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APPROCHE THÉORIQUE DE LA NOTION DE POLITESSE 1. Les quatre théories de la politesse La politesse a toujours été un phénomène qui a fortement marqué les relations interpersonnelles. Mais paradoxalement, malgré l’importance qu’on lui a accordé depuis des siècles, la politesse reste un sujet controversé parmi les chercheurs qui, jusqu’à présent, ne se sont pas mis d’accord sur une définition précise de ce concept ou sur une délimitation exacte de son champ de recherche. Dans le Dictionnaire de la langue française (Hachette, 2001) la politesse est définie comme: «l’ensemble des règles, des usages qui déterminent le comportement dans un groupe social, et qu’il convient de respecter; délicatesse, raffinement». Selon Le Petit Robert (Nouvelle édition, 2003) la politesse est «l’ensemble des usages, des règles qui régissent le comportement, le langage, considérés comme les meilleurs dans une société; le fait et la manière d’observer ces usages» ayant les synonymes suivants: affabilité, civilité, courtoisie, éducation, savoir-vivre, urbanité, bienséance, bon goût, délicatesse. Cet article est censé présenter brièvement les quatre théories principales qui ont influencé l’analyse scientifique de la politesse à travers le temps aussi bien qu’une classification des sociétés en fonction du système linguistique de la politesse élaboré par Kerbrat-Orecchioni. Avant de poursuivre cette démarche, il faut préciser qu’il est difficile d’accepter l’existence d’une théorie valide et universelle et que chacune des versions qui circulent peut être améliorée. A. La perspective socio-normative : Cette perspective repose sur l’acception que le grand public donne par tradition au concept de la politesse. Il s’agit du présupposé que chaque société a une série de normes sociales qui se manifestent dans des règles plus ou moins 1

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APPROCHE THORIQUE DE LA

Approche thorique de la notion de politesse

1. Les quatre thories de la politesse

La politesse a toujours t un phnomne qui a fortement marqu les relations interpersonnelles. Mais paradoxalement, malgr limportance quon lui a accord depuis des sicles, la politesse reste un sujet controvers parmi les chercheurs qui, jusqu prsent, ne se sont pas mis daccord sur une dfinition prcise de ce concept ou sur une dlimitation exacte de son champ de recherche.

Dans le Dictionnaire de la langue franaise(Hachette, 2001) la politesse est dfinie comme: lensemble des rgles, des usages qui dterminent le comportement dans un groupe social, et quil convient de respecter; dlicatesse, raffinement. Selon Le Petit Robert(Nouvelle dition, 2003) la politesse est lensemble des usages, des rgles qui rgissent le comportement, le langage, considrs comme les meilleurs dans une socit; le fait et la manire dobserver ces usages ayant les synonymes suivants: affabilit, civilit, courtoisie, ducation, savoir-vivre, urbanit, biensance, bon got, dlicatesse.

Cet article est cens prsenter brivement les quatre thories principales qui ont influenc lanalyse scientifique de la politesse travers le temps aussi bien quune classification des socits en fonction du systme linguistique de la politesse labor par Kerbrat-Orecchioni. Avant de poursuivre cette dmarche, il faut prciser quil est difficile daccepter lexistence dune thorie valide et universelle et que chacune des versions qui circulent peut tre amliore.

A. La perspective socio-normative:

Cette perspective repose sur lacception que le grand public donne par tradition au concept de la politesse. Il sagit du prsuppos que chaque socit a une srie de normes sociales qui se manifestent dans des rgles plus ou moins explicites sur ce qui constitue un comportement social adquat. La politesse reprsente ainsi lapplication de ces rgles dans les interactions sociales, tandis que limpolitesse quivaut la violation de ces normes.

Si les premires thories de la politesse qui ont t formules dans les termes de la pragmatique contemporaine remontent au milieu des annes 70, la rflexion sur la politesse est, selon Bruce Fraser (1990: 220-221) bien antrieure. Elle sest manifeste en particulier dansla littrature prscientifique sur ltiquette et sur les manires qui se met prolifrer en Europe partir du XVI-me sicle. Des ouvrages comme: Le Cortegiano de Baldassar Castiglione (1528), Le Galateo de Giovanni della Casa (1558) ou La civilit purile dErasme (1530) ne cessrent jusquau dbut du XIX-me sicle dtre traduits, adapts et plagis fondant ainsi une sorte de nouveau genre littraire. (Fraser, idem).

Bien que lapproche socio-normative jouisse dune telle popularit, la tradition de travaux linguistiques connat peu ou pas de rfrences cette perspective et on peut sans doute affirmer qu'elle compte peu dadeptes parmi les linguistes contemporains.B. La perspective de lanalyse du discours: les maximes conversationnelles

Le promoteur de cette thorie est le linguiste Paul Grice selon lequel tout locuteur est un individu rationnel dont le but principal est de transmettre dune manire efficace son message1 (1975: 45). Suivant ce raisonnement, toute conversation est cense respecter le Principe gnral de la Coopration quon peut paraphraser de la sorte: il faut dire ce quon veut dire, quand on veut le dire et de la manire quon veut le dire2 (idem). Ce principe universel est associ une srie de maximes spcifiques qui rgularisent lemploi des formes linguistiques dans la communication. La transgression de ces maximes nquivaut pas une utilisation fautive des rgles grammaticales; par contre, il sagit dun choix de la part du locuteur qui, en transgressant une ou plusieurs maximes conversationnelles, signale une certaine intention de communication. Robin Lakoff (1973: 296-297) fut parmi les premiers adopter le point de vue de Grice dans une tude sur la politesse. Elle tend la notion de rgle de grammaire au domaine de la pragmatique en considrant que les phrases sont polies ou impolies en elles-mmes. Lakoff (1973: 298-301) propose ainsi deux rgles qui gouvernent la Comptence Pragmatique:

tre clair (qui est dailleurs une maxime de Grice)

tre poli

Comme les deux rgles entrent parfois en conflit, Lakoff (idem) labore encore trois maximes sous-jacentes qui sont employes dans des situations spcifiques pour respecter les normes du comportement poli:

ne pas imposer (politesse formelle)

donner des options (politesse informelle)

flatter linterlocuteur (politesse familire)

Geoffrey Leech (cf. 1983) continue les recherches de Grice et labore sa propre thorie de la politesse. Selon Leech, la politesse entre dans le domaine de la Rhtorique Interpersonnelle qui doit respecter au moins trois types de rgles, notamment celles associes au:

principe de la coopration (emprunt Grice)

principe de la politesse principe de lironieTout comme Lakoff, Leech (cf. 1983: 82) considre que ces principes engendrent des tensions au niveau du locuteur qui doit choisir, pour chaque situation de communication, quel message transmettre et de quelle manire. Cest ainsi qu'il propose une distinction plus nuance entre ses principes en faisant appel aux notions de: tact, modestie, gnrosit, approbation etc. qui rclament llaboration des maximes. En plus, chacune de ces maximes prsente une chelle de gradation que le locuteur value pour dterminer, par exemple, le degr de tact ou de gnrosit requis par une certaine situation conversationnelle. Leech (idem) distingue entre la politesse relative strictement lie une situation spcifique et la politesse absolue qui dtermine le degr de politesse associ chaque acte de langage, sa valeur inhrente de politesse. Par exemple, lordre est peru comme impoli par sa nature tandis que loffre est toujours ressentie comme un acte poli. On a ainsi besoin dune politesse ngative par laquelle on minimalise limpolitesse des actes de langage impolis aussi bien que dune politesse positive qui consiste maximiser la politesse des actes de langage polis.Dans la recherche actuelle, les thories des linguistes cits ci-dessus, fondes sur les maximes conversationnelles, veillent des soupons cause de leurs arguments difficiles valuer. La critique principale rside dans le fait quaucune de ces versions ne donne une dfinition claire et prcise de la politesse. En outre, malgr la complexit des dmarches entreprises par des chercheurs comme Leech, ces tudes manquent les outils ncessaires pour mettre en pratique leur thorie et semblent daboutir des conclusions trop radicales.C. Les rites dinteraction: menacer/menager la face

Les reprsentants de cette thorie, Penelope Brown et Stephen Levinson, ont rvolutionn la recherche dans le domaine de la politesse avec leur ouvrage de rfrence Universals in Language Use: Politeness Phenomena (1978) republi en 1987 sous le titre de Politeness: Some Universals in Language Use.

Brown et Levinson ne mettent pas en question la validit de la perspective sur linteraction verbale propose par Grice. Mais, contrairement lapproche de Leech, pour eux le principe de la coopration fonctionne seulement comme cadre social neutre. Dans ce cadre toute communication apparat sous la prsomption quil ny a aucune dviation cense minimaliser lefficacit rationnelle sans raison. Leur modle renvoie la notion cl de face propose par Erving Goffman (cf. 1987), et ce que les deux linguistes dfinissent comme limage publique de tout individu, une image de soi vulnrable, qui peut tre menace par certains actes de langage. Comme tous les participants la communication dsirent mnager leur propre face aussi bien que celle dautrui, chacun dveloppe des stratgies de politesse par lesquelles il transmet le message aussi bien quune certaine intention de communication, notamment lintention dtre poli. Si Leech peroit les actes de langage comme polis ou impolis par nature, Brown et Levinson (1987: 65) considrent que certains actes reprsentent une potentielle menace la face3 de lauditeur, du locuteur ou de deux participants la communication. En mme temps, ils (cf. 1987: 76-80) proposent trois variables indpendantespar lesquelles tout locuteur peut dterminer en quelle mesure un acte de langage menace la face. Il sagit de: le degr de gravit dun acte menaant pour les faces des interlocuteurs la distance sociale entre les participants la communication les relations de pouvoir tablies entre eux

Selon Brown et Levinson (idem), le locuteur value chacune de ces variables et aboutit un rsultat cumulatif qui lui permet de dterminer la gravit de lacte de langage quil est en train daccomplir et en fonction duquel il choisit la stratgie de politesse adquate.Bien que le modle de Brown et Levinson soit considr par la plupart des chercheurs comme la thorie de la politesse la mieux articule (Fraser, 1990: 235), labore jusqu prsent, il y a toujours des points qui peuvent le remettre en question. On peut se demander par exemple si la notion de face a la mme acception dans toutes les cultures; ou si les trois variables proposes sont suffisantes pour calculer dans quelle mesure un acte menace la face; ou si les locuteurs appliquent effectivement les stratgies de politesse pour minimiser le risque de commettre des actes menaants.

