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DANS LES CONTES DE VOLTAIRE

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Hilda Nahon

SCHÉMATISATION DES PERSONNAGES DANS LES CONTES PHILOSOPHIQUES DE VOLTAIRE

Department of French Language and Literature

M.A. March 1972

ABSTRACT

Dans cette étude nous nous sommes attaché à démontrer la schematisa­

tion des personnages dans Les Contes de Voltaire.

Pour cela nous avons passé en revue, d'abord dans les contes créés de

1747 à 1768, puis dans ceux des dernières années de sa vie, de 1768 a 1775,

les différents procédés employés par l'auteur, au niveau des caractères,

du décor, de l'intrigue, de l'action et de l'expression, pour arriver a cet

effet caricatural des personnages.

En procedant ainsi, l'auteur crée une atmosphère joyeuse, et, tout en

détachant le lecteur des héros, réussit a en faire un allié pour défendre

ses idées et combattre "l'infâme", c'est-a-dire principalement l'injustice,

l'into1erance religieuse et la guerre.

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... ",

.-SCHEMATISATION DES PERSONNAGES DANS

LES CONTES PHILOSOPHIQUES

DE VOLTAIRE

by

Hilda Nahon

A thesis submitted to

the Facu1ty of Graduate Studies and Research McGi11 University,

. in partial fulfilment of the requirements for the degree of Master of Arts

Department of French Language and Literature

@) Hilda m:ùlon 1972

March 1972

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TABLE DES MATIERES

Pages

INTRODUCTION ........•..•...•.... 1.' • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 3

CHAPITRE 1: Schematisation dans les contes de 1747 à 1768 9

l - Les contes où le personnage principai est simple observateur 14

Le Monde comme il va (1748) . . . • . . . • . . . . . . . . . . . . . • . . . • 14

Micromegas (1752) .................................... Histoire des voyages de Scarmentado (1756)

17

28

II - Les contes où le personnage principal est souvent victime 33

Zadig (1747) ... ......•... .•. ...... .• ... .. .••........ . 35

Cosi-Sancta

Memnon (1749)

Le Blanc et le noir (1764)

III - Les contes où le personnage principal est plus ou moins

44

46

48

passif .... .. .. . .. . .. . . ... .. . .. . . .. . . . .. . . .. . . .. .. .. .. 50

Candide (1759) . .. . .... . .. . .. . . .. .. . . . . . . . . . . . .. . . .. .. 51

Jeannot et Colin (1764)

L'Ingenu (1767)

CHAPITRE II: Schematisation dans les contes de 1768 à 1775

l - Le heros est observateur

La Princesse de Babylone (1768)

II - Le heros victime

Le Taureau blanc (1774)

Le Crocheteur borgne (1774)

Les Oreilles du comte de Chesterfield (1775)

III - Le heros est passif ...........•................•...•.

Les Lettres d'Amabed (1769)

Histoire de Jenni (1775)

CONCLUSION

BIBLIOGRAPHIE ..............................................

85

87

94

94

94

103

104

107

109

111

111

115

118

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l N T R 0 DUC T ION

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Pendant sa longue et fructueuse carrière, Voltaire, mort à l'âge

de quatre-vingt quatre ans, a eu un rôle dominant dans la vie litté-

raire et la pensée du "Siècle des Lumières". Aussi "bien par son oeuvre

que par son action, il a contribué à la vulgarisation du savoir et à

la destruction des vieux abus. Dans son oeuvre si féconde, le genre du

conte philosophique n'apparaît que tard dans sa vie, alors qu'il avait

dépassé la cinquantaine. Avant la création de ses premiers contes,

Voltaire avait touché à tous les genres, poèmes, pieces de théâtre,

ouvrages historiques, travaux philosophiques. Ce sont ces écrits qu'il

considère comme les plus importants et qu'il entreprend pour la postéri-

té. Les contes, il les rédige rapidement et comme arme de combat, à

l'intention de ses contemporains. Or, ironie du sort, ~"ce sont eux qui

"lui assurent l'immortalité.

Jusqu'alors, il avait considéré les romans comme un genre inférieur,

mineur, indigne de l'écrivain qui se respecte. Dans Le Siècle de Louis

XIV (1751), il écrit: "Au reste on est bien éloigné de vouloir donner

ici quelque prix à tous ces romans dont la France a été et est encore

inondée; ils ont presque tous été, excepté Za~de, des productions d'es-

prits faibles qui écrivent avec facilité des choses indignes d'être lues

par les esprits sOlides.".l Il persistera longtemps dans cette attitude

1 Voltaire, Oeuvres completes, édition Louis Moland en 52 volumes, vol. XIV (Paris: Garnier frères, 1877-1885): p. 142.

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de mépris et constamment, dans son Dictionnaire philosophique, il assi­

mile la fiction à "l'erreur.

Dans Le Taureau blanc, il fait dire à Amaside: "Je veux qu'un con';;'

te soit fondé sur la vraisemblance, et qu'il ne ressemble pas toujours

à un rêve.".l Et dans L'Ingénu: "Ah! s'il nous faut des fables, que

ces fables soient du moins l'emblème de la vérité! J'aime les fables

des philosophes, • . .".2

Et voilà que soudainement conscient, apparemment, de la popularité

grandissante de ce genre, il va s'essayer aussi à cette forme de 1itté-

rature.

Il semble se trouver en contradiction avec son attitude antérieure)

lorsqu'il déclare dans Le Taureau blanc: "Ce n'est que par des contes

qu'on réussit dans le monde.".3 Il ne croyait pas si bien dire d'ail-

leurs, puisque de tous les genres littéraires que Voltaire a cultivés,

le conte est sans contredit celui où il a le mieux réussi. Il s'y révé-

la presque aussitôt un maître que beaucoup essayèrent d'imiter, mais qui

resta inégalable. Et l'opinion des critiques est unanime là-dessus.

Elle est bien exprimée par William R. Jones: "Nulle part Voltaire n'est

plus grand que dans ses contes; nulle part l'esprit et l'art même du

XVIIIe siècle n'ont mieux trouvé leur expression." 4

1 Voltaire, Romans et contes, présentation par René Pomeau (Paris: Garnier-Flammarion, 1966), IX: p. 583.

2 Ibid., XI: p. 353.

3 Ibid., VII: p. 581.

4 Voltaire, L'Ingénu, édition critique de William R. Jones (Genève: Droz, 1957), Introduction, pp. 60~1.

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Il semble que le conte ait été pour lui l'aboutissement logique de

l'expérience de toute une vie en même temps qu'une arme de combat. Em-

prisonnements, exils, bastonnade, n'y faisaient rien; à mesure qu'il

vieillissait, il aiguisait ses armes pour cette lutte, armes dont les

plus efficaces ont éte les contes. Son but etait de persuader. Il dira

dans Le Taureau blanc: "Je voudrais surtout que, sous le voile de la

fable, il (le conte) laissât entrevoir aux yeux exerces quelque vérite

fine qui echappe au vulgaire.". 1

Instruire en amusant, tel semble donc son but, et La Fontaine, que

Voltaire admirait tant, avait bien compris cet art de conter, un siècle

plus tôt:

Une morale nue apporte de l'ennui: Le conte fait passer la morale avec lui. En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire. Et conter pour conter me semble peu d'affaires. 2

Grâce à lui, il aurait dO surmonter plus tôt ses prejuges contre le conte

et prendre conscience des ressources philosophiques du genre, en laissant

s'épanouir ses dons de conteur~ne. Cela nous ramène aussi à Molière et

peut-être à la "substantifique moelle" du Gargantua de Rabelais.

Pour arriver à ce resultat, Voltaire aiguise son esprit satirique,

qui met en evidence le ridicule, l'absurde ou l'horreur de ce qu'il veut

combattre. Et le genre particulier qu'est le conte lui permet justement

d'exagerer les realites jusqu'à la caricature. C'est pourquoi les contes

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., IX: p. 583.

2 La Fontaine, Fables, 4 volumes, volume II (Paris, edition Jean de Bonnot, 1969): Livre VIe, Fable 1: LePatreet"le Lion"" p. 111.

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constituent un tournant décisif dans la production littéraire de Voltaire.

En 1747, il a 53 ans, un âge où bien des auteurs ont terminé leur carrière.

Les contes seront pour lui un instrument pour défendre sa pensée, au cours

de cette période tardive, mais en même temps si debordante d'activité de

sa vie. Et cette pensée, evoluant en fonction de l'expérience personnelle,

de son existence remplie d'évenements de toutes sortes, de ses lectures,

de son oeuvre précédente, de son développement intellectuel, sera le point

de départ de ses contes, synthèse en quelque sorte de l'expérience de sa

vie et de son immense savoir, qu'il a su propager mieux que quiconque.

Si nous tenons compte de l'ordre chronologique selon lequel ses Contes

ont été créés et publies, nous nous apercevons que Voltaire les a écrits

par périodes, comme s'ils etaient les trop-pleins de ses moments de revol-

tes, d'excitations et d'humeurs. Ils sont pour lui, dont la pensée est en

constante évolution, un moyen pour exposer ses problèmes et exprimer ses

doutes ou ses intérêts. Van den Heuvel a bien. étudié " .. Cet aspect du

conte voltairien qui est une projection symbolique de la personnalité de

son auteur à différentes epoques de son existence, transposition d'une

expérience vécue qui s'élargit aux dimensions de l'universel en se purifiant

1 sans cesse par les jeux de la fantaisie et de l'humour.".

Zadig et Cosi-Sancta (1747), Babouc ou Le Monde comme il va,

(1748), Memnon (1749), Micromégas (1752), Scarmentado (1756), Candide

(1759), Le Blanc et le noir, Jeannot et Colin (1764), L'Ingénu (1767) font

1 Jacques Van den Heuvel, Voltaire dans ses contes (Paris: édition Armand Colin, 1967): Introduction, p. Il.

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partie d'un premier groupe de contes (1747~1768) qui sont la consequence

de l'experience de Voltaire, ses contes-confidences en quelque sorte.

La personnalite de l'auteur y cree un lien bien vivant entre la recherche

de la verite et les fantaisies de la fiction.

Pendant les dix dernières annees de sa vie (1768-1775), ce lien entre

la verite et la fiction disparaît, et ces deux elements, qui se fondaient

dans les premiers contes, se dissocient. La fable alors n'est plus qU'un

pretexte de propagande pour les idees de l'auteur. De ce groupe font

partie La Princesse de Babylone (1768), Les Lettres d'Amabed (1769), Le

Taureau blanc et Le Crocheteur borgne (1774), Les Oreilles du comte de

Chesterfield et Histûire de Jenni (1775).

Dans ces contes nous passerons en revue les differents procedes

employes par l'auteur, d'abord au niveau des personnages, puis à celui du

decor, de l'intrigue, de l'action et de l'expression, pour arriver à cet

effet de schematisation que nous voulons demontrer.

Enfin dans notre conclusion nous considererons les elements de sche­

matisation signales dans notre etude, les buts poursuivis par l'auteur en

procedant ainsi, et l'efficàcite de ces moyens de schematisation, en vue

de produire cet effet comique dont Voltaire se sert pour arriver à ses

fins, c'est-à-dire parodier et faire de la satire pour mieux convaincre.

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CHA PIT R E I:

, "''' LA SCHEMATISATION DE ZADIG A L'INGENU

1747 à 1768

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A l'intérieur de la période de la première série de contes, la

pensée philosophfrpe~deVoltaire subit une évolution. Essayons de voir

dans quel sens elle se dirige.

Parmi les aspects dominants de la pensée française au XVIIIe

siècle, la théorie philosophique qui tient la plus grande place est

celle connue sous le nom d'optimisme. Le poète anglais Alexander Pope

en est d'abord le principal représentant. Leibnitz le précède et le

surpasse. Malheureusement son disciple Wolff affaiblit sa philosophie

en voulant l~ clarifier et la systématiser. C'est donc Leibnitz qui

reste le principal fondateur de la philosophie optimiste qui consistait

en deux assertions principales: Dieu est bon. De tous les mondes pos-

sibles, il a choisi le meilleur. Ce qui choque Voltaire dans une telle

position,c'est la contradiction évidente entre cette théorie, qui af-

firme que tout est parfait, (bien que Leibnitz ne l'ait pas prétendu,

reconnaissant au contraire l'existence du mal sur la terre) et la vie

telle qu'elle nous apparaît, avec tous ses événements malheureux qui

apportent un démenti à la thèse optimiste.

A l'époque de Zàdig, premier conte important de Voltaire, rédigé

de 1747 à 1748, l'auteur est historiographe à la Cour et Gentilhomme

ordinaire de la Chambre du Roi. L'Académie française lui a enfin ouvert

ses portes. Il se montrera donc plus optimiste qu'il ne devait l'être

plus tard.

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:!!:lL

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Le héros Zadig passe à vive allure par une série d'aventures a

Babylone et d'autres pays voisins. Il souffre et voit souffrir autour

de lui. Il commence a désespérer et met en question l'action de la

Providence, quand il rencontre un ermite, qui se révèle être un ange,

qui lui affirme: " .. Il n'y a pas de mal dont il ne naisse un

bien.".l Voltaire souscrit-il a cette opinion? N'est-ce pas lui qui

doute par la bouche de Zadig?: "Mais, dit Zadig •.• ".2 Et la, Voltaire

ajoute: "Zadig, a genoux, adora la Providence, et se somnit.".3

Un an plus tard (1748), notre conteur est moins optimiste. Babouc,

dans Le Monde comme il va, terminant son enquête sur Persépolis _0- il

faut comprendre Paris --, par l'affirmation que tout en n'étant pas par-

faite, elle mérite qu'on la laisse subsister, le génie lturiel conclut:

" .• 'Si tout n'est pas bien, tout est passable' .", 4 ce qui est loin

du "Tout est bierl'des Optimistes. C'est qu'a cette période, Voltaire

connaît des succès, mais aussi des déceptions.

Dans Memnon, qui parut en 1749, le ton est encore plus amer. Le

héros est volé, méprisé et borgne. Saisi de fièvre, il s'endort et rêve

d'un "bon génie" qui le console en lui disant que "tout est bien", si

1 Voltaire, Romans et contes, présentation par René Pomeau (Paris: Garnier-Flammarion, 1966), p. 82.

2 Ibid. , p. 83.

3 Ibid., p. 83.

4 Ibid., p. 108.

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on considère". . . L'arrangement de l'univers entier.". 1 Memnon n'est

pas convaincu et réplique pour conclure: "'Ah! je ne croirai cela, ..

. que quand je ne serai plus borgne. ",.2

Micromégas, publié en 1752 pendant son séjour en Allemagne, mettait

en scène -- après Les Voyages de Gulliver de Swift, que Voltaire avait

appréciés en Angleterre -- des géants au cours d'un voyage supra-naturel,

véhicule d'une forme de satire des folies humaines. A la fin du conte,

Micromégas, le voyageur de la planète Sirius, promet aux pauvres petits

humains, dont il avait fait connaissance sur la planète Terre, de leur

donner un livre de philosophie dans lequel l'énigme de l'univers serait

dévoilé. Mais quand le vieux secrétaire de l'Académie des Sciences

(suggérant probablement le vieux Fontenelle, alors ~gé de quatre-vingt

quinze ans) l' ouvrit, ". . . Il ne vit rien qu'un livre tout blanc:". 3

C'est le scepticisme au sujet de la métaphysique, qui sera aussi la carac­

téristique de Candide, conçu en 1758 et publié en 1759. Entre Micromégas

et Candide, un seul conte notable: Histoire des voyages de Scarmentado

(1756), sorte de sketch preliminaire de Candide, où Voltaire transpose

son amertume après le voyage en Prusse.

Candide est incontestablement l'oeuvre la plus durable du conteur,

alors à l'apogée de sa carrière. Les expériences vecues, les lectures,

la réflexion de toutes ces annees actives aboutissent dans ce conte à

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 115.

2 Ibid., p. 115.

3 Ibid., p. 147.

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une prose légère, vive, spirituelle, et en même temps efficace, qui nous

persuade d'écarter l'optimisme béat et fataliste, acceptant comme inévi­

tables les choses telles qu'elles sont, pour adopter une attitude posi­

tive, pratique devant la vie et nous mettre au travail. Sachons voir

lucidement les maux existant sur terre, mais "cultivons notre jardin".

Que chacun fasse sa part, tel est le conseil qui nous est donné par Can­

dide. C'est un appel, non au pessimisme désespéré et stérile, mais au

courage, à l'accomplissement de sa tâche, tout en reconnaissant la mé­

chanceté humaine et les misères de ce monde.

Donc de Zadig à Candide, Voltaire a évolué et est passé d'un opti­

misme chancelant à un certain pessimisme. Les événements qui ont déter­

miné ce pessimisme sont la trahison et la mort de Madame du Châtelet,

la déception causée par son séjour à Berlin, les péripéties de son retour

d'Allemagne. La période comprise entre sa rentrée en France et son départ

pour la Suisse est certes une des plus sombres de son existence. Le 1er

novembre 1755 survient le tremblement de terre de Lisbonne, et Voltaire

en est secoué jusqu'au plus profond de son être. Avec la guerre de Sept

Ans, c'est la cause déterminante du pessimisme contenu dans Candide.

Pendant l'hiver 1763-1764, paraissent une serie de contes détendus:

Le Blanc et le noir, Jeannot et Colin. C'est que l'affaire Calas est

en bonne voie. Ferney s'est égayé de la présence de Mademoiselle de

Corneille que Voltaire vient de marier et qui attend un enfant.

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l - Dans les deux chapitres, nous grouperons les contes selon le carac-

tère du personnage principal par rapport à l'action. Nous considererons

l'aspect schematisation dans une première serie de contes où le heros

est passif et agit en quelque sorte comme "temoin" de l'auteur. Ce sont

pour ce premier chapitre Le Monde comme il va, Micromegas ~t Histoire

des voyages de Scarmentado. Les personnages principaux de ces contes

:servent d'une certaine manière de "camouflage" à Voltaire. Ce rôle leur

confère une participation minime dans l'action, ce qui leur donne un cer-

tain detachement que le lecteur imite et qui fait qu'il n'est pas affecte

par eux. Ils evoluent dans des contrees etrangères où tout leur est

inconnu. Ils commentent ce qu'ils rencontrent, ce qui permet à Voltaire,

sous le couvert du depaysement, de critiquer la civilisation de son temps.

Le Monde comme il va (1748)

Dans ce conte, ce qui nous frappe, c'est le mouvement oscillatoire

de l'action qui provient des jugements -- il Y en a plus de vingt --

alternatifs et contradictoires de Babouc sur la ville de Persepolis,

entendons Paris. Chacun des episodes est adroitement equilibre, etant

compose d'une condamnation puis d'une reconsidération de la condamnation,

ce qui fait que l'atmosphère du conte n'est jamais compromise et ne con-

tient aucune tension. Un exemple parmi d'autres: Babouc est temoin du

carnage inutile entre armee persane et armee indienne, de la h~te des

generaux persan et indien de se livrer une dernière bataille avant l'ar-

mistice, et du traitement inhumain inflige aux blesses sur le champ de

" 1

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bataille. "'Sont-ce là des hommes, s'écria Babouc, ou des bêtes féroces?

Ah! je vois bien que Persépolis sera détruite. ,,,.1

Mis au courant plus tard " ... Des actions de générosité, de gran­

deur d'fuIte, d'humanité, •.. ,,2 sur le même champ de bataille, il devient

plus indulgent: "'Inexplicables humains, s'écria-t-il, comment pouvez­

vous réunir tant de bassesse et de grandeur, tant de vertus et de crimes?"}

et la contradiction de son évaluation est soulignée par l'opposition des

termes "bassesse" et "grandeur", "vertus" et "crimes".

Le cadre n'occupe qu'une petite place dans ce conte. Il ne consti-

tue jamais une fin en soi, mais est décrit en fonction du but philosophi-

que. Voltaire peint juste assez pour soutenir sa démonstration et pour

éviter l'ennui au lecteur. Ainsi, Babouc arrive au campement perse situé

" Vers les plaines de Senaar " 4 Le terme est vague et l'auteur

'ne, donne pas d'autres détails car, ce qu'il veut mettre en valeur, c'est

d'abord la fatalité de la guerre. Par contre, lorsqu'il veut montrer

toute son horreur, il donne des détails sur les actions des soldats:

"Il vit des officiers tués par leurs propres troupes; il vit des soldats

qui achevaient d'égorger leurs camarades expirants pour leur arracher

5 quelques lambeaux sanglants, déchirés et couverts de fange.".

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 96.

2 Ibid. , p. 97.

3 Ibid. , p. 97.

4 Ibid. , p. 95.

5 Ibid. , p. 96.

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Plus l'ironie est mordante, moins il donne de détails sur le décor.

Ainsi, il décrit la maison de la dame chez qui dîne Babouc comme étant

" Propre et ornée, • • .".1 Aucune trace de description du tribunal.

Le décor n'est donc qu'accidentel et en rapport avec ce qU'il veut prou-

ver.

Comme d'habitude, Voltaire fait appel à l'humour pour frapper

l'esprit de ses lecteurs qu'il veut convaincre. Ainsi dans ce passage,

Babouc, fottincertain sur ce qu'il devait penser de Persépolis, résolut de voir les mages et les lettrés: car les uns étudient la sagesse, et les autres la religion; et il se flatta que ceux-là obtiendraient grâce pour le reste du peuple. Dès le lendemain matin il se transporta dans un collè­ge de mages. L'archimandrite lui avoua qù'i1 avait cent mille écus de rente pour avoir fait voeu de pauvreté, et qu'il exerçait un empire assez étendu en vertu de son voeu d'humilité; après quoi il lais­sa Babouc entre les mains d'un petit frère qui lui fit les lDnneurs.

Tandis que ce frère lui montrait les magnificen­ces de cette maison de penitence, un bruit se répan­dit qu'il était venu pour réformer toutes ces mai­sons. Aussitôt il reçut des mémoires de chacune d'elles; et les mémoires disaient tous en ~Jbstance: 'Conservez-nous, et détruisez toutes les autres.' A entendre leurs apologies, ces societés étaient toutes nécessaires; à entendre leurs accusations reciproques, e1ls méritaient toutes d'être anéan­ties. 2

En opposant les lettrés qui étudient la sagesse aux mages qui étudient

la religion, Voltaire réduit simplement la religion à la bêtise, et ce

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 98.

2 Ibid., p. 102.

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seraient les lettrés qui "obtiendraient gr~ce pour le reste du peuple".

Babouc visite donc "un collège de mages" (entendons de jansénistes", et

l'auteur souligne ironiquement l'hypocrisie des prêtres en établissant

Une relation causale, à l'aide de "pour" et "en vertu de", entre le fait

de faire voeu de pauvreté et d'humilité et celui de s'enrichir. "Magni-

ficences" s'applique à "cette maison de pénitence", et de nouveau Voltaire

souligne la fausseté des prêtres sous leur masque vertueux. La dernière

phrase se présente sous forme de deux propositions parallèles et symétri-

ques contradictoires: "A entendre leurs apologies • . . nécessaires;

... dl' ... ,,1 a enten re eurs accusatlons • . • aneantles. .

