6
Gérard Poitrenaud Cycle et métamorphoses du dieu cerf © Lucterios, juin 2014 1 Introduction Les cerfs et les rennes descendent du ciel pour envahir les vitrines avant Noël, et Cernunnos lui- même passe dans l’internet comme un diable cornu et forestier nimbé de mystère. Dans le dessin animé Princesse Mononoké de l’artiste japonais Hayao Miyazaki, il est le grand esprit de la forêt, qui donne tantôt la mort ou tantôt la vie. Mais sait-on si un dieu-cerf des Celtes a vraiment existé ? Et si oui, en quoi consistait son culte et quels étaient, à part la ramure photogénique, sa nature et son rapport avec les autres dieux ? L’Église a fait de lui un diable sur une miniature d’un psautier du X e siècle produit en territoire franc et conservé à la bibliothèque de Stuttgart. On y voit un Satan coiffé de bois de cerf stylisés en ailes d’oiseau. Il est assis, les jambes croisées, dans un espace voûté et maîtrise un gros serpent à cornes de bélier. L’association des trois éléments improbables prouve que le miniaturiste s’est inspiré d’un monument gaulois qu’il avait eu sous les yeux. Cela vaut aussi pour une miniature du XV e siècle ornant le Conte du Graal, qui montre un diable à trois visages avec des oreilles et des bois de cerf. Une fresque de la chapelle de Kernascléden en Bretagne figure quant à elle un diable coiffé d’une grande ramure de renne en train de torturer des damnés. Cernunnos apparaît sur la croix d’Ahenny et sur le pilier de Clonmacnoise en Irlande, sur un chapiteau de la cathédrale de Parme ou sur une enluminure d’un manuscrit du monastère de Bobbio 1 . Tout indique que nombre d’images anciennes du dieu ont été détruites après avoir été recyclées pour servir à l’iconographie infernale. Le plus curieux est que le cerf devint en même temps un des plus importants symboles chrétiens 2 . Chassé par le lion, il symbolise l’âme poursuivie par le démon dans l’art roman. Au-dessus de volutes d’eau, il est l’âme qui désire Dieu. Dans l’ancien rite du baptême, abandonné au VII e siècle, il incarne celle du baptisé dont la triple immersion représente les trois jours que Jésus resta au tombeau. On le voit sur les mosaïques des baptistères italiens au V e siècle, à l’époque byzantine en Afrique du Nord, au VI e siècle en Gaule. Il s’attarde sur les miniatures médiévales, sur les croix irlandaises, sur les chapiteaux des églises romanes. L’hagiographie redouble d’efforts pour « digérer » le motif : dans La Légende dorée, Eustache alias Placide, commandant les armées de l’empereur Trajan, rencontre une harde de cerfs dans une forêt et poursuit le plus grand et plus beau. Quand, après une longue course, le cerf grimpe sur un rocher, Placide voit « briller entre ses cornes une grande croix ». Et Dieu parlant par la bouche du cerf dit : « Pourquoi me poursuis-tu ? Je suis le Christ que tu honores ignoramment » (La Légende dorée, CXXXVII). Un hasard ? Dans un passage de la Queste del Saint Graal, Perceval, Galaad et Bohort qui chassent ensemble suivent un grand cerf blanc jusqu’à une chapelle où un ermite célèbre la messe. Le cerf se transforme en roi assis en trône. Après sa disparition, l’ermite explique qu’il symbolise la résurrection du Christ. La récupération est sans limites, et le Christ devient « le cerf entre les cerfs ». Faut-il exorciser un phantasme tenace ? Le cerf accompagne le saint, décèle l’emplacement des reliques, provoque des conversions et indique les lieux où les sanctuaires doivent être fondés. L’abondance stupéfiante des comparaisons moyenâgeuses entre le cerf et l’homme trahit un lieu commun tant dans la littérature que dans la société. Le cerf incarne donc le bien comme le mal, le principe divin comme le principe satanique, la lumière du bien comme la noirceur du mal, mais aussi l’humain tiraillé entre les deux. Reste que le foisonnement de ces interprétations laisse penser qu’on voulait attribuer n’importe quel sens chrétien à un symbole préexistant, dont on ne pouvait épuiser le pouvoir de fascination. Retournons en arrière : les peuples ne sont pas seuls, écrasés par le péché originel de la solitude ethnique ; les dieux traversent les frontières, pas seulement dans les fourgons d’un envahisseur. Ils

