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L'invention de la culture de masse C'est dès le milieu du XIXe siècle qu'apparaîssent les premières formes de la culture de masse en France. Les transformations de la presse, de l'édition et du monde du spectacle ainsi que la révolution de l'image accompagnent alors une société française en pleine mutation. Au tournant du XXe siècle, le pays vit déjà au rythme des industries culturelles... On a longtemps situé la naissance de ce que l'on appelle la culture de masse, c'est-à-dire l'ensemble des productions, des pratiques, des valeurs modelé par les agents de l'industrie culturelle, aux lendemains de la Première Guerre mondiale. C'est en effet durant l'entre-deux-guerres, principalement sous l'égide des théoriciens de l'école de Francfort, que furent publiés les premiers travaux identifiant et analysant les formes de cette nouvelle culture. Dès 1921, Siegfried Kracauer s'en fait l'observateur avisé pour les lecteurs de la Frankfurter Zeitung (1), avant de consacrer des essais précurseurs au cinéma ou au roman policier. En 1936, dans un article demeuré célèbre, Walter Benjamin attire l'attention sur le devenir dévalué de « l'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique » ; six ans plus tard, Theodor Adorno et Max Horkheimer, alors exilés à New York, consacrent un chapitre majeur de leurDialectique de la raison à « La production industrielle de biens culturels : raison et mystification des masses ». Principalement tournés vers l'étude des effets présumés de la culture de masse (nivellement, endoctrinement, aliénation), ces travaux pionniers voyaient dans le développement des industries culturelles le symptôme d'une civilisation qui programme l'autodestruction de la raison et le déclin de la conscience critique. De telles analyses devaient cependant beaucoup à un contexte marqué par l'essor des Etats totalitaires, dont le programme d'asservissement faisait un large appel aux nouveaux médias de masse. Les recherches récentes en histoire culturelle, moins soumises aux pesanteurs idéologiques et esthétiques, plus attentives aux évolutions sociales et aux formes différenciées de l'appropriation culturelle, ont largement révisé ces datations, insistant au contraire sur la genèse d'un phénomène dont les racines plongent profondément au

Culture de Masse

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L'invention de la culture de masse

C'est dès le milieu du XIXe siècle qu'apparaîssent les premières formes de la culture de masse en France. Les transformations de la presse, de l'édition et du monde du spectacle ainsi que la révolution de l'image accompagnent alors une société française en pleine mutation. Au tournant du XXe siècle, le pays vit déjà au rythme des industries culturelles...On a longtemps situé la naissance de ce que l'on appelle la culture de masse, c'est-à-dire l'ensemble des productions, des pratiques, des valeurs modelé par les agents de l'industrie culturelle, aux lendemains de la Première Guerre mondiale. C'est en effet durant l'entre-deux-guerres, principalement sous l'égide des théoriciens de l'école de Francfort, que furent publiés les premiers travaux identifiant et analysant les formes de cette nouvelle culture. Dès 1921, Siegfried Kracauer s'en fait l'observateur avisé pour les lecteurs de la Frankfurter Zeitung (1), avant de consacrer des essais précurseurs au cinéma ou au roman policier. En 1936, dans un article demeuré célèbre, Walter Benjamin attire l'attention sur le devenir dévalué de « l'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique » ; six ans plus tard, Theodor Adorno et Max Horkheimer, alors exilés à New York, consacrent un chapitre majeur de leurDialectique de la raison à « La production industrielle de biens culturels : raison et mystification des masses ».Principalement tournés vers l'étude des effets présumés de la culture de masse (nivellement, endoctrinement, aliénation), ces travaux pionniers voyaient dans le développement des industries culturelles le symptôme d'une civilisation qui programme l'autodestruction de la raison et le déclin de la conscience critique. De telles analyses devaient cependant beaucoup à un contexte marqué par l'essor des Etats totalitaires, dont le programme d'asservissement faisait un large appel aux nouveaux médias de masse. Les recherches récentes en histoire culturelle, moins soumises aux pesanteurs idéologiques et esthétiques, plus attentives aux évolutions sociales et aux formes différenciées de l'appropriation culturelle, ont largement révisé ces datations, insistant au contraire sur la genèse d'un phénomène dont les racines plongent profondément au cœur du XIXe siècle. Trois étapes principales se dégagent dans cette perspective.

