10
MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand, Sandrine et Joëlle Gauthier (éd.). Esthétiques numériques vintage. Cahiers virtuels du Laboratoire NT2, n° 6. D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue Vincent Mauger Dans les méandres des jeux vidéo médiévaux-fantastiques, bien avant l’avènement des intelligences artificielles de haut niveau ou la quête du Graal de la vérisimilitude visuelle, proliféraient des jeux originaux tant d’un point de vue visuel que du côté des mécaniques ludiques, résultat conjoint des contraintes logicielles et techniques de leurs supports électroniques. N’utilisant au départ en guise de représentation graphique qu’une interface texte aujourd’hui jugée minimaliste, leurs environnements générés aléatoirement représentaient les dédales de parcours obscurs souvent rendus par un simple jeu de caractères. Hérités de la complexité des systèmes de jeu de rôle sur table à la Dungeons & Dragons (1974) ayant inspiré les premiers jeux d’aventure textuels, comme Colossal Cave Adventure (1975), les défis de haut niveau proposés par ces jeux ont tôt su charmer un grand nombre de joueurs. Depuis, tant les amateurs que les experts se sont investis à poursuivre cette tradition, quitte à pousser les limites du médium vidéoludique. L’esthétique particulière associée à l’ancienne famille des jeux « roguelike » [1] tire son nom du jeu vidéo qui en est le plus grand représentant : Rogue: Exploring the Dungeons of Doom (1980). Développé à UC Berkeley par Michael Toy, alors étudiant, et Glenn Wichman (Barton et Loguidice, 2009), il façonna dans l’ombre la culture vidéoludique. La récupération de certaines de ses caractéristiques dans les générations subséquentes de jeux vidéo a participé à l’apparition et à la consolidation de genres à part entière, comme les jeux d’action-aventure ou les jeux de rôle hybrides, joués solo ou massivement en ligne. ROGUE : the Adventure Game (1983), port logiciel IBM Color PC du jeu Unix original. Évolution sous contraintes À l’époque, même si l’art abstrait était en vogue et que les premiers amateurs de jeux électroniques appréciaient son esthétique minimaliste, l’abstraction dans les jeux vidéo des premiers temps résultait essentiellement de limitations techniques et non de choix artistiques. Mais les développeurs ont tôt fait de tirer avantage de ces contraintes et, surtout, de la qualité essentielle du nouveau médium s’offrant à eux : une interactivité en relation avec une image, sur laquelle une influence pouvait être exercée en temps réel à l’écran – tout comme il était possible de le faire avec certaines installations artistiques qui leur étaient

D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue ...MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand,

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue ...MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand,

MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand, Sandrine et Joëlle Gauthier (éd.). Esthétiques numériques vintage. Cahiers virtuels du Laboratoire NT2, n° 6.

D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue

Vincent Mauger Dans les méandres des jeux vidéo médiévaux-fantastiques, bien avant l’avènement des intelligences artificielles de haut niveau ou la quête du Graal de la vérisimilitude visuelle, proliféraient des jeux originaux tant d’un point de vue visuel que du côté des mécaniques ludiques, résultat conjoint des contraintes logicielles et techniques de leurs supports électroniques. N’utilisant au départ en guise de représentation graphique qu’une interface texte aujourd’hui jugée minimaliste, leurs environnements générés aléatoirement représentaient les dédales de parcours obscurs souvent rendus par un simple jeu de caractères. Hérités de la complexité des systèmes de jeu de rôle sur table à la Dungeons & Dragons (1974) ayant inspiré les premiers jeux d’aventure textuels, comme Colossal Cave Adventure (1975), les défis de haut niveau proposés par ces jeux ont tôt su charmer un grand nombre de joueurs. Depuis, tant les amateurs que les experts se sont investis à poursuivre cette tradition, quitte à pousser les limites du médium vidéoludique. L’esthétique particulière associée à l’ancienne famille des jeux « roguelike » [1] tire son nom du jeu vidéo qui en est le plus grand représentant : Rogue: Exploring the Dungeons of Doom (1980). Développé à UC Berkeley par Michael Toy, alors étudiant, et Glenn Wichman (Barton et Loguidice, 2009), il façonna dans l’ombre la culture vidéoludique. La récupération de certaines de ses caractéristiques dans les générations subséquentes de jeux vidéo a participé à l’apparition et à la consolidation de genres à part entière, comme les jeux d’action-aventure ou les jeux de rôle hybrides, joués solo ou massivement en ligne.

