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Maggie Robinson

Auteure de romance historique légère et sexy, elle écrit égale-ment de la romance historique érotique sous le pseudonyme deMargaret Rowe. Elle a été finaliste pour le prix Romantic Times.Elle vit dans le Maine.

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Dans les bras d’une héritière

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MAGGIE

ROBINSONL’AGENCE DE MME EVENSONG – 1

Dans les brasd’une héritière

Traduit de l’anglais (États-Unis)par Anne Busnel

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Titre originalIN THE ARMS OF THE HEIRESS

Éditeur originalThe Berkley Publishing Group published by the Penguin Group (USA)

Inc.

© Maggie Robinson, 2013

Pour la traduction française© Éditions J’ai lu, 2014

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Début novembre 1903, Nice, France

Chère tante Grace,

C’est le cœur bien lourd que je vous écris pourvous annoncer que mon époux bien-aimé, Maximilian,est mort…

— Vous n’allez quand même pas le tuer ? s’écriaKathleen, horrifiée, dans le dos de Louisa.

Sa femme de chambre avait la désagréable manied’arriver sans crier gare. Contrariée, Louisa Strattontamponna à l’aide d’un buvard le pâté d’encre qui ornaitdésormais sa feuille.

— Nous parlons de quelqu’un qui n’existe pas, luirappela-t-elle.

Kathleen alla ouvrir la porte-fenêtre de la terrasse quidonnait sur la Méditerranée. La brise humide quis’infiltra dans la chambre faillit emporter le papier. Lesud de la France était censé bénéficier d’un climatdoux, or il faisait un froid de canard.

— Comment allez-vous le faire mourir, alors ?s’enquit Kathleen.

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— Je ne sais pas encore. Avalanche ? Accidentferroviaire ?

Pourquoi ce cher Maximilian ne se serait-il pasadonné à l’alpinisme quand il ne visitait pas les musées,superbe dans ses culottes de peau moulant ses jambespuissantes ?

Louisa distinguait parfaitement les fines ridules aucoin de ses yeux d’un bleu céruléen. À force de plisser lespaupières en plein soleil, évidemment. Elle en suivait lessillons du bout du doigt lorsqu’il se penchait sur elle et…

Kathleen referma vivement la porte-fenêtre etobjecta :

— La presse en aurait parlé, non ?— Ah, zut ! Tu as raison, marmonna Louisa.— Cela tombe sous le sens. Vous allez devoir trouver

une mort moins sensationnelle. Un souffle au cœur,peut-être ? Ou un panaris mal soigné ?

— Oui, excellent ! s’exclama Louisa, ravie. Il cueillaitdes roses dans le jardin pour me les offrir et il s’estpiqué. Une petite épine de rien du tout, mais si dange-reuse. Tu sais comme Maximilian me gâte : un bou-quet par jour, quelle que soit la saison. Il aurait dûpenser à mettre des gants. Il avait de si belles mains !Longues et douces, sans poils sur les phalanges. Oh, ilétait très doué de ses dix doigts ! ajouta-t-elle avec unsourire entendu.

Kathleen fit claquer sa langue d’un air réprobateur.— Non, non, non, ce n’est pas possible. Maximilian

Norwich est un homme important. C’est vous qui l’avezvoulu ainsi, n’est-ce pas ? Et votre tante n’oublie jamaisde lire la rubrique nécrologique. Elle ne comprendraitpas que vous n’ayez pas fait publier l’avis de décès.

— C’est juste que j’étais prostrée, l’esprit égaré par ladouleur. De toute façon, elle a toujours été persuadéeque j’étais à moitié folle.

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En général, Louisa avait réponse à tout. Si Maximi-lian avait existé, elle aurait vraiment été anéantie, elleen était certaine. On ne perd pas de bonne grâcel’amour de sa vie. Effondrée, elle aurait gardé le lit dessemaines durant, des mois peut-être. Voire des années.Elle aurait pleuré son cher époux encore plus long-temps que la reine Victoria n’avait pleuré feu le princeAlbert. Sauf qu’elle aurait porté des robes de deuil bienplus seyantes.

Elle se voyait, dolente au fond de son lit, l’appétitcoupé, environnée de montagnes de mouchoirsfroissés, tandis que Kathleen s’arrachait les cheveux dedésespoir et remportait les plateaux intacts.

Rongée de l’intérieur, paralysée par une stupeurmélancolique, Louisa ne répondait même pas à sesréprimandes. Le visage obstinément tourné vers le muret les motifs du papier peint – flous, bien sûr, à causedes larmes qui lui embuaient les yeux –, elle aurait luttécontre le chant des perfides sirènes qui la poussaient àcoudre des pierres dans l’ourlet de sa chemise de nuitpour aller se jeter dans la mer et rejoindre enfin l’êtrecher…

Bien entendu, Kathleen devinerait avant qu’elle ne lemette en œuvre son funeste projet, à cause de ses doigtsrougis par les piqûres d’aiguille – Louisa était très mau-vaise couturière, bien que tante Grace se soit évertuéeà lui offrir l’éducation d’une vraie dame. On appelleraitdes médecins à son chevet. Kathleen aurait peut-êtremême l’idée de faire venir le célèbre Dr Freud deVienne.

— Si vous le tuez, il faudra que vous alliez à Rose-mont en grand deuil, remarqua Kathleen. Et, si je puisme permettre, vous n’ignorez pas que le noir vousdonne une mine de déterrée.

— Tu te permets toujours tout.

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L’impertinence était une seconde nature chez sacamériste. Après cinq années passées au service deLouisa, elle était devenue son amie. La meilleure. Etdurant la folle année qui venait de s’écouler, grisées deliberté, elles avaient partagé des aventures échevelées– au propre comme au figuré – qui avaient encore ren-forcé leurs liens.

Toutefois ces derniers temps Kathleen devenait grin-cheuse. Il y avait un bon à rien là-dessous, Louisa l’auraitparié. Avant leur départ pour l’Europe continentale,cet Écossais, Robertson, qui venait d’être engagé àRosemont en tant que chauffeur, lui avait fait les yeuxdoux. Certes, il était plutôt beau garçon, mais Louisatrouvait dommage de renoncer à une si précieuse indé-pendance pour quelques secousses au fond d’un lit.

Le sexe était très surfait, somme toute.— Et votre tante veillera à ce que votre vie sociale

soit réduite à néant, exactement comme avant, repritKathleen, impitoyable dans son rôle de mentor. Deuxannées d’isolement, vous imaginez ? Pas de visites. Pasde concerts. Pas de conférences. Je doute même qu’ellevous autorise à vous rendre à Londres en journée vousfaire arracher une dent. Vous crèverez d’ennui en unrien de temps. En noir de la tête aux pieds, en prime !

— Indéniable, murmura Louisa.Elle se mit à mordiller le bout de son stylo plaqué or,

qui portait déjà les stigmates de réflexions intenses.Tout aurait été plus simple si, d’entrée de jeu, elle

n’avait pas été obligée de s’inventer un mari. Graceavait été scandalisée quand Louisa avait entrepris cepériple européen au volant de son automobile, avecKathleen pour seule escorte. Sa tante les avait bombar-dées de télégrammes et de missives en poste restantedans lesquelles elle détaillait les mésaventures sordidesqui guettaient deux jeunes femmes innocentes sur lesroutes périlleuses de la vieille Europe.

