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Marcelo Dascal TROIS PREJUGES SUR LE PREJUGE Ouverture du colloque "Critique et Légitimité du Préjugé des Lumières à nos Jours" 27 mai 1996 Préambule Je vous souhaite la bienvenue à la Faculté de Lettres Lester and Sally Entin, de l'Université de Tel Aviv. Je tiens à vous exprimer, particulièrement, notre satisfaction de vous avoir ici, malgré certains évenements tragiques du mois dernier, qui ont fait que certains participants dans un autre colloque -- sur "Modèles de Critique" -- tenu à cette meme faculté, ont annulé leur participation. Nous, ici en Israel, ne sommes pas du tout heureux des évenements mentionnés, auxquels des vies innocentes ont été sacrifiées à la suite de nos actions militaires erronnées. Nous, citoyens d'Israel, avons critiqué sevèrement les actions qui ont conduit a cette perte de vies innocentes. Je crois que je parle au nom de plusieurs citoyens d'Israel, ainsi qu'au nom de la plupart des professeurs et étudiants de cette faculté, en disant ce que je viens de dire. Je respecte, bien entendu, le droit de toute personne -- ici ou ailleurs -- d'exprimer sa critique aux actions du gouvernement d'Israel. Je me reserve pourtant le droit de critiquer une critique indiscriminée, addressée aussi bien à un acte spécifique de notre gouvernement qu'à tous les citoyens d'Israel, même ceux qui s'opposent tout à fait à ce genre d'actes. Il me semble que de telles critiques "automatiques" et "globales" tiennent à un type de préjugé, typique de certains cercles intellectuels, que je croyais -- peut être trop naivement -- disparu avec le progrés indeniable que nous avons fait dans la route de la paix. Sans doute il reste beaucoup à faire dans cette route et il y a beaucoup à critiquer dans ce qui a été déjà fait. Soyez assurés que nous lutterons pour garantir une paix juste et humaine pour tous les peuples dans notre region. Je m'attendrais, pourtant, de la part des intellectuels du monde, la capacité de discernement entre ceux qui se sont engagés -- des deux côtés du conflict -- dans un processus de paix, qui n'est pas exempt d'erreurs (dont quelques uns -- commis par les deux cotés -- sont sans doute condamnables), et ceux qui s'y opposent, et dons les actions ne sont pas des "erreurs", mais des efforts concertés pour arreter le processus de paix. Ne pas exercer cette capacité de discernement tient certainement au préjugé -- thème de notre colloque. Mon préambule montre bien que le thème de ce colloque est bien à propos, puisque le préjugé s'avère ne pas être quelque chose du passé, ni même dans le monde intellectuel. J'aurais aimé avoir eu le temps de préparer une contribution comme il faut. Puisque mes devoirs actuels me l'empêchent, je vous présenterai quelques petites réflexions sur les préjugés autour du préjugé -- dont un (à savoir, que les intellectuels n'en ont pas) vient d'être illustré. Distinctions preliminaires La philosophie consiste -- d'après une de ses definitions les plus profondes -- dans l'examen des présupposés sousjacents aux conceptions, philosophiques aussi bien qu'ordinaires. Ce que je me propose de faire c'est un TROIS PREJUGES SUR LE PREJUGE http://www.tau.ac.il/humanities/philos/dascal/papers/trois.htm 1 de 6 17/05/2014 17:29

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Marcelo Dascal

TROIS PREJUGES SUR LE PREJUGEOuverture du colloque

"Critique et Légitimité du Préjugé des Lumières à nos Jours"

