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Les pages du laa, N o 15 Septembre 2008 Cécile Chanvillard Dans le souci d’une anthropotopie de la trace

Dans le souci d’une anthropotopie de la trace · cet essai se dit dans « une langue entre autres (qui) n’est rien de plus que l’intégrale ... Testament de la Bible de Jérusalem,

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Les pages du laa, No 15

Septembre 2008

Cécile Chanvillard

Dans le souci d’une anthropotopiede la trace

Comité de rédaction :

Marc BelderbosCécile ChanvillardPierre CloquetteRenaud PleitinxJean Stillemans

Diffusion :

laboratoire analyse architectureFaculté d’architecture, d’ingénierie architecturale, d’urbanismePlace du Levant 1 boîte L5.05.021348 Louvain-la-NeuveBelgique

https://uclouvain.be/fr/facultes/loci/laa

© Les pages du laaISSN : 2593-2411

Cet essai diptyque s’écrit dans une réflexion doctoralemenée avec PierreMarchal, JeanStillemansetDavidVanderburgh.Leursparolesrespectivestramentcetessaietlaréflexiondanslaquelleils’inscrit.«Silalangueestcequisubsistedesparolesquiontétéprononcéesprécédemment»1,cetessaiseditdans«unelangueentreautres(qui)n’estriendeplusquel’intégraledeséquivoquesquesonhistoireyalaisséespersister»2.

1.ChristianFierens,Lecturedel’étourditLacan1972,L’Harmattan,Paris,2002,(p.248).2.JacquesLacan,Autresécrits,Lechampfreudien,Seuil,Paris,rééd.2001,(p.490).

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1. Premier volet, conditions

Anthropotopien.f.,néologismeàpartirdugrec,anthropotoposestcomposéde anthropo-«de l’humain»etdetopos« lieu»,ayant lavaleurde«au lieudel’anthrope»,cetermeentretientunrapportavecl’anthropologie.Lemotinsistesurlaproximitéstructurelleentrel’anthropefondédanslelangageetlelieudéposédansl’architecture.

Cettedéfinition idiosyncrasiquedonne la tonalitéde l’essaiquisuit,où l’usagedumotestsoucieuxdecequeleditsoitauplusprochedecequ’ilfaitentendre;unusagequidoitêtreconscientdel’épaisseurdesmotsqu’ilconvoque.Danscetessai,l’étymologievientappuyercetusagedumot,commeunpalimpsestequigarderaitlesanciennestracestoutenlaissantlesnouvelless’inscrire.Ellen’estenaucuncasutilisée comme une science nécessaire et surtout suffisante, au sein de laquelled’ailleursl’anthropotopien’auraitpassaplace.

Cetessais’écritdanslesoucid’uneanthropotopiedelatrace.

Anthropo- -topie : selon le petit Robert3, anthropo- est « un élément initial decomposition,dugrecanthropos«l’êtrehumain»».Encomparaison,onto-estdéfinicomme«unélément,dugrecontos«l’être»».–topieestégalement«unélément,dugrectopos«lieu»».Anthropo- seraitdoncunélémentquia laparticularitéd’êtreaucommencementd’unmotetquiparticiperaitaufaitdeplacerensembledesparticules.

Si l’anthroposest«l’êtrehumain»,ildiffèredèslorsdel’ontosparsonhumanité.In pricipiu erat Verbum«aucommencementleVerbeétait»4.Cettehumanitéluivientdecequ’ilparle,danslelangage.

Eneffetl’anthropeestcethommeplongédanslediscours,oùilrencontrelelangageetestinvitéàyprendrelaparole;cethumainquidoitbienadmettrequecequileconstituec’est«aucommencementétaitleVerbe5»,uncommencementquiseraitplutôtundébut,del’ordredelaplace,selonladistinction«début,commencementetfin»poséeparJacquesLacan6.

In pricipiu erat verbumestunetraductionlatinedeEn arch hn o logoV (En arkhê ên o logos) où arkhê est un commencement qui a un effet sur ce qui suit, un

3.SousladirectiondeAlainRey,LepetitRobertDictionnairealphabétiqueetanalogiquedelalanguefrançaise,éditionLeRobert,Paris,rééd.1988.4. Premièrephrasede l’évangile selon Saint Jean, prologue, chapitre 1 verset 1 dans LeNouveauTestamentdelaBibledeJérusalem,éditionsducerf,1960,(p.214).5.VerbumaautantlavaleurdeParolequedeVerbe,InpricipiueratVerbumpeutêtretraduitpar«aucommencementétaitlaParole».6. JacquesLacan,Place,origineet findemonenseignement, conférencedonnéeen1967dans lecadredesmardisduVinatieretlorsdelaquelleilprécise«Audébut,c’estjustementpasl’origine,c’estlaplace».