ROGUE : the Adventure Game (1983), port logiciel IBM Color PC du jeu Unix original.

Évolution sous contraintes À l’époque, même si l’art abstrait était en vogue et que les premiers amateurs de jeux électroniques appréciaient son esthétique minimaliste, l’abstraction dans les jeux vidéo des premiers temps résultait essentiellement de limitations techniques et non de choix artistiques. Mais les développeurs ont tôt fait de tirer avantage de ces contraintes et, surtout, de la qualité essentielle du nouveau médium s’offrant à eux : une interactivité en relation avec une image, sur laquelle une influence pouvait être exercée en temps réel à l’écran – tout comme il était possible de le faire avec certaines installations artistiques qui leur étaient

Page 2: D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue ...MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand,

MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand, Sandrine et Joëlle Gauthier (éd.). Esthétiques numériques vintage. Cahiers virtuels du Laboratoire NT2, n° 6.

contemporaines. L’ajout de défis et d’objectifs spécifiques assurant l’intérêt croissant et la motivation du joueur garantissait aussi le succès populaire des jeux vidéo.

Ceci ne s’est toutefois pas fait du jour au lendemain : même si elles peuvent aujourd’hui nous sembler évidentes, un apprentissage des nouvelles conventions cinématiques s’avérait nécessaire. Comme le résume Mark J. P. Wolf (2003: 49), “Since the substance of video games is simultaneously both imagery and events, their elements can be abstract in both appearance and behavior”.

Un aperçu de cet écart est suggéré à l’utilisateur de technologies numériques

contemporaines, à l’utilisation transparente et accessible, lorsqu’il ou elle se met, en parfait novice, à la pratique d’un roguelike d’époque : la réflexion nécessaire à cette expérience de jeu d’abord cryptique offre une expérience à portée herméneutique particulière [2].Le monde ludique y est défini par des caractères ASCII (American Standard Code for Information Interchange) à l’aide de 95 signes codés sur 7 bits, soit l’alphabet latin non accentué, les chiffres arabes et quelques symboles [3]. À titre d’exemple, une scène illustrant l’étudiant «@» pris en souricière au bout d’un corridor par cinq policiers «p» pourrait être affichée un peu comme ceci : ######### # @ ppppp#########

Ce minimalisme visuel s’explique par le fait qu’avant 1984, le standard CGA (Color Graphics Adapter) employé pour l’affichage DOS restreignait drastiquement la représentation graphique, avec sa résolution de 320 par 200 pixels en quatre couleurs (ou 620 par 200 en deux couleurs). Par comparaison, l’arrivée en 1984 du standard EGA (Enhanced Graphics Adapter) offrait un affichage de 640 par 350 pixels à 16 couleurs d’une palette de 64, ce qui a permis d’illustrer les jeux d’aventure textuels. En 1987, le standard VGA (Video Graphics Array) fournissait quant à lui une image de 640 par 480 pixels avec une palette 8 bits de 256 couleurs, utilisée jusqu’au milieu des années 1990. Bientôt, le standard SVGA (Super) franchissait le seuil des 800 par 600 pixels qui ne cessa ensuite d’être raffiné, alors que les cartes vidéo développaient la profondeur des couleurs en high color 15/16 bits, puis en « vraie couleur » 24 bits, offrant enfin autant de nuances que l’œil humain peut en distinguer [4]. Outre cette première restriction d’affichage, l’espace où le jeu se tient constitue une seconde contrainte fondamentale: le choix de la dimensionnalité du jeu vidéo entraine des répercussions sur les expériences de jeu proposées et sur le développement du jeu lui-même. Elle peut varier du simple espace bidimensionnel, pouvant être contraint à un écran ou à un défilement horizontal ou vertical, aux jeux 2D et demie constitués de couches de plans indépendants mais superposés, en passant par les espaces tridimensionnels aux rendus d’images en temps réel. De cette dimensionnalité découle les possibilités de connectivité entre les espaces et les modes de navigation dans le jeu: selon Mark J. P. Wolf (2012b), le design spatial offre aux joueurs une structure temporelle et narrative minimale. Ceci fait en sorte que l’espace, ou l’implication de l’espace, doit précéder la temporalité et le récit, car l’un et l’autre nécessitent des événements. Or, ces événements nécessitent eux-mêmes un espace…