Dans Le Monde comme il va, les personnages se condamnent souvent eux-

mêmes. Ainsi le mercenaire auprès duquel Babouc se renseigne sur les

causes de la guerre au début du conte: "Par tous les dieux, dit le soldat,

je_n'en sais rien. Ce n'est pas mon affaire: mon métier est de tuer et

d'être tué pour gagner ma vie; il n'importe qui je serve.". 2 Il Y a là un

j eu de mots frappant avec l' anti thèse "être tué" "pour gagner ma vie" qui

souligne le non-sens absurde de la guerre.

Micromégas (1752), de micro (petit) et mégas (grand).

Ira O. Wade a montré que les deux extrêmes se fondent en une syn-

thèse aussi valable au XXe siècle qu'au XVIIIe siècle. Micromégas met

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 95.

2 Ibid., p. 95.

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l'accent sur le constant besoin de l'homme de dévaluer et de reva16ri-

... 1 1 ser pour eva uer.

Très souvent dans les contes, le nom du personnage principal an-

nonce le thème de l'histoire. Ainsi, comme le dit Voltaire lui-même,

2 Micromegas est un " ••• Nom qui convient fort à tous les grands.".

Donc, chacun d'entre nous pourrait être Micromégas, puisque nous pensons

tous être "grands" d'une certaine manière. Les silhouettes, que nous

decrit VOltaire.ici, sont grandes et petites. Leur grandeur contient

de la petitesse, et leur insignificance, quelque chose de grand.

Dans le premier chapitre, Voltaire multiplie les precisions absur-

des. Cette minutie de détails n'a pas pour but, à l'inverse de la dé-

marche des romanciers realistes, d'apporter de la vraisemblance dans

le recit, mais plutôt d'amuser le lecteur pour le faire entrer de bonne

grâce dans son jeu, de telle façon que, sans se laisser prendre, il va

accorder son attention aux aventures de ce personnage auquel il ne croit

pas. Il se cree alors entre l'auteur et son public une connivence qui

fait que, sans que ni l'un ni l'autre ne soient dupes des procedes mis

en jeu, le recit reste attrayant, sans/jamais prendre une apparence de

vérite.

Que savons-nous sur le personnage principal? Voltaire donne juste

assez de chiffres et de détails pour nous amuser, sans chercher à nous

1 Ira O. Wade, Voltaire's Micromegas; a study in the fusion of science, myth and art (Princeton: Princeton University Press, 1950), p. 102.

2 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 1: p. 131.

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leurrer sur leur vérité. Physiquement, " ... Il (le Sirien) avait

huit lieues de haut: III et ". . . Sa ceinture peut avoir cinquante mille

pieds de roi de tour: ce qui fait une très Jolie proportion. Il.2 L'ap­

parente rigueur, que Voltaire apporte dans l'évaluation de la taille du

Sirien, constitue en réalité la satire du raisonnement de Wolff que le

conteur parodie ici. Madame de Graffigny, au cours d'un séjour à Cirey,

relate, dans une lettre datée du Il décembre 1738,3 qu'on a lu les cal­

culs de propor~ion par lesquels Wolff évaluait la taille des êtres vi­

vants sur la planète Jupiter. Ce sont ces spéculations mathématiques

dont Voltaire fait la satire dans ce premier chapitre de Micromégas.

Cependant, tout en étant·pl~isante, cette minutie de détails sur le

Sirien, sans vouloir donner le change sur sa vraisemblance, reste le

véhicule d'une vérité: la croyance de Voltaire en la relativité univer­

selle. Le Sirien est un géant comparé aux Saturniens, mais il est petit

à côté des habitants des autres planètes qu'il a vus au cours de ses

voyages. Intellectuellement, il est supérieur à son compagnon de Saturne,

mais c'est seulement une supériorité relative.

Bien qu'il soit le plus souvent le porte-parole de Voltaire, il est

ridiculisé, dès sa présentation initiale: "Quant à son esprit, c'est

un des plus cultivés que nous ayons; il sait beaucoup de choses; il en

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 1: :p~.131.

2 Ibid., I: pp. 131-2.

3 Cité par Ira O. Wade, op. cit., p. 37.

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1 a inventé quelques-unes;". Avec cette opposition entre ''beaucoup de

choses" et "quelques-unes", il fait une restriction et limite son hé-

rose

Les autres personnages, les "micromégas", plus petits, sont les

Saturniens et les Terriens. Ces silhouettes ont des tailies différen­

tes. Le Saturnien n'a". . . Que six mille pieds de haut.". 2 C'est

un être moins intelligent que Micromégas, " .•• ~ui n'avait à la vérité

rien inventé, ..• ,et qui faisait passablement de petits vers et de

3 grands calculs.". Le "petit-grand" est réitéré dans ce détail.

Les hommes ne SOJ~t pas considérés dans une persp~ctive humaine,

mais perçus, sous la lentille du microscope improvisé du géant céleste,

comme des espèces anonymes proches du néant, que Voltaire qualifie dans

les chapitres V et VI d'une variété de termes tels que "infiniment pe-

tits", "atomes", (répété à plusieurs reprises) "insectes invisibles",

"mites". Ils sont ensuite présentés comme des types humains (l'aumônier,

les matelots, les philosophes), dont les activités sont résumées par un

détail décrivant leur occupation: "L'al.DIlônier du vaisseau récita les

prières des exorcismes, les matelots jurèrent, et les philosophes du

vaisseau firent un système;".4

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 1: p. 132.

2 Ibid. , 1: p. 133.

3 Ibid. , I: p. 133.

4 Ibid. , VI: p. 142.

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Comment Voltaire arrive-t-il à produire le détachement du lecteur,

nécessaire à l'atmosphère joyeuse du conte?

D'une part, il associe Micromégas au lecteur en suggerant à ce

dernier que, malgré sa grande taille, Micromegas est un être de bon sens

come lui: "Rien n'est plus simple et plus ordinaire dans la nature.". 1

D'autre part, il établit une complicité entre lui et le lecteur:

"Nos deux philosophes étaient prêts à s'embarquer • . .".2 En même temps,

il met une certaine distance entre "nous" (Voltaire et le lecteur) et

les personnages, de telle sorte que nous pouvons en rire, sans penser

que nous sommes come eux.

Les personnages eux-mêmes ont un détachement qui provient de leur

rôle d'observateurs. Micromégas et le Nain de Saturne sont des voyageurs

célestes, et les Terriens sont isolés du reste de l'humanité du fait que,

de retour de leur voyage d'exploration dans le cercle polaire, ils pas-

sent pour perdus. Un des philosophes fait l'observations suivante sur

l'absurdité de la guerre: " .•. Et presque aucun des animaux, qui

s'égorgent mutuellement, n'a jamais vu l'animal pour lequel ils s' égor-

3 gent.". En adoptant ainsi l' atti tude supérieure du géant sirien qui

lui avait demandé ". • . Quel pouvait être le suj et de ces horribles

querelles entre de si chetifs animaux.", 4 les Terriens marquent bien

leur détachement vis-à-vis de leur propre nature qu'ils déprécient.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., I: p. 131.

2 Ibid., III: p. 136.

3 Ibid. , VII: p. 144.

4 Ibid. , VII: p. 144.

, '

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L'action ici est réduite à de simples gestes, qui sont tour à tour

grands et petits, comme ceux qui les font. On a ainsi une impression

de mouvement oscillatoire qui est en constant contraste avec la taille

différente des personnages. Micromegas est quelquefois "plus petit"

que les Terriens et les Terriens se montrent de temps en temps "plus

grands" que les deux géants.

Le décalage intellectuel est conforme au decalage physique, quand

le nain de Saturne se montre inférieur à Micromégas: "Le nain de Saturne,

qui jugeait quelquefois un peu trop vite, décida d'abord qu'il n'y avait

personne sur la terre.". 1

Ses efforts pour prouver que cela est impossible sont mis en échec

par Micromégas, au cours d'une discussion émaillée de "mais", d'un effet

des plus comiques. Par ailleurs, il se montre inférieur aux Terriens,

(même s'ils n'ont pas encore paru sur scène), en niant leur existence.

Ensuite, apercevant une baleine, il conclut hâtivement qu'il n'y a sur

terre que des baleines. Les Terriens, à leur tour, deviennent "grands",

quand ils utilisent leur intelligence pour mesurer le nain de Saturne,

tandis que ce dernier est relégué à une position inférieure, puisqu'il

ne sait pas mesurer les Terriens: "'Mille toises! s'écria le nain;

juste ciel! d'où peut-il savoir ma hauteur? mille toises! Il ne se

trompe pas d'un pouce; quoi! cet atome m'a mesuré! il est géomètre, il

connaît ma grandeur; et moi, qui ne le voit qu'à travers un microscope,

je ne connais pas encore la sienne!"'. 2

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., IV: p. 138.

2 Ibid. , VI: p. 143.

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Quand les Terriens mesurent Micromégas, ce dernier à son tour nous

paraît inférieur à eux. Là, Voltaire laisse libre cours à son humour

particulier qui, tout en frôlant le scabreux, reste dans les limites de-

la décence: "Nos philosophes lui plantèrent un grand arbre dans un en-

droit que le docteur Swift nommerait, mais que je me garderai bien

d'appeler par son nom, à cause de mon grand respect pour les dames.". 1

Mais Micromégas reprend de nouveau sa supériorité, en portant le

jugement sage, qui a échappé aux autres, et qui est le thème du conte:

"Je vois plus que jamais qu'il ne faut juger de rien sur sa grandeur

apparente. 0 Dieu! qui avez donné une intelligence à des substances

qui paraissent si meprisab1es, l'infiniment petit vous coftte aussi peu

2 que l'infiniment grand;". .

"Un petit partisan de Locke • ,,3 est le seul philosophe qui donne

une reponse sage, quand Micromegas 1 eur demande: "Dites-moi ce que c'est

que votre âme, et comment vous formez vos idées.". 4 Le "petit partisan

de Locke", ("petit" ici equivaut à grand), réitère le thème philosophi-

que du conte et se trouve ainsi le porte-parole de Voltaire: "Je revère

la puissance éternelle; il ne m'appartient pas de la borner: je n'affir-

me rien; je me contente de croire qu'il y a plus de choses possibles

5 qu'on ne pense.".

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , IV: p. 143.

2 Ibid. , VI: p. 143.

3 Ibid. , VII: p. 146.

4 Ibid. , VII: p. 145.

5 Ibid. , VII, p. 147.

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A la fin du conte, Micromégas est en définitive le plus grand,

lorsqu'il promet aux hommes " .•. Un beau livre de philosophie, •. " où " ils verraient le bout des choses.", et qu'il ne leur donne

Il • qu'un livre tout blanc:". 1

"Ah' ., '" . b· d t'" ,,2 d· 1 "'t· d .••. , Je m en eta1s 1en ou e., 1t e secre a1re e

l'Academie des Sciences de Paris, et le conte se termine sur cette pi-

rouette de notre incorrigible conteur, qui a ainsi joué un tour aux

"infiniment· petits" et, par la même occasion, à Fontenelle.

La même fluctuation, que nous avons remarquée chez les personnages

et dans l'action, existe dans l'expression. Quand l'auteur parle du

"petit nain de Saturne", il est à la fois petit et grand: petit aux

yeux de Micromégas et des créatures que ce dernier a vues en voyageant,

grand aux yeux des habitants de la planète Terre. Le lecteur est sub-

mergé par les expressions indiquant implicitement ou explicitement la

quantité. Ainsi, lorsque les Terriens attribuent le sujet de la guerre

à ". . . Quelque: tas de boue grand comme votre talon. li, 3 ils marquent

leur détachement en traitant ironiquement les causes ridicules de la

guerre.

Les géants et les hommes sont ridiculisés tour à tour: Micromégas

et le nain le sont au chapitre II: "Le Saturnien et le Sirien s'épui-

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VII: p. 147.

2 Ibid., VII: p. 147.

3 Ibid., VII: p. 144.

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sèrent alors en conjectures; mais, après beaucoup de raisonnements fort

ingenieux et fort incertains, il en fallut revenir aux faits.". 1 Accen-

tue par la répétition de "fort", le deuxième terme "incertains", nie le

premier "ingénieux", de sorte que tous leurs raisonnements sont ineffi-

caces.

Au chapitre II toujours: "Enfin après s'être connnuniqué l'un à

l'autre un peu de ce qu'ils savaient et beaucoup de ce qu'ils ne savaient

pas, après avoir raisonne pendant une revolution de soleil, ils résolu­

rent de faire ensemble un petit voyage philosophique.". 2 Le resu1tat

de leurs interminables communications est precisement la non-communica­

tion.

De même pour les hommes: "Nous sommes d'accord sur deux ou trois

points que nous entendons et nous disputons sur deux ou trois mille:

3 que nous n'entendons pas.".

Le parallelisme, qui oppose les deux parties de la phrase, souli­

gne le contraste entre le petit nombre de points sur lesquels ils sont

d'accord et qu'ils ont reso1us, et le grand nombre de points sur les­

quels ils ne s'accordent pas et dont ils n'ont pas trouve la solution.

Le philosophe prononce sa propre condamnation en essayant de jus­

tifier son attitude absurde, lorsqu'il affirme qu'il n'entend pas le

grec, mais "' ... Qu'il faut bien citer ce qu'on ne comprend point du

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., II: p. 134.

2 Ibid., II: pp. 135-6.

3 Ibid., VII: p. 145.

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tout dans la langue qu'on entend le moins. "-'.1 Cette vérité absurde,

proférée ingénument par "la mite philosophique", soulignant lui-même

son ridicule, ne peut que nous faire rire de lui.

Les hommes sont encore ridiculisés lorsque le Saturnien, les voyant

s'agiter à travers son microscope, " ... Crut apercevoir qu'ils travai1-

laient à la propagation. 'Ah! disait-il, j'ai pris la nature sur le

fait.' Mais il se trompait sur les apparences: ce qui n'arrive que

trop, soit qu'on se serve ou non de microscope.". 2

Les nombreuses interventions du narrateur dans ce conte nous font

penser à celles du montreur de marionnettes ou du démonstrateur de 1an-

terne magique, deux divertissements qui occupaient une partie de la vie

sociale à Civey. Bottig1ia3 nous rapporte les passages des lettres de

décembre 1738, où Madame de Graffigny nous en fait part. Ainsi, dans

sa lettre du 11 décembre,4 elle raconte que, dans une séance de lanterne

magique, Voltaire a agité l'appareil pour essayer d'animer les figurines

peintes sur les plaques. De même dans ce conte, (comme dans les autres

d'ailleurs), il essaie de secouer la raideur de ses personnages schéma-

tiquement simplifiés "avec des propos à mourir de rire."

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VII: p. 146.

2 Ibid. , V: p. 141.

3 William F. Bottig1ia, Studies on Voltaire and the eighteenth century, Volume VIlA, édité par Théodore Besterman,.2e édition (Genève: librairie Droz, 1964), pp. 82-5.

4 Ibid. , p. 83.

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Dès la première phrase du recit, le narrateur affirme sa presence:

"Dans une de ces planètes qui tourne autour de l'etoile nomee Sirius,

il y avait un jeune home de beaucoup d' esprit, que j'ai eu l' honneur

de connaître dans le dernier voyage qu'il fit sur notre petite fourmi­

lière;".l

Et cette presence, il ne la laisse plus oublier par la suite.

Quelquefois, son intervention le des engage et nie sa respûnsabilite

dans le jugement qU'il porte et qu'il attribue à Micromegas: "Il

(Micromegas) parcourut la voie lactee en peu de temps, et je suis obli­

ge d'avouer qu'il ne vit jamais à travers les etoiles dont elle est semee

ce beau ciel empyree que l'illustre vicaire Derham se vante d'avoir vu

au bout de sa lunette. Ce n'est pas que je pretende que Monsieur Derham

ait mal vu, à Dieu ne plaise!". 2 Et au chapitre V: "Je ne pretends

choquer ici la vanite de personne, mais je suis oblige de prier les im­

portants de faire ici une petite remarque avec moi." 3 Vol taire s'excuse

ici de devoir constater avec Micromegas la petitesse des homes.

Quelquefois, ses interventions ne servent qu'à detendre l'atmosphère.

Ainsi au chapitre IV: "Je vais raconter ingemunent come la chose se

passa, sans y rien mettre du mien: ce qui n'est pas un petit effort pour

un historien.". 4 Et au chapitre V: "Je ne doute pas que si quelque

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 1: p. 132.

2 Ibid. , 1: pp. 132-3.

3 Ibid. , ··V: p. 140.

4 Ibid. , IV: p. 139.

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capitaine des grands grenadiers lit jamais cet ouvrage, il ne hausse

,d~ deux grands pieds au moins les bonnets de sa troupe; mais je l'aver­

tis qu'il aura beau faire, et que lui et les siens ne seront jamais

que des infiniment petits.".l

Ainsi l'atmosphère joyeuse dans ce conte est produite par le déta-

chement des personnages eux-mêmes, à cause de leur nature de silhouettes

et de leur rôle d'observateurs, et par celui de l'auteur, complice du

lecteur, qui suit à la fois son exemple et celui des personnages.

Histoire des voyages de Scarmentado (1756).

Scarmentado est l'exemple typique du nom qui, à lui seul, décrit

le personnage qui le porte. C'est un Grec, né à Candie en Crète, qui

est affublé d'un nom espagnol qui pourrait se traduire par "instruit

par l~expérience". ,- ,

Et de fait, il passe à travers beaucoup d'aventures, d'un pays à

l'autre, précipitamment, comme dans un film accéléré, témoin ici d'une

décapitation, là d'un autodafé et de divers autres incidents.

Il fait des enquêtes-éclairs sur les événements auxquels il assiste,

mais, quittant toujours précipitamment les pays respectifs où se passent

ces événements, quelquefois sans même en attendre de réponse, il donne

l'impression de ne pas participer à l'action. Scarmentado est l'ébauche

de Candide, mais alors que ce dernier est motivé intérieurement dans ses

déplacements, le premier est poussé à voyager à cause d'incidents d'ordre

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., V: pp. 140-1.

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extérieur. Il effleure donc bien superficiellement les problèmes qu'il

approche et il constitue seulement un prétexte comique pour souligner

les abus dont il est témoin.

L'attitude de Scarmentado, comme nous le verrons aussi plus tard

pour celle d'Amazan dans La Princesse de Babylone, reste objective.

Tous les deux sont simples spectateurs des événements auxquels ils as-

sistent. Scarmentado passe d'un pays à l'autre, à chaque fois sauvé com-

me par miracle de ses persécuteurs, sans être aucunement affecté par

aucune de ses expériences. La même séquence se répète d'un pays à l'au-

tre. Il profère une remarque anodine, reflétant l'évaluation de l'évé-

nement par Voltaire, qui cause son emprisonnement temporaire. Il en

sort indemne physiquement et moralement, et réitère à chaque fois son

détachement par une réflexion amusante. Ainsi, après son expérience

de l'autodafé, il déclare avec humour: "Je me propose bien de ne plus

d· . 1 fA . ." 1 1re mon aV1S sur es etes que Je verra1S.

L'effet de détachement est aussi produit par son manque de réactions

personnelles devant les incidents qui surviennent dans les différents

pays. Ainsi lorsqu'on lui montre en Angleterre la place où la reine

Marie avait fait briller plus de cinq cents de ses sujets: "Un prêtre

hibernois m'assura que c'était une très bonne action: premièrement,

parce que ceux qU'on avait brUlés étaient anglais; en second lieu, parce

qu'ils ne prenaient jamais d'eau bénite, et qu'ils ne croyaient pas au

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 164.

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trou de Saint Patrice.".l La justification absurde de cette "bonne

action" n'est qu'un simulacre de raisonnement, soutenu seulement par

la forme logique: "premièrement,.. ., en second lieu, • . ., et •

" De même, lorsqu'il parle des catholiques, il rejette toute res­

ponsabilité de ce qu'il déclare, ne faisant que répéter ce que les ca­

tholiques eux~mêmes lui ont dit, puisque lui se trouve être un voyageur

qui ne connaît pas ces terres étrangères. "Je passai en Angleterre:

les mêmes querelles y excitaient les mêmes fureurs. De saints catholi­

ques avaient résolu, pour le bien de l'Eglise, de faire sauter en l'air,

avec de la poudre, le roi, la famille royale, et tout le parlement, et

de délivrer l'Angleterre de ces hérétiques. ,,2 Ils se font appeler

"saints" mais le paradoxe que forment leurs motifs et leurs actes provo­

que une réaction du lecteur qui les condamne. Par contre par le mot

"fureurs", Voltaire rejette le blâme directement sur l'Eglise catholi-

que.

Observant les coutumes en tant qu'homme de bon sens, il ne les

saisit pas et le lecteur adopte son point de vue. Ainsi lorsqu'il ar­

rive à Séville, il est témoin d'un autodafé. Tout lui laissait croire

qu'il s'agissait d'une fête: "Je vis au bout d'une allée d'orangers

et de citronniers une espèce de lice immense entourée de gradins cou-

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 162.

2 Ibid. , p. 162.

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verts d'etoffes precieuses. Le roi, la reine, les infants, les infantes,

etaient sous un dais superbe. Vis-à-vis de cette auguste famille etait

un autre trône, mais plus eleve."l C'est alors qu'il observe innocemment:

"'A moins que ce trône ne soit reserve pour Dieu, je ne vois pas à quoi

il peut servir. ".' ,2 ignorant que c' etait celui de l ' Inquisiteur. Le

droit divin qui place le roi immediatement après Dieu est une justifica­

tion suffisante de sa supposition. Mais il est arrête à cause de ses

"indiscrètes paroles" et le lecteur condamnera tout naturellement les

catholiques pour preferer l'Inquisiteur à Dieu.

L'action presente une oscillation comique continuelle, causee par

l'espoir toujours deçu du heros, que ~e prochain pays visite sera moins

atroce que le precedent: "J'allai en Hollande, où j'esperais trouver

plùs'de tranquillite chez des peuples plus flegmatiques. On coupait la

tête à un vieillard venerable lorsque j'arrivai à la Haye. ,,3

Le comique ici provient de l'equivoque provoquee par l'uniformite

de ton avec laquelle il dit ses espoirs, et ce qu'il trouve en realite,

dans deux phrases juxtaposees qui ne sont liees par aucun mot de coor­

dination. Le lecteur, qui ne s'attendait pas à ce changement d'idee,

en est frappe et choque, ce qui etait le but premier de Voltaire.

C'est ce qui se produit aussi dans le cas de la Turquie, où il

craint une mauvaise reception, raisonnant que les mahometans '" '.' • •

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 163.

2 Ibid., p. 163.

3 Ibid., p. 162.

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---------------------------------_._-------_ ... _ .. _--- -----,

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Sont des mécréants qui n'ont point été baptisés, et qui par conséquent

- b' 1 1 1..... d ... . .. "' 1 seront 1en p us crue s que es reveren s peres 1nqu1s1teurs. .

Son raisonnement est logique, mais les prémisses, qui lui avaient

été données par les catholiques, en sont fausses. Ce n'est pas chez les

mahometans que Scarmentado rencontre de la cruauté, mais au contraire

chez les partis rivaux de la chrétienté que les Turcs tolèrent chez eux.

