9
Portrait d’un camp forestier. Source : Archives nationales du Québec. Au Québec, la forêt a remplacé la couche glaciaire vers 10 000 av. J.-C., puis des nomades se sont installés dans la forêt qui leur apportait tous les éléments nécessaires à leur survie. Au XVII e siècle, les colons européens ont modifié le paysage en coupant du bois pour construire leurs habitations et faire face aux rigueurs de l’hiver. Des défrichements ont eu lieu près des villages et des forts français pour appréhender les attaques ennemies. C’était aussi un moyen de conquérir de l’espace cultivable dans un contexte d’augmentation démographique. Jean Talon vit le potentiel financier du bois et créa les premières petites exploitations forestières. Aujourd’hui, la forêt est un lieu de biodiversité à conserver, un patrimoine à valoriser, un endroit récréotouristique et une ressource à exploiter de façon durable. Ayant évolué sur plusieurs siècles, l’industrie forestière a permis à de nombreux métiers de voir le jour. De bûcheron à garde forestier en passant par cageux, plusieurs de ces professions sont encore trop souvent méconnues. Quelques-uns de ces métiers d’autrefois liés à l’industrie forestière vous sont présentés dans les pages qui suivent. LES BÛCHERONS, QUI ÉTAIENT CES HOMMES DES BOIS ? Bûcherons et leurs outils de travail Source :Bibliothèque et Archives Canada. Au début du XIX e siècle, en raison notamment du blocus de Napoléon, il y eut une forte demande en bois de la part de la Grande-Bretagne pour produire les traverses en bois des premiers chemins de fer et continuer la construction de sa flotte royale. Les essences coupées au Québec furent nombreuses : pin blanc, pruche, cèdre, épinette blanche, érable, chêne, hêtre et bouleau. Le bûcheron y joua un grand rôle. Jusqu’au milieu du XX e siècle, le bûcheron était agriculteur, chasseur ou chômeur et bûchait en hiver pour compléter ses revenus. Au-delà de la motivation financière, bûcher tenait de l’émancipation personnelle ou d’un voyage vers l’inconnu. Comme les Canadiens, beaucoup d’immigrés européens, tels des Écossais et des Irlandais, travaillaient dans les forêts entre 1930 et 1945. LES MÉTIERS FORESTIERS D’AUTREFOIS DE BÛCHERON À GARDE FORESTIER EN PASSANT PAR « CAGEUX » Par Thomas Bardin Adaptation de Marie-Pier Croteau, Association forestière des deux rives AUTOMNE-2015 7

DE BÛCHERON À GARDE FORESTIER EN PASSANT PAR « CAGEUX · années 1950, un inspecteur et un médecin venaient fréquemment au camp pour vérifier la santé des travailleurs. La

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: DE BÛCHERON À GARDE FORESTIER EN PASSANT PAR « CAGEUX · années 1950, un inspecteur et un médecin venaient fréquemment au camp pour vérifier la santé des travailleurs. La

Portrait d’un camp forestier. Source : Archives nationales du Québec.

Au Québec, la forêt a remplacé la couche glaciaire vers 10 000 av. J.-C., puis des nomades se sont installés dans la forêt qui leur apportait tous les éléments nécessaires à leur survie. Au XVIIe siècle, les colons européens ont modifié le paysage en coupant du bois pour construire leurs habitations et faire face aux rigueurs de l’hiver. Des défrichements ont eu lieu près des villages et des forts français pour appréhender les attaques ennemies. C’était aussi un moyen de conquérir de l’espace cultivable dans un contexte d’augmentation démographique. Jean Talon vit le potentiel financier du bois et créa les premières petites exploitations forestières.

Aujourd’hui, la forêt est un lieu de biodiversité à conserver, un patrimoine à valoriser, un endroit récréotouristique et une ressource à exploiter de façon durable. Ayant évolué sur plusieurs siècles, l’industrie forestière a permis à de nombreux métiers de voir le jour. De bûcheron à garde forestier en passant par cageux, plusieurs de ces professions sont encore trop souvent méconnues. Quelques-uns de ces métiers d’autrefois liés à l’industrie forestière vous sont présentés dans les pages qui suivent.

LES BÛCHERONS, QUI ÉTAIENT CES HOMMES DES BOIS ?

Bûcherons et leurs outils de travail

Source :Bibliothèque et Archives Canada.

