18
Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 n o 2 1 Détournement de capitaux et sublimation Retour sur les lieux de la Critique de la raison cynique Toute critique est un travail de pionnier dans le mal du siècle ainsi qu’une partie de guérison exemplaire L’étiquette de philosophe est chèrement conquise. Alors que l’on peut croire au caractère intrinsèquement philosophique d’un texte, une histoire sociale de la réception montre que l’étiquette « philosophie » obéit à des règles autant textuelles que sociales. Autrefois poète, prophète ou hérétique, le cas Nietzsche – devenu figure centrale de la philosophie professionnelle contemporaine – illustre de manière forte à quel point l’appellation contrôlée de la philosophie légitime a été un enjeu de haute lutte pendant trois générations 1 . La normalisation des lectures et des canons laisse toujours voir son jupon. Nous célébrons cette année le vingtième anniversaire de la traduction française de la Critique de la raison cynique de Peter Sloterdijk. Un anniversaire partagé avec la traduction de la Théorie de l’agir communicationnel de Jürgen Habermas. Ces auteurs sont tous deux devenus les émules d’écoles et de sensibilités aujourd’hui bien distinctes. L’occasion est nommément rétrospective à l’égard de la genèse du phénomène Sloterdijk, car durant cette période il sera passé de simple « curiosité » au rang de « philosophe européen » récemment décoré du Prix Sigmund-Freud de l’Académie allemande. Faire retour ici sur les premières pages de l’oeuvre inaugurale est d’un intérêt certain, car elles sont le théâtre d’un positionnement subtil dont la lumière rétrospective nous permet d’apprécier toute la mesure. De la parution de la Kritik 2 en 1983 à l’affaire paneuropéenne entourant Règles pour le parc humain 3 en 1999, le combat symbolique visant à coller la bonne étiquette à l’auteur comme à l’oeuvre constitue également l’occasion d’une enquête a posteriori sur les rouages de la réception. Tels sont les objets de ce texte. À la sortie d’une crise qui le grandira et lui assurera définitivement un lectorat mondial, Sloterdijk proclame en 1999 – à la

Couture_Sloterdijk_vfinale.pdf

  • Upload
    maupas

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 1

    Dtournement de capitaux et sublimation

    Retour sur les lieux de la Critique de la raison cynique

    Toute critique est un travail de pionnier dans le mal du sicle ainsi quune partie de gurison exemplaire

    Ltiquette de philosophe est chrement conquise. Alors que lon peut croire au caractre intrinsquement philosophique dun texte, une histoire sociale de la rception montre que ltiquette philosophie obit des rgles autant textuelles que sociales. Autrefois pote, prophte ou hrtique, le cas Nietzsche devenu figure centrale de la philosophie professionnelle contemporaine illustre de manire forte quel point lappellation contrle de la philosophie lgitime a t un enjeu de haute lutte pendant trois gnrations 1. La normalisation des lectures et des canons laisse toujours voir son jupon.

    Nous clbrons cette anne le vingtime anniversaire de la traduction franaise de la Critique de la raison cynique de Peter Sloterdijk. Un anniversaire partag avec la traduction de la Thorie de lagir communicationnel de Jrgen Habermas. Ces auteurs sont tous deux devenus les mules dcoles et de sensibilits aujourdhui bien distinctes. Loccasion est nommment rtrospective lgard de la gense du phnomne Sloterdijk, car durant cette priode il sera pass de simple curiosit au rang de philosophe europen rcemment dcor du Prix Sigmund-Freud de lAcadmie allemande. Faire retour ici sur les premires pages de luvre inaugurale est dun intrt certain, car elles sont le thtre dun positionnement subtil dont la lumire rtrospective nous permet dapprcier toute la mesure. De la parution de la Kritik 2 en 1983 laffaire paneuropenne entourant Rgles pour le parc humain 3 en 1999, le combat symbolique visant coller la bonne tiquette lauteur comme luvre constitue galement loccasion dune enqute a posteriori sur les rouages de la rception. Tels sont les objets de ce texte.

    la sortie dune crise qui le grandira et lui assurera dfinitivement un lectorat mondial, Sloterdijk proclame en 1999 la

  • Jean-Pierre Couture

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 2

    face du monde et de Habermas la mort de lcole de Francfort et il sassume ds lors comme rengat lgard de la dictature sociale-librale de la vertu 4. Or, lgard de la prsente occasion rtrospective, cette mort et cette rupture annonces se donnaient-elles lire dj en 1983 ? Ma rponse est sans quivoque : tout est dj dit, mais discrtement sublim, volatilis ce qui a rendu mconnaissable, dans lesprit du temps, la subversion latente de lauteur. La critique de la critique qui sy met en scne annonce, de plus, un dtournement de capital culturel 5 pleinement consomm ultrieurement qui cherchera retrouver les ressources dune vraie critique par del la thorie critique.

    Retour sur les lieux

    Peter Sloterdijk, n en 1947 Karlsruhe en Allemagne, a tudi la philosophie, la germanistique et lhistoire Munich et Hambourg avant de sintresser au structuralisme et la pense de Michel Foucault. En 1976, il achve une recherche doctorale sur les crits autobiographiques dans lAllemagne de Weimar 6 et disparat momentanment de la scne intellectuelle et dfinitivement du monde de la philosophie universitaire. Autour de 1980, il sjourne Poona en Inde dans un ashram o sest installe la secte de Bhagwan Shree Rajneesh qui y dirige un institut de recherche compare sur les religions 7. Cette qute exprimentale auprs de ce Wittgenstein de la religion qui jouait la religion pour la retourner contre elle-mme lui fera dire que le matre de Poona demeure toujours, pour lui, lune des plus grandes figures de pense du XXe sicle 8. Replong dans la psychodynamique europenne dont les ressorts lui apparaissent avec une acuit nouvelle, a aura commenc dcrire la Critique de la raison cynique, confesse-t-il, au contact fortuit de linsolence joviale et combien inspirante de Hannah Arendt 9.