D. Le contrat conversationnel

Cette approche fut labore par les linguistes Bruce Fraser et William Nolen (cf. 1981), et suppose que les locuteurs entrent en communication avec le savoir pralable de toute une srie dobligations et de droits qui constituent les termes dun contrat conversationnel. Certains de ces termes sont figs et peuvent tre imposs par convention (il sagit par exemple de la rgle gnrale qui spcifie que les participants une communication doivent prendre des tours pour parler) ou bien par les institutions sociales o se droule la conversation (par exemple, dans une glise les conventions rclament quon parle voix basse). Il y a aussi des termes ngociables notamment ceux influencs par des facteurs variables: le statut des participants, leur relation de pouvoir, les circonstances etc. La notion de politesse propose par Fraser et Nolen quivaut une comprhension, gnralement tacite, et une mise en uvre des termes du contrat conversationnel. Elle devient la norme, puisquon attend que toute conversation soit polie et on remarque seulement les cas dimpolitesse quand les participants transgressent les termes du contrat conversationnel. De ce point de vue, Bruce Fraser (cf. 1990: 233), remarque que cette approche soppose au modle de Brown et Levinson en considerant lacception de la politesse propose par les deux linguistes comme une simple marque de dfrence.

2. Le systme linguistique de la politesse et son fonctionnement dans la socit

Kerbrat-Orecchioni (cf. 1992, vol. 3: 88-89) propose de structurer le modle de Brown et Levinson partir de trois axes comportant les oppositions suivantes:Principes A (uditeur)-orients vs. L (ocuteur)-orients: il sagit des principes qui dictent le comportement que le locuteur est cens avoir vis--vis de son partenaire dinteraction opposs aux principes qui tablissent le comportement adquat envers soi-mme.

Principes relevant de la politesse positive vs. politesse ngative: c'est--dire lopposition entre le dsir dviter daccomplir un FTA ou dadoucir sa ralisation et le dsir de produire des actes valorisants pour autrui comme le cadeau ou le compliment.Principes qui concernent la face positive vs. la face ngative des participants: il sagit dopposer le territoire des participants leur narcissisme.Ce systme se veut la fois universel (on peut lappliquer nimporte quelle culture) et modulaire dans le sens quil permet dengendrer des sous-systmes hirarchiss. Cest ainsi quon peut utiliser le modle de Brown et Levinson pour trouver les diffrences culturelles entre les diverses socits au niveau de la conception de la politesse. Suivant les trois axes du systme, Kerbrat-Orecchioni (cf. 1992, vol. 3: 89-107) classifie les socits en fonction de trois critres suivants:

Selon limportance relative quelles accordent aux faces du L et de lA on distingue entre:

des socits o les intrts des deux partenaires sont relativement quilibrs: cest gnralement le cas du monde occidental o lamour de soi est tout aussi important que lamour dautrui, conception qui se matrialise dans le droit dexprimer ses ides et le devoir de ne pas blesser celles dautrui. des socits o A jouit par rapport L des privilges exorbitants: cest ainsi quon peroit les socits orientales comme le Japon, la Chine ou la Core o il semble que lA est mis sur un pidestal tandis que le L doit se sacrifier sur lautel de la politesse. Kerbrat-Orecchioni remarque galement que dans ces cultures il est interdit dexprimer directement un refus ou un dsaccord, le sentiment de gratitude est li celui de culpabilit, la dette est perue comme une humiliation et la modestie acquiert le statut de vertu cardinale (1992, vol. 3: 90).Selon la prfrence pour la politesse positive ou par contre pour la politesse ngative, il y a:

des socits qui prfrent la politesse positive: cest le cas des socits o la faon de formuler des actes de langage comme loffre, le conseil ou la requte mettent en valeur le caractre particulirement chaleureux et cordial des individus des socits qui prfrent la politesse ngative: ce sont des socits qui mettent en pratique le principe de ne pas se mler des affaires dautrui, c'est--dire dpargner autrui tout drangement, empitement ou intrusion.Selon limportance relative quelles attachent au territoire et la face positive on constate lexistence: des socits o le souci de prservation de territoire est fortement ancr: pour lesquelles Kerbrat-Orecchioni considre que toute intrusion dans le territoire corporel (garder la distance, ne pas toucher ou bousculer linterlocuteur), spatial (importance dtre chez soi, intolrance de visites impromptues), temporel (supporter mal les vnements comme les queues ou les embouteillage qui entranent un gaspillage de temps) et cognitif (droit son intimit, ses secrets) est mal supporte (1992, vol. 3: 101). Cest toujours le cas du monde occidental moderne qui attache une importance beaucoup plus grande au territoire que par exemple les socits mditerranennes, latino-amricaine ou arabes. des socits o prime lintrt de sauver la face positive: selon Kerbrat-Orecchioni (cf. 1992, vol. 3: 104), on constate linverse de ce qui vaut pour la face ngative; les Occidentaux ne sont certes pas insensibles aux affronts, mais leur raction ces actes de langage est beaucoup plus faible que celle des socits arabes ou mditerranennes, nommes des civilisations de lhonneur o la face est particulirement vulnrable et le sens de laffront est hypertrophie. ces trois critres, Kerbrat-Orecchioni (cf. 1992, vol. 3: 107-112) ajoute un autre, concernant le degr de ritualisation. On distingue ainsi: des socits haut degr de ritualisation: qui se caractrisent en mme temps par une valorisation de la tradition et du conformisme social (1992, vol. 3: 108), des lments qui font que les comportements interactionnels obissent des rgles contraignantes. La mme linguiste considre que les principaux indicateurs de ce type de socit sont: le nombre et la frquence des expressions formulaires, le degr de figement de ces structures qui ont, la limite, une forme fixe et la stabilit de leur usage. Cest le cas des socits de Japon et de Core o il est trs important de dire ce quil faut, quand il faut, ou bien des socits arabo-musulmanes qui utilisent leurs fameux salamalecs. des socits faible degr de ritualisation: caractrises par un codage flou des formules ritualises qui laissent la part belle lapprciation et limprovisation individuelle. Cest le cas des socits occidentales o la politesse doit tre personnalise puisque les formes de fantaisie innovatrices sont plus apprcies que la conformit stricte aux normes sociales, comme laffirme Kerbrat-Orecchioni (cf. 1992, vol. 3: 109-110).Pourtant, il faut prciser quil ny a pas de standards absolus de politesse et quil est impossible de considrer quune socit est plus polie quune autre. La politesse est un phnomne difficile quantifier cause de nombreux paradoxes qui apparaissent dans son fonctionnement. Lide que lon se fait des exigences dune socit en matire de politesse varie selon le type de comportement quon considre. En plus, chaque socit a sa propre conception de la politesse ce qui explique pourquoi une mme forme (ex. un tutoiement ou un vouvoiement) sera jug ici polie et l impolie. C'est ainsi que la politesse, loin d'tre un sujet anachronique, acquiert une nouvelle place dans le monde globalis d'aujourd'hui et compte parmi les grands dfis de l'interculturalit.

NOTES

1 Conversationalists are rational individuals who are [] primary interested in the efficient conveying of messages.

2 Make your conversational contribution such as is required, at the stage at which it occurs, by the accepted purpose and direction of talk exchange in which you are engaged.

3 [] certain kinds of acts intrinsically threaten face.Bibliographie

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Lecture 1. Texte commenter.

Prsentation

Catherine Kerbrat-OrecchioniGroupe de Recherche sur les Interactions Communicatives

UMR 5612, CNRS-Universit Lyon 2

[email protected]://icar.univ-lyon2.fr/documents/gric1/Presentation_symposium.rtf1. Cadre thorique et mthodologique

Lapproche prsente dans ce symposium est doublement atypique par rapport aux orientations dominantes de lARIC, mais aussi doublement lgitime dans ce contexte, si lon en croit larticle publi par Pierre Dasen dans La psychologie au regard des contacts de cultures (Lahlou & Vinsonneau ds, 2001). En effet:

(1)Notre approche relve des sciences du langage, alors que lARIC a tendance se confiner la seule psychologie, ce que dplore justement Dasen (p.367), qui plaide au contraire pour une approche pluridisciplinaire de linterculturalit.

(2)Notre approche est essentiellement comparative, or larticle de Dasen sintitule prcisment Plaidoyer pour une mthode comparative. Celui-ci distingue en effet (p.362-3) deux approches complmentaires en psychologie interculturelle: ltude des contacts entre groupes culturels (tels quils sobservent essentiellement en situation migratoire), qui na cess de prendre le dessus au sein de lARIC; et lapproche comparative, minoritaire, voire marginale, quil dfend vigoureusement dans ce plaidoyer.

Or la mme distinction exactement se retrouve chez ceux qui sintressent la question dans une perspective linguistique: par interculturel on entend gnralement en France ltude de la communication interculturelle, qui sobserve en situation de contact; mais il peut aussi sagir dune approche comparative, celle que nous privilgions dans nos propres recherches, et dont il va tre question ici.

Ces deux approches sont bien videmment complmentaires. Cette complmentarit apparat dans ce qui constitue une sorte didal mthodologique en la matire: la mthode dite des trois corpus, qui consiste par exemple, lorsque lon se donne pour objectif de procder ltude contrastive du fonctionnement des conversations en franais et en vietnamien, disposer de corpus 1-de conversations entre Franais, 2-de conversations entre Vietnamiens, et 3-de conversations entre Franais et Vietnamiens (ce qui se passe dans la communication interculturelle ne pouvant en tout tat de cause sinterprter adquatement qu la lumire de ce que lon a pu observer des changes intraculturels).

Il sagit donc pour nous dtudier le fonctionnement compar de la communication dune culture lautre, lide tant que les diffrentes cultures se caractrisent par un profil communicatif diffrent, et qui dpend en partie, mais en partie seulement, de la langue dans laquelle seffectue lchange. Nombreuses sont en effet les tudes qui montrent que la communication ne se droule pas de la mme manire dans tous les pays anglophones par exemple, Herbert 1989 a bien montr quaux tats-Unis et en Afrique du Sud, on ne formule pas de la mme manire les compliments que lon produit, et on ne ragit pas non plus de la mme manire ceux que lon reoit; or la langue nest pour rien dans cette diffrence de fonctionnement rituel: la variation culturelle ne saurait tre assimile la variation linguistique, mme si le dpart entre ces deux facteurs de variation nest pas toujours simple tablir. Ajoutons que lapproche est rsolument empirique (elle se fonde sur lobservation dchanges rellement attests, ce qui est la seule manire dchapper aux a priori et aux strotypes), et que lanalyse permet de mettre en vidence aussi bien les diffrences que les similitudes de fonctionnement: lintrt peut se porter plutt sur les similitudes, et la limite, sur la qute de certains universaux communicatifs (comme dans le clbre ouvrage de P. Brown et S. Levinson intitul Politeness. Some universals in language use); mais on peut aussi trouver plus intressantes les diffrences, dans la mesure o elles sont susceptibles dentraner des problmes communicatifs plus ou moins graves en contexte interculturel.

