Daniel Charles - La musique comme antimétaphore

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    Silence mditation ascse : la musique comme

    antimtaphore

    Daniel Charles

    Universit de Nice-Sophia Antipolis

    Michel Haar le rappelait rcemment, dans le quatrime essai consacr La maladie nativedu langage de sonNietzsche et la mtaphysique1 : la finalit du langage, pour le Nietzsche

    de La Naissance de la tragdie, est essentiellement grgaire et mtaphysique ; de la

    mlodie originelle des affects, dont les modulations ne sont autres que les fluctuations

    dintensit du vouloir universel, le langage ne nous restitue quune ple imitation version

    apollinienne en clair de lanalogue dionysiaque, nocturne, quen propose la musique comme

    art constitu, laquelle dj nest quune rplique faible, dcadente, du bouillonnement

    premier. Imitation dune imitation, copie dune copie, le langage se redressera-t-il jamais ? Ce

    ne serait, semble-t-il, quau prix dune mtamorphose intrieure radicale, qui lui permettraitdaccder au statut dune nouvelle criture 2.

    Le diagnostic lgard du langage nest pas moins pessimiste dans le texte de 1873 Sur la

    Vrit et le mensonge en un sens extra-moral . Nietzsche y dcrit la dchance du langage

    sous les espces dune cascade de mtaphores, cest--dire de transports ou de transferts

    Michel Haar parle de transpositions au fil desquels se consomme la chute libre

    partir de lorigine, et cela ds avant lavnement du langage lui-mme. Comment, en effet,

    lexcitation nerveuse se laisse-t-elle initialement apprhender, sinon au moyen de sa

    traduction ou transcription mtaphorique en une image ? Il sera besoin dune seconde m-

    taphore pour que seffectue la translation de cette image en un langage. Et plus le temps

    passe, plus sestompe le souvenir de limpulsion premire : les sauts mtaphoriques successifs

    ne font que gommer le rfrentiel de dpart, si bien que le discours de vrit, celui dont se

    targuent les zlateurs de la science, est le plus incertain de tous, parce quil est le plus rcent,

    et partant le plus oublieux de lorigine. Les potes, eux, ont au moins le mrite delironie : sils usent de mtaphores, cest avec le cynisme propre la conscience du mensonge

    quils sont en train de commettre.Ils mtaphorisent la mtamorphose elle-mme, ce qui, aprstout, peut sembler une manire moins mensongre de remonter le temps.

    Mais quen est-il au juste de cette varit particulire de potes que sont les musiciens ?

    Michel Haar prend soin de prciser quil nest nullement question, dans Vrit et mensonge...,

    de musique ou daffects3; est-ce dire que lart des sons serait exempter de toute

    imputation dentropie mtaphorique ?La Naissance de la tragdie, on la vu, montrait quilnen tait rien ; et Nietzsche ne se privera pas, en se dtournant avec fracas de ce que Michel

    Haar appelle le sublime wagnrien, de remettre en cause malgr ou avec Mozart ou

    Beethoven, tout comme avec ou malgr lantithse ironique de Bizet, les illusions,

    conscientes ou non, de lart du temps. Mais lvolution ultrieure de cet art est-elle venue, linstar de ce que tend prouver au moins partiellement lhistoire de lart potique au dbut

    du XXe sicle, corroborer les affirmations de Nietzsche quant la fonction potique dltre

    de la mtaphore ? Nul doute, en effet, ne subsiste aujourdhui relativement la faon dont

    furent accueillies, dans les cercles expressionnistes par exemple, les thses nietzschennes.

    Beda Allemann a rappel quel fut le succs du slogan de la guerre la mtaphore inaugure

    par le dramaturge Carl Steinheim, et limportance du Programmschrift gegen die Metapherpubli en 1917 par Theodor Tagger (alias Ferdinand Bruckner); de mme, le pote Gottfried

    Benn dfraya la chronique en laborant, paralllement au retour husserlien aux choses

    mmes ( zurck zu den Sachen ), son esthtique anti-mtaphorique de la nouvelle

    1 Michel Haar,Nietzsche et la mtaphysique ,Paris, Gallimard, 1993.2 M. Haar, op. cit., p. 110.3 M. Haar, op. cit., p. 112.