    Lentre en scne dun nouveau venu est un moment qui rvle la fois les contours de luvre et la dynamique des positions parmi lesquelles elle tente de sinsrer. Ce sont des moment particuliers dans la vie dun champ, lequel nexiste que par ses frontires qui policent la circulation des prtendants lgitimes au jeu et qui en excluent les marginaux. Par la ngative, on comprend quil y a un champ lorsque se manifeste cet enjeu du dcoupage et de lexclusion. Plus gnralement, il dsigne le systme des relations de production, de circulation et de consommation des biens symboliques 10, mais il agit non pas comme une externalit qui surdtermine ces derniers. Au contraire, le champ constitue une mdiation qui donne penser aux uvres et qui les donne lire. Luvre occupe en tout point cette position mdiane qui fait delle

  • Dtournement de capitaux et sublimation Retour sur les lieux de la Critique de la raison cynique

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 3

    tout la fois un vhicule idel et un reflet de ltat des lieux, car [luvre] possde la proprit de rvler, un peu la faon dun dispositif exprimental, les structures, les frontires et les enjeux du champ philosophique 11. Dit autrement, luvre en tant quobjet textuel et sociologique devient rvlatrice de la structure de la socit lectrice 12 et mme de ltat de censure de la socit qui elle se destine et lintrieur de laquelle elle peut faire sens (ou non) selon quelle reconduise le monde rel ou quelle soit, au contraire, tenue lcart comme monde impossible .

    Le philosophe, sil est dpeint parfois comme un naf qui tombe dans les puits force de regarder au ciel, sait plus que quiconque ce que parler veut dire, cest--dire quil sait exactement ce quil fait lorsquil utilise tel mot, lorsquil cite tel auteur. Alors quil choisit soigneusement ses habits de pense, rien nest laiss au hasard. Sur le point de faire son entre costume, les prcautions de Sloterdijk ces gards sont subtiles, car alors quil sapprte faire cette critique du cynisme contemporain, de qui reprendra-t-il la rplique et vers qui la retournera-t-il ? Et de quelle critique sagira-t-il ?

    Savants patronages I

    Pour voquer la thse de cet opus clectique de plus de 900 pages, dans sa version originale, rappelons que le diagnostic central de la Critique de la raison cynique tablit que la modernit tardive a accouch du nec plus ultra du sujet moderne, le cynique, face auquel les ressorts habituels de la critique dmasquage, ducation, mobilisation sont dpourvus. [F]ausse conscience claire 13, le cynisme brise les conditions candides du dialogue pacifiant de lAufklrung pour qui lmancipation advient ncessairement par la mise sac de lignorance. En tant que cas limite de mlancolie, lequel parvient contrler ses symptmes dpressifs et rester peu prs capable de travailler 14, le sujet politique de lmancipation nest plus intress de smanciper. Cette humeur diffuse, pierre dachoppement dune Aufklrung nave et optimiste, sert de cl de vote lhomologie structurale que lauteur propose avec lAllemagne de Weimar comme idal-type du cynisme catastrophile devenu aujourdhui mentalit gnralise.

    Ces diagnostics inauguraux de Sloterdijk sur le tournant cynique de la subjectivit moderne suggrent que les ressorts de la critique doivent aujourdhui renouer avec linvective et la violence de la satire dont limpulsion est aussi lointaine que la philosophie pantomimique de Diogne de Sinope, appele kunisme. Face au mal du sicle, diagnostiqu comme le cynisme froid et routinis de celui qui agit contre son intime conviction, la critique doit rincarner linsolence

  • Jean-Pierre Couture

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 4

    chaude du dmasquage du pouvoir qui la caractrisait galement laube de lAufklrung. Cest mme l sa dernire chance. Dans loptique dune critique de la raison cynique, lAufklrung peut renouveler sa chance et rester fidle son projet le plus intime : transformer ltre en tre conscient 15. Or, cette posture inaugurale dune rnovation du projet des Lumires dans la Kritik nest quune des tonalits de lambivalence de lauteur envers lAufklrung. Mieux : il sagit du masque dArlequin par lequel la voix de lauteur exprime la subversion dans la continuit.

    Demble, Sloterdijk se place effectivement sous le patronage de lcole de Francfort dans ce projet quil prsente comme une actualisation du projet des Lumires. Lauteur fait sien le motif de la thorie critique chez T. W. Adorno tre concern qui il reproche nanmoins la priori de la douleur 16. Malgr son souci pour le monde, dit-il, la posture dAdorno mne un refus du monde. Le motif de la proximit sclipse nouveau devant le pathos de la distance. Cest pourquoi premier amendement il faut retrouver avec Walter Benjamin, le marginal de lcole, lesprit dune critique comme immersion et proximit qui se fait voisine de son objet. Il est impossible, dit-il, dadopter un "point de vue" parce que les choses nous "sont tombes sur le dos" 17. Consquemment, la critique nest pas laffaire dune bonne distance, mais celle dune bonne proximit .

    Bien plus, ce retournement dAdorno sur ses pieds concerne deuxime amendement le fait quune critique authentique doive aller de la tte vers le corps 18. La crbralit mancipatrice doit se traduire en thrapie somatique. Dcouvrir le corps vivant comme antenne du monde, cest assurer son fondement raliste la connaissance philosophique du monde 19. Dit autrement, ce sont les corps qui sont les sujets, les armes et le terrain de toute mancipation do la valeur de lenseignement de la souverainet joviale du kunisme pantomimique de Diogne, lev au rang dimpulsion libratrice fondamentale chez Sloterdijk. Sur cette voie, le moment ardonien oblig souffrir le mal du sicle doit tre dpass dans ltat de flicit dune science heureuse. Cest le mandat de la critique laquelle souscrit Sloterdijk et laquelle il demeurera fidle jusqu aujourdhui : Toute critique est un travail de pionnier dans le mal du sicle ainsi quune partie de gurison exemplaire 20. Un examen rapproch des prmisses de ces deux moments diagnostic et thrapeutique nous permet dapprcier, plus avant, la sublimation de la mise mort de Francfort cest--dire la manuvre par laquelle cette ide basse et prsente sous un jour sublime et le dtournement de capital culturel qui investira la nouvelle critique.