Au début du XIXe siècle, en raison notamment du blocus de Napoléon, il y eut une forte demande en bois de la part de la Grande-Bretagne pour produire les traverses en bois des premiers chemins de fer et continuer la construction de sa flotte royale. Les essences coupées au Québec furent nombreuses : pin blanc, pruche, cèdre, épinette blanche, érable, chêne, hêtre et bouleau. Le bûcheron y joua un grand rôle.

Jusqu’au milieu du XXe siècle, le bûcheron était agriculteur, chasseur ou chômeur et bûchait en hiver pour compléter ses revenus. Au-delà de la motivation financière, bûcher tenait de l’émancipation personnelle ou d’un voyage vers l’inconnu. Comme les Canadiens, beaucoup d’immigrés européens, tels des Écossais et des Irlandais, travaillaient dans les forêts entre 1930 et 1945.

LES MÉTIERS FORESTIERS D’AUTREFOIS

DE BÛCHERON À GARDE FORESTIER EN PASSANT PAR « CAGEUX »

Par Thomas Bardin Adaptation de Marie-Pier Croteau, Association forestière des deux rives

AUTOMNE-2015 7

Page 2: DE BÛCHERON À GARDE FORESTIER EN PASSANT PAR « CAGEUX · années 1950, un inspecteur et un médecin venaient fréquemment au camp pour vérifier la santé des travailleurs. La

Les abatteurs coupaient l’arbre à deux, face à face, et assénaient le tronc avec une hache à environ deux pieds (60 cm) du sol. Quand les coupes opposées se rejoignaient, l’arbre tombait.

Au XIXe siècle, on utilisait le godendard, une scie de 78 po (2 m) à deux poignées pour deux hommes, qui fut plus tard remplacé par la sciotte, une scie plus petite et plus maniable.

Bûcherons utilisant des haches et godendards. Source : Archives

de la ville de Gatineau, Fonds de la Canadian International Paper.

Les bûcherons étaient recrutés par des annonces dans les journaux locaux ou simplement devant le chantier. Des contrats de travail étaient signés entre employeur et employés, puis approuvés par un notaire. Au début du XXe siècle, un bûcheron était payé de 8 $ à 12 $ par mois, une somme fixe, et disposait d’une avance salariale. Un peu plus tard, il fût payé au prorata de ses coupes, ce qui signifie que plus il coupait d’arbres, plus il était gratifié.

Le camp de bûcherons

Au XIXe siècle, le camp était construit avant l’arrivée des bûcherons, vers la fin août, et était la plupart du temps situé à l’abri du vent et près d’un cours d’eau afin de s’y approvisionner. Il regroupait cinq ou six baraques fabriquées de bois ronds, calfeutrées de mousse ou d’écorces de cèdre et elles ne dépassaient guère les six pieds de hauteur de façon à économiser la chaleur. Chaque cabane avait une fonction bien déterminée.

Il y avait la grande cabane qui enfermait sans division la salle à manger, le dortoir et la cuisine. Au centre de la pièce se trouvait l’âtre, un carré de sable sur lequel les bûches flambaient pour faire cuire les aliments et se réchauffer. Le dortoir était organisé de façon à ce que les lits soient fixés au mur. La cache était par ailleurs un bâtiment utilisé en tant que garde-manger et organisé pour éviter de nourrir les rongeurs et autres gourmands inattendus. Il y avait également d’autres bâtiments de bois comme l’office abritant le contremaître, les toilettes excentrées du camp et les écuries pour les chevaux. Dans les camps plus grands, la cuisine (ou cookerie) était un bâtiment isolé.

Dans les camps, les hommes étaient réveillés vers 5 heures, commençaient à travailler à 7 heures, après le déjeuner, et mangeaient en forêt le midi. Après le souper, ils jouaient aux cartes ou lisaient, limaient les lames, réparaient les outils de coupe et lavaient leur linge. Ils se couchaient à 21 heures, au signal du contremaître, pour se lever encore une fois à l’aube. Le samedi soir permettait des moments de détente : musique, danse et contes. L’alcool était toutefois interdit pour éviter les lendemains difficiles au travail et les bagarres entre les hommes.