Dans l'expression, l'humour est toujours un moyen efficace qui per-

met à Voltaire d'enlever toute réaction affective au héros et par consé-

quent au lecteur:

Je fus dans la triste nécessité de ne plus fréquen­ter ni l'église grecque ni la latine. Pour m'en consoler, je pris à loyer une fort belle Circasien­ne, qui était la personne la plus tendre dans le tête-à-tête, et la plus dévote à la mosquée. Une nuit, dans les doux transports de son amour, elle s'écria en m'embrassant: Alla, Il1a, Alla: ce sont les paroles sacramental es des TurëS:" je crus que c'étaient celles de l'amour; je m'écriai aussi fort tendrement: 'Alla, I11a, Alla. - Ah! me dit­elle, le Dieu miséricordi~soit loué! vous êtes Turc.' Je lui dis que je 1 e bénissais de m'en a-voir donné la force, et je me crus trop heureux. La matin l'iman vint pour me circoncire; et, comme je fis quelque difficu1te, le cadi du quartier, homme loyal, me proposa de m'empaler: je sauvai mon prépuce et mon derrière avec mille sequins, et je m'enfuis vite en Perse, résolu de ne plus enten­dre ni messe grecque ni latine en Turquie, et de ne plus crier: Alla, Illa, Alla, dans un rendez-vous. 2

L'alternative d'être empalé, qui lui est proposée comme une suggestion

favorable, est en réalité plus désastreuse que la proposition initiale

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 164.

2 Ibid., p. 165.

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d'être circoncis. Les mots crus frôlant l'indécence de "prépuce" et

"derrière" nous écartent de toute réaction affective.

Et le conte se termine sur une note humoristique marquant le déta­

chement du héros, -- détachement souligne par l'antithèse à allure para­

doxaleentre "cocu" et "l'état le plus doux de la vie", 1 -- qui prend

une sage décision: "J'allai labourer le champ d'une vieille négresse,

pour conserver mes oreilles et mon nez. On me racheta au bout d'un an.

J'avais vu tout ce qu'il y a de beau, de bon et d'admirable sur la terre:

je résolus de ne plus voir que mes pénates. Je me mariai chez moi: je

fus cocu, et je vis que c'était l'état le plus doux de lavie.".2

En passant sous silence les activités de Scarmentado au cours de

cette année de captivité, Voltaire insiste encore sur le détachement de

son personnage.

II - Passons maintenant en revue les contes où les personnages, à la re­

cherche du bonheur, semblent souvent victimes du sort et de l'action.

Ils subissent les épreuves dans une grande partie du conte sans en pa­

raître tirer profit, mais finalement, l'auteur les amène au but pour­

suivi: le bonheur. Ce sont, pour ce premier chapitre: Zadig, Cosi­

Sancta, Memnon, Le Blanc et le noir.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 167.

2 Ibid., p. 167.

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Les personnages des histoires de ce deuxième groupe sont plus hu­

mains que dans le premier groupe de contes. Ils ne sont plus de simples

observateurs qui serviraient de prétextes a l'auteur pour faire la satire

de la civilisation européenne. Ils cherchent aussi a élucider le grand

problème de l'homme: le bonheur.

Les marionnettes, que Voltaire met en scène dans ce groupe de contes,

sont le plus souvent des victimes, en ce sens qu'elles se heurtent a des

obstacles qu'elles ne peuvent surmonter sur le moment. D'autre part, si

elles prennent une plus grande part a l'action, elles gardent leur déta­

chement devant les événements tragiques qu'elles subissent. Si elles ne

réagissent pas émotionnellement à leurs situations, c'est pour que le

lecteur en fasse autant et ne soit pas distrait de ce que l'auteur veut

démontrer.

Il y a toujours une atmosphère joyeuse qui allège la situation, et

les personnages assument un certain détachement humoristique vis-a-vis de

leur propre destin. Ainsi, devant le désordre intérieur de l'homme et

l'apparent désordre de la nature, qu'on appelle le mal physique, la réac­

tion de Voltaire est le rire, le rire raffiné et profond, le rire qui

protège l'esprit contre les maux inévitables auxquels il faut se résigner

et qui exhortent a l'action.

Le conteur arrive aussi à ce détachement des personnages, en leur

octroyant une nature schématique qui les réduit a l'état de simples

silhouettes. Leur simplification relative est a un pas de l'impersonna­

lisation. En les caricaturant, l'auteur pousse le lecteur à ne pas se

laisser entraîner par ses créations, à se retirer de la participation

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sympathique qui existe habituellement entre les héros d'oeuvres d'imagi­

nation et le lecteur. Ce dernier peut alors considérer les persoI4~ges

et leurs aventures du dehors, d'un oeil critique, en s'attachant davan­

tage aux idées qu'ils représentent. Ces personnages n'ont pas de passe

et ils ne pensent même plus à ce qui leur est arrive un court moment

auparavant. Si le lecteur connaissait leur histoire, il serait tenté

de prendre les marionnettes trop au sérieux.

Cela n'empêche pas toute sympathie du lecteur pour les personnages

victimes des événements, mais Voltaire est expert dans l'art de ne mettre

que juste ce qu'il faut dans les caractères pour arriv.er à la réaction

désirée du lecteur. Celui-ci s'identifie à eux, mais d'une façon déta­

chée, puisqu'ils sont les représentants de l'humanité subissant sa des­

tinée. Tels sont les points que nous allons essayer de démontrer d'abord

et surtout dans Zadig puis dans Cosi-Sanota, Memnon et Le Blanc et'le

noir, avant de le faire pour les contes ecrits à la fin de sa vie.

Zadig (1747)

Pour illustrer le thème de l'incapacité de l'homme à être en même

temps sage et heureux, Voltaire a créé un personnage qu'il nous présente

sous des traits physiques vagues: "jeune", "ayant de la santé" et "une

figure aimable". 1 Par contre, il nous parle assez longuement de ses

qualités morales au début du premier épisode: c'est le type de l'homme

vertueux dont la qualité principale est la modération. Il porte bien

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 31.

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son nom de Zadig ("Sadik") qui signifie en arabe: le juste. Et Voltaire

conclut sa présentation initiale: "Zadig, avec de grandes richesses,

et par conséquent avec des amis, ayant de la santé, une figure aimable,

un esprit juste et modéré, un coeur sincère et noble, crut qU'il pouvait

être heureux.". 1 Présentation qui suggère déjà le destin du héros.

Il Y a ici anacoluthe: l'accumulation des qualités est rompue brus-

quement par le verbe crut, soulignant l'opposition de la vertu avec le

bonheur, opposition qui marquera l'action tout au long, lui imprimant

un mouvement d'oscillation d'un effet comique.

Le décor ne comporte aucune description de paysage. Zadig est

né à Babylone, se rend en Egypte, parcourt l'ftxabie et revient à Babylone.

L'intrigue se passe donc en Orient, l'Orient dont la vogue atteint son

apogée au XVIIIe siècle. La cour de Moabdar est la caricature de celle

de Louis XV. Comme le dit Verdun L. Saulnier dans son édition critique,2

Zadig est "l'anti-Versailles" où le thème principal est constitué par

"les intrigues de cour et les caprices des rois." Il est ainsi plus facile

pour Voltaire de mettre ses critiques dans la bouche d'un Arabe, comme

Montesquieu avait mis les siennes dans celle d'un Siamois dans Les Lettres

persanes.

Zadig porte la responsabilité de son malheur, puisque celui-ci est

causé par sa vertu. Dans le premier episode (ilLe Borgne"), il perd un

1 Voltaire, Romans et contes: op. cit., p. 31.

2 Voltaire, Zadig ou la destinée, édition critique de Verdun L. Saulnier (Genève: Droz, 1956), p. XII.

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oeil en portant secours à Sémire qui, à cause de cela, le quitte pour

épouser l'homme qui l'a blessé. Il souffre donc du fait de son coura­

ge, mais il ne profite pas de ses expériences. De m~e, l'incident du

cheval dans le deuxième épisode est une récidive de celui de la chienne.

C'est alors qu'il croit avoir compris et tire une conclusion erronée,

soulignée par le paradoxe qu'il est "dangereux" d'être "trop savant":

"Zadig vit combien il était dangereux quelquefois d'être trop savant,

et se promit bien, à la première occasion, de ne point dire ce qU'il

avait vu.".l Il refuse .àOllQ d'admettre qu'il a été témoin de la fuite

d'un prisonnier. Il en est encore puni. Cet incident est construit

selon le modèle des deux premiers, mais il en est l'inverse. Zadig

n'avait pas vu mais fait croire qu'il avait vu. Cette fois-ci, il a vu

mais nie avoir vu.

L'action est suspendue, à la fin de plusieurs chapitres de ce conte,

pour permettre à Zadig de faire de fréquents retours en arrière. Mais,

tout en faisant le point sur les aventures malheureuses qui lui sont ar­

rivées, Zadig marque son détachement de son propre destin et son imper­

sonnalisation. A la fin du troisième épisode "L'Envieux": "'Grand Dieu!

dit-il en lui-même, qu'on est à plaindre quand on se promène dans un bois

où la chienne de la reine et le cheval du roi ont passé! qu'il est dange­

reux de se mettre à la fenêtre! et qu'il est difficile d'être heureux

dans cette vie! tI,. 2

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 37.

2 Ibid., p. 37.

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Les faits qu'il rapporte sont reels en ce qui le concerne, mais

ils deviennent absurdes quand il les transforme en axiomes applicables

à l' humani te entière. Les formes impersonnelles "on", "il est dange-. "

reux", "il est difficile" complètent l' impersonnalisation du personnage.

A la fin du huitième episode: "'Qu'est-ce donc que la vie humaine?

o vertu! à quoi m'avez-vous servi? Deux femmes m'ont indignement trompe;

la troisième, qui n'est point coupable, et qui est plus belle que les

autres, va mourir! Tout ce que j'ai fait de bien a toujours ete pour

moi une source de maledictions, et je n'ai ete eleve au comble de la

grandeur que pour tomber dans le plus horrible precipice de l'infortune.

Si j'eusse ete mechant comme tant d'autres, je serais heureux comme

eux. ",.1 Dans cette evaluation objective de son destin, Zadig etablit

un faux rapport de degres entre la beaute et le bonheur merite, entre

la vertu et le malheur. Et encore une fois, il en tire une fausse con-

clusion: le mal doit être source de bonheur.

A la fin du treizième episode: ""Quoi! disait-il, quatre cents

onces d'or pour avoir vu passer une chienne! condamne à être decapite

pour quatre mauvais vers à la louange du roi! prêt à être etrangle parce

que la reine avait des babouches de la couleur de mon bonnet! reduit en

esclavage pour avoir secouru une femme qu'on battait; et sur le point

d'être brille pour avoir sauve la vie à toutes les jeunes veuves arabes?'''. 2

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 50.

2 Ibid. , p. 63.

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Ici, Zadig réitère son détachement, et son impersonnalisation est de

nouveau obtenue par l'effet de la forme impersonnelle des verbes sans

suj ets précis: des infini tifs passés ("avoir vu", "avoir secouru", l'

"avoir sauvé"), des infinitifs à la forme passive introduits par des

adjectifs ou des participes passés ("condamné à être décapité", "prêt

à être étranglé", "sur le point d'être brillé"). Ce faisant, il déforme

les faits et suggère que ses malheurs proviennent d'actes anodins, ou

sont la conséquence directe de bonnes actions. Ainsi ses deux derniers

malheurs ont pour cause le bien qu'il a prodigué aux femmes en général,

"une femme" et "toutes les jeunes veuves arabes" généralisant les deux

femmes qu'il a eu l'occasion de secourir.

A la fin de l'épisode du basilic, c'est Voltaire qui intervient

pour évaluer la situation à la place de Zadig, puisque ce dernier ignore

qu'on a l'intention de l'empoisonner: "Ainsi, après avoir été toujours

puni pour avoir bien fait, il était prêt de périr pour avoir guéri un

seigneur gourmand.".l

Voltaire emploie toujours la forme impersonnelle des verbes à l'in­

finitif passé pour énoncer le malheureux destin de Zadig qui est "tou-

jours puni pour avoir bien fait".

Enfin, à l'issue de l'épisode sur les combats: "Il lui échappa

enfin de murmurer contre la Providence, et il fut tenté de croire que

tout était gouverné par une destinée cruelle qui opprimait les bons et

l Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 74.

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qui. faisait prospérer les chevaliers verts.".l La périphrase "chevaliers

verts", qui a ici le sens généralisé de mauvais, est absurde, mais l'élé­

ment de vérité (Itobad a porté l'armure verte au cours de la joute) en

masque l'absurdité.

L'expression est étroitement liée à l'action et au caractère ambi­

valent de Zadig, vertueux et malheureux. Ainsi, dans l'incident de la

dispute à propos du griffon: "Zadig voulut les accorder en leur disant:

'S'il Y a des griffons, n'en mangeons point; s'il n'yen a point, nous

en mangerons encore moins; et par là, nous obéirons tous à Zoroastre. ",.2

Le deuxième point de l'alternative "S'il n'yen a point, nous en mangerons

encore moins" est à la fois absurde et vrai.

Et encore à propos des griffons: 'liA quoi tient le bonheur! Tout

me persécute dans ce monde, jusqu'aux êtres qui n'existent pas. "' • .3 Le

paradoxe marqué par l' anti thèse "êtres" "qui n'existent pas" est justifié

par les faits et illustre l'impossibilité de Zadig de trouver le bonheur.

Alors qu'il est ministre: "On l'admirait, et cependant on l'aimait.". 4

La contradiction contenue dans la conjonction "cependant" donne au verbe

"admirait" un sens péjoratif plus proche de: enviait.

"Tout le monde fut pour lui, non pas parce qu'il était dans le bon

chemin, non pas parce qu'il était raisonnable, non pas parce qu'il était

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 78.

2 Ibid., p. 37.

3 Ibid., p. 38.

4 Ibid., p. 44.

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aimable, mais parce qu'il était premier vi~ir.".l La répétition 13. trois

reprises de "non pas parce qu'il" procède déj 13. 13. la préparation de la

prochaine réduction comique du bonheur et de la vertu en malheur, réduc-

tion qui est humoristiquement explicitée dans cette affirmation: "Le

malheur de Zadig vint de son bonheur même et surtout de son mérite.". 2

Considérons le passage concernant la duplicité de la femme de l'en-

vieux:

La femme de l'envieux s'y présenta des premleres; elle lui jura par Mithra, par Zenda-Vesta, et par le feu sacré, qu'elle avait détesté la conduite de son mari; elle lui confia ensuite que ce mari était ÙD.jaloux, un brutal; elle lui fit entendre que les dieux le punissaient en lui refusant les précieux effets de ce feu sacré par lequel seul l'homme est semblable aux immortels: elle finit par laisser tomber sa jarretière; Zadig la ramassa avec sa po­litesse ordinaire; mais il ne la rattacha point au genou de la dame; et cette petite faute, si c'en est une, fut la cause des plus horribles infortu­nes. Zadig n'y pensa pas, et la femme de l'envieux y pensa beaucoup. 3

L'anacoluthe: "elle finit par laisser tomber sa jarretière", proposition

indépendante rejetée 13. la fin de la première phrase très longue, est,

par ce fait même, mise en valeur et révèle l'intention réelle de la femme

de l'envieux, intention qui contredit ses discours vertueux précédents.

Par ailleurs, l'antithèse entre "petite faute",qui est en réalité un acte

de réserve vertueux et le résultat "des plus horribles infortunes", met

l Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 45.

2 Ibid., p. 47.

3 Ibid., p. 46.

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l'accent sur l'imprévisibilité du destin. Dans la dernière phrase, le

même verbe "pensa", décrit des réactions opposées.

Le billet d'Astarté portant: "Fuyez, dans l'instant même, ou l'on

va vous arracher la vie! Fuyez, Zadig; je vous l'ordonne au nom de notre

amour et de mes rubans jaunes. ,,1 Le tragique de la situation est allégé

par l'addition de "mes ruba.ns jaunes", détail. insolite faisant antithèse

avec le ton dramatique de l'énoncé précédent "au nom de notre amour".

Dans l'épisode de la femme battue, le courage de Zadig, se portant

au secours de Missouf apparaît comme criminel, et quand Missouf appelle

de nouveau à l'aide, "'A d'autres! répond-il; vous ne m'y attraperez

2 plus. "', ce retournement d'attitude, comme celui dans l'épisode du

prisonnier, du chien et du cheval, provient du jugement implicite que

la même action causerait le même effet. Mais pour une fois, le refus

de Zadig d'aider Missouf va contribuer à son bonheur (sans qu'il s'en

doute à ce moment-là), puisque c'est ce qui va permettre à Zadig et

Astarté de se marier legalement. Ainsi le renoncement de Zadig au bien

lui apportera le bonheur.

L'épisode du pêcheur se conclut ainsi: "Ils se separèrent: le

pêcheur marcha en remerciant son destin, et Zadig courut en accusant

toujours le sien." 3 La juxtaposition des deux propositions independan-

tes, construites symetriquement, souligne les reactions opposees du

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 50.

2 Ibid. , p. 53.

3 Ibid., p. 68.

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pêcheur et de Zadig et accuse la vivacité du récit, qualité caractéris­

tique de l'art voltairien.

Dans l'épisode sur les combats: "Les domestiques l'avaient persuadé

qu'un homme comme lui devait être roi; il leur avait répondu: 'Un homme

comme moi doit régner'.". l Itobad répète mécaniquement ce que ses domes­

tiques lui avaient dit. La reprise approximative de "un homme comme moi

doit régner", prolonge comme par un écho les paroles des domestiques:

"un homme comme lui devait être roi". Cette phrase prend l'apparence d'un

leitmotiv qui réduit cet imbécile à l'état de marionnette et sert à le

désengager de sa défaite finale.

L'épisode de l'ermite est très important car le thème philosophique

y est exposé. Les incidents dont Zadig est témoin ont le même caractère

ambivalent que ses aventures. Chacune des actions de Zadig avait une

valeur différente dans le présent et dans le futur. Ainsi l'envieux

avait été la cause immédiate de la disgrâce de Zadig, mais si la rupture

entre le roi et Zadig n'avait pas été précipitée, le roi n'aurait pas

été éliminé et Zadig n'aurait pu épouser Astarté. Nous avons aussi vu

comment le refus d'aider Missouf, bien qu'apportant le malheur à Zadig

dans le présent immédiat, fut la cause à longue échéance de son bonheur.

Ainsi, les méchants réussissent sur le moment à réaliser leurs mauvais

desseins, mais leurs actes à la longue s'avèrent bénéfiques. Dans le

même ordre d'idée, les actions de l'ermite qui paraissaient méchantes

étaient bonnes. Cependant quand l'ermite se transforme en ange, la pro­

testation de Zadig "Mais .•. ,,2 restera sans réponse.

l Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 76.

2 Ibid., p. 83.

._-----_._--_.- !

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De retour à Babylone, Zadig n'est plus posé en victime et on assiste

à un retournement complet de la situation. Tous les personnages sont

récompensés à l'exception de l'envieux qui meurt de colère. Leur bonheur,

final parodie le dénouement heureux d'une tragédie conventionnelle et le

lecteur n'est même pas ému du sort de l'envieux, puisque celui-ci continue

à éprouver de la colère jusqu'au moment de sa mort.

Les éléments discordants, vertu et malheur, qui ont été en constante

opposition tout le long du récit, atteignent enfin à leur harmonisation

finale dans les deux simples propositions parallèles de la fin du conte:

"On bénissait Zadig, et Zadig bénissait le cie1.".1

Cosi-Sancta

Ce conte a été rédigé chez la duchesse du Maine à la cour de Sceaux

où Voltaire, déçu par VersaiLe:i, s'était réfugié en 1747. Il ne fut

cependant publié que dans la première édition posthume, dite de Kehl, en

1784.

C'est une attaque contre l'Eglise catholique où l'auteur va nous

démontrer que l'Eglise fait équivaloir le bien et le mal puisqu'elle

canonise parfois ceux qui ont mené une vie immorale. L'équivalence de

ces deux contraires est mise en évidence dans le sous-titre: "Un petit

mal pour un grand bien"Z qui va d'ailleurs servir d'épitaphe à Cosi­

Sancta à la fin du conte.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 85.

Z Ibid., p. 702.

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L'héroine est décrite par son nom: une fille très vertueuse,

presque une sainte. Le curé-diseur de bonne aventure lui prédit son

étrange avenir: '''Ma fille, ta vertu causera bien des malheurs; mais

tu seras un jour canonisée pour avoir fait trois infidélités à ton

mari. "'. l Ainsi sa vertu produira le malheur et le mal causera le bien.

C'est le schème, déjà mis en évidence dans Zadig, que nous retrouvons

ici. La première expérience de Cosi-Sancta vérifiera la première par-

tie de la prédiction: "Cosi-Sancta avait donc vu assassiner son amant

et était près de voir prendre son mari; et tout cela pour avoir été

t " 2 ver ueuse. •

Ensuite, elle s'abandonne passivement à son destin, marquant ainsi

son détachement de son propre sort. Voltaire ne lui permet aucune

réaction, si ce n'est de s'étonner puis de se résigner.

Et la prédiction du curé s'accomplit en son entier: "Ainsi Cosi-

Sancta pour avoir. été trop sage, fit périr son amant et condamner à

mort son mari, et, pour avoir été complaisante, conserva les jours de

son frère, de son fils, et de son mari.".3

Voltaire nous a donc démontré ce qui paraissait d'abord un para-

doxe: Cosi-Sancta a été canonisée à ca~se de ses infidélités, alors

que sa vertu n'avait causé que des malheurs.

l Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 698.

2 Ibid. , p. 700.

3 Ibid., p. 702.

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Memnon (1749)

Le personnage de Memnon est caractérisé par l'épithète "sage", qui

accompagne son nom à plusieurs reprises, seul élément susceptible de

nous intéresser, puisqu'il constitue la motivation de ce conte.

Dès l'introduction du récit, Voltaire dénonce l'absurdité du plan

du héros qui va provoquer lui-même ses malheurs par sa sotte prétention

à atteindre une perfection irréalisable: "Memnon conçut un jour le

projet insensé d'être parfaitement sage.".l L'absurdité de la condition

pour arriver à ce résultat ". . • Etre sans passions;,,2 est tout de suite

dénoncée par l'intervention ironique "Et rien n'est plus aisé, conrrne on

sait. ,,3 de Voltaire qui pense naturellement juste le contraire.

Son projet insensé comporte l'abstinence de l'amour et de l'alcool,

la modération dans ses désirs pour conserver sa fortune et ses amis.

Voltaire procède alors immédiatement à la réfutation de "son petit

plan de sagesse": "Ayant fait ainsi son petit plan de sagesse dans sa

chambre, Memnon mit la tête à la fenêtre.".4 L'opposition, entre son

plan théorique et chimérique et sa réalisation impossible, est ici bien

marquée par l'antithèse entre les deux perspectives de l'intérieur et

de l'extérieur: "dans sa chambre", "mit la tête à la fenêtre".

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 111.

2 Ibid. , p. 111.

S Ibid. , p. lll.

