peut espérer voir lecarnet de commandes de son usine seremplir, mais il se dit qu’il s’en sort mieuxque ses collègues, qui ne peuvent pluspayer leurs cotisations.

Le régime national d’assurance-mala-die publique (RNAMP) est géré par lesmunicipalités et compte environ 36 mil-lions d’adhérents, pour la plupart despatrons non salariés, des indépendantset des inactifs. Avec la dégradation de lasituation économique, de plus en plus degens se retrouvent dans l’incapacité decotiser. Le taux de recouvrement des coti-sations pour l’année fiscale 2008 a atteintson niveau le plus bas, 88,35 %, soit 2,14points de moins que l’année précédente.De plus, le régime des personnes de plusde 75 ans a été réformé : depuis 2008, ilsne relèvent plus du régime national. Orils étaient pour la plupart à jour dans leversement de leurs cotisations, ce qui a

Asie

fait diminuer le taux de recouvrement.Résultat : les recettes pour l’année fiscale2008 se sont limitées à 2 801 milliards deyens [24,8 milliards d’euros], soit 6,2 mil-liards d’euros de moins que l’année pré-cédente, et le RNAMP a accusé un déficitde 2,1 milliards d’euros. Ce déficit avaitpourtant été réduit grâce à l’abondementdes associations d’assurance des grandesentreprises et de la société d’assurance-maladie nationale (Kyokai Kem po, crééepour couvrir les salariés des PME), à hau-teur de plus de 2 000 milliards de yens[18 milliards d’euros].

Il est clair que les recettes du régimenational ne parviennent plus à couvrirles dépenses. Ce régime a été introduitdans l’ensemble du pays en 1961 pourcouvrir les travailleurs indépendants etceux du secteur primaire (agriculture,pêche, foresterie). Malheureusement, laproportion d’indépendants parmi les

adhérents a fortement chuté  : ils nereprésentaient plus que 20 % en 2008,contre 70 % au moment de sa mise enplace. Par ailleurs, la proportion de chô-meurs est passée en 2008 à près de 40 %.Selon le bureau de l’assurance-maladiedu ministère de la Santé, les personnesqui ont changé de régime d’assurance-maladie à la suite de la perte de leuremploi pour adhérer au RNAMP ont desrevenus proches de zéro et, même si cer-taines dispositions permettent deréduire les cotisations, leur montant estencore trop élevé pour eux.

Un homme de 48 ans de l’arrondis-sement de Kawachi Nagano (Osaka)travaillait depuis le mois de janvierpour une agence d’intérim. Les troispremiers mois, ne disposant que dustrict minimum pour vivre, il n’a pupayer ses cotisations. De crainte de nepas pouvoir aller à l’hôpital sans cou-verture sociale, il venait tout juste deprendre une assurance volontaire de72 000 yens [640 euros], échelonnés surdeux ans, lorsqu’on a refusé de lui renou-veler son contrat d’intérim, au moisd’août. “Il est impossible d’épargner quandon est en intérim. Dès que j’ai perdu monemploi, je n’ai plus été en mesure de payerles cotisations.” De plus, dans la ville deGose (préfecture de Nara), où il vivaitauparavant, il s’était déjà trouvé dansl’incapacité de payer ses cotisations.C’est pourquoi il doit encore régler unarriéré de 4 000 euros, dont le paiementa été échelonné sur sept ou huit ans.Ecrasé par les dettes multiples qu’il rem-bourse à sa caisse d’assurance-maladie,il se sent comme “la victime d’un créan-cier impitoyable prenant la santé en otage”.

L’assurance-maladie publique étantde plus en plus obligée de jouer le rôle defilet de sécurité pour couvrir les tra-vailleurs précaires et les chômeurs, dontle nombre ne cesse d’augmenter avec lacrise, la situation financière se détériore.Mais augmenter les cotisations ne feraitqu’accroître le nombre de personnes àrevenus modestes qui suspendraient oucesseraient leurs paiements. “Il est néces-saire de garantir le rôle de filet de sécuritéjoué par le RNAMP grâce à des aides sup-plémentaires provenant des autres assureurs(dont les associations d’assurance-maladie)et par l’affectation à ce secteur d’une partiedes recettes fiscales”, indique NahokoHorie, chercheuse en chef à l’Institut derecherches Mizuho [un think tank spé-cialisé dans l’analyse économique etfinancière]. �

Le mot de la semaine

“seikatsu”La vie quotidienneEn matière de gestion des aléas de l’existence, l’approche japonaises’avère bien différente de celle qui a coursen France. La relative aridité de l’article ci-contre en découle : la complexité du système de protection sociale – un “fourre-tout”, selon l’expression du sociologue Masahiro Yamada –témoigne d’une démarche pragmatiquequi a élargi au coup par coup l’étenduedes filets de sécurité. A l’origine, la sécurité sociale de l’archipel a placé au cœur de son dispositif l’idéed’invariabilité, invariabilité du statut de l’individu, invariabilité de la famille ;cette idée s’appuie sur une vision linéairequi veut que tout au long de sa vie un salarié demeure salarié, une femme au foyer femme au foyer, un agriculteuragriculteur. Pour dire les chosesautrement, la protection contre lesvicissitudes de la vie n’a été pensable quedans la mesure où l’on a supposé, enamont, le déploiement d’une modernitéindustrielle garante de la stabilité. Et seulsceux qui représentent cette stabilité, parleur capacité à cotiser, ont été considéréscomme des ayants droit. Or, depuis deuxdécennies, une série de facteurs – de laquête d’un moi authentique à l’abandondu recours à l’emploi à vie en passant par la banalisation du divorce – est venuebousculer l’idée d’une vie quotidiennebalisée. Désormais le moins que l’onpuisse dire, c’est que le système deprotection sociale peine à suivre lamultiplication des trajectoires de vie, lamontée des incertitudes et la fragilisation de l’existence. S’il ne désire pas renforcerles inégalités, il est sans doute grandtemps que le Japon, à l’instar d’un payscomme la France, pense à la mise en place d’une couverture socialevéritablement universelle.Kazuhiko Yatabe Calligraphie de Kyoko Rufin-Mori

� Dessin de Sean Mackaoui paru dans El Mundo, Madrid.

Il existe deux principauxrégimes d’assurance-maladie au Japon : le Hiyousha Hoken, quirelève de l’Agence de l’assurancesociale et couvre les salariés du public et du privé, et le Kokumin

Kenko Hoken, le régime nationald’assurance-maladie publique(RNAMP), géré par les municipalités,qui couvre le reste de la population(indépendants, inactifs).

La couverture socialedes plus pauvres se trouve de plus en plus menacée par la prolongation de la crise

Source : “Mainichi Shimbun”

Evolution du taux d’adhérents au RNAMP à jour de leurs cotisations (en %)

96

92

881963 2008Japon

Un gros trou dans le filet de sécurité

Page 41: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Près de trois ans après laproclamation de la république,la Constitution n’est toujourspas rédigée et le poste de Premierministre est vacant depuis desmois. La famille royale en profitepour marquer des points.

República (extraits) Katmandou

L ’ancien roi Gyanendra Shah n’apas tort de se sentir injustementtraité par le nouveau régime

depuis que la monarchie a été renversée,en mai 2008. Le palais Narayanhiti, naguèreson domicile privé, est devenu un musée.Le public peut désormais voir sa chambre,sa salle à manger et le luxe dans lequel ilvivait. Tous ses secrets et son intimité sontexposés aux regards. Les visiteurs l’accu-sent d’avoir trempé dans le massacre de2001 [Le prince héritier avait assassiné sonpère et sa mère ainsi que 9 autres personnesavant de retourner son arme contre lui. Sononcle Gyanendra lui avait succédé.] Lui quiétait shri panch (roi de la dynastie des Shah)n’est plus que Gyanendra Shah. On peutimaginer combien il lui a été insupportablede voir les mots “shri panch maharaj dhiraj”(Sa Majesté) disparaître définitivement deson nom. Les fêtes nationales, dont il étaitle seul invité de marque, comme l’anniver-saire de Krishna ou l’Indra Jatra (fête de lamousson) [le 21 septembre dernier, il a étéempêché de se rendre sur les lieux de lafête], sont aujourd’hui présidées par undignitaire qui n’appartient pas à la lignéeroyale mais jouit des privilèges qui n’ap-partenaient qu’au monarque par sa nais-sance. Lui qui était une divinité incarnéeest désormais un simple mortel. Rien n’adû être plus déchirant pour lui que deperdre tous ces honneurs.

Il a donc commencé à réagir. Avec lesmembres de la famille royale, il a décidé dese montrer en public. La Himani Trust, la

fondation de sa belle-fille, Himani Shah,est l’un des instruments de sa croisade. Lesmembres de l’ancienne famille royale serendent dans les temples et autres sitesreligieux du pays, participent à toute unesérie de programmes socioculturels et dis-tribuent des dons. Le prince Paras Shah[fils de Gyanendra] n’est pas autorisé àfaire des commentaires politiques pouréviter que ses propos soient mal interpré-tés. L’ancien roi lui-même s’abstient defaire des déclarations aux médias. Partoutoù il se rend, il salue la foule en joignantles mains et en souriant. Comme du tempsde son règne, ses partisans scandent enchœur : “Que le roi sauve notre pays ! Longuevie à notre roi ! Victoire à notre roi !” Il leurrépond par un sourire et un signe de têtequi semblent dire : “Soyez patients. Je voussoutiendrai si tel est votre désir. Je ne parleraipas mais j’agirai. Les actes sont plus forts que

les mots.” C’est aussi l’attitude de ParasShah. Il sourit. Il s’est fait couper les che-veux très court et semble plus mesuré. Ona du mal à croire qu’il ait été un prince diffi-cile [il a été accusé d’être alcoolique]. Lepère, le fils et la belle-fille ont ainsi décidéde se montrer plus sensibles aux souffrancesdu peuple et plus citoyens que leurs adver-saires républicains, autrement dit les partispolitiques et leurs sympathisants qui ontlutté pour l’instauration de la république.

En usant de ces civilités, l’ancien roicommunique une série de messages auxpartis politiques et au peuple. “Je n’ai pasété un bon roi, mais je n’étais pas pire que vous.J’ai fait des bêtises, je l’admets, mais les vôtressont plus grosses que les miennes. Les gens vousont élus pour rédiger la Constitution dans lestemps mais vous n’avez même pas été capablesde former un gouvernement et encore moinsde rédiger la Constitution [qui aurait dû l’êtrepour le 28 mai 2010]”, dit-il en substance.Les partis politiques savent qu’ils sont entrain de devenir impopulaires et de s’af-faiblir. Ils savent que les propos non expri-més du roi sont vrais. Enhardi par l’espoir,

celui-ci déclare que son sort dépend dupeuple mais, au fond de lui, il attend queses rivaux dérapent encore plus. On a déjàvu dans l’histoire du monde la monarchieêtre restaurée après avoir été abolie.Charles II est monté sur le trône deGrande-Bretagne en 1660, onze ans aprèsla décapitation de Charles Ier. Au Népal, letrône est resté vacant pendant dix-huitjours en 1816, entre la mort du roi GirbanYuddha Bikram et le couronnement du roiRajendra Bikram. Peut-être que quelquesannées de république ramèneront lamonarchie. Qui sait ? C’est en tout cas ceque craignent les partis politiques.

Cet espoir et cette crainte de voirl’Histoire se répéter sous-tendent le dis-cours politique népalais, mais ni le roi nises rivaux ne l’admettront publiquement.L’espoir de voir l’Histoire s’inverser pous-sera l’ancien roi à travailler davantagepour le peuple de façon à gagner son sou-tien. La crainte de voir l’Histoire s’inver-ser incitera, espérons-le, les dirigeantspolitiques à faire entrer la démocratiedans les institutions. Mahabir Paudyal

Le gouvernement népalaisa décidé de retirer définitivement le visage de l’ancien roi Gyanendrades billets de banque du pays d’iciavril 2011. A cette date, il ne seraplus possible d’échanger les vieux

billets contre les nouveaux, sur lesquels figure désormais le mont Everest. Ce processus a commencé en octobre 2007, date à laquelle on a cessé d’imprimer desbillets avec le visage du souverain.

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 41

� Dessin de Gutiérrez paru dans El Mundo, Madrid.

2001 Le 4 juin, le prince héritier Dipendraassassine toute sa familleet se suicide. Son oncle Gyanendra est couronné roi.2002 Gyanendra dissoutl’Assemblée et s’arrogeles pleins pouvoirs.2006 Une grève générale,le 6 avril, oblige le roi àréinstaurer le Parlementdans ses droits, le 24 avril.Un accord de paix, scellé

le 21 novembre entre les maoïstes et les autrespartis, met fin à dix ans de guerre civile.2008 L’élection d’uneAssemblée constituante,le 10 avril, permet auxmaoïstes de remporterplus du tiers des601 sièges à pourvoir. Le28 mai, la monarchie estabolie et la “Républiquedémocratique fédérale”est proclamée.

Le maoïste Pushpa KamalDahal, alias Prachanda,devient Premier ministrele 15 août.2009 Pushpa Kama Dahaldémissionne le 4 mai.2010 Le Premier ministreMadhav Kumar Nepaldémissionne le 30 juin. Le 4 novembre, pour la seizième fois, le Parlement ne parvientpas à élire un nouveauPremier Ministre.

Chronologie

De la monarchie à la république

Népal

Le roi fait son retour par la petite porte

Page 42: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

42 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Afrique Le Conseil des médias ougandais a ordonné en octobre la suspension d’un journal antigay. Le tabloïd Rolling Stonede Kampala avait promis de rendre publique une liste

de 100 personnalitéshomosexuelles. Il avait déjà publiéune liste d’une quinzained’homosexuels présumés et uneprécédente édition était intitulée : “Pendez-les”.

L’homophobie prend de l’ampleur en Ouganda. Desparlementaires veulent rendrece “crime” passible de la peinede mort. Selon Harper’s, desévangéliques américains portentune lourde responsabilité dans cette radicalisation.

Harper’s Magazine New York

U n jeune homme, qui à unmoment de sa vie s’est baptiséBlessed [béni, bienheureux],

avait accepté de me rencontrer devant l’hô-tel Speke, le plus vieux de Kampala, la capi-tale de l’Ouganda. Il était en retard, très enretard, et je n’avais aucun moyen de lecontacter. Dans un courriel adressé depuisun café, il m’avait écrit qu’il n’avait pas detéléphone ; en m’appelant depuis un télé-phone public, il m’avait dit qu’il n’avait pasde montre  ; les amis qui m’ont mis encontact avec lui m’ont dit qu’il n’avait pasd’adresse. J’avais seulement vu une photode lui : un long cou, un visage étroit et unlarge sourire qui lui donnait un air affable.

Je voulais lui parler précisément parcequ’il était difficile à joindre, parce qu’il étaitgay, parce qu’il était en fuite. Le 14 octobre2009, un membre du Parlement ougandaisdu nom de David Bahati a présenté unprojet de loi contre l’homosexualité. Parmiles dispositions : jusqu’à trois ans d’em-prisonnement pour qui ne dénoncerait pasun homosexuel ; sept ans pour la “promo-tion” de l’homosexualité ; la prison à per-pétuité pour un seul acte homosexuel ; etla peine de mort pour les cas d’“homo-sexualité aggravée” (qui comprennent lefait d’avoir des rapports homosexuels lors-qu’on est séropositif ; avec un partenairehandicapé ; et, pour les récidivistes quideviennent des “délinquants en série”, avecn’importe qui). A l’heure où je rédige ceslignes, le projet n’est pas encore adopté.

Mais la violence – un feu, pas encoretout à fait un brasier – va crescendo : pas-sages à tabac, disparitions, viols “correc-tifs” de lesbiennes, listes noires publiéesdans un tabloïd national, milices, croisadesde l’Eglise et prédicateurs dénonçant les“homos” assis sur leurs propres bancs.

C’est son pasteur, une personnalité derenom qui compte des disciples aux Etats-Unis, qui a révélé l’homosexualité de Bles-sed. “Ma famille est à ma recherche”, m’a-t-ilécrit dans un courriel pour s’excuser de nepouvoir honorer un rendez-vous. “Je changetout le temps d’endroit.” Puis, au cas où jen’aurais pas saisi : “Ils veulent me tuer.”

Le Speke, simple succession de voûtesde stuc, n’a rien de grandiose. Mais l’hô-

tel est judicieusement situé à mi-cheminentre le quartier des affaires et le bureaudu président, en contrebas des jardins duluxueux hôtel Sheraton. La nuit, desmzungus (hommes blancs : humanitaires,employés de compagnies pétrolières, mis-sionnaires) viennent au bar en plein airchercher des prostituées à 20 dollars. Lejour, l’élite ougandaise se rencontreautour des tables installées sur le trottoir.Elle ignore les filles de joie, des femmesmajestueuses qui sirotent du Coca-Colaen attendant le soir, et ne se doute vrai-semblablement pas que l’établissementfait partie des rares refuges de la com-munauté gay et lesbienne de Kampala.

De l’argent a afflué des USAMiria Matembe, c’est certain, n’est pas aucourant. Elle aussi, j’ai tenté de la joindre.Puis, un soir, elle était là. C’est mon amiRobert, un journaliste ougandais que j’aiembauché pour qu’il me fasse visiter lesenvirons, qui me l’a montrée. “C’est MiriaMatembe, juste là.” Ancienne ministreougandaise de l’Ethique et de l’Intégrité,Mme Matembe travaille maintenant en tantqu’avocate dans un cabinet privé. Cettepetite femme en costume marron, les che-veux en brosse, traverse les tables du caféau pas de charge, deux téléphones por-tables simultanément en action. “MadameMatembe !” criai-je en lui courant après. Ellecala un de ses deux téléphones entre sonépaule et son oreille, me dévisagea et levaun doigt : stop ! Puis elle le replia : suis-moi ! Elle le pointa vers moi : parle ! Entreses deux conversations téléphoniques, je

chuchotai que j’avais entendu dire qu’elleavait assisté à une réunion sur le projet deloi antihomosexualité, que j’écrivais unarticle sur le Fellowship et que je voulaiscomprendre les liens entre le texte de loiet cette organisation évangélique. “Un ins-tant !” piaffa Miria Matembe dans ses télé-phones. Puis, à mon adresse : “Vous êtesdrôle !” Sur quoi elle gloussa, leva la mainet tourna les talons.

Le Fellowship [la confrérie] est unebranche, au sein du Parlement ougandais,d’un mouvement évangélique américaindu même nom, parfois également appeléFamily [la famille]. Ce mouvement diffèrede la plupart des groupes fondamenta-listes par sa prédilection pour ce qu’ilappelle les “hommes clés”, l’élite politiqueet la crème du monde des affaires. L’au-teur du projet de loi, le député DavidBahati, qui dirige de facto le Fellowship,est devenu une star grâce à sa croisadecontre les homosexuels.

Pour Winston Churchill, l’Ougandaétait “la perle de l’Afrique” ; la Family estd’accord. Ces dix dernières années, elle aversé des millions dans le “développementdu leadership”, plus qu’elle n’a investi danstout autre pays étranger. Des milliards ontdonc afflué des Etats-Unis depuis qu’unresponsable de la Family, il y a vingt-quatreans, a jeté son dévolu sur Yoweri KagutaMuseveni, un dictateur acclamé par l’Oc-cident pour ses discours démocratiques etpar les chrétiens conservateurs pourl’évangélisme zélé de son régime.

Chaque année, à la veille du jour del’indépendance de l’Ouganda, le gouver-

nement organise le National Prayer Break-fast (petit déjeuner national de prière),une version locale de la manifestation dela Family à Washington. Plusieurs Améri-cains, notamment Jim Inhofe, sénateurrépublicain de l’Oklahoma, John Ashcroft,ancien ministre de la Justice – deux mili-tants antihomosexuels qui ne mâchent pasleurs mots et appartiennent de longue dateà la Family – et le pasteur Rick Warren,font partie des attractions aux réunionshebdomadaires du Fellowship ougandais.David Bahati se souvient bien de la visitedu pasteur : “Il a dit que l’homosexualité étaitun péché et que nous devions la combattre.”

Si MM. Inhofe et Warren, comme laplupart des fondamentalistes américains,se montrent discrètement opposés à lapeine capitale pour les homosexuels enOuganda, prêchant un “traitement” plutôtque la mort, ils ne remettent pas en causele propos de la loi : l’éradication de l’ho-

mosexualité. Depuis des années, l’Ougandaest un laboratoire de la théocratie pour lesfondamentalistes américains – même s’ilspréfèrent des termes comme “gouverne-ment dirigé par Dieu”. Ils y ont envoyé nonseulement de l’argent et des missionnaires,mais aussi des idées ; l’argent a disparu, lesmissionnaires sont repartis, mais les idéesont pris racine.

Aujourd’hui, les évangéliques ougan-dais entonnent des chansons américaineset écoutent des sermons sur les pro-blèmes américains, souvent déclamés pardes prédicateurs américains eux aussi. Laclasse politique ougandaise participe à despetits déjeuners de prière et passe desmarchés avec des hommes d’affaires évan-géliques aux Etats-Unis. Les évangéliquesamé ricains, pour leur part, présentent lescongrégations ougandaises comme desmodèles pour leurs propres congrégationset pointent la politique ougandaise enmatière de sida – les évangéliques améri-cains ont presque entièrement mis enpièce les mesures de distribution de pré-servatifs – comme la preuve que les pro-blèmes de santé publique peuvent êtrerésolus par des remèdes moraux. C’est uneclassique des fondamentalistes : prenezun combat que vous ne pouvez gagner au

Ouganda

A Kampala, la chasse aux homos est ouverte toute l’année

Pour les évangéliquesaméricains, il s’agitd’expérimenter unethéocratie en Ouganda,sur le modèle puritaindes Etats-Unis

� Kampala, la nuit. Détente à la terrasse d’un des rares bars de la capitaleconsidérés comme “sans danger” par la communauté homosexuelle.

BEN

EDIC

TE

DES

RUS/

SIPA

Page 43: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

centre, déplacez-le à la marge, puis faitesconnaître les résultats chez vous.

Une demi-heure après notre premièrerencontre, Mme Matembe et deux amis vin-rent s’affaler à ma table. La nuit étaittombée, l’air se rafraîchissait, les prosti-tuées émettaient un doux froufrou et lesgardes – des hommes squelettiques armésde pistolets à canon évasé – conduisaientdes 4 x 4 blancs de l’élite ougandaise à l’in-térieur et à l’extérieur de la zone de dépôt,à deux pas de notre table. “Vous voulezparler des homos ?” lança sans détour MiriaMatembe. Elle avait lâché le mot avecironie, d’une voix tonitruante qui s’élevaitau-dessus des boda-boda, ces taxis-motosqui roulent à tombeau ouvert et font la loidans les rues criblées de nids-de-poule deKampala. Puis, en aparté, elle fit la liste dequelques pratiques communes aux homosqu’elle connaissait : viols de petits garçons,blasphèmes, golden showers [pratiqueconsistant à uriner sur son partenaire]…Elle rejeta la tête en arrière et gloussa. “Jesuis la première personne à avoir combattul’homosexualité”, s’écria-t-elle.

A la fin des années 1990, les mission-naires américains affluaient, une vague derenouveau balayant l’Ouganda. Les catho-liques et anglicans ougandais ont fait leursles thèses des évangéliques – y compriscontre l’homosexualité. Miria Matembe,qui dit avoir été un des premiers membresdu Fellowship, comptait parmi les fers delance de cette tendance.

“Je venais les attraper ici”, me raconta-t-elle en mimant quelqu’un qui s’avancesans faire de bruit et qui bondit. “Les gensme racontaient où ils se cachaient.” Pendantune brève période, le monde homosexuelavait presque prospéré à Kampala. Les gaysdéambulaient dans les rues et les soiréesde l’hôtel Speke commençaient à être lascène d’une identité en construction. MaisMme Matembe y a mis un terme. “Vousvoyez Matembe arriver, vous disparaissez !”résuma-t-elle en sirotant sa bière et en gri-gnotant des fruits secs. “Bien sûr, les gens

ont fini par entrer dans la clandestinité.” Cequi n’était nullement un problème à sesyeux. Vivre caché, estime-t-elle, est unebonne tradition africaine. C’est d’ailleursce qui fait d’elle une libérale ; elle ne prônepas la mort des homosexuels. “Avant tout,je suis une militante des droits de l’homme,me rappela-t-elle. Mon militantisme est guidépar des principes divins. Je ne défends pas l’ho-mosexualité comme un droit. Pourquoi ? Parceque ma conviction suprême – divine – est quel’homosexualité n’est pas un péché mais unfléau ! Considérant l’homosexualité commeun fléau envoyé par Dieu, je ne préconise pasla peine de mort pour ces personnes.”

Son véritable problème avec le projetde loi, m’expliqua-t-elle, c’est qu’il “fait denous tous des criminels potentiels”. Elle fai-sait référence à une disposition visant àengager chaque Ougandais dans la guerrecontre les homosexuels. “Par exemple, sije vous parle et si je découvre que vous êteshomosexuel…” Elle tenait à bien faire com-prendre qu’elle n’était en aucune sorteresponsable du contenu du projet de loide David Bahati. Qui l’est, alors ? Les poli-tiques et les pasteurs américains, répon-dit Miria Matembe, ne résistant pas à latentation de les désavouer. “Le petit déjeu-ner de prière est toujours organisé, mais jen’y vais plus. Ils ont été corrompus. C’est lafaute des Américains ! Toujours égarés, tou-

jours à profiter.” Elle soupira, vidée. Puiselle reprit du poil de la bête au souvenirdu bon vieux temps : “Mais moi j’étais lapremière  ! C’est moi qui combattais leshomos !” Le propriétaire de l’établisse-ment piqua sur notre table, lui coupant laparole : “Madame Matembe !” Il la prit dou-cement par le bras et la conduisit à l’écart,

la caressant et la flattant, la calmant. Ellefaisait fuir le client.

Le hall de l’hôtel était vide lorsqueBlessed est arrivé, avec une heure deretard. Il portait un pantalon noir impec-cable et une chemise verte sous un pull-over noir sans manches, une tenue tropchaude pour la température. A 20 ans, iltentait de se faire passer pour un hommemûr et élégant. Il s’excusa pour son appa-rence impeccable sur le ton de la plaisan-terie : “Je suis un peu sans domicile en cemoment”, avant d’émettre un petit rire,comme s’il ne s’agissait après tout qued’un léger désagrément.

“Jésus n’est pas contre nous”Fils unique d’une famille éduquée, sonpère est avocat et sa mère fonctionnaire.Il a eu une enfance heureuse, “normale”sous tous aspects. Ses parents l’ont aimé,et il a aimé ses parents. Ils l’ont envoyédans une école pour les enfants de l’éliteougandaise, dans la ville d’origine du père,et Blessed a beaucoup aimé cela aussi. A12 ans, il a compris que quand il prenaitun garçon dans ses bras et l’embrassait ilne ressentait pas la même chose que s’ille faisait avec une fille. Il ne s’en inquié-tait pas. A 16 ans, il avait trouvé six autresgarçons de l’école qui ressentaient lamême chose que lui, et il les aimait. Tousles six ? “Bien sûr que je les aimais. Parceque Dieu m’aime.”