  • Dtournement de capitaux et sublimation Retour sur les lieux de la Critique de la raison cynique

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 5

    Critique de la critique. Sublimation et dtournement I

    Rendre mconnaissable une pulsion inavouable, cest euphmiser le discours par lequel une position nouvelle ou domine souhaite dboulonner ou remplacer une position tablie ou dominante. Sloterdijk amorce ainsi son parcours philosophique titre de rnovateur de la thorie critique, symbole de la renaissance espre du projet des Lumires. Fils de lpoque, il a eu composer, comme tous ses contemporains, avec le rayonnement de la Dialectique de la raison dAdorno et Horkheimer et de la thorie critique en gnral. Le thme de lAufklrung dvie de sa vise mancipatrice simpose donc tout prtendant au jeu. Mais alors quil revt ce manteau conventionnel, Sloterdijk dresse un diagnostic dont la tautologie nest quapparente, car la mise en chec de lAufklrung par lAufklrung 21 sape le lieu mme de lmancipation laquelle la thorie de Francfort na pas renonc, alors quelle ne comprend pas encore quelle perptue insidieusement la maladie par la maladie.

    Dabord, suivre le diagnostic de lauteur sur le patient, il ny a plus de sujet politique de lmancipation. Comme sujet politique , le cynique sape les conditions du dialogue dont lhorizon moral prescrit une saine sortie de soi dans lchange raisonn au terme duquel nos erreurs sont admises et notre adhsion la raison, vivement consentie. Consciences durcies par une immunit rflexive qui sait dj mais qui continue quand mme , les cyniques sont des gens qui se rendent compte que le temps de la navet est rvolu 22. mancipation ? Il ny a personne au numro que vous avez compos.

    Pis encore, suivant la gnalogie propose par Sloterdijk, le cynique contemporain terr dans cette forteresse inexpugnable est le sujet moderne ralis des Lumires. Celles-ci se trouvent maintenant en face de leur crature inattendue qui a bien appris labc du ralisme, soit le devenir-forteresse cartsien fond sur la peur de lerreur, et qui affiche une comprhension toute militaire du devenir-autonome kantien anim par la peur des liens et des appartenances qui pensent notre place . La navet de la croissance par le dialogue laisse place des sujets autistes dont les consciences sont plus dures que les faits 23. En clair, pour le cynique au pouvoir, il vaut mieux dtruire le monde plutt que dentrer en dialogue. Hop l, cest la vie ! 24, tel est le clairon de cette mobilisation tte baisse qui relie le cynisme au fascisme et qui autorise lanalogie entre le climat apocalyptique weimarien et le Zeitgeist de la guerre froide des annes 1980 sur le point de muer en crise cologique contemporaine.

  • Jean-Pierre Couture

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 6

    La critique de la raison cynique resterait un jeu de perles de verre universitaire, si elle nexaminait pas le rapport entre le problme de la survie et le danger du fascisme. En fait, la question de la survie , de la conservation et de laffirmation de soi, laquelle tous les cynismes esquissent des rponses, cette question touche au problme central de la dfense de lexistence et de la planification du futur dans les tats nationaux modernes [] o se rejoignent la peur de la dsagrgation psychoculturelle, lauto-affirmation rgressive et la froideur rationnelle no-positiviste, avec un courant vnrable de cynisme militaire []. 25

    Au plan diagnostique, Sloterdijk invalide lide de lAufklrung qui gurit lAufklrung, du feu qui combat le feu, mais il souscrit encore une contre-tradition de la raison cense redonner la Raison limpulsion quon ne lui connat plus.

    Sur ce plan, Francfort aurait encore tout apprendre, car cette thrapeutique qui relve de la contre-tradition du criticisme est celle, thme abord ci-haut, de lmancipation des corps qui va de Diogne Nietzsche jusquau fminisme du XXe sicle et celle de la satire capable de penser qui remonte aussi au philosophe du geste de Sinope et qui, un temps, a constitu le leitmotiv no-kunique des marginaux du discours tels Marx, Nietzsche, Freud et aussi Heine dont Sloterdijk rclame le patronage en ces termes : [Il] a russi le tour de force indpass jusqu prsent dunir thorie et satire, connaissance et divertissement. Sur ses traces, nous allons essayer ici de runifier les capacits de vrit de la littrature, de la satire et de lart avec celles du "discours scientifique" 26.

    Dans loptique dun dpassement du cul-de-sac de Francfort, lauteur ne tardera dailleurs pas en mettre en pratique ce dire vrai de la thtralit des corps en faisant le rcit de cette scne pique de la contestation tudiante de 1969 o lmancipation tout intellectuelle de la thorie francfortoise lexception des sympathies marques de Marcuse sest vue sauvagement approprie par la rue :

    Peu de temps avant la mort dAdorno, une scne eut lieu, dans une salle de cours de luniversit de Francfort []. Le philosophe tait sur le point de commencer son cours lorsquun groupe de manifestants lempcha de monter sur lestrade. Pareils incidents navaient rien dextraordinaire en 1969. Dans ce cas prcis, quelque chose nous oblige y regarder de plus prs. Parmi les perturbateurs, quelques tudiantes manifestrent leur protestation en dnudant leurs seins devant le

  • Dtournement de capitaux et sublimation Retour sur les lieux de la Critique de la raison cynique

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 7

    philosophe. Dun ct, la chair dnude reprsentant la critique de lautre, lhomme amrement du sans lequel presque aucun des assistants naurait appris ce quest la critique le cynisme en action. Ce ntait pas la nudit de la violence qui rendait le philosophe muet, mais la violence de la nudit. [] L o des dissimulations sont constitutives dune civilisation, l o la vie en socit est soumise la contrainte de mentir, apparat dans lnonciation relle de la vrit un moment agressif, une dnudation mal propos. 27

    Sloterdijk revient cette scne plus tard, aprs avoir rebaptis ce cynisme, kunisme, cest--dire insolence plbienne qui dans le dvoilement de la vrit na rien perdre :

    Chose ironique : cest prcisment Theodor W. Adorno, lun des grands thoriciens de lesthtique moderne, qui est devenu une victime de limpulsion no-kunique. [] Ctait, presque au sens antique, des corps dnuds kuniquement, des corps comme arguments, des corps comme armes. Indpendamment des motivations prives des manifestantes, la mise nu de leurs seins comportait un axe de pousse antithoriques. [] Adorno tait tomb dune faon tragique et pourtant comprhensible dans la position du Socrate idaliste et les jeunes femmes dans celle du rcalcitrant Diogne. Des corps esprons-le intelligents se sont opposs avec obstination la thorie la plus discernante. 28

    Que rvle ce rcit anecdotique coupl au diagnostic gnral sur le cynisme des matres ? Rien de moins quun dessein sublim, celui de la mise au ban de lcole de Francfort au moyen dun dtournement de capital culturel, cest--dire par une manuvre convaincue que la vraie critique vient dailleurs et quelle doit tre subtilise des mains dune autre tradition. Sur ce plan, lthique francfortoise de lmancipation par la mobilisation (se mobiliser contre linjustice et lignorance) place en face du cynique est une figure impuissante voire elle-mme une figure de perptuation du cynisme : non seulement ny-a-t-il plus personne mobiliser (mauvais numro), mais le principe de la mobilisation elle-mme participe de la logique de lhgmonie que lon souhaite combattre. La prtendue politisation part dune militarisation plus intensive et dune mobilisation stratgique des consciences, et cela pas seulement en surface. Elle pntre profondment jusque dans lattitude corporelle et les formes de la perception 29. La thorie critique nest pas critique de la mobilisation politique.