Cycle et métamorphoses du dieu cerf. Introduction et métamorphoses du dieu cerf. Introduction... · Dire que les dieux voyagent, que les sociétés antiques n’étaient pas cloisonnées

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Cycle et métamorphoses du dieu cerf. Introduction et métamorphoses du dieu cerf. Introduction... · Dire que les dieux voyagent, que les sociétés antiques n’étaient pas cloisonnées

Gérard Poitrenaud Cycle et métamorphoses du dieu cerf © Lucterios, juin 2014

1

Introduction

Les cerfs et les rennes descendent du ciel pour envahir les vitrines avant Noël, et Cernunnos lui-même passe dans l’internet comme un diable cornu et forestier nimbé de mystère. Dans le dessin animé Princesse Mononoké de l’artiste japonais Hayao Miyazaki, il est le grand esprit de la forêt, qui donne tantôt la mort ou tantôt la vie. Mais sait-on si un dieu-cerf des Celtes a vraiment existé ? Et si oui, en quoi consistait son culte et quels étaient, à part la ramure photogénique, sa nature et son rapport avec les autres dieux ? L’Église a fait de lui un diable sur une miniature d’un psautier du Xe siècle produit en territoire franc et conservé à la bibliothèque de Stuttgart. On y voit un Satan coiffé de bois de cerf stylisés en ailes d’oiseau. Il est assis, les jambes croisées, dans un espace voûté et maîtrise un gros serpent à cornes de bélier. L’association des trois éléments improbables prouve que le miniaturiste s’est inspiré d’un monument gaulois qu’il avait eu sous les yeux. Cela vaut aussi pour une miniature du XVe siècle ornant le Conte du Graal, qui montre un diable à trois visages avec des oreilles et des bois de cerf. Une fresque de la chapelle de Kernascléden en Bretagne figure quant à elle un diable coiffé d’une grande ramure de renne en train de torturer des damnés. Cernunnos apparaît sur la croix d’Ahenny et sur le pilier de Clonmacnoise en Irlande, sur un chapiteau de la cathédrale de Parme ou sur une enluminure d’un manuscrit du monastère de Bobbio1. Tout indique que nombre d’images anciennes du dieu ont été détruites après avoir été recyclées pour servir à l’iconographie infernale.

Le plus curieux est que le cerf devint en même temps un des plus importants symboles chrétiens2. Chassé par le lion, il symbolise l’âme poursuivie par le démon dans l’art roman. Au-dessus de volutes d’eau, il est l’âme qui désire Dieu. Dans l’ancien rite du baptême, abandonné au VIIe siècle, il incarne celle du baptisé dont la triple immersion représente les trois jours que Jésus resta au tombeau. On le voit sur les mosaïques des baptistères italiens au Ve siècle, à l’époque byzantine en Afrique du Nord, au VIe siècle en Gaule. Il s’attarde sur les miniatures médiévales, sur les croix irlandaises, sur les chapiteaux des églises romanes. L’hagiographie redouble d’efforts pour « digérer » le motif : dans La Légende dorée, Eustache alias Placide, commandant les armées de l’empereur Trajan, rencontre une harde de cerfs dans une forêt et poursuit le plus grand et plus beau. Quand, après une longue course, le cerf grimpe sur un rocher, Placide voit « briller entre ses cornes une grande croix ». Et Dieu parlant par la bouche du cerf dit : « Pourquoi me poursuis-tu ? Je suis le Christ que tu honores ignoramment » (La Légende dorée,