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    immdiatet (Unmittelbarkeit ), rapprocher galement des attaques contre la mtaphoredclenches par les Futuristes songeons au Manifesto tecnico della letteratura futurista d

    Marinetti (1912)4. Le renouveau de lallgorie chez un Ernst Bloch5 ne confirme-t-il pas

    dautre part la suspicion naturelle que tout penseurphilomousikos se trouvait tenu, dater de

    la publication de lessai sur la musique inclus dans le Geist der Utopie de 1918, de professer

    lendroit du mtaphorique comme tel ? Sil en est bien ainsi, alors la musique institueelle-mme, considre hors du texte nietzschen mais la lumire des implications de ce

    texte, peut tre invoque en guise de contre-preuve : ne sest-elle pas, avec ses moyens et

    objectifs propres, rige de son ct en adversaire rsolue de lenlisement dans la mtaphore ?

    Jusqu quel point lui tait-il loisible de participer la cure de Jouvence programme par les

    tenants de la nouvelle criture au seuil de ce sicle ?

    On peut se demander, en premier lieu, en quel sens le musicien use de la mtaphore dans

    lacception exacte linguistique de ce vocable. Lenqute mene ce sujet par Vladimir

    Karbusicky au niveau de la syntaxe compositionnelle6 recoupe de manire suggestive ce que

    Nietzsche, de lopuscule Vrit et mensonge... au Gai Savoiret Par del le Bien et le mal7,

    avait dj fait valoir quant lopportunit, pour ruiner les codes tablis et raviver le singulier

    au dtriment de lidentique, davoir recours la parodie. De mme que les potes voqusdans Vrit et mensonge... se servent de la mtaphore contre la mtaphore et font professionde neutraliser le poison par le poison, les musiciens connaissent lambigut du pharmakon :

    Karbusicky montre titre dexemple comment le schme harmonico-mlodique de laRveriede Schumann peut servir de support dembrayage syntaxique lintgration de lHumoresquede Dvorak. La translation, dans ce cas, consiste dans lchange entre deux formules

    sonores, lesquelles, pour ntre pas des concepts au sens canonique, nen contiennent pas

    moins une certaine charge smantique dont le dplacement met en jeu une incontestable vis

    comica du moins pour un auditeur musicalement duqu. L, cependant, rside la limite du

    procd : quil sagisse en somme dune factie dartiste de cabaret tmoigne lvidence du

    caractre dexception que revt tout usage musical dun geste linguistique . Le rajeunis-

    sement ainsi obtenu ne saurait tre quphmre : il est de toute faon trop intellectuel.

    Il est en revanche un domaine au sein duquel la mtaphore joue plein, et sans que sy profile

    la moindre ombre dironie : celui, non certes directement musical mais essentiel (depuis

    Nietzsche en tout cas) lpanouissement de la musique, du discours que lon tient propos

    de lart des sons. Voici ce quen dit Karbusicky :Le champ daction le plus efficace du principe mtaphorique se situe normalement

    lintersection des deux systmes langagier et musical. Rien de ce qui se profre

    propos des contenus musicaux ne saurait chapper une imprgnation mtaphorique

    prdominante ; ainsi sexplique la prfrence de lhermneutique musicale pour des

    images adventices introduites en contrebande au sein du flux langagier.8

    Sans mettre sur la sellette la seule hermneutique musicale, mais en largissant le

    diagnostic de Vladimir Karbusicky lensemble des discours critiques que suscite la musique,4 Sur ces auteurs, et en gnral les thories de la mtaphore aprs Nietzsche, cf. Beda Allemann, Metaphor and

    Antimetaphor, in Stanley Romaine Hopper et David L. Miller (eds.), Interpretation : The Poetry of Meaning,

