Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

Embed Size (px)

Citation preview

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    1/14

    L'INVITEE D ES I M O N E D E B E A U V O I R

    E V A L U K A V S K A

    Les romans de Simone de Beauvoir, crits dans la priode de 1938 1966, traduisent une tension due ladoctrine existentialiste qui demandeaux crivains d'tre des mtaphysiciens tout en restant ancrs dans leconcret. De pluslasensibilit fminine del'auteur estsoumise l'exigencephilosophique. Tout d'abord SimonedeBeauvoirconsidre (sous l'influencede Sartre) l'oeuvre littraire comme unesortede religion: -L'uvre d'art,l'uvre littraire taient sesyeux (de Sartre) une fin absolue; elle portaiten soi saraison d'tre, cellede soncrateur, et peut-tre mme celledel'univers entier . ..* Plus tard elle abandonnecette conceptionet leromandevient pour elle l'expression concrte d'unephilosophie.

    Son premier roman parlequel elle dbute en1943est unroman mtaphysique quiposeettche dersoudre unproblme qui inquitait essentiellement les consciences existentialistes: leproblme moraldel'autre. Dupoint de vue de latechnique romanesque laquelle Simone deBeauvoir

    recourait pour l'clairer fond, on tient L'Invite pour un rcit d'apparencetraditionnelle. Celui-cine s'emptre pasdansdelongues analyses psychologiques, i lnes'attardepas desdescriptions dtailles, i lne met pas enscne laprhistoire despersonnages: i l prend l'allure dramatique de lapeinture d'unecrise.

    Dans lesannes 19381941, Simone de Beauvoir composait sonromanqui avait pour origineunerencontre vcue, celle d'Olga Kosakievicz,une

    jeune Russe, dont ellefit laconnaissance Rouen en 1934. Lajeune filleallait jouer unrle important danslaviedenotre auteuret deJean-Paul

    Sartre. SimonedeBeauvoirs'attachaOlga dont les enthousiasmes netto-yrent laprovincede sespoussires 2 et qui par sonddain des vanitssocialesetson rved'absolu 3luitai t tr s proche.

    L'harmonie initiale dutrioOlga, Simone, Jean-Paul puis son checfinal caus parl'acharnement de celui-ci conqurir Olga, fournit S i mone deBeauvoirlesujet deson premier roman etlu i inspira l'ide de letraiter danslesensde sa philosophie.

    Selon lapremire conceptionduroman, l'auteur aborda lesujet debiaisdcrivant d'abord l'enfance de sonhrone, femme detrente ans:J ' usai

    1

    Simone de Beauvoir, Mmoires d'une jeune fille range, Paris, Gallimard 1958,p. 340. .

    a

    Simone ie Beauvoir,LaForcedel'Age,Paris, Gallimard 1972, p. 279.3 Ibid.,p. 278.

    ETUDES ROMANES DEBRNO, Volume I X (Brno 1977)

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    2/14

    62

    d'un dtour qui s'explique aussi par mon manque de technique. Je tenais ce que monhrone, selon un mot deD.H . Lawrence qui m'avait frappe,et . J'admirais la manire dont Faulkner, dans Lumired'aot, drange le temps;mais sonprocd convenait une histoire inscritesous le signe de la fatalit, alors que moi j'avais affaire d'imprvisibles

    liberts; d'autre part, je le savais, on alourdit un rcit si on en brise ledroulement par des rappels du pass. Je dcidai donc de raconter directement l'enfance et la jeunesse du personnage o je m'incarnai et que j'appelai du nom de ma mre, Franoise. Je ne lui donnai pas mes vritables souvenirs, je ladcrivis distance dans un style imit encore une fois de celuide John dos Passos. [...] Je peignais assez longuement les incertaines relations de Franoise avec un jeune professeur d'histoire de l'art qui ressemblait Herbaud. Enfin, elle faisait connaissance de Pierre Labrousseet ils confondaient leurs vies. 4 Brice Parain refusa ce procd en conseillant Simone de Beauvoir de faire dbuter son rcit au moment o unetrangre entrait dans la vie de son hrone. Cette trangre revtait lestraits d'Olga tout en tant systmatiquement dfigure.L'Invite est un roman d'amour, de jalousie,d'amiti, d'init iation la vie.

    C'est l'histoire d'un couple heureux ralisant un amour authentique, c'est--dire l 'amour-amiti (d'aprs la doctrine beauvoirienne c'est la communionde deux tres qui doivent tre libres, conscients, et agir gratuitement).Aimer l'autre authentiquement c'est l 'aimer dansson altrit et danscettelibert par laquelle i l s'chappe. L'amour est alors renoncement toutepossession, toute confusion, on renonce tre afin qu'il y ait cet trequ'onn'est pas.

    5

    L'action du roman se droule Paris pendant un an juste avant la Seconde Guerre mondiale. Les protagonistes en sont: Franoise Miquel,femme crivain de trente ans, Pierre Labrousse, directeur d'un thtreparisien, amant de Franoise et dummege qu'elle, et Xavire Pages (l'invite), une jeune bourgeoise ge de dix-neuf ans, de Rouen, en rupturede tout. Les personnages de second plan sont: Gerbert, un jeune auteurde chez Labrousse, amant de Xavire, puis de Franoise, Elisabeth, surde Pierre, femme peintre, dont l'amour malheureux pour un homme mariforme une espce de parallle avec l'histoire du trio FranoisePierreXavire.

