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Dans le luxe, des stagiaires à la rude école du bénévolat L a règle et l’exception. Les stagiai res des plus grands groupes de luxe ne sont pas logés à la même enseigne, loin s’en faut. La forte rentabilité du secteur ne rejaillit en effet pas toujours de la même manière sur ces jeunes en formation. Si les grands groupes sont légalement obligés de les indemniser en France, ce n’est pas le cas à l’étranger. Le plus gros employeur du luxe, LVMH, qui compte 131 000 salariés et vient d’annoncer des résultats record le 2 février, accueille plus de 7 000 stagiaires chaque an née en France et dans ses filiales internatio nales. Les étudiants les plus « capés », qui sui vent leur cursus dans les prestigieuses écoles de commerce hexagonales (comme HEC, l’Essec, l’ESCP, l’EM Lyon.), représentent 1 300 d’entre eux. Ce sont les mieux lotis. Chaque cas est singulier. La plupart du temps, les maisons de luxe rémunèrent cor rectement les stagiaires en France s’ils restent plusieurs mois dans l’entreprise. Elles se con forment à la législation adoptée en juin 2014, qui a amélioré le sort du 1,2 million de stagiai res de l’enseignement supérieur recensés cha que année. En école post-bac de l’Essec, par exemple, six étudiants en stage de vente pen dant trois mois à l’été 2015 ont été payés, en France, entre 400 euros (le moins bien loti chez Saint Laurent) et 900 euros (Louis Vuit- ton et Céline). Givenchy, Pierre Hermé et Christofle se situaient entre les deux. «J’AI EU DROIT À UN SAC À MAIN » Plus avancés dans leur cursus à l’Essec ou HEC, sept autres étudiants ont touché, tou jours à Paris, entre 436 euros (alors le mini mum légal), chez Vanessa Bruno et Baccarat, et 1 500 euros (L’Oréal). Hermès et Chaumet se situaient dans le haut de la fourchette ; Jimmy Choo en bas. Pauline Cristofini (Essec) garde un excellent souvenir du travail qui lui a été confié et de l’accueil de l’équipe dans la division luxe de L’Oréal. A bac + 3, elle était payée 1 250 euros brut par mois, pendant un semestre. Parfois, ces recrues reçoivent des cadeaux ou obtiennent les mêmes remises que le personnel. Une rémunération s’avère plus rare dans les filiales à l’étranger. Juliette Estrouma, en troi sième année de Sciences Po à Aix-en-Pro vence (Bouches-du-Rhône), a trouvé un stage Les grands groupes payent parfois très peu leurs stagiaires, même quand ces jeunes sont issus de grandes écoles. Le phénomène s'aggrave à l'étranger, où aucune législation n'oblige à verser une rémunération minimale chez LVMH à New York grâce au coup de pouce du père d’une de ses amies, cadre du groupe en Asie. Elle a dû « payer son visa de stage, soit 10 00 euros, pour pouvoir travailler entre cinq et six mois ». Juliette n’était ni dé frayée ni payée. « J ’y suis allée parce que j ’avais les moyens de lefaire », souligne-t-elle. Car se loger à New York et y vivre coûte cher. Finalement, l’expérience est décevante. « On mefaisaitfaire un travail très rébarbatif, uniquement des rapports sur les ventes » , dit- elle. « Puisque je nétais pas payée, je mautori sais à partir à 17 h 30. En tout et pour tout, j ’ai eu droit à un sac à main à lafin du stage. C’est inadmissible » , s’agace-t-elle. « On joue le jeu, parce que c’est toujours bien de pouvoir met tre sur notre CV que l’on a fait un long stage dans une maison de luxe à l’étranger. Cela aideforcément à trouver un emploi. Mais on a tort d’accepter de ne pas être payé » , dit-elle a posteriori. En revanche, à sa sortie d’hypo- khâgne, la jeune fille avait appris beaucoup en un mois de stage chez Loewe (également filiale de LVMH), toujours non payé, à Hong Kong. Là, le bilan s’était avéré très positif. Juliette Tyran, issue de la même promo tion, est restée dix mois à New York en stage chez Fendi (LVMH). Elle également non ré munérée et sans toucher un seul dollar pour son visa, ses déjeuners ou ses tickets de mé tro. « On m’a donné très vite de plus en plus de responsabilités, je faisais beaucoup d’heures supplémentaires. Je ne disais jamais rien quand j ’étais débordée. Je ne savais pas dire non », explique-t-elle. « J ’avais trop de pression de ma hiérarchie. Cela aurait été acceptable si j ’avais été payée. J’aifait un “burn-out" après sept mois à New York, mais je ne savais pas ce que c’était. Je ne savais même pas que ça existait. J ’avais 19 ans. » Comme si elle racontait un mauvais film, elle explique : « J’ai aussi dû boucler la valise de ma patronne qui partait en voyage. Face à quelqu’un que tout le monde craint, on ne dit rien, mais ce genre de demande était dé placé, c’était presque de l’esclavagisme. » Aujourd’hui, la jeune fille se déclare « vacci née et n’a plus aucune envie de travailler dans le luxe ». « Cela m'a appris l’efficacité, le rende ment, mais c’était franchement trop déshu manisé », déplore-t-elle. UNE NOUVELLE CHARTE CHEZ LVMH Toujours à New York, Laura, qui souhaite res ter anonyme, a aidé pendant six mois le ser vice des ventes en ligne pour Hermès après sa deuxième année d’HEC. Sans être rémunérée. Elle a dû « contracter un prêt et a réussi à vivre grâce à l’aide de ses parents ». Des étudiants américains, présents à mi-temps dans le même bureau, étaient eux aussi « bénévo les ». Laura a remarqué que seul un de ses amis d’école, « pistonné » selon elle, était payé. Lors de ses stages new-yorkais en 2013 et 2014 au marketing chez Chanel puis à la vente chez Balenciaga (Kering), Shana (Ieseg Lille, bac + 5) n’a pas non plus reçu de salaire. Elle en a touché un chez Céline, à raison de 10 dollars de l’heure à partir de mi-2014 grâce à la « jurisprudence Fox ». La chaîne de télévi sion a en effet été condamnée pour avoir em ployé des stagiaires non payés : la cour d’ap pel a estimé que l’absence ou l’existence de rémunération pour ces stagiaires devait être déterminée en fonction de qui, du stagiaire ou de son employeur, bénéficiait le plus du stage. Ce n’est pas toujours absolument clair... Bon nombre de jeunes Américains ont alors attaqué les entreprises qui les avaient exploités à New York. Et souvent obtenu gain de cause. Si bien que les employeurs ont ré visé leur politique et rémunèrent désormais un peu plus les jeunes en formation. Le tableau n’est pas toujours si noir. Mar- gaux (1reannée à l’EM Lyon) a été pendant six mois assistante de boutique chez Dior à New « ON JOUE LE JEU, PARCE QUE C’EST TOUJOURS BIEN DE POUVOIR METTRE SUR NOTRE CV QUE L’ON A FAIT UN LONG STAGE DANS UNE MAISON DE LUXE À L’ÉTRANGER » JULIETTE ESTROUMA ancienne stagiaire chez LVMH à New York Le Monde-07/02/2016 Le Monde - dimanche 7 février 2016

