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Dans les griffes du léopard

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Dans les griffes du léopard

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Roselyne Morel

Dans les griffes du léopard

r o m a n

Le Livre de Poche

Page 5: Dans les griffes du léopard

© Librairie Générale Française, 1987.

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LES PERSONNAGES PRINCIPAUX1

Tim, seize ans, dont les parents, journalistes, sont des amis de Fred et de Clara.

Isabelle, quinze ans, fille de Fred et de Clara. Fred, quarante-cinq ans, ancien boxeur, journaliste

à Éclair-Matin.

Clara, sa femme, archéologue. Le professeur Schmoller, soixante ans. Il est une

vieille connaissance de Clara, un ancien collègue devenu escroc. C'est un original. Il aime les enfants, les animaux, la choucroute et la bière. Fred, Clara, Tim et Isabelle sont ses ennemis jurés : il les trouve toujours sur son chemin quand il ne faut pas, et il déteste ça !

1. Voir La Falaise perdue, dans la même série.

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Chapitre 1

« Quel plaisir de se retrouver à Orly ! » Descendant de voiture, Tim, grand, mince, les

cheveux en bataille, fonça vers les portes. Il se tourna vers Fred :

« Tu crois qu'elle nous attend ? » Fred, quarante-cinq ans, le front dégarni, l'œil

pétillant, se contenta d 'un placide : « Bien sûr. »

Ils se dirigeaient vers les bureaux d'Air India. Tout en courant, Tim s'écria :

« En tout cas, elle ne se doute pas que c'est sa chère fille Isabelle qui prépare la cuisine ! »

Fred, calmement, avait déjà obtenu le renseigne- ment :

« Porte 2. Tu vois où c'est ? »

Tim scruta de ses yeux noirs le hall encombré. En ce début de septembre, le trafic était dense.

« Par ici, au fond du hall. » Là, devant la porte 2, quelques personnes atten-

daient. Fred et Tim s'installèrent dans des fau- teuils.

« Ouf ! quelle course ! »

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Tim s'affala sur son siège. Seize ans, toujours en mouvement, il bombardait Fred de questions :

« Il lui faut combien d'heures de vol depuis Calcutta ?

— Je ne sais pas exactement. Mais elle sera sûrement assez fatiguée.

— Surtout avec ce changement d'altitude ! » Et Tim ajouta : « Tu crois qu'elle a quitté mes parents hier ?

— Mais non, voyons. Tu sais qu'elle ne revient pas directement du Népal.

— Ah bon ? »

Fred était surpris : « Tu n'as pas lu sa dernière lettre ? — Attends... »

Les gens quittaient maintenant leurs fauteuils et se dirigeaient vers la porte.

« Quelle impatience, Tim ! L'avion est annoncé. Mais tu sais, il faut encore qu'il se pose. Il y a aussi les formalités de douane...

— Vraiment, Fred, on ne croirait pas que tu es pressé de revoir ta femme ! »

Fred sourit.

« En tout cas, moi, reprit Tim, j'ai hâte d'avoir des nouvelles de mes parents. »

Journaliste comme Fred, le père de Tim effectuait avec sa femme un reportage sur le Népal. Ils avaient invité Clara à venir s'y détendre en touriste car les péripéties de sa récente mission au Mexique l'avaient é p u i s é e L'archéologie n'était pas toujours une science sans danger !

1. Voir La Falaise perdue, dans la même série.

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F r e d s e l eva . M a i n t e n a n t il d i s s i m u l a i t m a l s o n

i m p a t i e n c e . L e s p r e m i e r s v o y a g e u r s s ' é c o u l a i e n t .

T i m r e g a r d a i t a t t e n t i v e m e n t la f i le l o n g u e e t d e n s e

d e s p a s s a g e r s . « T u la v o i s ?

— N o n , m a i s il y e n a e n c o r e , l à -ba s . C o m m e d ' h a b i t u d e , e l l e s e r a b o n n e d e r n i è r e . »

F r e d r e s s e n t a i t u n p e u d ' a g a c e m e n t . C o m m e c ' e s t

i r r i t a n t d ' a t t e n d r e ! T i m n ' a u r a i t p a s d û l u i d i r e c e l a .