4 Ibid. , p. 112.

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L'antithèse est sans conteste un des moyens favoris du matériel

stylistique de Voltaire et nous en trouvons une autre un peu pius loin:

"La dame affligée le mena dans une chambre parfwnée, ..• ".1 L'identité

de sons "ée" cache la contradiction des termes "affligee" et "parfwnee".

Comme nous l'avons vu pour Zaè~~, un autre procedé favori de Voltaire

consiste dans les bilans rapides qui font une mise au point de l'action:

"Memnon, ayant ainsi renonce le matin aux femmes, aux excès de table,

au jeu, à toute querelle, et surtout à la cour, avait été avant la nuit

trompe et vole par une belle dame, s'etait enivré, avait joué, avait~eu

une. querelle, s'etait fait crever un oeil et avait été â la cour, où l'on

s'était moque de lui.". 2 Bilan établi en une seule phrase, avec une ac­

cumulation de petites propositions très courtes qui souligne la rapidite

comique avec laquelle les intentions du "sage Memnon", prises le matin

même, sont mises en echec "avant la nuit".

L'intervention surnaturelle du "bon génie" detache le lecteur du

sort du misérable Memnon, borgne et démuni, en l'écartant de la réalité

et du serieux de la situation qui ne comporte en fait ni solution ni

conso lation.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 112.

2 Ibid., p. 114.

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Le Blanc et le noir (1764)

Un seul trait physique caractérise le héros de ce conte: Il

Rustan était fortjOli: II •l

Moralement, il n'a aucun caractère et reste passif devant les

événements qu'il subit. Il tient le rôle d'une victime ridicule,

détaché de lui-même puisque ses conflits se passent, à l'extérieur de

lui-même, en la personne de ses deux valets représentant ses deux génies,

Topaze et Ebène.

Rustan illustre ainsi le thème du conte, la dualité morale de

l'homme tiraillé entre le Bien et le Mal. Il est constamment ballotté

par les interventions successives de ses dëux génies, et ses jugements,

extrêmes et contradictoires sur les mêmes situations, le ridiculisent.

Il est poussé en avant puis en arrière par des forces inconnues de lui

quoique connues du lecteur, qui se trouve ainsi détaché du personnage

mais de connivence avec l'auteur.

il interprète l'oracle en sa faveur: "'Je serai prince de

Cachemire; c'est ainsi qu'en possédant ma maîtresse, je ne nossederai

pas mon petit marquisat à Candahar. Je serai Rustan, et je ne le serai

pas, puisque je deviendrai un grand prince: voilà une grande partie de

l'oracle expliquée nettement en ma faveur, le reste s'expliquera de

2 même; "J. Son erreur vient de ce qu'il veut faire coincider ses désirs

avec la réalité et cette erreur, il ne la réalisera que plus tard, quand

il sera à Cachemire.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 276.

2 Ibid., p. 272.

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Rustan montre son manque de caractère et sa passivité en faisant

constamment appel à son esprit du mal, Ebène, qui encourage en lui

" ••• la passion et l'esperance.,,:l "Si j'avais Ebène, il me console­

rait; et il trouverait des expedients.".2 "Ebène avait raison; mais

pourquoi n' est- il pas ici?" 3 ''Mais pourquoi Ebène n'est-il pas auprès

de moi?".4 "Ah! Ebène, mon cher Ebène! où êtes-vous?".5

La dualite du personnage et l'intervention alternee des deux génies

impriment à l'action un mouvement oscillatoire d'un effet comique. Il

y a constamment dans l'action, une impression de progression, suivie de

regression,qui nous amuse.

D'autre part, tout le long du recit, nous evoluons dans le monde du

merveilleux et de la fiction des Mille et une Nuits et nous assistons à

des evenements miraculeux, comme l'apparition d'un beau pont de marbre

qui disparaît un moment après, l'elevation, sous les yeux des voyageurs,

d'une montagne qui s'ouvre peu après à sa base, leur livrant le passage

au moyen d "'. • . une longue galerie en vollte, éclairée de cent mille

flambeaux, • • .". 6

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 270.

2 Ibid. , p. 272.

3 Ibid. , p. 272.

4 Ibid. , p. 273.

5 Ibid. , p. 273.

6 Ibid. , p. 273.

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Le lecteur est tout surpris à la fin du recit de s'apercevoir qu'il

s'est laissé aller à un somme et a fait un rêve en même temps que Rustan.

Voltaire le réveille ainsi que son héros, et la conclusion de cette lutte

entre le bien et le mal est fournie par la confrontation avec la Réalité.

Mais le lecteur, au contraire de Rustan, ne connaîtra pas le fin mot de

l'histoire. Il sera dupé une deuxième fois puisque la partie du manus-

crit où se trouvait l'histoire du perroquet n'a pas été retrouvée.

III - Nous arrivons maintenant aux contes où les personnages interprètent

la réalité en fonction d'une idée fixe dont ils sont possédés. Ils sont

ridiculisés aussi longtemps qu'ils sont réfractaires à la verité, (qui

est bien entendu la vérité de Voltaire), parce qu'ils essaient de l'ajus-

ter à leur idée fixe. Leur nature de marionnettes est semblable à celle

des personnages des deux premiers groupes, mais ils sont plus complexes

du fait de leur dualité intérieure. On a porté plus de soin à leur

costume et à leur maquillage. Ils font partie du même monde à deux di-

mens ions de la "commedia dell'arte" et, comme le dit Pierre Grimal dans

son édition critique de Zadig, "Il suffit de changer -- bien peu -- le

costume de la marionnette, pour qu'elle resserve d'une pièce à l'autre.".l

L'observateur du groupe un, la victime passive du groupe deux comme

1 Voltaire, Zadig, Micromégas et autres contes (Paris: Colin 1961), p. 32.

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celle du groupe trois sont des instruments de la réfutation ironique de

Voltaire mais, alors que les deux premierspé:i:'S/l)~ages::ni"ont.pas;"del"valeur intrin­

sèque, le troisième est une fin en soi puisqu'il est lui-même objet de

satire. Son détachement provient de sa vision dirigée exclusivement

dans le sens de son idée fixe et le lecteur "éprouve peu ou pas de sympa-

thie à son égard, puisque, du fait de son idée fixe, il est seul respon-

sable des catastrophes qu'il subit.

Candide (1759)

Nous avons vu jusqu'à présent que Voltaire n'essaie pas dans ses

contes de prêter à ses personnages une vie indépendante. Ils sont méca-

niquement passifs " ... pensés plutôt que vus et pensés non individue1-

lement mais en fonction d'une idée générale; ce sont des marionnettes

sans volonté, ... ,(qui) obéissent au dessein secret de l'auteur; ils

sont des éléments de sa démonstration.". 1

Nous avons aussi démontré que pour arriver à cet effet, Voltaire

ne donne presque pas de détails sur leur apparence physique et quand il

le fait c'est visiblement dans un but philosophique. Il en est de même

pour Candide.

Ainsi tout ce qu'on dit sur la physionomie de Candide est qu'elle

" . annonçait son âme.". 2 Par contre, la description frappante de son

1 Voltaire, Contes et romans, édition de Philippe Van Tieghem, 4 tomes, Tome l (Paris: éditions Fernand Roches, 1930), p. ~x.

2 Voltaire, Contes et romans, op. cit., p. 179.

I-I !

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corps, après les mauvais traitements qui lui sont infligés par le régi­

ment de l'armée bulgare, met l'accent sur les horreurs de la guerre:

"Cela lui composa quatre mille coups de baguette, qui depuis la nuque

du cou jusqu'au cul, lui découvrirent les muscles et les nerfs.".l

Il y a autour de Candide toute une escorte de personnages princi­

paux: Cunégonde, Pangloss, Martin, la vieille,Cacambo.

La vulgarité suggestive de la description de Cunégonde et la sono­

rité même de son nom font prévoir son rôle dans le conte. Cunégonde

jeune, ". . . âgée de dix-sept ans • • • haute en couleur, fraîche,

grasse, appétissante. ,,2 fait contraste avec Cunégonde vieillie

" ... rembrunie, les yeux éraillés, la gorge sèche, les joues ridées,

les bras rouges et écaillés, •.• ".3

Pangloss, dont on ne possède à aucun moment le portrait physique,

est décrit d'une manière saisissante, lorsque son corps est dévoré par

la syphilis et cette description pleine d'humour ridiculise et dégrade

le représentant de l'optimisme: " . un gueux tout couvert de pustules,

les yeux morts, le bout du nez rongé, la bouche de travers: les dents

noires, et parlant de la gorge, tourmenté d'une toux violente, et cra-

4 chant une dent à chaque effort.".

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , II: p. 182.

2 Ibid., 1: p. 179.

3 Ibid., IXX: p. 255.

4 Ibid. , III: p. 185.

'1

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Par ailleurs, les personnages manquent de consistance psychologi-

que. Ils incarnent des idées et sont réduits à des types humains. Il

y a par exemple le Baron allemand, le Noble espagnol, l'Inquisiteur, le

Jesuite. Ce sont des comparses que Voltaire fait surgir au bon moment

pour les faire rentrer en coulisse, aussitôt leur r6letermine. Ainsi

le baron, la baronne, le gouverneur de Buenos-Ayres, l'Inquisiteur,

Po co curant e, Vanderdendur (pour ne citer que quelques-uns) ne possèdent

aucune vie propre. Ils ne sont que des silhouettes, se mourant devant

un décor qui défile, telles les ombres de sa lanterne magique. Il dé-

crit leurs caractères d'une manière élémentaire. Comme le dit Belles-

sort: "Les personnages seront simples. Trop de complexité nous gêne-

rait. Ils ne représentent qu'une tendance de notre esprit, un asp~ct

de notre intelligence, une qualite isolée, un travers, une attitude.". 1

La presentation de ses personnages, Voltaire nous la fait, ou bien

dès la première rencontre, ou bien au moment où les personnages prennent

de l'importance dans le recit. Quand il nous présente Jacques: "Un

homme qui n'avait point eté baptisé, un bon anabaptiste, nomme Jacques,

,,2 P • . .. ococurante: "Le maître du logis, homme de soixante ans, fort

riche, reçut très poliment les deux curieux, mais avec très peu d'empres­

sement, ... ".3 Au contraire, l'image du fils du baron n:est precisée.

qu'au chapitre XIX: "C'etait un très beau jeune home, le visage plein,

1 Andre Bellessort, Essai sur Voltaire (Paris: librairie academique Perrin, 1925), p. 237.

2 Voltaire, Romans et contes, op. cit., III: p. 184.

3 Ibid., XXV: p. 242.

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assez blanc, haut en couleur, le sourcil relevé, l'oeil vif, l'oreille

rouge, les lèvres vermeilles, l'air fier, mais d'une fierté qui n'était

ni celle d'un Espagnol ni celle d'un Jésuite.".l Alors qu'au chapitre I,

il en disait simplement: "Le fils du baron paraissait en tout digne de

son père. ,,2.

Quelquefois leurs noms seuls les décrivent et contribuent à cette

mécanisation qui met en scène les marionnettes qu'ils désignent: ainsi

Thunder-ten-~~ admirablement le snobisme et l'arrogance bruyante

du baron allemand. De même, l'auteur ridiculise à merveille le noble

espagnol, qui se pavane un moment sur scène, en l'affublant du nom clai­

ronnant de Don Fernando D'Ibaraa y Figueora, y Mascarenes, y Lampourdos,

y Souza. Certains personnages ne portent même pas de nom: le fils du

baron, la vieille, le grand inquisiteur, l'abbé périgourdin. Des compar­

ses épisodiques ne sont là que pour présenter les idées de l'auteur:

ainsi le vieux savant de l'Eldorado parlant de Dieu, de la religion et

des prêtres (XVIII, 218), l'esclave noir de Surinam dénonçant la brutalité

et l'hypocrisie de l'homme blanc (XIX, 222), le vieillard turc se désin­

téressant des affaires publiques et se contentant de cultiver son jardin

(XXX, 258), le familier de l' Inquisition et ae problème du mal CV, 190),

les six monarques et la vanité des grandeurs (XXV, 248-9).

Ce qui fait en partie le manque de profondeur des personnages est

l'absence d'analyses de leurs sentiments et de leurs pensées, mises à

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. XIX: p. 208.

2 Ibid., I: p. 179.

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part quelques indications si brèves et superficielles qu'elles renfor­

cent plutôt leur peu de consistence. Le personnage de Candide (pour

n'en citer qu'un) nous en fournit plusieurs exemples. Après l'autodafé:

"Candide, épouvanté, interdit, éperdu, tout sanglant, tout palpitant,

se disait à lui-même:".l Son raisonnement à l'arrivée soudaine de

1 ' Inquisi teur: "Voici dans ce moment ce qui se passa dans l'âme de

Candide et comment il raisonna:".2 Ses doutes sur le système de Pangloss,

en écoutant les aventures malheureuses des hommes de Surinam: "I1 son-

geait à Pangloss à chaque aventure qu'on lui contait. 'Ce Pangloss,

disait-il, serait bien embarrassé de démontrer son système. ",. 3 Après

sa rencontre avec le "bon vieillard" turc: "Candide, en retournant dans

sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours du Turc.".4

Et pourtant, en dépit de cette absence d'épaisseur psychologique

des personnages, Voltaire parvient à nous y intéresser. C'est que ces

marionnettes restent malgré tout vivantes. Comme le dit Bellessort: 5

" .•. Il est nécessaire qU'ils aient assez de substance humaine pour

incarner ce qU'ils représentent.".

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VI: p. 191.

2 Ibid. , IX: p. 196.

3 Ibid. , XIX: p. 225.

4 Ibid. , XXX: p. 258.

4 André Bellessort, °E· cit., p. 238.

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Ce ne sont que des esquisses certes, mais Voltaire a l'art de bien

placer ses coups de crayon. En quelques mots bien choisis, il campe un

personnage qu'on n'est pas près d'oublier. A~nsi la description de

Pangloss (que nous avons déjà rapportée page 52), quoique exagérée, n'est-

elle pas frappante et n'a-t-onpas l'impression de le voir surgir devant

nous comme une apparition? Il excelle en deux ou trois mots à rapporter

les particularités du métier et de la race. "Chacun a le pli, l'accent

de son état ou de sa nation. La psychologie des professions et la

psychologie ethnique sont très observées et précises chez 1ui.".1

Le seul trait de Don Fernando d' Ibaraa y .". . ". . . relevant sa

moustache, . ,,2 campe merveilleusement sa silhouette. Les caractéris-

tiques du matelot sont bien dépeintes: "Le matelot disait en sifflant

et en jurant: , Il 1 h ... . . '" 3 Y aura que que c ose a gagner ~c~. Et plus loin:

"'Tête et sang, ••. , je suis matelot et né à Batavia; j'ai marché

quatre fois sur le crucifix dans quatre voyages au Japon; tu as bien trou­

vé ton homme avec ta raison universelle! Il,.4 L'attitude du capitaine de

la galère turque, marchandant avec Candide la rançon de Pangloss et du

fils du baron, est bien particulière à son état: "Chien de chrétien,

.•. , puisque ces deux chiens de forçats chrétiens sont des barons et

1 Gustave Lanson, Voltaire, 2e édition (Paris: librairie Hachette, 1910), p. 153.

2 Voltaire, Romans et contes, ?p. cit., p. 205.

3 Ibid. , V: p. 189.

4 Ibid. , V: p. 189.

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des métaphysiciens, ce qui est sans doute une grande dignité dans leur

pays, tu m'en donneras cinquante mille sequins.". 1 La fierté du sang

apparatt bien dans le refus du fils du baron au consentement du mariage

de sa soeur avec Candide: "Vous, insolent!, •.. , vous auriez l'impu-

dence d'épouser ma soeur qui a soixante et douze quartiers! Je vous

trouve bien effronté d'oser me parler d'un dessein si téméraire!".2

Ainsi les personnages sont animés d'une vie provisoire qui va leur

permettre de remplir leur mission polémique aussi bien que comique.

Par un ou plusieurs traits qui leur sont à maintes reprises attribués,

l'auteur arrive à leur donner une certaine épaisseur qui fait illusion.

Ainsi pour Candide qui en est dupe, Cunégonde reste le symbole de la

pureté, mais les détails que Voltaire nous apporte, comme en tout inno-

cence, nous la font voir comme la personnification même du désir animal.

Elle n'est peut-être pas aussi fâchée qu'elle le dit à Candide d'avoir

" •.• été violée autant qu'on peut l'être;". 3 Une sorte de fatalité

de sensualité pèse sur l'héroine et l'automatisme de cet élément de

sensualité, répété à chaque fois que Cunegonde est en scène ou qu'on

parle d'elle, provoque notre rire.

Quand elle raconte à Candide après l'autodafé ses malheurs,4 elle

insiste sur la taille du Bulgare qui l'a violée: "Un grand Bulgare,

haut de six pieds, . . . Il • Un peu plus loin, elle décrit les attraits

1 Voltaire, Romans et contes, , c

op. cit., XXVII: p. 252.

2 Ibid. , XV: p. 210.

3 Ibid. , IV: p. 185.

4 Ibid. , VIII: p. 193.

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physiques du capitaine qui fait d'elle sa maîtresse: "Et je ne nierai

pas qu'il ne fat très bien fait, et qu'il n'eUt la peau blanche et

douce.".l Puis elle s'attendrit sur la peau de Candide, dont elle com-

pare la blancheur et l'incarnat à celle de son capitaine bulgare: "Je

vous dirai, avec vérité, que votre peau est encore plus blanche, et

2 d'un incarnat plus parfait que celle de mon capitaine des Bulgares.".

3 "Commençons par souper.", dira-t-elle enfin, et cette omission comique

montre bien que c'est ce qui suivra, sur " ... ce beau canapé dont on

a déjà parlé;,,4 (puisque c'est celui-là même où elle s'était déjà re-

trouvée avec les deux maîtres de la maison), qui est le réel objet de

son désir.

"Où trouver des inquisiteurs et des juifs qui m'en donnent d'au-

?,,5 .,.... d Il' d 1 tres. sera sa prem~ere preoccupat~on, quan e e s apercevra u vo

de ses pistoles et de ses diamants. Enfin, c'est sans scrupules qu'elle

deviendra la maîtresse du gouverneur de Buenos-Ayres ". . • qui a une

très belle moustache;".6 Comme le dit Jean Sareil,7 un tel portrait ne

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VIII: p. 193.

2 Ibid. , VIII: p. 194.

3 Ibid. , VIII: p. 195.

4 Ibid. , VIII: p. 195.

5 Ibid. , X: p. 197.

6 Ibid. , XIII: p. 205.

7 Jean Sareil, Essai sur Candide (Genève: Librairie Droz, 1967).

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résiste pas à l'analyse. Il possède cependant une certaine complexité

qui le fait paraître vivant. Une remarque burlesque comme: "Une per­

sonne d'honneur peut être violée une fois, mais sa vertu s'en affermit.",l

de l'inconséquente Cunégonde, n'a aucun sens, mais demeure irrésistible

de drôlerie.

Il en est de même pour Pangloss. Il est en fait une espèce d'être

monstrueux, inhumain, qui représente bien le métaphysicien plein de parti-

pris, sans aucun contact avec la réalité. Il devient une sorte de robot,

de machine à raisonner désincarnée qui, à la pression des événements,

même les plus catastrophiques, laissera échapper une formule, toujours

la même: "Tout est bien". Il est certainement le personnage le plus

ridicule-du conte, cas typique de la déformation et de l'exagération

réalisées par Voltaire dans un but de satire .. Il est l'incarnation d'un

système philosophique que l'auteur veut ridiculiser, et il y réussit à

merveille. Les exemples, qui démontrent l'échec de la philosophie opti-

miste se heurtant aux faits, fourmillent dans le conte. N'en citons

que quelques-uns. Pangloss affirme en parlant de la vérole: "C'était

une chose indispensable dans le meilleur des mondes, un ingrédient né-

. " 2 cessa~re ..••

Après que le bon anabaptiste Jacques se fut noyé, Candide veut

essayer de le sauver: "Le philosophe Pangloss l'en empêche, en lui

prouvant que la rade de Lisbonne avait été formée exprès pour que cet

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VIII: p. 193.

2 Ibid. , IV: p. 186.

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anabaptiste s'y noyât. II •1 Après le tremblement de terre de Lisbonne,

Pang10ss console les citoyens Il • • En les assurant que les choses

ne pouvaient être autrement: 'Car, dit-il, tout ceci est ce qU'il y a

de mieux; car s'il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs;

car il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont; car

tout est bien. III. 2

Au contraire des autres personnages de Candide, il ne tire pas pro­

fit de ses expériences. Il n'est d'accord sur le jardin à cultiver que

3 pour prouver son énoncé Il. • • Que 1 'homme n'est pas né pour le repos. Il,

et jusqu'à la fin il démontrera que IITout est bienll• Autrement, dira-

t-i1 comiquement à Candide: Il . • Vous ne mangeriez pas ici des cédrats

confits et des pistaches. II .4 Il aura donc été ridicule jusqu'à la fin.

A ce trait de caractère d'incorrigible bavard aux vains discours,

qui est le propre des métaphysiciens, Voltaire en juxtapose un autre,

sans aucun lien avec le premier, mais qui renforce son ridicule. Pang10ss

est aussi coureur de jupons impénitent. Il est ainsi doublement objet

de satire, par l'aveuglement de son principe philosophique et par ses

débordements sexuels. C'est ainsi que son côté monstrueux est souligne

par la description de son corps ravagé par la syphilis.

1 Voltaire, Romans et contes, op. dt., V: p. 188.

2 Ibid. , V: p. 189.

3 Ibid. , XXX: p. 259.

4 Ibid. , XXX: p. 259.

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La naiveté de Candide, de son côté, le réduit lui aussi, du moins

dans une grande partie du conte, à un type. Par~là il n'est pas humain,

puisque cette réduction à un seul trait de caractère n'existe pas dans

la vie. Pourtant la naiveté est une des caractéristiques de l'homme,

et, dans ce sens, Candide reste un représentant de l'humanité dont nous

faisons partie.

Ce ou ces traits de caractère, appliqués aux personnages, donnent

cet élément de rigidité, propre aux marionnettes, qui fait que les pro-

tagonistes, exception faite de la conclusion du conte,' n'évoluent pas

et que leurs traits sont figés une fois pour toutes, semblables en cela

aux comédiens porteurs de masques des pièces grecques de l'antiquité.

La vieille et Cacambo, entre autres, en sont une illustration. La

prudence et la sagesse pratique de la vieille sont constamment rappe­

lées: "Elle était fort prudente, • • .",1 "Tandis que la vieille par-

lait avec toute la prudence que l'âge et l'expérience donnent •• " 2 . . Cacambo, avec sa fidélité vigilante, est une espèce de pendant de la vieil-

le: "Le vigilant Cacambo . " , 3 "Cacambo ne perdait jamais la tête.", 4

"Cacambo, qui donnait toujours d'aussi bons conseils que la vieille, •.• ",5

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , IX: p. 196.

2 Ibid. , XIII: p. 205.

3 Ibid. , XVI: p. 211.

4 Ibid. , XVI: p. 213.

5 Ibid. , XVI: p. 213.

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" Le fidèle Cacambo . • " 1 " . • Son agent fidèle . . " 2 . , . , " Le prudent Cacambo •.. ".3

Au début du récit, le personnage de Candide ne fait pas exception.

