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Le concours Eurovision de la chanson est-il le dernier avatar de l’art lyrique contemporain ? Ou faut-il y voir le signe de la dégénérescence culturelle d’une société soumise à l’emprise de médias de masse débilitants et d’une marchandisation bradant les valeurs esthétiques dans des sous- produits vulgaires ? La question se pose au moment où la radio, la télévision, Internet font circuler auprès de centaines de millions de consommateurs les « produits » d’une culture de masse qui représentent un des marchés les plus importants de notre époque en termes économiques. Mais aussi un des lieux de construction identitaire où se forment nos racines culturelles communes à travers des valeurs plus ou moins partagées, des idéaux et des modèles dans lesquels une communauté se reconnaît. Ce que les artistes, mieux que d’autres, ont souvent réussi à cristalliser dans des œuvres qui deviennent alors des emblèmes du groupe. Dès lors, quand Simenon entre dans la Pléiade, quand le prochain musée de Louvain-la-Neuve sera consacré à Hergé plutôt qu’à Magritte, faut-il voir là les signes avant-coureurs du déclin de notre civilisation occidentale ? Il faut en tout cas reconnaître que le débat n’est pas neuf, que des traditions populaires ont toujours existé, et ont laissé des traces culturelles et artistiques depuis la nuit des temps. Et constater aussi que l’émergence de produits culturels de masse est particulièrement vivace dès le milieu du 19 e siècle, quand l’industrialisation de nos pays entraîne simultanément le développement et la scolarisation d’une classe ouvrière et moyenne considérable, mais aussi la diffusion massive de livres, de journaux, puis de chansons et de disques. L’accès à la culture devient une réalité pour tous ; la diversité culturelle s’installe, suscitant nombre d’échanges virulents. Les sociétés homogènes disparaissent (même si la mondialisation provoque d’autres formes d’homogénéisation), les interrogations sur le statut de la paralittérature, sur la qualité esthétique du média télévisuel voient le jour. Preuve que la culture n’est pas une valeur en soi, mais bien un objet socialement construit, et donc discuté. Que l’esthétique n’est pas exempte d’idéologie, et que l’art n’existe pas indépendamment du commerce. Aperçus historiques et éclairages sociologiques sont ici proposés, sans esprit partisan, pour ouvrir le débat, pour que chacun puisse s’interroger sur les postulats qui fondent sa définition de la culture. Marc Lits, coordinateur de ces pages « Thème » THÈME Louvain [numéro 144 | décembre 2003] 11 12 Culture populaire ou fin de la culture ? Sommaire 15 18 21 24 De la Pléiade à la Star Academy Marc Lits Les médias représentent aujourd’hui un mode de diffusion privilégié d’une nouvelle forme de culture populaire. Massifiée, industrialisée, celle-ci pose question et invite à proposer de nouvelles définitions. Une protohistoire de la culture de masse Dominique Kalifa L’émergence de la culture de masse trouve ses origines en plein cœur du 19 e siècle lorsque modernité et innovation technologique ouvrent la voie à une forme d’industrie culturelle touchant le plus grand nombre. Une appellation d’origine mal contrôlée Jacques Migozzi Par delà toutes les récupérations et confusions, l’enseigne « littérature populaire » peut déconcerter par son hospitalité, au point de passer pour une auberge espagnole. De la culture populaire au patrimoine immatériel Gérard Derèze Depuis que le folklore et l’ethnologie ont été institués comme disciplines, la notion de « populaire » a toujours été centrale dans la définition même de l’objet de leurs approches. Études culturelles et culture populaire Jan Baetens Les « études culturelles », une discipline qui défend la culture populaire, rappellent qu’il ne faut pas oublier les rapports de force qui se cachent derrière la valorisation du populaire.

Culture populaire ou fin de la culture? - UCLouvainsous-culture que ces jeunes médias [le cinéma et la radio] véhiculaient de “divertisse ment d’ilotes ivres” et de produit

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Page 1: Culture populaire ou fin de la culture? - UCLouvainsous-culture que ces jeunes médias [le cinéma et la radio] véhiculaient de “divertisse ment d’ilotes ivres” et de produit

Le concours Eurovision de la chanson est-il le dernier avatar de l’artlyrique contemporain? Ou faut-il y voir le signe de la dégénérescenceculturelle d’une société soumise à l’emprise de médias de masse débilitantset d’une marchandisation bradant les valeurs esthétiques dans des sous-produits vulgaires ?

La question se pose au moment où la radio, la télévision, Internet fontcirculer auprès de centaines de millions de consommateurs les « produits »d’une culture de masse qui représentent un des marchés les plus importantsde notre époque en termes économiques. Mais aussi un des lieux deconstruction identitaire où se forment nos racines culturelles communes àtravers des valeurs plus ou moins partagées, des idéaux et des modèles danslesquels une communauté se reconnaît. Ce que les artistes, mieux qued’autres, ont souvent réussi à cristalliser dans des œuvres qui deviennentalors des emblèmes du groupe.

Dès lors, quand Simenon entre dans la Pléiade, quand le prochain muséede Louvain-la-Neuve sera consacré à Hergé plutôt qu’à Magritte, faut-il voirlà les signes avant-coureurs du déclin de notre civilisation occidentale ? Ilfaut en tout cas reconnaître que le débat n’est pas neuf, que des traditionspopulaires ont toujours existé, et ont laissé des traces culturelles etartistiques depuis la nuit des temps. Et constater aussi que l’émergence deproduits culturels de masse est particulièrement vivace dès le milieu du19e siècle, quand l’industrialisation de nos pays entraîne simultanément ledéveloppement et la scolarisation d’une classe ouvrière et moyenneconsidérable, mais aussi la diffusion massive de livres, de journaux, puis dechansons et de disques. L’accès à la culture devient une réalité pour tous ; la diversité culturelle s’installe, suscitant nombre d’échanges virulents. Lessociétés homogènes disparaissent (même si la mondialisation provoqued’autres formes d’homogénéisation), les interrogations sur le statut de laparalittérature, sur la qualité esthétique du média télévisuel voient le jour.Preuve que la culture n’est pas une valeur en soi, mais bien un objetsocialement construit, et donc discuté. Que l’esthétique n’est pas exempted’idéologie, et que l’art n’existe pas indépendamment du commerce.

Aperçus historiques et éclairages sociologiques sont ici proposés, sansesprit partisan, pour ouvrir le débat, pour que chacun puisse s’interroger surles postulats qui fondent sa définition de la culture.

Marc Lits, coordinateur de ces pages « Thème »

T H È M E

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Culture populaireou fin de la culture ?

S o m m a i r e

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De la Pléiade à la Star AcademyMarc Lits

Les médias représentent aujourd’hui un mode de diffusion privilégié d’unenouvelle forme de culture populaire.Massifiée, industrialisée, celle-ci posequestion et invite à proposer denouvelles définitions.

Une protohistoire de la culture de masseDominique Kalifa

L’émergence de la culture de massetrouve ses origines en plein cœur du19e siècle lorsque modernité etinnovation technologique ouvrent lavoie à une forme d’industrie culturelletouchant le plus grand nombre.

Une appellation d’origine malcontrôléeJacques Migozzi

Par delà toutes les récupérations etconfusions, l’enseigne « littératurepopulaire » peut déconcerter par sonhospitalité, au point de passer pour uneauberge espagnole.

De la culture populaire aupatrimoine immatérielGérard Derèze

Depuis que le folklore et l’ethnologie ont été institués comme disciplines, lanotion de « populaire » a toujours étécentrale dans la définition même del’objet de leurs approches.

Études culturelles et culturepopulaireJan Baetens

Les « études culturelles », une disciplinequi défend la culture populaire,rappellent qu’il ne faut pas oublier lesrapports de force qui se cachent derrièrela valorisation du populaire.

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T H È M E Cette culture qu’on dit « populaire »

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Le numéro de juillet-août 2003 de la presti-gieuse revue Les Cahiers du cinéma proposait unépais dossier sur les séries télévisées américaines.Pour légitimer ce choix et désamorcer les cri-tiques qu’une partie du public très intellectuelde cette revue ne manquerait pas de formulerface à un choix discutable, l’introduction s’ou-vrait sur une citation du cinéaste Chris Markerreconnaissant que ces séries, aujourd’hui, pré-sentent le sommet de la qualité dans les fictionsaudiovisuelles, bien devant les films.

Cette affirmation, voire cette provocation auxyeux de certains, peut entraîner divers types decommentaires. Pour d’aucuns, le sens des valeursesthétiques se perd si un grand créateur se metà valoriser les pires productions de masse. Pourd’autres, c’est la preuve que les choix esthétiquessont tributaires des évolutions historiques et cul-turelles. Le cinéma mit un demi-siècle pour êtrereconnu comme art à part entière (le fameux« septième art », la naissance du cinéma d’au-teur avec la « nouvelle vague » française desannées 60), au même niveau que la littérature,dont il fut accusé de favoriser le déclin, avantd’être maintenant supplanté par la télévision, aumoment où celle-ci fête précisément, en Belgiquedu moins, ses cinquante ans. Pour certains enfin,ce type de discours manifeste l’emprise des indus-tries culturelles (deux termes jugés incompatibles

pour ces derniers) sur le secteur de la culture etdu divertissement, imposant non seulement desproduits de grande consommation, où l’art n’aplus rien à voir, tout en parvenant à leur assurerune légitimité ainsi qu’une reconnaissance socia-le et culturelle. Ce ne serait pas moins que la finde la culture sous les assauts dollarisés de méga-compagnies, toutes nord-américaines, agissantparfois avec des alliés objectifs comme Jean-MarieMessier 1, quand ce dernier ose décréter la fin del’exception culturelle française au profit de laseule valeur, à savoir, dans son langage, celle quimaximalise les profits des actionnaires.