CXXXVII). Un hasard ? Dans un passage de la Queste del Saint Graal, Perceval, Galaad et Bohort qui chassent ensemble suivent un grand cerf blanc jusqu’à une chapelle où un ermite célèbre la messe. Le cerf se transforme en roi assis en trône. Après sa disparition, l’ermite explique qu’il symbolise la résurrection du Christ. La récupération est sans limites, et le Christ devient « le cerf entre les cerfs ». Faut-il exorciser un phantasme tenace ? Le cerf accompagne le saint, décèle l’emplacement des reliques, provoque des conversions et indique les lieux où les sanctuaires doivent être fondés. L’abondance stupéfiante des comparaisons moyenâgeuses entre le cerf et l’homme trahit un lieu commun tant dans la littérature que dans la société. Le cerf incarne donc le bien comme le mal, le principe divin comme le principe satanique, la lumière du bien comme la noirceur du mal, mais aussi l’humain tiraillé entre les deux. Reste que le foisonnement de ces interprétations laisse penser qu’on voulait attribuer n’importe quel sens chrétien à un symbole préexistant, dont on ne pouvait épuiser le pouvoir de fascination.

Retournons en arrière : les peuples ne sont pas seuls, écrasés par le péché originel de la solitude ethnique ; les dieux traversent les frontières, pas seulement dans les fourgons d’un envahisseur. Ils

Page 2: Cycle et métamorphoses du dieu cerf. Introduction et métamorphoses du dieu cerf. Introduction... · Dire que les dieux voyagent, que les sociétés antiques n’étaient pas cloisonnées

Gérard Poitrenaud Cycle et métamorphoses du dieu cerf © Lucterios, juin 2014

2

s’habillent à la mode du pays et oublient une partie de ce qu’ils étaient avant. Les mythologies s’interpénètrent et se greffent les unes sur les autres. Ni les Grecs ni les Celtes n’ont développé leurs croyances en vase clos, comme en réponse à « la grande énigme de la nature ». Cette culture qu’on voit comme perdante de l’Histoire européenne semble si bien l’être qu’on ose à peine prononcer les mots « celte » ou « gaulois », et qu’on préfère aujourd’hui des périphrases comme « culture de La Tène », « civilisation de l’âge du fer en Europe » ou « cultures de l’Europe tempérée ». Et Patrick de persifler devant Ossian :

Vous ne fûtes que fumée d’un feu de paille, que fuite de l’eau dans une vallée, que vent courant sur une cime, tous

les clans de vous autres qui puissent avoir vécus3.

Les peuples qui se reconnurent comme celtes devaient occuper vers la fin de l’âge de bronze une région qui s’étendait au nord des Alpes entre le Rhin et le cours moyen du Danube. Au VIIIe s. A.C., ils avaient essaimé en Gaule. Plusieurs vagues de migration les conduisirent en Espagne, puis dans les îles britanniques, en Italie du Nord, plus tard en Pannonie et dans la plaine hongroise, en Transylvanie et en Asie Mineure, sur des terres qui n’étaient pas vierges. Au contraire du village d’Astérix replié sur lui-même, les nouveaux Gaulois entretenaient des contacts multiples tant avec leurs prédécesseurs qu’avec les cultures méditerranéennes et celles de leurs voisins. Sans doute les premières principautés tirèrent-elles leur puissance du travail du fer, du commerce de l’ambre, de l’étain (Hérodote III, 115) et des produits de luxe entre les puissances méditerranéennes et le reste de l’Europe. Quand ces échanges se tarirent, les guerriers celtes s’engagèrent comme mercenaires pour le compte de Syracuse, de la Macédoine, de Carthage et finalement de Rome. Il serait extraordinaire si ces migrations, ces échanges et ces engagements guerriers n’avaient pas laissé de traces dans leur culture. Les auteurs de l’antiquité ne leur donnent pas pour rien une réputation de xénophiles4. Les princes raffolaient du vin importé et des services luxueux pour son service. Avec les produits de prestige, les idées religieuses, l’art, les coutumes et l’organisation des Étrusques et des Grecs ont stimulé les élites. Ces échanges attestés dès le début de la culture de Hallstatt remontent sans doute plus loin. Bernard Sergent a mis en lumière de multiples correspondances entre les mythes celtes et ceux des Grecs, qui ne sont vraisemblablement pas dues à des emprunts, mais à un héritage commun5. Le syncrétisme, qui n’est autre que « la création continue du fait religieux »6, n’a pas commencé avec la conquête romaine. Il n’a jamais cessé d’être. Mais les récits d’Alcée au VIe s. A.C. (fragment 307) puis d’Hérodote (IV, 15) sur la vénération en Grèce de l’Apollon hyperboréen7 attestent que l’échange s’est fait dans les deux sens. Dire que les dieux voyagent, que les sociétés antiques n’étaient pas cloisonnées et que les grandes puissances ont emprunté aux cultures dominées, c’est dire aussi que la ressemblance, toute trompeuse qu’elle puisse être, est moins étrange que la singularité. L’« Odyssée gauloise » des parures de femme hallstattiennes réutilisées rituellement au VIe s. A.C. dans les temples grecs de la Sicile confirme cette diffusion bidirectionnelle des croyances, de même que l’existence d’une géographie mythique paneuropéenne8 . Les témoignages d’Éphore de Cumes sur l’attitude philhellène des Gaulois (Strabon : Géographie IV, 4, 6)9 et du pseudo Scymnos10 sur leur observance des coutumes grecques doivent être rapprochés de l’affirmation de César, selon lequel ils étaient passionnément voués aux choses de la religion (Natio est omnis Gallorum admodum dedita