C o m m e lui , il a v a i t h â t e d e s ' e m p a r e r d e C l a r a e t

d e l ' a c c a b l e r d e q u e s t i o n s a u t o u r d e la t a b l e s a v a m -

m e n t d r e s s é e p a r I s a b e l l e .

C e t t e fois , l es d e r n i è r e s p e r s o n n e s f r a n c h i s s a i e n t

l a p o r t e 2. C h a c u n é t a i t r e p a r t i a v e c « s o n » p a s s a -

g e r , e t i ls é t a i e n t l e s s e u l s à a t t e n d r e e n c o r e .

E s s a y a n t d ' o u b l i e r s a d é c e p t i o n , F r e d e n t r a d a n s

le h a l l d e s d o u a n e s . T i m p l a i s a n t a : « E l l e a d û o u b l i e r s o n s a c d a n s l ' a v i o n ! »

F r e d r é p r i m a u n g e s t e d e m a u v a i s e h u m e u r .

« J u s t e m e n t , n o u s a l l o n s le s a v o i r . V o i c i l ' é q u i -

p a g e . »

S o u r i a n t e , l ' h ô t e s s e e x p l i q u a i t :

« N o n , j e n ' a i v u p e r s o n n e . N o u s q u i t t o n s l ' a v i o n

l o r s q u e t o u s l e s p a s s a g e r s s o n t d e s c e n d u s . » P u i s s ' a d r e s s a n t a u s t e w a r d :

« Q u e l q u ' u n ava i t - i l o u b l i é s o n s a c d a n s l ' a v i o n ?

— N o n , n o n , j ' a i v é r i f i é . »

P r e s s é e d e r e n t r e r c h e z e l l e , l ' h ô t e s s e l a n ç a :

« Ê t e s - v o u s s û r s a u m o i n s q u ' e l l e a b i e n p r i s l ' a v i o n ? »

D é ç u , F r e d m u r m u r a :

« Il n e m a n q u e r a i t p l u s q u e ç a ! »

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Tandis que Fred tournait en rond, les bras bal- lants, Tim, dansant d'un pied sur l'autre, inspectait scrupuleusement le hall et le salon d'attente.

« Peut-être qu'elle ne nous a pas vus ? » Fred répondit sans y croire : « Peut-être. » Il sursauta. « Au fait ! je n'ai reçu sa lettre qu'avant-hier. » Puis reprenant espoir : « Tu as raison, Tim. Je n'ai pu lui répondre pour

lui dire que nous l'attendrions. »

Au volant de sa voiture, il plaisanta : « Dire qu'elle est peut-être dans l'un de ces taxis

qui doublent à toute allure ! » Mais arrivés à la maison du boulevard Pasteur, ils

durent se rendre à l'évidence : Isabelle était seule à contempler ses chefs-d'œuvre culinaires.

« Fred ! » s'écria Tim en se frappant le front. « Tu n'as pas fini tout à l'heure. Où est la lettre de Clara ? Peut-être ne l'as-tu pas lue attentivement ? »

Sombre, Fred lui tendit la lettre. Il avait sorti son éternelle pipe, et fronçait les sourcils tout en s'ac- crochant à elle comme pour mieux penser.

Tim se faisait tout petit. Fred lança : « Tu vois bien que je sais lire une lettre. Quoi de

plus banal ? Son voyage au Népal terminé, Clara est allée pour trois jours au Bhoutan, et...

— Excuse-moi, interrompit Isabelle, mais qu'est- ce que c'est que le Bhoutan ? »

Et Tim de s'esclaffer : « Mais voyons, c'est une région de l'Himalaya ! je

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suis très fier. J'ai enfin battu la très savante Isabelle sur un point ! »

Fred intervint : « Allons, pensez donc à Clara au lieu de vous

battre. » La fumée était de plus en plus épaisse, signe d'une

grande agitation chez Fred. Il se leva. « Voici ce que dit mon Atlas. "Petit royaume

grand comme la Suisse, situé entre le plateau du Tibet et les plaines de l'Inde..."