Ainsi dfini, le champ dinvestigation de ce que lon appelle parfois la pragmatique contrastive (Olesky ed. 1989), ou cross-cultural (Blum-Kulka & al. 1989), est extrmement vaste. En particulier, les travaux peuvent tre opposs selon:

(1)les cultures observes: dans ce symposium on voquera surtout, outre la socit franaise, la Grce, les pays anglo-saxons, et certains pays arabes (Tunisie, Liban);

(2)les faits observs: tours de parole, termes dadresse, actes de langage, rituels de politesse, etc.: tous les aspects du fonctionnement des interactions verbales peut donner prise, on le verra, la variation culturelle;

(3)les situations observes: elles sont elles aussi extrmement diverses, allant de la conversation familire des situations plus formelles et institutionnelles; on voquera ici entre autres les changes attests dans les petits commerces, qui constituent lun des sites privilgis de notre quipe lyonnaise, le Groupe de Recherches sur les Interactions Communicatives (voir par exemple les articles de C. Kerbrat-Orecchioni et V. Traverso in Les carnets du Cediscor 7, 2001).

2.Actes de langage et variation: lexemple du remerciement

Pour illustrer ces considrations gnrales, je vais maintenant aborder un type de phnomne communicatif particulier, et particulirement sujet variation: les actes de langage, et plus spcifiquement lun dentre eux, le remerciement, qui me servira mettre en vidence les diffrents aspects que peut prendre la variation et les diffrents facteurs quelle peut affecter (voir aussi sur cette question Kerbrat-Orecchioni 2001-b).

2.1.Les aspects de la variation

2.1.1.Le stock et le dcoupage des actes de langage

Imaginons que lon dcide de comparer le fonctionnement du remerciement en France et en Espagne, ou en Russie, ou chez les Eipo de Nouvelle-Guine: lentreprise prsuppose d'abord que le mme acte (appel en franais remerciement) existe dans ces diffrentes socits, ce qui soulve d'entre de jeu la redoutable question de l'universalit des actes de langage.

Si l'on envisage tout d'abord le problme au niveau rfrentiel (celui des comportements effectivement attests chez les locuteurs concerns par l'investigation): il va de soi que certains actes fortement ritualiss, comme baptiser ou excommunier, sont spcifiques de certaines cultures particulires. Mais la plupart des pragmaticiens considrent que de tels actes ne sont que des exceptions confirmant la rgle selon laquelle toutes les langues mettent la disposition de leurs utilisateurs le mme ensemble basique d'actes de langage. Or rien n'est moins sr, et l'on peut trouver bien imprudente une telle confiance universaliste. En effet: passons sur le fait que chez certains peuples (comme justement, les Eipo de Nouvelle-Guine, d'aprs Heeschen et al. 1980: 115), aucun comportement ne s'observe qui ressemble de prs ou de loin notre remerciement; et intressons-nous aux seules socits (elles constituent heureusement la rgle) o il semble bien que l'on remercie, c'est--dire qu'aprs rception de quelque cadeau (au sens large daction bienfaisante), le bnficiaire prononce quelque formule ayant apparemment pour fonction, conformment la dfinition de l'acte de remerciement, d'accuser rception de ce cadeau, et d'exprimer son auteur la reconnaissance que l'on en prouve. Mais on dcouvre malheureusement bien vite que ces formules que l'on a un peu htivement identifies notre remerciement s'emploient en fait dans toutes sortes de situations o il ne saurait s'agir de ce mme acte. Par exemple, dans un certain nombre de langues africaines (wob et godi de Cte d'Ivoire, w du Ghana, baatombu du Bnin), la mme formule qui peut dans certains cas servir remercier peut dans d'autres circonstances valoir pour une salutation, une louange ou une flicitation, un souhait ou un encouragement, une condolance ou une manifestation d'apitoiement (voir Ameka 1987, Egner 1988, Schottman 1991): la valeur de remerciement ne constitue donc que l'une des facettes de cette formule, dont la signification de base est beaucoup plus large (c'est quelque chose comme une manifestation d'empathie, paraphrasable en Je suis sensible ton bonheur/ ton malheur/ ce que tu as fait pour moi); et parler dans un tel cas de remerciement, c'est tre en quelque sorte victime d'une illusion d'optique.

Le problme alors se dplace: la variation ne tient plus la seule inexistence d'un rfrent dsignable, mais une diffrence de conceptualisation, de catgorisation, c'est--dire de dcoupage de la ralit. Le fait que l'on exprime presque partout certaines formes de reconnaissance aprs rception de certains cadeaux ne signifie pas que la notion de remerciement soit universelle pas plus que l'on ne peut conclure, du fait que la couleur bleue soir partout dnommable, l'universalit du concept de bleu. Il en est des actes de langage comme de tout autre ensemble rfrentiel: les dcoupages conceptuels que les diffrentes langues oprent sur ces ensembles ne sont pas isomorphes. Il n'y a rien l qui puisse surprendre un linguiste Et il n'est pas non plus tonnant que les inventaires des actes de langage (speech acts) proposs par les pragmaticiens anglo-saxons concident presque parfaitement avec la liste des termes que la langue anglaise met leur disposition pour les tiqueter (speech acts verbs): cette concidence est fatale, et elle n'est pas en soi condamnable, car on peut fort bien admettre que pour les communauts anglophones, le systme des actes de langage se reflte en effet dans l'organisation du lexique correspondant. Mais il n'y a aucune raison pour que cette organisation lexicale propre l'anglais fournisse une image approprie des systmes d'actes existant dans d'autres cultures.

2.1.2.Les types de ralisations de lacte de langage envisag

Soit l'exemple du remerciement en franais: il peut s'exprimer directement, par une formule performative complte (je vous remercie) ou elliptique (merci). Mais il peut aussi s'exprimer indirectement, en particulier par l'un ou l'autre des procds suivants, qui sans tre vritablement conventionaliss sont nanmoins trs frquemment utiliss pour remercier:

(1)expression d'un sentiment appropri: je vous suis trs reconnaissant, a me fait bien plaisir, etc.

(2)loge du donateur: vous tes bien / trop aimable, c'est vraiment gentil vous / sympa de ta part, etc.

(3)loge du cadeau: c'est superbe / dlicieux, etc.

Mais se pose alors la dlicate question de la hirarchie des deux valeurs pragmatiques impliques dans le fonctionnement de ces noncs: a-t-on affaire en (2) et (3) un compliment qui secondairement reoit valeur de remerciement, ou un remerciement qui emprunte les apparences d'un compliment? Problme qui devient plus aigu encore ds lors que l'on se situe dans une perspective interculturelle.

Notons d'abord qu'une tournure conventionalise avec une valeur indirecte X dans une langue L1 peut se rencontrer dans une langue L2 avec une valeur similaire, mais non conventionnelle: ainsi l'hbreu recourt-il frquemment au modalisateur ulay (peut-tre) pour exprimer conventionnellement une requte indirecte, alors que ce procd n'est utilis en franais qu'occasionnellement (exemple: Peut-tre qu'on va passer la suivante, formule releve lors d'un colloque, et utilise de faon quasi-rituelle par un confrencier l'intention de son coquipier charg de faire dfiler les diapositives illustrant la communication).

Mais plus embarrassant est le fait que certaines formulations indirectes pratiques couramment en L1 peuvent tre totalement inconnues en L2. Pour ce qui est par exemple du remerciement:

en grec, en roumain, ou en arabe, cet acte de langage peut emprunter les voies d'un vu, ou d'une bndiction (Reste en pleine sant et que les nouvelles de toi soient bonnes, Que Dieu te protge, Que Dieu bnisse tes mains, etc.);

en japonais, ce mme acte de langage peut prendre la forme d'une excuse (d'aprs Benedict 1946/ 1995: 126), telle que sumimasen, ou ki no doku, qui signifie littralement oh ce sentiment empoisonn, et peut se traduire aussi bien par merci que par je suis dsol ou je me sens coupable mais en fait, comme le remarque justement Benedict, ki no doku veut dire tout cela et rien de cela Cette confusion du remerciement et de l'excuse peut bien sr poser des problmes aux locuteurs natifs de japonais ayant remercier en anglais: tombant dans le pige du calque pragmatique, ils peuvent tre tents de produire, au lieu du Thank you attendu, un I am sorry bien trange pour une oreille occidentale. L'emploi de ces formules d'excuse-remerciement (grateful apologies) est pourtant explicable, si l'on se rfre l'thos dans lequel elles s'enracinent; en l'occurrence, au fait que les relations sociales s'inscrivent au Japon dans un rseau fort complexe d'obligations mutuelles obligation en particulier de s'acquitter de toutes les dettes mme minimes que l'on a contractes envers autrui. Dans cette perspective donc: en acceptant tel ou tel cadeau, service ou faveur, on accepte du mme coup de lser le territoire d'autrui, et l'on se trouve plac en position de dbiteur, donc de coupable, cela tant que l'on ne se sera pas acquitt de sa dette. On comprend alors que le sentiment de gratitude soit dans cette culture indissociable de celui de culpabilit, et que corrlativement, le remerciement soit troitement li l'excuse en quelque sorte: selon cette alchimie complexe des sentiments que l'on est cens prouver aprs rception d'un cadeau, tant que la gratitude l'emporte sur la culpabilit, c'est le remerciement qui advient; mais si c'est la culpabilit qui prvaut (en relation hirarchique surtout), alors le remerciement bascule tout naturellement du ct de l'excuse.

On voit que ces diffrences apparemment superficielles dans le maniement des formules et autres routines de politesse ne sont en fait que la partie merge dun vaste iceberg, constitu de lensemble du systme des valeurs qui fondent la socit considre. Mais d'un point de vue descriptif, le problme reste entier de savoir comment il convient de traiter ces formules de vu-remerciement, ou d'excuse-remerciement. A-t-on vraiment le droit de parler en la circonstance de remerciement, ou n'est-ce l encore qu'un placage indu? S'agit-il d'actes indirects, et si oui, sont-ils ou non conventionaliss? Seuls le recours l'intuition des locuteurs natifs, ainsi que l'observation minutieuse des conditions d'emploi de ces formules et des ractions qu'elles entranent, peuvent ventuellement permettre de rpondre ces questions.

2.1.3.Les conditions demploi de lacte de langage, cest--dire les circonstances dans lesquelles celui-ci est obligatoire (ou du moins trs attendu), facultatif, ou carrment exclu, varient elles aussi considrablement dune culture lautre.