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commandement.Cecommencementestbiendel’ordredelaplacesurlaquelleunretourpeutêtrefait,àlaquellelasuiten’estpasindifférente.L’anthropequantàluiestdanslecommencement.Aucommencementétaitleverbe,etl’anthropefondédansleverbe.

En arkhê ên o logos peut se traduire par « au principe se trouvait le langage ».Sachant que arkhêestàlabasedumotarchitecture,cettephraseopèreunpremierrapprochemententrel’architectureetlelangageetuneinterprétationquipeutêtreentendueserait:«aulieudel’architecturesetrouvaitlelangage».

Dansunarticleintitulé«L’architecture,l’intimeetlesecret»,GérardWajcmanditdel’architecturequ’elle«n’humanisepasunespacemaisinstaurel’humanitéentantquetelle,endonnantàl’hommelapossibilitédel’ombre»7.Laissonsdecôtélasecondepartiede cette assertionpour lemoment. Cettehumanité vient donc à l’hommedecequ’ilhabite,–dansl’architecture.L’architecturepermetàl’hommed’habiterlemonde.Etymologiquement,habitervientdulatinhabitare«demeurer»,«avoirsouvent»,c’estlefréquentatifdehabere«avoir».L’êtrehumaindel’anthropos se distingueunpeuplusdel’êtredel’ontosdèslorsquel’humainprendpourinfinitifetoriginel’«avoir»del’habité.

Aucommencementétaitleverbeavoir,etl’anthropefondédansl’habité.

Lelangageetl’architectureseraientdoncconditionsdel’humanitédel’homme8.

On n’habite cependant pas l’architecture et on ne parle pas le langage.Mais surfonddelatotalitédelastructuredisponible–lelangage–onactiveunepartiedecettestructure,onparle;commesurfonddelatotalitédelastructuredisponible–l’architecture–onactiveunepartiedecettestructure,onhabite.Onprendlaparoledanslelangageetonhabitedansl’espaceséparéparl’architecture.

Cette homologie entre architecture et langage, ne vaut pas pour autantéquivalence.

« Supposons que la caverne de Platon, ça soit ces murs où se fait entendre ma voix. (Et) supposons que Platon ait été structuraliste, il se serait aperçu de ce qu’il en est de la caverne, vraiment, à savoir que c’est sans doute là qu’est né le langage »9.

DanscesdeuxsuppositionsdeLacan,l’architectureseraitlaconditiondulangage,laconditiondelaconditiondel’humanitédel’homme.C’estunehypothèsequipointe

7.GérardWajcman,dans«L’architecture,l’intimeetlesecret»,publiéentreautreparleLaa,www.lelaa.be,janvier2008,(p.3).8.Conditionentantquecirconstanceetpasentantqu’état:Lelieuestlaconditiondel’anthrope(conditiondecirconstance)etlaconditiondulieuestdefairefondàl’anthrope(conditiond’état).9.JacquesLacan,SéminaireXIX…oupire,sténotypies,séancedu06janvier1972.

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dans«aulieudel’architecturesetrouvaitlelangage»10.L’assertionprécédentepeutalorssedire :«sur fondde latotalitéde lastructuredisponible,onhabite,onparle»11.

«Aulieudel’architecturesetrouvaitlelangage»etdèslorsquec’estsaisitparlelangage(quis’ytrouvait),çaprécipite,ausenschimiqueduterme:çadéposedelamatière.L’architecture(se)matiérisepourpermettrelelangage.Il y a de la matière, ça précipite. Précipiter étant entendu ici dans son sensétymologique,dulatinprae«enavant»etcaput«latête».Delamatièretombelatêteenavantcommel’anthropeprisparlevertigequi(se)précipitedanslevide;commel’anthropequi,parlant,estconfrontéauvideproduitparlesignifiantdanslelangage,auvidequileconstitue.L’animalnepeutpasêtreprisparlevertigedèslorsquelemondequil’entoureestpourluipurplein.«L’animalvitdansl’immanence,comme l’eau dans l’eau »12. Entouré par lemonde commeune goutted’eau l’estdansuneétendued’eau,ilestdanslanaturetandisquel’anthropealieudanscettenature.