    Qu'on nous permette de donner d'abord un bref rsum du livre.Pendant les grandes vacances, Franoise rencontre Xavire Paris. La

    jeune fille a horreur de retourner dans sa famille Rouen. Elle prtendne pas pouvoir vivre dans -cette ville crasseuse, avec des gens dans lesrues avec leurs regards comme des l imaces. 6Suivant les conseils de Pierre,Franoise propose Xavire de vivre avec eux Paris, pour lui permettred'chapper ce qu'elle redoute le plus au monde. Cen'est pas une simple

    invitation pour un week-end prolong, c'est l'invitation une vie encommun, c'est un engagement profond, une prise de responsabilit et l'annexiond'unevie ductde Franoise.

    Xavire accepte: dpourvue de toute conception de la vie, se laissant

    * Ibid., p. 363.5

    Simone de Beauvoir, Pourune moralede l'ambigut, Paris, Gallimard 1946, p. 94.6

    Simone de Beauvoir, L'Invite, Paris, Gallimard 1971, p. 22.

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    3/14

    53

    mener par les choses et par les hasards, elle choisit la vie Paris, une viedont elle ne sait pourtant rien, une vie sans aucun but prcis. Franoiseet Pierre lui louent une chambre l'htel Bayard (o habite aussi Franoise) et cherchent inventer un travail ou au moins une occupation utile Franoise afinde la faire sortir de sa torpeur.

    Au dbut, Pierre n'prouve pour cettepetite fille mchante qu'un intrtamus, Franoise une tendresympathie.Aprs une rptition deJules Csar(pice de thtre monte sur scnepar Labrousse), Pierre propose Xaviredes rapports intimes en esprant aider ainsi la jeune fille qui a besoin,parat-il, de beaucoup d'affection.

    Au fur et mesure que le temps passe, l 'ambigut de leurs relations semanifeste clairement. Franoise devient jalouse de Xavire cause dessentiments que Pierre porte leur amie commune: elle garde la fois unamour profond pour Pierre et une amiti passionne pour Xavire. Pierre,

    luiaussi, est menac par lemme danger: i l aime sa compagne, mais lu iprfre momentanment une rivale plus jeune, plus neuve.Un jour Franoise tombe malade. Pendant son absence (elle se trouve

    dans un hpital) les rapports entre Pierre et Xavire s'intensifient. Franoise est de plus en plus irrite par les morosits de la jeune fille, cependant elle s'obstine raliser une union harmonieuse, un trio entrelac parun amour triangulaire.

    Le fait que Xavire a couch avec Gerbert fait clater la jalousie dePierre d'autant plus comprhensible que rien ne s'est encore pass sur leplancharnelentrelui etXavire. Franoise en souffre. L apremire solutionde la coexistence de tous les troisla vie commune du trioest remplacepetit petit par l'ide d'liminer la prsence dangereuse et obsdante del'autre, d'autant plus que la passion de Pierre pour Xavire augmente et lepousse mentir et guetter la jeune fille. Le lecteur commence se douterque l'exprience hardie doit se terminer par la suppression de la prsencecorrodante de Xavire.

    Pendant un voyage de vacances, Franoise couche avec Gerbert: paramour-propre, par dsir du jeune homme, par peur de la vieillesse.Ainsielle trahit Xavire qui est attache Gerbert d'une affection amoureuse.

    La guerre clate, Pierre et Gerbert partent la caserne. C'est cettepoque-l que l'amour de Pierre et de Franoise triomphe aprs une rconciliation aux dpens de Xavire. Celle-ci est mme prive de l'amour deGerbert qui, lui aussi, aime Franoise. L'absence des deux hommes metXavire et Franoise dans une intimit dont la jeune femme veut profiterpour solidifier ses rapports avec la jeune fille. Celle-ci est au courant detout ce qui s'est pass entre Franoise, Gerbert et Pierre et refuse fermement tout rapprochement. Si la jalousie de la jeune fille tait pnible supporter, la conscience ennemie l'est plus encore. Il faut s'en dbarrasser

    cote que cote. Aprs avoir essay pour la dernire fois de renouer lecontact avec Xavire, Franoise commet un crime: elle tue sa rivale.

    Voil en raccourci le sujet du premier roman de Simone de Beauvoir.Le thme majeur de L'Invite est philosophique: le problme essentiel del'existentialisme, le problme d'autrui, de la conscience qui d'aprs Hegelpoursuit la mort de l'autre.

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    4/14

    54

    Ce qui nous intresse maintenant, ce n'est pas le pourquoi-, c'est lecomment. Il s'agit de dchiffrer, de dcomposer cettehistoire existentialiste sous forme romanesque, l'histoire d'une vie qui s'achvera par sa destruction totale. Considrons lelivre de plus prs.

    Au centre du roman i l y a le rcit de Franoise autour de laquelle sont

    disposs d'autres personnages, autrement dit le personnage de Franoiseest le centre d'o procdent la description et la comprhension des autrespersonnages. Il s'agit de ce que Jean Pouillon appelle, dans son essaiTempset Roman,

    7 la vision avec par opposition ce qu'il nomme lavision parderrire, c'est--dire le vision d'un hros choisi pour tre le centre durcit. Nous allons donc tout d'abord analyser le personnage de Franoise.

    Franoise Miquel personnage sujet

    Nous apprenons connatre cette jeune femme ds le dbut du roman.