religionibus)11. Comment le modèle grec n’aurait-il pas joué un rôle dans ce domaine12 ?

À part, peut-être, le dieu-cerf du Val Camonica et le char cultuel de Strettweg, les anciens monuments conservés représentent des princes héroïsés comme à Glauberg ou comme à Vix (le dieu et la déesse assis en tailleur). Pas de trace de religion solaire, à moins qu’on ne veuille prendre comme tel tout ce qui ressemble à une roue ou à un cheval13.

On cite toujours le témoignage de Diodore de Sicile selon lequel le deuxième Brennos se serait moqué à Delphes des « Grecs qui croyaient que les dieux avaient forme humaine et les dressaient en

Page 3: Cycle et métamorphoses du dieu cerf. Introduction et métamorphoses du dieu cerf. Introduction... · Dire que les dieux voyagent, que les sociétés antiques n’étaient pas cloisonnées

Gérard Poitrenaud Cycle et métamorphoses du dieu cerf © Lucterios, juin 2014

3

bois et en pierre » (Histoire, XXII, 9, 4). Il montrerait que les Celtes qui ne côtoyaient pas les Grecs refusaient en -279 la représentation anthropomorphe des dieux. Cependant, si les Gaulois ne s’étaient jamais représenté leurs idées religieuses, les normes classiques se seraient imposées partout. Or, il n’en est rien14 : au début du IVe s. A.C., le roi salyen Catumandus, entrant dans la cité de Massilia qu’il avait assiégée, dépose un torque devant Minerve, parce qu’il a « reconnu » dans la statue l’image qui lui était apparue en songe (Justin, Histoires philippiques, XLIII, 5)15. Quant à l’usage d’enceintes sacrées, il remonte au moins au IIIe s. A.C. Le sanctuaire de Libenice en Bohême, détruit en -276, a une forme d’ovale très allongé entouré d’un vallum et d’un fossé. Des portiques se trouvent à l’intérieur. À l’extrémité opposée à l’entrée était édifié ce qu’on a appelé la « chapelle » qui contient une stèle, des statues de cultes et une sépulture féminine16. L’originalité des images de Cernunnos, d’Épona ou du dieu tricéphale laisse penser aussi que leur apparence était déjà évoquée dans des récits mythologiques17. Le divin a peut-être été d’abord représenté par un objet (le torque, la lance, la lyre) ou par un animal (le cerf, le taureau, le chien, le corbeau) lié à une pierre, un arbre, puis une ébauche matérielle, le simulacre. Sa réduction à quelques détails symboliques préservait l’essence du sacré18. La personnalisation se fait à partir de l’offrande et de la prière : la main qui donne imagine une main qui reçoit ; la bouche qui prie, des oreilles qui écoutent. Mais il y a-t-il volonté délibérée d’éviter la ressemblance ? Venceslas Kruta écrit qu’il en était « de leurs noms comme de leurs images : jamais formulés de manière explicite et univoque, mais suggérés indirectement par des allusions aux qualités ou aux péripéties de l’histoire mythique de ceux qui les portent19. » Forcer les dieux à respecter des limites tracées par les hommes devait être considéré comme impie : l’homme était dans la main des dieux, et non l’inverse. La polysémie et la métamorphose qui caractérisent au plus haut point l’art de La Tène apparaissaient comme les signes les plus probants de présence sacrée : les dieux se trouvaient au « confluent » des mots et des images comme au confluent des fleuves. Brigitte Fischer a d’ailleurs donné récemment des exemples d’images cachées sur des monnaies au cavalier, qu’on découvre suivant l’angle sous lequel on regardait la pièce, et qui devaient manifestement transmettre un message que l’écriture n’aurait pu qu’anéantir20.