L'innocence naive le caractérise et ce trait est donné dès son introduc-

tion au début du conte. "Sa physionomie annonçait son âme. Il avait le

jugement assez droit, avec l'esprit le plus simple; c'est, je crois, pour

cette raison qu'on le nonnnait Candide.".4 "Candide écoutait attentive­

ment et croyait innocemment.".5 "Le jeune homme baisa innocemment la

main de la jeune demoiselle. . .". 6

Puis ce même trait est constannnent rappelé par la suite. On parle

de Candide connne ".

de tout . . .", 8 ".

T "f . " 7 " T· " " out stupe a1t, • .. •.. oUJours etonne

T t " " " 9 " ou etonne . . ., .

10 . 11 . .", "... Le naif Cand1de.", à l'âme "

1 Voltaire, Romans et contes; op. cit., XXII:

2 Ibid. , XXVII: p. 249.

3 Ibid. , XXX: p. 256.

4 Ibid. , 1: p. 179.

5 Thid __ ", I: p. 180.

6 Ibid. , I: p. 181.

7 Ibid. , II: p. 182.

8 Ibid., VII: p. 191, XVI: p. 212.

9 Ibid. , XXII: p. 230.

10 Ibid. , XXIV: p. 241.

11 Ibid. , VII: p. 193.

. Au bon Candide, •

. Trop pure pour trahir

p. 235, XXVII: p. 249.

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1 "'" 1" ClIo.. "2..,, D a ver~te. , au • . • oeur sur es evres, • • . , qu~ ag~t ••• e

la manière la plus naive . . • ,,3) dont on abuse de ". . . L'innocence •

" 4 . . . Au debut du recit, Candide n'a aucune personnalite. C'est une es-

pèce de cire malleable que Pangloss, Cacambo, la vieille, Cunegonde et

les evenements manient à leur gre. Ce caractère passif est souligne par

le fait que, rappelant en cela Rustan dans Le Blanc et le noir, il est

constamment accompagne d'un guide, si on excepte les chapitres II et III

qui suivent son expulsion du château. Et encore là, il est sous la com~

pIète domination de la philosophie de Pangloss à laquelle il se refère

sans cesse: "Vous avez raison, dit Candide; c'est ce que monsieur Pan­

gloss m'a toujours dit, et je vois bien que tout est au mieux.". 5

"Maître Pangloss me l' avai t bien dit que tout est au mieux dans ce

d " 6 mon e, . . .•

Pangloss lui sert donc de guide aux chapitres l, virtuellement II

et III, IV à VI, XXVII à XXX. La vieille femme le conseille aux chapi-

tres VII à XIII, XXIX et XXX. Cacambo l'accompagne aux chapitres XIV

à XIX, XXI à XXX et Martin aux chapitres XIX à XXX.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., XIII: p. 205.

2 Ibid. , XIX: p. 223.

3 Ibid. , VII: p. 192.

4 Ibid. , XXII: p. 236.

5 Ibid. , II: p. 182.

6 Ibid. , III: p. 184.

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Certains procedes linguistiques soulignent cette passivite. La

forme passive domine le texte du premier chapitre. Dès le titre:

"Comment Candide fut é1eve dans son beau château et comment il fut

chasse d'ice1ui.". 1 Le chap i tre commence par: "Il y avait. . . un

2 jeune garçon à qui la nature avait donné les moeurs les plus douces.".

La forme impersonnelle "Il y avait" souligne son manque de volonte.

De même son caractère est un don de la nature: "Sa physionomie annon­

çai t son âme.". 3 Ses traits ne sont que 1 e refl et du caractère qu'il

a reçu en don. " On le nommait Candide.,,:4 De même pour son nom,

passif et neutre comme toute sa personne. Même situation passive, quant

à sa famill e: "... Le rest e de son arbre généalogique avait ete per­

du par l'injure du temps.". 5

Toujours au: premier chapitre, c'est passivement qu'il écoute

Pang1oss: " Le petit Candide ecoutait ses leçons avec toute la

bonne foi de son âge et de son caractère.". 6 Et plus loin: "Candide

écoutait attentivement et croyait innocemment.".7 Ensuite, ce n'est

pas lui qui agit, mais Cunégonde, qui, après avoir observe " ... Une

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , I: p. 179.

2 Ibid., I: p. 179.

3 Ibid. , I: p. 179.

4 Ibid., I: p. 179.

5 Ibid., I: p. 180.

6 Ibid. , I: p. 180.

7 Ibid. , I: p. 180.

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leçon de physique expérimentale . • 1 Il que Pangloss donnait à la femme

de chambre de sa mère, et " ... Toute remplie du désir d'être savante,

••• 11,2 laisse tomber son mouchoir. C'est elle la première qui lui

tient la main. Les actions, qui se succèdent alors, en une série de pro-

positions parallèles et absolument symétriques, au passe simple, sont

faites comme en dehors de leur volonté: "Leurs bouches se rencontrèrent,

leurs yeux S'enflammèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'éga-

rèrent.".S Après avoir été expulsé du "plus beau" des châteaux, Il A

grands coups de pied dans le derrière;II4 par monsieur le baron, Candide

est toujours victime ou temoin des horreurs de ce monde. Quand il agit,

ses actions sont involontaires ou necessaires à sa survie. C'est invo-

lontairement qu'il tue le fils du baron puis Don Issacar et le Grand Inqui-

siteur.

Pourtant c'est le personnage de Candide qui présente le plus de

richesse du point de vue psychologique. Sa personnalité subit une cer-

taine évolution et s'affirme peu à peu. De romanesque et inconsistant

qu'il était au début, il finit par acquérir de la volonté et du sens

pratique à la fin du conte, où il arrive enfin à formuler une philosophie

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , I: p. 180.

2 Ibid. , I: p. 180.

S Ibid. , I: p. 181.

4 Ibid. , I: p. 181.

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qui lui est propre. Il écarte alors définitivement les préjugés que

lui avait inculqués Pangloss et nous conseille de "cultiver notre

jardin", attitude de courage dont nous avons déjà parlé dans l'intro-

duction du chapitre l, page 13.

Cette attitude finale de courage résigné, Candide nous y a prépa-

rés tout le long du récit où nous sommes témoins de l'évolution de

sa personnalité. Il commence à mettre en doute la théorie de Pangloss

dont il souligne les discours oiseux par les fameux "mais" de Voltaire.

Après l'explication de Pangloss sur l'origine des maladies vénériennes,

Candide s'impatiente: "Voilà qui est admirable, dit Candide; mais il

f t f · .,. ,,1 au vous a~re guer~r ••

Pendant l'exposé de Pangloss sur les causes des tremblements de

terre, Candide se sent mal: "Rien n'est plus probable, dit Candide;

mais pour Di eu, un peu d' huil e et de vin.". 2 En partant pour l' Améri-

que, Candide reconnaît que tout n'est pas bien dans le monde où il vit:

"Nous allons dans un autre univers, disait Candide; c'est dans celui-

là, sans doute, que tout est bien. Car il faut avouer qu'on pourrait

gémir un peu de ce qui se passe dans le nôtre en physique et en mora-

l ,,3 e. .

Après sa rencontre avec l'esclave nègre, avant d'entrer à Surinam,

ses doutes sur la théorie de l'optimisme s'accentuent, et il commence

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., IV: p. 187.

2 Ibid., V: p. 189.

3 Ibid., X: pp. 197-8.

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à envisager d'y renoncer: "Oh! Pangloss! s'écria Candide, tu n'avais

pas deviné cette abomination; c'en est fait, il faudra qu'à la fin je

renonce à ton optimisme. - Qu'est-ce qu'optimisme? disait Cacambo.

- Hélas! dit Candide, c'est la rage de soutenir que tout est bien quand

on est mal.".l

Poursuivant son évolution, après sa rencontre avec le "bon vieil-

lard" turc, il se rend compte qu'il doit agir: "Candide, en retournant

dans sa métairie, fit de profondes réfle~ions sur le discours du Turc.".2

Finalement (et c'est la conclusion du conte), il replique au dis-

cours oiseux de Pangloss: "Cela est bien dit, • • • mais il faut culti­

ver notre jardin.".3 C'est la grande leçon qu'il a tiree de son expé-

rience. Mais jusqu'au dernier chapitre, il a subi des événements qui

le dépassaient, il a plié sous les coups du sort qui l'accablaient, sort

qui se manifestait sous la forme d'une succession d'épisodes sans aucun

lien entre eux, et que Voltaire ne prendra pas la peine de préparer ni

de justifier d'un chapitre à l'autre.

Au contraire de ce qui se passe dans le roman réaliste, il n'y a

aucun décor continu et, quand un lieu est évoqué, c'est pour être

changé au chapitre suivant. C'est toujours l'inattendu qui règne dans

la plupart des contes de Voltaire et en particulier dans celui-ci.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., XIX: p. 222.

2 Ibid., XXX: p. 258.

3 Ibid., XXX: p. 259.

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Depuis le début du récit, où Candide a été mis en branle par les

coups de pied du baron, il est porté d'une aventure à l'autre, sans que

rien ne nous y prépare et sans que sa volonté y soit pour quelque chose.

Ainsi il perd Cunégonde, la retrouve inopinément à Lisbonne, très loin

de l'endroit où il l'avait laissée en Westphalie, et l'explication de

l'auteur est si pleine de désinvolture qu'elle ne cherche à tromper

personne. De la même façon, il n'essaie pas d'expliquer les autres pé­

ripéties qui surviennent à point nommé parce qu'il le veut ainsi pour

les besoins de la cause. Il fait arriver Candide sur la côte portugaise

juste à la veille du tremblement de terre, sur la côte anglaise au moment

de l'exécution de l'amiral Byng. Comme le veut l'auteur, nous ne le

prenons pas au sérieux et nous entrons dans le jeu de Voltaire qui reste

bien le meneur de jeu. Il en découle que le cadre est constamment soumis

au thème. Exotique ou local, fictif ou réel, il ne constitue jamais une

fin en soi. L'auteur l'utilise comme un moyen à des fins philosophiques

en vue d'illustrer, renforcer ou faire la satire d'une idée.

Ainsi, le cadre est en harmonie avec le ton ironique dont il décrit

" . Le plus beau et le plus agréable des châteaux possibles. ,,1 de

monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh: '~onsieur le baron était un

des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait

une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., I: p. 181.

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d'une tapisserie. lI•l La conjonction logique "car" relie deux proposi-

tions dont le rapport est absurde et souligne bien la vanité de l'appa-

rente puissance du baron.

Intention ironique encore de la part de Voltaire quand Candide va

retrouver Cunégonde après l'autodafé de Lisbonne. C'est dans le détail

du décor) où va se passer la scène de retrouvailles, que réside l'ironie:

Candide est conduit " ••. à· une maison isolée, entourée de jardins et

de canaux. ", mené ". • • par un escalier dérobé, dans un cabinet

doré, . . • ", et laissé ". . • sur un canapé de brocart, . . .". 2

Quand la démonstration de l'auteur l'exige, le décor prend de l'im-

portance. Ainsi les scènes du naufrage du vaisseau en route pour Lis-

bonne et du tremblement de terre de Lisbonne au chapitre V sont très

détaillées parce qu'elles renforcent son intention polémique.

De même, la description de l'Eldorado, précise et colorée, sur tout

un paragraphe:

Ils voguèrent quelques lieues entre des bords tan­tôt fleuris, tantôt arides, tantôt unis, tantôt es­carpés. La rivière s'élargissait toujours; enfin elle se perdàit sous une vofite de rochers épouvanta­bles qui s'élevaient jusqu'au ciel. Les deux voya­geurs eurent la hardiesse de s'abandonner aux flots sous cette vofite. Le fleuve, resserre en cet en­droit, les porta avec une rapidité et un bruit hor­rible. Au bout de vingt-quatre heures ils revi­rent le jour; mais leur canot se fracassa contre les écueils; il fallut se traîner de rocher en rocher pendant une lieue entière; enfin ils 4écou­vrirent un horizon immense, bordé de montagnes inac­cessibles. Le pays était cultivé pour le plaisir

1 VOltaire, Romans et contes, op. cit., 1: p. 179.

2 Ibid., VII: p. 192.

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comme pour le besoin; partout l'utile etait agreable. les chemins etaient couverts ou plutôt ornes de voi­tures d'une forme et d'une matière brillante, portant des hommes et des femmes d'une beaute singulière, traînes rapidement par de gros moutons rouges qui surpassaient en vitesse les plus beaux chevaux d'An­dalousie, de Tétuan et de Méquinez., l

souligne le caractère idéal de ce pays.

A cause de la rapidite du réci~la couleur locale est en général

sobre et pauvrement colorée. Voltaire peint juste assez pour soutenir

sa demonstration et eviter l'ennui. Cependant, comme le fait remarquer

Lanson,2 des touches de couleur locale, dans les contes de Voltaire, se

rapportent aux menus, aux pièces de monnaie et aux moyens de communica-

tion.

Notons qu'en Paraguay le menu de Candide consistera en chocolat et

en jambon, qu'en Italie il aura Il ••• A lllanger des macaronis, des per-

drix de Lombardie, des oeufs d'esturgeon et à boire du vin de Montepul­

ciano, du lacryma-christi, du chypre, et du samos. II ,.3 en Turquie des

sorbets, Il ••• Du kaimac pique d'ecorces de cedrat confit, des oranges,

des citrons, des limons, des ananas, des pistaches, du café de Moka . .

Les personnages paieront, selon le pays, en ecus, louis, sequins,

piastres ou pistoles.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , XVII: pp. 214-5.

2 Gustave Lanson, Voltaire, op. cit.

3 Voltaire, Romans et contes, op. cit., XXIV: pp. 239-40.

4 Ibid. , XXX: p. 258.

Il 4

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En faisant se succéder à vive allure les événements qui constituent

l'action dans Candide, Voltaire parodiait peut-être les aventures roma­

nesques à la mode mais, comme le dit Castex,l la manière absurde, avec

laquelle il les fait survenir, a probablement une signification plus lar-

ge: l'absurdité de l'existence qu'on ne peut justifier à l'échelle hu-

maine. La logique de cette succession d'événements échappe à l'entende-

ment humain et c'est ainsi que le comprend Martin et, à la fin du conte,

Candide dont l'histoire est en définitive la vie même. La sagesse consis-

terait à prendre conscience que le désordre et l'imprévu régissent le

monde et à s'en accommdder. C'est là, semble-t-il, la leçon profonde de

Candide.

Si les aventures des personnages sont livrées au hasard, l'invrai-

semblance du récit ne révèle en aucune façon une faiblesse ou une négli-

gence queloonque de la part du conteur. L'action se déroule selon un

plan bien établi, malgré les apparences, pour permettre à Voltaire d'ex-

poser ses idées sur certains problèmes comme celui de la guerre, de

l'Inquisition, de l'esclavage et nous mener à une vision plus large qui

est celle de la fatalité attachée à la condition de l'homme, dépassé

par la raison profonde des événements qui lui arrivent. Mais comment

Voltaire arrive-t-il à tenir en haleine son lecteur et à lui faire ac-

cepter les inventions les plus folles sans jamais le lasser? Comment

ces marionnettes ne provoquent-elles pas l'irritation de cet auditoire

1 Pierre Georges Castex, Voltaire: Micromégas, Candide, L'Ingénu, les cours de Sorbonne (Paris: centre de documentation universitaire, 1961).

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composé d'adultes? C'est grâce au rythme du récit qui nous tient sous

le charme jusqu'à la fin. Voltaire, dans chaque chapitre, chaque para-

graphe, chaque phrase, fait rebondir l'action et nous entraîne à sa

suite.

Il obtient cet effet en supprimant tous les temps morts, en ne

laissant pas souffler ses personnages et par conséquent ceux qui les

regardent agir. Nous avon~ l'impression de nous trouver dans un monde

où tout va très vite, un peu comme dans un vieux film comique, à l'ac-

tion syncopée. C'est donc une série précipitée d'événements, racontés

avec une vivacité trépidante qui ne s'attarde, on l'a vu, ni aux ana-

lyses psychologiques, ni aux descriptions. Il fallait aussi ces phra-

ses brèves et claires dans lesquelles on ne bute sur aucune espèce d'ob-

scurité.

En voici trois exemples. La scène d'amour muette, si comique

entre Candide et Cunégonde, au premier chapitre, semble tirée d'une pan-

tomime. Nous voyons très bien les gestes brusques et saccadés des pro-

tagonistes. Nous n'avons à faire aucun effort d'imagination pour cela,

Voltaire étant, en même temps qu'un conteur-ne, un lllerveilleux metteur

en scène. Lisons donc ce paragraphe:

Elle rencontra Candide en revenant au château, et rougit; Candide rougit aussi; elle lui dit bonjour d'une voix entrecoupee, et Candide lui parla sans savoir ce qu'il disait. Le lendemain, après le dî­ner, comme on sortait de table, Cunégonde et Candide se trouvèrent derrière un paravent; Cunégonde laissa tomber son mouchoir, Candide le ramassa; elle lui prit innocemment la main; le jeune homme baisa inno­cemment la main de la jeune demoiselle avec une viva­cite, une sensibilite, une grâce toute particulière; leurs bouches se rencontrèrent, leurs yeux s'enflam-

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mèrent, leurs genoux tremblèrent, leurs mains s'éga­rèrent. Monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh passa auppès du paravent, et, voyant cette cause et cet effet, chassa Candide du château à grands coups de pied dans le derrière; Cunégonde s'évanouit: elle fut souffletée par madame la baronne dès qu'elle fut revenue à elle-même; et tout fut consterné dans le plus beau et le plus agréable des châteaux possi-bles. 1 .

Nous voyons là une accumulation d'actions qui se déroulent à un

rythme accéléré et provoquant notre rire. Les propositions sont brèves,

parallèles, se limitant,pour les quatre dernières propositions de la deuxième

phrase) à un suj et et à un verbe au passé simple se terminant par "èrent".

Le rythme est de cette façon précipité, peignant d'une manière très sug-

gestive l'égarement fiévreux du désir amoureux.

Voyons le deuxième exemple au chapitre II. C'est la narration de

l'entraînement militaire de Candide dans l'armée bulgare: "On lui met

sur le champ les fers au pied et on le mène au régiment. On le fait

tourner à droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette,

coucher en joue, tirer, doubler le pas et on lui donne trente coups de

bâton; le lendemain, il fait l'exercice un peu moins mal, et il ne re-

çoit que vingt coups; le surlendemain, on ne lui en donne que dix, et

Ü est regardé par ses camarades connne un prodige.". 2 Le rythme haché

des actions est souligné par:1a mécanisation absurde des nombres en

progression descendante trente, ~ingt, dix.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 1: pp. 180-1.

2 Ibid., II: p. 182.

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..

Les punitions corporelles dans les contes suivent d'ailleurs la

tradition des spectacles de marionnettes. Ainsi les " ... Coups de

pied dans le derrière;"l par lesquels Candide fut chassé du château

de Thunder-ten-tronckh, les ". • • Quatre mille coups de baguette,

,,2 qui lui ont été infligés par le régiment de l'armée bulgare,

les" Vingt coups de fouet par jour;,,3 donnés à la vieille par

le bo2ard, les ". . • Coups de nerf de boeuf . • ,,4 appliqués sur les

épaules nues de Pang10ss et du fUs du baron sur la galère, les ".

cent coups de latte sur la plante des pieds,

donner au fils du baron.

,,5 que le cadi fait

Et enfin la troisième pantomime. C'est la scène muette, étonnante

de vie, entre Candide, le précepteur et les écoliers dans le pays de

l'Eldorado: "Les petits gueux quittèrent aussit6t le jeu, en laissant

à terre leurs palets, et tout ce qui avait servi à leurs divertissements.

Candide les ramasse, court au précepteur, et les lui présente humblement,

lui faisant entendre par signes que leurs altesses royales avaient oublié

leur or et leurs pierreries. Le magister du village, en souriant, les

jeta par terre, regarda un moment la figure de Candide avec beaucoup de

surprise, et continua son chemin.".6

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. , I: p. 181.

2 Ibid. , II: p. 182.

3 Ibid. , XII: p. 203.

4 Ibid. , XXVII: p. 251.

5 Ibid. , XXVIII, p. 254.

6 Ibid. , XVII: p. 215.

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Plusieurs scènes dans Candide nous montrent des images successives,

passant l'une après l'autre, sans mouvement continu, qui nous rappellent

étrangement celles de la lanterne magique. Ainsi la bataille entre Bulgares

et A1bares ("Rien n'était si beau, ••. , une trentaine de mille âmes."l),

l'autodafé de Lisbonne ("Ils marchèrent en procession, . . ., un fracas

épouvantab1e.,,2). Quelquefois, Voltaire suspend l'action et nous présen­

te une image figée, comme si le montreur arrêtait soudain son appareil

sur une plaque. Ainsi le carnage de la guerre ("Ici des vieillards cri-

blés de coups, . . Des cervelles étaient répandues sur la terre à

côté de bras et de jambes coupés.,,3), le vaisseau pris dans la tempête

("La moitié des passagers affaiblis, . . ., le vaisseau entr' ouvert. ,,4) ,

l'Inquisiteur apparaissant soudain chez Cunégonde ("Il entre et voit le

fessé Candide, l'épée à la main, un mort étendu par terre, Cun~gonde -,

effarée, et la vieille donnant des conseils. ,,5) .

Une autre technique, qui nous fait penser à celle d'un montreur

qui reviendrait en arrière sur des images, est celle des bilans succes­

sifs, des récapitulations rapides. Comme dans Zadig, on en trouve plu­

sieurs exemples. Au chapitre IV, Pangloss trace la généalogie de la

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., III: p. 183.

2 Ibid. , VI: pp. 190-1.

3 Ibid. , III: p. 183.

4 Ibid. , IV: p. 188.

5 Ibid. , IX: p. 196.

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vérole ("Oh! mon cher Candide, • . ., de Christophe Colomb. 111). Au

chapitre VI, Candide, après l'autodafé, passe en revue tout ce qui lui

t .,. ("P . ~ dIt Il 2) es arr~ve. asse encore, •.. , ren u e ven re. . Dans le dernier

chapitre, la vieille fait un retour en arrière sur les misères par 1es-

quelles ils sont tous passés ("La .vieille osa un jour, •.. , rester

. . .. . f· 113) lC~ a ne r~en a~re. • Et Pangloss fait le résumé de toutes les

catastrophes survenues à Candide ("Et Pang10ss disait quelquefois à

Candide, .•. , vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des

pistaches. II4).

L'accumulation des retrouvailles inattendues et invraisemblables

semble aussi une parodie par Voltaire des romans de son temps. Ainsi

les rencontres inopinées de Candide avec Pang10ss (à 1afin du chapitre

III et au début du chapitre IV page 185), de Candide et de Cunégonde

après l'autodafé à Lisbonne (chapitre III, page 192). L'Eunuque, dans

le récit de la vieille, se trouve avoir été le musicien de la Chapelle

de Madame la Princesse de Pa1estrine, mère de la vieille (chapitre XII,

page 201). Candide rencontre Paquette (chapitre XXIV, page 240),

Cacambo (chapitre XXVI, page 247), et reconnaît avec stupéfaction le

fils du baron dans le commandant jésuite du Paraguay (chapitre XIV,

page 208), et le fils du baron et Pang10ss dans les deux bagnards (cha-

pitre XXVII, page 251).