Le samedi soir permettait des moments de détente dans les camps

forestiers. Source : Archives nationales du Québec.8- HISTOIRES FORESTIÈRES

Page 3: DE BÛCHERON À GARDE FORESTIER EN PASSANT PAR « CAGEUX · années 1950, un inspecteur et un médecin venaient fréquemment au camp pour vérifier la santé des travailleurs. La

De plus, les chantiers étant pratiquement coupés du reste du monde, le médecin en est-il totalement absent ? Qu’une maladie contagieuse survienne ou plus simplement une grippe et l’on imagine facilement que tout le monde en sera frappé. Aucune forme d’aide ou de dédommagement n’existe à cette époque pour secourir le travailleur malade ou blessé. Au contraire, chaque journée de travail perdue se traduit pour lui par une baisse de revenu proportionnelle. Ce pénible état de fait est le lot des travailleurs forestiers jusqu’à leur tardive syndicalisation au milieu du XXe siècle, comme en font foi les témoignages recueillis1.

Les hommes vivaient avec les parasites et le manque d’hygiène était grave. Face à ces problèmes, dans les années 1950, un inspecteur et un médecin venaient fréquemment au camp pour vérifier la santé des travailleurs.

La religion était importante pour les bûcherons et elle les aidait à accepter leurs conditions de travail difficile, c’est pourquoi ils se confessaient et communiaient. Des curés prêchaient parfois dans la chapelle du camp.

Sur le plan technique, l’arrivée de la scie mécanique dans les années 1940 bouleverse les habitudes d’antan. Elle est beaucoup plus rapide pour scier un tronc, mais elle ne fait pas l’unanimité, car elle est trop lourde (environ 28 livres) et trop grande pour un maniement efficace. À la même époque, des tracteurs remplacent les chevaux de trait qui débardaient les billots de bois auparavant.

LE SAVIEZ-VOUS ?

Une corde de bois mesure officiellement 128 pi³ (39 m³), soit 4 pi sur 4 pi sur 8 pi. L’unité de corde de bois détermine la quantité de bois à produire, à acheter ou à vendre.

Les meilleurs bûcherons pouvaient couper jusqu’à 50 billots de 12 pi (environ 3,6 m) et de 20 à 24 po (50 à 60 cm) de diamètre en 10 heures !

Il fallait deux personnes pour manier les premières tronçonneuses. L’une tenait une poignée pour

1 https://journals.lib.unb.ca/index.php/MCR/article/view/17085/22915

guider la lame tandis que l’autre soulevait la poignée du moteur. Ces machines, immenses et très lourdes, n’étaient pas pratiques pour la coupe forestière.

LES MÉTIERS DANS LES CAMPS FORESTIERS

Des bâtiments d’un camp forestier.

Source : Archives nationales du Québec.

Dans les petits chantiers, étant donné le manque de main-d’œuvre et de moyens financiers, un individu exécutait plusieurs tâches, mais les plus grands chantiers spécialisaient leurs ouvriers. On divise ici les travailleurs des camps en deux groupes : les chefs de chantier et les métiers de service.

Les chefs de chantier

Les chefs de chantiers sont des hommes de direction qui supervisent l’organisation du camp et la gestion des coupes en visant le confort quotidien des ouvriers et une production ligneuse accrue.

Le grand surintendant veillait au bon fonctionnement de plusieurs chantiers et vérifiait si les coupes étaient bien réalisées, malgré qu’il se rendait rarement sur les chantiers.

L’entrepreneur (jobbeur) recrutait les ouvriers et signait les contrats de travail pour la compagnie.

Le contremaître (foreman), engagé par l’entrepreneur, était responsable des employés du camp. Il les surveillait et contrôlait leurs coupes pour respecter les quotas établis par l’entrepreneur. Le contremaître résidait et dormait dans l’office.

AUTOMNE-2015 9

Page 4: DE BÛCHERON À GARDE FORESTIER EN PASSANT PAR « CAGEUX · années 1950, un inspecteur et un médecin venaient fréquemment au camp pour vérifier la santé des travailleurs. La

Cordes de bois prêtes à être mesurées. Source : Archives nationales du Québec.

Le mesureur quantifiait les cordes de bois stockées dont le salaire des ouvriers dépendait. L’aide-mesureur estampillait chaque billot avec son marteau : ces marques physiques permettaient le tri des billots après la drave.

Le commis supervisait les stocks, gérait les salaires et les heures de travail et tenait une boutique dans le camp.

Les métiers de service

Les activités réalisées par les travailleurs de service n’étaient pas de diriger ou bien de travailler directement le bois. Les métiers de service prodiguaient un soutien quotidien aux ouvriers au sein du camp pour le bon fonctionnement du chantier forestier.