  • Jean-Pierre Couture

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 8

    Par del le rcit de cet pisode o Sloterdijk formule une invective feutre envers ses matres, on apprend aussi que la vritable critique vient dailleurs, que la gurison doit emprunter dautres chemins, que le capital culturel et les ressources intellectuelles de la pense critique actualise se trouvent par del la thorie critique dont [l]lment masochiste a surpass llment crateur 30. Si Sloterdijk tient en haute rvrence les figures de Nietzsche et Heine dans les premires pages de la Kritik, en raison de leur impulsion no-kunique, cest parce quils sont dune part, thme mineur les propagateurs dune littrature capable de vrit qui va au-del du compromis de lessai . Cette littrature centauresque 31 qui se prsente sur scne dans le double habit de lart et de la pense, Sloterdijk en fera plus tard le thme-cl de la comprhension de luvre de Nietzsche lui-mme 32 pour ne pas dire de la sienne propre. Or, ces savants patronages rvlent dautre part, thme majeur que lesprit de rnovation de la thorie de Francfort et de la gauche est beaucoup plus radical quune simple permissivit dans la forme expressive du discours, il sagit plutt, thme inavou, de dtourner la source de la critique ou plutt de la restituer dans sa vritable tradition contre le monopole de Francfort. Le matre discret sort de sa tanire; on ne pourra rflchir neuf sur le monde sans compter sur Heidegger :

    Sans le savoir et, pour une bonne part, mme sans vouloir le savoir (en Allemagne, qui plus est, avec une rsolution furieuse de ne pas ladmettre), la nouvelle gauche est une gauche existentialiste, une gauche no-kunique, je risque lexpression : une gauche heideggerienne. 33

    Ce qui ne se donne pas lire ici, alors que Sloterdijk soulve discrtement son masque sa sortie de scne, cest la formule programmatique de cette hypothse qui deviendra en fait le lieu de parole et de pense, en propre, pour le nouveau philosophe. Une sorte de prolgomnes toute politique future qui en ltat de sa formulation initiale ne fait que questionner un tabou presque impermable 34. Ce qui ne se donne pas encore lire, cest la mort de Francfort.

    Savants patronages II

    Que lon me permette de droger, un temps, au commentaire de la Kritik pour dmontrer que ce visage programmatique discret ne prendra pas de temps saffirmer dans luvre. Avec La mobilisation infinie 35, on comprend beaucoup mieux ce que Sloterdijk semait titre exploratoire et timide au dtour de ce commentaire sur Heidegger. Cette deuxime Kritik, celle de la

  • Dtournement de capitaux et sublimation Retour sur les lieux de la Critique de la raison cynique

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 9

    cintique politique , a dans sa mire la modernit et la thorie critique elle-mme, car elles sont toutes deux incapables de rflchir lessentiel des problmes de notre temps. Ce qui avait lair dtre un dpart contrl vers la libert savre tre une glissade vers une htromobilit catastrophique et incontrlable 36. la recherche dun rel principe critique qui jugerait du dehors le continuum de la crise moderne, Sloterdijk ne souhaite ni applaudir ni dsesprer devant lpoque :

    Une critique de ce type brise lchouement cynico-mlancolique au monde qui se prsente aujourdhui partout comme consentement postmoderne. Mais elle vite aussi la contemplation masochiste de la totalit qui conduit au marginalisme mtaphysique. Ni partisane du refus de sengager ni consentante, la critique alternative a pour objet de promouvoir une thorie critique de ltre-au-monde. 37

    Lamalgame naura pas chapp au fin lecteur. Sloterdijk plaide, en 1989, pour un dialogue entre thorie critique et phnomnologie heideggerienne. En revisitant Francfort via Fribourg, Sloterdijk lance fatalement que la dernire est le vrai sige dune critique de la mobilisation moderne. Un clair dchire le ciel Karlsruhe : il ny a plus en cette matire de thorie critique de Francfort, mais bien une de Fribourg 38. Critiquer la fausse conscience claire mobilise 39, cest identifier la mobilisation contemporaine un nihilisme de la volatilisation du monde qui est le versant immanentiste de lancienne haine mtaphysique du monde. Si Heidegger conduit sur un chemin qui serait le point dArchimde de la critique, cest quil nous mne sur le chemin dune phnomnologie de la venue-au-monde 40, sur le chemin dune anthropologie du lieu humain subsum par la mtaphysique de lau-del et liqufi par le processus de la mobilisation, thmatiques dont les chos rsonneront dailleurs jusque dans le projet des Sphres 41 chez Sloterdijk.

    La rupture annonce est consomme. Lier Heidegger la thorie critique constitue un outrage qui nglige sciemment le fait que Francfort sest constitue contre Fribourg : en 1931, dans sa leon professorale inaugurale 42, Adorno, symbole dun renouveau du marxisme aux cts de Horkheimer, amorce sa carrire philosophique par une attaque de Heidegger quil rend responsable du dclin de la philosophie, une critique quil poursuivra pendant plus de trente ans sans jamais dailleurs jouir dune rplique de la part du destinataire. Pour les mules de lcole, il sagira dun rite oblig. Habermas se commet publiquement contre Heidegger, en 1953, dans un texte qui incarne son tout premier positionnement