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Louisa n’était pas innocente, ce que Grace savait per-tinemment. Mais rien ne semblait pouvoir endiguer ceflot de mises en garde. Miraculeusement, les lettresavaient cessé d’arriver dès que Louisa avait annoncéavoir rencontré le charismatique Maximilian Norwichau musée du Louvre, devant un Rembrandt – uncamaïeu de bruns particulièrement lugubre.

Puis, au terme d’une cour menée tambour battant, lesnoces avaient eu lieu.

Tante Grace lui avait adressé de tièdes félicitations.Louisa, écrivait-elle, devait rentrer immédiatement à lamaison afin de présenter son époux à sa famille.

Cela faisait bien longtemps que Louisa ne se sentaitplus chez elle à Rosemont. Néanmoins, après cette mer-veilleuse année d’aventures en célibataire, il fallait sansdoute admettre qu’il était temps de retourner enAngleterre.

Kathleen boudait de plus en plus. Et à conduire surles routes gelées, l’hiver, dans leur petite décapotable,elles attraperaient des engelures. En outre, Louisaconnaissait depuis quelque temps des difficultés finan-cières. Une mise au point s’imposait.

Sans compter que, à en croire les courriers de soncousin Hugh et du Dr Fentress, tante Grace n’allait pasbien. Sa santé déclinait même de manière alarmante,clamaient-ils. Louisa ne les lisait que d’un œil.

Grace était bien trop mauvaise pour passer l’arme àgauche. Depuis que Louisa, orpheline à quatre ans,vivait sous la coupe de sa tante, celle-ci n’avait mêmepas eu un rhume de cerveau.

En revanche, en vingt et un ans de cohabitation àRosemont, elle n’avait pas manqué d’adresser desévères remontrances à sa filleule chaque fois quecelle-ci se rendait coupable du moindre manquement àl’étiquette.

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Avec le temps, ces infractions aux règles de la bien-séance avaient été crescendo… jusqu’aux conséquencesles plus catastrophiques.

— Que dois-je faire, à ton avis, Kathleen ? Confesserla vérité ?

— Vous, dire la vérité ? Ah ah ! Je vais tomber dansles pommes ! s’esclaffa Kathleen.

— Voyons, cela ne t’arrivera jamais. Tu es la seulefemme que je connaisse à garder la tête froide en cas decrise majeure. À part moi, bien sûr. Rien ne m’ébranlenon plus.

Si Kathleen n’était pas tout à fait d’accord, elle eut lebon sens de n’en rien dire.

Il fallait avouer que depuis quelques mois Louisaavait eu sa part d’ennuis. Pour les surmonter, un mariou deux n’auraient pas été de trop. En vérité, elle n’avaitpas du tout l’intention de convoler.

En quel honneur l’aurait-elle fait ? Elle avait héritéd’une immense fortune, elle était indépendante, librede toute entrave. Elle n’avait pas besoin d’un hommedans les jambes qui lui donnerait des ordres. Sa tante,qui l’avait cloîtrée comme une nonne pendant les vingtpremières années de sa vie, lui avait amplement suffi.

Certes, Rosemont était un endroit magnifique, avecson parc peuplé de daims et de lapins, ses cinquantepièces, et toutes ses dorures.

Bien que roturier – comme M. Darcy1 –, le père deLouisa, déjà riche, avait fait un mariage avantageux enépousant celle qui devait devenir la mère de Louisa, uneAméricaine encore plus fortunée que lui. Hélas tousdeux avaient péri lors d’un naufrage !

À l’époque, Louisa n’était qu’un bébé et, si le portraitde ses parents n’avait été accroché dans la grande

1. Amoureux d’Elizabeth dans Orgueil et Préjugés, de Jane Austen.(Toutes les notes sont de la traductrice.)

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galerie de Rosemont, elle aurait sans doute oubliéjusqu’à leurs visages.

— Il faudra bien rentrer un jour ou l’autre, remarquaKathleen. Rosemont ne vous manque donc pas ?

Pas vraiment, de fait.Grace et Hugh étaient là-bas, ainsi que quelques

autres parasites et parents pauvres dont Louisa ne par-venait pas à se débarrasser. Quand elle avait perdu sesparents, Grace était revenue habiter dans la demeurede son enfance pour endosser le rôle de tutrice, et tousles autres lui avaient emboîté le pas. Plutôt que de sequereller avec Grace et flanquer dehors toutes ces sang-sues un an plus tôt, alors qu’elle venait d’entrer en pos-session de son héritage, Louisa avait trouvé plus facilede prendre la poudre d’escampette.

C’était néanmoins une lâcheté dans laquelle ellen’avait pas envie de se complaire. Oui, elle allait ren-trer, et, oui, il lui faudrait avoir une explication avectous ces gens. Du moins certains d’entre eux. Car, à direvrai, elle ne voyait pas d’objection à ce qu’Isobel, la cou-sine farfelue de sa mère, continue de rôder dans lescouloirs de Rosemont.

Les deux cousines avaient débarqué en Angleterre enquête d’un mari à la fin des années 1870, et seule lamère de Louisa avait décroché le gros lot. Enfin, façonde parler dans la mesure où elle s’était noyée cinq ansplus tard…

Une fois réglés ses problèmes d’argent, Louisa comp-tait bien faire comprendre à Grace et à Hugh que leurprésence n’était pas désirée, éventuellement en leursignant un billet à ordre. Et à ce moment-là, elle neserait pas seule, mais soutenue par son époux, unhomme du monde rencontré au Louvre, dont elle étaittombée éperdument amoureuse, et qui, depuis leurmariage, la comblait d’attentions et de caresses habiles

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dispensées de ses longues mains fines – du moins lesvoyait-elle ainsi dans ses rêves fiévreux.

Oui, Maximilian Norwich l’accompagnerait àRosemont, même s’il fallait pour cela le payer.

Elle déchira la lettre.— Kathleen, quel est le nom de cette agence de place-

ment grâce à laquelle ton frère a obtenu ce poste,l’année dernière ? Evening, ou quelque chose commecela ?

— Evensong, mademoiselle. L’agence Evensong, deMount Street. Mme Evensong fait des miracles. C’estaussi par son entremise que le nouveau chauffeur deRosemont a été engagé. Pourquoi cette question ? Vousn’avez pas l’intention de me renvoyer, j’espère ?

— Sûrement pas.Louisa ne pouvait pas concevoir la vie sans Kathleen,

quand bien même cette dernière était d’humeur un peumorose ces temps-ci.

— Tant mieux. Bien, pour la promenade prévue cetaprès-midi, voulez-vous que je vous bande les seins etque je prépare votre pantalon ? Ou préférez-vous portervotre corset et une robe ?

— Le pantalon, je pense. Il fait un froid de canard,répondit Louisa, avant de sortir une autre feuille depapier à lettres du tiroir du secrétaire.

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Mardi 1er décembre 1903

Mary Evensong aurait aimé pouvoir retenir son souf-fle indéfiniment. Hélas, à un moment ou à un autre, ilfallait bien respirer !

Elle prit un mouchoir parfumé dans son sac en tapis-serie, le plaqua sur son nez. Le nouveau parfum de Pen-haligon, Bouquet de Blenheim, était son préféré : citron,citron vert et lavande se mêlaient pour former une fra-grance incomparable, destinée aux messieurs àl’origine.

Mary Evensong se promit de filer à la boutique deJermyn Street en racheter un flacon… dès qu’elle auraitaccompli cette mission révoltante.