Page 3: D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue ...MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand,

MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand, Sandrine et Joëlle Gauthier (éd.). Esthétiques numériques vintage. Cahiers virtuels du Laboratoire NT2, n° 6.

Caractéristiques ludiques et avatars actuels Le roguelike n’échappe pas à ces contraintes spatiales, étant compris lui-même dans un plan bidirectionnel aux graphiques qui suggèrent parfois la tridimensionnalité, que ce soit par un point de vue subjectif ou par une vue en plongée isométrique. Loin d’être le premier jeu à vouloir injecter de l’adrénaline au roguelike, considéré comme un genre plutôt contemplatif, le jeu de rôle innovateur Dungeon of Daggorath (Tandy Corp, 1982) offre par exemple très tôt une expérience d’exploration de donjons en temps réel selon une perspective à la première personne.

[FIGURE : Dungeon of Daggorath]

Aperçu d’un corridor typique où se trouve un troll muni d’un gourdin. Un second est visible à l’arrière-plan. À l’origine, le motif de la grille (des carrés ou plus rarement des hexagones) définissait des espaces clairement limités. Une démarcation claire à même l’interface était et demeure encore perceptible dans plusieurs jeux. L’espace dans un roguelike n’est donc pas continu, mais plutôt divisé en tuiles, comme dans un jeu par arrangement plus traditionnel comme Carcassonne (Klaus-Jürgen Wrede, 2000).

En aparté, il est ici intéressant de pointer qu’«aligner sur la grille» (snap-to-grid) est une commande indiquant à l’ordinateur de manipuler des tracés dessinés à la main afin de les tracer avec précision dans l’espace cartésien. Toutefois, bien des utilisateurs désactivent cette fonction au moment où ils démarrent leur application pour la première fois, car les gains de prévisibilité et de précision sont contrebalancés par des pertes d’ambiguïté et d’expressivité: deux positions esthétiques s’opposent donc et se complètent. Peter Lunenfeld (2000) a d’ailleurs utilisé cette expression en tant que métaphore de la façon dont nous manipulons les éléments numériques et réfléchissons à propos de la culture électronique qui nous entoure. Les jeux vidéo, tant dans leurs structures inhérentes que par les activités qu’ils proposent, n’échappent pas à cette dichotomie entre l’utopie et la désolation. Leurs systèmes et simulations offrent toujours, dans diverses mesures, les possibilités de créer, de structurer, d’organiser et de maintenir, ou encore celles de détruire et d’effacer.

D’un point de vue narratif et fictionnel, pour revenir aux roguelikes classiques, tous prenaient part à l’exploration d’une sorte de donjon obscur, même si les thématiques ont eu

Page 4: D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue ...MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand,

MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand, Sandrine et Joëlle Gauthier (éd.). Esthétiques numériques vintage. Cahiers virtuels du Laboratoire NT2, n° 6.

tendance à se diversifier au fil du temps. Ceci a d’ailleurs donné naissance au terme plus général de dungeon crawl (ou porte-monstre-trésor [5]) pour les jeux d’aventure dont l’activité principale est de parcourir un donjon, de franchir des obstacles, de vaincre des opposants au sein de différents niveaux afin d’acquérir un artéfact ou de triompher de l’opposant ultime – et, optionnellement, de rentrer sain et sauf. Sur le plan temporel, les séquences de ces jeux stratégiques joués tour par tour (autre trait inspiré du jeu de rôle) étaient facilement traitées par la technologie de l’époque. La dernière carte vidéo ou le plus récent processeur n’étaient pas nécessaires pour passer un bon moment. Cardinal Quest (Ido Yehieli, 2011) est l’un des nombreux jeux qui suivent cette esthétique de dungeon crawl, structurés selon une grille de tuiles, dans la plus fidèle tradition des jeux à la Gauntlet (Atari Games, 1985) typiques des années 1980.