    New York, Harcourt, Brace and World, 1967, p.108-10.5 Bloch opposesymbole et allgorie : le symbole se boucle sur une mtaphore unique, lallgorie prvient tout

    enfermement en changeant perptuellement de mtaphore, ce qui permet daccder, via la mtamorphose,

    laltrit. Cf. sur ce point la conclusion, Vers une philosophie de lallgorie, lexpos de Grard Raulet,

    LUtopie concrte lpreuve de la post-modernit, ou : Comment peut-on tre blochien ? in Ernst Bloch et

    Gyrgi Lukcs un sicle aprs, Actes du Colloque tenu au Goethe Institut, Paris 1985 (Arles, Ed. Actes Sud

    1986), p. 281-283. Bloch, on le sait, se rclamait de Nietzsche.6 Cf. Vladimir Karbusicky,Signification in music : A metaphor ? in Eero Tarasti (ed.), The Semiotic Web

    (Approaches to Semiotics 78, dir. Thomas A. Sebeok and Jean Umiker-Sebeok), Berlin, Mouton-de Gruyter,

    1987, p. 430-444.7 M. Haar, op. cit., p. 119.8 Vl. Karbusicky, op. cit., p. 437.

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    on conviendra avec Roland Barthes que le culte de ladjectif qui sy panouit dessert la

    cause quil croit servir. La mtaphore, ici, apparat doublement superflue ; elle nen con-

    ditionne pas moins bon nombre dapprciations soi-disant esthtiques et en fait seulement

    culinaires, puisque son emploi systmatique revient ravaler le jugement de got ce que

    stigmatisait Wittgenstein : il ne sagit gure que de se demander quelle est la meilleure sorte

    de glace la vanille9

    ; on est loin, ce rgime, de la nouvelle criture quappelaitNietzsche de ses vux.

    On invoquera cependant propos du bon usage de la mtaphore dans le domaine musical une

    troisime possibilit, absente de lanalyse de Karbusicky mais mentionne par un autre

    musicologue de renom, Carl Dahlhaus, et qui permet la problmatique de rebondir : celle

    par laquelle le discours que lon tient sur la musique est le plus susceptible dinfluer sur la

    pratique musicale relle, parce quil concerne la formulation que le compositeur est tenu de se

    forger, au moins pour lui-mme, de la mise en squence des vnements musicaux avec

    lesquels il travaille . Ainsi que lobserve Carl Dahlhaus, linterprtation dune catgorie aussi

    dterminante que celle du temps musical nest nullement indpendante de limagerie dont on

    se sert pour en dcrire la teneur. Et la ncessit dans laquelle on se trouve davoir choisir

    entre des mtaphores rivales, au lieu dtre en mesure de parler directement de la chosemme, constitue une difficult mthodologique avec laquelle les historiens de la musique,

    quils le reconnaissent ou non, sont perptuellement aux prises.10

    Lnumration des thories labores au XIXe sicle et au dbut du XXe sicle propos du

    temps musical dans la seule langue de Goethe, numration laquelle lrudition de Carl

    Dahlhaus donne quelque ampleur, risquerait vrai dire de donner le vertige si un commun

    dnominateur ne venait en temprer lparpillement11. Un Christoph Koch, par exemple,

    affirme que la temporalit musicale est fonction de lincarnation des possibilits quactualise

    le procs formel ; pour un thoricien de lnergtisme comme August Halm le matre

    dErnst Kurth la forme sonate dpend moins du dploiement dun thme, que le thme

    nest lui-mme fonction, au sens dune variable dpendante, de la forme ; aux yeux de Peter