  • Jean-Pierre Couture

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 10

    philosophique public43, un art quil matrisera assurment dans les dcennies venir et qui fera montre de la permanence de la critique des courants issus du continuum Nietzsche-Heidegger auquel il associe, lui, le postmodernisme . La tentative de faire driver la critique authentique partir de ces auteurs maudits latente en 1983, dfinitive partir de 1986 (Nietzsche) et 1989 (Heidegger) expose Sloterdijk aux tirs nourris des gardiens de la pense officielle qui sassure de maintenir, dans ltat du champ, limpossibilit de militer pour un tel dialogue entre Adorno et Heidegger, mme si Karlsruhe 44 se situe lexact milieu gographique entre Fribourg et Francfort

    lgard de mon propos, les positionnements inauguraux de Sloterdijk nous renseignent sur la subtilit requise dans la mise en scne et lexpression de pulsions subversives lgard des discours tablis. Se faire passer, par la main gauche, pour un hritier fidle dune tradition dont on subvertit, par la main droite, lessence et le fondement, voil une manuvre qui permet dtre lu et reu, mais aussi de dsobir la sublime rcapitulation de la tradition. Pour avoir voulu replacer la critique dans sa tradition dite originelle, Sloterdijk sest prt au jeu de ces transfuges qui investissent un grand capital spcifique dans la subversion de lordre sacerdotal et qui puisent dans une lecture rnove des sources les plus consacres les armes dune rvolution destine restaurer la tradition dans son authenticit originaire 45. Mais, puisquil faut y revenir, quy a-t-on lu en 1983, alors que cette pense en action ne se laissait pas deviner par la lumire rtrospective ?

    Rceptions et polmiques ou quest-ce que la philosophie ?

    Critique de la raison cynique en tant que pice inaugurale de ldifice sloterdijkien, nest pas seulement porteuse des grandes intuitions de luvre, mais aussi des ingrdients de toute la rception ultrieure. Alors qu lt 1983, en France, on sinterroge sur le silence des intellectuels , la presse culturelle allemande se dchire, elle, sur ltiquette que devra porter ce nouveau venu des livres -la-Suhrkamp sur lesprit du temps.

    Dans son tude fort instructive, Otto Kallscheuer fait remarquer que deux mois aprs sa parution, en mars, la Kritik exige de tous les intervenants de la presse culturelle quils se situent par rapport lvnement qui, faut-il le rappeler, a fait couler 50 000 exemplaires dans les mois suivants sa parution, 70 000 vers avril 1984 et 120 000 au moment de sa traduction franaise en 1987 (du jamais vu dans le monde ldition pour un titre philosophique ). videmment, le succs commercial ne fait pas dun livre une uvre importante, laquelle doit russir rorganiser les positions dans le champ, cest-

  • Dtournement de capitaux et sublimation Retour sur les lieux de la Critique de la raison cynique

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 11

    -dire se hisser parmi les quelques discours qui forment et puisent la doxa de lpoque. Or, le succs commercial et l uvre importante ne sont pas non plus des antipodes, car le rle de la critique littraire et de ses points de vue concurrents (vritable querelle des recensions ) a en retour des "effets externes" positifs sur le march conomique du livre 46, cest dire que le moment de ltiquetage est dcisif pour relier luvre son statut, pour lendiguer dans le circuit de circulation conforme son rang.

    lt 1983, la rception de la Critique de la raison cynique est une manifestation exemplaire de ce travail dtiquetage et des dissensions quil soulve. Luvre a effectivement gnr un combat symbolique portant sur les frontires de la lgitimit tre ou ne pas tre philosophiquement recevable parce quelle se situait malheur la frontire du succs commercial et de lacadmie, du langage commun et de la thorie. Pour le comprendre de manire idale-typique, Kallscheuer rappelle que la pertinence culturelle dune uvre, sa respectabilit, ne peut pas simposer seulement par la sanction du march , car elle doit avant tout tre reconnue par l acadmie (instance de conscration scientifique) ou par le milieu (instance de conscration des initis). Pour le nouveau venu ou loutsider, la carrire escompte se dessinera entre la pertinence ou limpertinence culturelle, entre le seul march du livre ou la reconnaissance par les pairs, catgories qui tendent sexclure mutuellement au sens o le succs dans lune des structures annule souvent le succs possible ou escompt dans lautre.

    Dans le jeu de cette mcanique, Sloterdijk a port tous les chapeaux. Il a t la fois sacr auteur dun chef-duvre philosophique et dun livre sans arguments, dun brlot sur la pense 68 et dune lecture de plage. Le litige entre les recenseurs atteignit mme ce point o ils ne se sont pas privs dutiliser les ressorts de linsulte pour conqurir le monopole du jugement culturel lgitime 47. Lhybridit du texte satire et science, prose et argumentation, images et textes est indniablement le thme fort de cette querelle : on narrive pas sentendre sur le statut de ce texte new-look. Cela na pas chapp dailleurs Jrgen Habermas qui se garde dentrer dans le cercle de linjure et qui y va de son propre diagnostic nuanc sur le premier livre de Sloterdijk qui demble, selon lui, mrite sa notorit rapidement acquise 48. La spcificit de la Kritik tient au fait quelle se situe entre la philosophie et lessai, une catgorie culturelle intermdiaire plutt commune en France qui rvle ici un flot de penses trs colores avec une touche de srieux germanique lorsquil touche la substance 49. Malgr ses rserves lendroit dun kunisme qui lui apparat tre un cul-de-sac de la critique qui est la remorque de son opposant, Habermas

  • Jean-Pierre Couture

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 12

    prcise que Monsieur Sloterdijk nest pas un noconservateur mme sil le situe non sans lucidit entre Heine et Heidegger.

    Non sans lucidit, peut-tre, mais nous sommes loin des inimitis de 1999 lors desquelles le mme Habermas a conduit, dans lombre, une vendetta contre lauteur fascistode de Rgles pour le parc humain. Non, dans cette recension le dessein subversif du nouveau venu passe inaperu alors que son but est prcisment de miner le statut de celui qui le lit ici avec empathie. Sloterdijk est des ntres , mais la suite allait dcrire un autre scnario

    Ds lors quil aura parl de slection dans sa rflexion sur lanthropotechnique (lhomme comme leveur de lhomme qui prend actuellement le visage inquitant dune intervention anonyme sur le gnome humain), Sloterdijk provoquera une norme tempte polmique lallemande, avec ses ramifications franaises, initie par une partie de la presse voulant conjurer le spectre dune banalisation de leugnisme 50. Larchitectonique de cette polmique dans laquelle Habermas refuse dentrer en dialogue avec Sloterdijk 51 nest que laboutissement clatant dun conflit latent entre position tablie et position domine dans le champ et elle fait montre de cet enjeu par lequel on refuse ou confre au penseur le statut de philosophe et donc dinterlocuteur valable. Pour sr, dans ce moment-pivot o il dclare la mort de la thorie critique, Sloterdijk a contribu encore davantage bruiter lexistence de son uvre ltranger, surtout en France, o ltiquette de philosophe respectable lui est, depuis, naturellement confre. Au terme de l affaire 52, force est dadmettre que Sloterdijk a su se hisser parmi les positions incontournables dans le paysage philosophique europen. Dans le march franais, la diffusion massive de la confrence Rgles pour le parc humain via les ditions Mille et une nuits, la rdition subsquente de la Critique de la raison cynique et du Penseur sur scne en 2000 et la parution de nouvelles traductions jusque-l laisses en plan en sont les traces.