Le cuisinier, comme son nom l’indique, préparait les repas à base de fèves, de lard, de pain et de mélasse sur des plans de travail dans la cuisine (cookerie). Il réveillait les hommes le matin en frappant ses cuillères sur les casseroles et en hurlant « stand up, breakfast ready ! ». Il était aidé de son aide-cuisiner (show-boy) pour les travaux secondaires.

Un portageur et sa charge de commissions. Source : Archives nationales du Québec.

Le portageur relevait le courrier et se chargeait des commissions. Il ravitaillait la réserve alimentaire du camp à l’aide de son fardeau dans la ville la plus proche.

Dans les grands chantiers, le limeur entretenait le matériel de coupe : scie, hache, lime, etc. Dans les camps plus petits, ce sont les ouvriers qui entretenaient leurs outils au quotidien.

Le forgeron, quant à lui, ferrait les chevaux et réparait et lissait les patins des traîneaux. Plus tard, dans les années 1950, il allait de camp en camp et était considéré comme le travailleur le plus important par le jobbeur.

Le glaceur à chemin, à l’aide d’un grand réservoir traîné par un cheval, versait de l’eau sur les chemins qui, en gelant, procurait une meilleure glisse pour les traîneaux.

10- HISTOIRES FORESTIÈRES

Page 5: DE BÛCHERON À GARDE FORESTIER EN PASSANT PAR « CAGEUX · années 1950, un inspecteur et un médecin venaient fréquemment au camp pour vérifier la santé des travailleurs. La

LE SAVIEZ-VOUS ?

Certaines familles québécoises complètes pouvaient venir travailler aux camps, en cuisine ou dans les écuries, pour assister les ouvriers. Les Amérindiens étaient aussi sollicités par les compagnies pour leur courage et leur motivation : ils venaient avec leur famille et dormaient dans leurs tentes traditionnelles (wigwam).

Les cageux, ces raftmans voyageurs

Des « cageux » en pleine action sur leur radeau (cage).

Source : Archives nationales du Québec.

Le cageux (raftman), à l’instar du draveur, transportait les billots de bois sur les grands cours d’eau. Il prenait le relais après le draveur en guidant les grands trains de bois flottant sur les rivières plus larges et sur le fleuve Saint-Laurent.

D’après les sources, les cages sont apparues en 1806 avec Philemon Wright, commerçant et fondateur de Gatineau. Il était parti de Pontiac pour Québec, trajet qu’il fit en deux mois sur la rivière des Outaouais puis sur le fleuve Saint-Laurent. D’autres affirment que les cages sont nées avec les Français qui les utilisèrent pour transporter leurs canons lors des batailles du XVIIIe siècle.

LA CAGE, UNE DÉFINITION

Une cage était un radeau de troncs équarris pour le transport du bois comme le pin, l’épinette rouge et le chêne utilisé sur les chantiers navals européens.

La formation d’une cage se faisait en deux temps :

1. les troncs étaient jetés dans la rivière et assemblés en radeaux sur les moyennes et grandes rivières ;

2. les ouvriers rassemblaient ces radeaux pour former une cage qui pouvait mesurer de 200 pi (60 m) à 5 250 pi (1,6 km).

Ce rectangle disposait de traverses en épinette retenues par un cordage extrêmement serré. Des cabanes en bois recouvertes de tentes étaient construites sur la plate-forme pour la cuisine et le dortoir.

Au XIXe siècle, il fallait de 20 à 100 hommes pour diriger une cage avec de longues perches, qu’ils piquaient au fond de l’eau. Les cages étaient aussi équipées d’un mât et d’une voile, qui servaient quand le vent se levait. Si le courant n’était pas assez fort, des chaloupes et des bateaux à vapeur tiraient la cage avec des chaînes.

La vie sur la glace

Les cageux travaillaient en continu, vivaient et dormaient sur les cages, afin de veiller à ce que la cage ne se brise pas en s’échouant sur les rives ou en restant coincée sur des lits peu profonds. Le travail était organisé en deux quarts : une équipe de jour et une équipe de nuit. Les cageux étaient des Canadiens-français et des Amérindiens.

Arrivées à Québec, les cages étaient démontées et les troncs équarris étaient chargés dans les navires à destination de l’Europe. Le métier de cageux a décliné face à l’apparition des chemins de fer et des camions.