— Bon, mais tout cela n'explique pas pourquoi Clara devait faire ce détour. »

Fred reprit, presque de bonne humeur cette fois : « Mon pauvre Tim, tu tiens encore la lettre dans

ta main, et tu ne sais toujours pas ce qu'elle contient ! Je vais éclairer ta lanterne. Le Népal n'est qu'à cent cinquante kilomètres du Bhoutan. Or il se trouve que la reine de ce pays, issue d'une des grandes familles du Sikkim, autre royaume de l'Hi- malaya, et la famille régnante voyagent fréquem- ment. La reine du Bhoutan, que Clara a rencontrée au Népal, l'a invitée à visiter son pays pour trois jours. »

Tim ouvrait des yeux ronds. Fred continua : « Du Bhoutan, elle devait rejoindre Calcutta, et

reprendre l'avion pour Paris. — Mais alors, tout est simple ! s'écria Tim. Il

suffit de téléphoner là-bas ! » Fred se contenta d'un laconique : « Ce n'est pas évident. »

Dans les bureaux d'Éclair-Matin, la fumée formait

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des nuages de plus en plus épais, suivant les allées et venues impatientes d'un journaliste qui, pour une fois, était là à titre personnel.

Depuis une heure, la standardiste attendait la liaison avec Calcutta.

« Une aubaine, pensait Fred, de faire ce métier. Sans cela... »

Une sonnerie retentit. « Monsieur, le Grand Hôtel. » Fred courut presque vers l'appareil. On entendait des grésillements, une voix loin-

taine, d'autres voix, plus étouffées... Et celle, nette, du réceptionniste :

« Allô, allô ! J'écoute, monsieur. » L'accent était parfait. « Allô, allô ! Bonjour, monsieur. » La voix de Fred tremblait. « Voilà. Dans sa dernière lettre, ma femme m'an-

nonce qu'elle devait séjourner chez vous ces jours- ci. Pouvez-vous vérifier si elle est encore là, et si oui... »

L'inconnu au bout du fil avait déjà compris. Quelques minutes plus tard, Fred entendit :

« Non, monsieur, je regrette. Nous n'avons per- sonne de ce nom ici.

— Mais... — Une minute, s'il vous plaît. » Fred comprit que l'Indien s'adressait à quelqu'un

dans une langue inconnue. « Non, reprit la voix. On vient de me le confirmer.

Aucune personne de ce nom ici, même dans les huit derniers jours. »

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L'employé semblait pressé. A regret, Fred remer- cia. Il était inquiet.

Boulevard Pasteur, au contraire, Tim et Isabelle nageaient dans l'euphorie. A peine eut-il ouvert la porte qu'Isabelle l'entreprit :

« Je parie que tu ne sais pas comment s'appelle l'aéroport de Calcutta. »

Fred, abattu, se contenta d'un grognement. « Ah ! mais c'est que nous avons travaillé pendant

ton absence ! dit fièrement Isabelle. Devine ! » Fred n'avait vraiment pas envie de participer à ce

jeu. « Tu vas voir, c'est très amusant, continua Isa-

belle. L'aéroport s'appelle Dum-Dum. » Fred se dérida un peu. « Et sais-tu ce que tu vas faire ? ajouta Tim. Tu

vas retourner à ton cher journal ! — Ah non ! ça suffit ! j'ai... » Mais Tim continua : « Voici le numéro que tu dois demander. » Prise de compassion, Isabelle expliqua : « Pendant ton interminable coup de fil, nous

avons appelé, nous, Air India. Il existe dans tous les aéroports une liste des réservations, et au moment du départ, une liste des passagers. Malheureuse- ment, cette liste n'existe qu'au départ, et à Orly, on ne sait rien. Il faut avant toute chose savoir si Clara a pris l'avion. Tu vas donc... »

Maussade, Fred interrompit : « Ça va, j'ai compris. »

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Une heure plus tard, énervé, anxieux, il était à nouveau en ligne avec Calcutta. Il entendit une voix douce et lointaine :

« Non, monsieur, je regrette. La personne qui vous intéresse n'a pas pris le départ. »

Fred intervint de nouveau, puis la voix reprit : « Oui, en effet, monsieur ; nous avions une réser-

vation à ce nom, mais elle n'a pas été confirmée. Je suis désolée, monsieur. »

De loin, de si loin, la musique précédant les annonces dans les haut-parleurs parvenait jusqu'aux oreilles de Fred.