    Lexemple initial de la rception de la Critique de la raison cynique montre que la lgitimit culturelle nest pas une catgorie fixe et irrvocable une fois pour toutes, mais bien plutt un lieu de combat 53. Dans le cas de Sloterdijk, ce combat sera permanent, rappelle Tuinen, car partir de ce moment et jusqu aujourdhui, une sorte de controverse permanente est mise en branle et elle est reconduite avec chaque nouvelle parution 54. Mythologie, nicht Philosophie . Mais pourquoi ? Si Sloterdijk mne un combat en propre, cest celui en faveur du rle de lintellectuel public comme animateur de la dmocratie et comme pont entre langage commun et philosophie. La hardiesse de cette entreprise lgard de la trs

  • Dtournement de capitaux et sublimation Retour sur les lieux de la Critique de la raison cynique

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 13

    srieuse philosophie de chaire devient mdiatique : Sloterdijk a investi le mdium tlvisuel o il co-anime mensuellement Das philosophische Quartett, un dbat intellectuel sur une question dactualit. Clownerie pour certains, action consquente de celui qui na pas quune thorie critique des mdias, pour les autres, autant dpithtes qui sont une variation sur le thme de ltablissement des frontires de la production lgitime voire du comportement lgitime, car la parution de chaque opus de ldifice sloterdijkien et chaque scandale qui le suit, on se demandera, mais quest-ce que de la philosophie ?

    Exit. Gauche terrestre ou gauche gazeuse? Sublimation et dtournement II

    Tout ce qui est solide se volatilise Marx

    Fort dune conscration de mieux en mieux assure, Sloterdijk, philosophe europen, poursuit toujours sur sa lance inaugurale et centauresque en alliant dans un mme projet de pense, lart et la philosophie. Cet impratif esthtique qui relie la forme et le fond, le contenant et le contenu lui a confr les honneurs de lAcadmie allemande en 2005, moment o lauteur affirme, plus avant, sa stratgie esthtique.

    Ce qui sesquisse, selon moi, dans la remise du Prix Sigmund-Freud pour la prose scientifique est un geste culturel et politique significatif. Elle soutient implicitement, si je comprends bien, lide que la littrarit est constitutive galement de larticulation des savoirs contemporains []. Cela signifie que la question de la forme langagire dun savoir ne peut jamais demeurer compltement en dehors du savoir lui-mme. Ce qui prte chaque fois controverse est le degr jusquo lon pourra pousser lindividuation rhtorique dans le discours thorique je me permets ici, titre de tmoin et dobjet de telles controverses, de signifier que je nai jamais dout de lappartenance de mes travaux au monde de la connaissance et de la science mme sils sont apparents loccasion une forme littraire ou mieux extradiscursive. 55

    De 1983 nos jours, Sloterdijk est certainement le crateur dune uvre qui a pour dessein de ne pas laisser lros philosophique disparatre au profit unique de la sobrit dune scientificit morne. Cette position ne sen prend ni aux producteurs de savoir ni la science, car la facture boulimique de luvre se

  • Jean-Pierre Couture

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 14

    nourrit de lapport des dcouvertes scientifiques (y compris biologiques) auxquelles Sloterdijk redonne une assise phnomnologique ou narrative 56. Sa militance a trait plutt la rarfaction du rle public de la philosophie qui doit retrouver sa voix propre parmi les vues sur le monde.

    Or, au sortir de scne, il me faut prciser que cette apparente humilit ne doit pas occulter le fait que la dmarche de Sloterdijk a beaucoup plus voir avec une mgalopathie revendique 57, tre le patient des grandes questions , soit une mthodologie qui prescrit quil nous faut traiter du Grand, dit-il, puisque nos problmes sont normes.

    Sur cette voie, la Grande exagration le projet des Sphres est nommment un projet de rcriture de lhistoire, ici morphologique, de lhumanit serait la marque dune philosophie conforme lair du temps 58. Le monstrueux de lpoque se fait monstrueux littraire, son style revt la forme de lessai et recourt lhyperbole, son objet est lexcs et labondance comme donne fondamentale de la condition occidentale contemporaine. Quitte confronter une gauche qui ne puisse imaginer une politique sans politisation de la misre, la volatilisation du monde par le capitalisme avanc, tel quanticipe par Marx, rappelle Sloterdijk, dissout le matriel dans lair. La misre globale, sublime par le confort local.

    la toute fin du Palais de cristal une phnomnologie contemporaine de larchipel capitaliste clos sur lui-mme Sloterdijk passe en revue les lments dune irrductible appartenance humaine au lieu et au temps. Il soutient quune gauche terrestre, la diffrence de la gauche cleste de luniversalisme abstrait, doit se dtourner de ses anciennes idoles et se rintresser aux

    [] caractristiques inhrentes linfrastructure du devenir dans des sphres humaines relles. Elles comptent au nombre des caractristiques ltre-l fini, concret, immerg et capable de transmettre. Pour faire encore une fois appel la faon de parler de lontologie : ltre-tendu sur son propre lieu est la bonne habitude de ltre. 59

    Lesthtique mgalopathique et le point de vue du narrateur-Dieu-Sloterdijk sont ainsi dtourns de leur cours pour sintresser, beaucoup plus petite chelle, au lien et au lieu qui tissent et engendrent le fait humain. Le grand discours narratif, en guise de remarque critique, malgr ses grandiloquences initiales qui pouvaient laisser croire ldification dune Grande Politique, se volatilise devant lirrductible couveuse humaine, point aveugle de toute politique des grandeurs, leve ici au rang dintermdialit

  • Dtournement de capitaux et sublimation Retour sur les lieux de la Critique de la raison cynique

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 15

    fondamentale. Pour Henk Oosterling, ce ncessaire downsizing ramne lnormit sa juste proportion :

    Lhyperpolitique mgalopsychique devient un inter-esse micropolitique. En ramenant et en miniaturisant cette mgalopsych ses proportions "mdiologiques" [ce qui nous relie], la stratgie politico-esthtique de Sloterdijk se comprend mieux titre de micropolitique de lespace public, cest--dire lart comme espace public. 60

    Faon de rappeler utilement que la critique et la politique chez Sloterdijk sont sublimes, volatilises dans une philosophie de lespace commun. Ainsi, lauteur confirme-t-il moins son attrait pour une Grande Politique que pour la retraite picurienne esthtise, la gauche gazeuse assume.