LE SAVIEZ-VOUS ?

Les cageux étaient appelés « voyageurs » au XIXe siècle, comme les bûcherons et les draveurs. Ces trois groupes d’ouvriers partaient bûcher, descendaient en drave et rejoignaient les ports de Québec avec les cages. C’est pourquoi on disait qu’ils « voyageaient ».

AUTOMNE-2015 11

Page 6: DE BÛCHERON À GARDE FORESTIER EN PASSANT PAR « CAGEUX · années 1950, un inspecteur et un médecin venaient fréquemment au camp pour vérifier la santé des travailleurs. La

L’ÉCORCEUR DE PRUCHES ET L’INDUSTRIE DU CUIR

Un écorceur de pruche décolle l’écorce d’un arbre. Source : Musée national des beaux-arts du Québec.

Depuis l’Antiquité, les hommes exploitent les propriétés chimiques des tanins végétaux pour transformer les peaux en cuirs. Dans cette optique, dans l’Europe médiévale, les écorces de chêne et de châtaigner étaient broyées dans les moulins à tan.

La pruche du Canada

Au Québec, le tanin provient de la pruche du Canada (Tsuga canadensis), qui remplaça le chêne pour les colons européens. Ces derniers ont découvert le fort pourcentage de tanin de la pruche, quoique de moins bonne qualité que celui du chêne, grâce à la médecine traditionnelle des Amérindiens qui en utilisaient l’écorce comme remède. En plus de pousser au Québec, la pruche se trouve aussi dans l’Est canadien et dans les Maritimes, jusqu’en Géorgie et en Alabama aux États-Unis.

Un tronc de pruche du Canada, Source : Le monde en images (CCDMD), Séléna Bergeron.

D’écorce à tanin

Au printemps, la sève suinte et humidifie le tronc : c’est le temps de décoller l’écorce. Pour cela, soit l’ouvrier prélevait l’écorce directement sur l’arbre encore debout, exploitant un mètre de la totalité du tronc, soit la pruche était abattue, ce qui permettait à l’écorceur d’extraire le maximum de cette enveloppe naturelle. L’ouvrier incisait le tronc par un trait horizontal et un trait vertical, puis il tirait doucement l’écorce fine selon un angle précis.

L’écorce était ensuite séchée un certain temps. Le tanneur l’achetait puis la broyait grâce aux moulins de tan (moulins à eau, à vent ou à traction animale). On construisait ces moulins à proximité des forêts, car l’écorce, une fois prélevée, perdait rapidement son tanin.

Pour les ramollir, on trempait les peaux dans de l’eau additionnée de chaux, puis on les grattait pour en enlever les résidus. On les mettait ensuite dans un bain avec l’écorce broyée, ce qui rendait les futurs cuirs imputrescibles.

Le problème de l’écorçage des pruches était un énorme gaspillage du bois. Quand l’écorce était prélevée, seulement 20 % de l’arbre était utilisé et le reste était abandonné en forêt. Aujourd’hui, en raison de cette ancienne industrie, il est plus difficile de rencontrer des pruches dans les forêts québécoises.

Québec, première ville d’importance en écorçage

L’écorçage a été la première véritable industrie à Québec. En 1668, la ville accueille le premier centre de transformation des peaux de la Nouvelle-France, puis de nombreuses tanneries apparaissent sur la rue du même nom, aujourd’hui la rue Saint-Vallier. La vente des écorces se faisait à la corde de bois, sous forme de fagots ficelés.

Vers 1810, en raison de la forte croissance démographique au Québec et de la demande accrue de cuir, les écorceurs de pruches augmentent leur activité et les superficies de pruche baissent de façon draconienne. La profession d’écorceur de pruche fut remplacée par les nouvelles abatteuses-écorceuses dans les années 1960.

12- HISTOIRES FORESTIÈRES

Page 7: DE BÛCHERON À GARDE FORESTIER EN PASSANT PAR « CAGEUX · années 1950, un inspecteur et un médecin venaient fréquemment au camp pour vérifier la santé des travailleurs. La

LE SAVIEZ-VOUS ?

La pruche du Canada pousse très lentement, à hauteur de 80 pi (25 m) en 100 ans. Elle peut atteindre 98 pi (30 m) et son espérance de vie est de 600 ans.

Équipe de bois carré, des métiers complémentaires

Les équarisseurs d’une équipe de bois carré à l’œuvre.

Source : Archives nationales du Québec.