27 mai 1996

PréambuleJe vous souhaite la bienvenue à la Faculté de Lettres Lester and Sally Entin, de l'Université de Tel Aviv. Jetiens à vous exprimer, particulièrement, notre satisfaction de vous avoir ici, malgré certains évenementstragiques du mois dernier, qui ont fait que certains participants dans un autre colloque -- sur "Modèles deCritique" -- tenu à cette meme faculté, ont annulé leur participation.Nous, ici en Israel, ne sommes pas du tout heureux des évenements mentionnés, auxquels des vies innocentesont été sacrifiées à la suite de nos actions militaires erronnées. Nous, citoyens d'Israel, avons critiquésevèrement les actions qui ont conduit a cette perte de vies innocentes. Je crois que je parle au nom deplusieurs citoyens d'Israel, ainsi qu'au nom de la plupart des professeurs et étudiants de cette faculté, en disantce que je viens de dire. Je respecte, bien entendu, le droit de toute personne -- ici ou ailleurs -- d'exprimer sacritique aux actions du gouvernement d'Israel. Je me reserve pourtant le droit de critiquer une critiqueindiscriminée, addressée aussi bien à un acte spécifique de notre gouvernement qu'à tous les citoyens d'Israel,même ceux qui s'opposent tout à fait à ce genre d'actes. Il me semble que de telles critiques "automatiques" et"globales" tiennent à un type de préjugé, typique de certains cercles intellectuels, que je croyais -- peut êtretrop naivement -- disparu avec le progrés indeniable que nous avons fait dans la route de la paix. Sans douteil reste beaucoup à faire dans cette route et il y a beaucoup à critiquer dans ce qui a été déjà fait. Soyezassurés que nous lutterons pour garantir une paix juste et humaine pour tous les peuples dans notre region. Jem'attendrais, pourtant, de la part des intellectuels du monde, la capacité de discernement entre ceux qui sesont engagés -- des deux côtés du conflict -- dans un processus de paix, qui n'est pas exempt d'erreurs (dontquelques uns -- commis par les deux cotés -- sont sans doute condamnables), et ceux qui s'y opposent, et donsles actions ne sont pas des "erreurs", mais des efforts concertés pour arreter le processus de paix. Ne pasexercer cette capacité de discernement tient certainement au préjugé -- thème de notre colloque.

Mon préambule montre bien que le thème de ce colloque est bien à propos, puisque le préjugé s'avère ne pasêtre quelque chose du passé, ni même dans le monde intellectuel. J'aurais aimé avoir eu le temps de préparerune contribution comme il faut. Puisque mes devoirs actuels me l'empêchent, je vous présenterai quelquespetites réflexions sur les préjugés autour du préjugé -- dont un (à savoir, que les intellectuels n'en ont pas)vient d'être illustré.

Distinctions preliminaires

La philosophie consiste -- d'après une de ses definitions les plus profondes -- dans l'examen des présupposéssousjacents aux conceptions, philosophiques aussi bien qu'ordinaires. Ce que je me propose de faire c'est un

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petit exercice philosophique visant à dégager certains présupposés assez repandus dans l'usage de la notion depréjugé.

Il me faut d'abord faire quelques distinctions. Il y a au moins deux sens de `préjugé' que toute analyse de cettenotion doit essayer de distinguer. Ces deux sens proviennent de l'ambiguité du prefixe `pré-', qui -- commed'ailleurs la notion d' a priori -- peut se rapporter à trois types d'antériorité: logique, psychologique, etchronologique. Le problème c'est que ces trois types s'entremêlent et sont difficilement separables. Essayonsquand-même.

Le premier sens de `pré-jugé' serait peut être mieux rendu par l'expression `pré-judgment'. Il s'agit d'élémentsde la pensée qui ne sont pas eux-mêmes des `jugements' mais qui, quoique logique et psychologiquementdifférents des jugements, ont non seulement une influence sur leur formation mais en sont même unecondition nécessaire. Les concepts ou notions ou "idées" sont de cet ordre, puisqu'ils sont des composantesindispensables de tout jugement, qui consiste dans une structure où ces composantes sont articulées. Demême les sensations et perceptions. En portugais, le pré-jugé dans le sens en question s’appelle preconceito ,c’est -à-dire, pré-concept, c’est-à-dire quelque chose d’antèrieur au concept lui-même . Logiquement, il sedistinguent des jugements parce que la categorie de "vérité" ---- propre à ces derniers -- ne s'applique pas àeux. Psychologiquement, ils sont necessaires pour l'exercice de la capacité de juger.