Sa famille était catholique, mais pasreligieuse. Blessed non plus ; il dit qu’ilsentait quelque chose de spirituel en lui.Pas dans le sens américain vaguementagnostique. Il était une sorte de bienheu-reux, un garçon pour qui tout était sacré :l’Eglise, l’amitié, les arcs-en-ciel sur le lacVictoria, les aigrettes blanches dans lesarbres, ses livres, les effleurements, lescaresses. Il a commencé à se faire appe-ler “Blessed” peu après que lui et ses amisfurent battus, expulsés, puis livrés à lapolice par le directeur de l’école. Ils ontpassé quarante-huit heures en prison.

“C’était le pied ! me dit-il. Imagine un ins-tant : tu te souviens quand tu avais 16 ans ?”Seize ans, quarante-huit heures, les sixgarçons les plus sexy du monde à tes yeux,tous réunis dans la même cellule. “J’aichoisi de m’appeler ‘Blessed’, expliqua-t-il,parce que je suis béni, parce que je suis si heu-reux d’être né ainsi.” “Ainsi” égale gay ettellement amoureux du monde qu’enprison il en oublie les barreaux.

Nous avions choisi une table à l’exté-rieur, aussi éloignée que possible desautres clients. Après son expulsion, il estretourné à Kampala, dans une autre école.Ses parents ne lui donnaient pas d’argent ;Blessed a lavé des voitures. Son amour apris une forme plus politique : il a com-mencé à organiser des clubs de jeunespour parler de sexe. Pas uniquement d’ho-mosexualité. D’hétérosexualité aussi, etde toutes les nuances entre les deux. Ilvoulait que les jeunes soient informés surles préservatifs, le VIH, l’avortement. Etégalement qu’ils sachent que les aspectsplus réjouissants constituaient de “bonnesnouvelles”, tout comme les pasteurs ledisaient du Christ. “Je ne crois pas que Jésussoit contre nous”, me confia-t-il, écartantcette idée absurde d’un geste si affecté queje jetai un œil derrière moi pour m’assu-rer que le serveur n’avait rien vu.

A peu près à l’époque où Blessed estdevenu Blessed, il a commencé à fré-quenter les églises pentecôtistes, des lieuxspirituels où l’on chante et l’on danse, etpeut-être où l’on fait l’expérience du dondes langues, babillant dans des languesdont Dieu nous fait présent. [CertainesEglises croient à la glossolalie, la facultéaccordée par Dieu de parler dans une ouplusieurs langues étrangères inconnues.]Tout cela avait quelque chose de cosmo-polite, de moderne. Martin Ssempa, lepasteur préféré de Blessed, faisait desapparitions dans des vidéos musicalesen Ouganda et derrière des chaires auxEtats-Unis. Le samedi soir, il organisaitun service, qu’il appelait Primetime,

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 43

Des clubs de jeunes pourparler de sexe, du sida,des préservatifs, etc.

OUGANDAKampala

Nil

LacVictoria

Equateur200 km

� 44

� A Jinja, à l’est de Kampala, en février 2010. Lors d’une manifestation contre l’homosexualité, un prêcheur évangélique harangue la foule.

BEN

EDIC

TE

DES

RUS/

SIPA

Page 44: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

44 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

autour de la piscine en plein air del’université de Makerere [à Kampala].

C’était un immense plaisir, même si,techniquement, on était aux antipodes duplaisir : le rassemblement avait pour thèmel’abstinence. Pourtant, Blessed, commeune armée de jeunes hétéros, était là pourdraguer – difficile de résister à ces jeunesfilles dans leurs robes rose fuchsia mou-lant les hanches et leurs tee-shirts très,très collants ; difficile aussi de résister àces garçons accoutrés à la mode hip-hopaméricaine, avec leurs pantalons taillebasse, leurs chemises amples et leursminois jeunes et fins.

Le viol méthode de rééducationMartin Ssempa, lui aussi, était magni-fique, avec sa peau dorée, c’était le plusbel homme chauve qu’on ait jamais vu,brillant sur scène, de l’autre côté de lapiscine qui scintillait dans la nuit. Legroupe se déchaînait et Ssempa exhortaitla foule, comme si ses jeunes agneauxallaient peut-être marcher pour de bonsur l’eau. Ensuite, tout le monde sautait.Mille, parfois deux mille jeunes Ougan-dais bondissaient en même temps aussihaut qu’ils le pouvaient, en s’agrippantles uns aux autres de peur de tomber dansla piscine et en éclatant de rire – “l’éclatde rire sacré”, disaient certains. C’était unprésent du Saint-Esprit, pensaient lespentecôtistes, tout comme le don deslangues. Quelques-uns avaient entenduparler du “baiser sacré”, un autre don,l’Esprit en chair et en os. Il y avait desgays, des drag kings, des hétéros, ilsétaient là, tous à attendre, sans fairel’amour, sauf quand ils le faisaient. “C’étaitsuperchaud !” s’enflamma Blessed.

Puis vint le jour où Blessed dut choi-sir son camp. C’était en 2007, il était dansun tribunal, pour voir et pour soutenir deshomosexuels, dans l’affaire connue sousle nom : “Yvonne Oyoo et Juliet Mukasacontre le ministère de la Justice”. VictorJuliet Mukasa, un transsexuel né femme,homme dans la vie et intéressé par lesfilles, a appris à Blessed à être un homme,un homme gay, sans jamais le rencontrer.

Enfant, Juliet Mukasa, comme Blessed,savait qu’elle était attirée par ses cama-rades du même sexe. Et, comme Blessed,elle a reçu une éducation catholique.Mais elle a par la suite rejoint une Eglisepentecôtiste de style américain, dans l’es-poir que, dans la musique, la danse et leSaint-Esprit, elle trouverait une solutionà ses désirs. Mais Juliet n’avait pas lesdons de Blessed pour mener une doublevie. Dans ses habits de fille, elle ne tour-nait pas rond. Un pasteur a diagnostiquéqu’elle était possédée par un “esprit mas-culin” et a de mandé à ses ouailles de l’ai-der à la soigner. Tandis que sur les bancsles femmes se balançaient et chantaientpour la libération de Juliet, l’exorcismes’est déroulé à l’autel, des garçons et deshommes apposant leurs mains sur Julietet parlant en langue. Ils ont saisi sesbras, doucement d’abord, puis ferme-ment, et ils l’ont dévêtue. Lentement,

Afrique

ils ont ôté ses vêtements un à un, priantà chaque morceau de tissu contaminépar le démon.

Elle avait bandé ses seins. Ils les ontdénudés. “Je criais et, chaque fois que jecriais, ils disaient que c’était une ‘libération’.”Ils l’ont frappée, mais ces coups étaientsacrés, et lorsqu’elle s’est tenue deboutdevant eux, nue, les mains des hommesparcourant son corps, puis l’intérieur deson corps, ils ont dit que c’était sacréaussi. Puis ils l’ont enfermée dans unepièce et l’ont violée. Pendant une semaine.Ce procédé est considéré comme uneméthode de rééducation, une procéduremédicale – un traitement, en fait. Après,le pasteur a déclaré que l’Eglise avait libéréMukasa. Peut-être, en un sens, oui : VictorMukasa ne croyait plus qu’il y avait undémon en lui. Les démons étaient dansl’église. Victor Mukasa est devenu unhomme et un militant déterminé à empê-cher que ce qui lui était arrivé ne se repro-duise. En 2003, il a cofondé Freedom andRoam Uganda, une organisation pour ladéfense des droits des lesbiennes, desbisexuel(le)s, des transgenres et des inter-sexué(e)s. En 2005, sous les ordres de res-ponsables du gouvernement, la policeougandaise a fait une descente chez lui.Elle ne l’y a pas trouvé. Mais une amie,Yvonne Oyoo, se trouvait là. Ils l’ontemmenée au poste de police. Tu as l’aird’un homme ; nous allons prouver que tues une femme, lui ont-ils dit. Ils l’ontdéshabillée, ils lui ont caressé les seins.

Victor Mukasa s’est enfui. Pendantqu’il se cachait, puis pendant son exil,il a conçu un plan, ni lesbien ni gay– humain, dirait Blessed. C’était un plande citoyen : Victor Mukasa a engagé un

procès, et jamais aucun procès n’a autantressemblé à un don de l’Esprit, à l’histoirede la suprématie de la loi. Blessed étaitun romantique. Il pensait qu’un procès,c’était passionnant ! Il voulait être là,ses amis aussi.

Joyeusement, ils allaient se donnerpour la dignité et conquérir la démocra-tie, être eux-mêmes pour Dieu et VictorMukasa. Blessed était impatient. Ce qu’ilne savait pas, c’est que l’exquis pasteurSsempa était en train de rassembler unecontre-force. Blessed, avec sa tête dansles nuages ! Il n’avait pas pensé à ça. Lors-qu’il est entré dans la salle d’audience, iln’aurait pas pu avoir à faire un choix plusdifficile. “Blessed !” Ses amis de l’églisel’appelaient. Martin Ssempa le vit et luisourit. Blessed jeta un œil sur le tee-shirtqu’il avait choisi pour l’occasion : un arc-en-ciel. Il regarda de l’autre côté de lasalle. Ses amis gays lui retournèrent son

regard. Certains soupirèrent. Ils com-prenaient. Si, avec son sourire fervent etnarquois, il choisissait Ssempa aujour-d’hui, ils lui pardonneraient demain. Maiss’il ne le faisait pas… En vérité, il ne savaitpas ce qui arriverait. Tout ce qui allaitsuivre, et tout ce qu’il allait perdre, toutcela dépassait les limites de son imagi-nation. “Je ne sais pas si j’ai un cœur trèsfort, m’a-t-il dit. Je ne sais pas si je suis unhomme fort.” Comment as-tu fait tonchoix, Blessed ? Il m’adressa un sourire,un masque dissimulant tout ce qu’il avaitperdu. “J’ai eu une fulgurance.” Un don duSaint-Esprit. La grâce, peu importe saforme. “J’ai eu le courage.”

Blessed est allé s’asseoir avec leshomos. Et quelque chose de l’ordre dumiracle s’est produit : Victor Mukasa etYvonne Oyoo ont gagné. Le tribunal atranché : l’Etat avait transgressé la loi.Oui, l’homosexualité était illégale enOuganda. Oui, mais il existait des procé-dures prévues, même pour les homos, etla police ne les avait pas respectées. Sansmandat, on ne peut pas défoncer lesportes, arrêter des gens, les déshabiller etfaire tout ce qui avait été fait à VictorMukasa et Yvonne Oyoo.

A moins, toutefois, de changer la loi.C’est justement ce qu’une petite coalitiond’Ougandais, inspirés par le fondamenta-lisme américain, a décidé de faire. Dansles premiers temps, ils ne se cachaient pasde leurs influences américaines. Ils ontinvité des militants américains antigays,notamment Scott Lively – le coauteur,avec Kevin Abrams, d’un ouvrage intituléThe Pink Swastika [La svastika rose, nontraduit en français], qui impute l’essor dunazisme aux homosexuels –, à s’exprimerdevant le Parlement, et ils sont allés jus-qu’à concevoir leur projet de loi en ayantà l’esprit ce qui semble être les préoccu-pations de leurs amis américains. De fait,le texte suit, avec une remarquable préci-sion, non pas les thèmes de Scott Lively,un acteur marginal, mais ceux des cou-rants dominants évangéliques et conser-vateurs. Il dénonce le mariage entre deuxpersonnes de même sexe comme unemenace pour l’hétérosexualité ougan-daise. Et, dans une disposition introduc-tive, le texte se présente comme unmodèle pour d’autres pays – notammentceux où le mariage entre personnes demême sexe est autorisé.

Au sein du mouvement antigay, uncamp mené par le pasteur Michael Kyazzeaffirme que l’homosexualité est un pro-blème interne à l’Ouganda. Lorsque jesuis allé le voir dans son église, il m’a ditque Martin Ssempa, un de ses amis, étaitd’un point de vue différent. “Maintenant,Martin, il croit que c’est vous.”

“Moi ?” Je portais un costume et unecravate, un très mauvais choix en cettejournée torride. Je commençai à transpi-rer. Michael Kyazze, un homme grand etlarge, légèrement voûté, à la voix un tanti-net râpeuse, rit et me tapota la main. “Non,pas vous, Jeff. Vous, les Américains.” MichaelKyazze, le pasteur Moses Solomon Male

et moi-même étions assis autour d’unetable dans le bureau du premier. L’OmegaHealing Center, l’église de MichaelKyazze, était petit pour l’Ouganda, avecseulement 2 500 fidèles et une école pour400 élèves, des salles de classe à un étagedisposées autour d’un jardin planté çà etlà de panneaux rappelant aux écoliers lavoie de la vertu : DIS NON À L’HOMOSEXUA-LITÉ ! PAS DE SEXE AVANT LE MARIAGE ! Un jeuneenseignant me prit en photo devant lamaxime la plus ambitieuse de toutes : DIS

TOUJOURS NON AU SEXE !“Ce que veut dire Martin, poursuivit

M. Kyazze, c’est que les Américains, lesEuropéens, les Néerlandais sont sous lecontrôle des homos.” L’affirmation étaitcurieuse de la part du pasteur Ssempa, luiqui avait bénéficié d’un soutien considé-rable des Etats-Unis. En 2005 et en 2006,il avait fait une apparition à la mégaéglisede Rick Warren, en Californie. “Tu es monfrère Martin, et je t’aime”, avait alorsdéclaré Mme Warren, sur scène, les yeuxlarmoyants.

“Nous allons les tuer”Kyazze et Male sont pour le moins ambi-tieux. Leur principal grief au sujet duprojet de loi antihomosexualité, c’est qu’ilest trop clément. Ils considèrent uneclause interdisant aux médias de dévoi-ler l’identité des victimes de viols homo-sexuels comme la preuve de l’infiltrationd’un agent gay. Même James Buturo, lesuccesseur de Miria Matembe au fauteuilde ministre de l’Ethique et de l’Intégrité,et l’actuel président de la réunion heb-domadaire de la Family au Parlement, estsuspect à leurs yeux. Comme beaucoupd’Ougandais, les deux pasteurs pensentque l’arrivée de ce texte a beaucoup à voiravec une grande affaire de corruption.

“D’abord, m’expliqua Michael Male,Buturo ne fait rien. Ensuite, tout à coup, ildécide d’agir sans délai ! Nous lui avons alorsdit : ‘Monsieur le ministre, procédons dema nière scientifique. Le gouvernementdoit débloquer des fonds pour réaliserune étude sérieuse. Nous devons savoircombien sont les homosexuels, et où ilssont. Nous devons adopter une approchemoderne.’ Mais Buturo nous a répondu :‘Nous allons les tuer, nous n’avons doncpas besoin de cette enquête.’ ”

“La peine de mort, est-ce une bonne idée ?”J’interrogeai une jolie fille du nom deSharon, lors du rassemblement hebdo-madaire sur l’abstinence organisé parMartin Ssempa au campus de l’universitéMakerere. “C’est bien, parce que la Biblecondamne l’homosexualité.” Elle sourit, lais-sant paraître l’éclat de ses dents, et sepencha en avant pour se faire entendremalgré le son tonitruant du hip-hop.“As-tu déjà rencontré un homosexuel ?— Jamais !— Si tu en rencontrais un, tu le tuerais ?— C’est difficile pour moi de tuer quelqu’un.”Même sourire. Mêmes dents. “C’est difficilepour moi de le faire toute seule.— Mais si on est à deux ?” Elle émit un petitrire et acquiesça. Jeff Sharlet

Le député ougandais DavidBahati a affirmé en octobre sur CNN que son projet de loiantigay, prévoyant dans certainscas la peine de mort, n’était

pas enterré. David Bahati aexpliqué à la chaîne américaine que le vote interviendrait “bientôt”, en ajoutant : “Nous sommes très confiants. ”

L’homosexualité estillégale en Ouganda, mais la loi protège parfoisles gays et les lesbiennes des bavures policières

43 �

Page 45: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 46: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

46 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Dossier techno Dessins de Craig Shuttlewood,représenté par Debut Art,Grande-Bretagne.

Créer des jeux vidéo, gérer un réseau social ou monter des podcasts, tels sont les coursdonnés aux élèves de Quest to Learn, un collège new-yorkaisconsidéré comme précurseurpar certains spécialistes de l’éducation.

The New York Times (extraits) New York

U n matin de l’hiver dernier àNew York, à l’intérieur d’uneécole publique tout ce qu’il y a

de plus classique, dans une salle ordi-naire, Al Doyle, professeur de collège,donne un cours un peu différent descours habituels. A 54 ans, cet enseignantest un vétéran de l’éducation, avec trente-deux années passées à faire cours un peupartout dans Manhattan, où il enseignaità l’origine le graphisme et l’infographie.Dans cette école, baptisée Quest to Learn

[Soif d’apprendre], il donne un cours,Sports for the Mind [Sports pour l’esprit],que tous les élèves suivent trois fois parsemaine. Sur le site Internet de l’établis-sement, il est décrit dans un jargon fleuricomme “un espace privilégié de pratique,ouvert aux nouvelles connaissancesmédiatiques, qui sont multimodales etmulticulturelles, fonctionnant dans descontextes particuliers selon des objectifsparticuliers”. En réalité, il s’agit d’uncours de technologie et de conception dejeux vidéo.

La leçon du jour porte sur le mouve-ment de l’ennemi, en l’occurrence uneignoble troupe de robots hérissés depiquants errant dans un jeu vidéo. Lesétudiants – une vingtaine de collégiens tur-bulents – doivent observer les déplace-ments des robots, puis tracer tous lesschémas qu’ils repèrent sur du papier mil-limétré. Plus tard, ils créeront leurs propresjeux en travaillant sur des ordinateurs por-tables. Doyle est assis à un bureau au centrede la salle et tape frénétiquement sur le cla-

vier d’un MacBook connecté à un tableaublanc interactif fixé au mur, donnant auxélèves assis sur le sol face à lui une excel-lente vue de son écran. Doyle dispose desoixante secondes pour faire sortir unepetite bulle – un avatar chancelant habilléd’une cape bleue et d’un casque assorti –d’un labyrinthe en deux dimensions sansrencontrer les robots qui se multiplient.Pour gagner, il devra engloutir un certainnombre de points de récompense jaunes,façon Pacman.

“A droite ! A droite ! A droite !” crient lesélèves. Quelques-uns sont à genoux ettapent sur des claviers invisibles devant eux.“Combien de temps il me reste ?”“Treize secondes !”Doyle sourit. “J’ai tout mon temps.”“Droit au but ! Droit au but ! Al, cours droitau but !”

Et tandis que le compte à rebours ar -rive à sa fin et que les élèves hurlent, lepetit personnage bleu de Doyle dépasseun dernier angle, laisse passer un robot serue vers la sortie du labyrinthe alors qu’illui reste moins de deux secondes. Unchalut enthousiaste soulève alors la salle.Des acclamations se font entendre. Despoings se lèvent. Plusieurs prennent desnotes sur leurs feuilles. Doyle se laisse allercontre sa chaise. A-t-il enseigné quelquechose ? Ont-ils appris quelque chose ? Celadépend vraiment de la manière dont onenvisage l’enseignement et l’apprentis-sage. Que se passerait-il si les enseignantsabandonnaient les vestiges de leur passé

pédagogique ? Si le haut débit et cetteconnexion permanente qui alimententnotre monde devenaient la base, le fon-dement même de l’apprentissage de nosenfants ? Et si, au lieu d’envisager l’écolecomme nous l’avons toujours fait, nous lavoyions comme nos enfants la rêvent,comme un grand jeu vidéo captivant ?

C’est une proposition radicale. Mais àune époque où tout ou presque se télé-charge et se remixe, où les enfants sontsouvent plus doués que les adultes autourd’eux dans le domaine du numérique [voirCI n° 1044, du 4 novembre 2010], il n’estpeut-être pas si fou de penser que lesécoles puissent essayer de changer noscertitudes sur la manière d’intéresser etd’instruire ces enfants. Si Quest to Learnest unique, ce n’est pas tant parce quel’école est remplie d’ordinateurs ni mêmeparce qu’elle se présente expressémentcomme un foyer pour “les enfants de l’èrenumérique”, mais plutôt parce que l’idéeest venue de Katie Sälen, une créatriceprofessionnelle de jeux vidéo. Comme denombreuses personnes qui s’intéressentà l’éducation, elle a passé beaucoup detemps à se demander s’il existait un moyende rendre l’enseignement à la fois plus per-tinent pour les élèves et mieux adapté aumonde au-delà de l’école. Et selon elle, laréponse se trouve dans les jeux.

Quest to Learn s’articule plus particu-lièrement autour de l’idée selon laquelleles jeux vidéo font partie intégrante de lavie des enfants d’aujourd’hui et que, à

Formation

Quand le numérique révolutionne les méthodes éducatives

Initiative

L’école dont vous êtes le héros

� La génération actuelled’écoliers baigne dans les nouvelles technologies. Pourtant, elles sont encore très peu utilisées dans l’enseignement. Un nombre croissant depédagogues travaillent à réduire ce décalage et proposent des projetsà la pointe de l’innovation.

Page 47: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

mesure que leur vitesse et leur potentielse développent, ils constituent des outilsde plus en plus puissants pour l’explora-tion intellectuelle. Katie Sälen, professeurde design et de technologie à Parsons theNew School for Design, dirige égalementun organisme de recherche, Institute ofPlay, qui étudie les liens entre le jeu et l’ap-prentissage. En collaborant avec RobertTorres, spécialiste de l’apprentissage, ainsiqu’avec une petite équipe de concepteursde jeux et de programmes éducatifs, Sälena passé deux années à préparer Quest toLearn, avec le concours de l’association deréforme de l’éducation New Visions forPublic Schools. Son travail est financé parune bourse de recherche accordée par lafondation MacArthur, qui a investi 50 mil-lions de dollars [35,6 millions d’euros] dansdes initiatives menées dans tous les Etats-Unis et destinées à explorer les possibili-tés offertes par les outils numériques dansl’enseignement.

Des cours interdisciplinairesQuest to Learn entame désormais sadeuxième année, avec environ 145 élèvesrépartis en deux niveaux [équivalents dela 6e et de la 5e], tous admis par tirage ausort dans le district. L’établissement fonc-tionne avec un budget d’école publique,mais reçoit également des aides supplé-mentaires, notamment de la part de la fon-dation MacArthur et de la fondation Billand Melinda Gates. C’est donc une expé-rience éducative bien financée et attenti-vement surveillée.

Sälen et Torres sont à l’avant-garded’un petit groupe de plus en plus influentde spécialistes de l’éducation qui estimentque l’école pourrait et devrait être plusparticipative, plus captivante, mais aussiplus amusante, bref ressembler davantageà un jeu. De fait, une fois que les concep-teurs de jeux y ont travaillé, un cours neressemble plus du tout à un cours. Ildevient une quête. Même si les élèves del’école sont soumis aux exigences habi-tuelles de l’étude des bases de l’algèbre, dela physique élémentaire, des anciennescivilisations et de l’écriture, ils y travaillentdans le cadre de cours interdisciplinairesavec des intitulés comme Codeworlds[Mondes codés] – un mélange de maths etd’anglais –, où les quêtes requièrent desaptitudes liées à différents domaines. Lesélèves ont, par exemple, été invités à éta-blir un budget et à proposer des conceptscommerciaux pour Creepytown, une com-munauté virtuelle, ou encore à concevoirdes projets architecturaux pour un villagepeuplé de petites créatures maladroitesappelées les Troggles. Certains aspects duprogramme de l’école sont familiers – lec-ture obligatoire tous les soirs, séries heb-domadaires de lecture-compréhension,quantité de travaux avec papier et crayons –tandis que d’autres sont loin de l’être. Lesélèves de Quest to Learn enregistrent despodcasts, filment et montent des vidéos,jouent aux jeux vidéo, écrivent des blogsprolifiques et reçoivent, à l’occasion, desmessages vidéo d’extraterrestres.

Ils passent également un temps consi-dérable à créer leurs propres jeux. Ilsconçoivent parfois des jeux de société avecdes cartons, des feutres et un volumeinimaginable de ruban adhésif mais, le plussouvent, ils inventent des jeux sur ordi-nateur. La théorie de Sälen est la suivante :concevoir un jeu – même le type de jeuxsimples que peut concevoir un enfant de11 ans – équivaut à construire un mini-monde, un système dynamique gouvernépar une série de règles, plein de défis,d’obstacles et d’objectifs. La conceptionde jeux, dans ce qu’elle a de meilleur, peutêtre un exercice interdisciplinaire faisantappel à de multiples aptitudes, comme lesmathématiques, la rédaction, l’art, la pro-grammation informatique, le raisonne-

ment déductif et la pensée critique. Si lesenfants sont capables de concevoir et decomprendre des jeux qui fonctionnent, ilest possible qu’un jour ils comprennentet conçoivent des systèmes qui fonction-nent. Et le monde regorge de systèmescompliqués.

Sälen a 43 ans, des cheveux roux, unsens de l’organisation à toute épreuve etdes vêtements excentriques. Peu de gensverraient en elle un prophète en matièred’éducation. Mais les élèves de Quest toLearn l’adorent. Contrairement à la plu-part des représentants de l’autorité qu’ilsconnaissent, elle fait des merveilles avecGuitar Hero [un jeu musical] on l’a mêmevue jouer sur sa console Nintendo DSidans le métro.

Dans l’esprit de Sälen, un jeu n’est riend’autre qu’une “expérience conçue”, danslaquelle un participant est incité à parve-nir à un but en évoluant dans un systèmeimposé, avec ses limites et ses règles. Ence sens, l’école elle-même n’est qu’unegigantesque expérience conçue. Elle peutdonc être regardée comme le plus grandjeu, le jeu le plus important, auxquels lesenfants auront à jouer. A cette fin, Questto Learn emploie trois concepteurs de jeux,à plein-temps, qui aident les onze ensei-gnants de l’école. Sälen a donc tendance àparler de l’école moins comme “école” quecomme un “espace d’apprentissage”, un

“espace de découverte” ou parfois un “espacede virtualités”. Elle et ses collègues sontpénétrés de l’idée selon laquelle la tech-nologie influence l’apprentissage de lamême manière qu’elle a influencé presquetous les aspects de notre vie : elle fait tomberles murs entre les différents espaces. Qui-conque a déjà lu ses mails aux toilettes peuten prendre conscience, ce qui ne se passaitauparavant que dans un espace dédié seproduit désormais presque partout. C’estce qui a révolutionné le design, la commu-nication, la plupart des lieux de travail etparticulièrement la vie des enfants, qui seplongent quotidiennement dans de vastesréseaux sociaux et dans des réservoirs d’in-formations en dehors de l’école. Pourtant,de manière générale, les nouvelles tech-nologies ont à peine atteint l’éducationpublique. Sälen trouve que la structure tra-ditionnelle de l’école est “bizarre”. “Vousallez en cours de maths, c’est le seul lieu où ily a des maths, et vous êtes censé apprendre lesmaths uniquement dans ce seul lieu, s’étonne-t-elle. Mais le fait est que les enfants appren-nent beaucoup de choses intéressantes endehors de l’école. Nous sommes conscients dece point, nous essayons donc d’apporter ici cesavoir dans leur apprentissage.”