Cette musique le décida : « Il n'y a qu'une chose à faire. »

Boulevard Pasteur, un Fred revigoré par l'action expliquait :

« Tim et moi allons partir pour Calcutta. C'est le seul point de chute que nous puissions avoir. Nous descendrons au Grand Hôtel. »

Isabelle était déçue : « Mais alors, vous... — Nous sommes bien obligés de te laisser, voyons.

Qui prendra les messages si Clara essaie de nous joindre ici ? Nous te joindrons aussi, pour avoir des nouvelles. Tu seras notre agent de liaison ! »

Isabelle reprit : « Mais pourquoi ne pas attendre un ou deux

jours ? Elle a pu avoir un contretemps, changer d'idée, prendre un autre itinéraire... »

En fait, Isabelle n'avait pas tellement envie de les voir partir...

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Fred expliqua : « Je suis inquiet. Clara n'a pas l'habitude de nous

laisser sans nouvelles. En cas de contrordre, elle prévient toujours. Or, je me suis renseigné, il n'y avait aucun message, ni à Dum-Dum, ni au Grand Hôtel. » Puis se tournant vers Tim : « Et tu te souviens qu'il n'y avait rien non plus à Orly ?» Il hésita, puis avoua : « Non vraiment, plus j'y pense, et plus je trouve cela bizarre. » Il ajouta plus bas : « Je suis certain qu'il lui est arrivé quelque chose. »

Et son poing d'ancien boxeur se serra.

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Chapitre 2

Calé dans son fauteuil, le consul s'épongeait le front. Il regarda Fred, assis en face de lui :

« Cette ville est terrible, monsieur. On y étouffe. Sans climatisation, la vie y est impossible. »

Il regarda le climatiseur — en panne — d'un air mélancolique.

« En tant que consul de France, je suis averti, bien sûr, de tous les problèmes qui peuvent se poser à nos ressortissants à Calcutta. Mais vous savez, il passe ici tant de journalistes, d'archéologues... »

Impatient, Fred intervint : « Monsieur le consul, je comprends bien qu'il est

impossible de tout savoir de chaque Français qui passe dans cette ville. Je comprends aussi, malheu- reusement pour moi, que vous ne pouvez rien m'apprendre sur ma femme. Mais voyez-vous...

— Bien ! reprenons si vous le voulez bien », coupa le consul.

La chaleur le rendait distrait.

« Votre femme devait se rendre ici, après avoir visité... »

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Il laissa Fred achever la phrase : « Elle devait visiter le Bhoutan pendant... » A nouveau le consul le coupa : « Hum ! Le Bhoutan ? » Il fronça les sourcils, puis

se rapprochant de Fred par-dessus son bureau : « Mais savez-vous ce que c'est que le Bhoutan, monsieur ? »

Fred se contenta d'un signe de tête. Le consul reprit :

« Mais, monsieur, c'est un des pays les plus fermés du monde, encore qu'il se soit un peu ouvert au sud depuis la fermeture de ses frontières avec le Tibet. A vrai dire, je suis même étonné que votre femme... »

Fred expliqua : « Des amis en reportage au Népal lui ont facilité

la tâche. » Pensif, le consul poursuivit : « Moi-même, je n'ai jamais pu avoir cette chance.

Les dirigeants de ce pays sont très jaloux de leur indépendance. N'oubliez pas qu'ils nomment eux- mêmes leur pays le « Druk-Yul », le Pays du Dragon. N'oubliez pas qu'ils ont insulté Sir Ashley et qu'un décret vient de sortir, interdisant de singer les coutumes et costumes de l'Occident... »

Fred soupira et pensa intérieurement : « Nous voici dans un cours d'histoire et pendant

ce temps, Clara... » Imperturbable, le consul continuait :

1. Sir Ashley Eden, représentant officiel de la reine Victoria, dut fuir le Bhoutan en pleine nuit, devant le traitement humiliant qu'on lui infligeait...

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la haie de serviteurs, et se dirigea tout droit vers son trône. La séance commençait.

Comme si les cinq prisonniers n'étaient que des quantités négligeables, le seigneur de la loi s'occupa d'abord des affaires courantes : les impôts, les récoltes, ce qu'on avait dû vendre ou échanger, l'état des réserves du « dzong ». Chaque fonction- naire, à son tour, rendait compte de son travail. Le seigneur de la loi concluait en prenant une décision rapide. Enfin le chef de la garde s'avança.