Pour ce qui est du remerciement, on constate quen France, o la notion de cadeau semble trs tendue, le remerciement semploie dans bien des situations o il serait dans dautres socits facultatif, voire carrment exclu; en particulier dans les situations suivantes:

(1)les sites commerciaux: toutes les observations nous le confirment, on remercie beaucoup dans les commerces franais (une tude mene par une de nos tudiantes dans une boulangerie lyonnaise aboutit la conclusion quil y a en moyenne 3,6 remerciements par interaction, ce qui est beaucoup tant donn lextrme brivet de ces changes). Bien plus, le remerciement est dans ce contexte gnralement rciproque, refltant le fait que la relation commerciale est conue comme impliquant une redevabilit mutuelle entre les parties en prsence. Mais dans dautres socits, le remerciement est soit compltement exclu, soit rserv lun des deux rles seulement le vendeur en gnral, pour la double raison que le client est roi, et quayant dj rmunr le commerant en espces sonnantes et trbuchantes, il na pas le gratifier en sus de cette sorte de rmunration symbolique quest le remerciement, ni exprimer de gratitude particulire celui qui na fait que ce que lui dictaient son devoir et son intrt;

(2)les changes en contexte hirarchique: dans la plupart des socits dAsie du sud-est, il est impensable (daprs Apte 1974) quun suprieur remercie un infrieur (domestique en particulier);

(3)les changes entre proches: en Inde (Apte toujours), en Core, au Japon, au Zare, etc., le remerciement explicite est proscrit entre amis ou membres de la mme famille, pouvant mme tre peru dans ce type de relation comme insultant. Plusieurs explications ont t proposes de ce tabou sur le remerciement entre proches: dans les socits solidaristes (ou collectivistes), le proche est un alter ego, il serait donc aussi incongru de le remercier que de se remercier soi-mme; dans ces mmes socits, le systme des obligations mutuelles est dfini de faon si stricte que les actes dentraide apparaissent comme parfaitement naturels: exprimer verbalement sa gratitude reviendrait alors remettre en cause lordre des choses, et jeter le doute sur les prsupposs relationnels admis par la communaut; et plus simplement: tant rgulirement associ une relation distante, le remerciement adress un proche creuse une sorte de foss entre les interlocuteurs, et cre un malaise comparable celui quentranerait chez nous lemploi soudain dun vouvoiement entre deux personnes qui normalement se tutoient.

2.1.4.Varie enfin, et corrlativement, la valeur interactionnelle et relationnelle dune formule donne, et en particulier son caractre poli ou impoli (deux catgories auxquelles il convient dajouter les catgories apoli et hyperpoli).

Soit encore le remerciement: il est chez nous jug poli en contexte commercial. Mais dans ce mme contexte exactement, il pourra passer pour hyperpoli, voire impoli (si par exemple vous remerciez dans un commerce vietnamien, cela sous-entend que votre partenaire de transaction vous a fait une fleur, ou plutt, dans ce contexte de petite guerre, quil sest fait avoir: le remerciement ne peut donc gure se concevoir que comme ironique). A linverse, labsence de remerciement dans ce mme contexte sera pour nous impolie, mais pour un Vietnamien ou un Coren, ce comportement sera simplement apoli.

2.2.Les malentendus interculturels

Ces possibilits de glissements catgoriels, et ces diffrences dans les normes communicatives observables dune culture lautre, vont videmment entraner des risques de malentendu dans la communication interculturelle, en voici pour terminer deux exemples concernant lemploi du remerciement:

(1)Rflexion dune tudiante espagnole sjournant en France:

Quand les Franais te passent leau le sel il faut que tu dises toute heure merci si tu ne le dis pas ils te remarquent je sais pas moi si je le fais chez moi ils rient, tu pourrais me passer leau sil te plat merci, chez moi ils se moquent:

les locuteurs dune culture donne, ayant intrioris certaines normes communicatives quils estiment videmment les bonnes, jugent ridicule ou choquante toute dviance par rapport ces normes: cest aussi bien le dfaut que lexcs dans les comportements rituels qui sont stigmatiss, labsence dune formule attendue tant mise au compte de la grossiret, et son excessive frquence au compte de lobsquiosit (les Japonais traitant ainsi de manirisme occidental lusage surabondant du remerciement). Bref: lautre a toujours tort, cest par dfinition un mauvais communiquant.

(2)Rcit dune jeune fille dorigine corenne, adopte lge de dix ans, et se remmorant ce douloureux pisode (qui se situe peu de temps aprs son arrive en France):

Un jour, maman ma fait une faveur. Elle attendait, comme le font tous les autres Franais, le remerciement de ma part. A cette poque, je ne le savais pas. Elle ma demand de lui dire merci. Je me disais: Pourquoi? On dit merci maman? Je nai rien dit. Javais limpression quelle tait un peu fche. Elle ma presse de rpondre. Je nai toujours rien dit. Comment aurais-je pu prononcer le mot merci maman? a ne mtait jamais arriv avant. Enfin elle sest mise en colre. Javais vraiment peur. Mais je ne savais pas pourquoi elle tait si nerveuse. Jai baiss la tte parce que je navais pas le courage de la regarder en face. Elle ma dit de lever la tte et de la regarder. Jai fini par fondre en larmes. Je sentais quelle me considrait comme une enfant terrible.

Lexemple prcdent le dmontre avec force: la mconnaissance des variations culturelles susceptibles daffecter le fonctionnement des interactions, et plus spcifiquement celui des actes de langage, peut avoir des effets dsastreux. De mme que lacquisition de la langue maternelle inclut celle des rgles pragmatiques, de mme ces rgles doivent-elles enseignes ceux qui apprennent une langue trangre, car elle font partie de plein droit de la comptence des sujets parlants. Plus prcisment:

(1)Enseigner une langue, cest enseigner aussi le fonctionnement des actes de langage, cest--dire un ensemble de rgles de corrlations entre des structures formelles et des valeurs illocutoires.

(2)Enseigner les actes de langage cest enseigner aussi leurs utilisations, cest--dire un ensemble de rgles de corrlations entre des emplois et des conditions demploi. Sil est ncessaire de connatre les formules de remerciement, encore faut-il savoir dans quelles circonstances il convient de remercier, et dans quels cas il vaut mieux sen abstenir. Sagissant de mme des structures interrogatives: sil importe de savoir comment elles sont fabriques, encore faut-il connatre les circonstances qui vont leur donner une valeur de question, de requte ou de salutation, et quelles sortes de questions sont attendues, permises ou exclues dans telle ou telle situation communicative faute de quoi on sexpose toutes sortes de dboires ds quon se trouvera en contact avec un tranger, ainsi que lillustrent avec une symtrie parfaite les deux tmoignages suivants rapports par Han-Up Jang (1993), et qui portent sur lemploi de certaines questions prives, lesquelles sont considres en Core comme polies (questions de sollicitude), mais en France comme impolies (questions indiscrtes):

Tmoignage dun tudiant coren arrivant en France:

Mon directeur de recherche franais ma rserv un accueil plutt froid. Il ne ma mme pas demand si jtais mari, quel ge javais, o jhabitais, etc. Il ma simplement expliqu lorientation gnrale de ltablissement et les formalits dinscription ;

et tmoignage dun professeur franais travaillant depuis un an en Core:

Quand un Coren fait la connaissance dun tranger, il lui demande trs vite son ge, sil est mari et sil a des enfants. Cest quasiment un interrogatoire dtat civil. Pour ltranger, cest toujours un peu surprenant au dbut.

Mme si la politesse obit partout de grands principes communs, les voies quelle est susceptible demprunter sont infiniment diverses mais grce aux nombreux travaux rcemment mens dans ce domaine, elles ne sont plus totalement impntrables.

Lecture 2. Texte commenter

L'APPROCHE INTERACTIONNISTE EN LINGUISTIQUEConfrence de Catherine KERBRAT-ORECCHIONI Universit Lumire-Lyon 2 Centre National de la Recherche Scientifique

http://www.lang.osaka-u.ac.jp/~benoit/fle/conferences/kerbratinter.html

Groupe de Recherches sur les Interactions Communicatives 5, avenue Pierre Mends-France - C.P.11 - 69676 BRON CEDEX Tl. (33) 78 77 23 17 Fax (33) 78 77 44 09 e-mail : [email protected]

au

Congrs de la Socit Japonaise de Didactique du Franais Universit Nationale de Matsuyama, le 5 novembre 1999INTRODUCTION

C. Kerbrat-Orecchioni est partie d'une citation de Jonathan Swift sur la conversation datant de 1710 :

"J'ai observ peu de sujets aussi vidents qui aient t aussi rarement, ou du moins, aussi superficiellement analyss que la conversation ; et vraiment, j'en connais peu d'aussi difficiles traiter comme il le faudrait, ni sur lesquels il y ait autant dire."

C'est que la conversation reprsente le prototype de l'interaction verbale dont les formes sont d'une extrme varit selon le lieu, le temps, les interactants ou la finalit. D'o d'ailleurs la polysmie du mot "conversation" et son usage plus ou moins extensif selon les auteurs."Peu de sujets aussi vidents" : mais son caractre familier, immdiat justement rend sa mise distance, condition d'une dmarche scientifique, difficile. "Aussi rarement analyss" : la littrature du savoir converser est abondante au XVIIe et au XVIIIe sicle, mais elle est normative et non pas descriptive. La conversation n'est devenue est objet d'tude qu' la fin des annes 60 aux tats-Unis en s'appuyant sur une approche ethno-sociologique. En raction contre la conception chomskyenne du langage juge trop rductrice, D. H. HYMES et J. J. GUMPERZ ont jet les bases d'une ethnologie de la communication qui associe ressources verbales et rgles d'interaction et de communication d'une communaut linguistique. En France, il a fallu attendre 1980, avec pour point de dpart une proccupation didactique, l'observation des interactions en milieu scolaire ; par exemple R. BOUCHARD a analys les changes langagiers en classe de langue."Aussi difficiles traiter" : la mthodologie consiste enregistrer les conversations dans un contexte (un site),. les transcrire. puis les analyser pour en dgager les rgularits, les rgles ... C'est une dmarche rsolument empirique sur des donnes attestes, naturelles et authentiques dont l'objet est de dgager une grammaire de la conversation. Elle est en rupture avec la linguistique qui travaille sur des noncs fabriqus et qui, pour reprendre la critique de W. LABOV, produit et les faits et la thorie. Dans la pratique, cette dmarche est longue, laborieuse et fastidieuse. Les rgularits n'mergent qu'aprs beaucoup de confusion du fait de la masse des donnes qui au-del de leur trivialit rvlent une grande complexit."Autant dire" : la masse de thorisation est dj trs abondante, mme si elle reste peu connue en France.