    Elle y est prsente comme pourvue d'un regard qui semble dou d'uneforce magique, capable de faire natre les choses, de les arracher aunant, de leur donner une raisond'tre. Il en est demmepour les hommes.Travaillant avec Gerbert au thtre tard dans la nuit, elle propose de boireun verre d'alcool qu'elle va chercher dans la loge de Pierre:Elle sortit dubureau. Elle n'avait pas tant envie de whisky: c'tait ces corridors noirsqui l'attiraient. Quand elle n'tait pas l cette odeur de poussire, cettepnombre, cette solitude dsole, tout a n'exista pour personne, a n'existait pas du tout. Et maintenant elle tait l, le rouge du tapis perait l'ob

    scurit comme une veilleuse timide. Elle avait ce pouvoir: sa prsencearrachait les choses leur inconscience; elle leur donnait leur couleur, leurodeur. Elle descendit un tage et poussa la porte de la salle;c'tait commeune mission qui lui avait t confie, i lfallait la faire exister, cette salledserte et pleine de nuit. Le rideau de fer tait baiss, les murs sentaientla peinture frache; les fauteuils de peluche rouge s'alignaient inertes, enattente.Tout l'heure ils n'attendaient rien. Et maintenant elletait l, ilstendaient leurs bras. Ils regardaient la scne masque par le rideau de fer,ils appelaient Pierre et les lumires de la rampe et une foule recueillie. Il

    aurait fallu rester l toujours pour perptuer cettesolitude etcette attente;mais i l aurait fallu tre aussi ailleurs, dans le magasin d'accessoires, dansles loges, au foyer: i l aurait fallu tre partout la fois. Elle traversa uneavant-scne et monta sur le plateau; elle ouvrit la porte du foyer, elledescendit dans la cour o moisissaient de vieux dcors. Elle tait seulea dgager le sens de ces lieux abandonns, de ces objets en sommeil; elletait l et ils lu i appartenaient. Le monde luiappartenait . 8

    Une citation bien longue, mais qu'il convenait de ne pas abrger. On levoit: l'auteur nous prsente Franoise travers sa vision du monde. Sonregard a le pouvoir d'animer les choses: d'o ces fauteuils qui tendentleurs bras et appellent Pierre. Lavision animatrice nous rvle d'un ctle dcor et de l'autre caractrise le personnage de Franoise. Celle-ci seconsidre comme le possesseur du monde, elle ne peut tre jamais seuletant entourede choses qui revivent sous ses yeux.Elle est conue comme

    Jean Pouillon, Tempset Roman,Paris, Gallimard 1946.Simone de Beauvoir, L'Invite, p. 9.

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    5/14

    55

    une conscience que rien ne dtourne de sa contemplation, qui cre d'elle-mme le centre du monde o rien ne peut exister que capt dans le champde sonexprience. C'est un sujet pour lequel autrui ne rvet plus de ralitque les objets qu'anime son regard.

    Assise au Dme en compagnie de Xavire et d'Elisabeth, elle se dresse

    impersonnelle et hautaine au milieu de ses convives: [ . . . ] chacun de ceshommes, chacune de ces femmes taitl, tout absorb vivre un moment desa petite histoire individuelle, Xavire dansait, des sursauts de colre et dedsespoir secouaient Elisabeth. A u centre du dancing impersonnelle et libre,moi je suis l. Je contemple la fois toutes ces vies, tous ces visages. Si jeme dtournais d'eux ils se dferaient aussitt comme un paysage dlaiss. 9

    Son regard cre les choses et les tres, son absence les dcompose, les faitinexistants. La conscience de cepouvoir- (qui au fond traduit un lmentde visionphilosophique) est prsente par l'auteur comme une prsomption

    altire caractrisant le personnage de Franoise. L a jeune femme se sent

    puissante parce qu'autrui lui manque pour l'instant. Mais telle ou telleheure i l va surgir devant elle pour menacer sa souverainet prtentieuse,pour l'en priver.

    Jusqu' ce moment l, Franoise s'approprie mme le droit de se soumettre la vie d'un autre, de se l'annexer: [...] elle aussi, elle tait touchepar tout ce clinquant facile, mais ce qui l'enchantait surtout, c'tait d'avoirannex sa viecette petite existence triste; car prsent comme Gerbert,comme Ins, comme Canzetti, Xavire lui appartenait; rien ne donnaitjamais Franoise des joies si fortes que cette espce de possession, [. ..]les gestes de Xavire, sa figure, sa vie mme avaient besoin de Franoisepour exister. 1 0 L'agitationdans le bistrot sert de dcor au ravissement deFranoise de -possder- l'existence de la jeune fille qui est ici rduite un got, un air, un mouvement lger, tout cela donnant une vocationcharmante quasi par touches impressionnistes.Franoise est un sujet absoluembrassant tout: elle se croit unique, s'identifie avec tout, n'a pas un visagedfini. Le lecteur n'apprend rien de son aspect physique, de son pass, deson travail (sauf qu'elle -crit, mais on ne sait pas quoi). Elle est doncprsente par l'auteur comme une consciencedanssa totalit.

    L'apparition de Xavire est ce surgissement d'une autre conscience qui,par son interfrence, provoque le dchirement profond de celle de Franoise. Petit petit commence le va-et-vient perptuel entre l'amour et lahaine, le duel de deux volontsqui se heurtent.