Dans le luxe, des stagiaires à la rude école du bénévolat · Une rémunération s’avère plus rare dans les filiales à l’étranger. Juliette Estrouma, en troi ... stage,

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Dans le luxe, des stagiaires à la rude école du bénévolat

La règle et l’exception. Les stagiai­res des plus grands groupes de luxe ne sont pas logés à la même enseigne, loin s’en faut. La forte rentabilité du secteur ne rejaillit en effet pas toujours de la même manière sur ces jeunes en formation. Si les

grands groupes sont légalement obligés de les indemniser en France, ce n’est pas le cas à l’étranger. Le plus gros employeur du luxe, LVMH, qui compte 131 000 salariés et vient d’annoncer des résultats record le 2 février, accueille plus de 7 000 stagiaires chaque an­née en France et dans ses filiales internatio­nales. Les étudiants les plus « capés », qui sui­vent leur cursus dans les prestigieuses écoles de commerce hexagonales (comme HEC, l’Essec, l’ESCP, l’EM Lyon.), représentent 1 300 d’entre eux. Ce sont les mieux lotis.

Chaque cas est singulier. La plupart du temps, les maisons de luxe rémunèrent cor­rectement les stagiaires en France s’ils restent plusieurs mois dans l’entreprise. Elles se con­forment à la législation adoptée en juin 2014, qui a amélioré le sort du 1,2 million de stagiai­res de l’enseignement supérieur recensés cha­que année. En école post-bac de l’Essec, par exemple, six étudiants en stage de vente pen­dant trois mois à l’été 2015 ont été payés, en France, entre 400 euros (le moins bien loti chez Saint Laurent) et 900 euros (Louis Vuit- ton et Céline). Givenchy, Pierre Hermé et Christofle se situaient entre les deux.