Le refus de représenter les dieux n’est pas forcément ou pas seulement une survivance archaïque. Plutarque rapporte que Numa Pompilius avait interdit à Rome de représenter les dieux, et que cette interdiction avait été suivie pendant 170 ans21. Le pythagorisme, selon lequel « la science secrète ne peut pas être conservée dans des signes sans âme » a tant de points communs avec le druidisme que les auteurs anciens, dès le IIe s. A.C., se demandaient lequel des deux était à l’origine de l’autre. On peut donc envisager que ce courant d’idées a conduit aux mêmes effets dans les pays celtiques. Mais l’interdit druidique, s’il n’a jamais été absolu, semble avoir été atténué dans les régions les plus exposées aux influences méditerranéennes. Il a été rapidement oublié après « l’abolition complète de la religion atroce et barbare des druides » (Suétone : Vie des douze Césars V, Claude, XXV, 13)22 ; une persécution qui devint encore plus radicale sous Vespasien après leur intervention dans le soulèvement de 71 (Tacite, Histoires IV,

54)23.

Tout se passe comme si les dieux celtes s’étaient mis à foisonner dans l’éclairage qui devait finir par les effacer. Mais l’abondance des images du panthéon romain après la conquête de la Gaule, de la Britannie et d’une partie de la Germanie ne doit pas induire en erreur : ces dieux ne portent, au début en tout cas, ni le nom, ni le costume, ni tous les attributs qui correspondent à leur représentation classique24. Ils sont souvent réunis et associés à une divinité féminine dont on garde le nom celtique comme Mercure et Rosmerta, Apollon et Sirona ou Damona, Mars et Ancamna25. « L’imagination religieuse des Celtes, écrit Fernand Benoit, fait éclater le moule conventionnel du panthéon romain »26 . Les éléments de l’iconographie romaine semblent servir aux Celtes à qualifier et à mettre en scène leurs propres dieux, tout comme ils déformaient les motifs des monnaies macédoniennes pour produire des

Page 4: Cycle et métamorphoses du dieu cerf. Introduction et métamorphoses du dieu cerf. Introduction... · Dire que les dieux voyagent, que les sociétés antiques n’étaient pas cloisonnées

Gérard Poitrenaud Cycle et métamorphoses du dieu cerf © Lucterios, juin 2014

4

chevaux à tête humaine, chevauchés par des corbeaux ou par des épées. Diodore décrit sans doute cet état d’esprit quand il remarque que les Celtes « ont la parole brève, énigmatique, procédant par allusions et sous-entendus » (Bibliothèque historique, V, 31)27.