    Gulke, le thme est un projet, ou la projection en avant dune proposition, que la progression

    du procs musical sera cense rattraper. Il arrive que lon substitue des images philologiques,

    ou biologiques, aux modles philosophiques. Mais comme le remarque Dahlhaus, ds lors que

    les modifications que subit notre sens du temps sont lies aux changements qui affectent

    limage du temps, il est impossible de dcider dans quelle mesure la conscience du temps

    requiert limage qui en rend compte, ou linverse jusqu quel point lexprience du temps

    se trouve influence par le langage laide duquel se laissent dcrire les procs formels en

    musique.12 Ce qui est clair, en tout tat de cause, cest la dette contracte une fois pour

    toutes, semble-t-il, par lensemble des thoriciens considrs, lgard de la conception

    aristotlicienne du mouvement, laquelle est appele rgenter simultanment un changement

    de lieu et une mutation qualitative ; comme lnonce Dahlhaus, cest selon cette doubleacception que la forme sous laquelle le temps se manifeste en musique se voit apprhende

    dans son concept.13

    9 Cf. Ludwig Wittgenstein, Lecons sur lesthtique, II,2 (sur le caf) et II,4 et 5 (sur la glace la vanille), in

    Leons et conversations, suivies de Confrence sur lthique, trad. Jacques Fauve, Paris,Gallimard, 1971, pp.34-35.10 Carl Dahlhaus, Beethovens symphonic style and temporality in music, in Veikko Rantala, Lewis Rowell

    and Eero Tarasti (eds.), Essays on the Philosophy of Music (Acta Philosophica Fennica 43), Helsinki,

    Akateeminen Kirjakauppa, 1988, p. 282.11 Sur la dfinition de la notion mme de commun dnominateur, cf Carl Dahlhaus, Esthetics of Music (tr.

    William Austin), Cambridge, U.K., Cambridge University Press, 1982, chap. 13, p. 74-83. (Original:

    Musiksthetik, Kln, Musikverlag Hans Gerig, 1967).12 C. Dahlhaus, op. cit., p. 283.13 C.Dahlhaus, op. cit., p.284.

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    On le concdera volontiers : partir de la Renaissance et jusqu ce quil est convenu de

    considrer comme lavnement de latonalit encore que des doutes srieux puissent

    slever propos de la rupture des Sriels avec lconomie de la temporalit telle que lont

    fixe les praticiens de la tonalit , lOccident musical parat avoir interprt, la notation

    aidant, toute progression musicale comme un changement de lieu, cest--dire conformment

    la conception aristotlicienne du temps comme le nombre du mouvement quant lavantet laprs. En dautres termes, le temps musical, linstar de nimporte quel autre type de

    temps, en est venu tre reprsent comme une suite de maintenants schelonnant le long

    dun continuum uni-dimensionnel, cest--dire de faon linaire. Mais du fait quon prenait

    garde ne pas confondre son et bruit, la musique tait dfinie comme devant tirer de sonpropre fonds le substrat des transformations qualitatives quelle tait cense accueillir ; etCarl Dahlhaus nhsite pas assigner ce fonds le double statut dun dveloppement

    thmatique-motivique dune part, et dune progression harmonique dautre part. Au sein

    de cette dualit, ajoute-t-il, cest au second terme la progression harmonique que revient

    la primaut. Cest dit-il la progression de lharmonie, en tant quelle fixe sa direction

    la construction de variables motiviques, qui apparat contraignante et dpourvue darbitraire ;

    car le matriau motivique en lui-mme nindique pas, ou nindique que de faon ngligeable,laquelle des variables, parmi tout un ventail de variables possibles, se trouve tre propre, hic

    et nunc , servir de consquence par rapport celle qui prcde et de prmisse lgard de

    celle qui va suivre.14

    Compte tenu, donc, de la spcificit de lharmonie, et nonobstant le fait que des vestiges de

    la philosophie antique continuent contaminer le discours qui se profre en

    correspondance avec cette spcificit au sujet du temps musical, Carl Dahlhaus sestime en

    mesure de considrer que le style symphonique beethovenien offre, du moins lpoque des

    procs thmatiques, lexemple le plus achev de lmergence de la temporalit en musique.