Les années 1830 : un laboratoire

Période de rapides mutations économiques et sociales, la monarchie de Juillet (1830-1848) fut aussi un extraordinaire laboratoire culturel. Quatre innovations majeures vinrent en effet bouleverser la nature de l'offre, faisant de ces années remuantes une véritable protohistoire de la culture de masse. La première concerne le monde des journaux, secteur « pilote » qui attire alors nombre d'entrepreneurs ou d'aventuriers ambitieux (pensons au Rastignac de Balzac !) En abaissant de moitié le prix de l'abonnement (de 80 à 40 francs par an), en faisant payer la différence aux « annonceurs » et en ouvrant à la littérature, via le roman-feuilleton, les colonnes deLa Presse, Emile de Girardin fait véritablement de l'année

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1836 « l'an I de l'ère médiatique (2) ». Rapidement imitée, notamment par Le Siècle d'Armand Dutacq, lancé le même jour que La Presse, cette mesure eut des effets majeurs en termes d'audience et de tirage. Celui des journaux parisiens passa ainsi, dans les dix ans qui suivirent, d'environ 80 000 à plus de 180 000 exemplaires. Surtout, faisant explicitement du quotidien un organe de « médiation », E. de Girardin inaugure l'entrée dans un imaginaire de la périodicité, rythmé par les nécessités d'une « culture-marchandise » dont la dimension industrielle et commerciale est clairement attestée.La deuxième innovation affecta l'édition, condamnée à relever le défi du roman-feuilleton dont le succès fulgurant menaçait la librairie traditionnelle. L'initiative vint ici de l'éditeur Gervais Charpentier, qui mena sa « révolution » deux ans plus tard, en 1838. Grâce aux possibilités techniques offertes par les presses mécaniques, il crée un nouveau format, dit « in-18 jésus » (18,3 x 11,5 cm), qui permettait d'offrir beaucoup plus de texte pour un prix là aussi réduit de moitié : 3,50 francs au lieu de 7. L'ensemble de la librairie fut contraint de s'aligner, s'engageant dès lors peu à peu dans la voie qui menait au livre à bon marché. La création littéraire fut également affectée : elle devenait en effet indissociable de l'objet livre, marchandise comme une autre, soumise à des contraintes matérielles et commerciales extérieures aux seules exigences littéraires. L'écriture n'était plus qu'un métier, astreint aux exigences de rendement et de standardisation déjà cultivées par certains feuilletonistes (Alexandre Dumas, Eugène Sue, Ponson du Terrail) ou par des hommes de théâtre comme Eugène Scribe.Peut-être plus décisive encore, la troisième innovation concerne l'image, qui connaît dans ces mêmes années un essor spectaculaire, aux sources d'un nouveau système de représentation où priment le regard et l'observation visuelle. Une « poussée illustrative » est alors repérable dans l'édition, notamment populaire, où gravures, vignettes et lithographies, de plus en plus nombreuses, travaillent l'écriture même du texte (3). Elle traverse également la presse, qui voit apparaître les grands magazines illustrés comme Le Magasin pittoresque en 1837 ou L'Illustration en 1843, et atteint l'univers de la rue (affiches, panoramas, spectacle mobile et coloré du boulevard). Elle triomphe surtout dans l'invention de la photographie, cette rupture majeure qui inaugure un nouveau régime de figuration. La décision des pouvoirs publics, qui achètent en 1839 le brevet de Nicéphore Niepce et Jacques Daguerre pour le verser dans le domaine public, montre que les contemporains ne s'y étaient pas trompés. Cette vulgaire technique industrielle allait faire de la représentation de nous-mêmes l'image démocratique par excellence.La dernière innovation relève de l'ordre du discours. Initiée par Charles Augustin Sainte-Beuve qui dénonce dès 1839 les ravages de la « littérature industrielle », une virulente « querelle du roman-feuilleton » (voir encadré p. 36) gagne peu à peu les salons, les revues et la tribune même de la Chambre. Croisant les griefs esthétiques, les arguments moraux ou les préjugés politiques, le réquisitoire alarmiste qu'on dresse alors contre la « mauvaise culture » est pleinement constitutif de cette entrée dans l'ère des masses. On le resservira