    Lattitude de Sloterdijk envers la politique est donc fort ambivalente, et ce, mme sil traite de catgories politiques dans la plupart de ses uvres. En fait, ltiquette de penseur politique est dcline en propre par lauteur, car il y associe demble une connotation schmittienne qui exige du politique penseur quil se dsigne un ennemi lequel exige chaque matin un briefing de guerre, chaque matin des observations sur les oprations ennemies 61. Il ajoute : Je ne conois pas la politique comme la conduite de la guerre par les moyens de la paix. En ce sens, je ne suis pas un penseur politique .

    Jean-Pierre Couture * Doctorant en science politique, UQAM

  • Jean-Pierre Couture

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 16

    1 Louis Pinto. Les neveux de Zarathoustra, Paris, Seuil, 1995.

    2 Peter Sloterdijk. Kritik der zynischen Vernunft, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1983.

    3 Peter Sloterdijk. Rgles pour le parc humain, trad. Olivier Mannoni, Paris, Mille et une

    nuits, 1999 4 Peter Sloterdijk. Die Kritische Theorie ist tot , Die Zeit, 9.9.99. Ma traduction.

    5 Dans ce texte, la notion de capital culturel , dans une acception bourdieusienne,

    dsigne les lments dune ressource symbolique, soit les canons littraires ou philosophiques et les prestiges titres, diplmes, positions qui leur sont confrs ou associs et dont on se dispute le contrle, la possession ou lincarnation lgitime. En tant que capital symbolique, assujetti la reconnaissance sociale, il est lobjet dune lutte qui structure la joute intellectuelle et artistique. Du fait que le capital symbolique n'est pas autre chose que le capital conomique ou culturel lorsqu'il est connu et reconnu, lorsqu'il est connu selon les catgories de perception qu'il impose, les rapports de force symbolique tendent reproduire et renforcer les rapports de force qui constituent la structure de l'espace social (Pierre Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987, p.160).

    6 Peter Sloterdijk. Literatur und Organisation von Lebenserfahrung, Mnchen, Hanser,

    1978. 7 N Rajneesh Chandra Mohanin en 1931, Baghwan (le divin ) a enseign la

    philosophie et la psychologie lUniversit de Jabalpur. Son ashram de Poona a attir de 1974 1981 des dizaines de milliers dOccidentaux. Des suites de son dmnagement en Oregon, Baghwan devenu Osho a montr son visage sombre et est devenu le gourou dune secte oppressive laquelle John Updike a consacr le roman intitul S . Aprs ses dmls avec le FBI, le gourou retourna Poona o il mourut en 1990 (Holger Frhr. von Dobeneck. Das Sloterdijk Alphabet, Wrzburg, Knigshausen & Neumann, 2002, p.24-26). Sloterdijk sest confess au moins deux reprises (Essai dintoxication volontaire, trad. Olivier Mannoni, Paris, Calmann-Levy, 2000 ; Ni le soleil ni la mort, trad. Olivier Mannoni, Paris, Pauvert, 2003) sur cet pidode extatique non sans nostalgie contenue pour ces communes brlantes, ces couveuses et psychoracteurs qui dfient latomisation marchande. Refroidi, il admet que lesprit de la secte encourt toujours le risque dun dlire paranoaque ou gouroucratique qui na pas pargn, non plus, Jacques Lacan.

    8 Sjoerd van Tuinen. Peter Sloterdijk. Ein Profil, Paderborn, Wilhelm Fink Verlag, 2006,

    p.17. 9 Peter Sloterdijk. Critique de la raison cynique, trad. Hans Hildenbrand, Paris, Bourgois,

    1987, p.309. 10

    Pierre Bourdieu. Le march des biens symboliques , Lanne sociologique 22, 1971, p. 49.

    11 Louis Pinto. Les neveux de Zarathoustra, op. cit., p.128.

    12 Albert William Levi. Philosophy as Social Expression, Chicago, University of Chicago

    Press, 1974. 13

    Peter Sloterdijk. Critique de la raison cynique, op. cit., p.28. 14

    Ibid., p.27. 15

    Ibid., p.116. Traduction remanie. 16

    Ibid., p.15. 17

    Idem. 18

    Les rsistances dAdorno sur lide benjamienne du corps humain comme mesure de la concrtude sont mises au jour dans le texte dAngela Cozea, dans ce mme numro, qui cite la correspondance Adorno-Benjamin pour tmoigner de leur dsaccord sur ce thme.

    19 Peter Sloterdijk. Critique de la raison cynique, op. cit., p.16.

    20 Ibid., p.19.

    21 Ibid., p.110.

    22 Ibid., p.27.

    23 Peter Sloterdijk. La mobilisation infinie, trad. Hans Hildenbrand, Paris, Bourgois / Seuil,

    p.98.

  • Dtournement de capitaux et sublimation Retour sur les lieux de la Critique de la raison cynique

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 17

    24 Peter Sloterdijk. Critique de la raison cynique, op. cit., p.607.

    25 Ibid., p.31.

    26 Ibid., p.43.

    27 Ibid., p.20-21.

    28 Ibid., p.149-150.

    29 Ibid., p.574.

    30 Ibid., p.17.

    31 prsent science, art et philosophie croissent en moi simultanment, au point que,

    de toute manire, jengendrerai quelque jour un Centaure , in F. Nietzsche, Correspondance, G. Colli et M. Montinari (dir.), trad. J. Brjoux et M. de Candillac, Paris, Gallimard, vol.2, 1986, p.93.