[FIGURE: Cardinal Quest]

En voyant ces images, tout joueur né dans les années 1980 se rappellera Diablo (1996),

jeu au gameplay addictif et aux graphismes raffinés pour son époque. Tel Rogue (1980), il crée ses donjons sur le champ à l’aide d’algorithmes, ce qui assure aux joueurs une dose concentrée d’exploration dans des lieux à chaque fois inconnus et le distingue de bien des jeux de rôle aux systèmes plus lourds.

Les environnements générés de façon procédurale par ces programmes sont aussi à

distinguer des environnements purement aléatoires qui pourraient ne pas présenter de sortie ou ensevelir un joueur sous une horde d’opposants. Le grand avantage de tels dispositifs est d’encourager la rejouabilité. Rogue et Diablo offrent également tous deux une intrigue basée sur une mission précise, soit descendre les niveaux d’une cité souterraine, et épargnent au joueur les étapes laborieuses nécessaires à la création d’un personnage. La différence majeure entre ces deux jeux demeure donc sur le plan audiovisuel (Loguidice et Barton, 2009). Bien loin du jeu de caractères ASCII, Diablo présente des graphismes de qualité, de la vidéo animée intégrale et l’une des meilleures trames musicales de son époque. Chaque sort dispose aussi de sa propre animation et une carte semi-transparente recouvrant l’écran de jeu offre une aide à la navigation, qui serait grandement complexifiée si elle était faite à l’aveugle.

Ce genre de difficultés supplémentaires, d’ordre navigationnel ou liées aux mécaniques ludiques elles-mêmes, sont aussi un aspect primordial des jeux qualifiés de « hardcore » par les

Page 5: D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue ...MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand,

MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand, Sandrine et Joëlle Gauthier (éd.). Esthétiques numériques vintage. Cahiers virtuels du Laboratoire NT2, n° 6.

joueurs passionnés et la presse spécialisée. Étant donné leur courbe de difficulté abrupte, ces jeux nécessitent une adaptation particulière relevant de ce que Torben Grodal nomme l’esthétique de la répétition (aesthetic of repetition). Celle-ci, similaire à la vie quotidienne, caractérise l’apprentissage parfois bien rude auquel doit se soumettre le joueur : “[W]e repeat the same actions over and over in order to gain mastery. When we arrive to a new city or a new building we slowly learn how to move around (…) until we have acquired the necessary procedural skills” (2003: 148).

Cet esthétique se retrouve dans Demon’s Souls (From Software, 2009) jeu considéré « culte » de par son niveau de difficulté élevé rappelant les jeux d’aventure des premiers temps. La mort obligatoire de l’avatar à la fin du tutoriel donne le ton à ce récit interactif où les fréquents échecs du joueur entraînent les morts répétées de l’avatar et où ce dernier se confronte dans sa campagne à l’intrusion d’adversaires voulant littéralement voler sa vie [6].

Jeu indépendant à l’esthétique rétro nécessitant une précision et une synchronisation sans faille, Super Meat Boy (Team Meat, 2010) demande également des échecs par milliers pour réussir ses centaines de courts niveaux à plateformes. Le joueur vaillant se verra récompensé, après une victoire, par une fonction replay gratifiante où une animation sanglante rappelle à l’écran l’ensemble des erreurs fatales ayant mené au succès.