De sa voix grave, il expliqua. « Nous avons une prisonnière, Seigneur. Une

femme étrangère. Nous l'avons trouvée ici, dans cette même salle, après le coucher du soleil. »

Un murmure de mécontentement parcourut les membres du conseil. Fred tremblait. C'était donc cela ! Clara, ignorant les coutumes du Bhoutan, avait offensé l'une de ses règles les plus strictes : aucune femme n'est autorisée à pénétrer ou à rester dans le « dzong » après le coucher du soleil.

Le chef de la garde conclut en demandant : « Le fouet ! » Aussitôt, ce fut un brouhaha de commentaires et

de suggestions passionnées. On entendit : « Le carcan ! Qu'on la voie au grand jour ! » Fred croyait devenir fou. D'un geste, le seigneur de la loi ramena le silence. « C'est bon, déclara-t-il d'un ton sans réplique.

Cette femme a voulu rester parmi nous. Eh bien ! Qu'elle y reste ! Un an de cachot pour cette impru- dente ! »

Fred et ses compagnons étaient accablés. Un soupir de soulagement parcourut l'assemblée : jus-

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tice était rendue ! Dans le silence qui suivit, une voix suppliante d'adolescent s'éleva dans un anglais hésitant :

« My lord !... » Craignant le pire, Fred s'interposa : « Tim ! » Ce maladroit allait encore aggraver leur situa-

tion ! Il entendait déjà le seigneur de la loi : « Puisque ces messieurs sont des intimes de notre prisonnière, qu'ils partagent son sort ! »

Mais au lieu de cela, le seigneur de la loi se leva, un sourire bienveillant aux lèvres. Sans se départir de sa majesté, il descendit de son trône, bras tendus, vers le rang des cinq prisonniers. Et chacun put entendre dans le silence oppressant la voix du seigneur de la loi s'exprimant dans un anglais parfait, au grand étonnement des conseillers, et du chef de la garde.

« Je ne me trompe pas ? Il s'agit bien de notre jeune ami philatéliste ? »

Médusé, Fred regarda mieux cette fois le visage de celui qui parlait. L'homme de Calcutta ! Comment ne l'avait-il pas reconnu ? L'homme du marché aux timbres ! Ce même haut dignitaire qui leur avait permis d'obtenir un laissez-passer pour le Bhoutan. Fred aurait bondi de joie. Ce Tim tout de même, quel physionomiste malgré ses airs distraits ! Ainsi, c'était pour cela qu'il avait osé... Il l'avait reconnu tout de suite, lui ! Mais le seigneur de la loi conti- nuait :

« Comment la passion des timbres a-t-elle pu vous amener ici? »

Il se tourna, l'air sévère, vers le chef de la garde,

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que les paroles du seigneur de la loi avaient jeté dans le plus grand embarras. Figés, les conseillers tentaient d'y voir clair. Qu'est-ce que c'était que cette histoire de prisonnier, de timbres et d'amis ? Pour calmer les esprits, le seigneur de la loi jeta d'un ton qui n'admettait aucune réplique :

« Messieurs, il s'agit d'une regrettable erreur. J'espère que nos amis voudront bien nous excuser. »

Il fit un signe. Immédiatement, on apporta deux coussins. Tim et Fred allèrent prendre place à côté du trône. Le seigneur de la loi entendrait plus tard les détails de cette affaire. Le conseil n'était pas fini !

Inquiet, le professeur Schmoller était bien convaincu cette fois d'avoir vraiment été roulé. Fred avait plus d'un atout dans son jeu et lui qui conseillait de mettre les cartes sur la table, il était le premier à en garder dans sa manche !

Le professeur se sentait seul et sans défense. Que ferait Fred maintenant ?