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., IV: p. 186.

2 Ibid. , VI: p. 191.

3 Ibid. , XXX: p. 257.

4 Ibid. , XXX: p. 259.

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Les résurrections miraculeuses sont aussi une satire du goftt de

l'époque: Pangloss se trouve toujours en vie après avoir été pendu

et disséqué et le fils du baron ressuscite deux fois.

Nous avons déjà vu (page 34 de cet exposé) comment Voltaire arrive

à détacher les personnages de leur propre sort et ne permet pas au lec­

teur de croire en eux ni d'être trop complètement entraîné à leur suite.

Ce sont les idées qui doivent prédominer. Jamais les infortunes de

Cunégonde, par exemple, n'ont arraché la moindre larme aux plus sensibles

des lecteurs. Ce sont là des personnages sans vie qui savent nous rap­

peler, au moment opportun, que les malheurs qui leur arrivent sont pure

fantaisie, qu'ils ne portent pas à conséquence et qu'ils ne faut pas

s'en émouvoir. Les marionnettes ne font qu'obéir à cet aimable montreur

qu'est Voltaire. Comment en effet pourrait-on s'attendrir sur un person­

nage comme Cunégonde qui, au milieu de l'exposé à Candide de ses souffran­

ces passées, glisse une réflexion incongrue sur l'incarnat de la peau

nue de ses amants? Comment d'autre part prendre au sérieux un philoso­

phe coureur de jupons comme Pangloss, ou s'apitoyer sur sa mort et sur

celle du fils du baron, quand ils ressuscitent peu après pour les besoins

de la cause, l'auteur ayant décidé qu'ils avaient encore un r6le à jouer.

D'autre part, l'histoire d'amour entre Candide et Cunégonde n'est

ni réaliste, ni psychologique, ni pornographique, comme certains ont

bien voulu le dire. Elle contient un peu de tous ces éléments mais sa

principale fonction est d'être comique et ne présente d'intérêt que par

les développements qu'elle permet. C'est l'affirmation sans cesse répé­

tée d'un sentiment immuable, sans nuances, qui n'évolue pas. Tout le

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monde admet, une fois pour toutes, que Candide aime Cunegonde et qu'il

est paye de retour. Cette verité subit de constants dementis, mais

Candide n'en a cure. Lorsque Cunégonde, à Lisbonne, (Chapitre VIII,

pages 193-194), fait le récit de ses infidélités à son amoureux, celui­

ci ne démontre ni douleur, ni jalousie, bien que, plus loin (chapitre

IX, page 196), il donne entre autres raisons pour avoir tué Don Issacar

et l'Inquisiteur, celles de la jalousie et de son amour pour Cunégonde:

" • " Quand on est amoureux, jaloux, et fouetté par l'Inquisition, on

ne se connaît plus.". 1 Mais cela n'est guère convaincant. De même,

quand Candide apprend que Cunegonde est la maîtresse du gouverneur de

Buenos Ayres, Voltaire ne s'attarde pas longtemps sur son chagrin: "Ce

fut un coup de foudre pour Candide, il pleura longtemps; enfin il tira

à part Cacambo.".2

Nous avons aussi vu comment Voltaire savait nous entraîner dans

l'agitation trépidante de son action. Mais encore fallait-il que nous

ayons envie de l'y suivre. Pour cela, il était nécessaire que la course

ne fUt pas monotone. Et c'est à cela que Voltaire s'attache sans cesse.

Sous des dehors sans artifices, l'expression de ses récits, apparemment

dépouillée, nous retient sans relâche. Parmi les nombreux procédes de

l'art voltairien, ceux qui exercent sur notre esprit la plus forte em­

prise, sont sans contredit l'humour et l'ironie.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., IX: p. 196.

2 Ibid. , XIX: p. 223.

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Un moyen souvent employé par Voltaire, pour arriver à ce but, est

qU'il exprime intentionnellement d'une manière modérée ce qui, de toute

évidence, est très grave à ses yeux. Il rapporte fréquemment les abus

les plus atroces ou des absurdités avec une indifférence affectée ou sur

un ton froid, comme si c'étaient les choses les plus naturelles au monde,

(ce qui est souvent le cas d'ailleurs).

Et ce décalage entre la réalité et ce que l'auteur exprime ne peut

qu'impressionner le lecteur. Ainsi le chapitre VI (qui est entièrement

marqué d'humour noir) qui suit le tremblement de terre de Lisbonne, dé­

bute par: "Après le tremblement de terre qui avait détruit les trois

quarts de Lisbonne, les sages du pays n'avaient pas trouvé un moyen plus

efficace pour prévenir une ruine totale que de donner au peuple un bel

auto-da-fé; il était décidé par l'université de Co~bre que le spectacle

de quelques personnes brOlées à petit feu, en grande cérémonie, est un

secret infaillible pour empêcher la terre de trembler.". 1

Voltaire présente l'autodafé comme une mesure efficace décidée par

les sages du pays pour prévenir un autre séisme. Par l'absurdité même

de l'idée, qu'il y aurait cause à effet entre une cérémonie religieuse

et un phénomène naturel, l'auteur suggère au lecteur le contraire de ce

qu'il exprime. L'ironie est encore plus forte dans la deuxième partie

de la phrase avec l'opposition entre le verbe "décidé" et le suj et de

la décision. Quelle bouffonnerie de penser que les membres de l'univer-

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VI: p. 190.

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sité de Coimbre peuvent agir sur un mouvement naturel comme celui

d'une secousse sismique!

Sous une apparente simplicité, ce petit paragraphe est un chef­

d'oeuvre de construction en chiasme qui met en relief l'opposition

qu'il contient. La double antithèse, sous deux formes différentes,

qui se croisent, souligne l'absurde initiative des sages du pays pour

contrôler la marche du phénomène de la nature. L'humour est ici asso­

cié à l'ironie. Il y a en effet de l'humour à évoquer " .•. Un bel

auto-da-fé; Il et à y associer Il Le spectacle de quelques personnes

brtllées à petit feu, ..• ", contraste violent qui soulève notre esprit

mis en fac~ de la réalité brutale cachée sous ~s dehors solennels

d'une ". • . Grande cérémonie • . • III évoquant la liturgie catholique.

On devine la révolte de Voltaire, (et nous nous révoltons avec lui), '

qui cache habilement son indignation, sous la légèreté apparente du ton,

et cet enjouement appliqué à un sujet aussi cruel va nous convaincre'

mieux que ne l'aurait fait une violente diatribe.

Et le récit continue sur le même ton froid et détaché. De cette

décision, toute gratuite des théologiens de Coimbre, découle l'arres­

tation de personnes innocentes. Voltaire s'indigne qu'on ait arrêté

le Biscayen parce qu'il a épousé sa commère, détail dont il a déjà parlé

dans Scarmentado et dont il va reparler dans le chapitre V de L'Ingénu,

et les deux Portugais parce qu'ils ont pratiqué leur rite, rite auquel

il lance une pointe en passant cependant. Ces exemples condamnent le

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VI: p. 190.

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fanatisme de l'Inquisiteur mais Voltaire en parle d'une manière si lé­

gère que nous nous en apercevons à peine. Le lecteur sourit de l'absur­

dité des accusations, jusqu'au moment où il en saisit toute la portée,

lorsqu'elles entraînent la mort de ces malheureux qui n'ont fait que

croire en leurs traditions. Nous en arrivons à Pangloss et à Candide

qui sont liés " ..• L'un pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté

avec un air d'approbation:".l N'est-il pas révoltant d'arrêter quelqu'un

pour avoir exprimé une opinion, même si celle-ci est aussi absurde que

celle de Pangloss, et encore plus Candide qui n'a même pas parlé mais

écouté avec l'air d'approuver? Voltaire ne le dit pas, il ne fait que

rapporter les faits sans insister. Il fait confiance à l'intelligence

du lecteur qui interprétera lui-même les faits et tirera seul la conclu­

sion à laquelle il veut le mener.

Humour encore une fois, lorsqu'il parle" . . Des appartements

d'une extrême fraîcheur, dans lesquels on n'etait jamais incommodé du

soleil:".2 Voilà une periphrase qu'on ne songerait pas habituellement

à utiliser pour décrire les cachots d'une prison. D'ailleurs, dans

Scarmentado, il a déjà utilise une périphrase semblable où il est question

d"' ... Un cachot très frais, meublé d'un lit de natte et d'un beau

crucifix.". 3

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VI: p. 190.

2 Ibid., VI: p. 190.

3 Ibid., p. 163.

-., ...... .

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Nous voilà arrivés au jour fatidique de l'autodafé, sans que Voltaire

se soit arrêté à nous décrire les souffrances des deux prisonniers pen­

dant ces huit jours. Bel exemple de la manière de Voltaire, toute de

rapidité, qui rapporte les événements les uns à la suite des autres, sans

détails ni conunentaires: "Huit jours après ils furent tous deux revêtus

d'un san-benito •.. , et les flammes étaient droites .... l Là, le récit

devient pittoresque et notre imagination en est frappée, bien que les

détails n'en soient pas très clairs. Le passage entier est un mélange

de solennité et de burlesque inimitable. On atteint le sonunet du grotes­

que, quand Candide est " •.• Fessé en cadence, pendant qu'on chantait;". 2

Le lecteur sourit de nouveau, en confiance, quand lui est assenée une

réalité des plus cruelles. Les trois honunes bralés, Pangloss pendu,

.. Quoique ce ne soit pas la coutume.II~ ajoute Voltaire conune en pas-

sant. Nous voilà au comble de l'horreur, aprè~ un récit des plus plai­

sants, et d est le moment que choisit l'auteur pour laisser tomber sans

transition cette remarque: ilLe même jour, la terre trembla de nouveau

avec un fracas épouvantable.",4 qui accable de ridicule ces inquisiteurs

criminels.

Ainsi sous une apparente simplicité nous sont apparus dans ce court

chapitre toute une série de procédés, mais Voltaire les utilise d'une

manière si subtile qu'on ne peut en démonter tout le mécanisme.

1 Voltaire, Romans et contes, VI: p. 190.

2 Ibid. , VI: p. 191.

3 Ibid. , VI: p. 191.

4 Ibid. , VI: p. 191.

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De même qu'il s'exprime avec modération alors qu'il n'en pense pas

moins, Voltaire utilise aussi l'hyperbole et l'exageration dans ses pro­

pos. Ainsi il emploie intentionnellement des superlatifs dithyrambiques

comme "le plus beau des ch~teaux", "le meilleur des mondes", "le plus

grand philosophe de toute la terre". Et la manière dont il les repète

encore et encore, tout le long du conte, les rend encore plus frappants.

L'opposition inattendue est aussi employée efficacement. Les sol-

dats bulgares félicitent Candide: '" • . Votre fortune est faite, et

votre gloire est assuree.' On lui met sur le champ les fers aux pieds

et on le mène au regiment.". Là, le troisième jour de l'exercice mili­

taire, ne recevant que dix coups de b~ton, ". • . Il est regardé par

ses camarades comme un prodige.". 1

Commentant la bataille entre le roi des Bulgares et celui des Abares,

Voltaire obtient un effet impressionnant par la simple juxtaposition de

deux mots contrastants: " Boucherie héroique.". 2

Similaire est le moyen conduisant à une conclusion surprenante.

Ne citons que quelques-uns parmi les nombreux exemples: "Le roi des

Bulgares lui accorda sa gr~ce avec une clemence qui sera louee dans

tous les journaux et dans tous les siècles.".3 Ca cambo renseigne Can­

dide sur le gouvernement "admirable" du Paraguay: "Los Padres y ont

tout, et les peuples rien; c'est le chef-d'oeuvre de la raison et de

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., II: p. 182.

2 Ibid., III: p. 183.

3 Ibid., II: p. 183.

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la justice.".l Candide s'enfuyant du Paraguay après avoir tué le frère

de Cunégonde se désespère: "A quoi me servira de prolonger mes miséra-

bles jours, puisque je dois les traîner loin d'elle (Cunégonde) dans les

remords et dans le désespoir?".2 Et vient la conclusion inattendue et

pour le moins surprenante: "Et que dira le Journal de Trévoux?". 3

Le rapport logique, mais absurde, est aussi un de ses moyens favo-

ris. Nous avons déjà cité le "car" qui relie le baron tout puissant à

son château qui ". • • Avait une porte et des fenêtres." (page 68 de mon

étude). "Les nez ont été faits pour porter des lunettes; aussi avons-

nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être

4 chaussées et nous avons des chaussesll• Et maître Pangloss continue

sur la même veine dans tout le paragraphe, page 180 du premier chapitre,

tirant des conclusions dignes de M. de la Palisse. Et pourtant il, est

institué " ... Le plus grand philosophe de la province, et par conséquent

de toute la terre.". S

Tout le long du conte, il y a des trouvailles heureuses telles que:

" . Nous ferons bonne chère; mangeons du jésuite, mangeons du jésuite.",6

l Voltaire, Romans et contes, op. cit. , XIV, p. 207.

2 Ibid. , XVI: p. 211.

.,. Ibid. , XVI: p. 211 . ~

4 Ibid. , I: p. 180.

S Ibid. , I: p. 180.

6 Ibid. , XVI: p. 212.

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comme on dirait: mangeons du jambon. Ayant raté le fils du baron dans

son combat anterieur, Candide le menace: "Je te retuerais .•• ".1

L'or et les bijoux de l'Eldorado sont réduits à ce qu'ils sont, c'est­

à-dire du sable jaune et de jolis cailloux et cela est plus efficace

que si Voltaire s'etait livre au plus long des raisonnements.

Et enfin, tout le long de ses contes, ce qui rend la prose de

Voltaire inimitable, ce sont ses phrases incisives, courtes où les mots

de liaison sont supprimes, ce qui donne à ses récits cet effet frappant

de rapidite,de clarte et de concision qui fait l'admiration de tous.

Jeannot et Colin (1764)

Comme le nom des personnages l'indique (Jeannot le fils, Jeannot

le père et Jeannotte la mère), les trois Jeannot ont éte conçus sur le

même moule. Ils sont trois varietes du même specimen.

Voici ce que l'auteur nous dit sur leur portrait physique: "Jeannot

et Colin etaient fort jolis pour des Auvergnats.".2 "Monsieur Jeannot

était bien fait, sa femme aussi, et elle avait encore de la fraîcheur.".3

Ils suivent tous les trois la même conduite et ont le même trait de

caractère ridicule: la vanite. Ce caractère unique incarné dans trois

personnages différents est d'un effet comique.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., XXIX: p. 255.

2 Ibid., p. 283.

3 Ibid., p. 284.

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'"

Comme Candide, Jeannot et ses parents seront formes par l'experience.

C'est d'elle que Jeannot recevra, bien ma1gre lui, son education et la

leçon qu'en tire toute la famille se trouve dans la conclusion mora1isa-

trice de ce petit recit: '''Et Jeannot le père, et Jeannotte la mère, et

Jeannot le fils, virent que le bonheur n'est pas dans la vanite.". 1 La

formation de Jeannot se fait en deux temps, d'abord academique puis sen-

timenta1e. Tout le long de son education, le precepteur est represente

comme ayant des manières mais pas de science: ". • • Un homme de bel

air, et qui ne savait rien.", 2 " Le gracieux ignorant, . • " 3 . , "L'aimable ignorant •.. ".4 Une fois son instruction terminee, Jeannot

" ... Acquit l'art de parler sans s'entendre, et se perfectionna dans

1 'habitude de n'être propre à rien.". 5 Double antithèse où la deuxième

expression de chacune d'elles detruit la première.

Commence alors la seconde etape de sa formation: l'intrigue amou-

1 " J dl· t'" ,,6 L d'" t reuse avec a .•• eune veuve e qua 1 e, . . .. e enouemen en

aurait pu être tragique, mais Voltaire evite soigneusement l'effet drama-

tique en passant très rapidement sur les reactions emotives des protago-

nistes. Il distrait d'abord le lecteur du serieux de la situation de

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 290.

2 Ibid. , p. 284.

3 Ibid. , p. 285.

4 Ibid. , p. 286.

5 Ibid. , p. 287.

6 Ibid. , p. 287.

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le mère par l'allitération des "s": "~a mère était ~eule, ~ans ~ecours,

~ans con~ola!ion, noyée dans les larmes; il ne lui re~tait rien que le

~ouvenir de ~a fortune, de ~a beauté, de ~es fautes, et de ~es folles ... 1

depen~es.". Ensui te, il ne fait allusion aux lamentations du fils

qu'au passé: "Après que le fils eut longtemps pleuré avec la mère,

il lui dit enfin: "Ne nous désespérons pas; ",.2

Enfin, nous assistons à un renversement de situation assez comique

.de Jeannot et de Colin.

L'Ingénu (1767)

Voltaire tire les rideaux de scène sur un gai décor. L'ambiance

joyeuse du premier paragraphe:

Un jour saint Dunstan, Irlandais de nation et saint de profession, partit d'Irlande sur une petite monta­gne qui vogua vers les côtes de France, et arriva par cette voiture à la baie de Saint-Malo. Quand il fut à bord, il donna la bénédiction" à sa montagne, qui lui fit de profondes revérences et s'en retourna en Irlande par le même chemin qu'elle était venue. 3

met en effet en éveil le sens de l'humour du lecteur et l'avertit que

l'auteur va s'en prendre cette fois à la religion.

Le milieu où va évoluer l'Ingénu est ridiculise avant même qU'il

n'y soit introduit.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 288.

2 Ibid., p. 288.

3 Ibid., I: p. 323.

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L'abbé de Kerkabon lit la Sainte Ecriture mais n'y croit pas. "Le

prieur, déjà un peu sur l'âge, ••. : aussi tout le monde disait du

bien de 1ui.". 1 "Un très bon ecc1ésiastique,,2 est ironique à cause de

ce qui suit, l'allusion à l'amour que lui portent ses voisines étant

évidente et "bon" signifiant ici typique de sa profession. L'antithèse

"las" et "s'amusait" condamne l'abbé avec le renversement des valeurs

correspondant à Saint Augustin et à Rabelais et la conjonction "aussi"

fustige ses paroissiens qui l'estiment pour cette préférence.

Dans la description de sa soeur, Mademoiselle de Kerkabon, un peu

plus loin, Voltaire donne deux traits incompatibles "Elle aimait le

plaisir • • ." et ". . . Etait déyote." comme équivalents et souligne

ainsi son caractère hypocrite: '~demoise11e de Kerkabon, qui n'avait

jamais été mariée, quoiqu'elle eat grande envie de l'être, conservait

de la .~f:Eâ.îcheur à l'âge de quarante-cinq ans; son caractère était bon

et sensible; elle aimait le plaisir et était dévote.". 3

De l'Ingénu, Voltaire nous fait le portrait type de l'homme de

la nature, du "bon sauvage": " Un jeune homme très bien fait qui

s'élança d'un saut par-dessus la tête de ses compagnons, ., sa fi-

gure et son ajustement attirèrent les regards du frère et de la soeur.

Il était nu-tête et nu-jambes, les pieds chaussés de petites sandales,

le chef orné de longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serràit

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 1: p. 323.

2 Ibid. , p. 323.

3 Ibid. , p. 323.

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une taille fine et dégagée; l'air martial et doux. • . Et tout cela

d'un air si simple et si naturel que le frère et la soeur en furent

charmés.". l Ainsi, dès la première rencontre, nous sommes confrontés

avec lui, alors qu'il fait pour ainsi dire irruption de son bateau dans

la civilisation. Son introduction est soudaine et naive, semblable à

son caractère.

Comme tous les autres héros de Voltaire qui n'ont, au début du

conte, aucune personnalite, le manque d'artifices de l'Ingénu (dont

l'adjectif-surnom se rapprochant de celûi de Candide suffirait à décrire

le caractère), permet aux influences extérieures de le marquer au point

de vue civilisation et éducation mais le rend aussi capable, grâce à la

supériorité de son sentiment intuitif dans le domaine religieux, d'im­

primer sa propre influence sur les autres. Son éducation se fera en

trois étapes. D'abord à Saint-Malo où il devra observer certaines

coutumes sociales et religieuses. Ensuite pendant son séjour en prisün

où il sera enfermé avec un Janséniste et où ils s'éduqueront mutuellement,

Gordon enseignant au Huron à développer son potentiel intellectuel et

esthétique et le Huron convertissant le Janséniste à un point de vue

religieux plus tolérant. Enfin l'Ingénu complète son éducation après

la mort de Mademoiselle de St-Yves en apprenant à se conduire stoiquement

et en s'intégrant complètement à la société.

Ains~, ces forces opposées, qui se heurtaient au début du conte,

représentées par la société et le bon sauvage, arrivent à un accord

l Voltaire, Romans et contes, op. cit., I: p. 324.

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harmonieux à la fin du récit, le bon sauvage ayant été en définitive

civilisé mais ayant réussi à changer bénéfiquement les impératifs so-

ciaux qui l'ont transformé.

La franchise et la sincérité du bon Huron contrastent violemment

avec l'hypocrisie du troupeau à une voix que forme la société de Saint-

Malo. Leur caxactère de moutons de Panurge est souligne par les repe-

titions qu'affectionne Voltaire: " Tout le monde répetait 'Ni père,

ni mère! ",.1 "Nous le baptiserons, nous le baptiserons, disait la

Kerkabon • •. Toute la compagnie seconda la maîtresse de maison; tous

les convives criaient: - 2

'Nous le baptiserons!". Le personnage ridicule

du bailli, père du rival de l'Ingenu, qui apparaît à intervalles régu-

liers avec ses questions tout au long du conte, est une veritable machine

... . ... " S f d· ,,3 a 1nterroger ne pouvant repr1IDer • •. a ureur e quest10nner, .. '}

et nous fait un peu penser à la machine à raisonner qu'etait Pangloss.

"Monsieur le bailli, qui s'emparait toujours des etrangers dans quelque

maison qu'il se trouvât et qui etait le plus grand questionneur de la

province, lui dit en ouvrant la bouche d'un demi-pied: 'Monsieur, com­

ment vous nommez-vous?",. 4 Et Voltaire lui applique, de même qu'aux

autres protagonistes des contes, une étiquette: "L' interrogant bailli"

(chapitre l, page 326, répété au chapitre XII, page 359, et varie legère-

l Voltaire, Romans et contes, op. cit., I: p. 326.

2 Ibid. , I: p. 328.

3 Ibid. , I: p. 327.

4 Ibid. , I: p. 325.

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ment au chapitre IV, page 336 "Le bailli, toujours interro~ant ..

interro~ant ainsi orthographie).

" . ,

Bien que l'Ingenu soit, de tous les contes de Voltaire, le recit

où l'intrigue est la plus consistante, l'auteur n'a jamais voulu nous

presenter des personnages d'une densite suffisante, susceptibles d'eveil-

1er et de garder notre interêt. Ils sont toujours, exception faite de

Mademoiselle de Saint-Yves, des silhouettes, des fantoches sans expres-

sion de physionomie, sans profondeur psychologique, evoluant dans une

intrigue dramatique sans beaucoup de vraisemblance. L'Ingenu et les

membres de la societe de Saint-Malo sont ridiculises. Le Huron raisonne

logiquement mais sur de fausses premisses fournies par ceux-là mêmes qui

veulent l'instruire en lui donnant à lire le nouveau testament. C'est

ainsi qu'il veut se faire circoncire puis baptiser nu dans la rivière,

comme il l'a lu dans la Bible, et cela donne lieu à des situations cocas-

ses qui font l'atmosphère joyeuse de cette première partie du conte.