    32 En 1986, Sloterdijk se consacre une exgse de Nietzsche en tant quauteur

    centauresque (Der Denker auf der Bhne. Nietzsches Materialismus, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986. En franais : Le penseur sur scne, trad. Hans Hildenbrand, Paris, Bourgois, 1990).

    33 Peter Sloterdijk. Critique de la raison cynique, op. cit., p.273.

    34 Idem.

    35 Titre original: Eurotaoismus. Zur Kritik der politischen Kinetik, Frankfurt am Main,

    Suhrkamp, 1989. 36

    Peter Sloterdijk. La mobilisation infinie, op. cit., p.24. 37

    Ibid., p.15. Je souligne. 38

    Ibid., p.126. Traduction remanie. 39

    Sjoerd van Tuinen. Peter Sloterdijk. Ein Profil, op. cit., p.42. Ma traduction. Je souligne. 40

    Peter Sloterdijk. La mobilisation infinie, op. cit., p.181. 41

    noter que Heidegger est de loin lauteur le plus cit dans Sphres I. Bulles, trad. Olivier Mannoni, Paris, Pauvert, 2002 et Sphres III. cumes, trad. Olivier Mannoni, Paris, Maren Sell, 2005.

    42 Theodor W. Adorno, 1931. Die Aktualitt der Philosophie , trad. anglaise, in

    The Adorno Reader, Oxford, Blackwell, 2000. 43

    Jrgen Habermas. Mit Heidegger gegen Heidegger denken . Frankfurter Allgemeine Zeitung, 25.7.1953. En franais: Penser avec Heidegger contre Heidegger? , in J. Habermas, Profils philosophiques et politiques, trad. Franoise Dastur et al., Paris, Gallimard, 1987.

    44 Peter Sloterdijk enseigne, depuis 1992, lcole des beaux-arts de Karlsruhe dont il

    est devenu le recteur en 2001. Cette position matrielle iconoclaste lui assure une libert intellectuelle rare, certainement extra-universitaire.

    45 Pierre Bourdieu. Lontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988, p.57.

    46 Otto Kallscheuer. Spiritus Lector. Die Zerstreuung des Zeitgeistes ,

    in O. Kallscheuer et al., Peter Sloterdijks "Kritik der zynischen Vernunft", Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1987, p.38. Ma traduction.

    47 Ibid., p.34-35.

    48 Jrgen Habermas. Zwischen Heine und Heidegger. Ein Renegat der

    Subjektphilosophie ? , Die neue Unbersichtlichkeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, p.121. Ma traduction.

    49 Idem.

    50 Voir les contributions de Daniel Jacques et Sbastien Mussi qui mettent au jour, dans

    ce numro, le propos de Sloterdijk dvelopp dans la confrence Rgles pour le parc humain, mais partir dun horizon idologique et exgtique distinct.

    51 Le scandale du scandale a trait au fait que Habermas a enjoint Thomas Assheuer,

    directeur des pages culturelles du journal Die Zeit, dattaquer le projet Zarathoustra de Sloterdijk (Thomas Assheuer. Das Zarathustra-Projekt. Der Philosoph Peter Sloterdijk fordert eine gentetechnische Revision der Menscheit , Die Zeit, 2.9.99) qui envisage froidement les potentialits diaboliques de la recherche gntique . Habermas est le rel instigateur de la polmique, car il a suggr les invectices contre ce jargon nazi et cette anthropologie des annes 40 dans

  • Jean-Pierre Couture

    Horizons philosophiques Printemps 2007 vol. 17 no 2 18

    une note secrte date du mois daot et rendue publique par la suite (Klaus-Gert Giesen. Une question deugnisme en Allemagne , 2002, http://multitudes.samizdat.net ). Il y est donc question non seulement de la rputation intellectuelle personnelle de Jrgen Habermas, mais aussi dune dnonciation du sort rserv un courant honni par la pense allemande officielle : la pense nietzschenne et heideggerienne

    52 Voir galement Michel Kauffmann. Le dbat Sloterdijk-Habermas de lautomne

    1999 : une mta-polmique ? , in Valrie Robert (d.), Intellectuels et polmiques dans lespace germanophone, Paris, Publications de lInstitut dAllemand, 2003, p. 161-174.

    53 Otto Kallscheuer. Spiritus Lector. Die Zerstreuung des Zeitgeistes , op. cit., p.27.

    Ma traduction. 54

    Sjoerd van Tuinen. Peter Sloterdijk. Ein Profil, op. cit., p.126. Ma traduction. 55

    Peter Sloterdijk. Dankesrede. Sigmund-Freud Preis : www.petersloterdijk.net 56

    Dans une confrence, Sloterdijk as an Alternative to the Nature/Culture Division (Bruxelles, 23 fvrier 2007), Bruno Latour, ami et grand partisan de Sloterdijk, stipule ce titre que luvre doit tre prise au srieux par les sciences sociales, car elle respatialise et rematrialise le social contre labstraction rifiante. La socit de Hitler, par exemple, devient ici la sonosphre, cest--dire le rassemblement de Nuremberg dont la limite est marque par lcho de la voix amplifie du Fhrer.

    57 Henk Oosterling. Interest and Excess of Modern Mans Radical Mediocrity , Cultural

    Politics, 3/2007. paratre. 58

    Cette posture, qui pose des limites certaines, fera aussi dire Latour que Sloterdijk nhsite jamais dans son discours, il ne pse aucune possibilit, aucune avenue, il ne compare aucune ligne argumentative, il ne formule aucune hypothse. Il est narrateur-Dieu.

    59 Peter Sloterdijk. Le palais de cristal. lintrieur du capitalisme plantaire, trad.

    Olivier Mannoni, Paris, Maren Sel, 2006, p.375. 60

    Henk Oosterling. Interest and Excess of Modern Mans Radical Mediocrity . Ma traduction.

    61 Sjoerd van Tuinen. Peter Sloterdijk. Ein Profil, op. cit., p.157. Ma traduction.

    *

    Je tiens remercier Sjoerd van Tuinen, Koenraad Hemelsoet, Henk Oosterling, Frank Hartmann, Robert Pfaller, Marc Jongen et Bruno Latour qui, lors du colloque Measuring the Monstrous: Peter Sloterdijk's Jovial Modernity (Bruxelles, 23 fvrier 2007), ont gnreusement contribu nourrir ma lecture de luvre de Peter Sloterdijk. Que la rception continue