LES PRINCIPES FONDATEURS

. "Parler, c'est inter-agir", a crit J. J. GUMPERZ : il y a toujours plusieurs participants qui tissent un rseau d'influences mutuelles ; dans la conversation, on change les autres, mais dans l'opration on change soi-mme sous l'action des autres. "Tout discours est une construction collective", crit encore E. A. SCHEGLOFF. Cette approche s'oppose une conception monologale de la communication, celle de l'analyse de discours o il s'agit gnralement de dcrire un discours "suivi" produit par un seul metteur, de la linguistique de l'nonciation o si dans un nonc on s'intresse aux traces de son nonciation, il s'agit le plus souvent de celles de son seul nonciateur, ou encore celle des actes de parole rapports la seule intention de l'illocuteur qui prtend agir sur son illocutaire. En mettant en avant la relation de dtermination mutuelle qui unit les phases d'mission et de rception, l'approche interactionnelle s'oppose une vision unilatrale ou linaire de la communication qui s'inspire trop du modle tlgraphique. Et naturellement elle donne la priorit l'tude des formes dialogales de la production discursive. L'oral a un degr d'interactivit plus lev que l'crit, mais l'oral, c'est encore la conversation qui l'emporte : que l'on compare par exemple une discussion un discours politiques. Pour ces raisons, on slectionne un certain nombre de priorits (qui ne sont pas pour autant des exclusives) :. Priorit au discours dialogu, par opposition au discours monologal o seul l'metteur parle mme lorsque, dialogique, il prend en compte son auditoire.. Priorit au discours oral, par opposition par exemple au discours oralo-graphique qui s'appuie sur de l'crit comme des notes ou au courrier lectronique qui mime le face face d'une interaction orale. La linguistique moderne privilgie par rflexe l'crit en s'appuyant sur des corpus crits et sur une unit comme la phrase : comme l'crit E. VERON, "tout en visant le langage oral, le linguiste a toujours travaill sur le l'crit".. Une nouvelle conception de la comptence, terme qui vient de CHOMSKY, c'est--dire de la capacit produire et interprter des noncs. En linguistique, elle se confond avec l'aptitude fabriquer des phrases grammaticales. La comptence communicative, concept labor par D. H. HYMES, est assouplie et largie ; le code linguistique est un ensemble de virtualits assez floues qui ne prend corps que dans l'interaction. Les ressources communicatives ne se rduisent pas un corpus linguistique ; elles comprennent des units verbales et non verbales, la gestion et la construction des conversations (tours de parole, reprises, ponctuants, marqueurs, ouvertures et cltures etc.) et la construction de relations interpersonnelles. La dimension relationnelle est essentielle, comme le prouve l'importance de la politesse. Une conception informationaliste du langage est insuffisante : la conversation est un lieu o se construisent une relation interpersonnelle et une identit sociale, et que modlent consensus ou conflits, galit ou hirarchie etc.

DIMENSION RELATIONNELLE ET POLITESSE

La conception de la politesse dveloppe par Penelope BROWN et Stephen LEVINSON repose sur la notion de face largement emprunte Erving GOFFMAN. La conversation est un lieu o le moi doit tracer et prserver les limites de son territoire, o le sujet social est anim d'un dsir de face et met en action toutes sortes de stratgies pour sauver la sienne ou mnager celle de son interlocuteur. Aussi une interaction est-elle traverse de "face threatening acts" (FTA) comme la menace, l'ordre, la critique ou tempre de "face flattering acts" (FFA) qui valorisent la face de l'autre, et c'est tout ce qui relve de la politesse. Une conversation naturellement est un mlange de FTA et de FFA. Mais d'une manire gnrale, la politesse tend envahir les noncs de la vie quotidienne.Par exemple, dans le groupe nominal "Pierre et moi", le "je" s'efface derrire l'autre comme lorsqu'on est poli, on s'efface devant quelqu'un pour le laisser passer le premier. Ce rapprochement d'ailleurs illustre la thse d'un R. LAKOFF pour qui les rgles de la politesse fonctionnent de la mme manire dans les actes verbaux et non verbaux et pour qui il est vain de chercher distinguer le comportement verbal d'autres formes de comportement humain.Ou encore, trs remarquablement, pour donner un ordre, on utilise rarement son mode mme, l'impratif ; on a recours des formules adoucissantes coteuses pour l'metteur comme pour le rcepteur parce que linguistiquement elles sont compliques et ncessitent un long apprentissage pour en matriser toutes les subtilits : "voudriez-vous avoir l'obligeance de bien vouloir ..." ne se dit pas pour "tu peux fermer la porte ?", mais les deux formules, des degr diffrents, ont un effet adoucissant compares "ferme la porte"; et plus elles sont complexes et "coteuses", plus cet effet est marqu.Autre signe de cet envahissement de la politesse, les remerciements ont tendance tre hyperboliss dans une bulle inflationniste : "je vous remercie beaucoup", "je vous remercie infiniment", "mille mercis", "je ne pourrai jamais assez vous remercier". En revanche, "merci un peu" ne se dit pas.D'autre part, les FTA sont trs souvent neutraliss par des FFA. Ainsi, l'nonc "mais reprends-en donc un peu " contient et un intensificateur FTA ("mais reprends-en donc") et un minimisateur FFA "un peu"). L'intensificateur est un FTA parce qu'il est un acte directif ; mais il attnu par le minimisateur. Enfin, il y a des actes mixtes, comme l'offre. Ainsi, "asseyez-vous" est un acte la fois directif (FTA) et qui veille au bien-tre de l'autre (FFA).

LA POLITESSE DANS LE COMMERCE

Catherine KERBRAT-ORECCHIONI a donn ces exemples de dialogue enregistrs dans une boulangerie :

B madame bonjour? C bonjour j(e) voudrais euh ... j(e) voudrais juste un pain aux crales s'il vous plat B voil madame treize soixante dix s'il vous plat ... merci ... vous voulez me donner de la monnaie C euh ... vingt centimes c'est tout c(e) que j'ai B euh ... non a pas m'arranger merci (sourire) C excusez-moi B oh mais c'est rien j(e) vais m(e) dbrouiller alors sur 200 francs a fait 186,30 ... 150 60 70 80 hm 85 86,20 et 30 voil on y arrive C je vous r(e)mercie B c'est moi ... merci madame bon week-end au r(e)voir C merci au r(e)voir*

B madame ? C deux baguettes s'il vous plat B les baguettes elles sont au four y en a pour cinq p(e)tites minutes y en a pas pour longtemps hein il manque un petit peu de cuisson simplement ... si vous voulez vous asseoir deux p(e)tites minutes C oui ... oh ben c'est bon vous inquitez pas je suis reste assise toute la matine*On distingue habituellement

la politesse routinire lie au script du scnario, par exemple dans les squences d'ouverture ( salutations, question : que dsirez-vous ?) ou de fermeture d'une conversation (remerciements, salutations, voeux), ou encore dans les requtes. Dans un contexte o on change de l'argent contre un produit, elle entretient une relation de redevabilit mutuelle. La demande ne prends jamais la forme d'un "je veux" ; mais on rencontre par exemple :

"je voudrais une baguette" (le conditionnel est exceptionnellement renforc par "s'il vous plat" !)

"une baguette, s'il vous plat", quand a dfile pour mnager le temps de la vendeuse

"est-ce que vous avez du pain aux crales ?", quand il y a un risque que le produit ne soit disponible.

la politesse non routinire provoque par un incident comme un problme de monnaie. On assiste alors un assaut de politesse pour neutraliser l'incident qui est une source de menace. Ainsi, la boulangre pour avoir mis sa cliente dans la situation de ne pas pouvoir rpondre sa requte de monnaie n'met pas moins de 3 FFA adoucissants pour minimiser l'offense : "euh ... merci" + "oh mais ce n'est rien" + "voil on y arrive".

Dans l'nonc "je voudrais juste un pain aux crales", le "juste" est intressant ; c'est un minimisateur qui peut exprimer une excuse implicite, celle de faire un achat infrieur la norme ou au contexte et ainsi de provoquer un drangement que ne compenserait pas l'argent demand en retour.En tous cas, ces interactions commerciales ne se rduisent pas un transfert d'argent ; elles sont envahies par les conditionnels, les remerciements et les minimisateurs.Pour terminer, Catherine KERBRAT-ORECCHIONI nous a invits traverser la rue pour aller chez le boucher o FTA et FFA gambadent joyeusement sans que la vache folle y soit pour rien :

C je voudrais un petit beefsteack B un gros ? C un moyen !

Lecture 3. Texte commenter

Les langages de la politesse

Peter Burke

http://terrain.revues.org/document2704.htmlTraduit de langlais par Christine Langlois

Le but de cet article est dexaminer, du point de vue dun historien, la place de la politesse dans le langage et, inversement, celle du langage dans la politesse. Et, ce faisant, de contribuer dvelopper le champ, relativement nouveau, de lhistoire sociale du langage par une sorte dethnographie rtrospective de la communication (Burke & Porter 1987). Assez curieusement, alors que les historiens, les linguistes et les anthropologues se sont souvent intresss au langage de linsulte il existe mme une revue, Maledicta, qui lui est consacre , le topique oppos, et complmentaire, de la politesse na que peu retenu leur attention. Peut-tre devait-on sy attendre: aprs tout, LEnfer de Dante et Le Paradis perdu de Milton sont beaucoup plus connus et apprcis que Le Paradis et Le Paradis reconquis des mmes auteurs. Quoi quil en soit, afin de comprendre la fois le langage et la socit, il convient srement de rquilibrer la balance. Nous tudierons ici lhistoire de deux formes de conduite linguistique: tout dabord la considration pour les autres, puis la manire dont on se distingue des autres au moyen de formes de langage plus leves. On pourrait appeler ces deux formes la politesse altruiste et la politesse gotiste.

Universaux et particularitsMon hypothse dans cet article est que le langage poli change avec le temps, tout comme il varie de place en place, dun groupe social lautre ou dun individu lautre. Il peut sembler que cette hypothse a t contredite, voire compltement dmolie, par une importante tude du sujet pour tre prcis, une tude de la politesse altruiste publie il y a vingt ans par deux linguistes britanniques (Brown & Levinson 1978). Le point central de lessai lucide et lgant de Brown et Levinson, comme de larticle lgrement antrieur de Charles Ferguson (1976), est que le phnomne de la politesse peut tre expliqu par les stratgies universelles de linteraction verbale. Inspirs par le travail du sociologue Erving Goffman, du philosophe H.P. Grice et du linguiste John Gumperz, les auteurs analysent les expressions de politesse de trois langues sans relation entre elles langlais, le tamoul et le tzeltal , se centrant sur les concepts de face et dactes pouvant faire perdre la face. Ils distinguent entre la face ngative (le besoin de ne pas tre entrav) et la face positive (le besoin de faire correspondre les dsirs des autres aux siens).

La politesse, dcrite comme un moyen de minimiser ces menaces, est galement divise en formes ngatives et positives. Les auteurs inventorient et commentent quinze stratgies de politesse positive (rechercher laccord, plaisanterie, promesse, etc.). Cette tude insiste fortement sur la rationalit humaine (parfois analyse en termes de cots et de bnfices) et sur luniversalit. Critiquant ce quils appellent la doctrine autrefois la mode de la relativit culturelle, les auteurs avancent que des diffrences superficielles peuvent merger de principes universels sous-jacents et ne peuvent sexpliquer de manire satisfaisante quen relation avec eux (Brown & Levinson 1987: 56).