Il essaya de lui faire signe. Mais pour le moment Fred semblait préoccupé par tout autre chose. Le professeur le vit se pencher vers le seigneur de la loi. Ce dernier écoutait attentivement. Il faisait « oui » de la tête. Puis un ordre surprenant fut donné :

« Qu'on aille chercher la prisonnière ! » Devant l'air étonné de l'assemblée et l'émoi pro-

voqué par ce renversement de situation, le seigneur de la loi annonça :

« Elle est libre. Cette femme ne connaissait pas nos coutumes. Elle n'était donc pas responsable vis- à-vis de notre loi. »

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A ce moment les regards de Fred et du professeur se croisèrent. Ce dernier comprit que son sort était entre les mains de Fred. Il le vit qui se penchait vers le seigneur de la loi, pour lui parler à l'oreille. Le professeur ferma les yeux. Soudain la voix du seigneur de la loi retentit :

« Tous les prisonniers sont libres ! » Le professeur ouvrit les yeux. Ainsi Fred l'avait

sauvé comme Penjo et Tigme. Ébahis, les membres du conseil n'osaient expri-

mer tout haut ce qu'ils pensaient. Quelle sorte de justice était-ce là, si on la faisait et la défaisait dans la minute même ? Enfin ! Le seigneur de la loi avait voyagé. Il avait rapporté de ses voyages de bien étranges manières ! Peut-être agissait-on ainsi ail- leurs.

Le professeur se leva. Un soldat était chargé de les accompagner, lui et ses compagnons. Dehors, il se retrouverait seul. Pendant ce temps, Fred et Tim seraient fêtés et célébreraient les retrouvailles.

Assis sur des coussins, Tim, Fred et Clara étaient muets d'admiration devant la somptueuse décora- tion du salon. La reine, prévenue par un message de Punakha, connaissait maintenant les aventures de Clara. Elle avait voulu la revoir avant son départ. Se doutait-elle, lorsqu'elle avait invité Clara à visiter le Bhoutan, de ce qui lui arriverait ? Certainement pas. Elle voulait effacer tout mauvais souvenir.

« Je me réjouis de la revoir, dit Clara. C'est une femme très attachante. Elle marque de sa person- nalité tous ceux qui l'entourent. »

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Tim regardait les fresques, sur les murs. Les dessins rouge et or contrastaient avec les verts et les bleu turquoise. Des rideaux fins, des coussins de soie donnaient à l'ensemble une note de confort feutré. Sur la table, des jus d'orange, des pêches avaient été mis à leur disposition. Ces fruits sem- blaient d'un grand luxe au cœur de l'Himalaya. Ils venaient des vallées et du Sud du pays, des vergers créés par l'État, où l'on essayait d'améliorer les méthodes de culture et d'acclimater d'autres fruits.

Clara était toute à sa joie. Après des journées d'horreur et d'angoisse, elle goûtait un plaisir extra- ordinaire à se trouver là, tout simplement, au côté de Fred.

Tim lui, se sentait mélancolique. « Nous l'avons échappé belle, se disait-il. Mais

maintenant, l'aventure est finie. » Pour se réconforter, il fouilla dans sa poche. Elle

était toujours là. « Elle », c'était la boîte d'argent contenant un timbre bhoutanais, cadeau du sei- gneur de la loi de Punakha. Tim se contenterait du timbre. Il réservait à sa chère amie Isabelle l'écrin d'argent.

Fred était heureux. Le cauchemar avait pris fin. Clara était bien vivante. Ils allaient enfin pouvoir se reposer. Cependant une tâche importante lui restait à accomplir auprès de la reine : la convaincre, tout au moins pour l'instant, de renoncer au barrage.

Une copie des plans avait disparu dans les eaux de la Mo-Chu, il fallait détruire l'autre copie, dépo- sée à Thimbu. Le reine le comprendrait-elle ? Fred essayait de mettre en ordre tous les arguments propres à l'éclairer : l'ingénieur indien avait fui,

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l'autre ingénieur, le professeur Schmoller, avait « disparu ». Fred avait promis le secret au profes- seur, il le tiendrait. Ces questions expliquées, il faudrait montrer les points faibles du barrage. Ce ne serait pas difficile. Comment une construction comme celle qui était prévue pourrait-elle résister aux pluies torrentielles de la mousson ? Les indi- gènes avaient raison. Il fallait revoir le projet entiè- rement.

Fred sourit : il avait une idée. Le Bhoutan consa- crait une bonne partie de son budget à développer la scolarisation. Les premiers ingénieurs bhoutanais revenaient maintenant après leurs séjours d'études à l'étranger. Pourquoi ne pas confier ce travail à ces premiers ingénieurs ? Si la reine acceptait, ce serait vraiment la victoire du « Léopard des neiges » ! Et ses amis n'auraient plus à craindre de voir s'occidentaliser leur pays.