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pratiquement inchangé lors de l'apparition de chaque nouveau média de masse.A tous ces égards, la monarchie de Juillet apparaît donc comme un moment fondateur. Pourtant, ces initiatives remarquables peinèrent à trouver leur public. Faute de temps et plus encore d'argent, l'essentiel des classes populaires demeura à l'écart de ces renouvellements.C'est donc à la seconde moitié du XIXe siècle qu'il revint d'accorder l'offre et la demande. La décennie 1860 marque à cet égard un seuil important. L'embellie économique de la fin du Second Empire, l'élévation modeste, mais continue, des revenus moyens et des niveaux de vie, la sortie progressive d'un modèle de domination sociale fondée sur l'affrontement et l'exclusion au profit d'une logique d'intégration méritocratique jouèrent largement en ce sens. Les transformations du cadre sociopolitique et de l'équipement culturel accentuèrent le mouvement : acquis en 1848, le suffrage universel masculin s'inscrit dans la durée, et la censure, absolue et étouffante durant le Second Empire, tend à s'éteindre après 1868 ; l'école et l'alphabétisation progressent rapidement ; la ville, remodelée et « haussmannisée », réinvente les formes du spectacle urbain ; le système neuf des kiosques de gare, impulsé par Louis Hachette dès 1851, inaugure des réseaux de distribution mieux adaptés au pays réel, et il est complété dans les mêmes années par un dispositif plus dense de librairies et de bibliothèques.A cette modernisation du contexte vient s'ajouter une série de nouvelles initiatives en matière d'offre et de production culturelles. C'est d'abord le lancement par Moïse Millaud et le banquier Jules Mirès, en juillet 1863, du Petit Journal, qui constitue une étape essentielle dans l'avènement et surtout la diffusion de la culture de masse. Par son prix le plus bas possible (5 centimes), son principe de vente au numéro qui brise la logique élitiste de l'abonnement, et son système de représentation, fondé sur le fait divers, la causerie bonhomme, le spectacle quotidien ouvert sur un monde à la fois merveilleux et monstrueux, chaotique et dominé, il réussit à capter un très large public, auquel il offre une synthèse imprimée de ses aspirations. A la fin des années 1860, porté par l'exploitation intensive de l'affaire Troppmann (l'assassinat d'une famille de sept personnes par un jeune mécanicien alsacien), Le Petit Journal tire à près de 500 000 exemplaires. Vingt ans plus tard, il atteindra le million, entraînant dans son sillage une nuée d'imitateurs.Poursuivant son chemin vers le livre à bas prix (des éditeurs comme Michel Lévy ou Edouard Dentu proposent désormais des volumes à 1 franc), le monde de l'édition fait l'objet d'un véritable changement d'échelle, sous l'effet notamment du nouveau secteur scolaire. Non seulement des éditeurs « universitaires » comme Hachette, Delagrave ou Armand Colin ajustent leurs collections et leurs tirages à un public d'écoliers en très fort accroissement, mais ils expérimentent aussi dans l'édition de manuels de nouvelles pratiques professionnelles (commandes, paiement au forfait, cahier des charges contraignant) qui seront par la suite étendues à d'autres secteurs, y compris à la littérature (4).Mais les initiatives des années 1860 ne se limitent pas au seul univers de la lecture. La modernisation touche aussi le monde des spectacles, qui entre en régime industriel sous le Second Empire. C'est le cas du café-

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concert, qui se structure dans un réseau hiérarchisé de programmes et de salles, c'est aussi celui du théâtre, dont la production diversifiée atteint en 1867 un niveau exceptionnel de recettes. Dans la ville remodelée par l'« haussmannisation » se dessine également un nouveau spectacle social, déambulations de badauds, attroupements sur le boulevard ou reflux de la foule au sortir des grands magasins, dans lequel se précise ce goût public pour la réalité que le cinéma allait bientôt capter (5). Mais l'exemple le plus significatif est sans doute celui de l'Exposition universelle de 1867, qui accueille à Paris 11 millions de visiteurs, soit plus du double qu'en 1855. C'est d'ailleurs là, dans cette curieuse entreprise qui conjugue pédagogie sociale et exhibition industrielle, mêle les fonctions commerciale, politique et esthétique, que W. Benjamin voulait voir l'acte de baptême de l'industrie du spectacle.Ces années sont encore celles où se structure l'appareil moderne des industries culturelles, en marche accélérée vers l'économie de marché. C'est vers 1860 que Jean-Yves Mollier repère dans l'édition la convergence entre « l'argent et les lettres(6) », que André Disdéri inscrit l'activité photographique dans l'univers des sociétés par actions ou que le monde des journaux resserre ses liens avec celui de la banque et de l'entreprise. Fortes d'une production et d'une audience croissantes, les industries culturelles s'insèrent de plus en plus étroitement dans les circuits économiques et financiers du capitalisme moderne.