    La prsence de Xavire et la maladie de Franoise (elle est atteinted'uneaffection pulmonaire) ont pour rsultat le premier avatar de la jeunefemme:la conscience unique, prtentieuse, orgueilleuse se dissout et Franoise devient un individu parmi d'autres, n'importe qui, une parcelle del 'univers. 1 1

    Aprs une reprsentation de Jules Csar, Pierre et Xavire s'ent vont enpromenade sur la neige.Franoise reste seule, indigne et attriste la foispar le projet de Pierre de prendre la jeune fille avec eux en tourne enEgypte. En se promenant travers les rues elle prend froid et tombe ma-

    9 Ibid., p. 32.10 Ibid., p. 21.1 1

    Simone de Beauvoir, La Forcede l'Age,Paris, Gallimard 1972, p. 387.

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    6/14

    56

    lade. Elle lutte prement contre la maladie, pourtant i l faut la transporter l'hpital. L'altration de sa sant la rend plus sensible, plus faible qu'auparavant, par rapport Xavire qui refuse jusqu' l 'hypothse de pouvoirtomber malade elle-mme. Les choses qui entourent Franoise deviennentscandaleuses. Ce ne sont plus des objets morts et inoffensifs auxquels i l

    fallait insuffler la vie.Quand Pierre lui rend visite, l'infirmire transporte Franoise dans uneautre pice:Elle regarda avec une surprise un peu scandalise cette portequi taiten train de s'ouvrir sur le dehors:normalement elle s'ouvrait pourlaisser entrer des gens; voilqu'elle changeait soudain de sens, elle se transformait en une porte de sortie; et la chambre aussi tait scandaleuse, avecson l i tvide, ellen'tait plus le cur de laclinique o venaient aboutir lescouloirset les escaliers;c'est le couloir tapiss d'un silencieuxlinolum quidevenait l 'artre vitale sur laquelle donnait une srie indistincte de petites

    cases. Franoise eut l'impression d'avoir pass de l'autre ct du monde,c'tait presque aussitrange que de pntrer travers une glace. 1 2

    Leschoses ont leur propre vie, elles changent toutesseules en accord avecla vie de Franoise; la chambre, le cur (ce qui pourrait correspondre laconscience unique) se transforme en une petite case (un individu parmid'autres). La vision de Franoise change donc radicalement et la jeunefemme ressent ce fait comme une sorte de retour aprs un voyage fantastique.

    Pendant que Franoise est malade, Xavire s'infiltre l 'intrieur de sontre et y commence son travail corrosif. Le projet du trio harmonieux estnfaste pour Franoise, elle ne s'en redressera plus. Aprs sa gurison ellepasseunaprs-midi auDmeavec Pierre et Xavire. Entreautresils dbattent leur projet d'aller en Grce. Franoise s'imagine le voyage: dsormaiselle aura besoin de Xavire pour pouvoir dcouvrir les choses. -Ce seraitplaisant de voir tout a avec Xavire: ses regards transfiguraient les moindres objets. En lui montrant tout l'heure les bistrots, les Halles, les monceaux de carottes, des clochards, i l avait sembl Franoise les dcouvrirpour la premire fois. Franoiseprit une poigne de crevettes roses et commena les dcortiquer. Sous les yeux de Xavire, les quais grouillants du

    Pire, les barques bleues, les enfants crasseux, les tavernes l'odeur d'huileet de chair grille rvleraient des richesses encore inconnues. 1 3

    Franoise, affaiblie aprs sa maladie, perd son pouvoir initial d'arracher les choses leur inconscience. Il y a chez elle un nouveau besoin,celui de la complicit d'autrui pour arriver connatre la ralit sous denouveaux aspects. Elle n'a plus ce pouvoir de s'emparer des choses par sonregardmagique qui lui procurait des plaisirs solitaires.

    La brouille entre Pierre et Xavire (due la relation intime de celle-ciavec Gerbert) blesse profondment Franoise: lacolre de Pierre lu i prouve

    quel point i l tient la jeune fille. A partir de ce moment, Franoise perdtoute sa supriorit: Aprs toutes ces annes d'exigences passionnes, desrnit triomphante et d'pret au bonheur, allait-elle devenir, commetant d'autres, une femme rs igne? 1 4

    1 2

    Simone de Beauvoir, L'Invite, p. 243.13 Ibid., p. 290." Ibid., p. 242.

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    7/14

    57

    Franoise se rend bien compte de sa responsabilit l'gard de Xavire,elle se sent oblige de sauver sa vie. C'est pourquoi elle pousse Pierre serconcilier avec son amie. Celle-ci une fois en bons termes avec Pierre,redevient pour Franoise une ennemie dont i l faut se dbarrasser. Toutcompte fait, Franoise couve dans son cur une haine puissante et sans

    contrainte qui la pousse vers le crime. Avant de le commettre elle lutteavec elle-mme, mais en vain. Dsirant reconqurir la supriorit de laconscienceunique,Franoise tue Xavire:elle abaisse lelevierde gaz,entredans sa pice et attend la mort de sa victime. Seule. Elle avait agi seule.Aussi seule que dans la mort. Un jour Pierre saurait. Mais mme lui neconnatrait de cet acte que les dehors. Son acte n'appartenait qu'elle.C'estmoi qui le veux. C'tait sa volont qui tait en train de s'accomplir, plusrienne la sparait d'elle-mme. Elles'tait choisie. 1 5