Ces pré-jugements peuvent souvent eux-mêmes être "articulés" en sous-composantes. En outre, ils peuventêtre "déterminés" ou "indéterminés", "clairs" ou "confus", "distincts" ou "indistincts". La critique dupré-jugement consiste à essayer d'en eliminer, autant que possible, l'indétermination, la confusion, etl'indistinction, au moyen de leur analyse ou articulation, jusqu'à l'atteinte d'éléments "simples" qui seraientabsolument clairs, distincts, et déterminés. Certaines théories signalent, pourtant, que cela est impossible, etque tout jugement se rapporte, finalement, a un arrière-fonds inarticulé et, en fin de comptes, inarticulable .

Dans un deuxième sens, le `préjugé' est du même ordre logique et psychologique que le jugement. Commecelui-ci il peut être vrai ou faux. Il s'agit, pourtant, d'un jugement avec certaines caractéristiques logiques etpsychologiques spéciales. Logiquement, le terme désigne un jugement ou opinion tenue pour vraie sans avoirpassé l'examen critique nécessaire pour cela. Psychologiquement, malgré ce fait, le préjugé est censé avoirune grande influence sur la formation d'autres opinions et sur le comportement -- à tel point qu'il resiste auxpreuves de sa fausseté. Chronologiquement, il provient des "croyances communes" existentes dans la societé-- du "sens commun" -- qui constituent l'arrière-fonds formatif de la pensée, avant même que celle-ci aitdeveloppé sa capacité critique, ce qui explique leur force. L'expression hébraique העד המודק , `opinionantérieure' ou `recue', saisit bien ce sens.

La critique du préjugé, dans ce sens, consiste à le soumettre à l'examen critique pour en prouver la fausseté.Puisque le préjugé, dans ce sens, est -- comme son cousin, le pré-jugement -- souvent obscur, confus etindéterminé, son examen critique requiert d'abord sa clarification. Cela n'est pas facile. En fait, le caractérevague du préjugé, loin d'en diminuer la puissance, l'augmente, puisque tout essai d'en preciser le contenu peutêtre simplement ecarté comme incapable de lui rendre justice.

Les trois préjugés sur le préjugé que j'examinerai par la suite ont a voir surtout avec ce deuxième sens depréjugé, quoiqu'ils enveloppent aussi une certaine confusion entre les deux sens. Il sont des préjugés dans lamesure ou ils sont guidés par des attitudes vis-a-vis le préjugé qui ne sont pas elles-mêmes soumises àl'examen critique et dont l'influence persistente sur le choix de modes d'action face au préjugé tient donc plusa leur statut "idéologique" qu'à leur validité ou vérité.

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Les trois préjugés sur le préjugé

Le préjugé cartésien

J'aurais pu aussi bien attribuer cette attitude vis-à-vis le préjugé a la critique baconienne du sens commun oua la critique kantienne du dogmatisme. Mais, puisque nous fêtons cette année le 400ème anniversaire de lanaissance de Descartes, et puisque celui-ci a formulé cette position avec tant de force et clarté, le titre`cartésien' est bien merité.

Les textes cartésiens (ainsi que ceux des autres defenseurs de cette position) sont bien connus et il n'est pasnécessaire de les rapeller ici. La grande difficulté posée par le "doute methodique" cartésien c'est, à mon avis,le fait qu'au contraire de la zetesis sceptique, qui vise a opposer face a tout argument pro un argument contrade même poids, Descartes croit pouvoir arriver a un argument decisif en faveur de sa position. Pour qu'ilpuisse être decisif, cet argument ne peut rien presupposer qui puisse être mis en question par l'adversaire decette position. C'est-à-dire, il doit être à la fois sans pré-jugement et sans préjugé. Or, l'histoire de l'exegésedu texte cartésien montre bien dans quelle mesure il est plein de pré-jugements (par example, les "idées" quiont été si "claires et distinctes" pour Descartes et ne l'ont pas été pour tant d'autres; les concepts scolastiquesqu'il a employés sans critique; etc.) et de préjugés -- ce qui l'a fait ranger au nombre des penseurs"dogmatiques" par Kant.