« J’AI EU DROIT À UN SAC À MAIN »Plus avancés dans leur cursus à l’Essec ou HEC, sept autres étudiants ont touché, tou­jours à Paris, entre 436 euros (alors le mini­mum légal), chez Vanessa Bruno et Baccarat, et 1 500 euros (L’Oréal). Hermès et Chaumet se situaient dans le haut de la fourchette ; Jimmy Choo en bas. Pauline Cristofini (Essec) garde un excellent souvenir du travail qui lui a été confié et de l’accueil de l’équipe dans la division luxe de L’Oréal. A bac + 3, elle était payée 1 250 euros brut par mois, pendant un semestre. Parfois, ces recrues reçoivent des cadeaux ou obtiennent les mêmes remises que le personnel.

Une rémunération s’avère plus rare dans les filiales à l’étranger. Juliette Estrouma, en troi­sième année de Sciences Po à Aix-en-Pro­vence (Bouches-du-Rhône), a trouvé un stage

Les grands groupes payent parfois très peu leurs stagiaires, même quand ces jeunes sont issus de grandes écoles.Le phénomène s'aggrave à l'étranger, où aucune législation n'oblige à verser une rémunération minimale

chez LVMH à New York grâce au coup de pouce du père d’une de ses amies, cadre du groupe en Asie. Elle a dû « payer son visa de stage, soit 1000 euros, pour pouvoir travailler entre cinq et six mois ». Juliette n’était ni dé­frayée ni payée. « J’y suis allée parce que j ’avais les moyens de le faire », souligne-t-elle. Car se loger à New York et y vivre coûte cher.

Finalement, l’expérience est décevante. « On me faisait faire un travail très rébarbatif, uniquement des rapports sur les ventes », dit- elle. « Puisque je n’étais pas payée, je m’autori­sais à partir à 17 h 30. En tout et pour tout, j ’ai eu droit à un sac à main à la fin du stage. C’est inadmissible », s’agace-t-elle. « On joue le jeu, parce que c’est toujours bien de pouvoir met­tre sur notre CV que l’on a fait un long stage dans une maison de luxe à l’étranger. Cela aide forcément à trouver un emploi. Mais on a tort d’accepter de ne pas être payé », dit-elle a posteriori. En revanche, à sa sortie d’hypo- khâgne, la jeune fille avait appris beaucoup en un mois de stage chez Loewe (également filiale de LVMH), toujours non payé, à Hong Kong. Là, le bilan s’était avéré très positif.

Juliette Tyran, issue de la même promo­tion, est restée dix mois à New York en stage chez Fendi (LVMH). Elle également non ré­munérée et sans toucher un seul dollar pour son visa, ses déjeuners ou ses tickets de mé­tro. « On m’a donné très vite de plus en plus de responsabilités, je faisais beaucoup d’heures supplémentaires. Je ne disais jamais rien quand j ’étais débordée. Je ne savais pas dire non », explique-t-elle.

« J ’avais trop de pression de ma hiérarchie. Cela aurait été acceptable si j ’avais été payée. J ’ai fait un “burn-out" après sept mois à New York, mais je ne savais pas ce que c’était. Je ne savais même pas que ça existait. J ’avais 19 ans. » Comme si elle racontait un mauvais film, elle explique : « J ’ai aussi dû boucler la valise de ma patronne qui partait en voyage.

Face à quelqu’un que tout le monde craint, on ne dit rien, mais ce genre de demande était dé­placé, c’était presque de l’esclavagisme. » Aujourd’hui, la jeune fille se déclare « vacci­née et n’a plus aucune envie de travailler dans le luxe ». « Cela m'a appris l’efficacité, le rende­ment, mais c’était franchement trop déshu­manisé », déplore-t-elle.

UNE NOUVELLE CHARTE CHEZ LVMHToujours à New York, Laura, qui souhaite res­ter anonyme, a aidé pendant six mois le ser­vice des ventes en ligne pour Hermès après sa deuxième année d’HEC. Sans être rémunérée. Elle a dû « contracter un prêt et a réussi à vivre grâce à l’aide de ses parents ». Des étudiants américains, présents à mi-temps dans le même bureau, étaient eux aussi « bénévo­les ». Laura a remarqué que seul un de ses amis d’école, « pistonné » selon elle, était payé.