Bien que les dépenses de technologiepour l’éducation publique obligatoire aientaugmenté régulièrement au cours des vingtdernières années, les performances desélèves – telles qu’elles sont mesurées parles tests – se sont améliorées beaucoup plusrapidement. Dans le même temps, lesenfants font montre de capacités d’adap-tation exceptionnelles lorsqu’ils utilisentces outils en dehors de l’école. Ils créentdes vidéos sur Youtube, dirigent des ava-tars à travers des scénarios de jeux com-plexes, mixent de la musique, développentdes réseaux sociaux… tout cela pour arri-ver à l’école et trouver les téléphones por-tables interdits, l’accès à Internet limité etles ordinateurs à l’écart de la salle de classe.Michael H. Levine, qui dirige le Joan GanzCooney Center [ONG américaine qui pro-meut l’éducation des enfants à l’aide desmédias numériques], souligne cette inco-hérence. Même s’il existe des raisonsvalables de limiter la navigation sur Inter-net à l’école, il considère que ce n’est pasainsi que les élèves vont apprendre à vivreau XXIe siècle. Cela pourrait même créer unproblème plus important, celui de la per-tinence de l’enseignement.

D’après Levine, il faudrait cesser deporter un regard aussi critique sur lamanière dont les enfants utilisent ces outilset commencer à réfléchir sur le meilleurmoyen d’exploiter cette énergie afin de les

aider à progresser sur le plan scolaire. “Lesenfants sont littéralement imprégnés des outilsnumériques, qui sont présents partout dansleurs vies, à l’exception de leur environnementd’apprentissage”, remarque-t-il. Pour lui,une approche fondée sur les jeux commecelle de Quest to Learn est prometteuse,en partie parce qu’elle se fonde sur quelquechose que les enfants aiment déjà. Mais ilest prudent et pense tout de même qu’ilfaudra relever de “grands défis” avant quel’idée ne soit adoptée dans toutes les écolesdu pays. Il est évident que toutes n’aurontpas les fonds nécessaires pour se procurerdes tableaux interactifs, des ordinateursportables et des consoles PlayStation. Ilfaudra aussi résoudre le problème de la for-mation des enseignants, de la mise au pointdes programmes, de la détermination desméthodes d’évaluation, et décider dansquelle mesure l’importance accordée à lapensée systémique et aux facultés deconception utilisées dans l’apprentissagepar les jeux s’adapte aux normes habi-tuelles. Et il faudra encore convaincre lesparents. “Cela va probablement prendre uncertain temps, admet Levine. Mais je ne voispas d’autre choix possible. Ma vision, c’est quenous n’arriverons jamais à des performanceséducatives satisfaisantes si nous ne faisons rienpour améliorer l’implication des élèves.”

L’intensité d’une start-upEn observant les élèves et les enseignantsà Quest to Learn, j’ai souvent été frappéepar la situation financière enviable del’école, avec ses concepteurs de jeux, sesspécialistes des programmes et son tech-nicien à plein-temps qui pousse des cha-riots entiers d’ordinateurs portables dansles couloirs. L’école fonctionne avec l’in-tensité d’une start-up sous pression. Il estclair que l’équipe ne compte pas ses heures.Pourtant, même si Quest to Learn est un“espace de possibilités” – une sorte de labo-ratoire pour l’avenir de l’enseignement –,on comprend bien que ces possibilités sem-blent hors d’atteinte pour un éducateur quitravaille dans une école plus classique,manquant de moyens et en sous-effectif.

Néanmoins, grâce à l’intérêt grandis-sant du gouvernement fédéral et des fon-dations d’entreprises pour l’innovation, ilpourrait être envisageable de mettre enplace l’enseignement par les jeux, mêmemodestement, dans davantage d’écoles.Mais pas avant que son efficacité n’ait étéavérée. D’après Elisa Aragon, la directriceexécutive de l’école, les élèves de Quest toLearn qui ont passé les tests standardisésrequis au niveau fédéral au printemps der-nier ont obtenu des résultats en moyenneidentiques à ceux des autres enfants du dis-trict. Valerie Shute, spécialiste de l’évalua-tion dans le département des systèmeséducatifs d’apprentissage et de psycholo-gie à l’université d’Etat de Floride, travaillesur un projet financé par la fondationMacArthur pour développer et tester denouvelles méthodes d’évaluation adaptéesà Quest to Learn, afin d’observer les pro-grès dans des domaines comme la penséesystémique, le travail en équipe et la

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 47

“Apprendre en jouant : est-ce que les jeux vidéo peuvent transformerl’éducation ?” interroge The New York Times Magazineen couverture de son numéro du 19 septembre 2010.

Ce supplément du dimanche est consacré à des formesd’enseignement innovantes qui reposent sur les dernièresavancées technologiques.

“Ecrire, relire, préparer et enregistrerson podcast est un exercice aussi valable qu’écrire une rédaction”

� 49

Page 48: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 49: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

gestion du temps. Le gouvernementfédéral finance également une révision destests standardisés, qui entreraient envigueur pour l’année scolaire 2014-2015 etmettraient davantage l’accent sur les pro-cessus mentaux “d’ordre plus élevé” et lescapacités à résoudre les problèmes.

Actuellement, la technologie la plusinnovante de Quest to Learn est installéedans le coin d’une salle de classe et res- semble à un décor de théâtre avec beaucoupde câbles. C’est le SMALLab (“la boratoired’apprentissage en situation par l’art mul-timédia”), système aujourd’hui utilisé dansune poignée d’établissements et de muséesaux Etats-Unis. Créé par une équipe diri-gée par David Birchfield, artiste des médiasde l’université d’Etat de l’Arizona, c’est unenvironnement d’apprentissage en 3Dou, pour parler comme les designers, un“espace hybride entre réel et virtuel”. Coûtd’acquisition pour l’école : 18 000 dollars.

Une idée qui fait des adeptesLors des sessions SMALLab, les élèvestiennent des baguettes et des globes res-semblant à des spoutniks dont les mou-vements sont enregistrés par 12 camérasmontées sur des échafaudages et qui ontun effet immédiat sur l’espace de jeu.Celui-ci est délimité sur le sol par un ordi-nateur via un projecteur installé au pla-fond. Les élèves peuvent ainsi apprendrela chimie en poussant d’énormes molé-cules dans cet espace virtuel. Ils peuventétudier la géologie en construisant et endéplaçant des couches sédimentairesnumériques ou des fossiles sur le sol de laclasse. Quoique récent, le concept deSMALLab est déjà prometteur en ce quiconcerne l’amélioration de l’apprentis-sage. Birchfield et ses collègues expliquentqu’une étude à petite échelle de 2009 adémontré que les enfants de 14-15 ans endifficulté en sciences naturelles obtenaientdes notes significativement plus élevéesquand ils avaient également travaillé surSMALLab. Comme souvent avec les jeux,les éléments cognitifs à l’œuvre ne sontpas entièrement connus, mais intéressentbeaucoup un nombre croissant de spécia-listes de l’apprentissage. Les élèves ont-

Dossier techno

ils appris davantage en mêlant réel et vir-tuel parce que le procédé était plus concretqu’un cours classique ou qu’une expé-rience de laboratoire ? Parce que c’étaitplus convivial ou plus visuel ? Ou simple-ment parce que c’était nouveau et plusamusant pour eux ?

Des spécialistes du cerveau ont décou-vert que le fait de jouer à des jeux de tirsubjectif comme Call of Duty semble bienavoir des effets bénéfiques sur le plan neu-rologique, comme l’amélioration de lavision périphérique et la capacité à seconcentrer. Il a également été démontréque ce type de jeux améliore ce que l’onappelle l’intelligence visuospatiale –  lacapacité à faire tourner un objet dans satête par exemple –, qui s’avère être un élé-ment cognitif de base pour la compréhen-sion des concepts de la science et del’ingénierie.

Il n’est cependant guère surprenantque les personnes travaillant dans le do -maine des jeux et de l’apprentissage n’aientjamais eu l’idée de suggérer que les jeux detir étaient essentiels à la formation desfuturs chercheurs et ingénieurs. La ques-tion plus large du “transfert” est encoresujette à controverse : une aptitude déve-loppée par le jeu peut-elle réellement abou-tir à l’amélioration d’aptitudes dansd’autres domaines ? Nous commençons àpeine à démêler les mécanismes grâce aux-

quels les jeux vidéo peuvent avoir un effetsi puissant sur nous. Et, parmi ces méca-nismes, certains sont plus susceptibles qued’autres de faire progresser les objectifséducatifs nationaux.

Lorsqu’il s’agit d’attirer et de retenirl’attention des enfants, les concepteurs dejeux vidéo semblent être dans le vrai.James Paul Gee, professeur qui étudie l’al-phabétisation à l’université d’Etat de l’Ari-zona, s’est mis à s’intéresser aux jeux vidéoquand son fils a commencé à y jouer il y aquelques années. Il a depuis écrit plusieurslivres déterminants sur le potentiel desjeux vidéo à favoriser l’apprentissage. “Unjeu n’est rien d’autre qu’une série de problèmesà résoudre”, affirme Gee. Sa conceptionpousse souvent les joueurs à explorer, àprendre des risques, à jouer un rôle et àélaborer des stratégies –  en d’autrestermes, à utiliser le contenu informatif dujeu. Gee répète depuis des années quenotre définition de l’alphabétisation doitêtre élargie pour suivre l’air du temps. Làoù un livre apporte des connaissances, unbon jeu peut non seulement fournir desconnaissances, mais aussi une expériencepour résoudre des problèmes à l’aide deces connaissances.

Doucement, cette idée fait des adeptes,parfois inattendus. Sandra Day O’Connor,ancienne juge de la Cour suprême, aujour-d’hui retraitée, a récemment lancé un

site Internet baptisé iCivics qui proposeune série de jeux interactifs conçus pouranimer et remettre au goût du jour l’artperdu de l’instruction civique. E. O. Wilson,biologiste de l’évolution renommé à Har-vard, apprécie les jeux vidéo pour leur apti-tude à immerger et à défier les joueurs dansdes univers virtuels aux couleurs vives. “Jepense que les jeux vidéo sont l’avenir de l’édu-cation”, a-t-il déclaré l’année dernière, lorsd’un entretien avec le concepteur de jeuxWill Wright [créateur surtout célèbre àl’échelle mondiale pour sa série de ludicielsLes Sims, il est également auteur de Spore,un jeu fondé sur le principe de l’évolutiondu vivant].

Dans un discours prononcé en 2009, àla veille de l’ouverture du sommet du G20,Eric Schmidt, directeur général de Google,a fait part de son approbation tacite, sug-gérant que le fait de jouer à des jeux vidéo,et plus particulièrement aux jeux mul- tijoueurs en ligne, encourageait la collaboration, et que cette collaborationencourageait à son tour l’innovation – cequi en fait un bon entraînement pour unecarrière dans la technologie. “A l’avenir, toutce qui est en ligne ressemblera à un jeu multi-joueur, affirme Schmidt. Si j’avais 15 ans,c’est ce que je ferais en ce moment même.”

Plus besoin d’apprendreOn en revient donc au débat sur ce quesont les “aptitudes du XXIe siècle”. Com-ment les écoles peuvent-elles parvenir àenseigner les nouvelles technologies sansoublier les médias plus anciens ? Un après-midi, à Quest for Learn, je me suis assiseavec Al Doyle dans un bureau vide. Doylen’a donné le cours Sports for Mind quependant quelques mois, mais cette expé-rience l’a conduit à penser différemmentl’enseignement que devrait proposerl’école. Ses élèves étaient alors en train deconcevoir des jeux sur ordinateur en 3D etfinissaient à peine une unité sur les pod-casts. “Il y a dix ans, il aurait fallu une semainepour que les enfants comprennent la différenceentre ‘enregistrer’ et ‘enregistrer sous’. Aujour-d’hui, je leur montre GarageBand – un séquen-ceur audionumérique produit par Apple – et,cinq minutes plus tard, ils enregistrent

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 49

360 ans de technologie dans les écoles américaines (1)

A l’époque de la colonisation britannique, les écoliers utilisent des tablettes de bois sur lesquelles sont gravées les leçons.

Abécédaire Ancêtre du projecteur de diapositives, la lanterne magique projette des images peintes sur des plaques de verre. Vers 1918, les écoles de Chicago possèdent quelque 8 000 plaques.

ArdoisePeut-être l’objet le plus longtemps en usage dans l’enseignement américain, il est resté un outil standard jusqu’à l’ère informatique.

Tableau noir

189018701650 (environ)

Lanterne magique Très utilisée

tout au long du XIXe siècle, elle a, selon les dires d’un

directeur d’école de Boston, l’avantage de pouvoir faire “disparaître tout souvenir décourageant”.

Que serait Quest to Learn,cette école ouverte sur le futur,sans un site Internet exhaustif ? Sur http://q2l.org, retrouvez toutesles informations ainsi que des photos et autres documentsrelatifs à cette école pas ordinaire.

47 �

� 50

Page 50: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

et mixent des sons.” Doyle est arrivé àla même conclusion que d’autres avant lui :quelle que soit l’habileté de ses étudiantsdans le monde numérique, elle ne leur a pasété enseignée, du moins pas par les adultes.

C’est peut-être là qu’est la révolution.Comme Doyle s’en est aperçu, son rôleévolue  : il n’enseigne plus, il facilite, ilconstruit sur des bases qui ont été acquiseshors de l’école. Il évoque toute cette éner-gie gaspillée à apprendre des choses dontles élèves n’ont plus vraiment besoinaujourd’hui. Pourquoi retenir les noms des50 Etats américains et de leurs capitales ?A quoi bon, à l’ère de Google et des ordi-nateurs de poche, retenir quoi que ce soit ?“Ecrire à la main ? C’est une aptitude duXXe siècle”, assène Doyle. Réalisant que sespropos semblent très radicaux, il lesnuance : les enfants doivent apprendre àécrire, mais savoir utiliser un clavier estbien plus important [voir p. 56]. Il enrevient aux podcasts, expliquant que,l’élève devant écrire, relire, préparer etenregistrer son podcast, “c’est un exerciceaussi valable que d’écrire une rédaction”.

Du labyrinthe à l’architecture“Nous avons le sentiment de préparer cesenfants à être des producteurs de médias– qu’ils deviennent graphistes, ingénieurs vidéo,journalistes, éditeurs, responsables de la com-munication, blogueurs, ou autre chose. L’ob-jectif, c’est qu’ils soient à l’aise pour s’exprimeravec n’importe quel outil, que ce soit la vidéo,l’audio, les podcasts, l’écriture, la parole ou lesanimations. La conception de jeux vidéo estune plate-forme sur laquelle nous pouvons lesattirer parce que c’est le monde dans lequel ilsvivent. Les jeux vidéo comptent plus pour euxque les films, la télévision classique ou le jour-nalisme. C’est leur média. Les jeux sont lerock’n’ roll de cette génération.”

Dès qu’on passe du temps dans un col-lège – même dans un établissement trèsinnovant comme Quest to Learn –, uneévidence apparaît immédiatement : avoir11 ans est un art éternel. Il y a peu dechoses que l’on aime faire calmement à cetâge. Un matin, au début de son cours, unDoyle passablement énervé essaie de sefaire entendre au milieu du vacarme :

Dossier techno

1900 1905 1925 1950

360 ans de technologie (2)

CrayonA la fin du XIXe siècle, les papiers et crayons, produits en masse, deviennent plus facilement accessibles et remplacent progressivement l’ardoise.

Casque de laboratoire de langueDes théories affirment que les élèves apprennent mieux les langues par les exercices et la répétition : les écoles installent donc des cabines équipées de casques et de magnétophones.

New York est la première ville à utiliser la radio pour diffuser des cours dans les écoles. Vingt ans après, des “écoles par les ondes” émettent pour des millions d’élèves américains.

Radio

La Keystone View Company commence à commercialiser des stéréoscopes – appareils de vision en trois dimensions – pour les écoles, avec des séries éducatives contenant des centaines d’images.

StéréoscopeC’est le cousin du projecteur de cinéma. Thomas Edison prédit que, grâce aux images projetées, “les livres seront bientôt obsolètes dans les écoles”.

Projecteur de film fixe

Adressez-vous à n’importequel adulte satisfait de sa vie,quelle que soit sa situation,et demandez-lui si un de ses professeurs l’a marqué : vous verrez un visage s’illuminer. Le facteur humain, rapportmagique s’il en est, est au cœur d’un enseignementfructueux – et ce n’est pasquelque chose qui se met en équation. Si vouscontinuez d’interroger un de ces visages radieux,vous pourrez aussi fairerevenir le souvenir d’unenseignant particulièrementmédiocre. La magie de l’enseignement est une belle notionromanesque, mais toute magie, on le sait, a son versant noir.Nous voilà bienembarrassés : commentutiliser les technologies de traitement des données,les outils statistiques et la mise en réseau pouréclairer les esprits sans pour autant obscurcir cette magie ? L’enjeu n’estpas seulement pratique : il touche au cœur de nosaspirations d’êtres humains.Quand on fait carrière dans l’informatique, on finitpar voir le monde en termesinformatiques. L’argent, par exemple, n’est plus une réserve de valeur, maisune forme de présentationde l’information. Cette façon de voir ne cessede se généraliser à mesure

que les individusfréquentent de plus en plusl’ordinateur. Elle a certes ses moments de gloire, mais cette conceptioninformatique des chosespeut aussi êtreantiromanesque au possible.L’éducation, dans son sens le plus large, accomplit ce que la génétique ne faitpas. Elle filtre et transmetpour toujours les souvenirs,les idées, les identités, les cultures et lestechnologies. Les hommestraitent et transfèrent de l’information degénération en génération,créant une intelligencelongitudinale qui n’a pasd’égale sur terre.Ce qui m’inquiète le plus,c’est la philosophie qui sous-tend les objetstechnologiques. Certainesdes meilleures productionsde la technologie actuelle, à l’école comme dans les autres champs de la vie,contiennent commemessage implicite l’idée

que nous comprenons le cerveau et sonfonctionnement, ce qui est faux. Nous ignoronscomment le cerveau codel’information ; nous ignoronscomment les neuroneseffectuent un raisonnement.Cette idée hypnotiqued’omniscience pourrait bientuer la magie de l’enseignement, en raison de l’abandon avec lequel nous laissons des ordinateurs conduirenotre cerveau.On peut voir cettephilosophie à l’œuvre chez les élèves lorsqu’ilsfabriquent leurs devoirsécrits comme des patchworks, à partir de fragments trouvés en ligne, au lieu de réfléchir et de les composer eux-mêmes sur un écranvierge. Le problème en l’occurrence n’est pas que ces étudiants soientdevenus plus paresseux ou qu’ils apprennent moinsde choses. C’est qu’ilspuissent en arriver à se concevoir comme de simples relais au seind’une structure numériquetranspersonnelle. Ce processus s’accompagned’une perte fondamentale,celle de l’auto-invention du cerveau humain.Si les élèves n’apprennentpas à penser, ils ne tirerontrien de l’information, aussi large que soit leur accès à celle-ci.

Je suis un homme de technologies, et mon premier réflexe est de vouloir résoudre ce problème par le biaisd’une technologie améliorée.Cependant, si nous nousdemandons ce qu’est la pensée, pour nousinterroger ensuite sur lesmoyens de favoriser cettepensée, nous aboutissons à une réponse aussistupéfiante que terrifiante :nous n’en savons rien.Alors que la technologie esten règle générale le moteurqui nous fait avancer, elle risque aujourd’hui de nous faire sombrer dans la léthargie hypnotiquede l’autosatisfaction.L’éducation peut êtrenumérisée, analysée,optimisée et mise en équation, ou postée sur Twitter. Cependant, elle ne peut véritablement se perpétuer que si chaquecerveau apprend às’inventer. Or ce processuséchappe à l’informatisation,puisqu’il échappe à notre compréhension. Car l’apprentissage est par essence un bond dans l’inconnu.Jaron Lanier*, The NewYork Times (extraits), Etats-Unis* Architecte informatique chez Micro-soft Research, Jason Lanier est consi-déré comme l’un des pionniers de laréalité virtuelle. Son dernier ouvrageparu s’intitule You Are Not a Gadget[“Vous n’êtes pas un gadget”, KnopfPublishing Group, non traduit enfrançais].

Contrepoint

Ne laissons pas la technologie nous ramollir les neurones !

49 �

� 52

50 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

JON

ATH

AN S

PRAG

UE/

RED

UX

Page 51: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 52: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

“Je ne voudrais vraiment pas vousdéranger en vous demandant de vous asseoirsur vos chaises.” Dans le bref silence qui suit,il annonce que chaque élève devra conce-voir un jeu qui se déroule soit dans un laby-rinthe, soit dans une pyramide, soit dansune grotte, en lien avec son travail sur l’ar-chitecture antique. Pour cela, ils utilise-ront Gamestar Mechanic, une plate-formede création de jeux en ligne qui a été déve-loppée par Katie Sälen et son équipe, et quidevrait bientôt être commercialisée. Laplate-forme permet à ses utilisateurs d’ap-prendre à concevoir un jeu sans avoirbesoin de connaître un langage de pro-grammation.

“L’apprentissage par l’échec”Assis face à leurs ordinateurs, les enfantscommencent à créer leurs jeux à partird’une page blanche. Ils créent les limites,les chemins et les obstacles en faisant glis-ser et en déposant de petits cubes à partirdu menu. Ils optent pour un petit person-nage animé comme protagoniste du jeu. Ilschoisissent les ennemis et définissent lesschémas selon lesquels ils vont parcourirl’écran. Ils écrivent le texte qui présente lejeu et celui qui apparaîtra quand un joueuratteindra un nouveau niveau. Ils ajoutentune série de récompenses et de handicaps.Si le jeu leur semble trop facile, ils le com-pliquent. S’il leur semble trop difficile, ilsle simplifient. C’est un exercice qui paraîtsimple, mais le défi est évident.

Ce soir, en guise de devoirs, ils devrontjouer aux jeux des autres et rédiger des cri-tiques constructives. Dans la classe,presque tous les élèves ont le même objec-tif suprême : créer un jeu difficile qu’on adu mal à réussir mais qu’on a encore plusde mal à quitter.

Lorsque l’on commence à le déchiffrer,le langage des joueurs est celui des bat-tants. Les personnes qui jouent aux jeuxvidéo parlent avec enthousiasme de “passerau niveau supérieur” et visent toujours lecoup parfait. Le simple fait de finir un jeu,même supposé simple, peut prendrequinze heures ou plus, et implique presquetoujours des échecs – beaucoup d’échecs.C’est un concept que Will Wright a baptisé

Dossier techno

“l’apprentissage par l’échec”, au cours duquell’échec est court, surmontable, souventmotivant et donc pas décourageant. Un jeubien conçu n’est, par essence, qu’une suc-cession de retours d’expérience sur le courtterme, fournissant fréquemment de petitesévaluations. Ce qui, au final, est peut-êtreplus acceptable et plus instructif pour quel-qu’un qui essaie d’apprendre. D’aprèsNtiedo Etuk, directeur général de TabulaDigita, qui conçoit des jeux sur ordinateuraujourd’hui utilisés dans près de 1 200 écolesdans tout le pays, les enfants qui s’obsti-nent à jouer à un jeu appliquent un idéaléducatif précieux. “Ils jouent cinq minutes et

perdent, explique-t-il. Ils jouent dix minutesde plus et perdent à nouveau. Ils y retournentet essaient une centaine de fois. Ils échouerontjusqu’à ce qu’ils gagnent. L’échec dans un envi-ronnement scolaire est déprimant. L’échec dansun environnement ludique est plaisant. C’estextrêmement stimulant.”

Au printemps dernier, je me trouvaisdans une salle de classe du Urban Assem-bly Institute of Math and Science for YoungWomen, collège public de Brooklyn réservéaux filles, en compagnie de Jann Plass, pro-fesseur de communication et de techno-logie éducatives à l’université de NewYork, qui menait là des recherches avec

quelques étudiants de troisième cycle.Plass travaille au Games for Learning Ins-titute, organisme dirigé par Ken Perlin,professeur d’informatique à l’universitéde New York, qui se consacre à la re -cherche des particularités qui rendent lesjeux si hypnotiques et efficaces pour l’ap-prentissage.

Nous regardions des jeunes filles âgéesde 11 à 14 ans jouer à un jeu de maths relati-vement simple sur des ordinateurs. Ellesjouaient par deux et résolvaient des équa-tions pour marquer des points. Pendant toutce temps, les caméras intégrées aux ordina-teurs filmaient leurs conversations et leurs

visages tandis qu’un logiciel sui-vait leurs mouvements dans

le jeu. Plass et son équipe derecherche espéraient dé -couvrir – grâce à ces don-nées collectées dans 12établissements de NewYork – si les enfants ap -

prenaient mieux en jouantseul ou à plusieurs.

Deux jeunes filles parlaient et mon-traient l’écran. “Elles passent du temps à dis-cuter pour savoir comment résoudre leproblème, dit Plass à voix basse. Il est pos-sible qu’elles en résolvent moins de cettemanière. Mais la question pour nous est desavoir si la conversation les aide à apprendreou si elles progresseraient davantage en pra-tiquant plus. Le discours permet-il un meilleurtraitement de l’information ?” Une telle ques-tion est évidemment aussi vieille queSocrate et absolument pas limitée à l’ap-prentissage par les jeux. Mais dans lamesure où les jeux vidéo conçus par Plasset son équipe permettent d’enregistrer etd’étudier la prise de décision des élèvesseconde par seconde, ils proposent ce quisemble être une possibilité unique de scru-ter le processus cognitif. Plass explique quece qu’ils étudient, c’est le fondement scien-tifique de la concentration – un phéno-mène physiologique connu sous le nomd’“expérience optimale”.

Ces travaux n’en sont, pour la plupart,qu’à leurs balbutiements. Certes, les neu-rologues ont lié le fait de jouer aux jeuxvidéo à la production de dopamine, puis-

sant neurotransmetteur essentiel au méca-nisme cérébral de récompense et dont onpense qu’il favorise la motivation et lamémorisation (ainsi que les comporte-ments addictifs, malheureusement). Tousces éléments pourraient permettre dedéterminer quel type de jeu utiliser, à quelmoment et comment pour améliorer l’ap-prentissage des enfants.

Imaginer le futurUn jour, l’hiver dernier, je regardais lesélèves de Quest to Learn jouer avec un outiltechnologique un peu différent – le réseausocial en ligne de l’école. Récemmentconçu par Sälen et son équipe, il est ouvertaux élèves, à l’équipe enseignante et auxparents. Le réseau, baptisé Being Me [Etremoi], ressemble à un Facebook pour débu-tants. Dans les semaines à venir, essen-tiellement dans les cours de bien-être del’école, les élèves apprendront à marquerdes photos, à mettre à jour leur statut, àreconnaître le travail des autres, à com-menter intelligemment les billets postéssur les blogs et à naviguer dans les eauxtroubles de l’amitié virtuelle. C’est là unautre effort de l’école pour s’intéresser auxactivités que les enfants pratiquent déjà àl’extérieur et les aider à les mener de ma -nière plus réfléchie et plus volontaire, àreconnaître à la fois leur rôle et leurinfluence au sein d’un système plus large.

J’observe Akahr, un enfant aux cheveuxlongs, en train de compléter son profil surBeing Me et de réfléchir un moment à lapremière mise à jour de son profil. Leréseau est conçu pour que chaque mise àjour commence par les mots “Actuellement,je…”, après quoi les élèves peuvent choi-sir parmi une série de verbes et de com-pléments dans des menus déroulants.Akahr clique sur le menu et réfléchit à seschoix. Dans la classe, certains disent obser-ver des œufs, d’autres concevoir une sauceau soja, “lire des paillettes” ou chercher Paris.Est-ce de l’apprentissage ou de l’amuse-ment ? Est-ce sérieux ou non ? Ou est-ilpossible que, d’une certaine manière, cesoit les deux à la fois ? Mot à mot, Akahrfait son choix : “Actuellement je… m’ima-gine… l’avenir.” Sara Corbett

Outil scolaire en coursd’expérimentation, SMALLab est une interface “de réalitéaugmentée” conçue par une équipede chercheurs américains. Elle permet aux élèves d’interagir

1958 19801972 1985

360 ans de technologie (3)

Au début des années 1960, il existe plus de 50 chaînes diffusant des émissions éducatives dans tout le pays.