Le récit irlandais La Razzia des bœufs de Cuailnge montre une société sans monnaie, dans laquelle le bétail est le fondement de la richesse et son vol un rite royal28. Des motifs archaïques comme le rituel guerrier de la décapitation, le duel sur un gué ou le combat de chars, décrivent une société qui ressemble plus à celle de l’Iliade qu’à la Gaule du temps de César. Des passages, immotivés ou incompréhensibles autrement que sur le plan mythique, laissent penser qu’ils remontent à une plus haute antiquité. La littérature irlandaise décrit la coutume archaïque du curadmír (ou « morceau du héros ») que mentionnent déjà Posidonios et Athénée29, et les jeux funèbres comme dans le chant XXII de l’Iliade après la mort de Patrocle30. Or, le principe poétique de la Razzia est, d’après Venceslas Kruta, que les détails de l’expression correspondent à la spécificité du fond. Ajoutons seulement que ce principe 31 a son fondement dans la religion, et que les énigmes et les sous-entendus correspondaient à la volonté divine.

En affirmant que les Gaulois adoraient cinq dieux, César prend à contrepied la recherche actuelle qui affirme qu’ils vénéraient un fouillis de divinités locales. Un malentendu ? La réunion annuelle des druides dans la forêt des Carnutes mentionnée par le proconsul suppose, comme Valéry Raydon a souligné, des idées religieuses qui dépassent le cadre d’une nation32. Il est vrai que Brunaux, inquiété peut-être par les implications d’un tel concile, s’évertue à en diminuer la portée33. César, d’autant plus informé qu’il y « vint clore l’assemblée de la Gaule » (Guerre des Gaules VI, 4, 6) lors de son expédition chez les Nerviens, les Sénons et les Ménapes, s’exprime pourtant clairement :

À une certaine époque de l’année, ils s’assemblent dans un lieu consacré sur la frontière du pays des Carnutes, qui passe pour le point central de toute la Gaule (quae regio totius Galliae media habetur). Là se rendent de toutes parts ceux qui ont des différends, et ils obéissent aux jugements et aux décisions des druides. (Guerre des Gaules VI, 13, 10)

Le caractère « judiciaire » de cette réunion n’empêche d’ailleurs pas que nombre de peuples y aient participé. La multiplicité des noms de dieu ne prouve rien non plus : le germanique Odin est désigné par une centaine de périphrases et de surnoms34 , et en Grèce, une foule de noms et de cultes peut correspondre à une petite phalange de grands dieux. Des ennemis jurés pouvaient se côtoyer à Olympie, à Delphes ou à Délos, et on savait, par delà les guerres et les intrigues, qui était grec et qui ne l’était pas. Brunaux constate d’ailleurs que le sanctuaire de Gournay présente une collection d’armes qui résume la totalité de la production celtique entre le IVe et le Ier siècle de la mer noire à l’atlantique et comprend même des régions qui jusque là n’apparaissaient pas celtisées35. Même si on sait qu’on ne doit pas prendre au pied de la lettre toute allégation du rhétoricien habile qu’était César36, la vraisemblance imposait des limites, et il n’avait pas toujours intérêt à travestir ce qu’il voyait. Sa lecture sujette à caution a en tout cas le mérite involontaire, en nommant Mercure comme dieu principal, de montrer que les « panthéons » n’ont pas la même structure, même si la contamination d’une divinité par une autre est patente. Les dieux énumérés ne sont pas tous les plus importants des Romains, et Mercure n’est pas le dieu du commerce, mais l’inventeur de tous les arts (omnium inventor artium), comme Georges Dumézil l’a remarqué. En outre, Épona, Sucellos ou la grande déesse-mère, abondamment documentée dans l’iconographie gallo-romaine, manquent dans sa liste.

Beaucoup d’interprètes ont succombé à la tentation d’assimiler un dieu inconnu à un dieu connu d’après un seul de ses attributs. Mais rien ne prouve qu’un attribut soit toujours égal à un dieu, ni même que ce dieu ait des contours bien délimités, qu’il est invariablement le même partout et toujours. Brunaux fait bien de remarquer, à propos du Mars aux compétences élargies des Celtes, que la

Page 5: Cycle et métamorphoses du dieu cerf. Introduction et métamorphoses du dieu cerf. Introduction... · Dire que les dieux voyagent, que les sociétés antiques n’étaient pas cloisonnées