Sur le divan, la masse informe et dépenaillée remuavaguement. Mary plissa les paupières derrière seslunettes à verres fumés. Le capitaine Charles Cooperétait bien grand pour un si petit sofa. Apparemment, ilne s’était pas changé et n’avait pas pris de bain depuisplusieurs jours.

Le bandeau qui dissimulait son œil gauche s’étaitdéplacé et pendouillait sur son nez quelque peucabossé. Ses cheveux bruns étaient tondus à ras.

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Ses joues n’avaient pas vu le fil du rasoir depuis aumoins deux jours. Au moins se rasait-il. En ce moment,Londres grouillait de barbes hirsutes. Cette nouvellemode ne plaisait pas du tout à Mary, qui soupçonnaitceux qui l’adoptaient de chercher uniquement à cacherun menton fuyant ou des bajoues. Et c’était si désagréa-ble d’embrasser une moustache ! Même si elle n’enavait guère eu l’occasion ces derniers temps.

Une forte odeur de transpiration et de gin bon mar-ché flottait dans la pièce. Mary inspira à travers sonmouchoir parfumé, imaginant des agrumes gorgés dejus sous le soleil espagnol, avant de déclarer d’un tonenjoué :

— Capitaine Cooper, réveillez-vous !Au bout de quelques secondes, la réponse monta du

divan :— Naaan.Eh bien, c’était plus facile que prévu, finalement. Elle

avait eu peur de devoir le piquer du bout de sonombrelle avant d’obtenir une quelconque réaction.

— Je suis Mme Evensong, la directrice de l’agenceEvensong, et j’ai une proposition à vous soumettre.M. George Alexander m’a rappelé que vous aviez récem-ment démissionné de l’armée et que vous cherchiez dutravail.

— Naaan.Le capitaine n’avait toujours pas ouvert les yeux.— Je lui ai pourtant parlé en personne, je vous

assure, s’entêta Mme Evensong.L’avenir professionnel du capitaine Cooper n’était

pas le seul sujet qu’ils avaient abordé. M. Alexanderétait un homme d’affaires qui savait diversifier ses inté-rêts. Il avait appâté Mme Evensong en lui parlant d’uninvestissement qui paraissait certes très profitable. Entout cas, elle avait l’intention de l’étudier de près.

Un grognement lui parvint.

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— Je me fiche de savoir qui vous êtes, et je n’ai pasbesoin de la charité de George. Il en a assez fait comme ça.

— Il ne s’agit nullement de charité, mais d’un emploidûment rétribué, objecta Mary. M. Alexander n’a pasgrand-chose à voir là-dedans, sinon qu’il a suggérévotre candidature.

Elle se garda de préciser que si le capitaine signait cecontrat, elle-même recevrait une double commission,une de la part de l’industriel et une de Mlle LouisaStratton. Inutile d’entrer dans les détails puisque, dansson métier, les modalités changeaient presque au caspar cas. S’adapter était son maître mot, tant sur le planprofessionnel que personnel.

— Une jeune dame souhaite vous engager à son ser-vice, et je vous assure que cela vaut la peine de vousarracher à ce sofa pour aller prendre un bon bain.

Charles Cooper se hissa sur le coude. D’une maintremblante, il tira le cache de tissu noir sur son œil bleuaveugle. Mary avait lu son dossier, ainsi que les lettresde recommandation. Elle avait discuté avec nombre deses anciens supérieurs et instructeurs, assez pour sefaire une opinion de celui qui, en cet instant, et en dépitde tous les commentaires élogieux, ressemblait à toutsauf à un héros de guerre.

Il avait plutôt l’air d’une épave humaine abrutie parl’alcool.

— Une jeune dame, dites-vous ? Il ne s’agit donc pasde vous.

Mary se raidit et secoua la tête d’un mouvement sac-cadé qui fit tanguer son énorme chapeau de veloursnoir.

— Voilà qui m’intéresse, madame Evensong. Je n’aipas culbuté de femme depuis que je suis rentré d’Afri-que du Sud. Où est-elle ? Je suis impatient de la voir.

— Si vous croyez me faire fuir par votre grossièreté,c’est que vous ne connaissez rien à mes méthodes

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de travail, rétorqua Mary, imperturbable. Je ne baissejamais les bras face à une mission, capitaine.

— Je suis au-delà de tout espoir, madame Evensong.Alors dans notre intérêt à tous deux, fichez-moi lecamp.

Une lassitude infinie perçait dans son ton. Maryrepoussa du pied une chemise sale qui traînait sur le solet prit place sur l’unique chaise disponible.

— Je ne vous ai pas priée de vous asseoir, ma petitedame !

— En effet, et vous devrez revoir vos manières avantde rencontrer ma cliente. Ce n’est pas n’importe qui.Vous sortez d’une grande école et vous avez été officier,vous avez sûrement appris à vous tenir correctement.

Mary croisa posément ses mains gantées dans songiron.

— Je viens de vous dire que je n’avais eu aucune fré-quentation féminine dernièrement. Votre clienteapprécie peut-être d’être bousculée dans un lit ? Sinonje ne vois pas bien ce qui pourrait l’attirer chez un filsde contremaître tel que moi.

— Ma cliente est une jeune personne indépendante,qui n’a nul besoin de connaître vos origines. Cela dit, jedoute qu’elle en soit véritablement choquée si ellevenait à les découvrir, car c’est une femme aux vuestrès… modernes.

— Une communiste ?— Je ne pense pas qu’elle se mêle de politique, sauf

en ce qui concerne les droits des femmes.— Une suffragette, alors ? Oh non, pitié ! gémit Cooper.

Quoi qu’elle veuille, je ne suis pas son homme. Et je nepourrai pas la conduire aux réunions de Mme Pankhurst1.Je suis à moitié aveugle, l’auriez-vous oublié ?

1. Emmeline Pankhurst (1858-1928), féministe britannique.

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— Mlle Str… Cette jeune dame pilote elle-même sonautomobile, capitaine. Elle ne cherche pas unchauffeur.

Mary ne précisa pas qu’elle avait également lu plu-sieurs rapports de police, émis dans divers paysd’Europe, faisant état des multiples accrochages quiavaient jalonné le périple routier de Mlle Stratton. Cettedernière aurait bel et bien eu besoin d’un chauffeur. Ily en avait d’ailleurs un à Rosemont, un jeune Écossaistrès fiable et compétent, que Mary avait elle-mêmeplacé.

— Elle conduit ? Vraiment ? Bon, vous feriez mieuxde m’expliquer ce qu’elle veut avant que ma logeusecommence à se demander pourquoi je reçois une rom-bière chez moi.

Mary se retint de rectifier l’inclinaison de sa perruquegrise sur son front. Il n’y avait aucune raison pour quecelle-ci soit de travers. Elle apportait toujours un soinméticuleux à sa toilette et s’attachait à chaque détailafin d’apparaître exactement comme la personne qu’onattendait.

— Votre logeuse ne se posera pas de questions, elle aété grassement payée pour m’ouvrir votre porte. À cepropos, en voyant l’état des lieux, elle a demandé àce que vous fassiez votre valise au plus vite pour libérerla chambre.

Ce n’était pas vrai, mais Charles Cooper l’ignorait.Du coup, il serait plus enclin à considérer sa proposi-tion avec sérieux. Mary avait toujours un plan desecours, au cas où les circonstances se révéleraientdéfavorables.

De fait, le capitaine Cooper semblait maintenant plusattentif. Il la fixait de son œil bleu injecté de sang.