Télévision éducative

En 1984, les écoles publiques américaines comptent en moyenne 1 ordinateur pour 92 élèves ; en 2008, on dénombre 1 ordinateur pour 4 élèves.

OrdinateurPlato Un seul CD-Rom peut stocker une

encyclopédie entière, ainsi que des vidéos et des fichiers audio.

Lecteur de CD-RomDes études montrent que la calculette améliore l’attitude des élèves à l’égard des mathématiques, mais les enseignants, craignant que cette machine ne nuise à l’apprentissage des bases, traînent les pieds pour l’adopter.

Calculette

avec un environnement mi-virtuel,mi-réel et peut être utilisée aussibien en sciences et technologiequ’en arts et littérature.http://emlearning.asu.edu/

50 �

52 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Page 53: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 54: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

54 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Des études montrent queles élèves à qui on a proposé des jeux interactifs pourexplorer une problématique ont de meilleurs résultats aux examens.

Nature Londres

N ous sommes en 2110 et le tauxde méthane dans l’atmosphèrea atteint un seuil critique. Vous

avez le choix entre plusieurs décisions :accepter le risque d’une catastrophe pla-nétaire et poursuivre l’extraction de cegaz afin de satisfaire les besoins en éner-gie d’une population toujours plus nom-breuse ; instaurer le principe d’un seulenfant par foyer pour réduire les de -mandes futures en énergie ; ou bien finan-cer un projet de recherche d’une durée dedix ans afin de trouver des solutions tech-niques. Ces options sur la politique àsuivre face au changement climatiqueconstituent l’élément central de Fate ofthe World, un jeu pour ordinateur sorti enoctobre. Au travers d’un “éventail inquié-tant de scénarios de réchauffement global”,les joueurs exploreront la géo-ingénierie,les sources d’énergie alternatives etd’autres solutions susceptibles de proté-ger la planète au cours des deux cents pro-chaines années. Au cours de la décennieécoulée, les éléments montrant que jouersur un ordinateur peut aider à l’appren-tissage scolaire se sont multipliés.

Des études et évaluations pédago-giques, réalisées par le ministère de l’Edu-cation britannique et une associationd’éditeurs de logiciels et publiées en 2006dans un rapport synthétique intitulé“Apprentissage illimité”, ont montré queles élèves dont les leçons comprenaientdes jeux interactifs s’impliquaient plusdans le contenu des cours et faisaientpreuve d’une meilleure compréhension

Dossier techno

des concepts que ceux qui ne bénéfi-ciaient pas de cette méthode ludique.Lorsque des jeux pour ordinateur étaientutilisés comme support, on constatait demeilleurs résultats aux examens. De nom-breux organismes se sont alors penchéssur l’apprentissage fondé sur l’usage del’ordinateur. C’est ainsi que sont nés, auRoyaume-Uni, le Futurelab de Bristol etle Serious Games Institute de l’univer-sité de Coventry.

Si les jeux informatiques parviennentà intéresser à ce point les élèves, c’estnotamment en raison de la façon dont ilssont conçus. Jane McGonigal, chercheuseet conceptrice de jeux à l’Institute for theFuture de Palo Alto, en Californie, et RalphKoster, auteur de A Theory of Fun for GameDesign (Paraglyph Press, 2004), décriventl’un et l’autre différents systèmes qui, dansles jeux, favorisent l’apprentissage. Cessystèmes comprennent les récompenses,les options permettant au joueur de navi-guer entre les obstacles d’une façon per-sonnelle, les possibilités de testerdifférentes hypothèses et d’échouer dansun espace sans danger, l’avancée itérativefondée sur les décisions antérieures et les

rie d’énergie. Un autre exemple est fournipar le jeu pour PC Climate Challenge (sortien 2007 chez Red Redemption), danslequel étaient également intégrés des scé-narios basés sur des recherches scienti-fiques. Ce titre a attiré plus d’un millionde joueurs et a ouvert la voie à Fate of theWorld chez le même éditeur.

La multiplicité des médias peut amé-liorer encore la mécanique ludique. Lacommunauté des jeux de réalité alterna-tive captive son public en intervenant au-delà des frontières du jeu lui-même,adressant aux joueurs courriels, messagesinstantanés ou textos. Ses membres inves-tissent l’environnement physique d’uneville entière au moyen de campagnesd’affichage, d’événements en direct et depublicités dans les journaux et magazines.Ils créent des blogs, des journaux vidéo etdes sites web afin d’accentuer encore l’im-pression d’immersion que ressentent lesjoueurs.

Cette approche multimédia a été uti-lisée dans Routes, d’Oil Productions, qui,de janvier à mars 2009, explora la géné-tique au moyen de vidéos, de récits et dejeux en ligne traditionnels. L’initiativefut couronnée par un prix. Après avoirenregistré plus de 500 000 visiteurs et4 millions de parties jouées pendant lapériode de trois mois où le jeu fut pré-senté en direct (675 000 spectateurs et21 millions de joueurs fréquentent le siteweb qui lui est depuis consacré), sa for-mule à succès a été reprise par ses spon-sors, Channel 4 Education et le WellcomeTrust, pour d’autres campagnes du ser-vice public à destination des adolescents.L’une d’entre elles utilise Ada, un jeud’énigmes et d’exploration toujours endéveloppement, rappelant un peu TombRaider, qui incite les filles à choisir descarrières scientifiques, et SuperMe, un jeusorti en juillet dernier qui vise à affermirla confiance en soi des jeunes gens.Aleks Krotoski

Et si les jeux vidéo étaient unexcellent média journalistique ? C’est la proposition audacieuse de Ian Bogost, de Simon Ferrari et de Bobby Schweizer, chercheursau Georgia Institute of Technology et coauteurs du livre Newsgames:

1999 2005 2006 2010

360 ans de technologie (4)

Réinventé, le tableau traditionnel est doté d’un écran blanc tactile relié à un projecteur et à un ordinateur.

Tableau blanc interactif

Source : “The New York Times”

Les créateurs de ce petit ordinateur veulent fournir “un portable à chaque enfant” et le vendre 200 dollars pièce dans les pays en développement.

Portable XOL’ardoise scolaire revisitée. Est-ce la fin du livre de classe ?

iPadCet appareil permet aux enseignants de sonder ou de tester leurs élèves et de recueillir les résultats en temps réel.

iClicker

Journalism at Play (MIT Press, non traduit en français). Ils y présentent notamment plusieursludiciels qui permettent de décrypterl’actualité en interagissant avecl’information ou en recréant desévénements (http://mitpress.mit.edu)

défis consécutifs qui se présentent selonun ordre logique. Ces règles rappellent denombreuses caractéristiques de l’investi-

gation scientifique.Le public potentiel pour detels jeux est vaste : les deuxtiers des foyers américainsjouent à des jeux sur ordi-nateur ou à des jeux vidéo,et un tiers des habitants duRoyaume-Uni se considè-rent comme des joueurs.Pourtant rares sont les jeuxéducatifs sérieux qui en -gran gent des profits – la

plupart dépendent de finance-ment de la part d’organismes

officiels, de médias ou d’orga-nismes caritatifs promouvant la science. Renforcer l’attrait et l’efficacité des jeuxéducatifs exigera de meilleurs produits etun marketing ciblé. L’expérience ludiquedoit être immersive, cohérente et crédible.Les jeux ne doivent pas traiter le joueuravec condescendance ni aller plus vite quelui. Ils doivent dépasser “le problème duclown dansant” dans lequel les élèves sontéblouis par les versions numériques dequestionnaires impromptus, mais neretiennent pas les connaissances que lesréponses fournissent.

Un nombre croissant de jeux pourordinateur parviennent désormais àl’équilibre souhaitable. On pourrait citercomme exemple World Without Oil, deMcGonigal, conçu en collaboration avecKen Eklund, un jeu décrit comme efficaceet drôle par les éducateurs et le milieu desjoueurs. Présenté d’abord sous formed’expérience interactive en ligne pendantplusieurs semaines, en 2007, il faisaitappel à des prévisions réalistes concer-nant notre planète et demandait auxinternautes de collaborer à des solutionset de décrire des expériences de vie futurefondées sur leurs pronostics concernantla raréfaction des carburants et la pénu-

BEN

JAM

IN IN

NES

, SPE

NC

ER R

ESEA

RCH

LIB

RARY

, ALL

ISO

N V

. SM

ITH

, WIL

LIAM

P. O

’DO

NN

EL/T

HE

NEW

YO

RK T

IMES

SYN

DIC

ATE

Concepts

Des jeux pour mieux comprendre

Page 55: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 56: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

56 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Le clavier a détrôné le stylo et le caractère d’imprimeriel’écriture cursive, ce qui n’estpas sans conséquences sur notre vie sociale et sur notre façon de percevoirles informations.

Toronto Star (extraits) Toronto

L es liasses de feuilles tenues pardes élastiques craquelés sontempilées dans une vieille boîte

à chaussures glissée sous le lit. Sur dupapier à lettre fleuri s’enlacent les pleinset les déliés d’une écriture enfantine, celled’un ami d’enfance jamais revu. En un clind’œil, j’ai à nouveau 12  ans. L’écrituredroite et biscornue de mon père est bleue,comme ses yeux, jaillissant d’une photo defamille. Enfant, j’étais aussi heureuse d’êtreparvenue à la déchiffrer que d’avoir rem-porté le sprint lors de la journée d’athlé -tisme de l’école.

L’écriture transmet beaucoup plus quele sens des mots. Malheureusement, lacursive, qui lie les lettres dans un mouve-ment rapide et fluide, est aujourd’hui envoie de disparition. Les gamins sont desvirtuoses du texto : leurs doigts volent surle clavier comme ceux de Rachmaninovsur le piano. Mais donnez-leur un stylo, etils écriront en script [c’est-à-dire en tra-çant des lettres hachées dont le tracé imitemaladroitement celui des caractères typo-graphiques].

“On peut le déplorer, mais la lettre d’im-primerie, c’est l’avenir”, assène David Booth,enseignant de longue date, spécialiste del’alphabétisation et professeur à l’univer-sité de Toronto. “Beaucoup de gens s’accro-chent à de vieilles lunes et à l’idée que nousreviendrons à l’écriture d’antan. Mais non !”

Les raisons de la disparition de la cur-sive sont nombreuses. Dans l’Ontario, laplupart des enfants en apprennent le tracéà l’école élémentaire, avec des enseignantsqui n’ont pas reçu la formation pour lefaire, et peu d’entre eux bénéficient d’unepratique ou d’un soutien suffisant.

En 2006, les lycéens américains enpasse d’entrer à l’université ont apportéla preuve de ce déclin. Pour la dissertationdes examens de terminale, sur 1,5 millionde copies, 85 % étaient écrites en script.

Un cerveau qui évolueLes autorités de l’Ontario ne prennentpas en considération l’écriture lors desexamens officiels, mais les enseignantsconfirment cette tendance. Bien que le pro- gramme de la 5e à la 8e [du CM2 à la classede 4e en France] impose “une écriture lisible,en cursive et en script”, c’est en pratique auxenseignants d’interpréter cette directive.“Les devoirs rédigés en vraie cursive sontrares”, constate Nadia Bearcroft, directrice

Dossier techno

de la section d’anglais à la Sir WilliamMulock Secondary School de Newmarket.Et le seul fait d’entendre les mots “travailécrit” fait grimacer ses élèves : “Vous nevoulez quand même pas dire qu’on doitl’écrire à la main ?”

L’écriture cursive trouve ses racinesdans les civilisations grecque et romaine,mais son usage a considérablement variéau cours de l’histoire. Le fait de lier leslettres les unes aux autres avait des avan-tages (c’était plus rapide pour les scribes,et cela évitait les taches d’encre qui pou-vaient survenir lorsqu’on levait la plume)et changeait en fonction des conventionsstylistiques, du niveau d’éducation et descaractères psychologiques du scripteur. Lacursive a survécu à l’invention de l’impri-merie, puis à celle de la machine à écrire.De nos jours, certains enseignants, plusnombreux dans le privé que dans le public,exigent encore de leurs élèves cette écri-ture fluide et liée.

Chez moi, l’évolution de la graphiereflète les transitions de l’âge mieux qu’unecourbe de croissance. Mes rédactions de4e [équivalent du CM1] sont fleuries deboucles allongées et penchées et de G etde Q majuscules appliqués, ty piques d’unepetite fille de 9 ans fière de savoir appli-quer les règles. Puis, dans une parfaitesimultanéité avec l’âge de l’insolence, monécriture s’est faite toute droite et a briséses chaînes, remplaçant les boucles par desbâtons dénudés. Mais à la fin du lycée, elle

était devenue fonctionnelle et sans fiori-tures. Devant l’ordinateur, un besoin per-fectionniste de pinailler surgit à la secondemême où le mot apparaît à l’écran : lesfonctions “supprimer”, “insérer” et “re - tour arrière” sont les meilleurs amis detout rédacteur – mais elles peuvent aussil’engloutir comme des sables mouvants.Mon esprit, devenu adepte du couper-coller, a oublié qu’écrire à la main exigeorganisation, clarté et capacité à penserpar anticipation. C’est pourtant ainsi quej’ai écrit toutes mes dissertations à l’uni-versité. Mais plusieurs décennies de pra-tique du clavier d’ordinateur ont ramollices capacités mentales aussi bien que mesmuscles quinquagénaires.

Un spécialiste en neurosciences diraitque mon cerveau a évolué. Des recherchesrécentes ont révélé que cet organe estmalléable et évolue tout au long de la vieen fonction des stimuli qu’il reçoit : c’estce que l’on appelle la neuroplasticité [ouplasticité neuronale]. On pense ainsi queles adeptes des jeux vidéo ont demeilleures aptitudes spatiales. Le cerveaude la Net generation semble capable dechanger de tâche, de s’adapter et de syn-thétiser l’information plus rapidement.Si je retrouve une certaine liberté dansl’écriture manuscrite, mes enfants, nés àl’ère numérique, la trouveront sans doutedevant un clavier.

Il n’est pas facile de mesurer les consé-quences de l’écriture cursive sur la cogni-

Société

De la nostalgie des belles écriturestion, car elles sont liées à la façon qu’ontles enfants de traiter l’information, ainsiqu’aux nombreuses aptitudes nécessairesà la lecture et à l’expression écrite. Et cesconséquences sont beaucoup moins étu-diées que ces autres domaines.

Cependant, Norman Doidge, psychiatreet expert en neuroplasticité à Toronto,redoute que la disparition de la cursiven’aille de pair avec celle des aptitudescognitives que l’écriture manuscrite aideà acquérir. Si les enfants n’apprennent pasces mouvements, leur cerveau “se déve-loppera d’une façon différente, à laquelle per-sonne n’a vraiment réfléchi”. Pour NormanDoidge, la pratique de cet exercice com-plexe qu’est l’écriture cursive contribueaussi à l’acquisition d’une aisance dans laparole et la lecture. Pas du tout, répliquentdes spécialistes des neurosciences : si lacursive disparaît, ces compétences cogni-tives céderont simplement la place àd’au tres, comme cela a toujours été le casde puis que l’homme a laissé sa marque surla paroi d’une grotte.

Calligraphie et sentimentsDe mon côté, je regretterai moins les con -nexions neuronales que les connexionsentre les individus. Je m’en rends comptequand je retombe sur un mot écrit par magrand-mère, morte voilà près de vingt ans :son écriture vive, avec ses Y en tire-bou-chon et ses majuscules surdimensionnées,me ramène à l’âge de quatre ans, quandelle me prenait sur ses genoux.

Cette reconnaissance instantanée aété étudiée par le neurologue JasonBarton, titulaire de la chaire de recherchedu Ca nada à l’université de Colombie-Bri-tannique, dont le travail porte en particu-lier sur le rôle du cerveau dans la vision.Ses conclusions, fondées sur l’imageriecérébrale, montrent que nous reconnais-sons une écriture de la même façon quenous distinguons les visages, avec des réac-tions émotionnelles analogues.

Qui sait combien de temps cette boîteà chaussures restera sous mon lit ? Unechose est sûre : aucune nouvelle corres-pondance ne menace de la supplanter – etcela risque de durer. Aujourd’hui, le flotde papier est presque tari, alors même quemes enfants vivent ailleurs. Nous corres-pondons par texto, par messagerie ins-tantanée, par courriel, par téléphoneportable. C’est facile, immédiat, bon mar -ché et satisfaisant. Mais je ne peux plusreconnaître mon correspondant à cettefaçon unique qu’il a de caresser le papierde sa plume. Certes, le message électro-nique transmet l’information, et même lessentiments. Mais il ne serait pas conce-vable de les imprimer pour en faire desliasses tenues par des élastiques. Noussommes plus connectés que jamais, maisces connexions-là risquent fort de ne lais-ser aucune trace. Andrea Gordon

Page 57: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 58: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 59: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Pour alimenter ses usines de café soluble, Nestlé incite les caféiculteurs mexicains à cultiver du robusta. Mais ces derniers préfèrent l’arabica,bien plus rémunérateur.

AméricaEconomía Santiago

C ’est dans l’un des restaurantsles plus luxueux de Mexico queNestlé a présenté, le 27 août

dernier, son ambitieux projet : le numéroun mondial de l’agroalimentaire comptefaire de son usine Nescafé de Toluca [capi-tale de l’Etat de Mexico] le plus grandcentre de production de café soluble de laplanète. “Dans les cinq prochaines années,Nestlé doublera la quantité de café qu’il se pro-cure directement auprès des caféiculteurs oude leurs associations, achetant 180 000 tonnesde café à quelque 170 000 producteurs par an”,a annoncé Paul Bulcke, le directeur géné-ral de la société suisse.

Des pays comme la Thaïlande, les Phi-lippines et l’Indonésie participeront auprojet. Mais une grande partie de la pro-duction proviendra de l’usine de Toluca.Celle-ci augmentera sa capacité de 40 %,ce qui représente un investissement de74 millions de dollars [54 millions d’eu-ros]. Dans le cadre de son Plan Nescafé,Nestlé propose également d’accorderson soutien à 4 000 caféiculteurs desEtats de Chiapas, Oaxaca, Puebla et Vera-cruz, pour qu’ils utilisent une variétéde plants améliorée, résistante aux para-sites et adaptable au changement clima-tique. Pourtant, loin de réjouir les paysans,le projet de la multinationale provoqueun tollé parmi les syndicats de produc-teurs de café au Mexique. D’après eux, lemarché sera inondé de café à bas prix, etles cours, qui connaissent une embelliedepuis dix ans, risquent de s’effondrer.

La concurrence du VietnamLe 11 novembre, selon l’Organisation inter-nationale du café, le prix de l’arabica detype Colombie s’établissait à 247 dollarsles 100 livres, tandis que le robusta s’échan-geait à 93 dollars. Or c’est sur cette dernièrevariété que mise Nestlé pour augmenter saproduction mondiale de Nescafé. “Un agri-culteur qui plante du robusta devra récoltertrois fois plus de grains pour gagner autantqu’avec de l’arabica”, affirme Cirilo Elotlán,de la Coordination d’organisations caféi-coles de l’Etat de Veracruz. Un point de vuepartagé par des spécialistes du secteur,qui assurent que cultiver du robusta auMexique n’est pas rentable, dans la mesureoù les salaires sont bien plus bas dans lesprincipaux pays producteurs de cettevariété, notamment au Vietnam.

Nestlé verse un surprix à ceux quiadhérent au Plan Nescafé, mais les pro-

Economie

le Vietnam et l’Indonésie avaient engrangéune production record, ce qui avait faitchuter le prix du robusta à 18 dollars lesac de 60 kilos et celui de l’arabica à prèsde 50 dollars.

“Le Mexique est le septième producteurmondial de café, le potentiel du pays est énorme,mais, si les usines de traitement ne sont pasmodernisées, la production baissera”, a expli-qué Paul Bulcke lors de son intervention àMexico. “Avec ces nouvelles installations, nouspourrons doubler, voire tripler la production ;si nous nous y prenons bien, ce n’est pas uneaugmentation de l’ordre de 5 % qu’on peutattendre, mais bien plus.”

Des aides insuffisantesUn rapport intitulé “Analyse prospectivedu secteur caféicole”, présenté en 2006par le ministère de l’Agriculture et del’Alimentation du Mexique (SAGARPA)et par l’Organisation des Nations uniespour l’alimentation et l’agriculture(FAO), affirmait : “Le coût de productiondu robusta au Mexique est nettement plusélevé que la moyenne mondiale, et, sur unmarché non protégé, il semble peu rationnelde vouloir soutenir un volume de productionqui dépasserait de 3 % ou 5 % la productiontotale actuelle, laquelle suffit à alimenter lesecteur national du café soluble.” Malgrécela, le gouvernement mexicain a appuyél’expansion du robusta. Cela paraît bizarreà beaucoup de gens, et certains y voientmême un coup de pouce indirect au projetde Nestlé. En avril dernier, le SAGARPAlui-même confirmait qu’il avait débloqué41 millions de pesos [2,43 millions d’eu-ros] pour promouvoir la production derobusta. En outre, à travers le programmed’appui rural Tropique humide, le minis-tère subventionnera à hauteur de2 222 dollars [1 625 euros] par hectare lesnouvelles plantations de robusta. Pourobtenir ces aides, les agriculteurs devrontrecevoir la certification d’un “agenttechnique”, en l’occurrence l’Associationmexicaine du café (AMECAFE).

Les producteurs de café ont exigé dugouvernement qu’il révise sa politique etaccusent directement Rodolfo Trampe,directeur d’AMECAFE, d’être la chevilleouvrière du Plan Nescafé, au côté duSAGARPA. AméricaEconomía a demandéune interview à Rodolfo Trampe et à PedroErnesto del Castillo, le directeur du pro-gramme Tropique humide, mais nousn’avons pas obtenu de réponse.

“Nous ne sommes pas contre la concur-rence. Nestlé a le droit de vendre ses produitset de mettre en place les projets qu’il jugenécessaire au fonctionnement de l’entre-prise”, commente Javier Galván, membrede l’Union nationale des organisationspaysannes autonomes (UNORCA). “Maisqu’il le fasse avec son propre argent, pas avecles recettes fiscales et les subventions à l’agri-culture.” David Santa Cruz

Au cours des dix prochainesannées, Nestlé offrira 220 millionsde plants de café – qualifiés de“hautement productifs et résistantsaux maladies” – aux agriculteurs dedivers pays, lesquels bénéficieronten outre d’une formation. Selon

Le Temps, le groupe suisse, qui vainvestir près de 260 millions d’eurosdans ce projet, ne signera pas de contrats contraignants avec cescultivateurs ; il espère nouer aveceux une relation privilégiée qui lesincitera à lui vendre leur production.

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 59

Source : Organisation internationale du café

Prix indicatifs des groupes de café(en dollars par livre)

Volatilité

1,50

0,50

2,50

2009 2010

Arabicas doux de type colombien Autres arabicas douxArabicas du Brésil et autres naturelsRobustas

� Dessin de Jordi Barba paru dans La Vanguardia, Barcelone.

ducteurs considèrent que le marché nepeut être acceptable que si le géant suissepaie le robusta au double du prix, ce quiparaît fort peu probable. “Supposons que lerobusta soit à 80 dollars et qu’eux [Nestlé]l’achètent à 130 dollars”, explique FernandoCelis, conseiller de la Coordination natio-nale des organisations caféicoles (CNOC).“Au cas où il descendrait à 40 dollars, commecela s’est produit en 2004 et 2005, je doute fortqu’ils continuent à le payer 130 dollars.”

Ces derniers temps, la hausse de lademande de mélanges d’arabicas de bonnequalité et la baisse de l’offre, générée parles mauvaises récoltes en Colombie et auBrésil, ont fait grimper les prix. Pourcertains analystes, l’optimisation de laproduction de Nescafé est une mesurejudicieuse. Elle permettra à la multinatio-nale de réduire ses coûts et d’éviter ainsique l’instabilité des cours du café ne soitrépercutée sur le consommateur.

De leur côté, les producteurs d’ara-bica craignent qu’une nouvelle surpro-duction de robusta ne ramène les coursà leurs niveaux de 2001. Cette année-là,

Matières premières

Arabica ou robusta, les planteurs devront choisir

Page 60: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

60 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Médias

L’un des chroniqueurs les plusréputés du pays, Chang Ping, est dans la ligne de mire des autorités. Dans un entretienaccordé à un quotidientaïwanais, il décrit les tensionsvécues par sa profession,tiraillée entre le désir d’informeret la nécessité de survivre.

Wangbao (extraits) Taipei

Un renforcement des contrôlessur les médias en Chine estconstaté ces dernières années.Qu’en pensez-vous ?CHANG PING La gestion des médias estdevenue plus technique, plus concrète etplus ciblée. Par exemple, il y a dix ans, àl’époque de Jiang Zemin, les autorités nedisposaient pas des moyens techniquesnécessaires pour exercer leur censure surInternet. La presse écrite recevait souventdes ordres du genre : “Ne relayez pas lesinformations diffusées sur la Toile ! [Telle]information n’est qu’une rumeur.” Aujour-d’hui c’est très rare, et ce sont au contraireles sites qui reçoivent des interdictions dugenre : “Ne relayez pas les informations duNanfang Dushibao [quotidien cantonais danslequel Chang Ping a eu des responsabilités édi-toriales] !” Les sites sont faciles à contrô-ler : si un article pose problème, il suffit dele supprimer. Plus besoin d’adresser desinterdictions aux rédactions. C’est plutôtla presse écrite qui peut poser problème.Il s’agit là d’une évolution intéressante.

Cette année, de nombreusesaffaires ont agité le monde des médias chinois [voir encadré ci-dessous]. Les journalistes ontmontré leur attachement

à des idéaux et leur opposition à la répression.Tout d’abord, il faut remarquer que lasituation des médias a changé. Prenonsle cas de l’affaire Li Hongzhong [gou-verneur de la province du Hubei qui s’estemparé du magnétophone d’une journa-liste dont il n’appréciait pas la questionau cours d’une conférence de presse auPalais du peuple]. Jadis, seuls les organesofficiels du Parti pouvaient avoir accès àce genre de lieux. Les journalistes quientraient n’auraient jamais osé poser desquestions gênantes. S’ils l’avaient fait, leurrédaction ne les aurait pas soutenus, car les intérêts des dirigeants de journaux

se trouvaient du côté officiel. Aujourd’hui,même le Renmin Ribao, “Le Quotidien dupeuple”, à la fois organe du Parti et groupede presse, est soumis aux lois du marchéet doit posséder des titres comme le Jing-hua Shibao, auquel appartenait la journa-liste en question. L’intérêt des dirigeantsde ce journal est de bien se positionner ausein de la concurrence. Ils doivent attirer

les annonceurs. C’est pourquoi ils ont inté-rêt à soutenir leurs journalistes mêmequand ceux-ci s’écartent des sentiersbattus. C’est inévitable. Jadis, le sort poli-tique de la publication passait en premier,son activité commerciale en second. Désor-mais, les médias ont pris leurs distancesavec leur rôle dans la propagande et se sontouverts aux règles du marché. De nouveauxsupports comme le portail Netease ou QQ,ont commencé par lancer des jeux en ligne,et se sont tournés vers l’information unefois qu’ils se sont mis à gagner de l’argent.