Cette ambiance se prolonge avec la scène où le sauvage veut epouser

Mlle de Saint~Yves "à la Huronne" et avec la suivante où il menace de

mettre le feu au couvent où se trouve celle qu'il aime, cette " .•. Es­

pèce de prison où l'on tenait les filles renfermees, ..• ",1 donnant

l'occasion à Voltaire de condamner un des rites de la liturgie catholique,

par la bouche de Mlle de Kerkabon qui ". • • Disait en pleurant qu'il

avait le diable au corps depuis qu'il etait baptise.". 2

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VI: p. 341.

2 Ibid., VI: p. 341.

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Une atmosphère comique a donc regne dans les incidents vecus à

Saint-Malo (chapitres l à VIII) et dans les aventures survenues ante­

rieurement à l'arrestation du heros (chapitre IX). Tout de suite après,

le ton change. Le recit de son emprisonnement avec Gordon est traite

avec serieux (chapitres X à XII). "Le reste du conte, touche par la

tragedie de la mort de Mlle de Saint-Yves, se termine sur une note

presque euphorique. L'Ingenu, comme les autres contes de Voltaire,

reste un récit philosophique, malgré son sous-titre "L'Histoire veri­

table" et l'intrigue romanesque y est toujours subordonnee à la mise en

valeur de quelques idées. Comme dans Zadig et dans Candide, l'Ingénu,

recherchant sa bien-aimée, est transporté dans différents milieux dont

il fait la satire.

On ne s'émeut pas outre-mesure des mésaventures du héros ou des

malheurs de l'héroine, quoique Voltaire fasse de Mlle de Saint-Yves une

victime vraie. Il l'autorise à prendre son rôle au sérieux au point

d'en mourir, lui permettant ainsi de se réhabiliter. Le récit de sa

mort, tout de simplicité et de gravité, réussit à nous émouvoir et on

ne peut s'empêcher de faire un parallèle, tout à l'honneur de Voltaire,

avec celui de la mort mélodramatique de Julie dans La Nouvelle Héloise

de Rousseau.

Cependant, le drame, qui menace le dénouement, est détourné par le

détachement de l'amoureux après la mort de sa bien-aimée et la tragédie

s'en trouve ainsi rétrospectivement adoucie.

Comme dans Zadig et dans Candide, les personnages à la fin du conte,

sont réunis et ils se trouvent tous enrichis de leur expérience. L'impres-

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sion finale est euphorique, les personnages pouvant s'estimer heureux

de pouvoir dire "Malheur est bon à quelque chose.", alors que beaucoup

d'honnêtes gens de par le monde ne peuvent que dire "Malheur n'est bon

à rien!".l

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., XX: p. 381.

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CHA PIT RE" "II:

~ , ~

SCHEMATISATION DANS LES CONTES DES DIX DERNIERES ANNEES

DE LA VIE DE VOLTAIRE

1768 à 1775

" 1 ,

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Il est frappant de constater, comme l'a si bien souligné Van den

1 Heuyel, que dans les contes des dernières années de la vie de Voltaire,

le lien qui faisait l'unité entre la réalité et la fantaisie disparaît,

la fiction existant pour elle-même ou comme prétexte commode pour l'au-

teur de faire la propagande de ses idées philosophiques ou autres.

l - La Princesse de Babylone (1768)

Ce roman fait partie du premier groupe de contes où le héros, sim-

pIe témoin, ne porte pas de jugements sur les situations qu'il rencontre

au cours de ses voyages, comme nous l'avons vu aussi pour Scarmentado.

Mais ici, le conteur, sans aucun souci de vraisemblance, laisse libre

cours à la fantaisie du monde merveilleux de l'Orient, ce qui lui permet

de critiquer la société contemporaine sous le couvert de coutumes orien-

tales et à la faveur des voyages de deux Orientaux dans le monde.

La longue description de la magnificence du palais de Bélus, (qui

contraste avec la sobriété des décors, habituelle dans les contes de

Voltaire), s'étendant sur presque toute une page du chapitre l (page 449),

prépare à l'apparition de Formosante dont la beauté insurpassable justifie le nom:

"On sait que son palais et son parc (de Bélus) ,

veilles.".2

. ces antiques mer-

1 Jacques Van den Heurel, Voltaire dans ses contes (Paris: édition Armand Colin, 1967), p. 319.

2 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 1: p. 449.

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En décrivant Formosante, Voltaire l'associe à la fable, en faisant

d'elle le modèle d'objets d'art authentiques. "Ce fut d'après ses

portraits et ses statues que dans la suite des siècles Praxitèle sculpta

son Aphrodite et celle qu'on nomma la Vénus aux belles fesses. Quelle . 1

différence, 0 ciel! de l'original aux copies!". Le lecteur, étant

obligé de reconnaître les copies, ne peut pas rejeter l'authenticité de

l'original, qui pourtant n'existe pas, comme il ne peut pas nier que

Vénus avait de "belles fesses.".

L'arrivée du héros Amazan est, de même, préparée par une serie de

conditions qu'il aura à remplir pour obtenir la main de la belle princes­

se, conditions qu'il remplira le moment venu: "I1 était dit encore que

le bras qui aurait tendu cet arc tuerait le lion le plus terrible et le

plus dangereux qui serait lâché dans le cirque de Babylone. Ce n'etait

pas tout: le bandeur de l'arc, le vainqueur du lion devait terrasser

tous ses rivaux; mais il devait surtout avoir beaucoup d'esprit, être

le plus magnifique des hommes, le plus vertueux, et posséder la chose

la plus rare qui fftt dans l'univers entier.". 2

La plus pure fantaisie règne quand le conteur fait parler un oiseau,

en fait le confident de l'héroine, tout au long du conte, et le fait

"t 3 ressuscl. er.

1 Voltaire, Romans et contes, I: p. 450.

2 Ibid. , I: p. 450.

3 Ibid., IV: p. 471.

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Voltaire, s'évertuant à nous convaincre par des preuves absurdes

de la vérite historique de sa Babylone et de ses heros fictifs, n'a

d'autre intention que 'de nous faire rire: "Elle passa toute la nuit à

parler d'Amazan. Elle ne l'appelait plus que son berger; et c'est

depuis ce temps-là que les noms de berger et d'amant sont toujours

employes l'un pour l'autre chez quelques nations.".l Voltaire revèle

soit-disant l'origine du mot berger, et Amazan étant un berger en plus

d'être l'amant de Formosante, la fiction inventee par l'auteur est

pourtant confirmee par les faits.

Lorsque les rivaux défaits par Amazan déclarent une guerre à ~ort

à Belus qui leur a manque d'égards, le conteur déclare: "L'Asie allait

être désolée par quatre armées de trois cent mille combattants chacune.

On sent bien que la guerre de Troie, qui etonna le monde quelques siècles

après, n'était qu'un jeu d'enfants en comparaison; mais aussi on doit

considérer que dans la guerre des Troyens il ne s'agissait que d'une

vieille femme fort libertine qui s'etait fait enlever deux fois, au lieu 2 .'

qu'ici il s'agissait de deux filles et d'un oiseau.". Il en appelle

au lecteur pour affirmer que la guerre de Troie "n'était qu'uT, jeu d'en-

fants" comparée à cette bataille. La preuve en est sa cause JIloins se-

rieuse, et cette preuve, qui n'a aucun sens, donne l'illusion de la vérité

par sa forme, parachevee par les nombres qui représentent les causes des

deux guerres: "une vieille femme", "deux fois" s'opposant à "deux filles",

l Voltaire, Romans et contes, op. cit., IV: p. 465.

2 Ibid., IV: p. 468.

- --------: 1 ,

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"un oiseau". Cette répétition de nombres par son absurdité a un effet

comique. Voltaire emploie d'autres moyens pour faire accepter cette

Babylone où il a transposé les maux de son temps. Par exemple, en as­

sumant que le lecteur est au courant de certains faits qu'il ne connaît

pas en réalité. Dans le passage, chapitre XI, page 508 ("Chacun sait,

., les Ethiopiens d'Egypte."), il emploie les expressions "Chacun

sait", "On se souvient". Puis il poursuit: "Ces prodiges ne sont-ils

pas écrits dans le livre des chroniques d'Egypte? La renommée a publié

de ses cent bouches ... ". Le lecteur s'aperçoit que l'ancienne Baby­

lone utopique représentée par l'auteur dans ce conte, contient les maux

de la société présente de son pays. Bélus et les rois qui concourent

pour obtenir la main de Formosante sont la représentation vivante des

institutions dont Voltaire veut faire la satire: le pouvoir absolu de

la monarchie, la noblesse de naissance, la bigoterie et la superstition

de la religion, la guerre. L'auditoire français du XVIIIe siècle pou­

vait rire de ses propres institutions puisqu'elles étaient déguisées et

transposées dans un pays fictif. Lorsque le phénix parle du pays uto­

pique des Gangarides, terre d'origine de son maître, la société contem­

poraine de Voltaire est encore plus dépréciée, puisque la Babylonie lui

est inférieure et que le XVIIIe siècle français est lui-même inférieur

à la Babylonie.

Les maux présents sont encore transposés dans le passé quand Amazan

passe en revue tous les pays viSités à; ~a_:faveut.de,_sa fuite:.' . LHntr.:i:gue entre

Formosante et Amazan se déroule parallèlement à cette revue. Leurs re­

lations, sentimentales sont purement théoriques en ce sens que le conteur

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ne fait qu'en parler sans les réunir. Il arrive ainsi à créer une impres­

sion d'impersonnalisation nécessaire à l'atmosphère comique du récit. Si

le lecteur était pris par les réactions affectives des personnages, il ne

serait pas porté au rire. Il y a ainsi une oscillation constante dans

les rapports Amazan - Formosante qui se déplacent parallèlement sans ja­

mais se rencontrer. Formosante, se rendant de pays en pays, à la pour­

suite d'Amazan, est toujours sur le point de le retrouver mais n'arrive

jamais tout à fait à temps. Il se produit alors, dans les scènes précé­

dant et succédant à celles où Amazan observe les coutumes des pays où il

se trouve, un mouvement continuel de fluctuation dft à leurs déplacements

parallèles, d'un effet des plus comiques. Cet effet est aussi créé par

la frustration constante de Formosante. Amazan est tenu constamment hors

de sa portée et c'est quand elle pense l'atteindre, que Voltaire l'éloigne

encore plus.

Au chapitre X, il se produit une volte-face dans leur attitude.

Formosante arrive à joindre Amazan mais à un moment inopportun, alors

qu'il succombe en France aux avances d'une "fille d'affaire".1 Il y a

alors une répétition de l'action mais, cette fois, les rôles sont ren­

versés. C'est Formosante qui fuit, indignée de l'infidélité de son amou­

reux, et Amazan qui la poursuit. Encore une fois, ils sont ridiculisés.

Dans la scène de réconciliation (chapitre XI), le lecteur est enfin

témoin de leur première rencontre. Mais même quand ils sont finalement

en présence l'un de l'autre, ils donnent l'impression de se livrer à des

l Voltaire, Romans et contes, op. cit., X: p. 498.

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soliloques, quand "le roi de la : Bétique" leur demande quels sont leurs

projets. "Pour moi, dit Amazan, mon intention est de retourner à Baby-

lone, .•. , et de demander à mon oncle Bé1us ma cousine issue de ger-

maine, l'incomparable Formosante, à moins qu'elle n'aime mieux vivre avec

moi chez les Gangarides. - Mon dessein, dit la Princesse, est assurément

de ne jamais me séparer de mon cousin', issu de germain.". 1 En substituant

au nom de l'autre "ma cousine issue de germaine", répété sous la forme

"mon cousin issu de germain", et en en parlant à la troisième personne,

le voeu d'amour mutuel et éternel est parodié, et chacun d'eux démontre

le contraire de ce qu'il veut prouver.

Mais cette poursuite d'Amazan par Formosante puis de Formosante par

Amazan, a aussi peu de consistance que leur beauté incomparable ou leur

très grand amour. Elle est un prétexte commode pour Voltaire de faire

voir du pays au héros pour qu'il puisse en faire la critique.

Amazan, constamment poursuivi par Formosante, se rend d'abord dans

les pays lointains ou utopiques comme la Chine, la Scytlii~l'empire des

Cimmériens, la Scandinavie, le pays des Sarmates et celui des Bataves.

Comme ses héros ne peuvent pas tous les visiter, le narrateur se substi-

tue quelquefois à eux pour leur fournir les informations qui leur manquent.

Ainsi Amazan, ne connaissant pas les pays méridionaux, en parle par la

bouche de Voltaire, qui les voit cependant sous un angle particulier,

celui de son personnage d'origine orientale: "On avait banni dans tous

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., XI: p. 505.

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ces Etats un usage insensé, qui énervait et dépeuplait plusieurs pays

méridionaux: cette coutume était d'enterrer tout vivants, dans de vas-

tes cachots, un nombre infini des deux sexes éternellement séparés l'un

de l'autre, et de leur faire jurer de n'avoir jamais de communication

ensemble. Cet excès de démence, accrédité pendant des siècles, avait . 1

dévasté la terre autant que les guerres les plus cruelles.". Etant

une créature de bon sens fabriquée par Voltaire, Amazan assimile les

monastères qui lui sont inconnus à une forme de punition analogue, exis-

tant en Orient, qui est d'enterrer vivants les criminels. Sa conclusion

est à la fois logique et absurde, et le mode de vie des monastères se

trouve ainsi ridiculisé.

Puis Amazan est introduit dans des pays plus proches de la réalité

où existent certains abus: Albion (Angleterre), Gaule (France), Italie

et Espagne. Les personnages, que le héros rencontre alors, sont les re­

présentants humains de quelque caractéristique de la nation en question.

Ils sont ainsi la matérialisation d'un trait de caractère à l'exclusion

de tous les autres, de sorte qu'ilS sont à la fois vrais et faux, par

conséquent comiques. "Milord Qu'importe" est le seul personnage qui pa-

raisse reel parmi les representants des différents groupes ethniques de-

crits. Tout en lui contribue à donner une impression d'incarnation meca-

nique du sang-froid et du flegme britanniques, et pourtant le bonhomme

semble anime d'une vie propre. Cette impression de mecanisation resulte

du nom incongru que lui donne Voltaire, de ses apparitions intermittentes

(comme celles de ces pantins articulés~ qu'on fait surgir de leur boîte

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VI: p. 484.

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en l'ouvrant), de son sens de l'humour très particulier devant certains

incidents de la vie. Ainsi il démontre un flegme très britannique lors

de sa panne, au cours de sa rencontre avec Amazan,et à la découverte de

la tentative d'adultère de sa femme.

Les Italiens sont vus seulement sous le jour que veut bien leur

donner Voltaire. Le~. ~énitiens sont présentés comme des séducteurs

masqués possedant ". . . Douze mille filles enregistrées . . . ,,1 (des

filles publiques). A Rome, les membres du clergé sont castrés ou per-

vertis, les Français sont livrés à l'hédonisme, les Espagnols sont tous

victimes de l'Inquisition.

La fonction d'observateur d'Amazan est prise en charge par les

porte-parole des pays qu'il visite et il en résulte une sorte de dédou-

blement du personnage qui révèle en même temps son identité avec Voltaire.

Ainsi en Angleterre, le membre du Parlement utilise le vocabulaire

d'Amazan en désignant le Pape comme " •• ~ Le Vieux des sept montagnes:".2

Un prêtre de Rome répond à la question d'Amazan, à savoir s'il y avait

encore une production de chefs-d'oeuvre artistiques aussi beaux que ceux

des musées: "Non, Votre Excellence, lui répondit un des ardents; mais

nous méprisons le reste de la terre, parce que nous conservons ces rare-

tés. Nous sommes des espèces de fripiers qui tirons notre gloire des

vieux habits qui restent dans nos magasins." 3 C'est ainsi qu ' aurait

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., IX: p. 491.

2 Ibid., VIII: p. 488.

3 Ibid. , IX: p. 493.

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répondu un homme de bon sens comme Voltaire. Deux r~tUïes contradic-

toires, celle de Voltaire et celle du prêtre, sont de cette façon mêlées

en une, la soi-disant défense du catholicisme par le prêtre étant en

réalité la condamnation de sa religion par les esprits critiques. Il

n'y a pas en fait de jugement direct et explicite, mais le lecteur intel­

ligent se chargera de condamner le prêtre et la religion. Amazan compare

Rome et Venise: "J'ai vu une ville où personne n'avait son visage; en

voici une autre où les hommes n'ont ni leur voix, ni leur barbe .... l Ces

observations sont fondées sur des faits: à Venise, Voltaire a été témoin

de l'usage du masque,à Rome il a vu des moines castrés, mais la générali­

sation, englobant tous les habitants des deux villes, n'en demeure pas

moins absurde.

Le double rôle d'Amazan constitue l'unité du conte. Ses observations}

au nom du bon sens)sur les différents paysiprovoquent la condamnation

par le lecteur de leur objetJet sa situation comique par rapport à Formo­

sante fait qu'on ne s'ennuie pas en suivant ces deux actions parallèles.

II - Dans les contes du deuxième groupe composés à la fin de la vie de

Voltaire, les personnages semblent les acteurs d'une comédie dont l'action

se termine plus ou moins à son point de départ. Comme il n'y a pas de

solution au bonheur humain, le lecteur a l'impression que le conteur ne

l Voltaire, Romans et contes, op. cit., IX: p. 492.

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l'a conduit nulle part, bien qu'il y ait eu une illusion de progression.

Ce caractère de gratuité dans l'action montre que' le narrateur a seulement

voulu s'amuser en nous divertissant.

Le Taureau blanc (1774) . Si l'allégorie est représentée seulement par un oiseau dans La Prin-

cesse de Babylone, toute une ménagerie fait vivre la fable dans Le Taureau

blanc. En plus des animaux, on voit évoluer,'connne le dit Van den Heuv.el,l

le plus naturellement et le plus familièrement du monde, tous les mythes,

dieux et prophètes des religions judaique et egyptienne. Le fantastique

et la fantaisie la plus débridée règnent tout le long du conte. En faisant

appel à l'allégorie et au symbolisme, Voltaire évite peut-être la censure - -

et flatte l'élite intellectuelle en lui donnant l'impression d'appartenir

à une minorité privilégiée partageant un savoir spécial. Connne l'épître

dédicatoire de Zadig avait averti le lecteur qu'il se trouvait en présence

d'un". • . ouvrage qui dit plus qu'il ne semble dire.", 2 dans Le Taureau

blanc, Amaside proclame sa préférence pour l'espèce de conte qui ". . . Sous

le voile de la fable, •.• , laissât entrevoir aux yeux exercés quelque ve­

rité fine qui échappe au vulgaire.".3

1 Op. cit., p. 321.

2 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 29.

2 Ibid., IX: p. 583.

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Passons en revue les personnages et leur signification allégorique

dont parle Dorothy McGhee. l La princesse Amaside est amoureuse du roi

Nabuchodonosor métamorphosé en Taureau blanc, incarnant l'Amour mais aussi

la Vanité. Le roi Amasis (personnifiant l'Egoisme), qui a usurpé le trône

de l'amoureux de sa fille, a défendu à cette dernière sous peine de mort

de prononcer le nom de Nabuchodonosor. Le taureau est gardé par la pytho-

nisse d'Endor et tout un troupeau d'animaux dont le serpent symbolisant

la tromperie, l'ânesse l'entêtement, le poisson la prudence, le chien

la jalousie, le bouc l'expiation, le corbeau la calomnie, le pigeon la

paix. La pythonisse les présente tous, sauf le taureau, à son "collègue"

Mambrès, ancien grand mage et eunuque d'Egypte, qui sauvera Amaside et

son taureau du sacrifice.

Le détachement des principaux personnages, Amaside, Amasis, Mambrès

et Nabuchodonosor, provient de leur dédoublement donnant l'impression

qu'ils ne font que jouer le rôle qu'on leur a assigné.

Amaside se détache comiquement d'elle-même pour evaluer sa propre

situation, quand elle demande à la vieille de lui vendre son taureau:

"Mais je suis fille à tomber malade de vapeurs • • .", 2 et quand elle

s'adresse au serpent qui essaie vainement de la distraire avec ses contes:

"Vous sentez .9.,u 'une fille .9.,ui ~raint de voir avaler son amant E.ar un

1 Dorothy Madeleine McGhee, Volterian narrative devices as considered in the author's Contes philosophiques (Menasha, Wisconsin: George Banta Publish­ing Company, 1933).

2 Voltaire, Romans et contes, op. cit., II: p. 563.

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gros E,oisson, et d'avoir elle-même le E,.ou E,.ouE,é E,ar son E,r0E,re Eère, a

besoin d'être amusée;". 1 Se dedoub1ant curieusement, elle parle d' elle-

même .à la troisième personne, ce qui met une certaine distance entre

elle et ces catastrophes imminentes dont elle parle froidement. L'alli­

tération des lettres ~ et E, attire l'attention du lecteur sur la forme

plutôt que sur le fond de l'énonce qui aurait risqué d'être attristant.

Amasis porte toujours le masque de roi et n'agit pas en père:

" • Vous avez crié Nabuchodonosor! Il est juste que je vous coupe

le cou.".2 Et la princesse ayant demandé du temps pour pleurer sa vir­

ginité: "Cela est juste, dit le roi Amasis; c'est une loi établie chez

tous les princes éclairés et prudents. Je vous donne toute la journée

pour pleurer votre virginité, puisque vous dites que vous l'avez. Demain,

qui est le huitième jour de mon campement, je ferai avaler le taureau

blanc par le poisson, et je vous couperai le cou à neuf heures du matin.,,3

La soi-disant loi,énoncee par le roi, est en réalité une fausse prémisse.

La précision avec laquelle il fixe le jour et l'heure où il fera avaler

le taureau blanc par le poisson et couper le cou à sa fille lui enlève

toute trace de sensibilité paternelle.

Mambrès est présente comme un faux sage dont la steri1ité de pensee

est constamment soulignée. Il ressemble un peu à Pang10ss en tant que

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit. IX: p. 583.

2 Ibid. , X: p. 586.

3 Ibid., X: p. 586.

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machine à réfléchir. "Jamais le sage Mambrès n'avait fait de réflexions

si profondes.".l Ses vaines réflexions ne mènent jamais à aucun résultat.

Nabuchodonosor possède une triple personnalité, amoureux, roi et taureau,

et même quadruple à la fin du conte, puisqu'il devient dieu.·

Amaside et Nabuchodonosor sont, comme tous les personnages de ce

groupe de contes, des victimes et se trouvent inchangés par leur expérience

à la fin du récit, même si le taureau a changé de forme. Le lecteur a

l'impression que le conteur l'a fait tourner en rond inuti1èment. L'ac­

complissement fati~ique du temps, que devait durer le charme sous lequel

se trouvait Nabuchodonosor, donne à toutes les frustrations subies par

les amoureux un caractère de gratuité et de futilité rétrospective qui

fait de ce conte un pur divertissement.