Entre purgatoire et esthétiqueidéologique

Dès lors, dans cette logique, un double piègese mettrait en place : au nom de la valorisation,devenue légitime, de la culture populaire, leslogiques commerciales imposent des produitsde plus en plus abêtissants ; et ces produits rem-placent ce qui était authentiquement populaire,à savoir ancré dans une tradition imprégnée defolklore, de culture orale, d’expressions artis-tiques ancestrales. En un mot, le rouleau-com-presseur EuroDisney aurait écrasé les loisirs tra-ditionnels, comme les émissions de télé-réalité, dutype « Big Brother », « Loft Story » et « Star Aca-demy » auraient pris la place des dramatiquesd’antan.

Sans nous prononcer à ce stade sur la valeuresthétique et culturelle des contenus de ces dif-férents objets de divertissement, il faut cepen-dant faire deux remarques préalables. Ce procèsn’est pas nouveau. À chaque évolution esthé-tique, à chaque émergence d’un nouveau sup-port de diffusion surgit un discours de réproba-tion essentiellement fondé sur la nostalgie d’unâge d’or détruit par cette évolution. Le roman amis deux ou trois siècles pour être reconnu com-me un genre littéraire majeur dans la culture occi-dentale, quand l’épopée, la tragédie, le théâtre, lapoésie lyrique étaient les genres nobles, et c’estseulement au début du 19e siècle qu’il s’impose-ra. Au début du 20e siècle, le cinéma était montrédans des villages par des forains, avant qu’il n’ac-

De la Pléiade à la Star AcademyMarc Lits

Les médias occupent de plus en plus de place dans notre vie. Il n’est pas étonnant

qu’ils représentent aujourd’hui un mode de diffusion privilégié d’une nouvelle forme

de culture populaire. Massifiée, industrialisée, celle-ci pose question et invite à

proposer de nouvelles définitions.

Marc Lits est professeurordinaire au Département

de communication del’UCL, où il dirige

l’Observatoire du récitmédiatique.

« [Les] Scènes de la vie future de Georges Duhamel, parues en 1930 (…) qualifient lasous-culture que ces jeunes médias [le cinéma et la radio] véhiculaient de “divertisse-ment d’ilotes ivres” et de produit d’importation américaine fabriqué en ville et, par consé-quent, la déclaraient incompatible à jamais avec le substrat granitique du génie fran-çais. (…) Duhamel signalait déjà la rébellion d’une pensée nationale face à l’invasionet signait son entrée dans l’ère du soupçon, avec ses deux lignes de fuite favorites : larévélation (…) d’une préméditation made in USA (…), ce qui flattera toujours l’anti-amé-ricanisme latent (…) ; la signature d’un ordre de bataille inévitable et permanenteentre la culture d’excellence des élites, à maintenir et promouvoir mieux encore, et cet-te culture au rabais et frelatée dont sont abreuvées les masses à l’âge de leur abandonaux ivresses démocratiques ».Jean-Pierre Rioux, La culture de masse en France de la Belle Epoque à aujourd’hui, Paris,Fayard, 2002, p. 264.

1. « Pour moi, les médias nesont pas des instruments de

pouvoir dans les mains deleurs propriétaires. Ce sontdes industries qui, comme

toute activité industrielle, ontune première mission de

créer de la valeur. », J.-M. Messier, J6M. com, Faut-

il avoir peur de la nouvelleéconomie?, Paris, Hachette,

2000, p. 125.

D.R.

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quière une reconnaissance artistique (voir lespropos de Georges Duhamel en encadré). Quandle roman policier s’est développé, des enquêtesfurent menées dans les prisons pour voir si les cri-minels avaient lu ce « mauvais genre » davanta-ge que la moyenne du public, ce qui démontre-rait sa nocivité foncière. Le premieradministrateur de la télévision belge trouvait lui-même que le personnel qui passait à la télévi-sion était constitué de gens qui avaient raté leurcarrière à la radio. Ainsi, toute production cul-turelle nouvelle doit toujours traverser un pur-gatoire assez long avant d’accéder à la recon-naissance collective.

Pour certains chercheurs, la notion de « para-littérature » répondrait à cette logique d’accèsprogressif. Le cadre paralittéraire serait enquelque sorte une antichambre où les nouveauxobjets culturels devraient patienter quelque tempsavant de mériter leur légitimité. Ce fut le cas dela bande dessinée, avant qu’on ne sacralise Her-gé, et qu’elle sorte ensuite du ghetto de la pro-duction destinée aux enfants. C’est celui duroman policier, quand Simenon sort des collec-tions policières, bien séparées de la littératuregénérale dans les librairies et les bibliothèques,pour entrer, en deux volumes, dans la presti-gieuse Bibliothèque de la Pléiade chez Gallimard.

Deuxième remarque : Au-delà de cette miseen perspective historique, il faut admettre queces jugements de valeurs, souvent justifiés pardes appréciations de type esthétique, sont en faittrès marqués idéologiquement. Les travaux dePierre Bourdieu sur la littérature, l’art ou la pho-tographie n’ont eu de cesse de démonter ce qu’ilconsidérait comme une véritable mystification.Les notions de génie créateur, d’art pur, d’uni-versalité du jugement de goût sont en fait desconstructions sociales fondées sur des critères dedistinction ancrés dans un clivage irréductibleentre classes sociales dominantes et dominées.La démarche créatrice répond à deux approchesdifférentes et diamétralement opposées. La pre-mière est caractérisée par une production res-treinte dont le capital symbolique est inverse-ment proportionnel aux ventes et aux revenuséconomiques. La seconde est marquée par unegrande production, que la critique méprise, quel’institution (littéraire ou artistique) rejette, maisqui connaît un succès public. Et ce public est lui-même inscrit dans des logiques d’appropriationculturelle qui l’empêchent de passer d’un champà l’autre. Toute tentative de démocratisation cul-

turelle serait dès lorsvouée à l’échec, tant lesappartenances de classeseraient irréversibles.

Cette position radi-cale a depuis lors étédiscutée, entre autrespar les tenants d’uneanthropologie du quo-tidien, qui mesurentcombien les publicsdominés peuventmettre en place des tac-tiques de résistance aux discours du pouvoir. Iln’empêche, elle nourrit encore aujourd’hui lescritiques formulées à l’encontre de la culture demasse (pour celles qui estiment que les massmédias et leurs programmes américains détrui-raient les valeurs ancestrales des classes popu-laires), ou à l’opposé, celles qui dénoncent ledéclin de la culture, ne prenant en compte que laculture consacrée.

Masse et médias

Aujourd’hui, ce débat culturel revient en for-ce pour quatre raisons. Le développement expo-nentiel des médias audiovisuels et d’Internet pla-ce désormais ceux-ci en première place de nosactivités sociales, même avant le travail. Notresociété s’organise autour de notre usage desmédias, et il est donc normal que nous nous inter-rogions sur leur fonction. Deuxièmement, cesproduits culturels sont diffusés et consommésde manière plus massifiée que jamais : un film àsuccès, un best seller en librairie, unCD en tête du hit parade touchent desconsommateurs par millions, voire pardizaines de millions. Troisièmement, legroupe le plus immergé dans cetteconsommation culturelle de masse, etexplicitement ciblé par les grandesentreprises de médias, ce sont lesjeunes. Depuis les années soixante, les « teena-gers » ont acquis une forme d’autonomie par rap-port aux modes de vie de leurs parents, et surtoutils disposent d’un pouvoir d’achat de plus enplus important. Une bonne part de l’industriecinématographique actuelle ne produit que desfilms « enfants admis », c’est-à-dire calibrés pourtoucher ce public jeune. Et l’industrie du disquevit pour l’essentiel de cette clientèle-là. Le débatsocial sur la culture massifiée des jeunes est donc

Toute production culturelle

nouvelle doit traverser un

purgatoire avant d’accéder à

la reconnaissance collective.

Le groupe le plus immergé dans laconsommation culturelle de masse, etexplicitement ciblé par les grandesentreprises de médias, sont les jeunes.

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plus que jamais d’actualité. Enfin, dans noscontrées, la majeure partie de ces contenus cul-turels est d’origine nord-américaine, que ce soitau cinéma, dans les séries télévisées, les romanspoliciers, la musique pop. Dès lors, dans le cadred’une dénonciation de l’emprise de l’industrieculturelle américaine sur le secteur du divertis-sement de masse, les critiques seront plus viru-lentes que jamais.

Pourtant, il faut toujours observer avec pru-dence de nouveaux dispositifs de communica-tion. À cet égard, un rapprochement entre les

déclarations catastrophistes quiont accompagné le développe-ment de la télévision, il y a cin-quante ans, et les prophétiesactuelles sur Internet serait perti-nent pour dénoncer l’emprise desidéologies passéistes. Les proposd’intellectuels et de philosophes(relayés par exemple dans les

colonnes du Monde diplomatique autant que duFigaro) s’inquiétant de la régression démocra-tique qu’entraîne l’arrivée d’une nouvelle tech-nologie sont toujours à considérer avec précau-tion. Ils rappellent assez les inquiétudes decertains penseurs de l’Antiquité grecque crai-gnant que le développement de l’écriture, ce nou-veau média, ne condamne la mémoire de la tra-dition orale.