Danslanature,iln’yapasdevide:iln’estpasdevide.Leseulvideestcrééparlesignifiant:ilyaduvide.Parl’architecture,ilyadubordduvide:ilyadulieu.

Selon lepetitRobert,un lieuest«uneportiondéterminéed’espace».Déterminervientdulatindeterminare«limiter».Ilyadoncdubordquilimiteetdèslors,dulieu.

Danslanature,ilyadel’étendueinfinie,sanslimites.Danslelangage,ilyadel’étendueindéfinie,inachevéeparlepassageincessantdusignifiant.Ilyadel’espace,Spasse13.Dansl’architecture,ilyadel’étenduedéfinie,unespaceséparé.UnSpassesespasre.Lelatinreexprimeaussibienlefaitderamenerenarrièrequeleretouràunétatantérieur,larépétitionoulerenforcement,l’achèvement.CereinscritlespasduSquipasse,déposeunetracequis’achève,quis’immobilise.Unematièreestdéposéelàenunachèvementquigarantitlepassagedusignifiant,entreautres.

Danslasublimationpsychanalytique,l’artre-créelevidecrééparlesignifiant.Dansladéposition14,l’architecturecréedulieu.Ellesignel’inscriptiondelaperteendisposantdelamatièrepourmettrecevideàdistance.Loind’êtreuneannulation,lamiseàdistanceestunemiseenabsence.L’espaceestalorsdésencombrédel’objet

10.Interprétationlibremaispasinaudibledeenarkhêênologos.11.RéflexiondeJeanStillemanslorsd’unentretienle26mars2008.12.GeorgesBataille,Théoriedelareligion,ŒuvrestomeVII,Gallimard,1976.13.Homophonied’espace,soulevéeparPierreMarchallorsd’unentretienle26mars2007.14.Leterme«sublimation»estutiliséenchimiepourtraduirelepassagedirectd’unétatsolideàunétatgazeux.Ladépositionestleprocédéinversedelasublimation,traduisantlepassagedirectd’unétatgazeuxàunétatsolide.Ceprocédéestégalementappelé«condensationsolide»ou«sublimationinverse».Leterme«déposition»insistesurlamatièredéposée.L’utilisationdetermesantonymespourqualifierl’artetl’architecturesouligneleursingularité.

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perdu,ainsiabsenté.Cetteperteinscriteabsentéeparlelieudansl’architectureestsoulignéeparl’ablatif«aulieudel’anthrope»quidéfinitl’anthropotopie.Donc : le langageet l’architecture sont conditionsde l’humanitéde l’homme ; etl’architectureestlaconditiondulangage.Ilyadelamatière,çaprécipiteàlaplacedel’anthrope,pourquel’anthropene(se)précipitepas.

Lacanabordecetteconditiond’étatdel’architecturedanssonSéminaire VII l’éthique de la psychanalyse:

« N’y a-t-il pas dans ce que nous faisons nous-même du règne de la pierre, pour autant que nous ne la laissons plus rouler, que nous la dressons, que nous en faisons quelque chose d’arrêté, n’y a-t-il pas dans l’architecture elle-même comme la présentification de la douleur ? »15

La douleur conçue comme « un champ qui, dans l’ordre de l’existence, s’ouvreprécisémentàlalimiteoùiln’yapaspossibilitépourl’êtredesemouvoir»16,signecettelimitequifaitqu’unsujets’arrête.L’anthrope,constituéparlaparolequ’ilprendsanscesse,estenmarchedanscetteparole.Etrecoicommeêtrequiet17équivautpourl’anthropeàunreposquimetsaconstitutionenpéril.L’anthropepouravoirlieu,doitsetenirdansl’inquiétude.S’iln’apaslieu,ildoitalorsêtrecelieuetdoncs’arrêter,êtrequiet.L’architectureestcequelquechosed’arrêtéquifaitfondàl’anthropepourqu’ilaitlieu,qu’ilsoitinquiet,qu’ilparle.L’anthropedoit avoir lieu sansquoi il doit être lieu.Avoir lieuqui au fréquentatif«habite»lelieu,lieufondéparl’architecture.