Quest-il arriv aux diffrences culturelles? Brown et Levinson (ibid.: 13-14, 48) notent que ce qui compte en tant quactes pouvant faire perdre la face varie dune culture lautre, et ils comparent les cultures de politesse positive distance sociale faible (par exemple les Etats-Unis) aux cultures politesse ngative, plus hirarchises, telles que la Grande-Bretagne et le Japon. Toutefois, ils ne mnent pas trs loin leur analyse de la diffrence. Dans la version rvise de leur essai, ils notent la pertinence de thories locales de la face, du tact, etc., mais ils ne dveloppent pas non plus ce point. De manire semblable, dans son essai classique sur le sujet, Goffman (1955: 5-45) glisse de ce quil appelait la conception chinoise de la face sa propre analyse des Etats-Unis sans discuter des diffrences entre les deux cultures.

Par ailleurs, dans cet article, mon but est de fournir une esquisse prliminaire de quelques variations et changements dans les rgles de politesse. Je nai pas lintention de nier lexistence de stratgies humaines universelles, linguistiques ou autres. Toutefois, limportance de ces stratgies ne peut pas tre value sans une tude de ce qui nest pas universel, de ce qui varie selon les lieux et les poques. Plutt que de supposer que ce qui varie est ncessairement superficiel, comme Brown et Levinson le formulent, jaimerais tester cette ide. Je vais donc tenter dans cet article de relier la microsociologie des structures plus larges (ce quon a souvent reproch Goffman de ne pas faire) et le court terme la longue dure.

Afin de dmontrer limportance des universaux, Brown et Levinson ont adopt la stratgie de comparer le langage poli dans trois cultures loignes les unes des autres. Pour montrer limportance du changement et de la variation, jadopterai une stratgie oppose et me centrerai sur trois cultures voisines: lAngleterre, la France et lItalie.

Les rgimes de la politesseUn certain nombre dhistoriens ont tent dhistoriciser Goffman, en travaillant avec ses concepts de base mais en regardant lvolution des styles de prsentation de soi (Burke 1987: 150-167; Smith 1982). Un concept de base de cette historicisation est celui de diffrents systmes, codes ou rgimes de politesse, encastrs dans les rgimes plus larges de la vie quotidienne.

Par rgime jentends rpertoire de pratiques, consistant en gestes et mots (parls et crits), incluant des modes dadresse tels que Madame ou Votre Majest, des formules telles que sil vous plat ou sincrement vtre, des rgles non dites telles que ninterromps pas, etc.; chaque lment de ce rpertoire peut avoir des parallles ailleurs, mais son rgime se distingue par sa combinaison ditems ainsi que par ses inflexions et ses emphases, rvlant des diffrences culturelles et des contrastes au niveau du tact (ou des tactiques), sinon au niveau stratgique plus profond de Brown et Levinson. Pour ces raisons, un rgime peut tre considr comme un systme.

Les rgimes de politesse sont, bien sr, relis des structures sociales, mme sils ne sont pas de simples traductions de ces structures en mots. Une hypothse de travail pourrait prendre la forme de la proposition que plus la socit est hirarchise, plus son rgime de politesse sera formel ou labor. Mme si elle nest pas teste au sens strict du terme, cette hypothse sera discute dans les pages suivantes. A ce point prcis, par ailleurs, ce qui doit tre soulign, cest la spcificit des diffrents rgimes. La preuve de cette spcificit vient de lhistoire des malentendus, un lment des rencontres culturelles qui na attir que rcemment lattention quil mrite coup sr (Schwarz 1994).

Politesse orientalePar exemple, prenons le cas de la politesse orientale. Je laisse le soin aux spcialistes de cette aire culturelle de dcider si les langues asiatiques aux formes de politesse labores comme le japonais ou le javanais font exception la thse universaliste propose par Brown et Levinson. Dans cette partie, je me centrerai sur la politesse orientale telle quelle est perue par les Occidentaux, qui lont frquemment dcrite comme bizarre, outre et servile. Ces descriptions jouent videmment un rle dans la construction occidentale de lorientalisme, particulirement du despotisme occidental. Toutefois, elles rvlent galement des perceptions de la distance culturelle.

En Chine, en Inde et ailleurs, les Occidentaux ont longtemps exprim de la surprise, si ce nest du dgot, devant ce que Brown et Levinson (1987: 179, 185) appellent le mode dhumiliation de politesse, qui, tout la fois, encense lautre et dprcie sa propre personne et ses biens. La Chine traditionnelle fournit de nombreux exemples de la tactique dautodnigrement, du moins dans les classes suprieures. Pour la priode Tang, on la retrouve dans des traits de bonne conduite (Ebrey 1985). Dans la priode Song, une personne parlant un parent par alliance pouvait se dsigner comme un parent qui vous dshonore (tien-chun). Pendant la priode Ming, le terme maladroit ou naf (zhuo) tait rgulirement utilis en tant que possessif dprciatif, comme dans le cas de mon criture maladroite (zhuo wen, Clunas 1996: 33). La rticence sembler refuser des requtes inopportunes se rapportait lhumiliation de celui qui les formulait. George Macartney (1962: 87), ambassadeur en Chine en 1793-1794, a fait des commentaires sur la politesse la plus raffine et la bonne ducation sournoise des mandarins quil rencontra, voulant exprimer par l un acquiescement immdiat en paroles avec tout ce que nous semblions proposer combin avec une drobade dans les faits.

En Inde, Francis Day, un officier mdecin anglais en poste Cochin au milieu du xixe sicle, a not (1863:327, 391) ce quil appelait la servilit abjecte des basses castes permauls. Lorsquils parlaient un suprieur dune partie de leur corps, comme un il ou une oreille, ils la faisaient prcder de lpithte vieux, comme vieil il, vieille oreille. Ils sont obligs dappeler leurs enfants veaux, leur argent cuivre et leur riz paille. Cest comme sil avait t considr indcent, du moins par les castes suprieures, que les basses castes possdent quoi que ce soit de bon. Un exemple semblable de ce que nous pourrions appeler les lois somptuaires du langage fut fourni quelques annes plus tard par le missionnaire Samuel Mateer (1871: 45), qui avait travaill chez les Pulayan de Travancore. Parmi les exemples de ce quil appelait le langage abject que les basses castes devaient utiliser en parlant leurs suprieurs, il cite les mots votre esclave (pour je), gruau sale (pour riz), cabane (pour maison) et singes (pour enfants).

Mme au xviie sicle, alors que les Anglais faisaient un plus grand usage des compliments que par la suite, ils percevaient dj la politesse indienne comme loigne de la leur, quils approuvent ou non cette diffrence. Sir Thomas Roe, ambassadeur la cour moghole entre 1615 et 1619, parla avec dgot de la flatterie et de lobsquiosit de son collgue persan. Dun autre ct, John Ovington, aumnier la Compagnie des Indes orientales Surat, tait impressionn: Les Orientaux, crivit-il (1692: 276), ont gnralement un langage beaucoup plus doux et plein de sous-entendus que les Europens. Celui qui a convers quelque temps avec eux peut difficilement supporter la brutalit, ou arriver accepter limpolitesse des autres.

Je ne voudrais pas affirmer que les Europens ne pratiquent jamais le style dhumiliation. Certains Anglais emploient toujours des formules telles que ce nest rien, je crains pour se rfrer leurs possessions ou ralisations (Brown et Levinson 1987: 185). Autrefois, ils allaient plus loin dans cette direction (cf. ci-dessous). Toutefois les Europens modernes (et, plus encore, les Amricains), quils soient auditeurs ou lecteurs, semblent trouver exagres les formules chinoises, japonaises ou indiennes. Ceux qui crivent ou parlent paraissent en faire trop. Cette raction suggre que les formes de politesse varient tout autant selon les poques que selon les lieux, et que les formes de langage sont relies aux structures sociales et politiques et aux diffrences de niveaux de libert et dgalit.

Rvolutions dans le langageSous certains angles, 1789 peut tre considr comme une date plus approprie que 1800 pour clore cet article sur les anciens rgimes. Car la meilleure preuve historique de limportance et de la signification des rgles qui gouvernent la vie quotidienne, y compris celles du langage, provient dune tude des moments, des occasions et des contextes dans lesquels ces rgles sont violes. Ainsi, le rgime traditionnel de politesse franaise seffondra aprs 1789 prcisment parce quil symbolisait, de manire large, lAncien Rgime. Le tu rciproque remplaa le systme asymtrique du tu et du vous, les divers usages hirarchiques des modes dadresse furent remplacs par citoyen et citoyenne, etc., afin de symboliser lgalit et la fraternit.

De manire similaire, Barcelone en 1936, George Orwell (1951: 3) se rendit compte quune rvolution sociale avait commenc, cause de lutilisation du tu. Il nest pas inutile de souligner que ce nest pas tant la nature de la nouvelle forme adopte qui est significative que le fait du changement lui-mme. En 1917, dans larme russe, larrive de la rvolution fut marque par lordre donn aux officiers demployer la forme polie Vy en sadressant leurs hommes, tactique inverse de la gnralisation du tu mais aux consquences similaires. Camarade (tovarisch) devait alors remplacer ou sajouter aux titres russes, comme tongzhi en Chine aprs 1949.

Trois vieux rgimes linguistiquesEn Europe, de 1500 1789, il ny eut pas de telles rvolutions dans le langage de la vie quotidienne, lexception de quelques groupes religieux radicaux. Les anabaptistes du xvie sicle sappelaient entre eux frre, sur ou thou (tu) (Clasen 1972: 146). Les quakers du xviie sicle choqurent leurs contemporains et devancrent les rvolutionnaires franais, en appelant tout le monde thee (tu), une rhtorique de limpolitesse destine montrer que le Christ ne respecte aucun statut social, en dautres termes que les distinctions de ce monde nont pas dimportance pour les vrais chrtiens (Bauman 1983: 43-62).

De mme, le rgime europen de politesse fut, comme nous allons le voir, graduellement modifi au xviiie sicle. Mais avant de se pencher sur les pratiques linguistiques, il est ncessaire de dire quelques mots des catgories locales sous lesquelles, cette poque, on discutait de ce que nous appelons politesse. Au moins trois de ces catgories peuvent tre considres comme centrales: lhonneur, la civilit et la politesse elle-mme.