[FIGURES : Demon's Souls et Super Meat Boy]

Un autre trait particulier du roguelike, encore une fois hérité de la tradition du jeu de rôle sur table, est la permanence de l’échec (permafailure), qui s’attache à l’historique d’un personnage-joueur. Elle comprend la fonction extrême de mort définitive (permadeath) du personnage par son effacement, ou plus généralement par celui de la partie le supportant. Ainsi, peu importe ce qui se produit en cours de partie, si une malchance arrive, il est impossible de recharger un état précédent. On peut concevoir l’écriture de ces séquences de réussites et d’échecs comme une navigation dans une arborescence sans possibilité de retour en arrière, même si la mort survient au bout d’une branche. Des joueurs contournent parfois la fonction de mort définitive en remplaçant des fichiers de sauvegarde par certains copiés de façon préventive avant que la mort ne survienne, créant ainsi un système de sauvegarde parallèle. Cette pratique peut être considérée comme de la tricherie par les amateurs du genre et rappelle l’usage de signets par certains lecteurs de livres-jeux (ces « livres dont vous êtes le héros »). Le principal effet de mesures aussi drastiques est d’augmenter l’importance des questions de vie ou de mort, ce qui encourage l’engagement des joueurs appréciant ce genre de situations risquées.

Page 6: D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue ...MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand,

MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand, Sandrine et Joëlle Gauthier (éd.). Esthétiques numériques vintage. Cahiers virtuels du Laboratoire NT2, n° 6.

Les dungeon crawls comme Diablo II (2000, Blizzard North), son héritier Torchlight (Runic Games, 2009) et plus récemment Diablo III (Blizzard Entertainment, 2012) sont réputés comme étant des exceptions populaires incluant un mode « hardcore » optionnel rendant le personnage-joueur sujet à une mort définitive. Des jeux indépendants comme Minecraft (Majan, 2011) et Terraria (Re-Logic, 2011) offrent aussi des fonctions similaires. Les jeux massivement joués en ligne EverQuest (Verant Interactive/ Sony Only Entertainment, 1999) et Star Wars Galaxies (LucasArts/Sony Only Entertainment, 2003) incluaient également cette possibilité, mais l’ont par la suite retirée après plusieurs débats (Glater, 2004).

D’un côté, ces changements appuient l’argument selon lequel la mort permanente dans les

jeux avec abonnements mensuels peut éloigner les joueurs, ce qui dissuade les développeurs d’inclure ce genre de fonctionnalité (en premier lieu à cause du risque financier qu’elle suppose) [7]. De l’autre, les jeux à grand déploiement joués en solitaire parmi les plus populaires continuent de permettre la perte définitive de son ou de l’un de ses protagonistes, afin tant de créer de plus grands effets dramatiques que d’augmenter le degré de difficulté et de rejouabilité – pensons seulement à Heavy Rain (Quantic Dream, 2010), à Mass Effect 2 (BioWare, 2010) ou à Dead Space 2 (Visceral Games, 2011). Héritage et culture

Le fait que les jeux de cette famille soient toujours joués et que des ports et des embranchements logiciels soient encore conçus pour les variantes des Rogue originaux trois décennies après leur sortie réfute donc la simple appellation de jeu rétro [8] ou « vintage ». Les éléments formels de leurs précurseurs, clones et dérivés ont ainsi largement influencé des générations subséquentes de jeux vidéo sur l’ensemble des plateformes vidéoludiques.

Malgré le fait qu’il ait disparu du radar des joueurs grand public, le roguelike connait toujours un développement dynamique grâce à plusieurs groupes dissidents d’amateurs invétérés. Cette situation n’est pas sans rappeler le phénomène entourant les jeux d’aventure textuels ou les fictions interactives, qui sont encore appréciés par de solides communautés de fans [9].