Anthropotopie,«aulieudel’anthrope»etpas«aulieudansl’anthrope»,carc’estbienl’architecturequifondelelieuetpasl’anthrope,fautedequoiilsepétrifieraitàl’instardeDaphnéinexorablementpoursuivieparApollon,figéedansladouleurquimetuntermeàsafuite,figéedanslasculpturedeBerniniàlagalerieBorghese.

Dans ses Écrits, Lacan dit de l’analyste qu’il présentifie lamort, que la condition(conditiond’étatenl’occurrence)dupsychanalystec’estlamortdusujet18,lamortdusujetétantladouleurdanslaquelleestprécipitélesujetparidentificationréelleàl’objetaentantquecadavre.L’architecturecommelapsychanalysedisposeraientdoncdelamatière(laprésencedumuret laprésenceducorpsdupsychanalyste)pourdésencombrer l’espacedel’objetetpermettreà l’anthropedenepassepétrifier.Toutesdeuxpeuventalors

15.JacquesLacan,SéminaireVIIl’éthiquedelapsychanalyse,Lechampfreudien,Seuil,Paris,1986,(p.74).16.JacquesLacan,SéminaireVIIl’éthiquedelapsychanalyse,op.cit.,(p.74).17.«coi»et«quiet»viennenttousdeuxdumêmequietus latinmaissi«quiet»setraduitpar«tranquille»,«coi»estdéfinicomme«tranquilleetsilencieux»etinscritdonclemouvementdel’anthropedanslaparolequ’ilprend.18.JacquesLacan,Écrits,Lechampfreudien,Seuil,Paris,1966,(p.430).

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êtredéfiniescomme«quelquechosed’organiséautourd’unvide»19,commedelamatièrequimetcevideàdistanceetl’empêched’êtrecomblé.L’architecturenesupprimepasladouleur,ellel’absente,toutcommelepsychanalystenesupprimepaslamortdusujetmaisl’absente.Lamatièredel’architectureestdelamatièrequis’absente,quiabsentel’objet.Elles’absentepournelaisserqu’uneombre.

« L’architecture n’humanise pas un espace mais elle instaure l’humanité en tant que telle, en donnant à l’homme la possibilité de l’ombre. »20

Reprenonslasecondepartiedecettepropositionentoutegénéralité:l’architecturedonne à l’homme la possibilité de l’ombre. La pierre dressée par l’architecturedans l’espaceque celle-ci sépare, projette sonombre surun sol qui s’enqualifie.L’architecturefondelelieusurunsolqu’ellequalifieaumoinsparlaprojectiondel’ombreassociéeàlamatièrequ’elledresse.L’architecturefaitfond,d’unfondquidéfinitlascèneenyinscrivantunetraceetsonombre.Etl’anthropepassesurcettescène,élémentinitialdecomposition,élémentaucommencementquiyprendplaceentreautres.Cetteombre est un re latin, répétitionde lamatière de l’architecture qui achèveladépositionetpermetque l’anthrope,etdonc laparole,circule, sur le sol,dansl’espace.

Lacondition21del’ombrec’estlamatière.Ellematièriselamatière.

Audictionnairede lapsychanalyse22, la répétitionest« l’indiceet l’indexduRéel,produisant et promouvant l’organisation symbolique et restant à l’arrière plan detoutesleséchappatoiresimaginaires».Indiceetindexproviennentétymologiquementtousdeuxdeinmarquantl’aboutissementetdedicere«dire».Ceseraitlelieududiredonc,dontCharlesMelmanditqu’ilest«celieud’oùl’onparleetquiconstituepourchacund’entrenous,notrehabitat»23.Lelieududireétantlelieud’oùl’ondit.L’ombreestcere,répétitiondelamatièredel’architecture,in-dicere«lieududire»d’oùl’ondit.Leseul lieuquel’onhabitealorsvraiment,c’estcetteombre,c’est lalangue.

L’architecturesematiérisepourpermettrelelangageetdoncl’humanitédel’homme.C’est bien la pétrification (de petra « pierre » et facere « faire ») d’unematièreinhabitablequipermetàl’anthropedesemouvoir,àlaparoledecirculer.

19.«L’architectureprimitivepeutêtredéfiniecommequelquechosed’organiséautourd’unvide»,JacquesLacan,SéminaireVIIl’éthiquedelapsychanalyse,op.cit.,(p.162).20.GérardWajcman,dans«L’architecture,l’intimeetlesecret»,op.cit.21.Conditiond’étataumêmetitrequedansl’assertion«laconditiondupsychanalysteestlamortdusujet».22. Roland Chemama et Bernard Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse, Paris,rééd.2005,(p.369).23. CharlesMelman, dans «Qu’est-ce qu’un lieu ? », Le bulletin FreudienN°32, décembre 1998,(p.24).