    La solitudeintrieure de Franoise concidedans le roman avec son isole

    ment: Gerbert et Pierre sont la caserne. Franoise a commis le meurtred'unemanireastucieuse qui pourraitlu iprocurer lascurit.L e meurtre necorrespondpas pourtant aucaractrede ce personnage tel qu'on nous le peint.Toutefoison comprend bien queXavire ait pu pousser la jeune femme versle crime par sa sournoiserie, par sa jalousie et par son gosme. Franoisea rsolu la situation de crise en tant que femme chez qui la jalousie et lahaine prennent le dessus sur la raison. Sa dcision est en accord avec lepoint de vue philosophique mis en exergue et se rfrant Hegel selonlequella consciencepoursuit l a mort de l'autre. Mais cette dcision resteen mme temps une exigence de vie du personnage, non pas une ncessit dcoulant du caractrede la jeune femme comme l'exigeraient les principesd'une composition traditionnelle du roman franais. Par l Simone deBeauvoir semble tre plus proche de la conception des possibilits d'volution des personnages, telle qu'elle l'avait trouve entre autres dans leromananglo-saxon.

    Xavire Pagespersonnaxe en image

    Le personnage de Xavire n'existe que dans la perspective de Franoise.Tout au dbut du roman, la jeune fille est prsente d'une manire assezvague: une jeune personne qui ne sait que faire, sans perspective, sansconceptionde lavie. Assise avecFranoise dans un caf maure, elle regardeavec la jeune femme une danseuse espagnole: Xavire regardait attentivement la danseuse, elle ne voyait pas son propre visage que la passion embellissait, sa main sentait les contours de latassequ'elle serrait, mais Franoise seule tait sensible aux contours de cettemain:lesgestesde Xavire,sa figure, sa vie mme avaient besoin de Franoise pour exister. En cetinstant, pour elle-mme, Xavire n'tait rien d'autrequ'ungot de caf, une

    musique lancinante, une danse, un lger bien-tre; mais pour Franoisel'enfance de Xavire, ses journes stagnantes, ses dgots composaient unehistoire romanesque aussi relle que le tendre model de ses joues; et cettehistoire aboutissait prcisment ici,parmi les teintures bigarres, en cette

    15 lbid.,p. 511.

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    8/14

    58

    minute exacte de la vie de Franoise oFranoise se tournait vers Xavireet lacontemplait.

    1 6

    Le personnage de Xavire est donc prsent travers Franoise. Elle estinconsciente, elle ne se rend pas compte d'elle-mme: les mtaphores dontse sert Simone de Beauvoir pour la caractriser tendent exprimer son

    caractre fugitif, volatile. C'est Franoise qui la dcouvre, qui est normment sensible chaque mouvement de son meainsi que de son corps. Enla contemplant elle lit la vie de Xavire, elle se considre comme unelectrice prdestine decette histoire d'une vie gare.En la lisant elle veutla dominer: elle veut rduire Xavire un objet.

    L'amiti de Pierre et de Xavire et la maladie de Franoise contribuentd'une manire considrable au changement de la jeune fille. Pourtant ellen'estpas consciente de son avatar: cen'estqu'aux yeux de Franoise qu'elleprend de nouvelles significations.Xavire rendant une visite Franoise

    hospitalise par suite d'une maladie pulmonaire, veut l ui raconter lesvnements de la nuit prcdente, passe en compagnie de Labrousse. Chaque phrase de Xavire blesse Franoiseet la faitsouffrir presque physiquement. L'effet du discours de Xavire est le suivant: -Franoise regardaavec un peu de malaise;cette austre petite vertu, a semblait sacrilge dela penser comme une femme avec des dsirs de femme; mais elle, cependant, comment se pensait-elle? Quels rves de sensualit et de coquetteriefaisaient frmir son nez, sa bouche? A quelle image d'elle-mme cache auxyeux de tous souriait-elle avec une mystrieuse connivence? Xavire encet instant sentait son corps, elle se sentait femme et Franoiseeut l'impression d'tre dupe par une inconnue ironique dissimule derrire les traitsfamiliers.

    1 7

    Pour Franoise, malade, Xavire revt dsormais les traits d'autrui danssa ralit menaante. Tout au dbut la jeune femme ne se doutait pas decette volution de Xavire tant persuade de pouvoir dominer cet tredpourvu de toute consistance, de pouvoir lui donner une forme prcise,de faire d'elle sa propre uvre. Les propositions interrogatives nous montrent son tonnement: Xavire chappe de plus en plus sa tutelle et seralise comme sujet. Longtemps un fragment de la vie de Franoise, elledevient soudainement l'unique ralit souveraine, ce qui rduit la jeunefemme la ple consistance d'une image. Tout la pousse vers le projetd'liminer de sa viecetteprsence scandaleuse.

    Xavire n'estjamaismontre de sonintrieur. C'est un personnage insaisissable, indomptable. C'est pourquoi i l nous est prsent de plusieursmanires.L'auteur combine les clairages projets sur luiafin de le rendreencore plus ambigu.

    On trouve trois types d'informations sur Xavire. 1. Le monologue intrieur de Franoise. Aprs la gurison, Franoise est assise avec Xavire

    et Pierre au Dme. Ils parlent de leur projet du -trio: Elle serra la mainde Xavire;comme elle pouvaittrecharmante! Ilfallait excuser ses sautesd'humeur, la situation n 'tait pas facile et elle tait si j eune . 1 8 2. Le

    16 Ibid., p. 21.17

    lbid.,p. 232.18 Ibid,., p. 307.