— Allez-y, déballez votre sac, aboya-t-il du ton qu’ilemployait sans doute pour commander ses troupes,naguère, dans le Transvaal.

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— C’est très simple, en vérité. Ma cliente a besoinqu’un homme d’allure distinguée soit son époux auxyeux des membres de sa famille, durant les fêtes deNoël qu’elle doit passer en Angleterre. À Rosemont,dans le Kent. C’est une magnifique propriété. Peut-êtreen avez-vous entendu parler ? Il y a un article la concer-nant dans le numéro de décembre 1900 du Magazineillustré.

— À l’époque, je n’avais pas vraiment le temps defeuilleter des magazines, répliqua le capitaine.

— Bien sûr. Je n’ignore pas que vous avez servivotre pays en Afrique, avec les honneurs. J’en parle simple-ment parce qu’il s’agit d’une demeure de renom, et que ceserait un privilège pour vous d’y résider durant un mois.

— Jusqu’à ce que la mort nous sépare ? Ou juste pourtrente jours ? Pourquoi cette fille a-t-elle besoin d’unfaux mari ?

— Elle entretient des relations compliquées avec safamille. Et pour se faciliter la vie, elle a cru bon des’inventer un époux.

Une mauvaise idée, un peu excessive, de l’avis deMary. Il était trop tard pour le regretter. On ne réinven-tait pas le passé.

À moins d’être très futé. Et Mary l’était.Au cours des années écoulées, elle avait ainsi sauvé la

mise de plusieurs jeunes femmes infortunées, malentourées ou mal conseillées.

Cooper frotta son menton ombré de barbe.— Combien ?— Je vous demande pardon ?— Combien est-elle prête à lâcher ? Moi aussi, j’ai

une famille, figurez-vous.Mary Evensong était au courant. Deux frères aînés,

leurs épouses respectives et leur nombreuse progéni-ture. La plupart travaillaient dans l’un des ateliers depoterie dont George Alexander était propriétaire.

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Cooper aurait sans doute trimé là-bas lui aussi, siM. Alexander ne l’avait repéré parmi ses ouvriers et nel’avait envoyé à l’âge de douze ans sur les bancs del’école. Ce dernier avait décelé chez le jeune CharlieCooper des qualités dignes d’intérêt. Aujourd’hui, Maryétudiait le capitaine en s’efforçant de faire de même, endépit des réserves bien naturelles qu’elle avait éprou-vées de prime abord. M. Alexander était un hommeclairvoyant, aux intérêts éclectiques, et dont la fortunen’avait rien de négligeable.

Elle cita le montant sur lequel Mlle Stratton etelle s’étaient mises d’accord. Le teint du capitaineCooper prit à peu près la couleur de la chemise qui traî-nait par terre.

— Pour un mois ? Vous êtes sérieuse ?Cette fois, il consentit à se lever et se mit à arpenter

la pièce, en proie à une grande agitation. Sans douteaurait-il eu fière allure dans son bel uniforme militaire.Malheureusement, Maximilian Norwich n’était pas unsoldat, mais un esthète amateur d’art.

— Très sérieuse. L’agence Evensong existe depuis1888. Pas une fois nous n’avons trahi notre parole,affirma Mary, qui mentait juste un petit peu. Bien sûr,il faudra vous acheter une garde-robe complète. On nedébarque pas dans un endroit comme Rosemont avecun col en celluloïd.

Mary récupéra dans son sac la carte professionnelled’un tailleur qu’elle savait discret, la tendit au capitaine.

M. Smythe était capable de couper des vêtementsd’une qualité irréprochable pour la moitié du prix exigépar la plupart de ses concurrents.

— Vous avez rendez-vous demain, à midi, ajouta-t-elle. Je vous accompagnerai. Et je veux votre parole :plus une goutte d’alcool. Jamais Maximilian Norwichne se saoulerait au gin médiocre.

— Qui ça ?

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— Je ne vous l’ai pas dit ? C’est le nom du mari imagi-naire de ma cliente. Donc le vôtre, désormais.

Le visage buriné du capitaine Charles Cooper s’illu-mina d’un brusque sourire, découvrant une dentureremarquablement blanche et régulière pour un hommede basse extraction.

— Madame Evensong, pour une somme pareille, jerépondrais même au nom de « Toutou » si tel était lecaprice de votre écervelée de cliente ! Mais « Max » meconvient tout à fait.

Plutôt « Maximilian », corrigea Mary en silence.Mlle Stratton semblait avoir un faible pour ce prénom.Néanmoins, Mary se garda d’insister. Les jours à venirs’annonçaient chargés, mieux valait ne pas mettreCharles Cooper de mauvaise humeur.

Dans cette optique, elle serait peut-être avisée del’aider à rassembler ses affaires et de lui offrir le gîte àMount Street. Ainsi, ses employés et elle l’auraientà l’œil afin qu’il se présente sobre à son rendez-vouschez le tailleur.

Il semblait aussi avoir besoin d’un bon repas, or Maryavait à son service l’une des meilleures cuisinières deLondres – elle avait peut-être commencé sa formationsur le trottoir, mais cela ne regardait personne. Enconséquence, elle proposa dans la foulée au capitaineCooper de prendre ses quartiers dans les locaux del’agence. Celui-ci ne formula aucune objection.

Pour vous et depuis 1888, l’agence Evensong réalisel’impossible ! proclamaient les encarts publiés dans lesjournaux.

Une fois de plus, Mary avait tenu ses engagements.

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3

Mercredi 2 décembre 1903

Ils avaient un grain, à parler de lui comme s’il nepouvait pas les entendre. Il était borgne, pas sourd.Charles en avait par-dessus la tête que le petit chauve– M. Smythe – et son assistant lui plantent des aiguillesun peu partout dans le corps, depuis maintenant plusd’une heure. Il avait l’impression d’être attaqué par unecolonie de fourmis !

— En avez-vous terminé, messieurs ?Il avait adopté le ton suffisant du parfait gentleman.

D’ailleurs s’il affirmait sortir tout droit de Harrow, per-sonne n’irait le soupçonner d’avoir grandi dans une citéouvrière.

Patron généreux et philanthrope, George Alexanderl’avait arraché à sa famille miséreuse pour faire de luiun être civilisé. Certains auraient dit qu’il lui devaittout. Mais apparemment George avait misé sur le mau-vais cheval, car aujourd’hui la vie de Charles ne valaitpas tripette.

— C’est presque fini, capitaine Cooper. Vous avez ététrès patient, répondit le tailleur.

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Charles était à moitié mort d’ennui et il avait une soifde tous les diables. Le gin lui était interdit. Peut-êtrepourrait-il convaincre cette vieille chouette d’Evensongde lui servir du vin au déjeuner. Enfin, s’ils déjeunaientun jour… Le petit déjeuner était déjà loin.

Son estomac gronda. L’assistant du tailleur releva latête et lui adressa un sourire complice.

Ce matin-là, Mme Evensong avait dûment chapitréCharles sur les responsabilités qui lui incomberaient entant qu’époux de Mlle Louisa Stratton. Elle lui avaitmême prêté une encyclopédie de l’art, car le fameuxMaximilian – quel prénom à la noix ! – se passionnaitpour la peinture.

Vu que Charles était incapable de distinguer un Rem-brandt d’un Douanier Rousseau, il se doutait qu’il luifaudrait suivre quelques cours de rattrapage…

Ce serait comme au bon vieux temps, quand ilétait boursier et que son bulletin de notes faisait honteaux rejetons des meilleures familles anglaises. Per-sonne ne pouvait le traiter d’idiot, et celui qui s’y seraitrisqué ne serait pas resté longtemps sur ses deuxjambes. Il était aussi doué avec les poings qu’avec leschiffres.