Le préjugé sur le préjugé implicite dans cette position c'est la croyance qu'il est possible, à l'aide d'uneméthode satisfaisante, d'eliminer tout à fait les préjugés, de penser et argumenter, pour ainsi dire, à partir dezero pré-jugements et préjugés. Les defenseurs de cette position ne disent pas que cela est facile. Mais ils sontconvaincus que c'est non seulement possible mais aussi désirable. En fait, d'après eux, l'ideal des Lumièresc'est precisement d'accomplir cette elimination de tout préjugé. Avec une education qui developpe notre"pensée critique" nous pourrons arriver, d'après cette conception, à un exercice "pur" de notre Raison, libre debiais de toute sorte, et d'accomplir ainsi la maxime kantienne "Sapere aude!".

Or, après Duhem, Quine, Gadamer, et plusieurs autres, nous savons qu'il n'y a pas de jugement sanspré-jugement, qu'il n'y a pas de "purs faits", qu'il n'y a pas de notions qui n'impliquent pas tout un reseaud'autres pré-notions, etc. Nous savons, pour employer la terminologie leibnizienne, qu'il n'y a pas de penséereflexive consciente sans une "pensée aveugle", qui ne mets pas en question à chaque pas tous nos concepts,mais les tient pour point de départ donne et, au moins pour le moment, inquestionnable. Nous savons aussiqu'il est impossible de séparer tout à fait un niveau "theorique" d'un niveau "meta-theorique", à partir duquelle premier peu être evalué "objectivement". Nous savons qu'il est impossible de formaliser entièrement lelangage scientifique, qui ne peut se constituer que par rapport à un arrière-fonds de langage ordinaire,informel, métaphorique et imprécis.

Ignorer toutes ces difficultés auxquelles doit faire face l'idéal cartésien c'est donc refuser en fait d'examinercritiquement cet ideal, c'est-à-dire, ce n'est qu'un préjugé. Ce qu'il faudrait faire, au contraire, c'est sedemander si cet idéal est effectivement nécessaire pour expliquer la nature de la connaissance humaine etpour en garantir le progrés.

2. Le préjugé marxien-freudien

Il faut distinguer ici deux aspects ou moments de ce deuxième préjugé sur le préjugé.

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A. Le premier consiste dans la reconnaissance du rôle formateur de certains aspects de la vie sociale (Marx)ou individuelle (Freud) sur la mentalité des individus. Ce rôle est tellement puissant qu'il semble simplementimpossible d'en échapper. Par consequent, on le prend pour déterminant. Autrement dit, on considère lecontexte formateur, qui engendre les pré-conceptions, les tendances affectives, les pré-jugements, et lesmodéles d'explication employés par les classes sociales ou les individus comme constitutifs de la personalitésociale ou individuelle, et donc comme étant des mecanismes causaux inéchappables qui determinent lecomportement social et individuel, ainsi que les conceputalisations ou constructions de la "realité", D'aprèscette conception, les procedés cartésiens, baconiens, ou kantiens, par lesquels on pretend nous libérer despréjugés au moyen de la reflexion critique, ne sont que des illusions. Tout au plus, ils nous offrent des"rationnalisations" ou "idéologies" qui justifient soit ces préjugés eux mêmes, soit les meta-préjugés qui leurcorrespondent. La raison de l'inefficacité de ces procedés réside dans le fait que tout ce que la reflexion peutfaire c'est de nous faire reconnâitre les mecanismes causaux sous lesquels nous opérons. Mais elle ne peut pasnous soustraire à ces mécanismes.