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    9/14

    59

    discours direct de Xavire. Assis dans un caf, Pierre, Franoise et Xavireparlent de leur vie. Xavire parat s'enfoncer dans le dsespoir et dans unesolitudeglace causede ses checs de travail (elle n'arrive pas apprendrequoi que ce soit): Des vertiges, des torpeurs, dit Xavire, voil tout cedont je suis capable [...]. Je ne sens plus rien, je ne suis plus r i en . 1 9 3. Le

    discours direct de Pierre. Aprs un aprs-midi pass avec Gerbert, Franoise se prcipite dans le restaurant o l'attend Pierre. Il vient de quitterXavire au sujet de qui i l va parler avec son amie:-Elle a une attitude biendfinie devant la vie avec laquelle elle ne transige pas: c'estce que j'appelleune morale. Elle cherche la plnitude: s'est le genre d'exigence que nousavons toujours estim.- 2 0

    Xavire est donc prsente du dehors, jamais de l 'intrieur, i l n'y a pasdans le roman de monologues intrieurs de ce personnage. Il est construitcomme une conscience opaque, impntrable, d'autant plus dangereuse et

    inquitante. Ds que Franoise apprend que Xavire sait tout ce qui s'estpass entre elle, Pierre et Gerbert, celle-ci devient non seulement une prsence scandaleuse, mais aussi une conscience dvorante. Franoise ne peutpas supporter le mpris de Xavire qui l'horrifie tel point qu'elle commetle crime. Le problme mtaphysique, le problme de la conscience, est rsolu finalement d'une manire purement physique: Franoise veut exterminer la conscience, mais c'est le corps qui subit les coups le premier.

    Xavire reprsente la vie dans sa forme crue, premire, la vie sensuelleconcrte, dsordonne. Elle se refuse se soumettre l'ordre impos. L' invitation de Franoise, ce n'est en principe qu'une invitation une vie bienordonne: se laissant mener, Xavire s'enfonce dans une ralit qu'elle n'apas choisie. L'effet en est violent: inoffensive tout au dbut, impuissante,dpourvue de toute force, Xavire, au fur et mesure que le temps passe,devient l'Autre sous sa forme menaante qui provoque au meurtre. Celui-cipourrait sembler la solution htive et maladroite, mlodrama tique , d'undrame que l'auteur ne savait pas terminer autrement.Or, l'ide de ce crimetait le moteur du roman tout entier. Voil pourquoi Simone de Beauvoirn'a pas eu la libert de choisir une autre issue du conflit tel qu'elle l'avaitconu et incarn.

    Pierre Labrousse personnageenimage

    Pierre est un personnage dont le rle dans le roman est bien dtermin:c'est un homme entre deux femmes. Jusqu'au moment o Xavire entredans la vie de Franoise et de Pierre, une parfaite comprhension rgnedans ce couple. L'appui qu'ils se prtent mutuellement est encore un acted'amour. Il ne s'agit pas d'une passion (c'est dans les Mandarins qu'on latrouvera pour la premire fois chez Simone de Beauvoir romancire), mais

    d'un amour calme, parfaitement quilibr o n'entrent aucun sentimentde dpendance, aucune possibilit de jalousie, o les mots fidlit et infidlit ont perdu leur sens.Pierre ne peut tre dfini sans Franoise:

    19 Ibid., p. 132.20 Ibid., p. 165.

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    10/14

    60

    -Toi est moi, on ne fait q u ' u n , 2 1 dit la jeune femme son ami tout audbut du roman. Mais lui, i ln'attache pas tant d'importance sa vie elle-mme, c'est plutt son travail qui compte pour lui. Franoise s'en rendcompte aprs un entretien avec Pierre au sujet de Xavire: C'tait ellequi pendant des annes avait commis l'erreur de ne le regarder que comme

    une justification d'elle-mme: elle s'avisait aujourd'hui qu'il vivait pourson propre compte, et de la ranon de sa confiance tourdie, de ce qu'ellese trouvait soudain enprsenced'un inconnu. 2 2

    Franoise voit avec lucidit ce qu' i l y a entre Pierre et elle-mme: ilsavaient difi de belles constructions impeccables et ils s'abritaient leurombre sans plus s'inquiter de ce qu'elles pourraient bien contenir. Pierrerptait encore: Nous ne faisons qu 'un, et pourtant Franoise avait djdcouvert qu'il vivait pour lui-mme. Sans perdre sa forme parfaite, leuramour, leur vie se vidaient lentement de leur substance.

    Pierrequidclare Franoise: [ . . . ] j'estime toujours que je suis ailleurset que chaque moment particulier est sans importance, 2 3 se croit toujourssuprieur tout ce qui lui arrive. I lparat aux autressidur, si parfaitementferm sur lui-mme: on n'imagine aucune fissure dans son caractre, paro l'inquitude puisse s'insinuer. Et pourtant Xavire a brch cette tran-quilit tel point qu'il prouve une jalousie mesquine: Cequ'il y a, c'estque je ne supporterais pas qu'elle couche avec un autre t ype . 2 4 Bien queses rapports avec la jeune fille soientchastes et purs, i ls'estcr entre euxune entente sensuelle qui, transparaissant sous leur rserve, irrite Franoise. Quoiqu'elle reproche Pierre: [ . . . ] tes sentiments, ils sont inaltrables, ils peuvent traverser les sicles parce que ce sont des momies,