Penser une nouvelle culture

Une manière de dépasser ces affrontementsidéologiques consisterait à oublier ces termestrop connotés de « culture populaire » ou de « cul-ture de masse » pour réfléchir à l’émergence d’une« culture médiatique » fondée sur l’éclatementdes supports contemporains de transmission et

de leurs usages. Les consommateurs culturelsd’aujourd’hui ne sélectionnent plus leur deman-de d’imaginaire par rapport à un support déter-miné, ils « bricolent avec et dans l’économie cul-turelle dominante les innombrables etinfinitésimales métamorphoses de sa loi en cel-le de leurs intérêts et de leurs règles propres » 2.Ils saisissent dans la même journée une infor-mation à la radio, complétée par un coup d’œildans le journal, et illustrée d’une séquence duJT; ils regardent Madame Bovary au cinéma, avantde lire des récits de Woody Allen ou le romand’un présentateur de TV. Ce qui ne doit pas nousempêcher de rappeler que le rapport au livre età l’image n’apporte pas les mêmes représenta-tions imaginaires, et qu’il reste nécessaire de dis-tinguer l’usage de ces différents médias, de nepas défendre trop vite le système du melting potmédiatique où tout s’équivaudrait. Mais il fautétudier les implications sociales de ces modes deconsommation disséminés, dont on peut aumoins percevoir deux interprétations idéologi-quement différentes. Pour les tenants de la démo-cratisation culturelle, la télévision est un outil devulgarisation du patrimoine culturel, auquel leplus grand nombre n’aurait pas eu accès sanselle. Pour les défenseurs de l’homogénéité dessupports, cela renforce les clivages culturels, laculture livresque étant de plus en plus réservéeà un public de happy few, à l’image de la placeque la poésie occupe encore dans les pratiquesculturelles actuelles.

Ces analyses ne peuvent être valides qu’enprenant en compte des séries culturelles qui seconstruisent dans la durée et migrent d’un sup-port à l’autre. Ce n’est pas un hasard si ce sontdes historiens du livre qui s’intéressent aujour-d’hui de très près aux évolutions de l’écrit et del’édition devant le phénomène Internet 3. Ils ontcompris que l’observation de la longue duréedemande des passages de frontières et interdittout enfermement dans un territoire borné. Il s’agitdès lors de mieux saisir les médias dans leur « rôlespécifique d’intermédiaires symboliques collec-tifs » 4. Si nous pouvions progresser dans une ana-lyse des réseaux médiatiques (non au sens tech-nique de la diffusion des images, mais en tantqu’interconnexion de grands récits multimédia-tiques), et de leur consommation par les usagersordinaires, nous contribuerions à construire unehistoire contemporaine de la culture médiatique,significative des pratiques individuelles et consti-tutive des imaginaires collectifs. ■

2. M. de Certeau, L’inventiondu quotidien. 1. Arts de faire, 2e

éd., Paris, Gallimard, coll.Folio Essais, n° 146, 1990.

3. Cf. R. Chartier, Le livre enrévolutions, Paris, Textuel,

1997.

4. M. Wolf, “Recherche encommunication et analyse

textuelle”, Hermès, n° 11-12,1993, p. 213.

Une manière de dépasser les

affrontements idéologiques

consisterait à réfléchir à

l’émergence d’une culture

médiatique.

Georges Simenon et Jean Gabindans « Maigret tend un piège ». Ci

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Si la culture populaire, ensemblecomplexe de productions, de pratiqueset d’« arts de faire », n’a évidemmentpas attendu le 19e siècle pour prospérer,les profondes transformations engen-drées par l’entrée dans la modernitéindustrielle et urbaine ont pourtantmodifié l’horizon culturel du plus grand nombre.Aux gestes et aux motifs traditionnels, qui nedisparurent d’ailleurs pas pour autant, vinrentpeu à peu se superposer les objets, l’imaginaireet les usages d’une industrie culturelle en pleinépanouissement. Souvent focalisées sur les effetssupposés de la culture de masse (homogénéisa-tion, nivellement, endoctrinement, etc.), lessciences sociales ont longtemps daté son émer-gence des années d’entre-deux-guerres, momentoù le phénomène avait atteint sa vitesse de croi-sière, et où les évolutions politiques (emploi dela propagande de masse lors du premier conflitmondial, pratiques « culturelles » des États tota-litaires) semblaient annoncer le pire. Moins sou-mises aux pesanteurs esthétiques, plus attentivesaux évolutions sociales et aux formes différen-ciées de l’appropriation culturelle, les recherchesrécentes menées en histoire culturelle ont large-ment révisé ces datations et insisté sur la genèsed’un phénomène dont les racines plongent clai-rement au cœur du 19e siècle. Ce sont les étapesde cette évolution, limitée ici à l’exemple de laFrance, qui seront brièvement présentées dansces lignes.

Le laboratoire de Juillet

Séquence décisive en matière économique etsociale, la Monarchie de Juillet (1830-1848) le futaussi sur le plan culturel. Quatre innovationsradicales y sont en effet perceptibles, qui boule-versent en profondeur la nature et la structurede l’offre culturelle, et font de ces années trèsremuantes une sorte de proto-histoire de la cul-ture de masse. Bien connue, la première de cesinnovations concerne l’univers de la presse. Endécidant d’abaisser de moitié le prix de l’abon-nement (de 80 à 40 F), en faisant supporter aux« annonceurs » les effets financiers de cette mesu-re et en ouvrant à la littérature, par l’intermé-diaire du roman-feuilleton, les colonnes de

La Presse, Émile de Girardin fait de l’année 1836L’An I de l’ère médiatique, pour reprendre le titred’un ouvrage récent. Rapidement imitée, la mesu-re eut des effets concrets en terme de lectorat etde tirage (de 80000 à 180000 pour les journauxparisiens dans la décennie qui suit). Faisant expli-citement du journal un organe « de médiation »(prospectus de lancement), elle inaugurait aussil’entrée dans un imaginaire de la périodicité,rythmé par les nécessités d’une culture-mar-chandise dont la dimension industrielle et com-merciale était clairement attestée (encadré ci-des-sous).

La seconde innovation, presque synchrone,concerne le monde de l’édition, condamné à rele-ver le défi du roman-feuilleton dont le fulgurantsuccès menaça vite la librairie traditionnelle.L’initiative vint de l’éditeur Gervais Charpen-tier, qui mena lui aussi sa « révolution » en 1838.Usant des potentialités techniques nouvelles, ilcréa un nouveau format (in-18 Jésus) qui lui per-mit de comprimer la matière typographique etdonc d’offrir des livres plus denses, à plus forttirage et surtout moins chers(le prix moyen s’abaisse de 7à 3,50 F). Contrainte de s’ali-gner, la librairie désormais« industrielle » multipliaalors les initiatives (livrai-sons et livres à « quatresous », collection à 1 F deMichel Lévy, etc.), s’orien-tant clairement vers la voiedu livre bon marché. Leseffets sur la création littérai-re n’étaient pas moinsminces. La littérature, désor-mais, n’était plus dissociabledu livre, unité marchande,comptable, soumise à descontraintes matérielles etcommerciales extérieures au

Une protohistoire de la culture de masse

Dominique Kalifa

L’émergence de la culture de masse trouve ses origines en plein cœur

du 19e siècle lorsque modernité et innovation technologique ouvrent la

voie à une forme d’industrie culturelle touchant le plus grand nombre.

Evocation en trois temps de cette genèse.

Dominique Kalifa estprofesseur d’histoirecontemporaine àl’Université Paris-1 –Panthéon-Sorbonne, où ildirige le Centre derecherches sur l’histoire du19e siècle. Spécialiste del’histoire du crime et de sesreprésentations, il anotamment publié La Culture de masse enFrance (La Découverte,2001).

« Ainsi par ses livres, la classe lettrée entretient lecommerce de la papeterie, les ateliers de brochage, lesfonderies de caractères, les fabriques de machines àimprimer ; par les pièces de théâtre, elle fait vivre unemultitude innombrable d’acteurs, de comparses, demachinistes, de compositeurs, de décorateurs et decommis ; par ces trois industries, elle paie d’énormesloyers pour les libraires, pour les directeurs de spec-tacles, pour les journaux, sans compter ce que le gou-vernement retire d’elle en droit des pauvres, en papiertimbré et en frais de postes ». La Presse, 10 septembre1836. Cité par A. Vaillant et M. E. Thérenty, 1836, L’An Ide l’ère médiatique, Paris, Nouveau Monde Edition,2001, p. 226.

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strict domaine littéraire ; l’écriture devenait unmétier, astreint aux exigences industrielles derendement et de standardisation (c’est le cas desfeuilletonistes, ou d’auteurs de théâtre commeScribe).

La troisième innovation est peut-être plus pré-gnante encore. Elle concerne l’image, dont la pla-ce, le poids et la fonction connaissent dans ces

mêmes années unaccroissement specta-culaire, aux sourcesd’un nouveau systèmede représentations deplus en plus adossé auregard et au visuel. Une« poussée illustrative »

est alors sensible dans l’édition, notammentpopulaire, où lithographies, vignettes et gravuress’imposent, affectant l’écriture même du texte.Ce mouvement est tout aussi net dans la presse(les grands magazines illustrés se multiplient,comme Le Magasin pittoresque en 1837 ou L’Illus-tration en 1843) ou l’univers de la rue (affiches,panoramas, mouvement du boulevard). Iltriomphe surtout dans l’invention de la photo-graphie, cette rupture majeure qui inaugure un

nouveau régime de figu-ration et de reproduction.La décision étatiqued’acheter en 1839 le brevetde Niepce et Daguerrepour le verser dans ledomaine public montred’ailleurs que les contem-porains avaient pris toutela mesure de cette décou-verte : une technique, unemachinerie, qui devait fai-re de la représentation denous-même l’image démo-cratique par excellence !