Dwarf Fortress (2006, Tarn Adams) est l’un de ces projets rassemblant une communauté

dynamique de fans. La complexité de ce jeu de gestion en ASCII est si grande que seul son créateur pourrait prétendre le comprendre entièrement. Il peut être joué en tant que dungeon crawl, mais il est en réalité un jeu vidéo de simulation urbaine (gratuit, qui plus est) proposant un environnement « high fantasy » généré de façon procédurale. Le montage suivant présente un aperçu d’une génération de monde en début de partie ainsi qu’une capture de l’écran de jeu :

Page 7: D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue ...MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand,

MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand, Sandrine et Joëlle Gauthier (éd.). Esthétiques numériques vintage. Cahiers virtuels du Laboratoire NT2, n° 6.

[FIGURE : Montage Dwarf Fortress]

Dungeons of Dredmor (Gaslamp Games, 2011) est un roguelike indépendant reprenant la

structure à grille typique des jeux d’arrangement (tile-based) ainsi que la génération procédurale de contenus. Comme dans la série Diablo, la signature visuelle s’écarte de l’ASCII traditionnel afin de joindre un plus grand public. Son humour acide relève toutefois d’une métacritique du genre, bien exprimée dans le menu des niveaux de difficulté, présenté ci-dessous. Remarquez également le visage du protagoniste à même l’interface de l’écran de jeu, un renvoi direct au classique Doom (1993, id Software).

[FIGURE : Montage Dungeons of Dredmor]

Page 8: D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue ...MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand,

MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand, Sandrine et Joëlle Gauthier (éd.). Esthétiques numériques vintage. Cahiers virtuels du Laboratoire NT2, n° 6.

Arrivé en fin de parcours, il apparaît pertinent de mentionner que Dungeons of Dredmor a

été inclus dans The Humble Introversion Bundle. Nous incitons les amateurs et curieux à encourager ce genre d’initiative promotionnelle soutenant des développeurs de jeux indépendants, souvent au profit d’œuvres caritatives ou en appui à des causes variées. L’originalité dont font preuve ces petits studios indépendants dans le renouvèlement et l’enrichissement des esthétiques vidéoludiques peut être comparée à celle des jeunes artistes à l’avant-garde des arts mieux établis. À nous de profiter du fait que ces projets sont directement accessibles par distribution numérique, et cela à un coût des plus raisonnables, souvent selon le principe de la contribution volontaire. Notes: [1] Lors de la première International Roguelike Development Conference 2008 (Berlin, 21-22 septembre 2008), des échanges ont permis de fixer les caractéristiques de ce type de jeux, ou plutôt de la « roguelikeness », en fonction de trois catégories : « roguelikeness » élevée, moyenne ou faible. Élevée : Génération aléatoire de l’environnement, permanence de l’échec, interaction tour par tour, accessibilité à l’ensemble des commandes, forme libre, favorisation de la mécanique de la découverte. Moyenne : Un seul joueur, contenu vaste, complexité du monde et des interactions qu’il supporte. Faible : Hausse abrupte de la difficulté, présence de monstres-joueurs, affichage des personnages et des artéfacts par symboles, logique de jeu porte-monstre-trésor (hack and slash). Source : http://www.roguetemple.com/roguelike-definition/ [2] À ce sujet, voir le dossier thématique « Jeux vidéo à dominante herméneutique », de Gabriel Tremblay-Gaudette. Lien: http://nt2.uqam.ca/recherches/dossier/jeux_vid_o_dominante_herm_neutique [3] Ils sont les caractères des codes 32 à 127. Ceux de 0 à 31 comprennent des éléments non imprimables utilisés pour contrôler des périphériques, telles les imprimantes. L’ASCII étendu à 8 bits (code 128 à 255) présente plusieurs variations, par exemple l’ISO 8859-1 (ISO Latin-1), où les codes 129 à 159 contiennent les caractères étendus Latin-1 pour Microsoft Windows. [4] Pour les fans de visualisation d’information, le schéma suivant illustre clairement l’évolution des résolutions vidéo et des standards qui leur sont associés. XXV, Aihtdikh Jjalocha (2007-2008) « File: Vector Video Standards », dans Wikipedia. The Free Encyclopedia. Lien : http://en.wikipedia.org/wiki/File:Vector_Video_Standards2.svg [5] Le jeu de société Munchkin (2000, Steve Jackson), accessible à tous à partir de 12 ans (non-gamers inclus), parodie le genre avec brio.