    2 5

    celui-ci est d'une sensibilit et d'une intelligence au moins gales cellesde Franoise. Mais comme le roman est l'histoire de celle-ci, l'auteur ne lelaisse jamais monologuer, le lecteur n'apprend jamais le monde traverssa perspective. Pierre ne fait qu'influencer, qu'acclrer le duel qui sedroule entre les deux femmes entre les deux consciences bien quece soit lui qui a propos Franoise de garder Xavire Paris, nanmoinssans en assumer la moindre responsabilit. A u contraire, i l renonce lajeune fille et l'accuse de perfidie et de trahison ds qu'elle se lie avec

    Gerbert.Tous vos rapports avec moi, dit Pierre, n'ont t que jalousie, orgueil,

    perfidie. Vous n'avez eu de cesse que vous ne m'ayez eu vos pieds; vousn'aviez encore aucune amiti pour moi que dans votre exclusivisme infantile, vous avez essay par dpit de me brouiller avec Gerbert; ensuite, vousavez t jalouse de Franoise au point de compromettre votre amiti avecelle; quand je vous ai conjure de faire un effort pour construire avecnous des rapports humains, sans gosme et sans caprice, vous n'avez suque me har. Et pour finir, le cur plein de cette haine, vous tes tombe

    dans mes bras parce que vous aviez besoin de caresses.2 6

    La signification21 Ibid., p. 27.2 2

    Ibid., p. 168.2 3 Ibid., p. 251.2 4

    Ibid., p. 263.2 5

    Ibid., p. 203.2 6

    Ibid., p. 419.

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    11/14

    61

    essentielle qui se dgage de ce propos que fait Pierre Xavire aprs leurbrouille est un dsir de possession exclusive de la jeune fille. Le discoursdirect de Franoise corrobore notre affirmation: Tu fais un type qui enveut une femme qu'iln'a pas eue. 2 7

    Si l'auteur prsentait Pierre de la mme faon que Franoise, le roman

    serait dsquilibr et de beaucoup plus gros: Si l'Invite tait crit dupoint de vue de Pierre, on aurait un roman tout diffrent, si diffrentmme que cette supposition en est absurde et ridicule; mais le sentir, c'estjustement sentir que Pierre n'adans le roman qu'une existence

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    12/14

    62

    des existants, la dpendance o nous met la seule existence d'autrui. Ger-bert ne revit que sous le regard de Franoise qui le transporte, de sonfauteuil dans le thtre, deuxheures du matin dans la rue, un soir quelconque. Il le replace dans son pass et nous dcouvre une partie de sa vieet de son travail d'acteur.

    Cependant ce personnage agit consciemment et volontairement dans leroman. Quand il est enferm avec Xavire dans sa chambre, ce n'est quela clef de la serrure qui le protge contre le regard jaloux de Pierre et deFranoise dont l'imagination voque le visage de Gerbert pour qui ellea des sentiments maternels avec une discrte nuance incestueuse: Lespaupires de Franoise s'alourdissaient: elle revit en un brusque clair levisage de Gerbert, ses joues brunes, ses longs cils de femme. Aimait-ilXavire? tait-il capable d ' a imer? 3 0

    Gerbert n'est qu'un pion sur l'chiquier. Il tait entran l'action eti l

    n'y chappe plus. Franoise s'empare de lui et il finit par devenir sonamant; elle le prive de sa libert et le drobe Xavire. Somme toute, cepersonnage, comme tous ceux qui entourent Franoise, est construit d'unemanire qui souligne l'indpendance et la puissance de celle-ci. Il estconstruit comme objet et prsent par le sujet.

    Elisabeth personnagesujet>

    Le personnage d'Elisabeth fait une exception: il est conu comme unesorte de repoussoir de Franoise. Son histoire d'amour avec un hommemari qui ne veut pas divorcer rappelle le trio hardi. Dans le rcit,Elisabeth est soumise elle aussi Franoise qui est place, dans le systmedes personnages, un niveau suprieur.

    Elisabeth apparat pour la premire fois devant le lecteur au deuximechapitre, sans aucune introduction, aucune prsentation pralable. Elleattend Franoise et Xavire au Dme: Elisabeth tait dj installe auDme, elle fumait en regardant le vide d'un il fixe. Quelque chose neva pas, pensaFranoise. 3 1

    Personnage de second plan, Elisabeth est conue comme beaucoup plusfaible que Franoise: elle a besoin de celle-ci pour se sentir protge,arbrite; son regard est dpourvu de cette force d'imagination qui caractrise celui de Franoise. Avant la gnrale de Jules Csar, elle va prendreFranoise et l'attend dans sa chambre: Elisabeth regarda le divan, l'armoire glace, le buste de Napolon pos sur la chemine entre un flacond'eau de Cologne, des brosses, des paires de bas. Elle referma les yeux, elleles ouvrit de nouveau: c'tait impossible d'apprivoiser cettechambre; avecune vidence irrmdiable, elle apparaissait comme une chambre trangre. w 3 2

    Comme Franoise, elle veut rsoudre son problme d'une manire artificielle: pour gagner son indpendance l'gard de son amant, i l lui fautdissocier en lui l'homme et l'amant. L'amour d'Elisabeth est un exemple

    30 Ibid., p. 390.3 1 Ibid., p. 42.3 2 Ibid., p. 86.

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    13/14

    63

    d'un amour-passion o i l n'y a pas d'unit et o manque la communion, lacomprhension, donc la libert qu i ne peut s'installer qu'entre deux consciences transparentes et gales. Mais Elisabeth n'est pas touche par cedanger qui est sisduisant pour les hommes et la fois si inaccessible pourles mortels: la soif d'Absolu. Elle accepte ses limites, et rompt finalement

    avec son ami.Tandis que Franoise essaie de raliser l'unit de sa vie, Elisabeth a latendance la truquer, de tricher avec elle. C'est le seul personnage partFranoise que l'auteur laisse monologuer devant le lecteur et qui a la possibilit de se manifester comme sujet. I l a sa place ct de Franoiseafin demettre en relief, par contraste, lavrit de celle-ci, son authenticit.L'indiffrence d'Elisabeth fait ressortir l ' intrt de Franoise ou bien pourlesides,ou bien pour les hommes.