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Lepremiervoletdecetessaidiptyquepeutseconcluresurdeuxsériesdeconditionsetuneassertion:

-Lelangageetl’architecturesontconditionsdel’humanitédel’homme. -L’architectureestconditiondulangage. -Laconditiondelamatière(del’architecturecommedel’analyse),c’estladouleur. -Laconditiondel’ombre,c’estlamatière. -Lelieupétrifielaperteetpermetlacirculationdelaparole.

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2. Second volet, indéfinition

Tracé 01Louis I. Kahn (1901 – 1974), croquis pour le projet du Jewish Martyrs’ Memorial, 1967, crayon sur

papier, archives d’architecture de l’université de Pennsylvanie, Philadelphie

En1966,LouisI.Kahnreçoit,duKreegerComitee,lacommandeduprojetpourlemémorialdédiéauxsixmillionsdemartyrsjuifsquiontpéripendantlasecondeguerremondiale.LeTracé 01estuncroquisde1967etfaitpartiedespremièresesquissesduprojet.L’études’étenddefin1966auprintemps1972.Leprojetneserapasréalisé.

« L’architecture est la fabrication réfléchie des espaces.»24

L’étymologiedefabricationremonteàfaber«ouvrierquitravaillelescorpsdurs».Lafabricationdesespacespassedoncpardelamatière.Leverberéfléchirsedécomposeenre«mouvementenarrière,achèvement»etflectere«courber,ployer».Cemouvementenarrièreserecourbepour faireuneboucleoùlafinrejointledébutetlerépète,laboucledelarépétitionquilaisselàl’ombredelamatièredéposéeetdéfiniparlàlesespacesséparés.Ilyadépositiondematièreoùl’ombreestalorscommelarépétitiondecettematièredresséeparl’architecturedansunespacequ’ellesépare.

La seconde partie de cet essai entend questionner l’assertion « la condition de

24.LouisI.Kahn,Silenceetlumière,traductiondeMathildeBellaigueetChristianDevillers,Editionsdulinteau,Paris,rééd.1996,(p.35).

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l’ombre,c’estlamatière»,s’arrêtersurcetteombrequimatiériselamatière,etpourcefaire,letravailquisuitretracelesombresduTracé 01etquestionnecetracésurl’ombredelamatièrequ’iltrace.

Tracé 00Louis I. Kahn (1901 – 1974), croquis pour le projet du Jewish Martyrs’ Memorial, 1966, crayon sur papier,

archives d’architecture de l’université de Pennsylvanie, Philadelphie

EnpréambuleàceTracé 01,leTracé 00questionnelenombre.Ildiviseetsépareuntoutenpartiessimilaires.Descarréssontdistantsdeleurlargeur,ilyadel’intimeentreeux.Lecarrésoulignelastructurationaumoyend’unemêmemesureconstitutive.Apparaîtlesoucid’unsolpourcesparties,unsolqui,généréparcetteuniquemesure,unifieladivision.Surlacompositioncentrale,lesolestcontenu,ilesten-clostoutentieretunefailledanscetteenceintepermetd’ypénétrer.LeTracé 00mobilise le nombre comme condition de circonstance et interroge larépétitiondumêmecommeconstitutive.DansleTracé 01,deuxemprises«archaïques»quesontledéploiementd’unsoletl’en-clos,sontl’objetd’unemêmeattention,sontvouluesconstituantesd’unmêmelieu.Leursmatièresserencontrentdansledispositifd’accèsaumémorial.

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Qu’enest-ildeceTracé 01,endehorsdesesombres?

Fig. 01

Commeledonneàvoirlafigure01,neufpiliers(quatrepiliersdecoin,quatrepiliersmilieuetunpiliercentral)sontdistantsdeleurmesurepropresurunsolquileurestcommunetquiestceintd’unelignedebord,cettelignefaitfondaupremierdestroisgradinsquiélèventlesolensocle.Lesoclenepermetpasd’ymontermaisnécessite ledispositifd’en-closquiguideseptmarchesverslesocle.Lamarchepalièrebutesurunelignedeseuilquilaséparedutroisièmegradin.Cettelignedeseuilseprolonge,departetd’autredelamarchepalière,enlignedutroisièmegradin.Cesmarchessontprisesdanslevidequimetàdistanceenceinteetsocle.Ellesmatérialisentlepassage(etlevide)entrelesdeuxdispositifs.Onestsurlesocleouàcoté,horsl’en-closoudedans.