La dernière innovationdes années 1830 affectel’ordre du discours. La« querelle du roman-feuille-ton » qui s’amorce en 1836,la dénonciation de la « lit-térature industrielle » parSainte-Beuve en 1839 et lelong débat qui s’en suitdans les revues, les salonsou la tribune de la Chambresont pleinement constitu-

tifs de cette entrée dans l’ère des masses. Croisantles griefs esthétiques, les arguments moraux oules préjugés politiques, le réquisitoire alarmistedressé alors contre « la mauvaise culture » consti-tua une sorte de matrice discursive, que l’on réac-tiva lors de l’apparition de chaque média nou-veau.

À tous ces égards, la Monarchie de juillet appa-raît donc fondatrice. À cette offre renouveléemanquait cependant une assise sociale plus lar-ge, capable de lui offrir un marché de consom-mation à sa mesure.

L’offre et la demande

C’est donc à la seconde moitié du 19e sièclequ’il revint, en France, d’accorder l’offre à sademande. Les embellies économiques, l’éléva-tion relative, mais continue, du revenu moyenet des niveaux de vie, la sortie progressive d’unmodèle de domination sociale fondé sur l’af-frontement et l’exclusion au profit d’une logiqued’intégration méritocratique jouèrent largementen ce sens. Les transformations du cadre socio-politique et de l’équipement culturel accentuèrentle mouvement : le suffrage universel masculinest acquis en 1848 et la censure tend à s’éteindreaprès 1868; l’école et l’alphabétisation progressentrapidement ; la ville, remodelée et haussmanni-sée, réinvente les formes du spectacle urbain ; lesystème neuf des kiosques de gare lancé par LouisHachette inaugure des réseaux de distributionplus efficaces, complétés dans les mêmes annéespar un meilleur dispositif de librairies et de biblio-thèques.

Dans ce contexte renouvelé, une série d’ini-tiatives décisives sont prises en matière d’offre etde production culturelles. C’est d’abord le lan-cement, révolutionnaire, du Petit Journal en 1863.Suivi par une floraison d’autres périodiques dumême type, le journal de Millaud constitue uneétape essentielle dans l’avènement de la culturede masse. Par son prix (le plus bas possible, 5 centimes), son principe de vente au numéroqui brise la logique élitiste de l’abonnement etson système de représentation (fondé sur le faitdivers, la causerie bonhomme, le spectacle quo-tidien ouvert sur un monde à la fois monstrueuxet merveilleux) il réussit à capter un très largepublic, dont il sent l’immense virtualité, et à luioffrir une synthèse imprimée de ses aspirations.À la fin des années 1860, Le Petit Journal tire ain-si à près de 500000 exemplaires.

Le livre est une unité marchande,

comptable, soumise à des contraintes

commerciales extérieures au domaine

littéraire.

Arch

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Au 19e siècle, la place de l’image connaîtun accroissement spectaculaire, aux

sources d’un nouveau système dereprésentations de plus en plus adossé

au regard et au visuel.

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Un mouvement parallèle est perceptible dansle monde de l’édition, notamment au travers del’édition scolaire dont le rôle est central dans lechangement d’échelle qui affecte alors le mon-de de l’imprimé. Non seulement des éditeurscomme Hachette, Delagrave ou Colin ajustentleurs publications et leurs tirages à un public sco-laire en fort accroissement quantitatif, mais ilsexpérimentent aussi dans l’édition de manuelsdes pratiques éditoriales (commandes, paiementau forfait, cahier des charges contraignant) quisont par la suite généralisées dans les autres sec-teurs, à commencer par la littérature.

Mais les initiatives des années 1860 ne seréduisent pas au seul registre de l’imprimé. Lamodernisation touche aussi le monde des spec-tacles, qui entre en régime industriel. C’est notam-ment le cas du café-concert, qui se structure alorsdans un réseau hiérarchisé de salles et rode despratiques plus professionnelles. Dans la villeremodelée se dessine une sorte de spectacle mobi-le et subjectif, dans lequel on a pu voir l’archéo-logie du cinéma. Mais l’exemple le plus significatifest sans doute celui de l’Exposition universellede 1867, qui accueille 11 millions de visiteurs, soitplus du double qu’en 1855. C’est d’ailleurs là,dans cette curieuse entreprise qui conjugue édu-cation des masses et encyclopédisme industriel,mêle les fonctions commerciale, politique et esthé-tique, que Walter Benjamin voulait voir l’acte debaptême de l’industrie du spectacle.

Industries culturelles

Ces années sont encore celles où s’organise etse structure l’appareil des industries culturelles,en marche accélérée vers l’économie de marché.C’est vers 1860 que Jean-Yves Mollier repère laconvergence, dans le monde éditorial, de l’Ar-gent et les Lettres, que Disdéri fait entrer l’activi-té photographique dans l’âge industriel et les cir-cuits financiers, que le monde de la presse resserreses liens avec celui de la banque ou de l’entre-prise, qu’à l’autre extrémité de l’échelle sociale sereconnaît un monde de « prolétaires intellec-tuels ». Fortes du grand public qu’elles com-mencent à s’attacher, les industries culturellestendent à s’insérer de façon étroite dans les cir-cuits économiques et financiers du capitalismemoderne.

Dans les années 1900, le temps des massesparaît donc pleinement constitué. Une riche cul-ture de l’imprimé est désormais à l’œuvre, qui

transite par la presse populaire (plus de 5 mil-lions d’exemplaires) et par une édition de largecirculation dont les livres brochés ou les fasci-cules entrent alors dans l’ère des « Cent mille » (Le Livre Populaire de Fayard). L’industrie du spec-tacle est désormais autonome. Le café-concert(274 salles à Paris en 1900) entame sa conversionvers le music-hall, encore plus standardisé etindustrialisé. L’Exposition est devenue foire(1900), où s’invente la figure du « spectateur-acheteur » appelée au devenir que l’on sait. Lesport-spectacle est né, principalement autour dela course cycliste (Paris-Bordeaux, puis, Paris-Brest en 1891, le Tour de France en 1903), en liai-son avec des entreprises de presse comme Le PetitJournal ou L’Auto. L’image, surtout, est plus pré-sente que jamais. Omniprésente dans la rue (ondénonce l’ère de « l’affichisme »et les ravages de la publicité), leslivres à bon marché ou les jour-naux populaires (c’est le tempsdes fameux « Suppléments illus-trés » du dimanche), elletriomphe avec le cinémato-graphe. Né en 1895, celui-ci s’im-pose peu à peu comme la syn-thèse animée de toutes les émotions, les valeurset les représentations disponibles. Sorte de kaléi-doscope où s’invitent toutes les forces et lesformes de la modernité, la science et la vitesse, latechnique et le mouvement, l’énergie et le plaisir,il acquiert presque aussitôt un caractère de pas-sion populaire. Toute une culture est désormaisà l’œuvre, qu’il reviendra au siècle qui s’ouvre deprolonger, d’amplifier ou de contester. ■

Les transformations engendrées

par l’entrée dans la modernité

industrielle et urbaine ont modifié

l’horizon culturel du plus grand

nombre.

Dans les années 1860, la modernisationtouche aussi le monde des spectacles,qui entre en régime industriel. C’estnotamment le cas du café-concert, quise structure alors dans un réseauhiérarchisé de salles et rode despratiques plus professionnelles.

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D.R.

T H È M E Cette culture qu’on dit « populaire »

Louvain [numéro 144 | décembre 2003]18

On a souvent souligné, depuis une vingtained’années, les multiples significations de l’appel-lation « littérature populaire », sources d’équi-voques et d’approximations, sur le plan pratiquecomme sur le plan théorique. L’adjectif qualificatif« populaire », si l’on se fie par exemple au PetitRobert, peut endosser en effet trois grands sens etdésigner ce qui émane du peuple, ce qui a trait aupeuple et lui est destiné, ce qui est aimé du peupleenfin. Voici donc la nébuleuse et protéiforme « lit-térature populaire » écartelée d’emblée entre troisavatars potentiellement fort dissemblables. Sil’on retient plutôt l’origine « populaire », on seratenté de privilégier soit des textes censés expri-mer un imaginaire collectif, portés par la perfor-mance orale de conteurs et autres rhapsodes; soitdes textes rédigés par des auteurs issus de classessociales modestes, comme dans le cas de la« poésie populaire » parrainée par George Sandou Hugo dans les années 1840 ou dans celui del’éphémère « littérature prolétarienne » prônéepar Henri Poulaille dans les années 1930. Maisces œuvres n’ont bénéficié que d’une diffu-sion très modeste.

Si l’on insiste au contraire sur la viséedu peuple comme lectorat spécifique, onfera la part belle aux intentions présidantà la rédaction et à la diffusion des textes,qu’elle relève de la logique marchandedes industries culturelles ou de desseinsédifiants. Dans ce cas encore, sur la seu-le foi de leurs thématiques « popu-

listes », on en arrive parfois à qualifier para-doxalement de « populaires » des textes au public(très) restreint. Le troisième sens présenteraitl’avantage de se prêter à une objectivation quan-

titative, en prenant en comp-te le support et en réservantl’adjectif « populaire » auxseules pratiques de consom-mation culturelle partagéespar le grand public, donc

corollairement aux œuvres dites de large circu-lation ou de grande diffusion. Quelle que soitl’acception du terme privilégiée, elle ne dissipetoutefois en rien le flou notionnel redoutable etprobablement inextricable, qui auréole le sub-stantif-fétiche de « peuple », dont c’est peu dire

qu’il a des accents idéologiques variés, et qu’onne peut l’employer innocemment.