D’autre part, les professionnels desmédias attachés à certains idéaux étouffentsous le poids de la censure. Quand l’occa-sion se présente, leur souci du marché etleur conscience professionnelle s’unissentpour s’opposer à cette censure. Nombred’entre eux ont été influencés par lesannées 1980 [vues comme un âge d’or desidées réformistes] et souhaitent une ouver-ture plus large des médias. Le développe-ment de ceux-ci et leur professionnalisme,notamment l’indépendance, sont au cœurde leurs préoccupations.

Les moyens de contestation tradition-nels comme la signature de textes collec-tifs sont très risqués. Mais, avec ladiversification des supports, on disposemaintenant de nombreuses techniques demise en réseau qui permettent de sortirune information rapidement et en toutesécurité. Tous ces éléments réunis abou-tissent à une forme d’opposition.

Ainsi, le système du hukou [enregis-trement obligatoire du lieu de résidence]est une question que l’on pouvait souleversans grand risque. Cela fait des années quela question fait débat, et, à l’intérieurcomme à l’extérieur du pouvoir, tout lemonde est arrivé à un quasi-consensus surla nécessité de réformer ce système [quiproduit une discrimination entre urbains

Destin

Dur dur d’être journaliste en Chine populaire

� A propos de l’affaire Xie Chaoping. Sur le stylo : “Ecrire la réalité”. Sur la feuille : “Problèmelocal”. Dans la bouche du policier : “Arrêtez-le, cela relève du commerce illégal.” Dessin non signéparu dans Dushi Kuaibao, Hangzhou.

“Les professionnelssouhaitent une ouvertureplus large des médias.”

1er mars – L’éditorial des treizeTreize journaux publient un éditorial commun où ilsdemandent l’abolition du hukou,le livret de résidence. ZhangHong, rédacteur en chef adjointdu site de l’un de ces journaux, leJingji Guancha Bao, est limogé.7 mars – Le courroux d’un gouverneurLi Hongzhong, gouverneur de laprovince du Hubei, s’irrite desquestions d’une journaliste etlui arrache son magnétophone.

La presse demande desexcuses mais n’en obtient pas.17 mars – L’affaire des vaccinsfrelatésLe journaliste Wang Keqin signeune enquête sur les victimes de vaccins frelatés au Shanxi.Témoins de l’enquête et parentsde victimes subissent des intimidations. Le rédacteur en chef adjoint du ZhongguoJingji Shibao est limogé.24 juin – Défaut de solidaritéTrois journalistes du quotidien

Chongqing Chenbao font l’objetd’une enquête de police à propos de commentaires surdes forums Internet. L’un estenvoyé en rééducation par le travail. Au lieu de les soutenir,le journal réfute l’information.En réaction, cent journalistes de toute la Chine signent unappel au boycott de ce journal.1er juillet 2010 – DirectivesrestrictivesLe Bureau de la propagandeinterdit aux journaux

de s’échanger des reportageset d’en publier de négatifs sur la justice et la police. Pour l’actualité internationale,les journaux doivent utiliser les reportages de l’agenceofficielle Xinhua.19 août 2010 – Xie ChaopingXie Chaoping, auteur d’uneenquête sur les torts subis par des personnes déplacéesdans les années 1950, estarrêté pour “commerce illégal”par les autorités locales mises

en cause. Le 17 septembre,après un concert deprotestations, il est relâché.11 octobre – La lettre ouverteVingt-trois membres du Parti communiste chinois,tous anciens hautsfonctionnaires, publient une lettre ouverte s’adressantau Comité permanent de l’Assemblée nationale du peuple pour demander la liberté d’expression en Chine.

Presse et pouvoir

2010, année mouvementée pour la presse

Page 61: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

et ruraux]. C’est pourquoi des journalistesse sont saisis de la question pour publierun éditorial commun [13 journaux ontréclamé en mars 2010 l’abolition du hukou].La colère du Service de la propagande s’estcristallisée sur cette tendance à s’allier entoute indépendance.

Dernièrement, certains dirigeantsde Chine populaire se sont lancésdans un début de “démocratie enligne”, en invitant leurs administrésà leur poser des questions. Quepensez-vous de ces phénomènes ?C’est une façon d’exercer un contrôle. Envoulant se montrer proches du peuple,les gouvernants font croire qu’ils sontd’accord avec lui. Mais, dans une vraiedémocratie, il n’y a pas besoin qu’un diri-geant vous dise : vous pouvez faire ceciou cela… C’est vraiment absurde !

Quel rôle jouent les médias dansla formation d’une société civile ?Les journaux peuvent jouer le rôle de guidepour certains, mais ils se situent eux aussidans une phase de maturation. Ils accom-pagnent sans doute le développement dela société, et peuvent s’unir à d’autresforces pour la faire aller de l’avant. Lesmédias auront inévitablement un rôle à

jouer. Il faut qu’ils l’assument correcte-ment en prenant certaines initiatives. Dansce domaine il reste de la place pour l’ima-gination. Le pouvoir actuel est assezdépendant des médias [nécessaires à ladémonstration d’une action politique pra-tiquée par ailleurs dans l’ombre]. En cesens, le rôle des médias est supérieur à celuiqu’ils ont dans d’autres sociétés. A Taïwan,où règne la démocratie, la liberté d’ex-pression prévaut. La première page d’unjournal peut être injurieuse envers le pré-sident Ma Ying-jeou. En Chine populaire,si des médias se répandaient en invectives,cela serait toute une affaire. Qui dit grandpouvoir dit aussi grande responsabilité. Lesmédias doivent l’assumer.

A vrai dire, les professionnels desmédias en Chine n’appartiennent pas à ungroupe social faible. Ils ont beaucoup depouvoir, surtout quand ils sont prêts à col-laborer avec le gouvernement, ce qui peutêtre très avantageux pour eux. Les diri-geants utilisent des tentations variées,comme la collaboration à un projet moyen-nant de substantiels avantages financierspour le journaliste, sans le moindrecontrôle. Il y a quelques jours, un haut res-ponsable de la propagande m’a invité àécrire un article pour eux, ce que j’ai refuséde faire. En fait j’aurais pu discuter avec

eux ; j’aurais pu écrire de façon pas tropsommaire et donner aux lecteurs la fausseimpression que je voulais vraiment écrirecet article. Il n’y a pas beaucoup de gensqui rejettent ces offres.

Parce que les médias chinois ontbeaucoup d’influence, les tentations dese laisser pervertir et corrompre sont plusnombreuses dans ce secteur que dansd’autres. Il y a plusieurs forces qui s’op-posent en ce moment. Le gouvernementveut offrir des avantages aux médias. Enmême temps, de nombreux profession-nels des médias, y compris certains dugroupe cantonais Nanfang, se rebellentpour pouvoir monnayer leur allégeance.Ils sont ravis d’être invités à dîner par deshauts responsables. Je fais très attentionà ne pas tomber là-dedans. La résistancedes médias chinois n’est pas nette. Plutôtque de considérer les médias essentielle-ment comme des pionniers qui créent denombreux espaces de discussion, il vau-drait mieux admettre leur tendance à selaisser corrompre.

Les médias subissent trop d’humilia-tions et s’humilient eux-mêmes. La plu-part des journalistes acceptent desenveloppes pour écrire des articles. Dansces conditions, ils ne peuvent pas trop semontrer critiques, car ce serait très

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 61

Célèbre et asphyxié

Chang Ping vient de perdre les deuxtribunes qui lui restaient pour s’exprimerdans la presse cantonaise. Le groupeNanfang a en effet reçu l’ordre des autoritésde mettre fin aux chroniques régulières du journaliste. C’est l’apparition dans la blogosphère chinoise de ce dessin du cartooniste Kuang Biao, représentantChang Ping ligoté et étranglé, qui a fait connaître la nouvelle sur Internet.

Les

archives

www.courrier

international.com Un article à relire : en mars 2010,Courrier international a publiél’éditorial paru simultanément dans treize quotidiens chinois où les rédactions demandaient

aux autorités de réviser le systèmedu hukou. Vous pouvez retrouvercet article, “Treize journaux unis contre la discrimination”, sur notre site Internet.

� 62

Page 62: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

62 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

bizarre de critiquer des personnesaprès avoir été payé par elles. Lors desconférences de presse, les services gou-vernementaux distribuent souvent plusd’enveloppes que les entreprises. Ainsi, unjournaliste peut recevoir entre 7 000 et8 000 yuans [770 à 880 euros] alors que lesalaire que lui verse son journal ne dépassepas 4 000 à 5 000 yuans [440 à 550 euros].Il ne faut donc pas qu’ils crient à l’injus-tice si on les méprise !

Vous vous retrouvez dans unesituation assez difficile puisquevos chroniques sont interdites de publication dans deuxjournaux du groupe Nanfang. Je pense que c’était inévitable. En choi-sissant cette voie, je courais le risque d’ar-river là où j’en suis aujourd’hui. Ceux quiont effectué ce parcours ont écrit au débutdes articles très beaux, très justes, maisils ont ensuite bifurqué vers des postes àresponsabilité au sein des médias, ce quiles a obligés à renoncer à beaucoup dechoses, et ils ont même dû entrer au Parti.Pour ma part, j’ai toujours suivi deuxvoies. D’une part, j’ai écrit des articles oùje m’exprimais personnellement. D’autrepart, je me suis impliqué dans la hiérar-chie en étant responsable éditorial. Ces

Médias

deux voies sont un peu contradictoires etfinalement il m’a fallu choisir. La Chineest gravement bureaucratisée. Chaquepersonne dotée d’une fonction de res-ponsabilité dans un secteur donné occupeun échelon hiérarchique administratif ;dans un journal, détenir des responsabili-tés, c’est être un bureaucrate.

Beaucoup de gens disent qu’il fautassumer ses contradictions et attendre d’être dans une position plus forte pourélever le ton et parler vrai.C’est la logique chinoise. Je ne la contestepas entièrement. Mais il faut prendregarde à ne pas se défausser de cettemanière. Le problème, c’est que l’onchange. Or il n’y a pas de limite au com-promis. Peut-on penser que, parvenu àune certaine position, on n’a pas changé ?Quand on a trempé dans la forte culturebureaucratique, on peut s’être transforméen ce à quoi l’on s’opposait au départ.

Quelles attentes aviez-vous de la presse et quels sontaujourd’hui vos projets ?A l’origine, je me destinais à la littérature,je n’étais pas attiré par la presse. Puis, entravaillant à l’hebdomadaire Nanfang

Zhoumo, j’y ai pris goût, et je me suis ditque je pouvais en faire mon métier. LaChine était de plus en plus ouverte et deplus en plus démocratique. Et un jour, sou-dainement, on vous dit que vous avez faitune erreur, que vous ne pouvez plus êtrele rédacteur en chef de la première page,et même qu’il n’est plus question d’êtrerédacteur. Le coup a été très dur, c’étaitcomme si mon avenir professionnel étaitréduit à néant.

Je n’ai plus de plans à long terme. Je nepeux guère que m’occuper de l’immédiat,mais je pense que je continuerai à écriretoute ma vie. J’aurais voulu créer un bonjournal, or il y a des contingences que je nepeux pas maîtriser, c’est normal. Mais ily a des questions de principe, comme leproblème de la publication de faussesnouvelles ou l’interdiction d’en publier cer-taines. Si l’on ne s’y conforme pas, on peutavoir des ennuis.

Je ne veux pas me mettre dans la posi-tion de ne plus pouvoir écrire en Chine. Jen’ai pas envie d’écrire pour les Américains.Je désire être lu en Chine, mais je ne peuxpas pour autant me renier. Ni moi nicertains collègues du groupe Nanfangne sommes prêts à passer le gué, nouspréférons explorer les limites. Proposrecueillis par Yang Weizhong

Xie Chaoping en prison

Sur la prison : “la grande migration”. Dessinde Kuang Biao parus sur son blog, Canton.L’emprisonnement de l’auteur d’une grandeenquête sur la “grande migration” de paysans expropriés pour laisser place à un barrage, dans les années 1950, a donné lieu à une forte mobilisation des journalistes et des juristes chinois. Xie Chaoping a finalement été libéré au bout d’un mois.

61 �

Page 63: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Art

Tango

Québec

DroguesUne nouvelle

vague de cinéaste

s trentenaires —

p. 70

Défonce sonore su

r Internet —

p. 71

Les DJ m

ettent le

feu aux milongas d

eBuenos-Aires —

p. 64

Comment représenter les guerres d

u XXIe siècle

? — p. 6

8

Long

courri

er

Page 64: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

64 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

La Nación (extraits) Buenos Aires

Il y a une petite quinzaine d’années, FélixPicherna, qui officiait aux platines de lamilonga la plus traditionnelle du quartier deVilla Urquiza, à Buenos Aires, prit le micropour introduire comme à son habitude lesmorceaux qui allaient suivre. Il aimait jouer

les maîtres de cérémonie. Il avait débuté en 1958,au Club Viento Norte et, à près de 60 ans, il étaitconsidéré comme le doyen des DJ de tango. Ilvivait modestement dans un petit studio cédé parle club. “Mesdames et Messieurs, et maintenant, surla piste du Sunderland Club, le grand maître CarlosCayetano Di Sarli”, annonça-t-il, en tenant pouracquis que tout le monde connaissait le célèbrecompositeur et chef d’orchestre décédé en 1960.Mais le public de la milonga n’était plus le mêmeque des décennies auparavant : il y avait des jeunesdans l’assistance. Et un client qui était présent cejour-là raconte qu’un danseur débutant se mit àregarder autour de lui en demandant : “Où ça ?Où ça ? C’est lequel, Di Sarli ?”

L’anecdote illustre un phénomène apparu audébut des années 1990 et qui allait prendre del’ampleur dans les années suivantes : les enfantscommençaient à s’intéresser à la musique de leursparents. Et Picherna, presque sans le vouloir, allaitdonner, avec son style, ses lettres de

Musique

Au royaumedu tango, les DJ sont roisLes milongas, les boîtes où l’on danse le tango, se sont multipliées ces dernièresannées en Argentine et à l’étranger. Leur succès est dû pour beaucoup à ceux et celles qui sont aux platines.

� 66

Page 65: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 65

Long

courri

er

Milonga La VirutaA Buenos Aires, une nouvellegénération se presse dans les soirées tango.

PET

ER T

URN

LEY/

CO

RBIS

Page 66: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

66 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

connus sont au nombre de 2 000 et tout l’artconsiste à les enchaîner selon une certainelogique. Ce bagage différencie le DJ de tango deson homologue de musique électronique, qui, enplus d’être mieux rétribué, dispose d’un réper-toire très homogène qui se renouvelle en perma-nence. Pour Lucía Plazaola, qui a appris le métieravec Osvaldo Natucci [célèbre DJ et professeurde tango], les exigences sont encore plus grandesquand on officie à Buenos Aires. A la fin de sesétudes secondaires, Plazaola a commencé à tra-vailler comme serveuse à la milonga El Beso. Lejour où le DJ a démissionné, elle était prête à leremplacer. Elle avait 21 ans. Aujourd’hui, cinq ansplus tard, elle en est à sa troisième tournée enEurope. “Ça paraît simple comme ça : on appuie surdes petits boutons et c’est tout. Mais en fait, il faut êtreattentif à plein de choses”, raconte-t-elle, tout ennotant dans un petit carnet les titres des mor-ceaux qu’elle a l’intention de passer ce soir. Depuissa cabine, en mezzanine, elle surveille la piste,dont l’atmosphère changera en fonction de fac-teurs imprévisibles : la présence de touristes, lavictoire du Racing ou la défaite du Boca [deux desgrands clubs de foot de la capitale], la proportionhommes/femmes, la pluie ou la canicule… “Il fauts’y connaître en matière de rythme, mais aussi savoirdistinguer les arrangements, qui varient beaucoup enfonction de l’époque. On sait qu’un orchestre de 1955n’a pas le même son qu’un orchestre de 1935. Je restetrès classique dans mes goûts. El Beso attire aujour-d’hui une clientèle plus jeune, mais je ne vais pas pourautant rompre avec la tradition du lieu. Ce serait unpeu une trahison et je ne suis pas du genre à faire desfolies”, souligne-t-elle. La folie, précise-t-elle, seraitpar exemple de passer au tango électronique.C’est contre ses principes.

Une soirée peut être une expérience inou-bliable ou un échec total. Le public des milongasest un très démocratique mélange de médecins,chauffeurs de taxi, employés de bureau, esthéti-ciennes, juges, chefs d’entreprise, avocats, écri-vains, actrices, biologistes, peintres en bâtiment,étudiants et retraités, qui sont tous là pour danser.Certains apprécient la musique quelle qu’elle soit.Pour d’autres, c’est un élément essentiel. Dès lepremier tango de la séquence, les milongueros che-vronnés savent les morceaux qui suivront. Si lasélection est mauvaise, ils se plaindront sansdoute à voix basse ou affronteront sans détoursle responsable. Le DJ est toujours en ligne de mire.

Horacio “Pebete” Godoy reconnaît avoir faitplus d’une fois des mécontents. Avec ses 38 anset ses vingt ans de métier, il fait tout pour éviterla moindre erreur dans sa milonga, La Viruta. “ABuenos Aires, il doit y avoir aujourd’hui une vingtainede bons DJ de tango, mais tous ne sont pas incollablessur la musique”, explique-t-il, de retour d’Alle-magne. “La plupart d’entre eux respectent les années,les époques, les chanteurs. Ils pèchent par excès declassicisme. Je sais bien qu’on ne peut pas innoverbeaucoup dans ce domaine, à moins de connaître lesquelque 100 000 enregistrements de tango existants.Mais il faut comprendre son public. Je pense êtrecapable à présent de comprendre l’énergie de la pisteet j’ai une certaine sensibilité commerciale. Si je saisqu’il y a beaucoup de danseurs qui n’aiment pas telou tel orchestre, je ne le passe pas.”

Dans les années 1970, il restait à peine dixmilongas dans la capitale argentine. Aujourd’hui,on en recense pas moins de 100. Et il y en a pourtous les goûts : les traditionnelles (qui exigentune tenue sport chic), d’autres, plus décontrac-tées, mais destinées aux seniors, et d’autresencore où les plus jeunes peuvent venir danseren jean et en baskets. Il existe aussi une milongagay, qui accueille des publics à la fois homo ethétéro [voir encadré p. 67].

Aujourd’hui, la plupart des DJ disposentd’un vaste répertoire de tangos stockés sur leur

Lucía Plazaola (El Beso)

Mario Orlando (La Marshall, Sunderland)

Horacio Godoy (La Viruta)

Silvia Ceriani (La Catedral, Salón Canning)

noblesse à un métier qui était passéinaperçu jusqu’ici et qui a acquis ces dernierstemps une importance sans précédent sur la scènedu tango. Le DJ est ainsi devenu un élément fon-damental de la milonga au même titre que le pou-voir d’attraction de l’organisateur de la soirée, laqualité de la piste de danse et le service au bar.L’importance acquise par le DJ dans le circuit desmilongas est la conséquence directe du regain d’in-térêt pour le tango dans le monde entier depuisla présentation, en 1986, du spectacle Tango Argen-tino au City Center de Broadway, à New York.

“Une quinzaine de danseurs plus très jeunes etparfois bien en chair dansant ce cher vieux tango déca-dent. Quatre chanteurs pleurant leurs peines en espa-gnol, et un orchestre saturé de bandonéons. Les femmesétaient vêtues de noir et les hommes avaient les che-veux gominés. A la faveur du spectacle, des danseursont surgi dans le monde entier”, raconte le choré-graphe Claudio Segovia, créateur du show.

Le succès de Tango Argentino déclencha unboom qui dure encore et que certains appellentla “troisième mondialisation du tango”, après letango chanté de Carlos Gardel dans les années1920 et la musique d’Astor Piazzolla, dans lesannées 1960. A Buenos Aires, les salons de dansese multiplièrent. A la dévotion d’une nouvellegénération d’Argentins vint s’ajouter l’engoue-ment d’étrangers qui traversaient l’océan (etcontinuent de le faire, incités par le faible coursdu peso) pour venir apprendre la technique et lescodes de la danse, restés intacts depuis leur ori-gine. Ce que personne n’imaginait, c’est que cetteimprobable résurrection du tango redonneraitdu travail aux vieux milongueros qui avaient portéle tango à bout de bras quand on le donnait pourmort dans les années 1960.

Ceux qui avaient flairé le filon se recyclèrentet font aujourd’hui partie des professeurs de tangoqui parcourent l’Europe, l’Asie et les Etats-Unisen donnant des cours et en participant à des fes-tivals. Certains ont même des profils Facebooket des comptes Twitter pour raconter leurspériples internationaux. Dans la tangosphère, ily a de la place pour tout le monde. Les plus barou-deurs affirment qu’il existe environ 1 000 milon-gas de par le monde. Le site Milmilongas.com enrecense pas moins de 35 à Berlin, 8 à Bruxelles,4 à Taipei et 25 à Rome, dont la plupart ontpour DJ l’éternel Picherna, qui exerce depuisdouze ans en Italie, où il est une célébrité inspi-rant des livres et des documentaires. Tous lesweek-ends, Picherna se rend en train dans lesvilles voisines de Rome avec une valise pleine decassettes, parce qu’il n’est pas convaincu par lestechnologies du XXIe siècle. Quelques secondesavant de débuter son set, on le voit encore rem-bobiner ses bandes à l’aide d’un stylo.

2 000 morceaux célèbres “Grâce à lui, nous, les DJ de tango, avons un chemintout tracé. Personne ne nous inviterait en Europe s’iln’avait pas ouvert la voie”, souligne Damián Boggio,un des célèbres DJ d’aujourd’hui. Nous noussommes entretenus avec lui par le biais de Face-book. Tous les ans depuis 2004, Boggio passe troismois en tournée  : Suisse, Russie, Grande- Bretagne, Allemagne, Corée du Sud, Japon,Taïwan, Pays-Bas, Turquie et Italie. “Quand j’aidébuté en 1999, j’étais le plus jeune. Je fais partie d’unegénération qui est arrivée au tango après le rock, aprèsl’université, après bien des choses… J’ai appris avecles vieux danseurs, qui m’ont enseigné ce qu’il fautsavoir sur les orchestres et les rythmes. Après la déva-luation du peso [en 2002], le tango dansé est devenuune mode mondiale et une source de travail pour lesArgentins. Il y a d’abord eu des professeurs et desmaîtres de danse, puis sont apparus les DJ de tango.”

Pour faire des sélections attrayantes, le DJdoit s’y connaître en tango. Les morceaux le plus

64 �

DIE

GO

SPI

VAC

OW

GU

ILLE

RMO

MO

NT

ELEO

NE

(PH

OT

OM

ON

TEL

EON

E.C

OM

)/LA

NAC

ION

GU

ILLE

RMO

MO

NT

ELEO

NE

(PH

OT

OM

ON

TEL

EON

E.C

OM

)/LA

NAC

ION

GU

ILLE

RM

O M

ON

TE

LEO

NE

(PH

OT

OM

ON

TE

LEO

NE.

CO

M)/

LA N

AC

ION

Page 67: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

gentine, le DJ est traité comme une star, surtouts’il vient de Buenos Aires.

Ces dernières années, des concurrents sérieuxsont apparus aux Etats-Unis et en Europe. Il y apar exemple Tommaso Fiorilli, un Italien célèbrepour ses mixes audacieux et parfois réussis. Voilàun autre des avantages qu’il y a pour un DJ argen-tin a travailler à l’étranger : la pression est moinsforte et le public est plus ouvert à la nouveauté.On peut donc tenter le tango électronique,conspué dans les milongas de Buenos Aires, ouutiliser d’autres supports comme le vinyle – ladernière tendance en date partout. “Ici [en Argen-tine], c’est très difficile de contenter tout le monde. Lesgens sont puristes, ils n’aiment pas trop le change-ment. Mais à l’étranger, les gens écoutent de tout etle DJ peut s’éclater”, souligne Gustavo Rosas, forméà l’école d’Oscar Calderón, à Buenos Aires. “Dansun festival auquel j’ai participé à Catane, en Sicile, etégalement à Bruxelles, je me suis risqué à passer dutango électronique et ça a marché. Les pros se plai-gnent, mais ceux qui arrivent au tango par l’électro-nique se font l’oreille et se mettent à réclamer duFrancisco Canaro [violoniste et chef d’orchestre, 1888-1976], du Osvaldo Fresedo [bandonéoniste et chefd’orchestre, 1897-1984], des tangos romantiques.”

Transgresser les règles Rosas possède une collection de 13 000 vinyles,auxquels il tient comme à la prunelle de ses yeux.“On s’est remis au 33-tours à partir de 2005. Lesbons DJ s’accordent à dire que c’est le meilleur sup-port pour la qualité du son. En plus, cela permet detravailler en temps réel et de ménager des effets”,explique-t-il, quelques heures avant d’entamerune tournée qui s’achèvera au Festival de tangode Belgrade, en Serbie.

De toute façon, il est peu probable qu’un DJose faire révolutionner plus avant l’univers dutango. Il faut un esprit rebelle pour changer lesparadigmes d’un genre empreint de nostalgie etoù prédomine l’idée que jamais personne nepourra faire mieux que les musiciens de la pre-mière moitié du XXe siècle. Certains courageuxcommencent malgré tout à émerger.