    Lespagesprcdentes ont tch de mieux clairer lesystme des person

    nages qui peuplent l'Invite de Simone de Beauvoir. On a pu voir enquelle mesure Franoise est le personnage central auquel les autres sontplus ou moins subordonns. Le roman tout entier est racont dans laperspective de la jeune femme dont le drame personnel constitue l'essentieldu livre.Les monologues intrieurs traduisent sa vision du monde. Ils nousapprennent que Franoise est conue comme une conscience unique, solitaire et indpendante qui, sous l'influence d'une autre femme (d'une autreconscience),perd sa consistance.

    L'auteur ne nous donne aucune description de son aspect physique, sonapparence extrieure reste floue et vague. Sa profession ne joue pas nonplus un rle visible dans la trame de l 'uvre. Le roman est la confidenced'uneme orgueilleuse,ardente et dchire entre son besoin des autres etson besoin de libert, une volont toute fminine de bonheur et le vertiged'un orgueil qui souffre de l'existence des autres comme d'un dfi et d'unengation.

    Xavire reprsente un lment menaant qui se refuse tre apprivois.C'est un personnage insaisissable qui chappe toute classification. C'estune vraie incarnation d'autrui dans sa nature indomptable et incalculabledont le danger surgit un moment imprvu.

    tant donn que c'est l'histoire de Franoise que le roman raconte,Pierre, sur qui pourtant repose toute l'histoire de Franoise parce quecelle-ci est dtermine essentiellement par rapport lui , est peint avecmoins de vivacit. Il a moins d'paisseur que les autres personnages. I l estdou de la mme sensibilit et de lamme intelligence que Franoise, maisellesne se manifestent pasdanslercitdans toute leur ampleur.

    Elisabeth reprsente l'une de celles des hrones beauvoiriennes qui sontpourvues d'une sorte d'incapacit tre, crer, vivre, d'une sorte decomplexe d'chec, vcu en pleine conscience et d'autant plus douloureux.

    C'est ainsi qu'il faut comprendre la rflexion de Serge Julienne-Caffi :La richesse de ce premier roman de Simone de Beauvoir rside moinsdans l'intrigue elle-mme ou l 'tude de la jalousie ou les rapports du trioque forment Pierre,Franoise, Xavireou encore l 'thique existentialiste enaction que dans ce qui se cache derrire les apparences. C'est en ce sensque l'on peut parler d'une dialectique romanesque de l 'tre et du nant:sous les conventions, le langage, les gestes par lesquels les personnages

  • 7/23/2019 Critiquelitteraire de S. de Beauvoir - l'Invitee

    14/14

    64

    dfinissent leur existence, se dissimulent des creux, des passages vide,des attentes qui viennent menacer sourdement un rel trompeusementsolide et inaltrable. Ledcalage subtilentre ce quiparat et ce qui existesouterrainement rvle, par clairs, le terrain min des relations avecautrui: surgit alors une masse fluctuante d'actes larvs, d'arrire-penses

    fugitives, d'intentions pies. En fait, c'est dj un monde protoplasmiquede Nathalie Sarraute qui commence, w 3 3

    En achevant nos analyses, nous allons voquer quelques rsultats decaractre gnral. En principe, i l s'agit d'une uvre autobiographique quiaffirme entirement ce que Simone de Beauvoir ditdansses mmoires: Lalit trature apparat lorsque quelque chose dans la vie se drgle. 3 4 Lesdonnes autobiographiques, l'auteur les a soigneusement modifies et transposes en les insrant dansle contexte imaginaire de son uvre.

    On peut se poser la question de savoir pourquoi,malgr les aspects dra

    matiques du conflit, y compris l'aboutissement du problme central de laprotagoniste, Simone de Beauvoir n'a pas choisi la forme du drame. Sansdoute les moyens de construction romanesque (entre autresla prsentationdes personnages) permettaient-ils la dbutante d'accomplir mieux sesintentions et de transposer certains de ses propres problmes d'une faonplus nuances dans son livre. Nous avons vu que l'action extrieure n'yconstitue pas l 'lment dominant. Le noyau thmatique de l 'uvre estform par la trame des relations amoureuses des personnages et par lesconceptions psychologiques et philosophiques de l'existentialisme telles queles partageait l 'poque Simone de Beauvoir.

    Le milieu social qu'elle avait choisi pour son roman lui permettait de seconcentrer facilement sur sa problmatique. Les aspects sociaux sontpresque absents ou tout fait insignifiants et le thme principal du livren'a rien voir avec eux. Toutefoiscette uvre tmoigne de ce qu'ont vcucertains groupes d'intellectuels et d'artistes franais en ces annes sombreso l'Invite fut conue et crite.

    3 3

    Serge Julienne-Caffi, Simonede Beauvoir,Paris, Gallimard 1966, pp. 159160.y ' Simone de Beauvoir La Force de l'Age p 532