B. Le deuxième moment, apparémment opposé au premier, consiste dans une croyance presque miraculeusedans le pouvoir de la refléxion ou, plus précisement, de la "conscientisation" des causes de notrecomportement social ou individuel. Chez certains marxistes, tel Lukacs, la "conscience de classe" acquiertpar la un rôle important si non dans la modification de l'histoire, au moins dans l'accéleration de son courspréalable. Dans l'analyse freudienne, l'élaboration consciente des traumas psychologiques de l'enfancepermet, si non leur elimination, au moins une certaine mesure de contrôle sus leurs effets.

A vrai dire, il n'y a pas là de vraie contradiction avec la tendence fataliste carácteristique du premier momentdu préjugé marxien-freudien. Car la conscientisation n'est pas vraiment capable de nous libérer de notrecontexte formatif ou de le modifier radicalement. Tout au plus elle peut nous permettre d'établir un "modusvivendi" avec lui.

Le préjugé sur le préjugé implicite dans cette position, dans ses deux moments, consiste dans soninvestissement d'une auréole ontologique. Concu comme ayant un rôle causal, lui-même déterminé par desfacteurs sociaux ou psychologiques foncièrement independants de notre controle, et suivant des lois causalesinexorables, le préjugé apparâit comme une espéce de "force naturelle", à laquelle nous ne pouvons paséchapper. Tout au plus, nous pouvons l'observer -- comme nous observons tout autre phénomene naturel.(Comment cela se fait "objectivement", sans succomber aux forces psycho-sociales qui determinent nosconceptualisations, demeure bien sur un mystère.)

Le préjugé acquiert ainsi le statut de "necessité" ontologique. Nous pouvons, bien sur, tirer parti de laconnaissance que nous en avons. Par example, nous pouvons -- comme le suggére Skinner -- planifierl'éducation (c'est-à-dire, l'ensemble de châtiments et de recompenses donnés a l'enfant) pour achever uncertain type de comportement desiré. Mais, evidemment, ce "comportement desiré" n'est lui-même que lerésultat des conditionnements auxquels nous-mêmes avons été soumis dans notre enfance, et il est difficile devoir comment ce genre d'intervention pourrait lui-même produire des innovations radicales par rapport aupassé, pour vraiment échapper de ses chaines.

3. Le préjugé herméneutique

Si le préjugé est inevitable, soit parce qu'en tant que mecanisme causal il est inéchappable, soit parce qu'il n'ya pas de jugement sans pré-jugement, au lieu de le concevoir négativement, concevons-le positivement. If

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you cannot beat them, join them! C'est là, il me semble, l'essence de l'attitude herméneutique vis-à-vis lepréjugé.

Il s'agit certainement d'une espéce de "révolution copernicienne" au sujet du préjugé: on part de lareconnaissance de son rôle dans toute connaissance, dans toute interpretation, on le voit comme condition"transcendantale" de notre activité cognitive, et on en tire parti pour analyser la nature de cette activité. Onajoute, pourtant, une mesure de relativisme: tout intérprete à ses propres pré-jugements, pré-conceptions, etc.Mais, pour eviter un relativisme radical, on présuppose une "résistance", inarticulée, il est vrai, mais pourtantpuissante, de la "chose" (ou du "texte"), qui établit des limites à l'activité interpretative-cognitive, nepermettant pas n'importe quelle interpretation.

Le préjugé sur le préjugé que je discerne dans cette position -- trop sommairement presentée, helás!(heureusement la communication du Prof. Bohler me corrigera) -- c'est un certain optimisme sans fondement,qui rappelle la "main invisible" qui, d'après Adam Smith, regule les forces du marché "pour le mieux". Cetoptimisme se manifeste, d'une part, dans la supposition (partagée avec le préjugé marxien-freudien) que, siseulement nous devenons conscients des préjugés que nous appliquons dans nos activités cognitives-interpretatives, nous acquérons un certain contrôle sur eux. D'autre part, il partage avec le préjugé cartésien lacroyance que la subjectivité des préjugés et leur variabilité n'elimine pas l'objectivité de la connaissance quis'en sert parce que l'"objet" de la connaissance ne se prête pas -- mystèrieusement -- a une manipulationinterpretative entièrement libre.