Gérard Poitrenaud Cycle et métamorphoses du dieu cerf © Lucterios, juin 2014

5

traduction d’un dieu gaulois par les Romains ou d’un dieu romain par les Gaulois semble fautive37. Et si un dieu du côté celte correspondait à plusieurs du côté gréco-romain ? Cette polyvalence ne surprend que du point de vue des systèmes théologiques élaborés à Rome vers la fin de la République38, dans lesquels les dieux sont titulaires d’un ressort, comme de hauts fonctionnaires de l’État. Interroger les divinités gallo-romaines, c’est entrevoir derrière la panoplie d’un panthéon qu’on croit connaître le palimpseste disloqué des croyances celtes. Même si une certaine unité ressort de la terminologie sacrée apparentée à celle des autres peuples indo-européens (Vendryes)39, son expression est restée fluide. La soumission au divin imposait de ne pas l’enfermer dans une théologie réductrice, mais de lui laisser l’initiative par la périphrase, le détour ou l’antiphrase, dans une continuelle métamorphose qu’il faut bien nommer « poétique ».

Retour aux sources donc, à commencer par l’iconographie, dont on a trop pensé qu’elle ne pouvait rien dire par elle-même. Elle offre même assez souvent des ensembles cohérents dans lesquels le dieu aux bois de cerf est relié à des thèmes qu’Alexandre Bertrand a pour la plupart relevés dès la fin du XIXe siècle40. Cette iconographie avait un sens pour les croyants, et l’usage cultuel ainsi que la répétition des motifs excluent toute juxtaposition gratuite. Les thèmes dégagés serviront de jalons pour apprécier la pertinence des témoignages antiques et des passages mythologiques que beaucoup d’auteurs ont déjà rassemblés. L’enquête commencera par la description des monuments, stèles et inscriptions qui se rapportent au sujet ; puis les thèmes récurrents seront examinés pour établir le champ sémantique qui permettra d’approfondir. Le lecteur sera conduit devant un cercle de dieux disparus qui ont été vus avec Cernunnos ou qui lui disputent des attributs. L’intégration de cet ensemble permettra en retour d’obtenir un portrait du dieu plus fondé, plus contrasté et dynamique. Cela nous permettra de formuler quelques hypothèses sur les croyances gauloises et de poser de nombreuses questions. Il nous a paru utile de reproduire les développements de différents auteurs en réinterprétant parfois leurs exemples, pour donner au lecteur une vue d’ensemble et lui permettre de juger sur pièces, sans avoir à compulser de nombreuses sources volumineuses ou difficiles d’accès.

Nous tenterons au passage de mettre en évidence ce qui perdurait des croyances celtiques dans les monuments d’époque romaine sans nous préoccuper des deux postulats invérifiables et inutiles de Brunaux, selon lesquels les druides contrôlaient toute la religion des Gaulois, et que la conquête romaine marque une rupture qui ne laisse subsister qu’un paganisme rattaché à la terre et entaché de pratiques magiques préhistoriques. L’auteur lui-même met en doute le premier quand il affirme par la suite que ce sont les peuples belges qui vers -200 ont introduit les croyances druidiques41. Le second est sujet à caution : les mots « paganisme », « terre », « magiques » et « préhistoriques » sont à l’évidence péjoratifs, comme si l’essence de la religion était d’être citadine, centralisée et propre aux élites. Comprendre l’imbrication des influences est d’une difficulté formidable ; la considérer comme une « gageure désespérée », un argument de confort42, d’autant que, pour revenir à Cernunnos, on le rencontre vers -100 sans aucune influence romaine sur le chaudron de Gundestrup, et manifestement vers +50 sur les reliefs de Reims et de Vendœuvres ; c’est-à-dire de l’autre côté de la fin du monde présumée. Brunaux écrit d’ailleurs que la conquête n’entraîne aucune rupture du culte : « la très grande majorité des lieux de culte gaulois ont été conservés à l’époque gallo-romaine, leur plan d’ensemble respecté et les principaux cultes poursuivis43. » Qu’en était-il des dieux qu’on y vénérait ?