Néanmoins il était taillé dans un bois plutôt brut. Lecollège et l’armée avaient certes poli ses rugosités, mais,à vingt-sept ans, quelques échardes pointaient encore.Mlle Stratton serait-elle déçue quand elle ferait saconnaissance ? Il fallait espérer que non. Finalement,ce n’était pas son problème. On le payait une fortunepour être le caniche de cette fille de la haute, et pourune somme aussi généreuse, il était prêt à supporter àpeu près n’importe quoi durant un mois.

Cette Louisa Stratton, il devait lui manquer une case.En tout cas, elle ne savait visiblement pas quoi faire deson argent. Il l’imaginait déjà : une petite princesse

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gâtée, dorlotée, qui aurait eu une crise cardiaque si elleavait vu les atrocités auxquelles il avait été confronté enAfrique.

Charles descendit du tabouret sur lequel il était juché,tendit les bras pour faire remonter ses manches et révé-ler ses élégants boutons de manchettes. Il avait portél’uniforme pendant plus de dix ans et peinait à recon-naître l’homme qui lui faisait face dans le miroir. Cecostume lui allait bien, indéniablement. Et M. Smytheavait promis de lui fabriquer des cache-œil en soie. Ceserait beaucoup plus confortable que le bout de tissugrossier qu’on lui avait fourni au dispensaire.

Quand il ne portait pas cet accessoire, personnen’aurait pu deviner qu’il ne voyait quasiment rien del’œil gauche. Mais les petits vaisseaux éclatés et lestaches qui parasitaient sa vision finissaient par luiflanquer la migraine, alors il préférait porter cecache, même si ses camarades d’armée se moquaientde lui et prétendaient qu’il voulait se donner des airs depirate.

La rumeur voulait que cela émoustillât les dames.Charles ne s’était pas donné le mal de le vérifier. Iln’éprouvait plus de désir charnel depuis qu’il avait aidéà enterrer les centaines de cadavres de femmes etd’enfants boers décharnés, à la peau brûlée par le soleil.

Pour déporter les populations civiles, les troupes bri-tanniques de Kitchener1 avaient construit tout unréseau de camps dont les tentes semblaient jaillir du soldesséché comme autant de champignons. Mais les Sud-Africains coupaient les voies de communication, et leravitaillement n’était pas assuré. Par mesure de rétor-sion, les femmes et les enfants des fermiers boers

1. Lord Kitchener (1850-1916), maréchal britannique qui mit fin à laguerre des Boers (1902).

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rebelles recevaient des rations encore plus réduites queles autres détenus. Ceux qui n’étaient pas morts de faimavaient été décimés par la rougeole, la typhoïde ou ladysenterie.

Parfois, face à tant d’horreur et de dévastation,Charles avait regretté de ne pas avoir perdu la vue pourde bon.

L’Afrique du Sud, sa terre craquelée sillonnée de sangsous le soleil caniculaire, c’était cela la vraie vie.L’Angleterre n’était qu’une scène de théâtre sur laquelleévoluaient des gens frivoles, qui étaient loin de se dou-ter de quoi étaient capables leurs fameux « héros deguerre ».

Bientôt lui-même monterait sur les planches afin detenir un rôle, dans le faisceau des projecteurs… avantque le rideau retombe définitivement sur sa vie.

Bon sang, il crevait de faim. Pas comme ces femmesboers squelettiques, mais à quoi bon ressasser lepassé ? Maximilian Norwich ne se souciait pas de tellescontingences dans son existence dorée d’esthète intel-lectuel. Il vivait dans un monde d’héritières écervelées,d’automobiles étincelantes, de flûtes de champagne, decoupes de caviar…

Bon sang de bois !Charles venait de se prendre les pieds dans un rou-

leau de tissu, au moment où une pensée lui traversaitl’esprit. La veille, bousculé par Mme Evensong qui vou-lait qu’il quitte au plus vite sa chambrette, histoire delui redorer un peu le blason, il avait complètementoublié d’emporter son journal intime, caché sous leslattes du plancher.

Mme Jarvis, sa logeuse, devait déjà lui avoir trouvé unremplaçant, bien qu’il ait réglé son loyer jusqu’à findécembre.

Charles ne regretterait ni la crasse ni les relentsd’oignon et de friture, mais son journal intime allait

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beaucoup lui manquer. Il le destinait à ses frères.Quand ces derniers l’auraient lu, ils comprendraientpeut-être enfin…

Il se tourna vers Mme Evensong. Celle-ci était abîméedans la contemplation d’un gilet à motif bordeaux,transfigurée, comme si elle venait de découvrir leSaint-Graal.

Quelle drôle de petite bonne femme, celle-là.— Je dois partir, annonça-t-il.Elle releva vivement la tête, fronça les sourcils. Der-

rière les verres teintés de ses lunettes à monture métal-lique, il était difficile de discerner ses yeux, maisCharles aurait parié qu’ils brillaient d’intelligence.

— Pourquoi ? Où voulez-vous aller ? s’alarma-t-elle.— J’ai oublié quelque chose dans mon ancien loge-

ment. Tranquillisez-vous, je ne vais pas filer au pub ducoin. Je vous ai donné ma parole.

— Certes, et j’entends que vous la respectiez. Trèsbien, capitaine. Vous reviendrez ensuite à l’agence,n’est-ce pas ?

— Bien sûr. Serait-il possible que votre cuisinière meprépare un sandwich dans l’intervalle ?

— Oh, elle peut faire mieux que cela, croyez-moi ! Entout cas, ne traînez pas en chemin, Mlle Stratton doitpasser en fin d’après-midi.

Bon sang. Il n’était pas tout à fait prêt à rencontrer sa« femme ». Au moins était-il présentable. Enfin, sil’habit faisait le moine.

M. Smythe l’aida à s’emmitoufler dans un manteauen tweed gris anthracite, puis lui tendit un chapeauhaut de forme. Il avait été décidé que les vêtements surmesure de Charles, ainsi que ses chapeaux, arbore-raient son monogramme – ou plutôt, celui de Maximi-lian Norwich. Mme Evensong pensait à tout.

Sa nouvelle garde-robe serait prête le lendemainmatin.

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Il prit un fiacre avec l’argent que Mme Evensong luiavait avancé – pas assez pour aller s’encanailler en ville,mais suffisamment pour se rendre dans les faubourgset en revenir.

Mme Jarvis feignit de ne pas le reconnaître.Il dut faire tomber plusieurs pièces dans sa main

crasseuse pour qu’elle l’autorise à entrer. Tel un fox-terrier, elle le talonna jusque dans son ancienne cham-bre. Que craignait-elle, cette vieille toupie ? Qu’il soitrevenu voler la tringle à rideaux cassée ? Quoi qu’il ensoit, elle ne le lâcha pas des yeux tandis qu’il délogeaitune latte du plancher inégal pour récupérer son jour-nal, un recueil à la couverture cartonnée marbréede brun.

— C’est quoi, ce bouquin ? demanda-t-elle, méfiante.— Mon histoire, madame Jarvis. Chaque bataille,

chaque blessure, chaque femme. Une lecture passion-nante pour les longues soirées d’hiver.