De la tradition orale au roman-feuilleton

Par delà les ambiguïtés de l’usage ordinaire duterme, trois emplois de cette appellation si plas-tique paraissent néanmoins les plus répandus.Le premier consiste, depuis les folkloristes du19e siècle, à faire de « littérature populaire » etde « littérature orale » des synonymes. C’est danscette optique que se mènent, par exemple au Bré-sil (où l’oralité traditionnelle n’a pas encore étélaminée par les mass médias), de fécondesrecherches sur les « littératures de la voix ». Leursconclusions contribuent, mutatis mutandis, àrenouveler notre approche de phénomènes cul-turels disparus en Europe occidentale ou ne sub-sistant plus qu’à l’état résiduel, en éclairantnotamment l’osmose et la contamination réci-proque entre culture orale populaire, littératurepopulaire écrite et littérature savante. Dans notreapproche, le découpage canonique et le regardacadémique tendent spontanément à dissocierces objets.

La deuxième acception assez fréquente revientà désigner, depuis Charles Nisard en 1854, par« littérature populaire » la littérature de colpor-tage. Prolongeant les travaux pionniers de l’École des Annales, une ambitieuse réflexion plu-ridisciplinaire et comparatiste s’est attachéedepuis une quinzaine d’années à éclairer la réa-lité polymorphe, aussi complexe que méconnue,des imprimés de large circulation (livrets etromans de la Bibliothèque Bleue, placards et alma-nachs, estampes et chansons, canards et jeux decartes…) au cœur de l’espace public des socié-tés traditionnelles, dont la grande fracture de 14-18 entérine et précipite le déclin avec la « findes terroirs ».

C’est toutefois un troisième sens qui, demanière transnationale 1, semble souvent préva-loir. Il circonscrit le phénomène au « roman popu-laire » du 19e siècle et de la Belle Époque, c’est-à-dire cette énorme production de récits fictionnelsnée avec le roman-feuilleton et l’alphabétisationde masse, qui ont légué à notre imaginaire collectifquelques figures mythiques, de Monte Cristo

Une appellation d’origine mal contrôléeJacques Migozzi

Par delà toutes les récupérations et confusions, l’enseigne « littérature populaire »

peut déconcerter par son hospitalité, au point de passer pour une auberge espagnole,

ouverte aux genres, publics et supports les plus divers.

Jacques Migozzi est attachéau Centre de recherches

sur les littératurespopulaires et les culturesmédiatiques de Limoges.

La fiction de masse et les usages

populaires ont toujours été occultés

par le discours dominant.

1. Voir Alain-Michel Boyer, LaParalittérature, Paris : PUF, coll.

Que sais-je?, 1992, pp. 14-15.

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à Fantômas en passant par Rocambole, Par-daillan, Arsène Lupin. Aux yeux d’un très largepublic, cette production constitue encore, à elleseule, toute la littérature populaire, et l’on peuts’interroger sur cette étrange restriction, qui limi-te l’empan chronologique de l’appellation à unesorte de préhistoire de la culture massmédia-tique. On crédite ainsi rétrospectivement lesfeuilletons, « romans à quatre sous » des années1840 et autres « petits livres » de la Belle Époqueou de l’entre-deux guerres, d’une sorte d’au-thenticité « populaire » aujourd’hui disparue,broyée dans le laminoir quotidien de l’écran-roi.Et de fait, lorsqu’il s’agit d’évoquer les fictionsimprimées destinées au grand public dans laseconde moitié du 20e siècle, hors de certainscercles universitaires qui les dénomment « litté-rature de grande consommation » ou « littératu-re sérielle » 2, on privilégie les appellations géné-riques : science-fiction, roman policier ou polar,roman rose ou roman pornographique, romansentimental, roman-photo, heroic fantasy, romand’espionnage…

Le terme de « paralittérature » a pu paraître untemps s’imposer comme nouveau label englo-bant, mais, malgré la polysémie de son préfixe« para », qui indique tout à la fois l’opposition etla contiguïté, il se situe trop directement dansune tension avec la littérature reconnue, en négli-geant la diversité des usages sociaux et des sup-ports propres à ces genres de grande diffusion.Dépourvue du crédit positif attaché dans cer-tains cas au terme « populaire », l’enseigne « para-littérature » est donc rarement revendiquée dansle discours des auteurs et des éditeurs, sauf quandelle est affichée comme un emblème de contre-culture, essentiellement dans le monde nord-américain.

De mauvaises lectures ?

Exit alors, pour cause de péremption et deconfusion, l’appellation de « littérature populai-re » ? Pas tout à fait, car elle ressurgit sporadi-quement, lancée comme une marque d’infamieou brandie comme un étendard, à propos desromans de Guy des Cars, des romanciers de l’É-cole de Brive ou encore de la série policière duPoulpe. Somme toute et tant bien que mal, lalocution s’est maintenue jusqu’à nos jours pournommer tout le refoulé de la littérature officiel-le, ce qui révèle nettement qu’elle a plus valeurde marqueur canonique et axiologique que de

désignant générique.La fiction de masse

et les usages populairesont toujours été occul-tés et stigmatisés par lediscours dominant,qu’il soit politique,ecclésiastique, laïqueet pédagogique, socia-liste ou académique.Au vrai, l’anathème et la proscription dansle hors-champ de l’infra-littérature et de lanon-culture s’avèrent d’une stupéfiante sta-bilité depuis plus de cent-soixante ans, depuisl’invention du roman-feuilleton 3 jusqu’àaujourd’hui. Et la parenté des réquisitoirescroisés du camp conservateur et du campprogressiste frappe pareillement, tant auniveau des arguments employés qu’àcelui de leurs attendus et de leurs pré-supposés. Tous deux assimilent la lit-térature populaire à un dangereux« opium du peuple » et la lecture non distan-ciée à un glissement vers l’« entre-deux morts »de la folie. Assouvir fictionnellement ses fan-tasmes, ou du moins les exacerber par les sorti-lèges du récit, entraînait pour les catholiques lelecteur-pécheur (et surtout la lectrice-pécheres-se !) vers l’oubli du salut de son âme, tandis queles spartiates progressistes du 19e siècle, puis lesmarxistes au 20e siècle y voyaient plutôt uneamnésie de la conscience civique, une « mort »provisoire à la citoyenneté en quelque sorte.

Les racines de ce refoulement institutionnelsont de toute évidence socio-historiques, poli-tiques et idéologiques. L’esthétique n’est en défi-nitive qu’un alibi. La condamnation de ces « mau-vais genres », dont le succès est construit sur lesressorts troubles de la passion, de la déraison,du sexe ou de l’effroi ne sont que paravent oucache-sexe. Dans la société moderne née de lagrande fracture révolutionnaire, ce qui se jouebien plus profondément c’est l’inquiétude sinonla répulsion des élites face aux conséquences poli-tiques, sociales et culturelles de la démocratie,et notamment l’avènement irrésistible d’un lar-ge lectorat « illettré » au cœur de l’espace publicgrâce à la « révolution silencieuse » de l’alpha-bétisation de masse. À mauvais genres, mauvaislecteurs : la littérature mineure ne serait-elle pascelle que consomment ces lecteurs « mineurs »socialement et/ou idéologiquement que sont lesenfants, les femmes et le Peuple, ce grand enfant,

T H È M E

2. Voir notamment PaulBleton, Ça se lit comme unroman policier. Comprendre lalecture sérielle, Québec : NotaBene, Études culturelles, 1999.

3. Voir pour une riche moissonLa Querelle du roman-feuilleton -Littérature, presse et politique, undébat précurseur (1836-1848),Textes réunis et présentés parLise Dumasy, Grenoble :ELLUG, Université Stendhal,1999, passim. Cette anthologieinclut en particulier le texteintégral de l’article célèbre deSainte-Beuve « De la littératureindustrielle », paru dans LaRevue des Deux Mondes du 1er

septembre 1839.

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Cette culture qu’on dit « populaire »

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si prompt à se laisserdominer par la dérai-son, « la folle dulogis » et l’hystérie,trois attributs dontdes siècles dejudéo-christianis-

me ont fait l’apanage des fillesd’Ève ? Sans conteste, c’est bien d’un rapportconflictuel des élites à un peuple appréhendécomme primitif et immature, et néanmoins consa-cré comme principe spirituel de la démocratie,que procèdent les réquisitoires contre des fic-tions jugées insanes, corruptrices et mystifica-trices.

Littérature ou littérature ?

Si la distinction littérature/littérature popu-laire se rigidifie et se fait plus véhémente au fil du19e siècle, en même temps que les deux circuits deproduction deviennent de plus en plus distinctset symboliquement antagonistes au sein duchamp littéraire, c’est aussi parce que d’une partla Littérature a besoin de son Autre pour affir-mer son identité et son existence, et que d’autre

part la littérature, dans ses usages sociaux, assu-me de plus en plus le rôle d’un vecteur de dis-tinction socioculturelle, car elle permet de recons-tituer un espace symbolique protégé valorisantla singularité du lettré face à la multitude. En sedémarquant de l’« universel reportage » selon laformule fameuse de Mallarmé, donc des récitsdestinés aux foules avides de sensationnel etd’illusion référentielle, la Littérature consacréeérige ainsi en critères discriminants, socialementcomme esthétiquement, la non-compromissionde la « création » littéraire avec la « production »de la « Littérature industrielle », qui affiche tropsa porosité à l’égard de la trivialité marchande etexploite le filon de la sérialité.