Fig. 02

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Détail du Tracé 01des ombres de la rencontre de l’en-clos et du socle

L’enceinterencontrelesecondgradinets’enprolonge,enfermantl’épaisseurduvideetdupremiergradin.Lesocleestprisdansl’en-clos.Letroisièmegradinsurplombelesecondetdoncl’enceinte.L’en-closestprisdanslesocle.Lafigure02illustrecetteemprisedusoclesurl’en-closetdel’en-clossurlesocle.

DansleTracé 01,ledessindel’ombreestsoumisàvariation.Carmêmesilescontoursdel’ombresuiventbienlesmoindresdécrochements,samatièren’insistequelocalement,oùsocleeten-closserejoignentàtraversledispositifd’accèsaumémorial.

L’en-closquiguidelesmarchesverslesommetdusocleprojettesonombresurlamarchepalièrequicoïncideàprioriaveclesoldusocle(lalignedeseuiln’ombrantpascettemarche,pasplusquelalignedeborddespiliers).C’estprécisémentlàquel’ombrerévèleunmanquement,àlarencontredel’enceinteetdusoclecarl’unsurplombel’autreetréciproquement.Lelieudecettehésitationretientl’ombreetlacondenseenuneattentionsoutenue.

Fig. 03Leslignesdutracéquiontétél’objetd’ombressontlelieud’ombresimpossibleset

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plusprécisémentlalignedupand’en-closBrepriseàlafigure03,ainsiquelalignedutroisièmegradinquilaprolonge.Qu’enest-ilalorsdeslignestracéessansombre?Lesdeuxlignesàquestionnersontlalignedebordetlalignedeseuil,lequestionnementportantalorssur lamatiérisationdecesdeux lignesquidans leTracé01sontdeslignesdesol.Sont-ellesdesol,demarche,oudegradin,commeillustréàlafigure04?

Fig. 04

Fig. 05

Cetteindéfinitiondéploietoutunpaneldepossiblesdispositionsreprisesàlafigure05.Aveclesconséquencesquecesmatiérisationsdeligneontsurlaprofondeurd’accèsde

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l’hommeaumémorial.L’impossibilitédecetteombreaupand’en-clos Bposeexplicitementlaquestiondelamatièredelalignedeseuil.

Fig. 06 Re-tracé de l’ombre des dispositifs du socle et de l’en-clos

Partantdel’hypothèselapluséloignéedelalignedesolproposéeparletracédeKahn,posonsqu’ellesoitd’abordunelignedegradindouble(lamarchepalièreétantalorsaumêmeniveauquelepremiergradin).

Fig. 07

La figure 07montre bien que l’ombre au pan d’en-clos B est proche de l’ombredutracédeKahnet l’en-clos seprolongefidèlementdudeuxièmegradin.Mais lemémorialestinaccessibleàl’hommeetàpeineaccessibleauregard.Cetteombreestprochedel’impossiblepointéparleTracé 01, lesocleetl’en-clos gardentchacunleuremprise.Lesoclesedresseetoffreunsolauxpiliers.L’en-clos enclottoutcequis’instaureendeçàdesonenceinte.

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Posonsensuitequecettelignedeseuilsoitunelignedegradin(lamarchepalièreétantalorsaumêmeniveauquelesecondgradin).

Fig. 08

L’ombredelafigure08s’éloignedecelleduTracé 01,autantaupand’en-closBqu’aupan d’en-closA.L’en-closetlesecondgradinserejoignentsurlamarchepalièreetlemémorialresteinaccessibleàl’homme.

Quela lignedeseuilsoitune lignedemarchecommesur lafigure09(Lamarchepalièreétantalorsunemarcheendessousdutroisièmegradin)donneuneombrequiserapprochedecelleduTracé 01 au pan d’en-closAetlaprofondeurdumémorialdevientaccessibleàl’homme.

Fig. 09PosonsenfinquelalignedeseuilsoitunelignedesolcommelorsduTracé 01.Lamarchepalièreétantalorsaumêmeniveauqueletroisièmegradin.