Page 9: D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue ...MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand,

MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand, Sandrine et Joëlle Gauthier (éd.). Esthétiques numériques vintage. Cahiers virtuels du Laboratoire NT2, n° 6.

[6] Pour une analyse originale de ce jeu, voir l’essai de Frédéric Clément (2013) [« Demon’s Souls : L’esthétique de la répétition au cœur de la pratique hardcore du jeu vidéo »] dans Joly-Corcoran M. et Mauger V. Média, fans et sacré: un sentiment néoreligieux, à la recherche d’une institution / Media, Fans, and The Sacred: Neoreligiosity Seeks Institution. [7] “Not only will they [les joueurs] say they'll leave when it [mort permanente] happens, some of them actually will leave.” (Bartle, 2003 : 424) [8] Même s’il n’y a pas de critères définis pour la catégorie des jeux « rétro », Mark J. P. Wolf (2012a) spécifie qu’on emploie habituellement cette étiquette pour qualifier les jeux dont les plateformes ont été discontinuées. Selon cette convention, The Legend of Zelda : Ocarina of Time sur Nintendo 64 serait rétro, alors que le jeu de tir Half-Life ne le serait pas, même si les deux remontent à 1998. Voir Mark J. P. Wolf (2012) « retrogaming », op. cit., p. 533-34. [9] Les fictions interactives des jeux d’aventure textuels, au-delà du roguelike, mériteraient à elles seules plusieurs entrées, tout comme leur variante multijoueurs : le MUD (pour Multi-User Dungeon, Dimension ou Domain). Bibliographie: Bartle, Richard (2003). Designing Virtual Worlds. Indianapolis: New Riders. Barton, Matt et Loguidice, Bill (2009). “The History of Rogue: Have @ You, You Deadly Zs”, Gamasutra: the Art & Business of Making Game. En ligne: http://www.gamasutra.com/view/feature/4013/the_history_of_rogue_have__you_.php Glater, Jonathan D. (2004) “50 First Deaths: A Chance to Play (And Pay) Again”, The New York Times, 4 mars 2004. En ligne: http://www.nytimes.com/2004/03/04/technology/50-first-deaths-a-chance-to-play-and-pay-again.html?src=pm Grodal, Torben (2003) “Stories for Eye, Ear, and Muscles. Video Games, Media, and Embodied Experiences”, dans Mark J.P. Wolf et Bernard Perron [dir.], The Video Game Theory Reader. Routledge, Londres et New York, p. 129-155. Loguidice, Bill et Barton, Matt (2009) “Diablo (1996): The Rogue Goes to Hell”. Dans Vintage Games: An Insider Look at the History of Grand Theft Auto, Super Mario, and the Most Influential Games of All Time. Focal Press, Elsevier, Burlington: MA (USA)/Oxford: UK. pp. 39-50. Lunenfeld, Peter (2000) Snap to Grid: A User’s Guide to Digital Arts, Media, and Cultures. MIT Press: Cambridge (MA). Wolf, Mark J. P. (2003) “Abstraction in the Video Game” dans Mark J. P. Wolf et Bernard Perron (Éd.) The Video Game Theory Reader. New York: Routledge, pp. 47-65. Wolf, Mark J. P. (2012a) “retrogaming” dans Encyclopedia of Video Games. The Culture,

Page 10: D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue ...MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand,

MAUGER, Vincent (2012) « D’innovante à dissidente: l’abord rêche de l’esthétique Rogue » dans Galand, Sandrine et Joëlle Gauthier (éd.). Esthétiques numériques vintage. Cahiers virtuels du Laboratoire NT2, n° 6.

Technology, and Art of Gaming. Greenwood: Santa Barbara. pp. 533-34. Wolf, Mark J. P. (2012b) “space (visual)” dans Encyclopedia of Video Games. The Culture, Technology, and Art of Gaming. Greenwood: Santa Barbara. pp. 607-09.