Lors de ses stages new-yorkais en 2013 et 2014 au marketing chez Chanel puis à la vente chez Balenciaga (Kering), Shana (Ieseg Lille, bac + 5) n’a pas non plus reçu de salaire. Elle en a touché un chez Céline, à raison de 10 dollars de l’heure à partir de mi-2014 grâce à la « jurisprudence Fox ». La chaîne de télévi­sion a en effet été condamnée pour avoir em­ployé des stagiaires non payés : la cour d’ap­pel a estimé que l’absence ou l’existence de rémunération pour ces stagiaires devait être déterminée en fonction de qui, du stagiaire ou de son employeur, bénéficiait le plus du stage. Ce n’est pas toujours absolument clair... Bon nombre de jeunes Américains ont alors attaqué les entreprises qui les avaient exploités à New York. Et souvent obtenu gain de cause. Si bien que les employeurs ont ré­visé leur politique et rémunèrent désormais un peu plus les jeunes en formation.

Le tableau n’est pas toujours si noir. Mar- gaux (1re année à l’EM Lyon) a été pendant six mois assistante de boutique chez Dior à New

« ON JOUE LE JEU, PARCE QUE

C’EST TOUJOURS BIEN DE POUVOIR METTRE SUR NOTRE CV QUE

L’ON A FAIT UN LONG STAGE DANS UNE MAISON DE LUXE À L’ÉTRANGER »JULIETTE ESTROUMA

ancienne stagiaire chez LVMH à New York

Le Monde-07/02/2016

Le Monde - dimanche 7 février 2016

Dans le luxe, des stagiaires à la rude école du bénévolat

York, rémunérée 2 000 dollars par mois. De quoi rendre jaloux ses camarades de promo­tion, puisqu’elle était de loin la mieux payée. Pour elle, l’expérience a été « très positive ». Même enthousiasme pour Noémie (1re année à l’EM Lyon) au département publicité-mé­dia de Chanel en Espagne et payée l’équiva­lent du smic espagnol (700 euros par mois).

Génération précaire, qui défend les droits des stagiaires, confirme que le seul pays où existe une législation est la France. Ce collectif regrette que bien des emplois « soient canni- balisés par des stages » et estime que cette pra­tique s’apparente de fait à « un bizutage so­cial ». « Les jeunes sont prêts à tout pour entrer sur le marché du travail », observe Génération précaire. La plupart des élèves qui passent dans ces groupes de luxe espèrent qu’à la clé, ils trouveront un CDD, voire un CDI. La mé­thode semble effectivement la plus efficace.

Directrice des ressources humaines de LVMH, Chantal Gaemperle confirme que « les stages constituent un formidable “boos- teur" : 65 % des jeunes que l’on embauche sont passés en stage chez nous ». Chez Kering, ils sont 25 % et 30 % selon les différentes mar­ques de la maison.

Pour Mme Gaemperle, « la rémunération n’est pas la chose la plus déterminante. Un élève de 17 ans qui passe une semaine en observation ne sera pas payé. On lui offre son déjeuner et sa carte de transport. Seuls les stages de plus de six mois sont rémunérés », ajoute-t-elle. Mais si un stagiaire ne reste que deux mois et exécute « une mission », il le sera, assure-t-elle. Mme Gaemperle ne cache pas l’existence de « certains abus » dans l’emploi des stagiaires au sein de LVMH jusqu’en 2007-2008. Une nouvelle charte a été adoptée depuis pour « les payer au-dessus des prix du marché », dit-elle.

Depuis juin 2015, la politique interne de Ke- ring a aussi été modifiée pour que tous les sta­ges soient désormais rémunérés. Chez Cha­nel, « la gestion des stagiaires dépend de cha­que pays et est laissée à leur initiative. La majo­rité de nos stagiaires sont rémunérés » d’après les législations locales, précise le groupe. Her­mès, qui reçoit 300 stagiaires par an, affirme lui aussi que « les stages sont soumis à la légis­lation en France ou dans le pays d ’accueil ».

Pour puiser dans le vivier des meilleures re­crues, tous les grands groupes de luxe ont multiplié et resserré leurs liens avec les plus grandes écoles, françaises et internationales. LVMH a ainsi noué une dizaine de partena­riats avec l’Ecole centrale de Paris, l’université Bocconi à Milan, la Parsons School à New York ou la Central Saint Martins à Londres. Le groupe a créé des chaires spécialisées dans le luxe à l’Essec et HEC. Une politique partagée par Kering, Hermès ou Chanel, qui entretien­nent toutes des liens réguliers avec les plus prestigieuses écoles internationales. Séduire pour mieux « bizuter » leurs futurs cadres. a

n i c o l e v u l s e r

a v e c s o p h i e g a l z y

Le Monde-07/02/2016