    Nanmoins, la question de savoir comment il se fait que lide de progression harmonique

    doive trouver sa justification ultime auprs dune doctrine apparemment aussi loigne du

    XIXe sicle que celle dAristote, il nest rpondu que par une fin de non-recevoir. Expliquer

    comment il se peut quune philosophie du type de celle dAristote, qui appartient un pass

    loign, survive dans des phnomnes actuels ou rcents, ce qui pourrait conduire faire tat

    dune extrme dissimultanit du simultan voil qui est difficile, et nest pas un travail

    que puisse faire un non-philosophe.15

    Or, ce travail, un philosophe la fait. On peut considrer que depuis son sminaire de 1927

    Die GrundProbleme der Phnomenologie jusqu son quasi-testament de 1969, Zur Sache

    des Denkens, Heidegger na eu de cesse quil nait fourni le fin mot de ce qui constitue, pour

    un Carl Dahlhaus, une nigme ; et il la fourni en renversant, mot pour mot, lnonciation

    quen proposait Dahlhaus. Plutt, en effet, que de parler dune dissimultanit du simultan

    et de sen tenir l, Heidegger voque, sous les espces de ce quil dnommelquitemporalit(Gleichzeitlichkeit), lventualit dune simultanit du non-simultan.

    Quest-ce dire ? Dans le second de ses Entretiens avec Frdric de Towarnicki, Jean

    Beaufret la exprim de manire limpide : Entendons la contemporanit dun pass, dun

    prsent et dun avenir. Nappartient au temps que celui qui, dans le prsent, se sait partir

    dun pass et souvre son avenir, de telle sorte que les trois dimensions du prsent, du pass

    et de lavenir sont exactement contemporaines et dfinissent ce que Kierkegaard appelait

    linstant, et qui est le point essentiel du temps. Mais linstant nest pas le moment qui passe,

    linstant est le fait que tout ce qui apparat appartient un mme monde.16 Et le sixime

    Entretien le souligne : nous vivons dans un temps o tout est contemporain et non pas

    14 C. Dahlhaus, op. cit., p. 291.15 C.Dahlhaus, op. cit.,p.285.16 Jean Beaufret,Entretiens avec Frdric de Towarnicki, Paris, P.U.F., 1984, p. 19.

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    successif. [...] La posie grecque, antrieurement la philosophie, en prouva cependant

    quelque chose. L o Aristote, au livre IV de sa Physique, dcrte philosophiquement

    lassimilation du temps lasuccession en faisant du premier, savoir le temps, le nombre duchangement, Ajax dans la tragdie de Sophocle smerveille devant lnigme du temps :

    Partout le temps, dans son ampleur plus vaste que le nombre,

    Dclt linapparent pour reprendre en lui lapparu. (...)On peut dire que la pense de Heidegger dans Sein und Zeitest le retour du temps dAristote

    au temps dAjax.17

    Et la page suivante, Jean Beaufret dit avoir dcouvert chez Rivarol ce qui pourrait bien

    constituer la meilleure pigraphe pour Sein und Zeit de Heidegger, savoir laphorisme

    selon lequel La plus grande illusion de lhomme est de croire que le temps passe. Le temps

    est le rivage ; nous passons, il a lair de marcher.18

    Mais si lon admet, selon la perspective ainsi dgage, que la rmanence dune conception

    inauthentique du temps renvoie la stase originaire de lquitemporalit comme une

    source vive auprs de laquelle elle ne peut assumer que la figure du dclin, est-il encore de

    mise dassigner ce que lart offre de plus lev lobligation de participer en quelque faon

    ce dclin ? Ne convient-il pas au contraire de sefforcer de penser lart la lumire delquitemporalit de lEtre ? Heidegger, dit encore Beaufret, prend ses distances lgard

    dun Bergson chez qui la dure nvite le nombre que dans la mesure o, comme le dit

    Bergson, la dure est multiplicit de pntration et de fusion. Le temps, au contraire, au

    sens de Heidegger, cest--dire pour qui a le sens de lEtre [...] nest pas [...] unemultiplicit au sens de Bergson, o serait loeuvre, comme le dit ailleurs Bergson, une

    cration continue dimprvisibles nouveauts. La nouveaut chre Bergson nest pour

    Heidegger que ce que Valry appelait la partie prissable des choses. Cest--dire de la

    nouveaut au sens o lon dit : nouveaut et confection. Plus prcieux que le nouveau est pour