L’équipe de bois carré était spécialisée dans l’équarrissage (taillage à angle droit) des billots pour en faire des pièces de charpente (bastaings, madriers). Les troncs équarris étaient utilisés pour construire les cages sur le fleuve Saint-Laurent. Le marqueur, le piqueur et le doleur étaient les principaux métiers qui composaient l’équipe de bois carré.

Le marqueur identifiait les troncs à l’aide d’une ficelle qu’il tendait parallèlement à la pièce de bois, en la pinçant et en la lâchant. En claquant, elle laissait une marque colorée. Le marqueur traçait ainsi rapidement une ligne servant de guide pour la coupe. Le piqueur hachait ensuite le gros de bois du billot en faisant attention de ne pas dépasser le trait coloré. Enfin, le doleur, ou équarrisseur, maniait minutieusement sa hache pour finir le travail de modelage du tronc en quatre angles droits. Il guidait ses frappes en suivant de près les traits colorés. Sa hache spécialisée pour l’équarrissage disposait d’un large taillant pour faire les tailles et, de l’autre côté, d’un « bombant » pour éviter que l’outil ne pénètre trop dans le bois.

LE SAVIEZ-VOUS ?

Les cordes servant à délimiter les angles droits sur les troncs étaient imbibées d’ocre ou de suie. Au contact du bois, le tracé était difficilement effaçable.

LE GARDE FORESTIER : D’HIER À AUJOURD’HUI

Garde forestier à l’œuvre. Source : Archives nationales du Québec.

Le terme « garde forestier » tire vraisemblablement son origine de l’époque des guerres des XVIIIe et XIXe siècles en Amérique du Nord. En ce temps-là, comme le territoire était largement recouvert de forêts, les armées formèrent des unités de combat spéciales d’hommes des bois et de tireurs de précision pour mener à bien des missions de reconnaissance ainsi que des attaques surprise et des raids de diversion. Au Canada, les hommes des bois possédant les mêmes talents se rencontraient parmi les piégeurs de fourrures et les coureurs de bois, qui, plus tard, informèrent les industriels et les fonctionnaires du gouvernement de l’existence et de l’emplacement de peuplements forestiers intéressants. La plupart de ces hommes étaient capables de supporter de longues périodes d’isolement et avaient appris des autochtones l’art de la survie en forêt 2.

2 http://www.encyclopediecanadienne.ca/fr/article/garde-forestier/

AUTOMNE-2015 13

Page 8: DE BÛCHERON À GARDE FORESTIER EN PASSANT PAR « CAGEUX · années 1950, un inspecteur et un médecin venaient fréquemment au camp pour vérifier la santé des travailleurs. La

Au début du XXe siècle, ces hommes ont graduellement accédé à des postes de supervision et de haute administration dans la conservation de l’environnement forestier et on créa des écoles spécialisées de gardes forestiers. La première fut établie en 1923 à Duchesnay, dans la région de la Capitale-Nationale. Les formations furent d’abord de niveau secondaire, puis de niveau technique.

Aujourd’hui, au Québec, le garde forestier est notamment chargé de veiller à la conservation des forêts, de réprimer les dommages causés à ces dernières et de voir à l’application des lois et des règlements forestiers.

LE SAVIEZ-VOUS ?

De nos jours, le garde forestier a aussi d’autres appellations comme « forestier », « technicien forestier » et « gestionnaire de la faune ».

LE TRAVAIL DANS LES SCIERIES

Un scieur et sa machinerie. Source : Archives nationale du Québec.

Les premières scieries étaient des constructions simples, équipées d’une scie à va-et-vient actionnée par la force hydraulique. D’abord, elles n’étaient destinées qu’aux habitants riverains et pouvaient produire 500 planches par jour. Elles tenaient une

place centrale dans les villages, comme la forge et le moulin à farine, et elles embauchaient des saisonniers. Pour l’exportation, de plus grosses scieries produisaient plus de billots et de planches à la journée utilisant des techniques plus pointues et des lames plus performantes.

Au XIXe siècle, les lames circulaires étaient utilisées pour le délignage et l’équarrissage. L’ancienne lame a été remplacée par la scie à ruban tournant en continu. Pour alimenter la scierie, la vapeur est devenue de plus en plus courante, car elle offre une rapidité accrue et permet l’installation des sites ailleurs que près des rivières.