Fred n'eut pas le temps de supputer ses chances de convaincre. Vêtue d'une longue robe de soie, souriante, deux nattes noires relevées en couronne au-dessus de sa tête, la reine faisait son entrée. Fred se leva. Il avait confiance.

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CARTE DU BHOUTAN

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DOSSIER :

Le Bhoutan ou Druk-Yul, Pays du Dragon

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Quel est l ' intérêt de ce pays ?

Il y a une trentaine d'années, faute de routes et de moyens de transports, ce royaume de l'Himalaya était encore pratiquement inaccessible.

Soucieux de préserver son identité, il se protège en limitant volontairement le nombre des visiteurs, par le biais, entre autres, d 'une taxe de séjour élevée.

Où se trouve-t-il ?

A l'est de l'Himalaya. A sa frontière ouest, le royaume du Sikkim et plus loin, le Népal. A sa frontière nord, le Tibet, devenu chinois. Au sud, l'Inde.

Cette situation de tampon entre le Tibet chinois et l'Inde lui donne une position stratégique impor- tante.

Sa taille

Avec ses 47 000 k m il est grand comme la Suisse. A cause de son relief difficile, il est peu peuplé : 1 300 000 habitants seulement.

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Un peu de géographie

Dans la région appelée LE GRAND HIMALAYA, les montagnes sont très hautes, couvertes de glaciers et de neiges éternelles. Le Kula Kangri, par exemple, atteint 7 554 mètres. En descendant vers le fond des vallées (4 000 mètres environ), on trouve, en dessous des glaces et des neiges, une zone de steppe, avec des rhododendrons, puis plus bas des forêts de conifères. Les troupeaux de yaks, dzos (croisement de vache et de yak), chèvres et moutons y montent en été. Les transports se font à dos de mulet ou de yak, par des cols parfois à plus de 4 500 mètres. Avant que le Tibet devienne chinois, les caravanes bhoutanaises allaient y vendre du riz, des épices, des tissus et en rapportaient du sel, de l 'argent et de la laine. La fermeture presque totale de la frontière a beaucoup réduit ces échanges.

A quarante kilomètres environ, au sud, UN ALIGNE- MENT, d'ouest en est, DE BASSINS : dans chacun d'eux, la population se regroupe en une petite agglomération autour du Dzong, ou forteresse- monastère. Ces différentes vallées, à 1 500- 2 000 mètres, sont séparées par des montagnes de 3 500-4 000 mètres, ce qui explique que longtemps elles sont restées isolées. Ces vallées — Paro, Thimbu, Punakha, Tongsa — regroupent l'essentiel de la population et offrent de grands contrastes avec les hauts sommets de l'Himalaya en raison des divers facteurs climatiques. A la forêt de conifères succède la forêt tropicale. Aux mélèzes, pins, chênes, noise- tiers, frênes, saules, peupliers, trembles, magnolias, genévriers succèdent les oranges, bananes, pêches,

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abricots et mangues ! Les cultures en terrasses et l'irrigation (aqueducs et canaux en pierre) contri- buent à développer la fertilité de cette région.

Plus au sud, LE MOYEN HIMALAYA : moins élevé que le Haut Himalaya, il est difficile à traverser à cause de l'étroitesse de ses vallées. Les Montagnes Noires (Ri-Nak) culminent à 4 900 mètres. C'est une région peu peuplée. On y cultive du riz (jusqu'à 2 800 mètres), de l'orge, du maïs et du blé (jusqu'à 3 000 mètres). On y pratique l'élevage.

Enfin une région exposée à la mousson, assez peuplée bien qu'offrant un climat chaud et humide (7 mètres de pluie par an), région de savane (herbe à éléphant) et de forêt tropicale (lianes). Elle abrite daims, ours, tigres, léopards, buffles, cobras, vipères, scorpions et sangsues. Les montagnes, abruptes, y sont presque toujours dans le brouillard.

La popula t ion

Pour l'essentiel, le Bhoutan est peuplé de BHO- TIAS, proches parents des Tibétains.

20 p. 100 de la population sont des NÉPALAIS (en général, main-d'œuvre non qualifiée).

Des INDIENS forment la main-d'œuvre qualifiée (administration, enseignement, grands travaux de construction).