Il imagina ses frères penchés sur le journal unefois qu’il aurait quitté ce monde. Tom et Fred lui par-donneraient, au moins un peu, entre ces mots et lepécule qu’il leur laisserait. Oui, ils comprendraient. Ille faudrait bien.

Soudain, une forte déflagration se produisit dans larue et l’immeuble tout entier vibra.

Sans réfléchir, Charles se jeta sur la chétiveMme Jarvis et la plaqua au sol pour lui faire un bouclierde son corps.

Elle se débattit en poussant des cris d’orfraie :— Ôtez vos sales pattes de là, espèce de pervers !Charles avait réagi de manière instinctive. Les obus.

Les grenades. Tous à terre !Mais… on ne bombardait pas un vieux quartier lon-

donien comme celui-ci, n’est-ce pas ?— Que se passe-t-il ? bredouilla-t-il. Qu’est-ce que

c’était que ce bruit ?

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— Est-ce que je sais, moi ? Poussez-vous ! beugla lalogeuse.

Cela faisait une éternité que Charles n’avait pas euune femme sous lui. Et Mme Jarvis n’était certes pasla partenaire rêvée pour renouer avec les plaisirs de lachair. Ses hurlements lui vrillaient les tympans.

Il lui plaqua la main sur la bouche, ce qui lui valutd’être férocement mordu.

— Aïe ! grogna-t-il. Chut ! J’entends un bruit de pas,quelqu’un approche…

Les marches craquaient. Charles roula de côté,coinça Mme Jarvis contre le mur. Il protégerait cettevieille harpie malgré elle.

Une voix de femme, flûtée, mélodieuse, s’éleva der-rière la porte :

— Capitaine Cooper ? Êtes-vous là ?Une autre voix féminine, qui n’était pas celle de

Mme Evensong, lui fit écho :— Je n’aime pas cet endroit, mademoiselle. Ça

empeste !— Oh, Kathleen, tu es si snob ! Les pauvres sont déjà

très contents d’avoir un toit au-dessus de leur tête.Monsieur ? Capitaine ? appela de nouveau la premièrevoix. Êtes-vous décent ? Puis-je entrer ?

Sainte mère de Dieu.Charles libéra la bouche de Mme Jarvis et se raidit

dans l’attente du glapissement outré qui ne manqueraitpas de suivre.

Et de fait :— Au secoooours ! Il est devenu fou !Charles se redressa d’un bond au moment où la porte

s’ouvrait. Mme Jarvis demeura à terre et, frénétique,tenta de rabattre ses jupes entortillées autour de sesjambes.

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Les deux femmes qui venaient de faire leur entréeécarquillèrent les yeux de stupeur devant ce tableaupathétique.

L’air dégagé, Charles épousseta son manteau neuf etrisqua un sourire qui se voulait rassurant. Si ces jeunespersonnes se mettaient à striduler comme Mme Jarvis,il finirait sourd en plus d’être borgne.

— Ca… capitaine Cooper ? balbutia la blonde.Elle était extraordinairement jolie, mais livide, aussi

blanche que la fourrure de sa pelisse et du manchondans lequel elle avait glissé les mains. Cachait-elle là-dedans un petit pistolet de dame ? Si elle l’abattait dansla seconde, il lui serait plutôt reconnaissant de le tirerde cette situation horriblement embarrassante.

— Mademoiselle Stratton, je présume ?— Oh, mademoiselle Louisa ! Ça ne peut pas être lui,

quand même ? s’exclama la rouquine qui accompa-gnait la blonde. On dit pourtant que Mme Evensong nese trompe pas, qu’elle a un flair infaillible…

— Tais-toi, lui intima la blonde. Il doit y avoir uneexplication…

Elle avait de grands yeux noisette pétillants. Sonregard se posa sur la bouche de Charles, dont elle sem-blait attendre des éclaircissements. Comme s’il pouvaitlui en donner !

Avec ses cheveux d’or et son manteau d’hermine,Louisa Stratton ressemblait à une vraie princesse, toutdroit sortie d’un palais. Charles n’avait encore jamaisrencontré quelqu’un comme elle.

Mme Jarvis se releva en s’agrippant à son mauvaisgenou, lui arrachant une grimace.

— Il a essayé de me violer ! glapit-elle.Avant que Charles puisse protester, la déesse blonde

objecta :— Ne soyez pas ridicule, vous avez passé l’âge.

Et vous n’êtes pas ce genre d’homme, n’est-ce pas,

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capitaine ? Il faudrait souffrir d’un complexe d’Œdipe,ce qui est absolument répugnant. Toutefois, si c’est lecas, je peux vous recommander un excellent praticien.Récemment, on a fait beaucoup de progrès dans l’étudedes maux de l’âme, à Vienne. Nous y étions au prin-temps dernier. Tu t’en souviens, Kathleen ? Oh, cespâtisseries, quel délice !

Mme Jarvis devait avoir raison, il était sûrementdevenu fou. Il avait besoin d’un verre de gin. Non, plu-tôt de la bouteille tout entière.

— Il y a eu… une explosion, articula-t-il.— Oui, c’était moi, répondit Louisa Stratton. Enfin,

mon automobile. Un problème de piston, peut-être.Quoi qu’il en soit il va falloir la faire remorquerjusqu’au garage le plus proche. J’espère qu’il y en a undans le quartier.

Charles claudiqua jusqu’à la fenêtre aux vitres salespour jeter un coup d’œil dans la rue. Une douzaine degamins faisaient cercle autour de l’automobile deMlle Stratton, qu’ils fixaient d’un œil ébaubi. Pour l’ins-tant, ils demeuraient à une distance prudente, mais ilne faudrait pas longtemps avant que l’un d’eux sedécide à démonter un phare.

Charles ouvrit la croisée.— Bande de petits salopards, si vous touchez à cet

engin, je vous jure que je vous botte le cul !— Oh la la, vous fâchez pas, m’sieur, on regarde

juste ! assura le chef de la bande, qui ponctua sesparoles d’un petit salut moqueur en portant deux doigtsà sa casquette.

Charles pivota vers la logeuse et reprit d’un ton beau-coup plus courtois :

— Madame Jarvis, je vous présente mes excuses lesplus plates pour ce terrible malentendu.

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Elle ne trouva rien de mieux à faire que de lui lancerun regard apitoyé.

— C’est la guerre, je suppose. Certains soldats ontl’esprit dérangé quand ils rentrent au pays.

— Oui, ce doit être ça, grinça Charles, avant des’incliner devant les deux visiteuses. MademoiselleStratton. Et… Kathleen, c’est bien cela ?

— Oui, monsieur.— Je pense que nous devrions poursuivre cette

conversation ailleurs et prendre des dispositions pourfaire réparer votre automobile. Le lieu n’est pas trèssûr, vous savez.

La présence de Mlle Stratton détonnait dans cettechambre misérable. Dans la rue, le contraste seraitencore plus visible. Quelle idée aussi de débarquer dansce quartier sordide en manteau d’hermine, au volant dece petit bolide ! C’était elle qui avait l’esprit dérangé !s’insurgea-t-il, le regard fixé sur les grosses lunettes deprotection qui lui pendouillaient autour du cou, tel uncollier très laid.

— Comment m’avez-vous trouvé ? demanda-t-il alorsqu’ils regagnaient le rez-de-chaussée.

— Je suis passée à l’agence Evensong. Le jeune assis-tant m’a donné votre adresse.