Cette abrupte dichotomie de la Littérature àmajuscule et de la roturière « littérature popu-laire » ne semble plus guère pertinente aujour-d’hui, surtout lorsqu’on considère l’hybridationgénéralisée, sur le plan générique comme sur leplan médiatique, qui affecte les récits fictionnelsque nous consommons dans de multiples sup-ports écrits et audiovisuels. Du reste, c’est pro-bablement la notion même de « littérature » quine sortira pas intacte du bouillon de culture mass-médiatique du 21e siècle… ■

Le mot pour le dire : « culture populaire »

Du peuple élu aux élus du peuple, du vain peuple de Voltaire à la puissance du peuple de Mirabeau, on voit que peuple peut dénoter le tout ou lapartie. Tantôt c’est toute la population, celle du registre, tantôt les gens du peuple, voire la plèbe ou la populace. Ici le mot accepte le dessus dupanier, là-bas il n’en retient que la panse et le fond. Populaire suit cette logique, avec toutefois un net penchant pour le tout venant qui faitnombre. Lorsque le droit de vote n’est plus réservé aux gens fortunés, mais s’étend à la population entière, il est populaire au sens premier. Maisquand on vise l’électorat de condition modeste, et dès lors de masse, comme le fit le Front populaire, c’est le second qui prime. Dans les deux caspourtant, on ne devient l’élu(e) du peuple qu’à condition d’obtenir sa faveur, d’être populaire. Seuls échappent à cette exigence les états autopro-clamés populaires, ceux dont les dirigeants n’ont plus besoin de l’être, les élections ayant été abolies.Populaire exprime donc souvent ce qui est étranger à la classe dirigeante, cultivée ou aisée. C’est le cas quand bal, croyance, expression, quartier,soupe, etc. sont nommés ainsi. Quand il définit la culture, un choix s’offre entre deux acceptions, selon que populaire renvoie au peuple commesource ou comme cible. Dans un cas, les biens culturels, ou qui sont perçus tels (cf. Louvain, N° 118), sont mis à la portée du plus grand nombre. EnFrance, le Théâtre National Populaire, de Copeau à Vilar, fut de cette mouvance. Dans l’autre cas, culture populaire s’entend comme l’ensemble desproductions artistiques, esthétiques, spirituelles ou sociales émanant du peuple. Cela va des chants et légendes aux dictons et devises, des fêtes etfoires aux 24 heures et halloween, des cortèges et processions aux « parades », sans oublier les modes vestimentaires, culinaires et capillaires. Bref,tout ce qui naguère relevait du folklore (entendez science du peuple), mais à quoi s’ajoute désormais, vu la « société des loisirs » et les « massmedia », un spectre large (voire menaçant !) de divertissements télévisés et téléguidés. En ce sens, qui dit culture populaire dit consommation demasse. Quand un peuple est gavé de pain et de jeux du cirque, de « rave parties », de décibels à la pelle et de concerts psychédéliques, la culturedevient un commerce qui peut rapporter gros. Et quand un slogan publicitaire vous dit : « Parce que vous le valez bien ! », de qui se moque-t-on, dupeuple comme tout ou comme partie ? (Maurits Van Overbeke)

Extrait du Petit Robert.

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Marcel Mauss, dans le Manuel d’eth-nographie publié en 1926, notait que « tra-ditions », « croyances », « religion »,« superstitions »… « populaires » étaientdes « notions très vagues ». Ce constatmettant en évidence le flou de la notionde « populaire » rejoint le manque deprécision, probablement constitutif, de ladéfinition de l’objet du folklore: la « culture popu-laire ».

Pareillement à la notion d’art populaire quiapparaît en Europe au 18e siècle, le folklore, dansun contexte historique spécifique, institue lepeuple en sujet de l’histoire et en objet derecherche. Les arts et traditions populaires sortentpeu à peu de l’illégitimité, entre autres politiqueet religieuse. Les traditions populaires qui furentlongtemps envisagées comme des errements del’esprit humain deviennent progressivement unobjet digne d’intérêt social et scientifique. La cul-ture populaire se trouve ainsi prise en compte. Lescollectes (d’objets, de contes…) s’organisent etdes institutions muséales spécifiques naissentun peu partout à la fin du 19e siècle.

Cependant la multiplication des initiatives etla reconnaissance progressive de l’intérêt scien-tifique ne lève pas l’ambiguïté sémantique. Que

recouvre, qu’englobe la culture populaire? Uneculture paysanne ou rurale, une culture des cam-pagnes françaises ou (chez nous) wallonnes, uneculture régionale ou locale, une culture des ter-roirs, une culture liée à une langue… ? De façongénérale, de nombreux folkloristes et ethno-graphes de l’époque se rallient à la « définitionattribuée à Mauss : est populaire tout ce qui n’estpas officiel. Le “non officiel” renvoie, dans lecadre d’une sociologie durkheimienne, à des cou-rants souterrains de la vie sociale ou à des faitscollectifs faiblement cristallisés dans des institu-tions » 1. Ainsi, comme le note Florence Weber,la création, quelques années avant la SecondeGuerre mondiale, du Musée national des Arts etTraditions Populaires (à Paris), veut promouvoirl’étude scientifique de la société française contem-poraine, dans ses aspects les moins officiels, lesplus populaires, les plus quotidiens.

De la culture populaire au patrimoine immatériel

Gérard Derèze

Depuis que le folklore et l’ethnologie ont été institués comme disciplines,

la notion de « populaire » a toujours été centrale dans la définition même

de l’objet de leurs approches. Notre propos est de montrer comment une

évolution terminologique reflète des changements relevant à la fois d’une

ouverture disciplinaire et d’une volonté d’intervention politique.

Gérard Derèze estethnologue. Il estprofesseur auDépartement decommunication del’UCL.

1. Weber Fl., L’ethnologie etl’État en France, des annéesTrente aux années Cinquante,texte non publié.

Fête de la Laetare à Stavelot. LesBlancs-Moussis sont parmi les figuresles plus populaires du folklore wallon.

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« Le folklore scientifique » ou « l’ethnogra-phie folklorique » va alors privilégier – selon lesorientations de recherche parfois conflictuelles– les modes de création collective et de trans-mission orale, les survivances qui semblent êtredes traces archaïques menacées par le procèsd’industrialisation ou encore les œuvres et lescoutumes du « petit peuple ».

Nouvelles formes

Avec l’implantation et le développement desapproches ethnologiques dans nos pays euro-péens, la perspective s’élargit au monde industrielet urbain. « Les légendes et croyances de nosancêtres ont pris de nouvelles formes: les feux-fol-

lets se sont transformés en sou-coupes volantes et le diable, quijadis venait enlever les jeunesfilles, s’insinue maintenant, dit-on, dans la musique de certainsgroupes rock. Par ailleurs les

ethnologues s’intéressent à des phénomènes on nepeut plus contemporains : les activités commer-ciales, l’habitation, l’alimentation, l’urbanisation,etc. » 2

Dans cet environnement disciplinaire élargi età côté de préoccupations ethnologiques radica-lement contemporaines, une orientation derecherche centrée sur le sentiment d’urgence et le« sauvetage » demeure vivante. Pour les tenantsde cette voie revivaliste, l’ethnologue est alors« le dernier à pouvoir dire : “telle pratique, tellecroyance, tel objet ou tel savoir ont existé ; telleparole a été proférée…” dont nulle archive offi-cielle ne conservera la trace. […] Du point de vuede la connaissance, la justification est toujours lamême: il faut s’empresser d’aller “recueillir à lasource” ce qui deviendra peut-être “source” pourles chercheurs du futur, telle est notre responsa-bilité historique. Mais cette option unanime apour effet une sélection tacite et insidieuse dessujets d’étude : on penchera plutôt vers une eth-nographie des œuvres, en donnant à ce dernierterme son sens le plus large. Objets de la vie quo-tidienne, savoirs, outils et produits du travail,habitats et sites, arts “populaires”, musique etlittérature orale… sont toujours les premiers éluscar leur description externe, leur dénombrementet donc leur capitalisation patrimoniale sontimmédiatement concevables. Dans cette logiqued’inventaire, l’objet de l’ethnologie se confondavec une liste d’objets empiriques, certes tou-

jours croissante – les choses de l’industrie se sontajoutées récemment aux choses de la vie rurale –mais selon le même principe » 3.

Même si certains discours « sur la société rura-le, et sur la culture “traditionnelle” qui en seraitl’expression, tendent à s’organiser en de véri-tables systèmes de mythes qui s’articulent autourde quelques thèmes s’attachant au passé, parmilesquels ceux de l’âge d’or et du paradis perdu tien-nent sans doute une place essentielle » 4, c’est entant que productions culturelles, identitaires etsymboliques que la plupart des ethnologues ten-tent aujourd’hui d’étudier ces discours. Ces der-niers ouvrent très largement le champ, toujoursflou, du populaire aux mouvements et soubre-sauts de notre monde actuel.

Pour la mission du Patrimoine ethnologique(qui a joué, en France 5, un rôle important cesvingt dernières années dans le développementdes recherches souvent dénommées d’« ethno-logie du proche »), le « patrimoine ethnologiqued’un pays est constitué par l’ensemble des faitssociaux et culturels qui fondent l’identité dechaque groupe et communauté, permettant deles différencier les uns des autres (savoirs intel-lectuels et techniques, représentation du mon-de, organisation sociale…) ».

Patrimoine « vivant »

On peut certes être effrayé par « l’ampleurgrandissante des objets nouvellement investisd’une valeur patrimoniale. On a parfois l’im-pression d’un élargissement à l’infini » 6, entreautres, avec ce que Daniel Fabre appelle la troi-sième amplification, à savoir « celle qui conduitde la pierre au vivant ». Dans le mouvement decette amplification apparaît une nouvelle notion,le « patrimoine vivant ». Ce concept vise à iden-tifier l’ensemble des traditions ou pratiquessociales inscrites dans la vie quotidienne d’unecommunauté qui est soutenue par l’action depersonnes dépositaires et relais de la transmis-sion, qui caractérisent et construisent ainsi sonidentité culturelle. Ce patrimoine vivant peutêtre investi ethnologiquement dans deux pers-pectives majeures. La perspective statique tentede sauver les vestiges menacés d’une société envoie de disparition, tandis que la perspectivedynamique propose que les objets étudiés (fêtes,pratiques, manifestations…) ne soient « plus trai-tés comme des survivances de faits anciens quise seraient abâtardis, mais au contraire comme

2. L’ethnologie au Québec,Ministère des Affaires

culturelles, 1987.