“Roberto Goyeneche [un des plus grands chan-teurs, 1926-1994] m’a amené à Aníbal Troilo et àd’autres compositeurs. Je me suis beaucoup intéresséau tango chanté, et notamment à Francisco Fioren-tino [1905-1955] et à Floreal Ruiz [1916-1978]. J’aiété attiré par leur poésie, parce que je m’y recon-naissais. Comme dans le rock, ils nous parlent dechoses qui nous ressemblent”, explique GabrielPlaza, journaliste et critique de musique à LaNación et DJ depuis 2005. “Ce qui m’intéresse danscette profession, c’est le côté artistique et la dimen-sion ludique. J’essaie de faire de mon travail de DJun acte créatif. Ma référence est Picherna, qui a tou-jours eu cette attitude par rapport au métier”, ajoutePlaza, qui exerce sous le pseudonyme de DJ Inca.Il a débuté dans un festival à Rome et a poursuivià Paris, à Hong Kong et à New York dans des fes-tivals où il s’est fait le plaisir d’inclure des groupesalternatifs comme La Chicana. Il expérimenteactuellement avec Simja Dujov, un DJ et pro-ducteur de musique des Balkans, en mixant enlive des tangos électroniques et des enregistre-ments d’orchestres des années 1940. Ils ajoutentdes rythmes d’Europe de l’Est et des samplingsde Carlos Gardel. Le pari est risqué, mais le résul-tat pourrait faire date. Après tout, le public serenouvelle constamment. “Je n’ai pas les préjugésde ceux qui sont dans le milieu depuis longtemps. Celame permet de transgresser les règles et d’en créer desnouvelles, sans perdre de vue la réaction de la piste.On est au service des danseurs, mais il faut aussiqu’on s’amuse. Je crois qu’il y a quelque chose de trèspositif dans tout ce rituel, mais les rituels aussi doi-vent se renouveler. En fin de compte, nous sommesd’une autre génération.” Marina Gambier

Rôles

Le succès des“milongas queer”Les premiers accords de bandonéonjaillissent des haut-parleurs, donnant le coup d’envoi de la milonga queer duBuenos Aires Club, dans le quartier de SanTelmo. Immédiatement, les couples de danseurs, homosexuels pour la plupart,commencent à parcourir la piste de long en large. Aux premières notes orchestréespar le mythique Alfredo de Angelis se jointla voix d’Oscar Larroca qui chanteProhibido [Interdit], un tango créé au milieudu XXe siècle et qui parle de l’amourimpossible entre un homme et une femmedéjà engagés chacun de leur côté. Mais leursentiment d’impuissance et de frustrationest aussi celui de milliers de coupleshomosexuels dans le monde entier, qui toutrécemment encore ne pouvaient pas setémoigner leur amour en public. Cettesituation commence tout juste à changeren Argentine [où le mariage homosexuel est autorisé depuis juillet dernier]. “La société argentine est encore trèsmachiste, mais les mentalités changentpetit à petit”, confie Pablo, 32 ans, tout en cherchant du regard l’assentiment deson conjoint, Matías, dix ans plus jeune.Tous les mardis, ils se rendent au BuenosAires Club, où Matías donne des cours detango. Comme plusieurs autres dizaines de couples ils ne rateraient pour rien au monde cette occasion hebdomadaire de pratiquer le tango queer.Cette modalité rompt avec le binomeancestral de l’homme qui guide et la femmequi est guidée, remettant ainsi en cause unerépartition des rôles qui n’avait jamaisévolué dans le tango depuis sa naissance,dans la seconde moitié du XIXe siècle.L’adjectif anglais queer, qui signifielittéralement “étrange, bizarre”, alongtemps été utilisé aux Etats-Unis pourdésigner de façon péjorative lacommunauté gay, lesbienne ettranssexuelle. Aux débuts des années 1990,une partie de la communauté s’estapproprié le mot, le privant ainsi de saconnotation négative. Etonnamment, le tango queer n’est pas né à Buenos Airesmais en Allemagne, il y a une dizained’années. “Un groupe de lesbiennes qui dansaient régulièrement le tango ontmonté le premier Festival de tango queerdu monde”, raconte Augusto Balizano lefondateur de la milonga queer La Marshall.“Elles l’ont baptisé tango queer, pour ne pas le restreindre au public gay.”De fait, les couples hétérosexuels sont deplus en plus nombreux à se rendre dans lesmilongas queer, mus par la curiosité ou parle désir d’expérimenter des rôles différents.Ainsi, tous les danseurs ont la possibilitéd’apprendre à danser en guidant aussi bienqu’en étant guidé et peuvent choisir leurrôle avant de danser ou bien en changer aucours d’un morceau. “On progressetechniquement”, assure Augusto Balizano,qui organise chaque année le Festivalinternational de tango queer de BuenosAires. David Meseguer, La Vanguardia (extraits), Barcelone

ordinateur, ce qui leur permet parfoisde tricher en se faisant une playlist,c’est-à-dire en programmant à l’avance lesséquences de chansons pour qu’elles s’en-chaînent automatiquement. En général, ils évi-tent de le faire et décident des morceaux enfonction du climat de la soirée.

Chaque fois qu’il met le pied sur la piste, ledanseur conclut un pacte avec le DJ, résumeRamiro Gigliotti, danseur professionnel etauteur du livre Veneno de tango [Poison detango], un recueil d’histoires et d’anecdotesdésopilantes sur la nuit portègne. “Pour certainsmilongueros, c’est tout ou rien. Il y a des orchestressur lesquels ils ne peuvent pas s’arrêter de danseret d’autres qui ne parviendront jamais à les faire selever de leur chaise. S’établit alors une sorte d’ac-cord tacite avec le DJ. Quand celui-ci mélange plu-sieurs styles dans une même séquence, il rompt lepacte. Cela arrive avec les tangos instrumentaux,mais c’est plus flagrant encore avec les tangos chan-tés. Par exemple, si le premier morceau parled’amour, le deuxième de courses de chevaux et letroisième des effets pernicieux du progrès, ce n’estpas une combinaison heureuse.”

Autrefois, du temps où les orchestres se pro-duisaient en live dans les milongas et qu’on sou-haitait écouter une chanson en particulier, onécrivait son titre sur un bout de papier et le ser-veur se chargeait de le faire passer aux musiciens.Aujourd’hui, on ne s’embarrasse plus de ces for-malités. “Eh mec, tu as tel enregistrement ?” On s’at-tend à ce qu’un DJ dans le coup connaisse le TopTen du tango, des morceaux que personne nedemande parce tout le monde donne pour acquisque le DJ a prévu de les passer.

“Au début, on me critiquait pas mal”, reconnaîtSilvia Ceriani, qui officie les jeudis à La Catedralet les lundis au Salón Canning. “Il y a des gens quidansent depuis longtemps mais ne connaissent rienaux orchestres. Ils n’en aiment qu’un et n’en démor-dent pas. Mais on ne peut pas faire sans les quatrepapas du tango : Osvaldo Pugliese, Carlos Di Sarli,Aníbal Troilo et Juan D’Arienzo [célèbres composi-teurs et chefs d’orchestre]. Si on ne les passe pas, il ya quelque chose qui manque. Aujourd’hui, avec l’or-dinateur on peut faire une playlist, mais les gens s’en-nuient. Il faut toujours tenir compte de l’ambiancesur la piste”, explique-t-elle.

Tout le monde s’accorde sur ce point. Avecvingt ans de métier et une collection de quelque20 000 enregistrements, Mario Orlando, qui tra-vaille dans les boîtes les plus prestigieuses de lascène tango, sélectionne les morceaux adaptés àl’identité de chaque lieu. A La Marshall, unemilonga homo, il passe des chansons avec desparoles suggestives pour faire plaisir au public ;à Sunderland, il évite les tangos trop rapides parcequ’il sait que le public préfère les pas longs et glis-sés et un autre type d’étreinte.

En Argentine, un DJ de tango touche 100 à300 pesos [18 à 55 euros] par soirée. A l’étran-ger, les rémunérations sont plus intéressantes,150 euros au minimum par soirée, plus les fraisde voyage et d’hôtel. Et puis, en dehors de l’Ar-

Ce qui m’intéresse dans cette profession, c’est le côté artistique et la dimension ludique.”

Long

courri

er

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 67

Adresses

Club SunderlandLugones 3161 (Villa Urquiza)

La VirutaArmenia 1366 (Palermo Soho)lavirutatango.com

Club Sin RumboJosé PascualTamborini 6157 (Villa Urquiza)

La MarshallMaipú 444 (Centro)lamarshall.com.ar

Club Villa MalcolmAvenida Córdoba 5064(Palermo)

La CatedralSarmiento 4006(Almagro)lacatedralclub.com

Salón CanningSacalabrini Ortiz 1331(Palermo)parakultural.com.ar

Buenos Aires ClubPerú 571 (San Telmo)

On peut aussiconsulter sur le site Tango Exit(tangoexit.com) le calendrier desprincipales milongasde Buenos Aires.

Page 68: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

68 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Arts plastiques

Comment évoquer les guerres du XXIe siècle?La représentation artistique des conflits ne se fait plus à partir d’observationseffectuées sur le terrain. Dans ce contexte, la carcasse d’une voiture déchiquetée dans une explosion en Irak fait figure d’œuvre majeure.

Long

courri

er

The Guardian Londres

Il semble aujourd’hui stupéfiant que, durantles premières années des interventions en Iraket en Afghanistan, les armées occidentalesaient emmené avec elles des artistes de guerre.Cela évoque le contexte historique d’un autretemps, et les foules acclamant l’ouverture des

hostilités en 1914. Un artiste américain attachéà une unité militaire a ainsi peint des soldats rou-lant dans Bagdad à bord de leurs Humvee et dis-tribuant des friandises aux enfants. Au mêmemoment, deux artistes conceptuels britanniquespartaient visiter la maison abandonnée d’Ous-

des artistes s’y trouvent mêlés. Tout ce que l’ona entendu, ce sont de vains hurlements de pro-testation et de colère exprimés loin des zonesde conflit.

Même dans les tranchées de la PremièreGuerre mondiale, des artistes britanniquescomme Paul Nash [1889-1946] et CRW Nevin-son [1878-1958], avaient pu vivre au côté des sol-dats et observer les cratères et les geysers de bouesoulevés par les obus. Dans les années 1940, enGrande-Bretagne, des peintres scrutaient le cielpour dessiner les raids aériens. La photographiefut la forme artistique par excellence de la guerredu Vietnam, où l’on vit des photojournalistesprendre des risques insensés.

sama Ben Laden en Afghanistan afin de créer uneœuvre pour la Tate [qui regroupe quatre muséesbritanniques]. Tout cela n’est désormais plusqu’un souvenir, aussi irréel que les images dudéboulonnage de la statue de Saddam Hussein.

Il est certain que les historiens en viendrontà considérer les guerres de ce début du XXIesièclecomme appartenant à un genre sans précédent,en raison non pas de la technologie mise enœuvre, mais du degré d’éloignement entre lesparties. Le spectre médiéval d’un conflit de civi-lisations est devenu bien réel sur le champ debataille et la violence impitoyable y a été portéeà de nouveaux extrêmes. Les choses sont ainsidevenues beaucoup trop dangereuses pour que

Baghdad, 5 March 2007.Cetteinstallation de JeremyDeller estexposée dans le hall de l’ImperialWar Museum, à Londres.

ANT

HO

NY

DEV

LIN

/PA

Page 69: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Dans ces guerres du XXe siècle, peintres etphotographes ont enregistré la réalité visuelledu conflit dans des images dérangeantes quiconservent les faits pour la postérité. Enrevanche, les œuvres d’art les plus marquantesdes guerres du XXIe siècle n’ont été que des actesde protestation réalisés à domicile, sans danger.La plus connue est State Britain, de Mark Wal-linger, par laquelle l’artiste a fait entrer à la Tateun échantillonnage des slogans rageurs inscritssur les pancartes brandies par les manifestantssur Parliament Square [cette place qui fait faceau Parlement britannique est le haut lieu de laprotestation. De nombreuses manifestationsantiguerre s’y sont tenues ces dernières années].Un tel art exprime l’angoisse et la colère que lesguerres suscitent ; mais il confirme ce que toutle monde pense. Il ne nous apprend rien que nousne sachions déjà. Il n’apporte aucun nouvel élé-ment au débat, aucun point de vue nouveau surla réalité de la guerre sur le terrain.

L’absurdité des conséquences potentielles aéclaté au grand jour dans une lettre récemmentpubliée dans nos colonnes, sous la signature del’artiste Tracey Emin et d’autres, qui protestaientcontre la séance de promotion du livre de TonyBlair prévue à la Tate [les signataires s’oppo-saient à la présence de l’ancien Premier ministre,honni pour avoir délibérément induit en erreurles Britanniques sur les causes de la guerre enIrak, ce dont il se défend dans son autobiogra-phie]. En quoi l’annulation de cet événementpourrait-elle sauver une seule vie ou faire autrechose qu’attester le point de vue subjectif desprotestataires ? Il fut un temps où l’art de guerreétait plus réel que cela.

Mais les gens veulent-ils vraiment savoir cequi se passe dans ces guerres ? J’aimerais com-prendre pourquoi l’opinion britannique, telle-ment remontée contre la guerre en Irak, a votécontre une proposition d’œuvre d’art qui enten-dait faire comprendre la réalité irakienne en latransposant au cœur de Londres. En 2008, l’ar-tiste Jeremy Deller avait proposé d’installer surle quatrième socle de Trafalgar Square les débrisd’une voiture piégée ayant explosé en Irak

[depuis 1999, ce socle accueille des expositionstemporaires]. L’œuvre devait s’intituler TheSpoils of War [Butin de guerre]. Or, après uneconsultation qui a bénéficié d’une large publi-cité et une présentation des maquettes des dif-férents projets à la National Gallery de Londres,cette œuvre a été rejetée sans appel au profit dessculptures vivantes d’Antony Gormley et dubateau en bouteille de Yinka Shonibare.

La raison pour laquelle cette idée n’a pastrouvé grâce aux yeux des Londoniens est sansdoute qu’elle paraissait banale et évidente.Chacun sait que l’invasion de l’Irak fut unecatastrophe. Beaucoup de gens “savent” queBlair est un criminel de guerre, voire “savent”que le gouvernement britannique a assassinéun scientifique [en 2003, David Kelly, un ancieninspecteur de l’ONU en Irak, a été retrouvémort, quelques mois après avoir déclaré à lapresse que le gouvernement avait délibérémentexagéré la menace posée par les armes de des-truction massive en Irak pour justifier la guerre.Une enquête officielle a conclu au suicide, maiscelle-ci a été mise en cause par des experts etdes membres de la classe politique.] Or si laproposition de Deller semblait redondante, sonextrême réalité réussissait à transmettrequelque chose qu’aucune autre œuvre n’a réussià transmettre, et nous disait sur l’Irak deschoses que nous ignorions.

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 69

Un document historique,rapporté de l’enfer pour que nous puissions le contempler dans le calme d’un musée.

State Britain.Une œuvre deMark Wallingerinspirée des grandesmanifestationslondoniennescontre la guerreen Irak.

L’Imperial War Museum [le musée impérialde la Guerre], à Londres, qui soutient l’art deguerre depuis le début du XXe siècle, a reconnu àjuste titre que la voiture déchiquetée de Dellerétait la plus authentique représentation artistiquede cette guerre. Malgré le rejet du public, l’artistea acquis un véhicule détruit par l’explosion meur-trière d’un camion piégé à Bagdad en 2007 et l’aprésenté dans une série de lieux à travers lesEtats-Unis. Intitulée Baghdad, 5 March 2007,l’œuvre est désormais exposée à l’Imperial WarMuseum, au milieu des chars et des missiles ras-semblés dans l’impressionnant hall central consa-cré aux armements meurtriers du siècle dernier.

Ce qui frappe aussitôt le spectateur, c’estl’information qu’apporte cette carcasse de voi-ture, le terrible moment de réalité qu’elleincarne. C’est un indice de scène de crime ; vousavez devant vous quelque chose de concret, deréel, qui balaie l’étrange abstraction des nou-velles cauchemardesques en provenance delieux lointains. L’objet est horriblement déran-geant, il vous tord vraiment les tripes, parce queson cadavre métallique carbonisé, retourné etaplati vous fait irrésistiblement penser à descorps humains. On a sous les yeux l’effet de lapression et de la chaleur sur le métal – et celacommunique, dans un réalisme qui n’a rien deforcé, l’ampleur de la violence déchaînée parl’invasion de l’Irak. Ce n’est pas de la rhétorique,mais du reportage. Chacun est libre de l’inter-préter à sa façon – l’opinion de Tony Blair seraità ce propos tout aussi valable que la vôtre ou lamienne. C’est un document historique, rapportéde l’enfer pour que nous puissions le contem-pler dans le calme d’un musée.

L’art n’est pas forcément une protestationstérile. Il peut être une façon de montrer l’His-toire. Il peut rendre compte de la réalité. Lesplus grandes œuvres d’art de guerre, depuisVelázquez peignant une ville en flammes àl’arrière-plan de son tableau La Reddition deBreda jusqu’au débris brut de la guerre moderneprésenté par Deller, la montrent telle qu’elle est.C’est au spectateur de ressentir de la colère.Jonathan Jones

CAT

HAL

MC

NAU

GH

TO

N/P

A

Page 70: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

70 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Cinéma

Nouvelle vaguequébécoiseLa génération des cinéastestrentenaires s’impose dans les festivalsinternationaux. Ils dépeignent un Québec loin des particularismes, en tous points semblable au reste de l’Amérique du Nord.

This Magazine (extraits) Toronto

En intitulant son dernier long-métrageContinental, un film sans fusil, le réali-sateur québécois Stéphane Lafleur avoulu taquiner les spectateurs ama-teurs de sensations fortes et les aver-tir qu’il ne s’agissait pas d’un film

d’action américain. Mais le titre fait égalementréférence à la chanson de Hank Ballard The Conti-nental Walk, devenue un classique des soirées dedanse en ligne, très populaires dans les clubs pourcélibataires au Québec. Le dos bien droit, les dan-seurs glissent de manière synchrone sur la piste,faisant des pas en arrière, puis en avant, à droite,puis à gauche, avec de temps en temps un petitsaut ou un claquement de talons. Les danseurssolitaires se croisent sans jamais se toucher,comme les quatre personnages du film de Lafleur,quatre hommes et femmes typiquement nord-américains enfermés dans leurs vies d’habitantsdes banlieues résidentielles.

Lafleur appartient à cette génération de réa-lisateurs trentenaires que l’on en est venu àqualifier de “nouvelle vague québécoise” et quiexplore le trouble et le désarroi des habitantsdu continent américain. Si ces jeunes cinéastesrefusent à juste titre toute étiquette collective,leur œuvre reflète une nouvelle sensibilité dans

le cinéma québécois. Leurs personnagesparlent français, mais leurs références cultu-relles sont celles de tous les Nord-Américainset n’ont rien de spécifiquement québécois. Lesquestions de langue et de nation brillent parleur absence.

Parmi ces réalisateurs applaudis par la cri-tique québécoise et de plus en plus reconnus dansles festivals internationaux figurent Yves-Chris-tian Fournier (Tout est parfait), Henry Bernadetet Myriam Verreault (A l’ouest de Pluton), MaximeGiroux (Demain), Rafaël Ouellet (Derrière moi),Denis Côté (Carcasses), Simon Lavoie (Le Déser-teur) et Guy Edoin (Les Affluents, une trilogie decourts-métrages).

Chiens de faïenceLes films de la nouvelle vague sont minimalistes,réfléchis et marqués par l’influence austère decinéastes au style très personnel comme PedroCosta, Darren Aronofsky, Gus Van Sant et BrunoDumont. Ils s’intéressent aux aspects en appa-rence banals de la vie quotidienne, qu’ils traitentavec une lenteur désespérante. Les plans sontlongs et les dialogues rares. Les thèmes abordésne sont pas gais : solitude, désintégration de lafamille, suicide des adolescents et prostitution.

La plupart de ces cinéastes ont atteint leurmajorité dans la période d’incertitude politiquequi a suivi la défaite des séparatistes au référen-dum de 1995 sur l’indépendance du Québec et ledéclin du mouvement nationaliste québécois. Ilsont par la suite exercé leur art au sein du floris-sant réseau de cinéma expérimental Kino [ce col-lectif organise tous les mois à Montréal uneprojection de films tournés par de jeunescinéastes au cours des quatre semaines précé-dentes : plus d’informations sur kino00.com].Leurs films sont une réaction au rythme fréné-tique des médias, ainsi qu’à la vague de films nos-talgiques à succès de la dernière décennie, commeLa Grande Séduction (2003) ou C.R.A.Z.Y. (2005),qui donnent du Québec l’image d’une sociétéhomogène et étroite d’esprit. C’est comme si cesjeunes cinéastes voulaient dire : “Prenons le tempsde regarder ce qui se passe dans la société.”

Dans Continental, qui a décroché le prix dumeilleur premier film au Festival de Torontoen  2007, des solitaires tentent de nouer lecontact sans y parvenir. Tout est parfait, d’Yves-Christian Fournier [sorti en France en 2009sous le titre anglais Everything is Fine], explorel’univers taciturne de cinq adolescents qui sesentent exclus au point de conclure un pacte desuicide (au Québec, le suicide est la premièrecause de mortalité chez les hommes âgésde 20 à 40 ans).

En utilisant des séquences tournées à la foisdans le Québec rural, urbain et suburbain, Four-nier est parvenu à créer une ville postindustriellegénérique d’Amérique du Nord. Les cinq amissont scolarisés dans un lycée-usine et passent leurtemps à fumer de l’herbe et à faire des virées sansbut en voiture. Ce sont des enfants des classesmoyennes inférieures, brillants mais pas très ins-truits. Ils parlent tous français, mais deux des gar-çons ne semblent pas tout à fait québécois : il setrouve que l’un vient d’Amérique centrale etl’autre de Scandinavie, même si le film n’évoquejamais leurs origines.

Fournier et sa directrice de la photographie,Sara Mishara – une artiste dotée d’un talent excep-tionnel, qui a également travaillé sur Continentalet Demain –, bouleversent le public avec des imagesoù se juxtaposent l’optimisme et le désespoir dela jeunesse. Le film s’ouvre sur un adolescent auvisage glabre assis dans un bus baigné de lumière.Avant d’en descendre, il tend son iPod à une jeunefille radieuse qui lui sourit. Quelques instants plustard, il se donne la mort dans un cimetière. Dansles scènes suivantes, Josh, le personnage princi-pal, découvre l’un de ses amis pendu au plafondde sa chambre, dans une séquence tournée de siprès qu’elle en est oppressante. Tout au long dufilm, Fournier souligne la pauvreté culturelle etspirituelle de la vie de ses personnages : le bun-galow sombre aux placards de cuisine graisseuxoù vit l’un des garçons avec son père alcooliqueou encore les salles à manger stériles où lesmembres de la famille s’assoient autour de la tableet se regardent en chiens de faïence.

Complètement larguésA l’ouest de Pluton dépeint également la vulnéra-bilité des adolescents nord-américains avecune lucidité exceptionnelle. Henry Bernadet etMyriam Verreault ont engagé un groupe decollégiens de 14-15 ans d’un établissement de labanlieue de Québec et les ont suivis pendantvingt-quatre heures. La majorité des dialoguessont improvisés. Les plans sont longs et le filmest tourné caméra à la main. L’histoire tourneautour d’une fête d’anniversaire à laquelle unefille impopulaire invite ses camarades de classe.Certains d’entre eux saccagent la maison, volentles photos de famille accrochées au mur et les jet-tent dans un champ. Un garçon se fait mécham-ment tabasser. Une fille se fait draguer par ungarçon qui la jette après avoir couché avec elle.Les adolescents sont déchaînés et incontrôlables :ils sont présomptueux, hypersexués, ignorants etcupides. Et pourtant, ils semblent aussi complè-tement largués, sans personne pour les guiderdans les nouvelles expériences qu’ils font.

Si les films de la nouvelle vague sont parfoisabscons et d’une lenteur exaspérante, ils se dis-tinguent par le soin apporté aux personnages. Lacaméra serpente dans leurs vies, révélant desémotions nuancées par l’expression des visages,le langage corporel et de longues séquences. Et,à la différence du cynisme accompli et souventdogmatique du célèbre réalisateur québécoisDenys Arcand [Le Déclin de l’empire américain, LesInvasions barbares], les films de la nouvelle vaguebrossent un portrait humain (et souvent drôle)d’une société en pleine crise morale et culturelle.

La culture qu’ils évoquent est un mélangedéconcertant d’excès américain et d’austérité nor-dique. En revanche, on n’y trouve pas la chaleurhumaine et la volubilité sympathique – cettefameuse joie de vivre – que les cinéphiles anglo-phones associent souvent au Québec. En outre,ces films n’ont pas pour toile de fond les beauxquartiers historiques qui plaisent tant aux tou-ristes, mais les mornes banlieues et les petitesvilles où vivent la plupart des Québécois… et desNord-Américains. Patricia Bailey

Festival

La 14e édition de laSemaine du cinéma duQuébec à Paris a lieudu 22 au 28 novembreau Forum des imageset se déplacera à Nîmes et à Cannes,ainsi qu’à Liège, en Belgique. Auprogramme, quatorzefilms de fiction etquatre documentairesinédits en Europe.Plus d’informationssur cinema-du-quebec.com.

Etre ado en Amérique du Nord : AlexisDrolet dans le film A l’ouestde Pluton, de MyriamVerreault etHenry Bernadet.

DR

Page 71: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 71

Drogues

L’expérience I-DoserSe défoncer en toute légalité et sansrisque pour la santé : c’est ce quepropose un site de fichiers audio censésreproduire les sensations des vraisstupéfiants.

La Vanguardia Barcelone

Désormais vous pouvez expéri-menter à domicile les mêmes sen-sations qu’un accro à l’acide, maisen toute légalité, sans risque pourvotre santé et en apportant unenote de modernité à l’entourage

multimédia de votre PC et à votre dossier“Etats de conscience altérés”. L’usager peutainsi se droguer confortablement et en toutesécurité en téléchargeant sur Internet uneapplication qui lui permettra de choisir entre,par exemple, des drogues très très durescomme Gate of Hades.drg ou, s’il a un coup demou, Tranquil.drg.

Non, ce n’est pas un canular. Le système sefonde sur les recherches sur les ondes alpha etles battements binauraux, qui ont permis deconclure que des sons émis à une certaine fré-quence peuvent modifier l’humeur du sujet, luiremonter le moral s’il est déprimé ou lui redon-ner de l’énergie s’il est à plat.

� Dessin d’Otto parudans Design Week,Londres.

Sur Internet

Le site I-Doser (i-doser.com) possèdedepuis le mois de marsune version française(idoser-france.skyrock.com). On peut y téléchargerle logiciel I-Doser ainsique 128 fichiers audio.Les usagers françaisfont profiter les autresde leurs expériencessur un forum (i-doser-x.xooit.com).� 72

Long

courri

er

Page 72: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

72 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

le désir de toute-puissance leur sont étrangers.Au contraire, l’auteur les a dotés du désir de “vivredans une décence humaine” : “Notre voie consiste àœuvrer pour la joie, à offrir cette joie au monde, à lerendre plus pur et plus humain, et ainsi devenir plusriches dans toutes les dimensions.” Ces aspirationssi peu communes à notre époque capitaliste peu-vent être admirées, et adoptées si l’on souhaiteaccéder à l’essence de l’existence. Forcément, avecpareil credo, en cinq ans [passés dans la ville uto-pique nommée URSS], la science, l’électroniqueet l’automobile, sans oublier l’éducation desenfants, enregistrent de spectaculaires avancées.

Le psychologue C. G. Jung disait que l’un dessignes du génie chez un créateur est sa capacité àexprimer l’inconscient collectif. En lisant le romand’Idiatoulline, on ne peut s’empêcher de songer àcette définition. Il avait rien moins que pressentiSkolkovo ! [Il s’est attelé à ce roman il y a quatreans, bien avant que le président Dmitri Medvedevn’annonce son programme de modernisation dela Russie, dont le projet phare est la création d’unpôle scientifique et technologique à Skolkovo, prèsde Moscou, “cité de l’innovation” censée concen-trer le meilleur de la recherche mondiale et donnernaissance à de grandes découvertes, à l’image dela Silicon Valley californienne. Dans les années1950, déjà, une “ville de la science” soviétique, Aka-demgorodok, qui affichait des ambitions simi-laires, avait été créée à proximité de Novossibirsk,en Sibérie.] Donc, les lois de la réalité se sontdévoilées à lui, sa perception s’est ouverte.

Certes, son URSS ne ressemble qu’extérieu-rement à un véritable laboratoire de l’innovation.Cette Union pourrait être qualifiée de villeappartenant à un avenir idéal et devenue “centred’expérimentation de la nouvelle politiqueéconomique” ; sauf qu’il y a un “mais” : chezIdiatoulline, on n’est pas dans une zone “à lamode” ou “tout confort” réservée aux élites,telle que l’a présentée Vladislav Sourkov [le vice-responsable de l’administration présidentielle,parlant de Skolkovo]. Les héros du roman seretrouvent au fin fond de la Russie [en pleineSibérie], où ils doivent bâtir de nouvelles routeset lutter pour les idéaux communs.