Bon, au moins ce n’était pas Mme Evensong quil’avait trahi. Charles avait connu une ascension socialeassez fulgurante, mais ici, dans cet immeuble délabré,il se retrouvait presque à son point de départ.

— Désormais je réside là-bas, à Mount Street, expli-qua-t-il. Mme Evensong me donne des cours censésfaire de moi un mari crédible. Vous serez encore meil-leur professeur, j’imagine.

— Mon Dieu, j’ignore à quoi ressemble un vrai mari !Maximilian est si merveilleux que personne ne peutlui arriver à la cheville, vous comprenez. C’est leplus attentionné des hommes, il se plie en quatre pour

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satisfaire tous mes désirs. Nous discutons art, histoireet philosophie, et il écoute religieusement tousmes avis.

Le doute n’était plus permis, cette fille était toquée.

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Il avait une prestance certaine dans ses habits neufstout empesés. Au premier abord, le cache-œil l’avaitdéroutée, a posteriori cela lui donnait un air de pirateassez excitant.

Maximilian avait pu perdre un œil dans un accidentd’escrime. C’était une fine lame. Quel spectacle que dele voir manier l’épée, bondissant, seulement vêtu de sonpantalon et de ses bottes de cuir, son torse musclé lui-sant de transpiration !

Et cette petite ligne de poils sombres qui couraitsur son ventre noueux pour disparaître sous laceinture du…

Hélas, une seconde d’inattention et le drame était sur-venu ! Oh, il avait été courageux ! Stoïque. Tout celaavait eu lieu avant leur rencontre, ce qui était bien dom-mage car Louisa aurait fait une excellente infirmière,douce et dotée de sang-froid, sachant apaiser son pau-vre chéri de quelques mots et caresses tendres…

De toute façon, Maximilian n’aurait pas voulu qu’ellesoit témoin d’une vision si déplaisante.

Voilà, cette explication conviendrait parfaitement.Louisa glissa les mains dans son manchon en frisson-

nant. Il faisait froid, et le mécanicien mettait un siècle à

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atteler ses deux chevaux à l’automobile pour laremorquer.

Le capitaine Cooper l’avait pressée de rentrer chezelle, c’est-à-dire, pour l’heure, au Claridge, où elle occu-pait une suite. Elle avait refusé. Elle préférait supervi-ser le dépannage de sa pauvre petite Cottereau. Biensûr, Kathleen était restée avec elle.

Les yeux de cette dernière allaient finir par percer destrous dans le dos du capitaine à force de le scrutertandis qu’il donnait un coup de main au mécanicienpour fixer une chaîne au pare-chocs avant.

— Le panorama te plaît ? persifla Louisa.— Ce n’est pas mon mari. Je parie qu’il y a un très joli

postérieur sous ce manteau.— Je n’en saurai jamais rien.Ce qui était plutôt triste, décida-t-elle. Le capitaine

était grand, bien bâti. Dans son visage hâlé par le soleild’Afrique, son œil visible avait la couleur des bleuets.Ses tempes grisonnaient déjà, détail plutôt surprenantchez un homme de seulement vingt-sept ans. Car selonle dossier de Mme Evensong, il n’avait qu’un an de plusqu’elle.

— Avez-vous vraiment bien réfléchi ? insistaKathleen. Vous êtes prétendument encore en lune demiel. À Rosemont, votre tante va vous loger dansla suite de vos parents. Et vous serez censée partager lelit de votre cher et tendre pour engendrer une nichéede petits Norwich.

Zut. Rosemont était immense, pourquoi les parentsde Louisa avaient-ils eu l’idée saugrenue de partager lamême chambre ? Les gens distingués ne faisaient pascela. Petits Norwich ou pas.

— Il dormira dans le dressing, sur un lit de camp,décréta-t-elle.

— Il a peut-être d’autres intentions. Vous avez vuavec quelle bestialité il s’est jeté sur sa logeuse ?

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— Voyons, il s’est justifié à ce propos, objecta Louisaavec impatience. La détonation l’a surpris, il a cruqu’une bombe venait d’exploser et il a avant tout songéà protéger cette pauvre femme. Sa réaction a été cellede n’importe quel héros de guerre.

Kathleen renifla d’un air dubitatif.— Vous ne direz pas que je ne vous avais pas préve-

nue quand il vous culbutera à la moindre mouche quipète. Et avec votre peau claire, vous aurez des bleuspartout. Je ne lui fais pas confiance. Vous l’avezentendu parler à ces gamins, tout à l’heure ? Si c’est çaun gentleman, moi, je ne m’appelle pas KathleenCarmichael !

— Mme Evensong assure qu’il a étudié à Harrow.Dis-moi, tu n’as pas de deuxième prénom ?

C’était curieux qu’elle ne s’en rende compte que main-tenant. Kathleen était à son service depuis cinq ans– elles avaient le même âge. Elle-même se nommaitLouisa Elizabeth, en hommage à sa mère.

— Non, un seul c’est bien suffisant. Mes parents onteu douze enfants. À ma naissance, ils étaient déjà àcourt d’inspiration.

Douze enfants. Fille unique et orpheline, Louisan’avait connu que la présence de son cousin Hugh dansla nursery. Ç’aurait pourtant été amusant d’avoir unfrère, ou au moins un cousin qui n’aurait pas passé sontemps à la tourmenter en toute impunité.

Du perron de l’immeuble, Mme Jarvis lança :— Ça va encore être long, capitaine ?Elle aurait pu leur offrir un thé pour les faire patien-

ter. Mais sans doute aurait-il eu goût d’eau de vaisselle.Et il ne fallait pas espérer le boire dans une tasse pro-pre. Cette pension de famille était tout bonnementdégoûtante.

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— Nous avons presque fini. Pas vrai, Joe ? Mlle Strattonest descendue au Claridge. Il faudra lui rapporter sonautomobile là-bas demain matin.

Le mécanicien se gratta le crâne de ses ongles noirs.— Euh… je sais pas trop, m’sieur. C’est une voiture

française. J’aurai peut-être pas les pièces qu’il faut augarage. La réparation risque d’être longue, et coûteuse.

— Eh bien, faites pour le mieux et donnez des nou-velles à Mlle Stratton au plus vite. Il va peut-être falloirqu’elle trouve un autre moyen de locomotion.

« Du moins je l’espère. » Louisa aurait juré queCharles Cooper venait de marmonner ces mots.Une remarque totalement infondée ! Certes, sa pre-mière automobile, de marque anglaise, avait malen-contreusement rencontré un mur de brique. Maisc’était la faute des freins défectueux, pas la sienne. Etdepuis, Kathleen, elle et la petite Cottereau étaientinséparables.

— Permettez-moi de vous raccompagner à votrehôtel, mesdames.

— En fait, Mme Evensong nous attend pour le thé,capitaine. J’étais censée faire votre connaissancechez elle, cet après-midi, et je n’ai pas eu la patienced’attendre.

Louisa avait surtout voulu le voir dans son environne-ment naturel. Et elle était à présent assez désorientée.Charles Cooper était vraiment un type bizarre, tantôtcourtois, tantôt grincheux.

— Le meilleur des plans, commenta-t-il.Il afficha un sourire nonchalant et le cœur de Louisa

fit une petite pirouette. Charles Cooper avait peut-êtrele nez cassé, mais ses dents étaient magnifiques.

Obéissant à une impulsion, elle glissa son bras sousle sien.

— Croyez-vous qu’il soit possible de trouver un fiacredans cet affreux quartier ?