3. Fabre D., L’ethnologue et sessources, Terrain, n° 7, Paris,

octobre 1986, p. 4.

4. Collomb G., Parler folklore :les fêtes au village en Savoie,Cahiers internationaux de

sociologie, vol. LXVIII, 1980,p. 84.

5. En France, la mission duPatrimoine ethnologique aété créée en 1980. Elle vient

d’être rebaptisée « Mission àl’Ethnologie » par un arrêté

du 15 mai 2003.

6. Fabre D., « Conclusions dela journée du 7 janvier » in Le

Goff J. (sous la présidencede), Patrimoine et passions

identitaires, Paris, Fayard -Éditions du patrimoine, 1998,

p. 291.

Les traditions populaires furent

longuement envisagées comme des

errements de l’esprit humain.

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l’expression contemporaine de représentationsconflictuelles des identités […] et des groupessociaux qui l’investissent » 7.

Selon les termes du communiqué final de laDéclaration adoptée à Istanbul par les États par-ticipant à la table ronde de l’Unesco les 16 et 17 sep-tembre 2002, « le patrimoine culturel immatérielconstitue un ensemble vivant et en perpétuellerecréation de pratiques, de savoirs et de repré-sentations, qui permet aux individus et aux com-munautés, à tous les échelons de la société, d’ex-primer des manières de concevoir le monde àtravers des systèmes de valeurs et des repèreséthiques. [Il comprend] les traditions orales, lescoutumes, les langues, la musique, la danse, lesrituels, les festivités, la médecine et la pharmaco-pée traditionnelles, les arts de la table et les savoir-faire ». Ce patrimoine est « l’affirmation d’une cul-ture traditionnelle et populaire et le garant de ladiversité culturelle. Il est, en raison de sa précari-té, soumis au risque de disparition; d’où l’enjeu desinventaires, des travaux de recherche et d’étudeset de sa valorisation permanente » 8.

Chez nous, dans l’exposé des motifs du pro-jet de décret 9 relatifs aux biens culturels mobilierset au patrimoine immatériel de la Communautéfrançaise, on pouvait lire : « La culture tradition-nelle et populaire, qui fait partie du patrimoineuniversel de l’humanité, est un puissant moyend’affirmation de l’identité culturelle des diffé-rents peuples et groupes sociaux et constitue lasource principale de la création contemporaine.Vu l’extrême précarité des formes de la culturetraditionnelle et populaire, en particulier cellesqui se rattachent à la tradition orale, et le risquede les voir disparaître, il convient de reconnaîtrepleinement leur rôle et d’agir pour les protégerdes menaces dont elles sont l’objet. »

Corrélativement, la dénomination de « tré-sors vivants » est apparue et elle fait l’objet d’unereconnaissance officielle. « Les “trésors vivants”sont des individus ou des collectivités qui exer-cent des activités d’une valeur remarquable surle plan culturel, utiles pour l’exercice d’un artmajeur, caractéristiques d’un mode de vie, d’unelocalité, d’un style. Le statut de “trésor vivant” estassorti de mesures permettant de perpétuer lestechniques, savoirs et pratiques d’intérêt ethno-logique et d’assurer leur transmission par la for-mation de nouveaux détenteurs, ainsi que laconnaissance scientifique détaillée » 10.

En regard des dispositions politiques actuelles,on est en droit de se demander si la « labellisation

patrimoniale » demanifestations et sil’accumulation d’ob-jets et d’œuvres detoutes sortes « com-me autant de témoi-gnages d’un passérévolu ou d’une cul-ture laminée » 11 relè-ve davantage d’unevéritable tentative decompréhension eth-nologique ou plutôt d’un projet de valorisationrevivaliste où la nostalgie s’érige en principemajeur de la conservation. En d’autres mots, lesusages politiques, sociaux et scientifiques de lanotion de « populaire » peuvent parfois être com-me la notion elle-même : peu clairs, multiples,parfois contradictoires ou ambigus.

D’une façon générale, on peut soutenir l’idéeque l’action scientifique, sociale (ou culturelle)et politique pour la connaissance et la sauvegar-de du patrimoine vivant appelle une éthique dela sauvegarde. C’est dans cette perspective deresponsabilisation que Jacques Le Goff a lancé« un appel à une moralisation des passions patri-moniales et identitaires, à la constitution d’uneéthique des passions » 12.

Une conception du monde

En conclusion, il nous paraît que le passage dela notion de « culture populaire » à celle de « patri-moine vivant » et « immatériel » ne lève en rienl’ambiguïté. En effet, avec l’ethnologue DenisCerclet, « nous pensons que le patrimoine n’estqu’une idée à travers laquelle nous exprimonsune certaine conception du monde. Cela signifieque ce n’est pas en analysant l’objet que l’on sau-ra si l’on peut dire de lui que c’est du patrimoi-ne mais en interrogeant ceux qui font exister cetobjet comme du patrimoine. Le patrimoine neleur est pas donné ; c’est eux et nous, en tant quemembres d’un groupe social, qui le construisons.Nous interprétons ces “objets” [matériels ouimmatériels] en leur reconnaissant certains signeset symboles qui les rattachent à une [dimension]patrimoniale. Nous pénétrons ainsi dans l’universdes stratégies sociales car, lorsque nous dési-gnons un “objet” comme patrimonial, nous pro-jetons sur lui le passé d’un groupe social, quenous le revendiquions comme le nôtre ou quenous nous en distinguions » 13. ■

7. Cuisenier J., Segalen M.,Ethnologie de la France, Paris,PUF, 1986, p. 87.

8. « La protection dupatrimoine immatériel »,www.ladocumentationfrançaise.fr./dossier_polpublic/patrimoine/preservation-_patrimoine

9. Le décret relatif aux biensculturels mobiliers et aupatrimoine immatériel de laCommunauté française datedu 11 juillet 2002 et a étépublié au Moniteur le24 septembre 2002.

10. Chiva I., « Le patrimoineethnologique : l’exemple de laFrance », EncyclopædiaUniversalis – Symposium,Tome I, 1990, p. 241.

11. Fabre D., « L’ethnologue etses sources », op. cit., p. 11.

12 Le Goff J., op. cit., p. 435.

13. « Entretiens avec DenisCerclet », Les reflets dupatrimoine,http://www.cmtra.org/entretiens/

Indiens d’Amazonie appartenant augroupe des « Cinta larga » (largesceintures). Ils détiennent sans contesteune partie du patrimoine culturelimmatériel de l’humanité, au sens oùl’entend l’Unesco.

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arrivent à se faire accepter par le plusgrand nombre comme « naturelles »et « évidentes », voire comme « uni-verselles ». Les études culturelles endéduisent un programme : analysercomment la structure des représen-tations cache autre chose, à savoirdes rapports de force d’une grandeinégalité, puis proposer des alterna-

tives à des structures culturelles qui puissent fai-re entendre la voix des groupes dominés.

Le grand intérêt des études culturelles n’estpas d’avoir plaidé la cause de la culture populaire(bien d’autres l’avaient fait avant elles), maisd’avoir montré que la culture populaire n’existepas et que les manières d’en parler sont tout saufinnocentes. En effet, pour les études culturelleson ne peut connaître la culture populaire qu’àtravers les représentations qui s’en donnent.Ensuite parce que ces représentations de la cul-ture populaire ne sont jamais construites de l’in-térieur : ceux qui « vivent » la culture populairene sont jamais ceux qui en (re)construisent lareprésentation. Depuis qu’on parle de culturepopulaire (grosso modo depuis l’industrialisa-tion de la seconde moitié du 18e siècle), c’est tou-jours de l’extérieur qu’on en parle, que ce soitpour en donner une image idyllique et pastora-le ou pour en dénoncer les turpitudes et les dan-gers. Cependant, l’enjeu politique de ces discoursest toujours le même: minimiser autant que pos-sible l’importance de la culture ouvrière qui com-mence à se manifester au moment de l’indus-trialisation et dont les caractéristiques majeures(goût du divertissement, appel aux instincts lesplus « bas ») menacent les évidences de la cultu-re dominante.

La culture populaire comme résistance

Comme le projet des études culturelles est enGrande-Bretagne un projet politique, on s’effor-ce de montrer que la culture populaire est uneculture de résistance. D’abord contre la culturedominante de l’élite sociale, qui se trouve refuséeen bloc. Ensuite contre la culture marchande desmass-médias. Autant que l’abus de la cultured’élite, les premiers porte-parole du mouvement

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La culture populaire n’existe pas

Nées en Grande-Bretagne dans les années1950 dans le sillage de la démocratisation émer-gente de l’enseignement, les « études culturelles »(cultural studies) ont redéfini radicalement notreconception de la culture. Au lieu de limiter laculture aux goûts de l’homme cultivé, elles ontimposé une approche plus anthropologique desphénomènes culturels, définis comme l’ensembledes pratiques symboliques et matérielles d’unesociété. Plus concrètement, elles s’attachent àdécrire les manières dont les hommes donnent unsens à ce qu’ils vivent. C’était ouvrir la voie àl’étude sérieuse et non paternaliste de la culturepopulaire, même si dans un premier temps lesnotions de culture populaire et de culture ouvriè-re se chevauchaient insensiblement.