    Heidegger le matin, et malgr lapparence ce nest pas tous les jours quadvient un matin sil

    sagit dun matin du monde.19

    Reconnatre cette fonction cosmique de lquitemporalit conduit, sagissant de musique, une rvision radicale des rapports de lharmonie et du temps. Le primat de la succession

    dans larticulation de la progression harmonique se voit soudain contest : lharmonie cesse

    dtre assimile un simple enchanement causal ; une fois dsenclave, elle apparat

    comme un liant omnidirectionnel ; la fois carrefour et rseau, elle devient susceptible de

    dsamorcer le flchage ordinaire du temps. Une telle conception, dont il nest pas interdit de

    penser quelle sous-tendait lillumination, rapporte et commente par Heidegger, dun

    Mozart voyant le tout dune composition venir dun seul regard, et entendant ainsi tout

    la fois20, suppose labandon un temps parfaitement tale. Mozart, souligne Heidegger, a

    t lun de ceux qui ont le mieux entendu parmi tous ceux qui entendent : il la t, cest--

    dire quil lest essentiellement, quil lest donc encore.21 Nest-ce pas une exprience du

    mme ordre que lun des compositeurs les plus fascinants de notre poque, Bernd-AlosZimmermann, a d de concevoir la thse qui a assur sa clbrit, de la

    sphricit (Kugelgestalt ) du temps ? Il sen est expliqu, entre autres, dans un brefmanifeste publi en 1968, Du mtier de compositeur, dont lessentiel vaut dtre ici

    mentionn :

    Nous vivons la fois diffrents niveaux temporels et vnementiels dont la plupart ne

    peuvent tre ni spars, ni assembls et pourtant nous voluons bel et bien en scurit dans ce

    17 J. Beaufret, op. cit., p. 42.18 J. Beaufret, op. cit., p. 43.19 J. Beaufret, op. cit., ibid.

    20 Mozart, cit par Martin Heidegger, Le Principe de raison, trad. Andr Prau, Paris, Gallimard, 1962, p.158-159. (Original :Der Satz vom Grund, Pfullingen, Neske, 1957).21 M. Heidegger, op. cit., p. 159.

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    rseau confus de fils entremls. [...] Du point de vue de leur apparition dans le temps

    cosmique, pass, prsent et avenir sont, comme nous le savons, soumis au phnomne de

    succession. Cette notion nintervient cependant pas dans notre existence mentale qui possde,

    elle, une ralit plus authentique que lheure que nous vivons et qui, en somme, ne nous

    apprend rien de plus que le fait que le prsent, au sens strict, nexiste pas. Le temps se courbe

    et forme une sphre. Cest partir de cette image sphrique du temps que [...] jai dveloppma technique de composition que lon peut dire pluraliste et qui porte la mmoire des

    innombrables couches de notre ralit musicale. [...] On obtient ainsi une diversification

    temporelle [...] un change et une interpntration mutuelle de diverses couches

    temporelles, phnomne qui constitue lune des caractristiques essentielles de ma mthode

    de travail.22

    On ne sera pas surpris dapprendre que Carl Dahlhaus, aprs avoir tudi le plus

    consciencieusement du monde les thses de Bernd-Alos Zimmermann, se soit insurg contre

    le mysticisme quil a cru y dcouvrir. A vrai dire, le diagnostic varie de paragraphe en

    paragraphe : tantt le compositeur des Soldats est renvoy dos dos avec Schopenhauer (tous