Les années 1900 : le temps des masses

Si elle est encore majoritairement rurale et traversée d'inégalités qui limitent l'accès au savoir ou au divertissement, la société française de la fin du XIXe siècle offre désormais une large prise à l'offre et à l'imaginaire des industries de la culture. A compter des années 1890, le temps des masses est clairement constitué. Une prolixe culture de l'imprimé déverse chaque jour près de 200 tonnes de papier sur Paris, et les grandes villes de province ne demeurent pas en reste. Stimulée par la verve des « quatre grands » (Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Matin et Le Journal), la presse populaire diffuse plus de 5 millions d'exemplaires quotidiens et multiplie les « coups de grosse caisse » pour occuper l'espace public (campagnes de lancements, jeux et concours, parades et événements de toute sorte). Grâce à la collection « Le livre populaire » lancée par Arthème Fayard en 1905, l'édition est entrée dans l'ère des « cent mille » et écoule à bas prix ses séries de fascicules et de « petits livres ». Brochures, chansons, cartes postales et autres « papelards » complètent cette marée de papier qui envahit le boulevard et diffuse un imaginaire à la fois échevelé et standardisé. C'est le temps de Fantômas, de « Viens poupoule » ou de Bécassine.Mais la massification ne touche pas que le marché de l'imprimé. Les progrès du temps libre, qui affectent désormais toutes les classes sociales, accélèrent l'autonomisation de l'industrie du spectacle. Le café-concert triomphe (on compte 274 salles à Paris en 1900) et entame sa conversion vers les formes plus standardisées du music-hall. Grâce à la bicyclette, qui devient accessible à l'employé et à l'ouvrier, et aux initiatives de

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quotidiens comme Le Petit Journal ou L'Auto qui organisent des courses promotionnelles (Paris-Brest en 1891, le Tour de France en 1903), on s'achemine à grands pas vers la pratique du sport-spectacle. En 1889, et plus encore en 1900, l'Exposition universelle s'est transformée en vaste « foire » où s'édifie progressivement la figure très contemporaine du spectateur-acheteur. La puissance de l'image est surtout conquérante. Dans les rues des grandes villes, les murs, les palissades ou les colonnes Morris se couvrent d'affiches polychromes qui inventent une nouvelle esthétique où art et publicité ont partie liée. Terrifiantes ou édifiantes, les images saturent aussi les livres, les fascicules ou les publications à quatre sous. L'heure est aux célèbres « suppléments illustrés » du dimanche, mais aussi aux débuts de la bande dessinée, de L'Epatant (qui publie les Pieds Nickelés de Louis Forton) à La Semaine de Suzette. Les cartes postales, qui connaissent alors leur âge d'or, circulent chaque jour par dizaines de milliers. Et l'on se presse le samedi soir devant les écrans du cinématographe. Né en 1895, ce dernier s'impose en effet comme la synthèse animée de toutes les émotions, de toutes les représentations ou de tous les fantasmes qui traversent la société. Il est ce kaléidoscope vivant où convergent toutes les formes de la modernité, l'image et le mouvement, la technique et la vitesse, l'énergie et le plaisir, acquérant presque d'emblée son caractère de passion populaire.Au dispositif et aux nombreux produits culturels forgés par tout un siècle d'innovations, les années 1900 viennent donc apporter ce « grand public » qui seul permet le passage à une consommation de masse. Pleinement alphabétisés, avides de lectures et de divertissements, capables surtout d'y consacrer une partie de leur temps et de leurs revenus, les Français de la Belle Epoque vivent désormais au rythme des industries culturelles, un rythme que le xxe siècle allait se charger d'accélérer.

NOTES

1Réunis en un volume en 1963 sous le titre Das Ornament der Masse. Essays, Frankfurt, Suhrkampf.2M.-È. Therenty et A. Vaillant, 1836. L'An I de l'ère médiatique. Analyse littéraire et historique de La Presse de Girardin, Nouveau Monde, 2001.3P. Hamon, Imageries. Littérature et image au XIXe siècle, José Corti, 2001.4Voir J.-Y. Mollier, Louis Hachette, Fayard, 1999.5V. Schwartz, Spectacular Realities. Early mass culture in fin-de-siècle Paris, University of California Press, 1998.6J.-Y. Mollier, L'Argent et les Lettres. Histoire du capitalisme d'édition (1880-1920), Fayard, 1988.