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Fig. 10

L’ombredelafigure10aupand’en-closAestprochedel’ombreprojetéduTracé 01 aumêmepanetlalignen’ombrepaslamarchepalière.L’en-closseprolongefidèlementdudeuxièmegradinetlemémorialestaccessibleàl’homme.Cette hypothèse semble donc être une matiérisation possible, au plus près desintentionsduTracé 01etpourtantleprojetvaprendreuneautrevoiequel’onpeutemprunterrapidement.

Louis I. Kahn (1901 – 1974), maquettes pour le projet du Jewish Martyrs’ Memorial, 1967, bois et résine,

archives d’architecture de l’université de Pennsylvanie, PhiladelphieL’en-closcommetelestabandonné.Lesocleetsonrapportaudispositifd’accèssontquestionnésautraversdemaquettesd’étude.Lapremièredéfinielesoclecommelignedebord.Ledéploiementdesaccèsaudelà

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decelle-ciestcontraintpar la largeurdespiliers,commundénominateurentre lalignedebordetcesaccès.Danslaseconde,lesocleprendenchargetoutcequiesthorssol,endéployantuneépaisseurdans laquelles’inscrivent lesaccès.Cetteépaisseursurplombe lesoldumémorial d’une hauteur de garde-corps et rappelle le dispositif d’en-clos en s’en distinguantpourtantpar l’imbricationdesdifférentséléments.C’estbien lesoldumémorialquidescendauxquatrecoinsdusocle;socledontlesbordssontsoulignéssurlalongueurdestroispiliersparunelégèrerehausse.

Dans les deux maquettes, l’accès au mémorial n’est pas indifférent et bien quemultiple,ilestlimitéparlesélémentsquisedisposentsurcesocle.

Tracé 03 Tracé 4Louis I. Kahn (1901 – 1974), croquis pour le projet du Jewish Martyrs’ Memorial, 1969, encre sur papier, archives d’architecture de l’université de Pennsylvanie, Philadelphie

Lespilierset leursols’autonomisentpeuàpeu.Larépétitiondumêmen’estplusconstitutiveduTracé 03.Dansunelignedebordsimilaireàcellequiaccueillaitlesneufpiliers,septcarréssontposéssurunsocledontlamesuren’estplusliéeàlacompositionquiyprendplace.Ilyaunresteaubord.Cesocleestmorduparunemarchedeladimensiondespiliers,quidonneaccèsaumémorialetsertdetraitd’unionentrelespiliersetleursocle.Elledépassedusocledelamêmemesurequeleresteentreleborddusocleetlespiliersdebord.

Lespilierss’évidentetsedématiérisentlorsduTracé 04,ledispositifd’accèsdisparaît.Commelesuggéraitl’ombreaupand’en-closA,pourquelesoclesoitprisdansl’en-closetl’en-closdanslesocle,etquel’hommeaitaccèsàlaprofondeurdumémorial,ilfautquelesmarchesguidéesparl’en-clossurlesoclesurplombentcetteenceinte.C’estlecasdansladernièrehypothèsed’unelignedeseuilcommelignedesol.Celle-cineserapourtantpaspoursuivieparleprojetetl’ombreaupand’en-closBestle

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premierindicedecedésintérêt.

Cesquelquesmarchesquiémergentdel’enceintetouchentaufondementmêmedecedispositifd’en-clos,fondementquiestdecontenirexclusivement.

Ce manquement du Jewish martyrs’ Memorial ne pouvait avoir lieu que dans untracéd’architecture.Dans l’attentionportéeauxombresd’uneemprisesur l’autreserévèlel’hésitationquienvahitcetracédèslorsquel’en-closestsubmergéparlavoléedesmarchesetquelesoclesedéliedanscettedescente.

Cesdeuxdispositifsposéslà,ensemble,sansaucuneempreintedel’unsurl’autre,butentsurlefantasmequecettetentativeconstituait.

Cetessaiendiptyqueconditions/indéfinitionseconcludanslamatière,conditiondel’ombre.C’est au moment de l’ombre que le tracé révèle son indéfinition, parce que larépétitiondelamatièredansl’ombrenelatolèrepas.Dansl’espaceséparé,l’Spasseses pas reetilyadel’étenduedéfinie.L’ombreestcere,répétitiondelamatièredel’architectureelleestsansindéfinition.Ellerendcomptedecequiaétéérigé,etenl’occurrence,decequiauraitétéérigé.Sansombre,cetracéauraitpucontenirsonmanquementsansheurt.L’ombre,dèslorsqu’ellematiérisecemanquement,ledévoile.

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