    deux ont en commun de tenir lexprience esthtique pour un organon ou vhicule dune

    intelligence mtaphysique23), tantt il est dit proche de Schelling, thoricien en 1795 dun moment de la contemplation o temps et dure pour nous sabolissent24; tantt il est

    accus de bergsonisme25, tantt lorganisation trs rigoureuse du temps dont tmoignent ses

    partitions milite contre toute rfrence la dure bergsonienne26; tantt enfin la stratigraphie

    des couches de temps sexplique laide dun recours au concept aristotlicien du temps

    que le musicien naurait fait que dmultiplier27, tantt elle apparat comme une rsurgence de

    la symbolique trinitaire telle quelle se prsentait chez Josquin28. Le seul nom qui soit absent

    de ce palmars est, on sen doute, celui de Heidegger.

    Nanmoins, Dahlhaus a lhonntet dadmettre quaprs tout, et quoi quil en soit de la

    couleur religieuse dans laquelle est cense baigner la musique de Zimmermann, ce dernier a

    su atteindre au but quil stait fix. On ne peut nier, crit Dahlhaus, que, dune accumulation

    simultane de processus dramatiques, qui, dans le temps mesur spatial, taient spars, ainsi

    que de structures musicales qui, tant dans le dtail que dans la stratification de diffrents

    tempos, reposent sur une proportionnalit temporelle rigoureuse, se dgage peu peu sinon

    instantanment limpression dun arrt au milieu de lagitation.29 Laveu est

    dimportance : ne signifie-t-il pas quun certain silence a t obtenu, que ce silence peut

    devenir ventuellement le garant dune mditation (dont rien noblige infrer quelle

    soriente vers un dogme quelconque), et quainsi saccomplit dans le coup darrtinflig la double prolifration des processus dramatiques et des structures musicales un

    retrait, un renoncement, si ce nest une ascse, lgard du malstrom des sollicitations,gesticulations et contorsions qui sont susceptibles de venir faire cran lapprhension pure et

    nue de la splendeur du Simple ? Alors en effet se trouve exorcise la ronde des mtaphores ; ilnest, pour en prouver lenjeu, que de prter loreille lextraordinaire dpouillement

    22 Bernd-Alos Zimmermann, Du mtier de compositeur, trad. C. Caspar et C. Fernandez,in Bernd-Alos

    Zimmermann, Contrechamps n 5, novembre 1985, p. 57-58. (Original : Vom Handwerk des Komponisten,manuscrit pour la WDR Kln, 1968 ; repris dans B.-A. Zimmermann, Intervall und Zeit(d. Christof Bitter),

    Mainz, Schott, 1974).23 Carl Dahlhaus, Sphricit du temps. A propos de la philosophie de la musique de Bernd-Alos Zimmermann,

    trad. Vincent Barras, in Contrechamps n 5 (loc. cit.), p. 86. (Original : Kugelgestalt der Zeit. ZurMusikphilosophie von B.-A. Zimmermann, Musik i. Bildung, 10 (69), 1978).24 C. Dahlhaus, op. cit., p. 87.25 P. 87.26 P. 88.

    27 P. 89.28 P. 88-89.29 P. 91.

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    intrieur dont tmoigne une oeuvre comme leRequiem pour un jeune pote pourtant lunedes plus riches et foisonnantes du XXe sicle ; si lon voulait lui ajouter, la manire de Jean

    Beaufret, une pigramme, ce pourrait tre la phrase de Heidegger propos du temps : Le

    temps lui-mme en lentier de son dploiement ne se meut pas, il est immobile et en paix 30.

    Sagit-il encore dune mtaphore ? Certainement mais mtamorphose par la musique .

    Par-del Heidegger, on renoue ici avec le Nietzsche de Michel Haar, le Nietzsche pour lequella musique peut retournerlentropie de la langue31.

    30 Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, trad. Franois Fdier, Paris, Gallimard, p. 200. (Original:Unterwegs zur Sprache, Pfullingen, Neske, 1959).31 M. Haar, op. vit., p. 268.