HonneurLe terme honneur (onore, honour, etc.), tel quon lutilise en Angleterre, en France et en Italie entre 1500 et 1800, tait un quivalent assez proche de ce que Goffman prfrait appeler face. Le concept a un double sens, mais on peut soutenir que son ambigut mme ou sa circularit tait essentielle son utilit. Cela signifiait la fois le respect quon devait un homme ou une femme dun certain statut, et les qualits qui justifiaient ce respect, particulirement le courage dans le cas des hommes et la pudeur dans celui des femmes. Les gens taient honors parce quils taient honorables, et on pouvait savoir quils taient honorables parce quils taient honors (Jouanna 1968). Tout aussi ambigu tait la rponse la question qui avait de lhonneur?. Selon les traits sur le sujet, lhonneur tait une prrogative de la noblesse. Toutefois, les archives judiciaires montrent que les gens ordinaires, du moins dans les villes, affirmaient souvent quils avaient de lhonneur et les tribunaux prenaient frquemment au srieux cette revendication (Castan 1974; Burke 1987: 109). Les tribunaux taient saisis cause des attaques lhonneur des plaignants, autrement dit des insultes. Leur inquitude est rvlatrice de limportance que lon attribuait dans la vie sociale dalors au langage.

CivilitLe deuxime mot cl est civilit (civilt, civility). Le concept sest dvelopp dabord en Italie, o son association avec cit tait prise trs au srieux. La campagne tait pour les animaux, la cit pour les tres humains et la vita civile (une vie en mme temps civilise et civique, convenant aux citoyens de rpubliques citadines indpendantes). Le terme comme lide devinrent de plus en plus importants en Europe de lOuest aux xvie et xviie sicles, en partie aux dpens du terme mdival courtoisie.

En mme temps, civilit changea de sens, se rfrant de moins en moins aux systmes politiques et de plus en plus un comportement lgant, comme le fait de collectionner des statues et autres objets. Il est tentant de relier ce changement dans la signification du mot civilit au dclin des rpubliques citadines en faveur de la monarchie absolue, quil sagisse de territoires limits, comme celui du grand-duch de Toscane, ou plus vastes, comme le royaume de France (Revel 1985; Chartier 1987: 45-86; Pons 1992). La progression de civilit dans sa nouvelle acception tait la fois exprime et encourage dans le trait dErasme sur les bonnes manires pour les jeunes garons, De civilitate morum puerilium (1530), qui se centrait sur les bonnes manires de table. Il fut suivi dune longue srie de traits de bonne conduite, comme le Galateo de Giovanni Della Casa (1558), La civil conversazione de Stefano Guazzo (1578), le Nouveau Trait de civilit dAntoine de Courtin (1671), etc. La traduction de ces textes rvle quel point la civilit ou la politesse taient en train de devenir un idal europen. Della Casa fut traduit en franais, anglais, latin et espagnol, et Guazzo en franais, anglais et latin. Courtin le fut en anglais et allemand.

Un crivain anglais du xviie sicle rsuma le nouvel idal en dclarant que la civilit reposait sur trois qualits, deux ngatives et une positive. En premier lieu, nexprimer ni en actes ni en paroles aucune blessure, msestime, offense ou manque de respect qui que ce soit. En deuxime lieu, en ne recevant ni blessures ni offenses dautres personnes, cest--dire en supportant tout mot ou acte qui pourrait (peut-tre de manire rationnelle) tre interprt comme de la msestime ou du manque de respect. Enfin, la qualit positive: Etre prt effectuer tous les bons offices et actes de bont envers les autres (Walker 1970: 211). Le rejet du systme antrieur bas sur lhonneur est particulirement clair dans cet extrait, puisquil recommande la fois de rfrner tout acte menaant lhonneur des autres et de se montrer moins sensible aux mmes menaces envers soi.

La forme plurielle civilits fut utilise pour se rfrer aux compliments et autres expressions et gestes polis. Comme dans le cas des honneurs et de lhonneur, on trouvait l une circularit rvlatrice. La pratique des civilits tait un signe que celui qui parlait tait civilis.

PolitesseUn terme alternatif civilit, un peu plus tardif, fut politesse. La Rochefoucauld associa ces deux concepts dans une pigramme: La civilit est un dsir den recevoir et dtre estim poli. De manire semblable, Antoine Furetire, dans son dictionnaire, dfinit la civilit comme une manire honnte, douce et polie dagir, de converser ensemble.

Politesse devint la mode dans la France du xviie sicle, pendant lequel Mme de Scudry consacra un de ses dialogues au sujet, le dfinissant comme savoir-vivre (1685: 67; cf. Lacroix 1990, France 1992). Selon Saint-Simon, Louis XIV tait un parangon de politesse, jamais homme si naturellement poli. Cet auteur attire lattention sur le talent du roi mesurer sa politesse afin quelle corresponde lge, le mrite, le rang. Lintrt attir plus haut sur linfluence des structures sociales sur les rgimes de politesse pourrait difficilement tre illustr plus clairement. De mme, Bellegarde, lauteur de modles de conversation pour les personnes polies,distinguait plusieurs types de politesse selon que lon tait homme dpe, magistrat, etc. (1698: 46).

Les termes politezza et polite eurent moins de succs en italien, mais en Angleterre le mot polite tait si courant au dbut du xviiie sicle quun spcialiste (Klein 1994) forgea rcemment lexpression la culture de la politesse pour se rfrer cette priode, tandis quun autre (Langford 1989) a intitul son histoire de lAngleterre A Polite and Commercial People, phrase emprunte William Blackstone, homme de loi du xviiie sicle.

Politesse, comme civilit, avait une origine politique drive des termes mmes poli et politique mais aux xviie et xviiie sicles il en vint dsigner lgant ou poli en tant que contraires de manires brutales. Comme lord Chesterfield, qui faisait autorit concernant les bonnes manires dans lAngleterre du xviiie sicle, lcrivit son fils, la bonne compagnie, si vous en faites un bon usage, vous modlera et vous donnera le vrai poli brillant (6 juillet 1749). Quand les ides de Chesterfield furent popularises pour un public plus large sous forme de Principes de politesse (Trussler 1775), cet intitul incluait la propret, le vtement et le fait de cracher.

Langage poliLa politesse a souvent pris la forme de gestes ritualiss, de making legs (saluer), faire des gnuflexions, des rvrences (en anglais curtsey driv du mot courtesy pour courtoisie). De mme, la gnuflexion verbale, ce que les Anglais se mirent appeler a civil tongue (une langue civile), tait considre comme lune des manires essentielles dexpression de la politesse. Ainsi Courtin consacra-t-il des chapitres spcifiques de son trait la conversation, aux compliments et aux salutations tout autant quau maintien et aux gestes. Un historien rcent de la civilit (Shields 1997: viii) a averti ses lecteurs contre toute ide duniformit: Il ny avait pas de civilit uniforme pendant les xviie et xviiie sicles, mais une varit de modes de conduite et de conversation qui en revendiquaient le nom. Quoi quil en soit, ces pratiques, allant de la comptence dans les formules courantes de respect la matrise de lart de la conversation, montraient des ressemblances et, en ce qui concerne le langage, pouvaient tre dfinies en opposition avec lidal dune parole simple et dune franchise considres, dans les cercles civils, comme un manquement aux bonnes manires.

Le nombre de traits publis sur lart de la conversation cette poque tmoigne de lintrt pour ce que lon appelait souvent la conversation polie (Berger 1978; Strosetzki 1978; Goldsmith 1988; Burke 1993; Fumaroli 1994: 111-210). Dans ses Conversations nouvelles (1685: 67), Mme de Scudry incluait savoir toujours parler propos dans la dfinition de la politesse, et avertissait ses lecteurs de ne vouloir pas tre le tyran de la conversation.

Lord Shaftesbury soutenait que la conversation tait un moyen de polir. Les opinions frquemment exprimes de lord Chesterfield sur le sujet taient rsumes en trente-cinq rgles de conversation. Il vaut peut-tre la peine de souligner que Chesterfield recommandait la politesse envers les infrieurs. On conseillait un matre de dire son serviteur quil serait trs oblig si celui-ci pouvait mener bien une certaine tche. Afin dviter tout malentendu indiquez par votre langage que la chose faire est une faveur et, par votre ton, quelle va de soi.

Il est videmment impossible de dire avec prcision combien de personnes, ou mme combien de catgories de personnes, ont suivi ces rgles. Celles-ci taient associes aux classes suprieures, et on peut certainement les analyser la manire de Pierre Bourdieu comme une stratgie pour se distinguer des classes quelles percevaient comme leur tant infrieures. Se plaignant dans les annes 1780 que tout signe extrieur de rang disparaissait, Philip Withers, un gentleman anglais, soulignait limportance de la politesse de lexpression; cest le seul signe extrieur de distinction qui subsiste entre un gentleman et son valet, entre une lady et sa dentellire (cit par Cmiel 1990: 38).

Les rgles taient codifies au temps de lascension de la monarchie absolue, et on pourrait les analyser la manire de Norbert Elias comme un des moyens pour les dirigeants de soumettre leur noblesse. Le rle des femmes aristocrates, particulirement des htesses des salons franais, dans le dveloppement de la politesse ne doit pas tre sous-estim. Aprs tout, comme le soulignent les sociolinguistes (Holmes 1995), les femmes de beaucoup de socits sont plus polies que les hommes. Les modles italiens et franais taient consciencieusement suivis en Angleterre et ailleurs. Comme la remarqu en 1780 Thomas Sheridan, un des spcialistes sur le sujet, les Italiens, les Franais et les Espagnols, de manire proportionnelle leur progrs dans la civilisation et la politesse, se sont employs pendant plus dun sicle, avec le plus grand zle, cultiver et rglementer leur discours (Mugglestone 1995: 28).

Il est extrmement vraisemblable que beaucoup de membres des classes moyennes (les familles de marchands, hommes de loi et mdecins par exemple) participaient ce mouvement aux alentours de 1700, si ce nest plus tt. Sans cette hypothse, il serait difficile dexpliquer les nombreuses ditions de traits de conversation. La politesse dans le discours, comme dans dautres formes de conduite, tait un moyen pour les classes moyennes de montrer quelles taient proches des classes suprieures. En Angleterre en particulier, on peut soutenir quau xviiie sicle la richesse et la politesse taient en mesure de remplacer (ou du moins de rejoindre) la naissance en tant que base du statut social. Il est vraisemblable que certaines formes de politesse taient pratiques plus bas sur lchelle sociale mais les preuves nous manquent. Les gnralisations prsentes ici sur lAngleterre, lItalie et la France devront donc tre considres comme sappliquant une minorit de la population.

Dans ce qui suit, nous discuterons tour tour de six formes de politesse du langage de lpoque: lvitement de la contradiction, laccent, les euphmismes, les compliments, les formes dadresse et, enfin, le mode dhumiliation dans le discours des suprieurs.