Page 6: Cycle et métamorphoses du dieu cerf. Introduction et métamorphoses du dieu cerf. Introduction... · Dire que les dieux voyagent, que les sociétés antiques n’étaient pas cloisonnées

Gérard Poitrenaud Cycle et métamorphoses du dieu cerf © Lucterios, juin 2014

6

1 Cf. Bober 1951, 44. 2 Les exemples suivants sont tirés de l’ouvrage d’Oliver Beigbeder : Lexique des symboles. La pierre-qui-Vire : Zodiaque, 1989, « Cerf ». 3 Chauviré 1995, 330. 4 Brunaux 1986, 15 et 6. 5 Bernard Sergent : Celtes et Grecs. I Le livre des héros. et II Le livre des dieux. Paris : Payot : 1999 et 2004. 6 Grimal 1945, 8. 7 Wikipedia « Hyperboréens ». 8 Stéphane Verger et Lionel Pernet (dir.) : Une Odysséee gauloise. Parures de femmes à l’origine des premiers échanges entre la Grèce et la Gaule. Arles : Errance 2013. 9 Raydon 2013, 56. 10 Maier 2004, 151. 11 D’après Lambrechts 1942, 160 et Brunaux 1986, 104. 12 Cf. Mohen, 2010, 170. 13 Brunaux 1986, 70 et 73. Green 1995, 86-87. 14 Thevenot 1968, 222. V. Lambrechts 1942, 53-56. 15 Cf. Benoit 1969, 55. 16 Lantier, Raymond : Le sanctuaire celtique de Libenice (Tchécoslovaquie). Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions

et Belles-Lettres, 107e année, no 3, 1963, 272-280. Cf. Benoit. 1969, 71. En 216 A.C., Tite Live fait allusion à un temple des Boïens (Tite Live, Ab Urbe condita, XXIII, 24 ; De Vries 1963, 201) et Polybe mentionne un temple d’Athéna chez les Insubres (Polybe, Bellum Goth, II, 32). 17 De Vries 1963, 211. 18 Cf. Brunaux 1986, 76-77. 19 Kruta 1992, 843. 20 Brigitte Fischer : Quelques représentations remarquables de chevaux sur les monnaies celtiques, 532-534 et fig. 3, 533. Krausz 2013, 529-535. 21 Cf. De Vries 1963, 210 et 215. 22 Cf. Bertrand 1880, 13-14. 23 Guénin 1909, 455. 24 F. Benoit ; Thevenot 1968, 183. 25 Green 1995, 81-83. 26 Benoît 1969, 56. 27 Kruta 1992. 827. 28 Hily 2011, 65-66. 29 V. les récits intitulés Fled Bricrend « Festin de Bricriu »

et Scéla mucce Meic Dathó « Histoire du porc de Mac Dathó ». Diodore

de Sicile : Bibliothèque historique V, 29-30 et Athénée : Deipnosophistai IV, 154 ; Hily 2011, 66-67. 30 Pierre-Yves Lambert : Les cérémonies funèbres d’après l’épopée irlandaise. Krausz 2013, 506. 31 Deniel 1997, 25 (Vorwort). 32 De Vries 1963, 156. César : Guerre des Gaules, VI, 13 ; Raydon 2013, 29. V. les arguments de l’auteur : 29-31. 33 Brunaux 2000, 50-51. 34 Lombard-Jourdan 2009, 19. 35 Brunaux 2000, 130. 36 Cf. Michel Tarpin : Arioviste et César : 61-58 A.C. Krausz 2013, 671-679. 37 Brunaux 1986, 74 et 71. 38 Grimal 1945, 12. 39 V. J. Vendryes : Les correspondances de vocabulaire entre l’indo-iranien et l’italo-celtique. Mémoires de la Société de Linguistique

de Paris, 20, 1918, 265-285 ; Raydon 2013, 20-22 et 147. 40 Bertrand 1880, 15. 41 Brunaux 2000, 47. 42 V. Brunaux 2000, 18-19. 43 Brunaux 2000, 84 et 71-72.