Patriotisme et foi inébranlable dans le peuplesont des priorités pour les Urssiens. Cela les aideà construire leur nouvelle cité-Etat. L’ambianceempreinte de bonté et l’harmonie qui règne dansles rapports humains de la ville créent un modèlede société parfaite. Mais, malgré la vigilance duservice de sécurité, cette URSS voit elle aussisurgir des traîtres et des espions malveillants, cequi ajoute un peu de piment à la narration et rendl’utopie plus réaliste, moins angélique. Sorte derèglement de comptes dans un esprit polar entreun Rambo russe et des bandits locaux, l’épisodeoù le héros principal se fait enlever est plutôt hale-tant. Avant de se conclure en happy end, il nousaura offert une bagarre, un véhicule qui exploseen tombant d’une falaise et de longues heures desolitude dans la taïga, que le héros passe à attendreles secours. Toutefois, tenir le lecteur dans l’igno-rance persistante du dénouement peut se révélercontre-productif, puisqu’on se met à sauter despages pour arriver plus vite au dénouement.

Chaque partie est introduite par une citation.Les auteurs – Pouchkine, Lermontov, Maïakovski,Evtouchenko, Okoudjava, Tolstoï, Vyssotski, laliste est longue – ont en commun d’utiliser dansleurs poèmes le mot “union”, mot-clé d’Idiatoul-line. Toutes ces citations composent une intéres-sante mosaïque poétique dont la lecture, outre sesautres vertus, élargit l’horizon du lecteur. CCCPTM,on ne saurait dénier ce mérite à l’auteur, est mani-festement écrit avec le cœur.Marianna Vlassova* Ed. Azbouka-klassika, Saint-Pétersbourg, 2010. Pas encoretraduit en français.

Le livre

URSS, marquedéposéeChamil Idiatoulline se risque à rebâtirl’utopie communiste dans un environnementultramoderne. Au cœur de la Sibérie,on développe les nanotechnologies dansun esprit de fraternité retrouvée.

Nezavissimaïa Gazeta Moscou

Un livre est lâché dans le monde deslecteurs avec, avant tout, son titrepour étendard. Chamil Idiatoullinen’a pas eu peur d’intituler son nou-veau roman CCCP* [URSS, Uniondes républiques socialistes sovié-

tiques], ajoutant non sans malice la mention“TM” [trade mark, marque déposée]. Cet écrivain,un homme sérieux, journaliste à Kommersant,épris de science-fiction, et notamment de celledes frères Strougatski, a décidé de laisser librecours à son imagination en écrivant sa propre“histoire sans fin”, qui donne très envie d’êtrevécue. Il explicite ainsi son titre : “Pour tous ceuxqui sont nés à l’époque soviétique, URSS, c’est la patrie,un sigle familier, qui fait partie de nous. En contre-point, TM est une notion contemporaine, caractéris-tique de l’époque actuelle.”

Son livre distille la nostalgie de toutes lesbonnes choses qui ont existé dans ce passé récent,la nostalgie des images parfois naïves des filmssoviétiques. Les héros de son utopie sont despersonnages d’aujourd’hui, au discours émaillé

de mots très tendance,comme “nanotechnolo-gies”, “discount”, etc. Ilssont technophiles et maî-trisent les subtilités dela vie politique nationale.Mais, pour ce qui toucheà l’essentiel, ils ne res-

semblent pas aux hérosactuels du cinéma ou des

médias, car l’avidité et

Un site Internet spécialisé dans les succé-danés de drogues, I-Doser, commercialise leproduit du moment : les drogues virtuelles. Unmoyen ingénieux pour obtenir les mêmes effetsque si l’on consommait des stupéfiants, maisen téléchargeant un fichier audio et en l’écou-tant avec un casque stéréo.

Le prix des doses oscille de 3 à 30 eurosselon le degré d’intensité de l’expérience. Mal-heureusement, ce marché des drogues MP3n’échappe pas aux téléchargements illégaux etil est déconseillé de les “consommer” car lesfichiers peuvent être vérolés.

Pour se faire un shoot d’I-Doser, il fauts’installer tranquillement et “écouter” laséquence choisie à un volume modéré. L’unedes différences entre la drogue auditive etla traditionnelle est qu’il faut écouter la pre-mière au moins trente minutes sans interrup-tion pour qu’elle agisse. Le consommateur peutfaire son choix dans un catalogue de drogues“classiques” ou même vintage (opium, mor-phine, absinthe, etc.) auxquelles s’ajoutent lescréations propres des programmeurs : Trip,Rave, Black Sunshine… Mais I-Doser ne se limitepas aux stupéfiants : d’autres rythmes sont pro-posés sur le site pour favoriser des sensations,comme Orgasm (pour les moments intimes),Inspire (quand on est en panne d’inspiration)et même Astral Projection pour les adeptes del’occultisme.

Vous vous attendez peut-être à écouterpendant ces trente minutes de la deeptrance,de la drum’n’bass ou de la progressive plus oumoins en accord avec le style de la droguedemandée. Eh bien, pas du tout. Ce qu’onentend, c’est un bourdonnement très semblableà celui que font certains appareils électroména-gers et qui change légèrement selon la “sub-stance”. Il s’agit d’un bruit blanc qui relie lesdeux hémisphères du cerveau pour qu’ils pro-duisent une sensation analogue à celle que l’onobtient avec les vraies drogues, mais sans aucundanger pour le corps ou l’esprit, sans risqued’overdose ni de dépendance. Il est bien précisé,sur le site, que certaines personnes sont insen-sibles aux battements binauraux, et que d’autrespeuvent se retrouver avec les cheveux blancsaprès trois doses de Nitrous. Le site comporteaussi des préconisations relatives à la bonnefaçon d’écouter les drogues auditives et auxtypes de casques les mieux adaptés. Ces conseilset de nombreux autres figurent dans le guideI-Doser, également vendu sur le site. Si l’ontrouve cela trop cher, on peut toujours fairebaisser le prix de sa consommation en devenantdétaillant, c’est-à-dire en mettant des bannièresdu produit sur sa page ou son site web, moyen-nant une commission de 10 %.

Basé aux Etats-Unis, le groupe I-Doser estcomposé de “plusieurs équipes de spécialistes demusique underground et d’analystes-program-meurs”. Dans la foire aux questions (FAQ) dusite, il est indiqué que bien que leurs produitsne présentent aucun risque, ils s’adressentà des personnes majeures et informées deseffets des ondes alpha – et des drogues, peut-on supposer.

Est-ce là l’avenir de la consommation dedrogues ? Difficile de le dire, bien que nousayons écrit cet article sous l’effet d’Inspire.drg.Une chose est sûre : même si cette solutionn’est pas l’idéal, l’adepte de l’altération des étatsde conscience par des moyens électroméca-niques l’accueille comme il a accueilli les CDd’hypnose, les bracelets magnétiques, les bijouxénergétiques et les cassettes pour apprendredes langues en dormant.Grace Morales et Galactus (Mondo Brutto)

Biographie

Journaliste au quotidien russeKommersant depuis1994, ChamilIdiatoulline, 39 ans,est un passionné de science-fiction et d’heroic fantasy.Son précédent roman,le thriller fantastiqueTatarski Oudar(L’attaque tatare),situait ledéclenchement de la Troisième Guerremondiale au cœur de la Fédération de Russie, dans la république du Tatarstan (d’oùl’auteur est originaire),devenue un Etatindépendant.Son nouveau roman,CCCPTM, a divisé la critique : certains lui reprochent sanostalgie de l’URSS,mais pour d’autres il traduit le désir de la jeunesse actuellede s’impliquer dans un projet collectifpositif.

DM

ITRI

Y LE

BED

EV/K

OM

MER

SAN

T

Long

courri

er71 �

Page 73: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Le guideCourrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � 73

Danse

Un James Deandécadent

A partir d’A l’est d’Eden, de La Fureur devivre et de Géant, trois classiques deJames Dean, le performeur et chanteurnew-yorkais Miguel Gutierrez a imaginéLast Meadow. Par le prisme de l’acteurfétiche des années 1950, “MiguelGutierrez réussit à captiver lesspectateurs en manipulant le désiralors même qu’il explore les relationsamoureuses triangulaires !”commentait The New York Timesaprès la première américaine.Du 25 au 28 novembre au CentrePompidou, à Paris(centrepompidou.fr)

Livre

Barrage de légendeA quoi ressemblent ces désormaiscélèbres “trois gorges” qui prêtent leurnom au plus grand barrage du monde ?C’est un peu pour répondre à cettequestion que le photographe Zeng Nianet le géographe et spécialiste de la ChinePierre Gentelle se sont retrouvés.Zeng Nian a suivi toutes les étapes de la construction du gigantesqueouvrage dont les Chinois sont si fiers. Ses photos de villes et de villages détruitssont bouleversantes et ses prises de vuede cette région si cruciale pour l’histoirede la Chine, saisissantes. Quant au textede Pierre Gentelle, décédé en octobre, il vient éclairer la complexité des problèmes posés par le barrage,dernier exemple en date de ces ouvragespharaoniques dont la Chine a toujours eu le secret.Chine, les Trois Gorges, éd. Lieux dits,45 €

Exposition

Le monde du somaLe soma est une boisson utilisée par lesnomades védiques du deuxième millénaireavant J.-C. pour atteindre une sorted’extase mystique. A mi-chemin entre

la science et l’art, le plasticien allemandCarsten Höller part à la recherche de cetélixir mythique : il a imaginé pour cela untableau vivant où paissent des cervidéset une chambre d’hôtel perchée sur uneplate-forme où le visiteur peut passer lanuit afin de mieux toucher le monde dusoma. Sans oublier les hypothèsesscientifiques actuelles, qui assurent quela plante utilisée pour obtenir le somane serait autre que notre familièreamanite tue-mouches.Carsten Höller, Soma, HamburgerBahnhof, Museum für Gegenwart,Berlin, jusqu’au 6 février 2011

Théâtre – Danse

Maïakovski et AragonDans ce spectacle commandé par lemusée Maïakovski à Moscou est imaginéela rencontre de deux couples mythiquesdans le Paris des années 1920 :Maïakovski et sa muse Lili Brik d’unepart, et Aragon et Elsa Triolet d’autre

une migraine persistante. Il se soumetalors à vingt semaines de thérapie, sous le regard de la caméra”, explique le journal d’Abou Dhabi. “Andoni préfères’abandonner à ses névroses et à sa misanthropie plutôt ques’intéresser aux conditions de vie en Palestine. Ce documentaire original et extrêmement distrayant est né de sa résistance pathologique à l’idéed’être catégorisé”, ajoute The National.Fix me de Raed Andoni

Cinéma

Le diable desmineurs boliviens

Une légende raconte qu’il y a cinq centsans un mineur a pactisé avec le diable à Potosí, dans les Andes boliviennes, où se trouve un des plus richesgisements d’argent du monde. Depuis,les mineurs indiens redoutent ce diable,surnommé Tío, qui peut leur apporter la richesse en échange de leur âme.C’est sur les traces de ce mythe que se sont aventurés le réalisateur PhilippeCrnogorac et l’ethnologue Pascale Absidans La Tentation de Potosí.Dans un entretien accordé àcourrierinternational.com, PascaleAbsi explique que “la figure du diable,très présente chez les mineurs, est un garde-fou contre l’ambition et posela question : qui a droit à l’argent ?”Selon elle, le documentaire “permetaussi de comprendre ceux qui ont votépour Evo Morales, premier présidentamérindien du continent”.La Tentation de Potosí, un documentaire de Philippe Crnogorac,avec Pascale Absi

Du 18 novembre 2010 au 27 février 2011, le CAPC deBordeaux expose les Sculptures flottantes de Robert Breer.Le plasticien américain a imaginé une vingtaine de formespeintes en blanc et les a motorisées pour les laisser sepromener librement dans la nef du CAPC. (capc-bordeaux.fr)

PHO

TO

S : D

R

La collection de peinture hollandaise du XVIIe siècled’Eijk et Rose-Marie de Mol Van Otterloo est présentée pour la première fois dans son ensemble.Y figurent des Rembrandt, des Van Ruisdael, et un extraordinaire Chien endormi de Gerrit Dou (photo).“Made in Holland”, Mauritshuis, La Haye, jusqu’au 30 janvier 2011

part. Entre le futurisme russe et le surréalisme français, le spectaclese compose ”de musique, de danse, deromances russes, de poésie déclaméeet chantée”, raconte L’Observateurrusse. “A ce carrefour des destinsqu’était Montparnasse, ces rencontresont changé le cours de leur vie et, dans le cas de Maïakovski, ont débouché sur son suicide.”Ils se sont rencontrés à Paris, jusqu’au18 décembre au théâtre du Marais à Paris.(theatre-du-marais.com)

Cinéma

Raed le migraineux

“Le cinéaste palestinien Raed Andoni est un irrésistible grincheux !”, notait le quotidien émirati The National après la présentation de son documentaire Fix me à Dubaï. “Tu utilises ta migrainepour parler des problèmes politiques ?”,lui demande une des protagonistes dufilm. En effet, “le film s’ouvre sur lecinéaste cherchant un traitement contre

Page 74: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Insolites

De New YorkLe Nicaragua s’est servi d’une erreur deGoogle Maps pour justifier une incursionau Costa Rica. Dernièrement, des soldatsnicaraguayens ont franchi le fleuve SanJuan, qui sépare les deux pays, et ontplanté un drapeau sur l’île costaricainede Calero. Cette troupe était conduitepar Edén Pastora, un ancien commandantde la guérilla sandiniste. L’île est située

Quand Google Maps déclenchel’invasion du Costa Rica

Deaf metal

Il y avait le heavy metal qui rend sourd. Voici le metalpour sourds – un concert spécialement pensé pour

un public atteint de surdité. La première édition de “deaf metal” aura lieu à Arnhem, aux Pays-Bas. Un plancher

vibrant propagera les rythmes de la basse et de la batterie,donnant l’impression d’être collé à un haut-parleur de 600 watts.

Sept interprètes se relaieront pour traduire visuellement les paroles de Cultura Tres, Izah ou Kyu en langage des signes.

Ils scanderont le rythme des morceaux et en rendront l’atmosphère par le mime et la danse – un exercice épuisant qui a demandé des semaines de

travail. Les Pays-Bas comptent environ 12 000 sourds et 10 % des Néerlandaissont durs d’oreille, indique De Volkskrant. Le 19 novembre 2010 à Willemeen(Arnhem), 19 heures

Dépêchez-vous, il n’y en aura pas pour toutle monde. On s’arrache les reliques du pèrePopieluszko. Depuis la béatification duprêtre polonais assassiné voilà vingt-sixans, quelque 200 églises ont demandé àaccueillir ses restes. Des Philippines auMexique, du Congo à l’Allemagne en pas-sant par le Kazakhstan, les requêtes éma-nent de tous les coins du globe. La curie deVarsovie pourra-t-elle les satis faire ? Voire.Seules les demandes des paroisses ayantdédié leur église à l’ancien aumônier deSolidarnosc ou pouvant prouver qu’elles

Le Costa Rica, qui n’a pas d’armée, aenvoyé les forces de l’ordre à la frontièrepour prêter main-forte aux 150 agentsprésents sur place depuis que lestensions sont survenues, le mois dernier.Laura Chinchilla, la présidente du CostaRica, a demandé à l’Organisation desEtats américains (OEA) d’enquêter surcette incursion et a menacé de saisir leConseil de sécurité de l’ONU. “Le CostaRica est atteint dans sa dignité”, a-t-ellelancé. Son gouvernement a en outredemandé à Google de redessiner lafrontière sur ses cartes. Un porte-parolede Google fait valoir que sa société s’efforcede fournir des cartes le plus exactespossible, avant d’ajouter qu’“en aucuncas il ne faut s’y référer pour déciderd’opérations militaires entre deux pays”.Charlie Hale, analyste en géopolitiquechez Google, a reproché au départementd’Etat américain de fournir des donnéeserronées. “Nous travaillons en cemoment même à la mise à jour de noscartes. La cartographie est uneentreprise complexe et les frontièreschangent tout le temps”, note-t-il surson blog. Toutefois, Samuel Santos,ministre des Affaires étrangères duNicaragua, a également écrit à Googlepour souligner que la carte initiale était“absolument correcte” et qu’il rejetaitles exigences costaricaines. Faitembarrassant pour Google, Bing Maps,un service concurrent créé parMicrosoft, s’en était tenu au tracégénéralement admis pour cettefrontière. John Swaine, The DailyTelegraph (extraits), Londres

Sa haine de l’avortement, c’est à sa maman queGeorge Bush la doit. Quand il était adolescent,sa mère Barbara lui a montré un fœtus mortdans un bocal. Elle venait de faire unefausse couche chez elle. “Il est bienévident que cela m’a touché [et queje me suis forgé] une philosophiequi veut qu’on respecte la vie”,a confié l’ex-président sur lachaîne NBC à l’occasion de la sortiede son livre Decision Points. Puis,lisant un passage de son ouvrage : “Je nem’attendais pas à voir les restes du fœtus,qu’elle avait mis dans un bocal pour l’emporterà l’hôpital. Il y avait là une vie humaine, un petit frèreou une petite sœur.” S’il a raconté cette histoire, aindiqué George Bush, ce n’est pas pour expliquer lagénèse de ses opinions contre l’avortement, mais plutôtpour montrer “comment maman et moi nous nous sommesrapprochés l’un de l’autre”. The Huffington Post, New York

Pénurie de reliques

74 � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

lui vouent un culte fervent seront prises enconsidération. “Les premiers seront lesmieux servis. Il est matériellement impos-sible de donner des reliques à tout le monde,car nous n’en avons pas des tonnes”, a déclaréGrzegorz Kalwarczyk, chancelier de lacurie de Varsovie. A défaut d’ossements,les fidèles pourront se rabattre sur les che-veux du prêtre. Collectés après son assassi-nat, ils proviennent de l’Institut de lamémoire nationale, où sont conservés lesdossiers de la police politique de l’époquecommuniste. Gazeta Wyborzca, Varsovie

Jim M

orrison blanchi Q

uarante ans

après sa mort, Jim

Morrison sera-t-il g

racié ?

Condamné pour exhibitionnisme, le chanteur

des Doors pourrait bénéficier d’une mesure de

clémence. Accusé d’avoir baissé son pantalon

et mim

é une fella

tion lors d’un concert à M

iami

en 1969, il avait écopé de six m

ois de prison.

Niant les fa

its, il avait fa

it appel, et la

procédure

était toujours en cours quand il est m

ort, à Paris

en 1971, à l’â

ge de 27 ans. Le gouverneur

de Floride, Charlie

Crist, qui a

reconnu

qu’il y avait des “doutes quant à la

solidité

de l’accusation”, pourrait accorder un pardon

posthume au chanteur avant la fin de son

mandat. Au dire de tous, l’a

rtiste avait bu

comme un trou avant son concert au Key

Auditorium, rapporte The Hill.

Avortement : genèse d’une conviction

sur une zone frontalière dont lasouveraineté a longtemps étéfarouchement contestée, même si elleest reconnue comme faisant partie duCosta Rica depuis 1897. Or Google Maps a placé cette zone dans le pays voisin.Renseignements pris, Google a reconnuavoir cédé à tort au Nicaragua une bandede terrain de 2,8 km de long. “Regardez la photo satellite sur Google, vous verrezoù passe la frontière”, a affirméM. Pastora à un journal costaricain.

� “Deafmetal”en langagedes signes.

“Entrer en contact”

“Cool !”

“Signer”

EST

EBAN

FEL

IX/A

P-SI

PA

BART

HL

ALIK

KEP

LIC

Z/AP

-SIP

A

Page 75: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 76: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046
Page 77: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Le livre de nos 20 ans

Avec les textes de Václav Havel, Amartya Sen, Wole Soyinka, André Brink, Luis Sepúlveda, Barbara Taylor, Liu Xiaobo...

350 pages dans toutes les bonnes librairies.

Page 78: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

En couverture II � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Bordeaux réinventée

� Entre Bordeaux et les Anglo-Saxons, il y a plus quel’Histoire et le vin. Il y a une véritable fascination qui sereflète dans les presses britannique et américaine.Aucune région de France ne suscite autantd’articles. Surtout depuis qu’Alain Juppéa réveillé la “belle endormie” pour en faire“une ville de stature européenne”.

Un regard anglo-saxon

Page 79: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � III

Non seulement Bordeaux élève l’âmedu promeneur occasionnel, mais en plus elle possède la splendeurharmonieuse de la capitale françaisesans en avoir l’arrogance.

The Sunday Times Londres

Il y a trois excellentes raisons de se rendreà Bordeaux toutes affaires cessantes. Toutd’abord, vous en reviendrez grandi. Je neveux pas dire par là que vous aurez gagnéquelques centimètres (en revanche quel -ques kilos en plus, c’est envisageable). Je

veux dire que Bordeaux ne peut manquer de vousrendre plus cultivé et plus raffiné.

L’harmonie néoclassique monumentale dela place de la Bourse et de la place de la Comé-die produit en effet ce résultat. En s’y prome-nant, on a soudain plus envie de ramasser desdétritus [qui entachent cette harmonie] qued’en jeter par terre. Longtemps les Français ontessayé de traduire la sophistication réelle ousupposée de leur caractère national par l’élé-gance de leurs paysages urbains. Bordeaux réus-sit ce pari mieux qu’aucune autre ville française– mieux même (parce que plus concentrée) queParis. Bordeaux est en fait une capitale quiattend son heure.

Maintenant que vous voilà grandi, il esttemps de se perdre dans le Bordeaux médiéval.Ici, le message spirituel délivré par de vieilleset belles églises se dilue progressivement àmesure qu’il parcourt le labyrinthe des ruellesfaiblement éclairées et que les plaisirs de la chairprospèrent. Je parle là de magasins, de restau-rants et de bars, mais d’autres plaisirs de la chairsont sans doute à portée de main pour qui lesrecherche.

Deuxième raison d’aller à Bordeaux : c’est laville de France qui s’est le plus profondémenttransformée. Dans les années 1990, les dernièresactivités portuaires commerciales ont été dépla-cées vers l’aval et les quais se sont retrouvés àl’abandon. Un soir, dans les années 1990, j’ai étéabordé non pas par un, mais par deux prostitués.Si vous saviez à quoi je ressemble, vous com-prendriez tout de suite le degré de désespoirauquel était réduit ce quartier central.

La modernité s’est partout invitéePuis beaucoup d’argent et d’énergie ont étéconsacrés à la reconquête des quais. Les façadesont été restaurées pour retrouver l’éclat de lafameuse “pierre de Bordeaux”, un calcaire blondou crème unique. Les trams se faufilent désor-mais dans les rues, avec leurs têtes arrondiesd’orques. La modernité s’est partout invitée danscette ville qui a longtemps pensé que son his-toire suffisait à sa gloire. Elle sait désormais qu’iln’en est rien.

Troisième raison de se rendre sur les bordsde la Gironde : la ville est très abordable. Depuisla Grande-Bretagne, on trouve pour 120 livres[138 euros] un forfait découverte incluant nuits

d’hôtel et de nombreuses activités gratuites. Lesrestaurants locaux servent des menus à troisplats pour une quinzaine d’euros, voire moins.Bien sûr, il y a le prix du voyage, mais c’est ainsioù que vous alliez en Europe. Sauf que Bordeauxest vraiment la plus élégante des villes françaises(et je ne dis pas cela à la légère).

Alors que faire sur place une fois que vousavez été ébloui ? Essentiellement, flâner. Com-mencez par la place de la Comédie. Les colonneset les arcades classiques du Grand-Théâtre don-nent un avant-goût de la mission d’élévation del’âme que s’est assignée Bordeaux. Vous avezdevant vous le Triangle d’or, le cœur de la ville,où l’assurance du XVIIIe siècle éclate dans la so -briété sophistiquée et les proportions parfaitesde la pierre de taille. Embellie par ses avenues,ses places et ses jardins, Bordeaux est l’exemplemême de ce à quoi doit ressembler une ville pourobtenir le meilleur de ses habitants.

La leçon bordelaise ne s’arrête pas à ses fa -çades mais se poursuit en multipliant les réfé-rences flatteuses (statues, noms de rues) àMontesquieu et Montaigne, deux philosophesnés dans la région. Puis, juste à la sortie du Tri-angle d’or, on trouve le monument aux Giron-dins. La fontaine la plus politique de Francereprésente la République, puissante et morale,sur un char conduit par de terrifiants chevauxmarins, entourée d’hommes musculeux, defemmes dépoitraillées et d’angelots rubiconds.

La Bourse et sa dimension magiqueParcourez maintenant l’esplanade des Quin-conces pour rejoindre les courbes des bergesde la Garonne. Les façades des anciens chaisattestent l’origine commerciale du style et dela ri chesse de la ville. On s’attendrait presque àcroiser des hommes en redingote et chapeauhaut-de-forme. Mais les chais ont été transfor-més pour accueillir des boutiques de vêtementsde marque et des cafés lounge, où vous pourrezdéguster un cappuccino. Derrière, les vieilles mai-sons marchandes s’entassent dans des ruellesétroites. Comblée par la distinction aristocra-tique des échoppes anciennes, la rue Notre-Dameest l’endroit où l’élégant Hugh Grant poserait sacaméra s’il devait filmer à Bordeaux.

Revenez par le centre, entrez dans un fouillislabyrinthique de ruelles et découvrez tout unmonde de bars et de restaurants. L’axe principal,rue Sainte-Catherine, propose plus de magasinsque des jambes normales ne peuvent en sup-porter. Plus loin, le palais de la Bourse s’ouvre endemi-cercle sur une place et le fleuve au-delà. Ila pour lui la splendeur harmonieuse de Versaillessans en avoir l’arrogance. Après tout, c’était uneBourse du commerce à une époque où les tra-ders étaient de vieux messieurs avec des per-ruques et des principes. Récemment, un “miroird’eau” a été installé sur la place afin que le palaiss’y reflète, donnant l’impression qu’une autredimension, magique celle-là, est possible. L’effetest saisissant : il me semble que c’est le plus ravis-sant paysage fluvial qu’il m’ait jamais été donnéde contempler. Anthony Peregrine

Tellement plus éléganteque Paris

Terriblemarquise

Il aura fallu attendredeux cent soixantelongues années,raconte le quotidienbritannique The Independent, pourenfin comprendre ce qui était arrivé à laMarquise de Tourny.“La marquise en question étaitbordelaise, pesait 460 tonnes,embarquait25 canons et unéquipage de soiffards :c’était une frégate qui terrorisa la marinemarchandebritannique au milieudu XVIIIe siècle pendantune dizaine d’années.On raconte qu’elleaurait en une seuleannée arraisonné troisgros vaisseaux decommerce britanniqueet qu’elle a toujourséchappé à la marine de Sa Majesté.” Puis le vaisseau disparutsans laisser de traces.En 2008, l’entreprisede chasseurs de trésors Odyssey a retrouvé les vestigesd’un vaisseau du XVIIIe

qui avait fait naufrage dans la Manche côtébritannique. “Parmices restes figurait unecloche parfaitementconservée portant le nom du navire. La célèbre Bordelaise a donc péri dans les eaux mêmes où elle a si longtempsfait régner la terreur.”

� La place des Grands-Hommes vue de la rueMichel-de-Montaigne.Dessins de FrançoisSaintamon pour Courrierinternational, Paris.

Page 80: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Après dix ans d’absence, une Américaine revient à Bordeaux.Elle avait laissé une ville malpropre et assoupie ; elle retrouve une ville cosmopolite et vibrante.