Eviter la contradictionLa civilit ngative, parfois dcrite lpoque comme de la complaisance, lvitement de ce quil tait lhabitude dappeler offense (en dautres termes, de ce qui menace la face), est peut-tre mieux illustre par le conseil de ne pas contredire les autres, spcialement ses suprieurs. Della Casa, par exemple (1950: chap. 18), recommandait ses lecteurs dviter les expressions telles que ce ntait pas ainsi (non fu cosi) ou vous faites erreur (voi errate). En France, Nicole Faret, dont ladaptation de Castiglione devint lun des manuels de bonne conduite les plus populaires au xviie sicle, avertissait galement ses lecteurs de ne pas contredire (1925: 54). La contradiction tait considre comme une offense envers la complaisance, un terme du xviie sicle pour la politesse, signifiant accorder sa conduite lattente des autres. Comme lauteur anonyme de The Art of Complaisance (1673) le formula, la dissimulation est incluse dans la complaisance.

On peut souligner la mme chose a u sujet du refus. Toutefois, la monte de lidal de la sincrit ou franchise, tout spcialement en Angleterre, conduisit laffaiblissement, voire labandon, de cette forme de politesse. A la fin du xviiie sicle, sinon avant, elle pouvait tre perue (ainsi que nous lavons vu) comme une forme particulirement orientale de faux-fuyant.

AccentAux xvie et xviie sicles, les discussions sur laccent se centraient sur le doux et bas. En France, Nicole Faret, par exemple, remarquait la ncessit de parler ses suprieurs avec ce quil appelait un ton de voix doux ou un accent plein de soumission (1925: 53). Le critique Jean Chapelain (1883: 169) soutenait que les rapports sociaux entre les sexes contribuaient rendre les langues polies, car, en parlant aux femmes, les hommes apprennent adoucir la rudesse de la prononciation que la mollesse naturelle des organes de la femme amollit. Cette douceur, ou quelque chose comme cela, semble avoir t la cible de luvre satirique de Furetire, Roman bourgeois (1666), dans laquelle un jeune abb affectoit de parler un peu gras, pour avoir le langage plus mignard (Adam 1968: 906).

Laccent tait galement un moyen de distinguer les lites du peuple. Chesterfield disait son fils de prononcer proprement: cest--dire selon lusage de la meilleure compagnie. Savoir quand, o et avec qui un accent rgional en venait tre stigmatis dans diffrentes cultures comme un accent vulgaire reste un problme pour les historiens. Un exemple prcoce dune telle stigmatisation vient des rgles dictes pour le sminaire tabli Milan en 1590. Les matres y avaient pour instruction de corriger les prononciations incorrectes que les lves apportaient avec eux de leur lieu dorigine (Prosperi 1996: 314 n).

Comme le suggre cette rgle, les Anglais ntaient pas les seuls se proccuper de laccent. Le duc de Saint-Simon (1983: 589) condamnait la duchesse de Chaulnes parce quelle avait le ton, et la voix, et des mots du bas peuple. Toutefois, au xviiie sicle, lAngleterre tait probablement devenue la culture o ces sujets taient pris le plus au srieux. Par exemple, Sheridan soulignait la ncessit dviter la rusticit de laccent (Mugglestone 1995: 117). Dans les annes 1760, un ecclsiastique anglais confiait son journal la mauvaise impression que lui avait faite lvque de Lincoln, dclarant que son peu dducation et sa basse extraction avaient t rvls par son manque de conduite et de manires, incluant sa faon maladroite de marcher et son dialecte du Yorkshire (Cole 1931: 35).

Euphmismes contre vulgarismesLe vocabulaire, plus encore que laccent, tait le moyen, cette poque, pour les gens de statut lev, civiliss ou polis de se distinguer.

Ce quon appelle souvent le langage victorien, au sens dune srie deuphmismes pour parler de sujets sexuels en prsence de dames, est en fait beaucoup plus ancien que le xixe sicle et tait loin dtre le monopole des Anglais. Par exemple, le mot intressant, au lieu denceinte, ntait pas utilis quen Angleterre mais aussi dans lEspagne du xixe sicle (Galdos 1971: 935). Ou prenons lexemple bien connu de leuphmisme pour jambe. Dans le Portugal du xviie sicle, un fameux livre de conduite, inspir du Courtisan de Castiglione, soutenait que le mot perna ne pouvait tre utilis en prsence de dames que sil se rfrait la jambe dun homme. Les dames ntaient pas supposes avoir de jambes. A une certaine occasion, Charles Dickens dcrit mme des pantalons dhomme comme unmentionables (innommables).

En Italie, Della Casa (1950: chap. 22) consacra une place considrable au problme de lindcence linguistique (disonest), notant que nos dames parlent de chtaignes quand elles veulent parler de figues afin dviter dembarrassants doubles sens. Il conseille aux femmes ou ceux qui leur parlent dviter le mot puttana, un terme qui devrait tre remplac par femmes du monde (femine del mondo).

Toutefois, la pratique des euphmismes se rpandit bien au-del des parties intimes. Si nous en croyons Pietro Aretino, qui a tourn cette habitude en ridicule (1975: 82), dans la Rome du xvie sicle, les dames, ou les prtendantes ce titre, nappelaient plus une fentre finestra mais balcone, tandis quune porte, auparavant uscio, devint porta, sans doute parce que ces nouveaux termes semblaient moins vulgaires. Quand Magdelon, dans Les Prcieuses ridicules (acte I, scne 5), appelle un serviteur un ncessaire et traduit si vous tes au logis par si vous tes en commodit dtres visibles, elle ntait pas la premire femme prendre ses distances davec le langage quotidien. En Espagne, Francisco de Quevedo (1924: 160) se moqua de lquivalent espagnol des prcieuses, la femme latiniste (hembrilatina) qui avait forg de nouveaux mots prtentieux pour querelle, effroi et stupidits: La rina llamar palestra; al espanto, estupor; supinidades, las ignorancias.Les prcieuses, et leurs quivalents, ntaient ridiculises que parce quelles allaient trop loin. Les gentilshommes allaient aussi, plus lentement, dans la mme direction. La prface au premier volume du Dictionnaire de lAcadmie (1694) dclarait quil se limitait dlibrment la langue commune, telle quelle est dans le commerce ordinaire des honntes gens. Excommunis, donc, les termes techniques, les termes des arts et des sciences qui entrent rarement dans le discours, ainsi que les vulgarits, les mots qui sont bas et de style familier associs aux gens de statut infrieur.

On considre parfois que lintrt pour la classe sociale et ses signes linguistiques est une trange proccupation anglaise, pour ne pas dire une maladie. Il peut donc tre de quelque intrt de noter quun noble franais de cette priode (Callires 1692: 43, 65) discutait de ce quil appelait les espces de classes diffrentes quon reconnat par leurs faons de parler. Parmi les faons de parler bourgeoises stigmatises dans ce dialogue, on trouve lusage de la formule mon poux de prfrence mon mari, qui est la bonne manire de se nommer.

Bien quil ny ait pas eu dacadmie pour contrler la langue anglaise, il y avait un mouvement pour en crer une. On conseillait aux gentilshommes dviter les vulgarismes (un mot recens pour la premire fois en anglais en 1644). Les expressions vulgaires sont soigneusement vites par ceux qui veulent crire poliment, dclare lanonyme Art of Speaking en 1676. Cest dans ce contexte que lord Chesterfield prvient son fils contre lutilisation de proverbes dans sa conversation.

ComplimentsLe terme compliments tait utilis dabord en italien, puis en franais, tandis quon le trouve en anglais depuis le milieu du xviie sicle, suggrant que lusage, du moins dans ses formes labores, a suivi la mme voie (en franais, le mot galanteries partageait le mme espace conceptuel). Au sens troit du terme, les compliments taient une sorte deuphmisme utilis pour prserver la face des autres en louant leurs personnes et leurs possessions. Au sens large, le mot compliments tait utilis pour des formules de respect, incluant le terme respect lui-mme, comme dans langlais du xviie sicle les expressions my due respects ou my very kind respects. La pratique tait connue sous le nom de payer ses respects quelquun.

Les compliments taient si importants au xviie sicle en juger par le nombre de traits sur la manire de les utiliser quun spcialiste allemand a dcrit cette priode comme une culture des compliments (Komplimentierkultur, Beetz 1991: 281-302). En Angleterre galement, des traits avec des titres tels que The Complete Academy of Compliments (1705) furent publis cette poque.

Il y avait une gographie aussi bien quune chronologie et une sociologie des compliments. Sous cet aspect, la distance culturelle entre lItalie et lAngleterre apparat travers les ractions des voyageurs anglais. A Sienne, le gentleman anglais Fynes Moryson (1907-1908: 307) remarqua que le terme palaces est utilis en Italie pour des maisons de petite magnificence. Sa visite Vrone suscita lobservation (378) que les pitaphes italiennes sont souvent plus extravagantes que celles dautres pays, car la nation sadonne plus aux compliments et aux hyperboles.

Les formes dadresseDiffrentes formes dadresse taient employes selon quon parlait ses suprieurs, ses gaux ou ses infrieurs.

Sous cet aspect, il y a apparemment moins dire de lAngleterre. Toutefois, mme l, un changement dans le mode dadresse entre pres et fils dans la haute bourgeoisie anglaise a t not par lhistorien Lawrence Stone (1977: 171, 412-14). Dans la premire moiti du xviie sicle, un fils, mme adulte, par crit sadressait communment son pre par Sir et signait lui-mme your humble obedient son (votre humble fils obissant), your son in continuance of all obedience ou your most obedient and loving son (votre fils trs obissant et aimant). Toutefois, partir des annes 1720, un changement de ce que Stone appelait dfrence en respect est visible, et, partir des annes 1770, il est son plus haut. Sir, par exemple, fut remplac par Dear Papa. Stone soutient que ce changement est un tmoignage de lvolution des relations familiales, mais il doit galement tre replac dans le contexte plus large des formes dadresse.

En France, comme on peut sy attendre, Saint-Simon sintressait beaucoup aux formes dadresse, spcialement au sein de la noblesse. A maintes et maintes reprises (1983: 64, 188, 597, 661), il revient lusage du Monseigneur et Altesse, avec des remarques occasionnelles sur Monsieur, Madame et Mademoiselle. Limpression quil donne dtre un vieux formaliste choqu par le dveloppement dun style informel dans la gnration plus jeune saccorde avec la situation anglaise.

Toutefois, les plus riches sources de tmoignage du changement des formes dadresse sont italiennes (Croce 1917; Brunet 1978: 251-315). Elles suggrent deux phases, un accroissement de la formalit au xvie sicle compens, au xviiie, par un mouvement vers ce qui est plus informel. Allant plus loin encore que les jeunes nobles de Stone, Cosme de Mdicis, futur grand-duc de Toscane, crivait son pre Illustrissimo signore mio padre et sa mre Magnifica e dilectissima madre. A partir du milieu du xvie sicle, les titres honorifiques prolifrrent: La Vostra Signoria, Excellenza, Magnificenza ou mme Sublimit, auxquels taient joints des adjectifs tels que illustrissimo. Le mode hyperbolique dj abord stait tendu aux formes dadresse.

Les protestations contre cette inflation d