C'est ce double optimisme qui permet de considerer "positivement" le préjugé. Mais le préjugé, même siadmis comme indispensable pour l'activité cognitive-interpretative, demeure préjugé c'est-à-dire, il endetermine les résultats, tout en échappant, à chaque moment, à son contrôle. Vis-à-vis cette activité, même s'ily est exploité et integré, il demeure "l'autre", la "negation". Il garde ainsi une "negativité" foncière, nécessairepour l'acomplissement de son rôle dialectique dans la constitution de la connaissance. Sans l'interpretationabsolutiste de la dialectique, au style de Hegel, je ne vois pas pourquoi supposer, avec optimisme, que c'estl'objectivité qui triomphera.

Conclusion

Il me semble que les trois préjugés sur le préjugé que je viens d'esquisser revélent le dilemme auquel il fautfaire face -- et dont il faut finalement échapper -- si l'on veut resoudre les problémes que pose le préjugé. Cedilemme se base sur la disjonction exclusive: ou bien le préjugé est eliminable (préjugé cartésien) ou bien ilest inevitable (préjugé marxien-freudien). Puisque les defenseurs de chacune de ses propositions succombenta des arguments du type tu quoque (les eliminativistes se servent eux-mêmes de préjugés; les inevitabilistespréjugent de la valeur objective de leurs theories causales), il resulte que la connaissance "objective" estimpossible.

Le préjugé herméneutique essaye d'échapper a ce dilemme en niant l'exclusivité de la disjonction: le préjugéest, certes, toujours present, mais il est quand même modifiable et, dans une certaine mesure, controlable, soitpar nous mêmes, soit par la résistance mysterieuse de l'"objet". Il n'explique pas pourtant ce mystére.

Ma propre solution -- si jamais j'en formulerais une -- essayerait de developper plus a fond et sans préjugéd'optimisme la position herméneutique. N'ayez pas peur, je n'essayerai pas de le faire ici. Je dirai seulement lesuivant:

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(a) Contre le préjugé cartésien, j'affirmerais que le préjugé n'est jamais tout à fait eliminable, car nous nepouvons jamais juger sans pré-juger, ni soumettre tous nos jugements a l'examen critique.

(b) Contre le préjugé marxien-freudien, je dirais qu'il n'y a pas de contexte formateur qui determineentièrement les contenus de nos pensées, et dont nous ne puissions pas échapper, quoique nous ne pouvonsjamais decontextualiser entièrement notre pensée;.

(c) Contre le préjugé herméneutique, je dirais que ce qui nous permet d'achever une certaine mesure --toujours provisoire, bien entendu -- d'objectivité ce n'est pas une resistance mysterieuse de l'"objet", maissimplement la capacité que nous avons de passer d'un ensemble de préjugés à autre. C'est-à-dire, ce quigarantit la mesure d'objectivité et d'anti-relativisme dont nous sommes capables c'est rien d'autre que lamultiplicité et la variabilité des préjugés, et notre don singulier de nous placer "dans la perspective d'autrui".C'est dans ce don qui consiste l'exercice de la critique. C'est dans l'ouverture au dialogue et à la controversequ'il se manifeste. Et c'est lui surtout que l'éducation doit essayer de developper.

J'espère que ce colloque inter-disciplinaire nous permettra d'exercer, au plus haut niveau, cette condition sinequa non de l'activité intellectuelle qui est la capacité de voir les choses -- dans notre cas, le préjugé -- sousdes perspectives differentes, et de nous delivrer ainsi, si non de tous, au moins de quelques uns de nos proprespréjugés.

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