Fiction encore pour le seul plaisir de la fantaisie dans:

Le Crocheteur borgne (1774)

C'est un récit extrêmement gai fait sur le ton de la conversation

qui sous-entend une grande intimité avec l'audience. De même que dans

le conte qui va suivre, c'est comme si l'auteur manipulait joyeusement

les événements devant le spectateur et accomplissait des tours de passe-

passe.

Le conteur commence sa narration par un paradoxe, (liNos deux yeux

ne rendent pas notre condition meilleure; ..• , Mesrour en est un

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., X: p. 587.

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exemple. 111), affirmant qu'un oeil vaut mieux que deux yeux, paradoxe

qui va être le point de depart de plusieurs associations comiques ayant

toutes plus ou moins trait à un aspect quelconque de la vue.

_ Ce qui aurait pu être une triste realite n'est que l'illustration

du bonheur de Mesrour qui se trouve ainsi detache de son etat de borgne:

" •.. C'etait un borgne si content de son etat qu'il ne s'etait jamais

.... d d" . '1 Il 2 av~se e es~rer un autre oe~ • .

Au milieu d'un festin appartenant au monde feerique de l'Orient,

en compagnie de la merveilleuse princesse Melinade, Mesrour est reveille

(en même temps que l'audience) par un malencontreux seau d'eau qui ramène

chacun à la realite.

Comme dans Le Blanc et le noir, l'action contient un mouvement d'os-

cillation d'un effet comique: Mesrour est d'abord dote d'un oeil, puis

il en gagne un autre et enfin se retrouve dans son etat premier de borgne.

Il n'en est pas plus malheureux pour cela, et Voltaire nous rappelle en-

core une fois les avantages d'être borgne, comme il l'avait fait au debut

du conte, donnant à cette fin une allure de refrain: "Un autre se serait

desole d'être un vilain borgne, •.• ; mais Mesrour n'avait point l'oeil

qui voit le mauvais côte des choses.II. 3

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 593.

2 Ibid., p. 593.

3 Ibid., p. 597.

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A l'inverse des deux contes précédents,

Les Oreilles du comte de Chesterfield (1775),

est voué à la propagande des idées de Voltaire. Le récit n'est

qu'un prétexte à de longues discussions entre trois philosophes: le

prêtre Goudman et les docteursSidrac et Grou, sur des sujets aussi sé­

rieux que la nature, la Providence dont les mortels sont les marionnettes

et ". . . Le premier mobile de toutes les actions des honnnes. III qu'ils

expos-ent.ainsi: "~oudman, qui avait toujours sur le coeur la perte de

son bénéfice et de sa bien-aimée, dit que le principe de tout était

l'amour et l'ambition. Grou, qui avait vu plus de pays, dit que c'était

l'argent; et le grand anatomiste Sidrac assura que c'était la chaise per­

cée. II •2 Le docteur Sidrac justifie comiquement cette absurdité en mon­

trant l'effet de la digestion et de la constipation sur les hommes,

3 effet ".' .. Plus important qu'on ne pense.".

Le prêtre Goudman indique son détachement de sa propre aventure au

début du récit: "Ah! la fatalité gouverne irrémissiblement toutes les

choses de ce monde. 4 J'en juge, comme de raison, par mon aventure. ".

Les allusions répétées, faites sur un ton gai, au bonheur personnel de

Goudman, montrent encore le détachement du personnage et servent de re-

lances aux discussions.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VII: p. 684.

2 Ibid. , VII: pp. 684-5.

3 Ibid. , VII: p. 685.

4 Ibid. , I: p. 671.

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Il est d'abord une victime en quelque sorte, puisqu'il est frustre,

au profit d'un rival, des deux objets de son ambition: une cure et Miss

Fidler. A la fin du conte, il les obtient d'une manière inattendue:

"Il eut la cure, il eut Miss Fidler en secret, ce qui etait bien plus

doux que de l'avoir pour femme.".l

Quoique Miss Fidler n'apparaisse jamais en personne dans le conte,

les allusions qu'on en fait à intervalles reguliers, même au milieu des

discussions les plus serieuses, evoquent des situations similaires dans

les autres contes où les amoureux sont separes. Ainsi au chapitre III,

Goudman declare: "Mr. Sidrac, nous avons embrasse bien du terrain,car,

sans compter Miss Fidler, nous examinons si nous avons une âme, s'il y

a un Dieu, s'il peut changer, si nous sommes destines à deux vies,

si . " 2

Et le conte encore une fois se termine sur une allusion à la fata­

lite, comme au debut du conte, prenant ainsi l'allure d'un refrain:

" ... Et il (Goudman) est plus persuade que jamais de la fatalite qui

3 gouverne toutes les choses de ce monde.".

1775 va encore être l'annee où Voltaire va faire deux brèves incur-

sions dans le domaine de l'allegorie avec L'Eloge de la raison et L'Aven­

ture de la memoire.

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., VIII: p. 688.

2 Ibid. , III: p. 679.

3 Ibid., VIII: p. 688.

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III - Dans ce groupe de contes, la fiction se dépouille au point de

n'être plus qu'un prétexte à de substantiels exposés d'idées sur la re-

ligion et l'athéisme sous forme de dialogues et de pamphlets.

Les Lettres d'Amabed (1769) .

Voici le seul conte de Voltaire sous forme épistolaire. L'épisto-

lier, naif, tout en n'étant pas stupide, est un Indien, ce qui lui con-

fère le privilège de ridiculiser ce qu'il observe en tant qu'étranger.

Cela lui permet aussi de rester détaché des événements qu'il subit. Les

réactions émotionnelles des héros Amabed et Adaté sont réduites et la

façon métaphorique qu'ils ont de s'exprimer, sonnant étrangement aux

oreilles occidentales du lecteur, détourne son attention du tragique de

leur situation. Ainsi AIDabed, se plaignant du prêtre Fa tutto, s'exprime

plaisamment en utilisant les terminaisons italiennes en ~ et ~ qui ne lui

sont pas familières: "Ce rhinocéros de Fa tutto, qui avait cousu à sa

peau celle du renard, soutient ••• que je suis apostato, et que Charme

1 des yeux est apostata.". L'éducation d'Amabed et d'Adaté se fait en

plusieurs étapes. D'abord ils se moquent de la nouveauté relative du

catholicisme comparée à la religion des brahmanes et des autres cultes

orientaux.

Leur emprisonnement par les inquisiteurs et le viol d'Adaté par

Fa tutto ouvrent la deuxième étape, mais Amabed arrive encore à se déta-

cher de sa situation pour philosopher humoristiquement sur sa destinée

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., première lettre: p. 532.

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qu'il assimile à celle de l'humanité: "Je ne cesse de réfléchir sur la

destinée qui se joue des malheureux mortels. Nous voguons sur la mer

des Indes avec un dominicain, pour aller être jugés dans Roume, à six

mille lieues de notre patrie.".l Toujours sur le bateau qui les mène

à Rome, il lit la Bible et dénonce les abus et absurdités qui y sont

contenus.

Une fois à Rome, il penche vers la corruption et devient plus un

complice qu'une victime des catholiques qui se chargent de son éducation.

Son hypocrisie égale en adresse celle de ses éducateurs lorsqu'il écrit

au grand brame Shastasid, son maître spirituel: "On nous a pressés avec

tant de grâce, on a dit tant de bons mots, on a été si poli, si gai, si

séduisant, qu'enfin ensorcelés par le plaisir (j'en demande pardon â

Brama), nous avons fait, Adaté et moi, la meilleure chère du monde, avec

un ferme propos de nous laver dans le Gange jusqu'aux oreilles, à notre

retour, pour effacer notre péché. On n'a pas douté que nous ne fussions

chrétiens.". 2

Leurs protestations d'avoir été baptisés deviennent donc de plus

en plus faibles et, comme ils acceptent le côté hédoniste des chrétiens,

ils finissent par se résigner à l'acceptation de leur soi-disant baptême.

Amabed admet sa tolérance/penchant vers la facilité, lorsqu'il écrit:

"J e crois que le plus sage est de rire comme les autres, et d'être poli

comme eux. Je veux étudier Roume, elle en vaut la peine.". 3

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., seconde lettre: p. 533.

2 Ibid., l2e lettre, p. 546.

3 Ibid., ISe lettre, p. 547.

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Son éducation est définitivement accomplie à la fin de la quator-

zième lettre: "Ce monsignor me paraît bien dessalé; je me fome beau­

coup avec lui, et je me sens déjà tout autre.".l Après leur audience

par le pape ("le vice-Dieu") qui leur dit adieu en les embrassant et en

1 d t " D 't 1 1 f ,,2 '1 eur onnan ..• e petl es caques sur es esses. • • , l S sont

près de leur corruption finale, puisqu'ils oublient ce pour quoi ils sont

venus à Rome, demander justice du viol d'Adaté. En sortant ils croisent

Fa tutto et Fa molto, et les conseils du violet qui les accompagnent

contribuent à leur éducation: "Vous n'êtes pas encore entièrement for-

més; ne manquez pas de faire mille caresses à ces bons pères: c'est un

d"evoir essentiel dans ce pays-ci d'embrasser ses plus grands ennemis;

vous les ferez empoisonner, si vous pouvez, à la première occasion;

mais, en attendant, vous ne pouvez leur marquer trop d'amitié.".3

L'absurdité du conseil est justifié par les faits, et Amabed ter-

mine ainsi sa lettre: "En vérité je doute que Maduré soit plus agréable

4 que Roume.". I1 surpasse ses maîtres en hypocrisie et adopte volontai-

rement la vie immorale qu'il avait condamnée. Il confie sa femme -- qui

se laisse faire -- aux cardinaux aux noms suggestifs, Sacripante et

Faquinetti, et Voltaire arrête là l'action, ayant soin dans un "nota bene

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., l4e lettre, p. 549.

2 Ibid. , ISe lettre, p. 554.

3 Ibid. , ISe lettre, p. 554.

4 Ibid. , ISe lettre, p. 554.

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de mettre en garde le lecteur sur les faussaires qui s'aviseraient

d'imprimer la suite des aventures des deux Indiens, " •.. Comme il

' .. f' '1" 1 est arr~ve cent o~s en cas pare~ • .

Adaté n'écrit à Shastasid que lorsque son mari se trouve dans

l'impossibilité de le faire. Elle perd donc son individualité au pro-

fit d'Amabed dont elle est, pour ainsi dire, le double.

Quant aux personnages secondaires, ils sont du type comique:

Dera apparaît d'une manière intermittente tout le long du conte, comme

un leitmotiv, et toujours comiquement associée à un acte sexuel. Le

tyPe de personnage qu'elle représente souligne la naiveté de ses maîtres,

puisqu'ils ne la voient pas telle qu'elle est en réalité.

Les noms de Fa tutto (en italien qui fait tout) et Fa molto (qui

fait beaucoup) reflètent ironiquement leurs rôles de promoteurs de la

Foi. Ils se comportent en comédiens à Rome mais sont considérés par

la population comme des saints parce qU'ils ont accompli leur contin-

gent de conversions, et nous connaissons l'opinion de Voltaire sur les

saints quand Amabed rapporte que ce sont ". • . Des espèces de singes

élevés avec soin pour faire des tours de passe-passe devant le peu-

2 ple;".

A cause de la forme épistolaire du conte, Voltaire ne peut inter-

venir que sous forme de remarques sur certains mots où il ne se prive

pas d'attaquer le religion catholique. Ainsi, au cours de la traversée

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 20e lettre, p. 556.

2 Ibid. , l3e lettre, p. 547.

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- Ils -

vers Rome, Fa molto explique à Amabed qu'il tient à èonvertir les deux

Indiens pour devenir obispol. Voltaire annote ce mot, procède à sa

traduction, ajoutant laconiquement qu'il ne se trouve pas dans les

Saintes Ecritures.

A la fin du conte, l'histoire tourne court, comme elle a tourne

court dans Micromegas ou dans Le Blanc et le noir, Voltaire refusant

toujours le pathetique pour rester dans la note joyeuse. Et cela prouve

encore une fois l'habilete du propagandiste qui evitera de montrer la

déchéance complète du heros, corrompu par le clerge catholique, son edu-

cation se faisant dans le sens contraire des heros des autres contes de

Voltaire qui, generalement, tirent profit de leur expérience.

Histoire de Jenni (1775)

Jenni n'a aucune personnalite. Il se laisse entraîner par l'une

ou l'autre des forces en presence, se contentant d'ecouter passivement

leurs debats dont le thème est l'athéisme. Mais Voltaire ne se prive

pas pour autant d'attaquer le catholicisme. Il le fait dans les cha­

pitres l à 1112 en même temps qu'il présente Jenni et son père Freind.

Ainsi Dona Las Nalgas ecrit que, lorsque les Espagnols apprirent

que les Anglais venaient assiéger Barcelone: ,.

". • • Nous commençames

par faire des neuvaines à la sainte Vierge de Manreze; ce qui est

assurément la meilleure manière de se défendre.". 3

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., 6e lettre, p. 540.

2 Ibid., pp. 613-26.

3 Ibid., 1: p. 614.

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L'ironie de Voltaire transparaît à travers l'apparente credulite

de Dona Las Nalgas qui poursuit son recit: "Notre reverend père inqui­

siteur don Jeronimo Bueno Caracucarador ..• nous assura •.• que la

Sainte-Vierge, qui est très favorable aux autres pecheurs et pecheres­

ses, ne pardonnait jamais aux heretiques, et que par consequent ils

seraient tous infailliblement extermines, surtout s'ils se presentaient

devant le Mont-Jouy.". 1 Et, selon sa coutume, Voltaire se contente de

faire refuter la prediction du prêtre par la realite: "A peine avait­

il fini son sermon que nous apprîmes que le Mont-Jouy etait pris d'as-·

saut.".2

Au chapitre III, le bachelier don Inigo y Medroso y Comodios y

Papalamiendo defend la religion catholique: " •.. Il est de foi, dis-

je, que Saint-Pierre etait à Rome une certaine annee; car il date une

de ses lettres de Babylone; car puisque Babylone est visiblement l'ana­

gramme de Rome, il est clair que le pape est de droit divin le maître

de toute la terre; car, de plus, .".3 Ses arguments n'ont aucun

sens mais la forme du discours (avec ses multiples "car" et "il est

clah que") donne l'illusion d'un raisonnement logique.

Voltaire a l'art de caracteriser ses personnages par leurs noms,

qui sont si expressifs qu'ils le dispensent souvent de nous les pre­

senter en detail. L'auteur s'amuse visiblement en choisissant des noms

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., I: p. 614.

2 Ibid., I: p. 614.

3 Ibid., III: p. 620.

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qui suggèrent leurs rôles aux dames espagnoles Dona Boca Vermeja (Madame

bouche vermeille) et Dona Las Nalgas QMadame les fesses). La seductrice

anglaise Clive-Hart porte un nom aux consonnances suggestives ("Cleave­

heart": bourreau de coeursj, alors que le nom de Primerose évoque la

pureté.

Nous avons déjà signalé les appellations burlesques de l'inquisiteur

et du bachelier qui les assimilent à la cohorte de marionnettes dont

Voltaire a besoin pour appuyer sa cause.

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A l'issue de la lecture des Contes, nous demeurons sous l'impression

que nous venons de converser avec l'auteur et nous ne pouvons que nous

associer à l'opinion d'Emile Faguet: "Quand on ferme un de ces petits

livres, on n'a vécu ni avec Zadig, ni avec Candide, mais avec Voltaire

dans une demi-intimite très piquante, qui a quelque chose d'accueillant,

de gracieux et d'inquiétant.".l

Le narrateur projette en effet dans ses recits une presence qui prend

l'allure d'une causerie avec son auditoire. Un exemple frappant en est

L'Homme aux guarante écus que nous n'avons pas etudie parce que son affa-

bu1ation est si mince qu'on peut à peine le qualifier de "conte". Un

certain monsieur André dialogue avec une serie d'interlocuteurs, plusieurs

"je", qui se confondent finalement en une seule personne, Voltaire, s'en-

tretenant avec le protagoniste, c'est-à-dire avec lui-même, pour exposer

ses théories economiques et sociales.

Et cette omniprésence de l'auteur est sensible dans tous ses contes

où Voltaire se cache sous le travesti de ses marionnettes avec un maqui1-

1age plus ou moins apparent. Nous l'avons démontré pour Micromegas où le

protagoniste est encore I:'-àutè~12 lui-même: ... ·.)'loltaœre-Micromégas a fait

ses etudes au collège des jésuites, s'est livré à des expériences scienti-

fiques sur lesquelles il a écrit un livre qui lui a valu une poursuite du

"muphti" et son exil de la cour ". • • Qui n'etait remplie que de tracas-

1 Emile Faguet, Dix-huitième siècle (Paris: études littéraires, 1890), p. 281.

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series et de petitesses.". 1 Il fait une chanson "fort plaisante" contre

le'muphti et se met à voyager de planète en planète.

Voltaire, s'affublant des attributs convenant à la taille démesurée

du voyageur céleste, n'en est pas moins reconnaissable aux yeux des pri-

vilégiés composant son assistance et partageant avec lui " .•• Quelque

vérité fine qui échappe au vulgaire.". 2

A la fin de La Princesse de Babylone, il fait même irruption en per-

sonne pour invoquer les muses et attaquer ses adversaires Coger, Larcher,

Fréron et Riballier. Au début de cette sortie, il se reconnaît l'auteur

de Candide et de L'Ingénu, manquant ainsi à ses habitudes de prudence.

Micromégas est en effet le seul conte à sa publication dont le titre re-

connaisse son auteur: "Le Micromégas de M. de Voltaire". Zadig est écrit

par ". . • Un ancien sage . . . ,,3 et traduit de l'ancien chaldéen par Sadi.

Candide est "Traduit de l'allemand de M. le docteur Ralph" qui " ..• Mou­

rut à Minden, l'an de gr~ce 1759).4 Le Blanc et·le noir est attribué)à

feu Antoine Vadé dont sa cousine Catherine Vadé publie les manuscrits.

L'Ingénu est une "Histoire véri tabl e tirée des manuscrits du P. QuesneL". 5

Il a aussi fait preuve de prudence et évité la censure en faisant

passer son action dans des lieux fictifs, déformations de lieux réels, en

1 Voltaire, Romans et contes, op. cit., p. 132.

2 Ibid., IX: p. 583.

3 Ibid. , p. 29.

4 Ibid. , p. 179.

5 Ibid. , p. 323.

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projetant les pays d'Europe à l'étranger ou en les observant avec des

yeux d'étranger.

La caricature des personnages, en harmonie avec l'exagération des

événements et l'irréalité des conditions dans lesquelles prend place

chacune des petites comédies, écarte d'autre part toute participation

affective de la part du lecteur. Elle sauvegardera par ailleurs l'atmos-

phère joyeuse, soulignée par son expression artistique que Voltaire a

définie lui-même dans le mot Esprit de son Dictionnaire philosophique:

"Ce qu'on appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une

allusion fine: ici l'abus d'un mot qu'on présente dans un sens, et qu'on .~ _. "~._--_._-------_.

laisse entendre dans un autre; là un rapport délicat entre deux idées peu

communes; c'est une métaphore singulière; c'est une recherche de ce qu'un

objet ne présente pas d'abord, mais de ce qui est en effet dans lui; c'est

l'art ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui

paraissent se joindre, ou de les opposer l'une à l'autre; c'est celui de

ne dire qu'à moitié sa pensée pour la laisser deviner.".l

Notre désengagement émotionnel vis-à-vis des personnages schématisés

des contes de Voltaire, favorise notre complicité avec l'auteur. Nous nous

joignons alors à son armée de marionnettes au service de la bonne cause,

dans leur lutte contre les forces mauvaises que Voltaire a dénoncées, entre

autres l'injustice, l'intolérance religieuse et la guerre. Ces fléaux de

l'humanité, existant toujours, font que Voltaire dans ses contes, au-delà

du temps, reste actuel) et le restera) tant qu'un monde nouveau) à l'image de

son E1dorad~ne sera pas institué.

1 Voltaire, Dictionnaire philosophique (paris: chez P. Dupont, 1826), vol. 4, p. 215.

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, BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES CONSULTES

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l - Différentes éditions des Contes de Voltaire

Romans et contes de Voltaire, présentation par Rene Pomeau (Paris: Garnier - Flammarion, 1966)

Contes et romans de Voltaire; 4 volumes, edition de Philippe Van Tieghem (Paris: Roches, 1930)

Vo1taire's Micromegas, Ira O. Wade (Princeton: Princeton University Press, 1950)

Romans et contes, Rene Groos, édition de la Pléiade (Paris: Gallimard, 1954)

Zadig ou la destinee, édition Verdun L. Sau1nier (Genève: librairie Droz, 1956)

L'Ingénu, édition William R. Jones (Genève: librairie Droz, 1957)

Voltaire and "Candide", Ira o. Wade (Princeton: Princeton University Press, 1959)

Zadig, Micromégas et autres contes, édition de Pierre Grimal (Paris: Colin 1961)

Candide ou l'optimisme, édition René Pomeau (Paris: Nizet, 1963)

Candide ou l'optimisme, Christopher Thacker (Genève: librairie Droz, 1968)

II - Oeuvres d'analyse des contes de Voltaire

Bottig1ia, William F. Travaux sur Voltaire et le dix-huitième siècle, volume VIlA, Vo1taire's Candide: ana1ysis of a c1assic, 2e édition par Theodore Besterman (Genève: Institut et musee Voltaire, 1964)

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Castex, Pierre Georges

Flowers, Ruth Cave

McGhee, Dorothy Madeleine

Sareil, Jean

Van den Heuvel, Jacques

- 124 -

Voltaire: Micromegas, Candide, L'Ingenu, Les cours de Sorbonne (Paris: centre de documentation universi­taire, 1961)

Voltaire's stylistic transformation of Rabelaisian satirical devices (Washington: The Catholic University of America Press, 1951)

Volterian narrative devices as considered in the author's Contes philosophiques (Menasha: George Banta Publishing Company, 1933)

Essai sur Candide (Genève: librairie Droz, 1967)

Voltaire dans ses contes (Paris: librairie Armand Colin, 1967)

III - Ouvrages genéraux sur Voltaire et le XVIIIe siècle

Bellesort, Andre

Faguet, Emile

Lanson, Gustave

Naves, Raymond

Pomeau, .. Rene ,. . ~.. .. . ...... ...

Wade, Ira O.

IV - Ouvrage de reference

Marouzeau, J.

Essai sur Voltaire (Paris: librairie academique Perrin, 1925).

Dix-huitième siècle: etudes litteraires 1ge edition (Paris: Lecène et Oudin, 1901)

Voltaire, 2e edit ion (Paris: Hachette, 1910)

Voltaire, l'homme et l'oeuvre (Paris: Boivin, 1942)

Voltaire par lui-même (Paris: Le Seuil, 1965)

The Search for a new Voltaire (Philadelphia: The American Philosophical Society, 1958)

Precis de stylistique française, 5e édition (Paris: Masson et cie, 1965)