The Washington Post Washington

D e retour pour la première foisdepuis des années à Bordeaux, jemarche derrière un hommemince portant un panama, qui sefaufile dans les étroites ruespavées du vieux quartier des

négociants en vins : l’artiste bordelais ArnaudFaugas m’emmène voir son travail. Nous passonsau pied de la statue de Jeanne d’Arc, d’où un courtchemin descend vers le fleuve. “C’est ici que lesriches marchands ont bâti leurs hôtels particuliers auXVIIIe siècle, m’explique-t-il. Admirez cette élégance,cette harmonie entre les balcons arrondis et les ran-gées d’arbres.” J’aimerais m’attarder un peu pourregarder, mais mon guide tourne au coin d’unerue et sort ses clés. La galerie est fermée aujour-d’hui. Il allume les lumières. Ses aquarelles defêtes bordelaises, éclatantes sous la lumière desspots, tapissent le long espace étroit. Une fouleen liesse célèbre la fête du vin. Des pétales fré-missants tournoient pour la fête des fleurs. Maismon œuvre préférée est une scène en Technico-lor du très sérieux Grand-Théâtre pris de folie (cedoit être la fête de la musique) : les statues demarbre des muses prennent vie et dansent au-dessus de leurs colonnes corinthiennes. Je peuxtémoigner que, il n’y a pas si longtemps, une tellejoie de vivre* en public aurait été impensable ici.Même en peinture.

Le jour tombe alors que je franchis à vélo lepont de pierre qui enjambe la Garonne. Près despiles du pont, des enfants s’éclaboussent dans lemiroir d’eau, grand bassin réfléchissant qui,toutes les quinze minutes, semble se souleverlorsque des jets font monter une brume jusqu’auxgenoux. Plus haut, la suave voix de baryton d’El-vis Presley jaillit de haut-parleurs, tandis que descouples d’âge mûr se déhanchent aux cours dedanse publics. Tout en évitant les redoutablesskateboarders en route vers le skatepark desquais, je tente, non sans mal, de me rappeler leBordeaux que je connaissais : les places étoufféespar les voitures, les visages renfrognés, les tré-sors architecturaux encrassés. C’est alors que jetombe sur le bar parfait, idéalement situé pourapprécier la vue du fleuve. Une seule chaise estlibre en terrasse, à côté d’un homme qui lit Sud-Ouest devant une bière pression. Appuyant monvélo contre la rambarde, je décide rapidementque le plaisir d’un apéritif mérite de risquerd’aborder un inconnu.

Acquérir une stature européenneJe me lance, les yeux cachés par mes lunettes desoleil : “Monsieur, est-ce que je peux me permettrede m’installer ici ?” “Bien sûr, madame”, répond-ilen abaissant son journal, les sourcils légèrementlevés, surpris par mon accent américain. Puis ilse replonge dans les nouvelles locales, ses che-veux gris à peine visibles derrière les pages deson journal. A la façon dont il est habillé, je

devine qu’il n’engagera pas la conversation. Dansun pays où la couleur d’une écharpe suffit àsigner votre appartenance sociale, sa chemisede lin blanc, son bermuda et ses chaussures debateau m’indiquent qu’il s’agit d’un membre res-pectable de la bourgeoisie bordelaise, peu enclinà bavarder avec n’importe qui. Mais quand Mon-sieur* replie son journal et commande une autrebière, je décide de passer outre les conventionssociales.“Bordeaux a bien changé, n’est-ce pas ?” dis-je d’unair détaché.“Oui, c’est une belle ville”, répond-il, les yeux rivéssur le fleuve.

En prenant ostensiblement mon verre de lamain qui porte mon alliance (après tout, Bordeauxest tout de même une ville française), je mur-mure : “Quelle chance vous avez !” Puis je me lancedans le récit de mon retour après une dizained’années d’absence, dans la ville de la famille fran-çaise de mon mari.

Cette révélation produit son effet. Notreaffection commune pour Bordeaux établie sur debonnes bases, il me confie que la famille de sadéfunte épouse était dans le commerce vinicole.Cependant, malgré ses relations avec le mondedu vin, il ne se considère pas comme un membrede la bourgeoisie vinicole bordelaise. “Les genscomme moi restent plutôt dans les coulisses. C’est nousqui voulions réellement changer cette ville.”

En 1995, m’explique-t-il, les Bordelais ont éluun nouveau maire [Alain Juppé], un visionnaireet un plan pour réveiller la “belle endormie”,comme mon interlocuteur appelle sa ville, afinde lui donner enfin une stature européenne. “Lemaire et la population ont conclu une sorte de pacte,poursuit-il. Nous avons traversé des années de chaos.On a détruit des dizaines d’hectares de parkings ensurface et d’entrepôts abandonnés qui masquaient lefleuve, pour finalement obtenir cela.” Il montre d’ungeste large le flux de cyclistes, patineurs et autrespiétons défilant le long des quais. “Le centre-villeaussi a été une zone sinistrée pendant toutes les annéesde construction du tramway. Il fallait lire le journaltous les matins pour savoir quelles rues étaient entravaux et trouver un chemin pour aller travailler.”Mais, en 2007, quand la poussière s’est finalementdissipée, on a vu que le jeu en valait la chandelle.

En plus des quais réhabilités et d’un système detramway dernier cri, les patients habitants de Bor-deaux ont pu profiter d’immenses parkings sou-terrains, de places historiques réservées auxpiétons et de façades fraîchement ravalées. “Vrai-ment, cela en valait la peine, conclut-il. Nous avonsrécupéré notre fleuve.”

Une ville enfin en mouvement !“Le vin, ça conserve* !” L’expression est l’une desmaximes de ma famille française. En effet, laconsommation d’un verre (ou deux) de bordeaux(un autre vin est-il seulement envisageable ?) parjour semble avoir été salutaire à Paul Bouchet,87 ans. Tout comme sa ville natale, il n’a fait quese bonifier avec l’âge. En ce dimanche matin,oncle Paul me fait découvrir avec enthousiasmeson ancien domaine, l’élégant Triangle d’or for-mant le cœur du centre-ville Renaissance de Bor-deaux. Cet homme en parfaite santé, à peinevoûté, portant un pantalon de velours et un pulltricoté à la maison a, comme disent les Français,le cœur sur la main.

Oncle Paul est arrivé en tramway et j’ai laissémon vélo à notre point de rendez-vous, place dela Comédie. La majeure partie du centre-ville estsillonnée de voies de tramway ou réservée auxpiétons et aux cyclistes.

Sans voitures, même les Bordelais de longuedate voient leur ville sous un autre jour. “Je restesans voix devant la beauté de la ville”, souffle onclePaul, tandis que nous déambulons sous des bal-cons de ferronnerie finement travaillés, sur destrottoirs qu’il arpente depuis des années.

Nous coupons par le marché des Grands-Hommes, luxueux rond-point entouré de bou-tiques chics et de cafés. “Bordeaux est devenue pluscosmopolite”, continue oncle Paul, tandis que nousmarchons bras dessus, bras dessous, le soleil d’au-tomne réchauffant nos épaules. “Je me rappellel’époque où personne n’osait sortir le soir. Nous res-tions tous chez nous, entre nous. A présent, on croisedes gens à toute heure. Je pense que le tramway nousa aidés à nous mélanger. Les habitants de la péri-phérie peuvent facilement venir dans le centre. Laville est en mouvement. C’est une bonne chose.” Ceil Miller Bouchet* En français dans le texte.

En couverture Bordeaux réinventéeIV � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Une joie de vivre toute neuve

Déconvenue

Le critiquegastronomique duSunday Times a étédéçu par l’un des pluscélèbres bistrotsbordelais, La Tupina.Anthony Capella s’étaitspécialement déplacépour déguster en saison l’augustelamproie à labordelaise. Il voulaitrétablir la réputationde “ce poisson de lafamille des suceurs desang parasites”,diffamé par la traditionrapportant que “le roiHenri Ier d’Angleterreest mort d’[en] avoir trop mangé.” Mais lepoisson qui lui a étéservi à La Tupina avaitsi peu d’intérêt gustatifque le serveur a dûavouer qu’il sortait du congélateur. Pasquestion pour autantde se déclarer vaincu :Anthony Capella s’estrendu illico à quelqueskilomètres de là, à Marsillac, aurestaurant Le Pistou,où la lamproie à labordelaise était nonseulement fraîche,mais nettement plus abordable.

� Le port de la Lune, sesquais, le Pont de Pierreau loin et la cathédraleSaint-Michel qui domine la ville.

FRAN

ÇO

IS S

AIN

TAM

ON

Page 81: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Une nouvelle biographie de Montaigne vient de sortir en Grande-Bretagne. Pour rendre lephilosophe des Essais plus accessibleaux Britanniques, son auteur a convoqué les Woolf, mari et femme.

The Observer Londres

V ers 1569 ou au début de l’année1570, avant de devenir célèbre,l’écrivain et philosophe MichelEyquem de Montaigne frôle lamort. Il a alors 36 ans et aime sepromener à cheval pour échap-

per aux responsabilités dont il a hérité et pourlesquelles il a été élu : un château et des terresen Dordogne, ainsi qu’un siège au parlement deBordeaux. Alors qu’il monte un cheval calme,s’atten dant à une chevauchée sans embûches, cequi ressemble à un tir d’arquebuse (arme à feude l’époque) les jette, son cheval et lui, à terre.“Si que voila le cheval abbatu et couché tout estourdy,moy dix ou douze pas au delà, estendu à la renverse,le visage tout meurtry et tout escorché, mon espée quej’avoy à la main, à plus de dix pas au delà, ma cein-ture en pièces, n’ayant ny mouvement, ny sentiment,

non plus qu’une souche.” Lorsqu’il reprend con -naissance, et qu’il essaie de se rappeler ce quis’est réellement passé, Montaigne apprend quece n’est pas un tir qui l’a fait chuter, mais l’un deses serviteurs, un homme musclé sur un chevalplus puissant, qui l’a par erreur chargé et blessé.

Montaigne pensait souvent à la mort. Sa lec-ture des philosophes l’avait encouragé à méditersur notre condition de mortel. Les années pré-cédant l’épisode de la chute, il avait perdu sonmeilleur ami (l’écrivain humaniste La Boétie),ainsi que son père, son plus jeune frère et son pre-mier enfant. Mais cet accident de cheval le guérità jamais de sa morbidité. Il s’éveille désorienté,vomit du sang, mais se relève pour se réinventer.Il renonce alors à sa charge à Bordeaux et décidede se consacrer à l’écriture de ces Essais qui luiconféreront l’immortalité. Comme l’écrit SarahBakewell dans sa nouvelle biographie : “Ne plus sesoucier de la mort devint la réponse fondamentale, laplus libératrice à la question de savoir comment vivre.C’est ce qui lui permit de ne plus faire que ça : vivre.”

[L’éditeur, l’écrivain britannique et aussi lemari de Virginia Woolf] Leonard Woolf définitMontaigne comme “le premier homme réellementmoderne” et affirme que sa modernité vient de sa“conscience aiguë de son individualité et de celle detous les autres êtres humains, ainsi que de l’intérêt

passionné qu’il y porte”. Bakewell souligne, toutcomme Woolf, que les êtres non humains, les ani-maux, s’inscrivent également dans cette cons -cience individuelle aiguë. La biographe s’appuie,pour expliquer ce point, sur le souvenir d’un épi-sode traumatisant de l’enfance de Leonard Woolfqui advint alors qu’il lisait Montaigne. On lui avaitdemandé de noyer des chiots et il se rappelle lafaçon dont ils luttaient contre la mort dans leseau d’eau : “Comme je lutterais moi-même contrela mort si j’étais en train de me noyer dans des eauxtumultueuses. C’était, je le sentais et le sens toujours,une chose horrible, non civilisée que de noyer ce‘je’dans un seau d’eau.”

Virginia Woolf est également une sourced’inspiration pour Sarah Bakewell. La romancières’était donné pour mission de rendre Montaigneaccessible à un public anglo-saxon plus large.Woolf, écrit-elle, “avait une vision magnifique desgénérations reliées entre elles d’une manière bien par-ticulière, par les liens de l’esprit – tout esprit vivantétant fait de la même étoffe que celui de Platon oud’Euripide… C’est cet esprit commun qui unit lemonde, et fait du monde un esprit unique.” PourBakewell, c’est cette capacité à perdurer intime-ment par-delà le temps, de lecteur en lecteur, quifait d’un livre comme les Essais un classique.Ruth Scurr

Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010 � V

Montaigne lu par Virginia Woolf

gdoyotte
Image importée
Page 82: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Un critique gastronomique américain a décidé de tout voir dans le Bordelais, sauf la capitale et les vignobles. Pari réussi au-delà de ses espérances.

The Boston Globe Boston

Le stéréotype voulant que la régionde Bordeaux soit un endroit guindéoù l’on ne trouve que boutons demanchette et vins hors de prix nerésiste pas longtemps. Après unejournée de voiture, épuisé et voulant

monter ma tente avant la nuit, je quitte l’auto-route une heure à l’est de Bordeaux et atterrisdans un petit camping situé au bord d’un canaltraversant le village de Lagruère.

Je suis accueilli par André Maille, tout sou-rire. Agé de 48 ans, ce conducteur de bus de Mont-pellier revient chaque année rejoindre le reste desa grande famille dans sa région natale. Insou-ciant et blagueur, il attire immédiatement la sym-pathie, la mienne y compris lorsqu’il m’expliquequ’il a fait cuire un agneau à la broche pour la fêtedu village, qui a lieu le soir même. “Une journéeentière à rôtir, ajoute-t-il, avec rien que du bois dechêne pour le feu.”

Je l’accompagne dans la salle de réception dela petite mairie. Là, dans ce village de 50 âmes,100 personnes sont serrées épaule contre épauleet mangent de l’agneau et de la ratatouille, tandisqu’un groupe joue Feel Like Makin’ Love.

“C’est ma sœur qui a fait la ratatouille”, meconfie André, avant de siffler son beau-frère, quiofficie derrière le grill, pour qu’il apporte uneassiette au nouvel arrivant. Je me demande touthaut combien de parents il a dans cette pièce. Ilregarde à gauche, à droite et par-dessus sonépaule, en comptant sur ses doigts. “Quinze. Jepense. Nous sommes éparpillés dans toute la France,mais nous revenons chaque année pour nous réunir,comme aujourd’hui.”

J’entendrai différentes variations sur le mêmethème au long de ce voyage dans la région de Bor-deaux. J’apprendrai que, durant toute l’année, cecoin de France si célèbre pour sa capitale présentedes extrêmes inattendus, à la fois détendu etsophistiqué, sauvage et civilisé. Un mélange quiévoque tantôt la majesté d’une photo savammentcomposée, tantôt la spontanéité d’un instantané.

“Les gens reviennent tous les ans”, me confirmeDamien Reynaud, 31 ans, sauveteur à la plage duGressier, près de la ville du Porge, dans la régiondu Médoc, où je passe la majeure partie de monséjour. “C’est calme. Il y a cinq petits restaurantsde l’autre côté de la dune et aucun bâtiment sur laplage à part le nôtre. C’est très calme.” Sauf quandça ne l’est pas.

Le mirador de Damien donne sur une plagede l’Atlantique qui attire les surfeurs et, sur lerivage, les vagues se brisent avec fracas. Le sau-veteur me raconte ce jour de l’été dernier où, avecson équipe, il a secouru pas moins de quinzenageurs imprudents dans les rouleaux écumants,face au poste.

Je retrouve mes compagnons de voyage àArcachon et nous montons vers la dune du Pyla.Culminant à plus de 100 mètres, cette montagne

de sable sépare la mer et la forêt. En ce jour d’été,on voit partout les attrape-touristes. Des essaimsde vacanciers fondent sur les stands de nourri-ture grasse et les magasins de babioles où l’ontrouve des colliers de coquillages et des serviettessignées du groupe Tokio Hotel. Nous escaladonsla dune par un escalier de plastique infesté debadauds mais, lorsque nous atteignons la crête etnous dispersons, l’immensité nous avale. Sou-dain, chacun retrouve l’espace nécessaire à la paix.

Loin sous nos pieds s’étend la baie d’Arca-chon et ses célèbres bancs d’huîtres, puis l’océan.Derrière nous, la dune s’enfonce dans les arbresau bord de la forêt.

Jusqu’à présent, il a été étonnamment faciled’oublier ce qui crève les yeux : la proximité decertains des meilleurs vignobles au monde.

C’est à Lormont, dans la banlieue borde-laise, que le chef Jean-Marie Amat a installé lerestaurant qui porte son nom, au château duPrince noir. Le château se trouve à l’extrémitédu gracieux pont d’Aquitaine, qui s’élève et dis-paraît dans la brume au-dessus de la Garonne.

Jean-Marie Amat émerge de sa cuisine. Cethomme calme, humble, voire fragile, ne sembleavoir à transmettre que des émotions. Mais il estbien dans sa peau, comme disent les Français,habillé non en blanc comme les autres membresde son équipe, mais avec un jean, des tennis, untee-shirt noir et un tablier bleu. J’observe la cui-sine qui s’anime, alors que le restaurant se rem-plit et que les commandes constellent le tableaudu mur du fond. Au milieu de l’agitation, Jean-Marie Amat est tranquille. Il est chez lui.

Les plats de Jean-Marie Amat sont aussi sub-tils que lui. Seul à table, je goûte le pigeon grilléaux épices, qui, au premier abord, pourrait êtredécrit avec des mots tels que dense, profond, san-glant. Je poursuis mon exploration du plat, trou-vant des saveurs contrastées de cumin, decannelle, de sucre glace et de sauce au soja. A lapremière bouchée, je pense au pain perdu de monpère. Mais lorsque je mélange avec la salade dementhe et le fenouil, que le chef fait pousser justesous les fenêtres, tout explose. Je ne peux m’em-pêcher de trembler. Joe Ray

En couverture Bordeaux réinventéeVI � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

Ne me parlez ni de vins ni de villes

Hommage

“S’il avait fallu noterBordeaux cuvée 2004 – la ville, pas le célèbrevin –, cela auraitcertainement donné :ennuyeux et fade ;arômes de suie et depoussière. Cette citéqui avait étémajestueuse n’était en effet plus quel’ombre d’elle-même.”Ce jugement sévère du New York Timesest immédiatementcontrebalancé par unconcert de louanges :“En quelques années,d’immenses progrèsont été accomplis.Aujourd’hui Bordeauxest une ville agréable et élégante, grâce à des travauxd’embellissement qui ont permis de récupérer les quaiset de faire disparaîtredes siècles de crasse.Un nouvel esprit a aussi été insufflégrâce notamment à l’apparitiond’espaces dédiés à l’artcontemporain.” Bref,pour le prestigieuxquotidien américain,“Bordeaux brille à nouveau de tous ses feux”.

�Vue imaginaire de la porte Dijeauxdepuis l’intérieur du Café Napoléon 3,place de l’Opéra.

FRAN

ÇO

IS S

AIN

TAM

ON

Page 83: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

Depuis des siècles, avec ses châteaux, ses vignessoigneusement entretenues et ses vins exceptionnels, la région de Bordeaux satisfait la plus exigeante des éliteseuropéennes. Mais, au printemps dernier, alors que Steven Spurrier, l’un des plus grands critiques anglais,qualifiait la cuvée 2009 de “meilleure cuvée queBordeaux ait jamais produite”,tandis que le principal critiquefrançais, Michel Bettane,affirmait avec enthousiasmen’avoir “rien bu de meilleur de toute [sa] vie”, une nouvelleclientèle, très différente de celle à laquelle était habitué le petit monde du vin de prestige,s’est invitée à la fête.Du Médoc à Saint-Emilion, les négociants chinois ont affluépour les premières dégustationsdu très attendu cru 2009, et ils ont ouvert grand leursportefeuilles pour acheter des volumes records. De la salle de dégustation baroque du Château Mouton-Rothschildau grand hall de l’Union des grands crus, les délégationschinoises ont annoncé leur intention de ponctionnerd’immenses quantités de premiers crus classés,l’aristocratie des vins.“La cuvée 2008 avait déjàsoulevé un intérêt exceptionnelen Chine continentale. Etant donné la qualité du 2009,nous pensons que l’intérêt sera plus grand encore”, expliqueDon St. Pierre, directeur générald’ASC, l’un des plus importantsnégociants de grands vins en Chine. “Aucune région n’est aussi connue que Bordeauxpour les consommateurschinois.” Pour Sam Yip, un investisseur hongkongais de 36 ans, rencontré lors de la dégustation au ChâteauMouton-Rothschild , “en Chine,tout le monde pense Lafite. Ce vin égale en célébrité et enprestige des marques commeLouis Vuitton, Prada ou Gucci.”Pour beaucoup, l’intérêt des Asiatiques a toujoursquelque chose de déroutant, et cet embarras s’accompagnemême d’un peu de mépris.Certains consommateurschinois, dit-on à Bordeaux,dilueraient les vins les plus rares avec de la limonade. Et, alors que le monde viticole se targue de discerner les subtilsmérites de chaque millésime,

les observateurs expliquent que ces consommateursasiatiques s’intéressent avanttout aux grands noms, sans sesoucier de la qualité de l’annéeévaluée par les critiques.D’après les négociants chinois,les grands vins sont devenus un cadeau prestigieux dans le milieu des affaires ; une bouteille de grand vin de Bordeaux est désormaisessentielle pour régaler les cadres du gouvernement.Dans la classe moyenne, le bordeaux est égalementconsidéré comme unealternative sophistiquée et saineaux alcools de vin chinois, qui peuvent titrer jusqu’à 40 ° !“Nous sommes devenus très populaires en Chine,principalement parce qu’ils pensent que notre logoressemble à un bateau-dragon”,s’amuse Philippe Blanc, directeurde Château Beychevelle. “Nous n’avons même rien eu à faire pour promouvoir notre vin.” De son côté, l’industriebordelaise du vin fait tout de même de gros efforts, parce qu’elle sait que les acheteurs chinois pourraientrapidement surclasser les Américains, frappés par la crise, qui se tiennent à l’écart.Le baron Philippe de Rothschildprévoirait d’ouvrir le premier bar à vin Mouton-Cadet du monde à Canton.Vinexpo, le salon biennalinternational du vin et desspiritueux, a prédit qu’en 2013 la croissance des ventes debordeaux en Amérique du Nordserait dépassée par la croissance de la demande desconsommateurs asiatiques. Cesderniers devraient alors engloutirla bagatelle de 1,3 milliard delitres par an. Jancis Robinson,doyenne des critiquesbritanniques, lance cependantun appel à la prudence. “Les Bordelais placentcertainement tous leurs espoirsdans la Chine et Hong Kong, mais les consommateursasiatiques ont tendance à n’êtreintéressés que par quelques vins,venant des plus grandsdomaines, explique-t-elle. Je ne pense pas que cela soitsuffisant pour soutenir le marchédans son ensemble, qui asouffert de la crise économiquemondiale ces deux dernièresannées, surtout aux Etats-Unis.”Robert Booth, The Guardian(extraits) Londres

Snobisme

Les Chinois insatiables

gdoyotte
Image importée
Page 84: Courrire International- l'Implosion de l'Islam-46146280-CI1046

personnes qui chaque année visitent lesvignobles de la région contribuent à sauver cer-tains viticulteurs de la ruine. “Les gens du coincommencent à comprendre que le tourisme est essen-tiel”, affirme Pétrus Desbois, le propriétaire duChâteau Saint-Georges. “C’est très récent. Il y aquelques années, personne ne songeait à ouvrir sonchâteau aux touristes.” A l’instar des viticulteursde la Napa Valley, en Californie, certains pro-priétaires font aujourd’hui payer 30 euros par per-sonne pour visiter leur cave et goûter leursdernières cuvées, et parfois même leurs raisins.

Mais, dans cette région où le commun desmortels a toujours été pris de haut, le conceptd’Œnoland rencontre une certaine résistance.“Nous avons fait des progrès, mais nous pourrionsaller beaucoup plus loin”, soutient M. Desbois.Maxime Colas, un œnologue qui organise desvisites de vignobles, partage cet avis : “L’idée qu’ilsont le privilège de visiter des vignobles qui daignentleur ouvrir leurs portes ne satisfait plus les touristesd’aujourd’hui. Il faut offrir autre chose.”

La plupart des vignobles du Bordelais sontfermés aux visiteurs le week-end, et certains pen-dant toute la saison des vendanges. Pour avoiraccès aux domaines les plus célèbres, comme leChâteau Lafite-Rothschild, le Château Mouton-Rothschild, le Château Haut-Brion, le Château-

Latour et le Château Margaux, il faut réserverplusieurs semaines à l’avance et certains pro prié-taires n’admettent que les professionnels du vin.“Nous ne tenons pas à faire de la publicité pour cegenre d’activité. Notre premier travail consiste à fairedu vin, pas du tourisme de masse. Nous ne voulonspas de files d’attente à l’entrée de nos domaines”, pré-cise la porte-parole du Château Lafite-Rothschild.Pierre-Olivier Clouet, directeur technique duChâteau Cheval Blanc, abonde dans le mêmesens : “Nous avons beaucoup de demandes, mais nousrestons assez fermés au monde extérieur et les gensont parfois du mal à le comprendre.”

La crainte de ces grands domaines est de setrouver submergés de visiteurs s’ils ouvrent leursportes au public. “Il est honteux qu’ils ne le fassentpas. Ce serait une grande aide pour la région”, pro-teste M. Desbois. Cette divergence de points devue met en évidence une “fracture sociale” dansle petit monde des vins de Bordeaux. Les châ-teaux les plus réputés de la région vendent leursgrands crus de 2009 jusqu’à 700 euros la bou-teille, alors que des domaines beaucoup moinsconnus reçoivent 650 euros pour un tonneau de900 litres, un prix inférieur au coût de produc-tion. Ces établissements ont désespérémentbesoin de revenus supplémentaires et c’est pour-quoi ils soutiennent l’idée de l’Œnoland. Cepen-dant, pour M. Desbois, le tourisme vinicole dansle Bordelais ne décollera vraiment que si lesgrands châteaux ouvrent, eux aussi, leurs portes.“Ce sont ces châteaux que tout le monde veut visiter,dit-il. Le problème, c’est qu’ils sont déjà riches et qu’ilsn’ont pas besoin du tourisme.” Adam Sage

En couverture Bordeaux réinventéeVIII � Courrier international | n° 1046 | du 18 au 24 novembre 2010

L’idée semblait bonne : ouvrir les vignobles du Bordelais au tourisme. Mais c’était comptersans la résistance de l’aristocratie des grands domaines. Récit.

The Times Londres

V ous connaissiez peut-être le Bor-delais, réputé pour ses vins in -comparables, sa gastronomie etses paysages inoubliables. Maisles autorités locales, cherchantde nouvelles sources de revenus,

se sont inspirées du concept des parcs d’attrac-tions pour rebaptiser cette célèbre région du sud-ouest de la France “Œnoland”. L’idée est deva loriser le patrimoine viticole régional par le biaisd’un site Internet et de brochures ludiques. Œno-land – du grec oinos, “vin” – traduit la volonté d’en-courager les vacanciers à visiter les 11 000 châ teauxde la région. Les détracteurs d’Œnoland repro-chent aux concepteurs de ce projet de vouloirtransformer le terroir sacré du Bordelais en ungigantesque Luna Park et y voient une insulteà la tradition viticole ancestrale. Ses défenseurs,en revanche, estiment que les 3,3 millions de

L’Œnoland de la discorde

gdoyotte
Image importée