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— Il va falloir marcher un peu. MademoiselleKathleen, puis-je vous offrir mon autre bras ? proposa-t-il avec obligeance.

Quelle galanterie. Quoi qu’en dise Kathleen, il avaitde bonnes manières.

Ils descendirent la rue, longeant des immeubles quisemblaient près de s’écrouler, avant de tomber enfinsur un fiacre libre. Le cocher poussa un soupir exagéréquand on lui donna l’adresse, comme s’il était révolté àl’idée d’aller aussi loin.

— Vous ne voulez donc pas gagner d’argent ? s’étonnaLouisa. Décidément, ce pays part à vau-l’eau ! Les chosesont bien changé. L’année dernière, les gens appréciaientencore d’avoir à manger dans leur assiette. Aujourd’hui,ils ne veulent pas se donner le mal de gagner leurpitance. Tant pis, ajouta-t-elle à l’adresse de ses deuxcompagnons. Marchons encore un peu, nous finironsbien par dénicher un cocher plus ambitieux.

— Je suis sûr que celui-ci a autant d’ambition quen’importe lequel, assura le capitaine Cooper. Et sansdoute plus, car il essaie de faire monter les prix. Vousvenez juste de lui donner du grain à moudre. Combienvoulez-vous pour la course, mon brave ?

Le cocher énonça son tarif.— C’est du vol ! s’insurgea Louisa.C’était toujours pareil. On la voyait venir et on

essayait d’emblée de lui soutirer un maximum d’argent.Mais elle savait se défendre.

— Montez, mademoiselle Stratton. Inutile d’attirerl’attention, lui conseilla Charles Cooper.

En effet, des badauds s’étaient regroupés à l’angle dela rue pour la regarder se quereller avec le cocher.

Louisa se cramponna à son manchon dans lequel elleavait glissé un portefeuille rempli de billets. Elle ne pas-sait certes pas inaperçue avec son manteau d’hermineet son grand chapeau à voilette retenu par une épingle

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en diamant. Ses pérégrinations européennes lui avaientappris la prudence, et il est vrai qu’aujourd’hui son bonsens l’avait quelque peu désertée. La faute du capitaineCooper. Elle s’était habillée avec un soin tout particu-lier afin de l’impressionner. Et puis, ce n’était pas facilede réfléchir quand son œil bleu vous fixait.

La tête haute, elle accepta la main qu’il lui tendait etgravit le marchepied. Kathleen s’assit à côté d’elle. Lecapitaine s’installa sur la banquette opposée dans uneposture décontractée, ses longues jambes étenduesdevant lui prenant toute la place.

Au bout de quelques minutes, Louisa se sentit obli-gée de faire la conversation. Elle n’aimait pas le silence.Elle avait passé trop de temps dans les grandes sallesvides de Rosemont, sans personne avec qui parler, per-sonne pour lui prêter la moindre attention. Aujour-d’hui, le silence la mettait mal à l’aise. Elle chercha unsujet neutre. Elle ne voulait pas passer pour unecurieuse, même si un millier de questions lui brûlaientles lèvres. Comment un héros de guerre bardé demédailles avait-il pu échouer dans un tel trou à rats– bien sûr, elle n’aurait pas employé ce terme. Qui luiavait cassé le nez ? L’Afrique était-elle un beau pays ?La conseillerait-il comme destination touristique ?Avait-il une amoureuse cachée quelque part ?

Elle ouvrait la bouche lorsqu’il la devança :— Ne vous inquiétez pas, ce lit de camp conviendra

parfaitement. Il n’est pas question que je m’incrustedans votre lit, mademoiselle Stratton. Aucun de nousdeux ne dormirait bien.

Elle sentit son visage s’empourprer.— Vous avez l’ouïe fine, semble-t-il.— En effet. Et c’est presque un miracle. Beaucoup de

soldats sont à moitié sourds. La guerre est une activitébruyante, avec tous ces obus qui explosent un peupartout.

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— À Rosemont, c’est très calme.Trop calme, sapristi.— Peu importe. Je suis insomniaque, de toute façon.— Ah. Vous faites des cauchemars ?Louisa avait essayé de lire ce livre très intéressant,

écrit par le Dr Freud, qui parlait des rêves et de leursignification. Il s’agissait d’une édition originale en alle-mand et, bien que munie d’un dictionnaire, elle n’avaitpas persévéré.

— Des cauchemars ? Oui, on peut le dire, acquiesça-t-il, impassible.

— Si vous voulez, je peux soumettre votre cas à notremédecin de famille, le Dr Fentress. Il vous prescrira unmédicament pour les nerfs.

— Pour les nerfs ? répéta-t-il.— Oui, vous savez… Pour vous aider à dormir.Les hommes n’aimaient pas avouer leurs petites fai-

blesses. Elle insista :— Parfois on ressasse certaines pensées, on est

contrarié. C’est ce qui m’est arrivé quand ma tante m’aempêchée de faire mes débuts dans le monde. Elle étaitfâchée contre moi pour je ne sais plus quelle raison, eten guise de punition, elle a tout annulé. J’en ai perdu lesommeil, jusqu’à ce que ce bon Dr Fentress arrive avecson élixir magique.

En réalité, Louisa se rappelait très bien pourquoitante Grace l’avait enfermée, mais on ne faisait pas cegenre de confidences à un inconnu.

Aujourd’hui encore le parfum des lys la rendait terri-blement nostalgique…

— Vos débuts ? fit Charles Cooper, sarcastique.Elle se retint de pincer les lèvres.— Vous n’ignorez pas à quel point c’est important

pour une jeune fille d’être introduite dans la hautesociété. La saison est primordiale pour trouver un mari.

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Maintenant, je n’en veux plus, mais à l’époque, c’étaitmon but.

Elle aspirait avant tout à la liberté et à l’indépen-dance financière, et tante Grace, qui gérait sa fortune,lui avait refusé les deux. Forte de son statut de tutrice,elle avait découragé tous les hommes qui approchaientde Rosemont à moins d’un kilomètre. Du coup, elleavait contraint Louisa à se montrer très inventive pourpouvoir faire des rencontres intéressantes.

Et elle avait réussi. Cela n’avait duré qu’un temps. Lesgrilles étaient retombées, et Louisa s’était retrouvée pri-sonnière dans sa propre demeure.

— Dites-moi si j’ai bien compris, mademoiselleStratton : vous avez perdu le sommeil parce que vous nepouviez pas aller danser en robe blanche à frous-frousavec des gandins pommadés ? Quelle horreur, en effet.

Présentée ainsi, bien sûr, elle passait pour une enfantgâtée. Le contraire de ce qu’elle avait été, en vérité.

— Oh, vous êtes un homme, vous ne pouvez pascomprendre !

Voyant sa camériste froncer les sourcils d’un airréprobateur, elle ajouta :

— Tais-toi, Kathleen. Je ne vois pas pourquoi je nedirais pas ce que je pense à un employé. Car vous n’êtespas autre chose, capitaine Cooper, et vous feriez biende vous en souvenir.

Elle s’attendait à une réplique explosive, mais il secontenta de pincer la bouche, avant de s’abîmer dansle silence.

Zut alors.— Je vous donne un conseil d’ami, et vous vous

moquez de moi. Ce n’est pas très gentil, fit-elle remar-quer au bout d’un moment.

— Votre femme de chambre, Mlle Kathleen…– Carmichael, c’est ça ? – a raison de vous mettre engarde. Je ne suis pas un gentleman, mademoiselle

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le 5 janvier 2015.

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