En 1830, par jour de travail de 12 heures, une grosse scierie produisait 7 500 mètres (m) ; en 1850, 18 000 m et en 1900, elle dépassait les 180 000 m par jour. Ces grandes scieries étaient concentrées géographiquement, étant donné qu’elles demandaient des énormes investissements dépassant les milliers de dollars. Elles employaient aussi une main-d’œuvre importante : on estimait à 4 000 les ouvriers des six scieries de la Chaudière, en 1870. Les scieries ont créé des villes et des villages cloisonnés en forêt comme Hull, Joliette, GrandesPiles, Chicoutimi et Rivière-du-Loup.

Une cour de scierie et ses planches.

Source : Archives national du Québec.

14- HISTOIRES FORESTIÈRES

Page 9: DE BÛCHERON À GARDE FORESTIER EN PASSANT PAR « CAGEUX · années 1950, un inspecteur et un médecin venaient fréquemment au camp pour vérifier la santé des travailleurs. La

Les scieries étaient des endroits dangereux et beaucoup d’ouvriers moururent sous les dents acérées des lames. Malgré l’interdiction d’employer des enfants de moins de 12 ans, ils étaient recherchés pour leur petite taille : on leur demandait de s’infiltrer dans les rouages et de débloquer les machines à scier. Des drames arrivaient, car certaines machines redémarraient soudainement alors que l’enfant était bloqué dans les rouages.

Après 1945, la mécanisation et de nouvelles techniques font leur arrivée. L’électricité remplace la vapeur et de nombreuses machines à scier apparaissent. De plus en plus automatisées, les scieries font de moins en moins appel à la main-d’œuvre humaine. Aujourd’hui, les scieries sont totalement informatisées, demandent peu d’ouvriers et offre un rendement bien supérieur.

LE SAVIEZ-VOUS ?

Aux pieds de la chute Montmorency s’est implantée en 1814 l’une des plus grandes scieries au Canada, les scieries Patterson. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, elle produit surtout du bois équarri et des madriers pour les chantiers navals de Québec.

Si ce bref retour sur la riche histoire des travailleurs forestiers d’autrefois vous a plu, n’hésitez pas à visiter la section Métiers d’autrefois du site Internet www.metiersforetbois.af2r.org d’où provient la majeure partie du contenu de cet article. Sur ce même site, 25 métiers actuels qui utilisent une foule de technologies (positionnement par satellite (GPS), de machinerie très sophistiquée (imagerie 3D, etc.) y sont aussi présentés, vous donnant ainsi la chance d’apprécier à quel point le champ de la foresterie s’est élargi et a évolué !

Sources :Guy Arcand, Glossaire des chantiers en Mauricie, les expressions de chez-nous 1850-1950, brochure, n.p., n.d.

Guy Arcand, Le musée du bûcheron de Grandes-Piles, description des camps 1850-1950, brochure, n.p., août 2005.

Lynda Dionne et Georges Pelletier, Des forêts et des hommes : 1880-1982, photographies du Québec, Sainte-Foy, Archives nationales du Québec : Publications du Québec, 1997.

Jean-Claude Dupont, Le temps des sucres, Québec, Éditions GID, 2004.

J.-Éric Hudon (dir.), Vocabulaire forestier français-anglais avec définitions françaises, Québec, La Forestière, 1946.

Normand Lafleur, La drave, des origines à nos jours, Saint-Boniface, Éditions du Grand Rang, 1995.

Michel Picar et Julie Montagnard, Le bûcheron, Paris, Berger-Levrault, 1979.

Jeanne Pomerleau, Bûcherons, raftmen et draveurs, 1850-1960, Sainte-Foy, J.-C. Dupont, 1997.

Robert Soucy, Récits de forestiers, Montréal, Les Presses de l’Université du Québec, 1976.

Bibliothèque et Archives nationales du Québec – www.banq.qc.ca (page consultée le 30 mai 2012).

Canadiana – www.canadiana.ca (page consultée le 3 mai 2012).

Érudit – www.erudit.org (page consultée le 8 juin 2012).

L’Encyclopédie canadienne – www.thecanadianencyclopedia.com (page consultée le 18 mai 2012).

Par Thomas Bardin, Master Histoire, ancien stagiaire à l’Association forestière des deux rives (AF2R) ; adaptation de Marie-Pier Croteau, Comm. publique, DESS rel. publiques, responsable communication et événements à l’AF2R.

AUTOMNE-2015 15