Enfin, le Bhoutan accueille environ 4 000 réfugiés TIBÉTAINS. Parfois des tensions apparaissent entre ces différents groupes.

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La religion

Partout au Bhoutan, des monastères-forteresses (Dzong), des temples (lhakhang) abritant des mou- lins à prières, des monuments religieux (chorten) et des bannières de prières portant des mantras (ce sont des syllabes sacrées, qui, répétées, aident à « pénétrer dans l'absolu »).

La religion du Bhoutan est le BOUDDHISME. Les moines bouddhistes sont des lamas. On peut être lama à partir de l'âge de neuf ans. Fondé au V siècle avant J.-C., cette religion considère que l 'homme souffre à cause de ses passions. Il doit donc s 'entraîner au détachement et il atteindra la

sérénité (par le yoga, par exemple). Les lamas, au nombre de 4 000, vivent de la

charité publique. Les jeunes lamas étudient dans les monastères où l'on dispense une éducation sévère. On respecte les lamas : ils récitent les textes sacrés, procèdent aux mariages et enterrements, traitent les maladies, dressent les horoscopes, et enseignent la religion.

Parallèlement à la religion bouddhique, subsistent des éléments de l'ancienne religion Bon. Les démons familiers sont les lus. Chaque maison a son tab-lha (démon), qui ne doit pas être offensé. Les mon- tagnes représentent les divinités. Le Kula Kangri est considéré comme la représentation de Kwera, le roi des démons de la montagne. On pratique la magie, la divination. Avant de partir en voyage, on consulte l 'augure (naga-chhang). On croit aux fan- tômes, aux sorcières, aux esprits (Bumthang signi- fie : « la plaine aux esprits »). On leur fait des

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offrandes pour les apaiser. On porte des amulettes pour se protéger de la maladie et de la malchance.

Le cos tume

Les lamas ont les cheveux courts, parfois même ils ont le crâne rasé. Leurs robes sont rouges ou marron. Celle des paysans est souvent faite de laine ou de bure brune.

Pour les fêtes, les hommes portent des kos de soie, les femmes de longues robes étroites agrafées avec des boucles en argent incrustées de turquoises, sur des blouses en soie.

Les femmes bhoutanaises ont souvent les cheveux courts. Les hommes portent toujours un sabre ou un poignard dont ils attachent la pointe à la ceinture quand ils marchent, pour éviter que l 'arme ne leur balaie les jambes... Relevé le jour au niveau des genoux par une ceinture, le vêtement des hommes, sans ceinture, leur tombe aux chevilles et leur sert de chemise de nuit !

Lors des réceptions, les officiels portent des écharpes rouges, celles des invités sont blanches.

La famille

Autrefois, la polyandrie (une femme avec plu- sieurs maris) était en usage. Maintenant la polyga- mie (plusieurs femmes) est admise jusqu'à trois femmes, mais la monogamie (une femme) est très répandue.

Quand un homme veut épouser une autre femme, il doit avoir l 'accord de la première. Celle-ci peut

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divorcer et demander une « pension alimentaire » à vie.

L'âge du mariage est seize ans pour les femmes et vingt et un ans pour les hommes. Le jeune couple vit avec la famille du marié ou de la mariée selon les besoins en travail. Si l'on n'a pas besoin d'eux, ils s'installent dans leur propre ferme.

Les arts

L'architecture : remarquable construction des Dzongs et des maisons à étages, parallélogrammes de pierre ou de boue séchée blanchis à la chaux, soutenus par une charpente dans laquelle n'entre aucun clou. Les poutres, marron, rouges, sont riche- ment sculptées et décorées, ainsi que les cadres des fenêtres et des portes. Des pierres maintiennent les tuiles d'ardoise ou de bardeau. Certains uchis (tours) peuvent atteindre sept étages. On y accède par des échelles raides.

La peinture : sur les murs, les poutres, les ban- nières, on peint essentiellement des sujets religieux à l'aide de couleurs vives. Parfois les bannières (tankas) sont brodées.

La danse : avec masques et costumes de démons, les danseurs expriment des sujets religieux.

La musique : goût pour la chanson tibétaine. Les instruments : guitare tibétaine, cloches, tambours, trompettes, cymbales.