Très vite, les études culturelles ont formulé lathèse que ces significations n’ont rien de naturelou d’immuable, mais qu’elles sont « construites »sous la forme de représentations, c’est-à-dire desymbolisations d’un rapport au réel (que leshommes reçoivent et subissent en même tempsqu’ils les modifient). Variables dans le temps, ces

représentations divergent aussi syn-chroniquement : plusieurs représen-tations concurrentes circulent, ce quine veut pas dire qu’elles sont iden-tiques. Comme toujours certaines sontplus égales que d’autres et suivant les

rapports de force entre les groupes dont éma-nent ces représentations, les unes seront dominéeset les autres, dominantes. Dans les sociétésmodernes, ces rapports ne passent plus par laforce brute, qui pousserait les représentationsdominantes à censurer les représentations domi-nées, mais par des stratégies plus subtiles. Lesreprésentations dominantes sont alors celles qui

Cette culture qu’on dit « populaire »

Études culturelleset culture populaire

Jan Baetens

La culture populaire et la culture contemporaine semblent être

devenues des termes interchangeables. Les « études culturelles », une

discipline née dans le but explicite de défendre la culture populaire,

montrent que cette identité apparente ne doit pas faire oublier les

rapports de force qui se cachent derrière la valorisation du populaire.

Jan Baetens est professeur àl’Institut d’études

culturelles de la KULeuven, où il s’intéresse

entre autres aux rapportsentre culture d’élite etculture populaire ainsi

qu’aux multiples échangesentre mots et images. Il est

l’auteur de plusieursvolumes sur la bande

dessinée, le roman-photo,les cultural studies.

L’intérêt des études culturelles

est d’avoir montré que la

culture populaire n’existe pas.

D.R.

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dénonçaient en effet l’influence maléfique de laculture de masse venue d’outre-Atlantique. Laplus grande menace pour la survie et le déve-loppement de la culture ouvrière n’était pas lemépris des couches « supérieures » de la société,mais le nivellement et l’esprit de consommationsuscités par les produits commerciaux des indus-tries culturelles américaines. Hoggart, parexemple, dont La culture du pauvre (une étudemi-anthropologique mi-autobiographique de laculture ouvrière des années 20 et 30 publiée en1957) passe pour le premier manifeste des étudesculturelles, n’a pas de mots assez durs pour l’in-troduction du juke-box dans les pubs, qui se tra-duit par l’érosion du chant en commun et detoutes les valeurs sociales y relatives.

Cette résistance est surtout pensée au niveaude la réception des produits de la culture de mas-se. Refusant le facile clivage des médias mani-pulateurs et du public manipulé, les tenants descultural studies mettent au point un système d’ana-lyse qui permet de rendre compte de la diversi-té réelle de la réception des produits de la cultu-re de masse, que l’on peut accepter, rejeter, ou seréapproprier en donnant une signification nou-velle aux sens que proposent ou insinuent ceuxqui contrôlent les mass médias et la société deconsommation qui s’y appuie.

Un exemple célèbre de réappropriation a étédonné par Richard Dyer, dont les études du musi-cal critiquent sérieusement l’interprétation tra-ditionnelle de ce genre cinématographique com-me exemple-type de la sous-culture de l’évasionet du lavage de cerveau. Insistant sur ce que ledivertissement a d’utopique, Dyer parvient àrevaloriser fortement le genre, y compris sur leplan politique. Des analyses comparables serontfaites pour les soaps, les romans Harlequin ouencore les messages publicitaires. Dans tous lescas, la culture populaire y apparaît comme uneforce susceptible de se jouer des messages et dessignifications qu’on cherche à lui imposer.

À mesure que les études culturelles s’installentcomme discipline en Grande-Bretagne, l’identi-fication implicite ou explicite de la culture popu-laire à la culture ouvrière devient de plus en plusproblématique. Tout comme la culture d’élite àlaquelle elle résiste à bien des égards, la cultureouvrière est en effet souvent une culture machis-te (et partant sexiste), « blanche » (et partant racis-te) et homophobe. Or, les années 60 et 70 voientnaître de nouvelles formes de contestation socia-le, dont le vecteur principal n’est plus tellement

celui de classe sociale, mais celui de la triade sex,gender, race : les mouvements féministe, homo-sexuel, antiraciste vont peser de plus en plus surla manière d’envisager les rapports entre domi-nant et dominé. Sur ce plan, l’apport des étudesculturelles made in USA va s’avérer décisif.

De la culture du melting pot à la culturearc-en-ciel

Aux États-Unis, les premières études cultu-relles prolongent certes les a priori anti-élitistesdes cultural studies à l’anglaise,mais elles s’en distinguent aussisur un point très précis. Contrai-rement aux chercheurs européens,Adorno et Horkheimer en tête, lesAméricains ne sont en règle géné-rale guère sensibles aux méfaitsréels ou supposés de la culture demasse, c’est-à-dire des industriesculturelles. Au contraire, la cul-ture de masse est souvent vue comme une cultu-re démocratique, vivante, libre, bref une culture àl’image (de soi) de l’homo americanus. La culture

La dénonciation du populisme

pourrait dissimuler une

dénonciation autre et plus

ancienne : celle de la culture

populaire elle-même.

Le film Hedwig andthe angry inch estreprésentatif de cetteforme de culturecontestataireaffirmant uneidentité différente.

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cée de plus en plus par la démarche militante desgroupes concernés, qui vont réclamer, puis prendrela parole eux-mêmes et donner voix à leurs reven-dications en assumant (entendez en affichant) desmodes de vie longtemps refoulés. De plus en plus,la représentation culturelle tend à être vécue surle mode de l’autoreprésentation. L’aspect le plusvisible, car le plus récent, est le glissement desétudes culturelles aux études queer, qui radicalisentla défense de l’homosexualité en brouillant la fron-tière même de l’homo et de l’hétéro.

Un parent pauvre ?

Les études culturelles sont devenues un véri-table paradigme, un modèle dominant dans l’ana-lyse culturelle contemporaine, surtout dans lemonde anglo-saxon. On peut toutefois se deman-der, et beaucoup de critiques se posent en effet cet-te question, si cette explosion de la discipline abénéficié à la culture populaire proprement dite.Certes, le mépris de la culture non légitime sembleavoir disparu de nos sociétés postmodernes etla culture de masse a cessé d’être dépréciée auseul profit de la culture d’élite. Il n’empêche tou-tefois que les inégalités résistent elles aussi, jusquedans une société que le goût populaire paraîtimprégner et dominer à tous les niveaux.

Un symptôme certain en est la critique de laculture de masse comme populiste, c’est-à-direcomme antidémocratique, non tolérante et tota-litaire. Qu’il y ait un rapport possible entre cer-taines formes de culture populaire et certainesformes de populisme est tout à fait possible. Res-te à savoir qui énonce un jugement pareil, car ladénonciation du populisme pourrait bien dissi-muler une dénonciation autre et plus ancienne,celle de la culture populaire elle-même. Uneremarque analogue pourrait se formuler au sujetde la culture « omnivore », que certains consi-dèrent comme le nec plus ultra du dépassementpostmoderne de la rupture entre culture d’éliteet culture populaire. Or, comme l’a bien souli-gné l’inventeur de l’étiquette, le sociologue amé-ricain Richard Peterson, la pluralité des goûts etla possibilité de tout combiner est justement unedes stratégies les plus perverses par lesquellesle nouveau public d’élite se distingue d’un publicpopulaire moins évolué, davantage enfermé dansun type de préférences culturelles. Ici encore, ilconvient de se souvenir de la grande leçon desétudes culturelles : à qui profite cet amour de laculture populaire? ■

américaine du melting pot semblait mieux accep-ter (pour mieux les absorber, pour mieux les éli-miner?) les différences culturelles que les cultureseuropéennes, apparemment plus monolithiques.Les attaques récurrentes lancées contre Holly-wood, par exemple, seront dénoncées à leur tourcomme le reflet d’une mentalité « europeocen-trique » (sous-entendu: inégalitaire, voire antidé-mocratique). S’ils véhiculent incontestablementdes représentations nocives aux intérêts et à l’in-tégrité des groupes dominés de la société, les mass-médias ne sont pas comme tels tenus pour res-ponsables de ces images.

Cela ne rend pas la réaction contre ces imageset les rapports de force qu’elles masquent ou ren-forcent moins violents. Dans le sillage du fémi-nisme, du mouvement pour les droits civils et desluttes pour la reconnaissance des droits des homo-sexuels, les études culturelles changent radicale-ment d’orientation (pour s’en rendre compte, ilsuffit de comparer les tables de matières respectivesdes deux anthologies principales dans le domai-ne des études culturelles, celle de During et cellede Grossberg). Le changement principal concernele sens de « populaire »: la notion de classe sociales’efface de plus en plus au profit de la notion deminorité et de communauté (c’est un peu cette vas-te mosaïque que couvre de nos jours l’étiquettede culture arc-en-ciel). De plus, l’idée tradition-nelle de l’étude des représentations est rempla-

Montrer ce qu’on veut êtreUn bel exemple d’art populaire est le portrait photographique telqu’on le pratique de nos jours en Afrique ou en Inde. D’un pointde vue « artistique » (occidental, bourgeois), ces images ont ledouble tort de paraître « naïves » et de ne pas ressembler à desphotographies, tellement y sont fortes la présence du décor (unetoile peinte devant laquelle on fait poser ceux qui font tirer leurportrait) et celle des stéréotypes de la culture de masse (les gensqui se font photographier imitent par exemple les poses des vedettesdu cinéma). D’un point de vue « populaire », ce genre d’imagesmontre très bien que la forme d’une pratique médiatique corres-pond à des usages et des besoins sociaux très profonds et très ori-ginaux (en l’occurrence, il ne s’agit pas de montrer « ce qu’on est »mais « ce qu’on veut être ») et qu’elle aide à repenser les catégo-ries dominantes (en l’occurrence l’idée que l’image photographiqueserait avant tout la trace du réel).