3
De Casablanca “Vous êtes un espion ou un missionnaire ?” Gilberto Orellana garde encore gravée dans la mémoire la question du commissaire de police de Tétouan, qui l’a longuement interrogé il y a dix ans. Le policier y a mis les formes, mais certains de ses subordonnés l’ont insulté et menacé, lui criant : “Dis-nous ce que tu fais au Maroc !” Ils l’ont malmené, mais ne l’ont jamais frappé. Après trois années passées dans la capitale de l’ancien protectorat espagnol, Orellana avait été démasqué. Ce Salvadorien, qui enseignait la musique au conservatoire de Tétouan, était aussi un pasteur évangélique qui s’efforçait de convertir ses collègues et ses élèves, dans la plus grande discrétion. Théoriquement, hormis une petite minorité juive d’environ 3 500 âmes, toute la population marocaine est musulmane. Le Code pénal reconnaît la liberté de culte, mais son article 220 prévoit aussi entre six mois et trois ans d’emprisonnement pour quiconque tente de déstabiliser la foi musulmane, c’est-à-dire pour ceux qui font du prosélytisme. “Certains élèves ne voulaient même pas toucher la Bible”, se rappelle aujourd’hui Orellana dans son appartement de Málaga [sud de l’Espagne], où il s’est installé avec sa famille en 1995. “Parfois, ils arrêtaient de me parler dès que je commençais à leur faire part de ma foi”, poursuit-il. D’autres, en revanche, se sont engagés dans la voie prônée par le pasteur. “Il y a eu cinq baptêmes dans ma baignoire, et un sixième, celui d’une fille un peu grosse, dans la mer”, raconte-t-il avec fierté. Ce travail lui a valu une condamnation à un an de prison, même s’il n’a passé que trois semaines dans la prison de Tétouan, où il a dû partager sa cellule avec seize trafiquants de drogue. Grâce à la mobilisation internationale, le procès en appel a pu avoir lieu rapidement. Orellana a été acquitté et, après avoir passé trois jours au commissariat sans manger ni boire, il a été expulsé vers Ceuta [enclave espagnole au Maroc]. Les convertis marocains, qui avaient écopé de huit mois de prison, ont été eux aussi remis en liberté par la cour d’appel de Tétouan après avoir récité la profession de foi musulmane : “Il n’y a de Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète.” Les brebis égarées revenaient ainsi dans le droit chemin religieux, du moins formellement. Celui que nous appellerons Youssef – un étudiant en sciences de Taourit, une petite ville située non loin de Melilla [enclave espagnole au Maroc] – a subi à peu près le même sort il y a seulement neuf mois, après s’être converti en regardant les émissions de SAT 7, une télévision évangélique en langue arabe ayant son siège à Beyrouth. En pleine nuit, des gendarmes l’ont tiré du lit sans ménagement, puis l’ont emmené au poste afin de l’interroger sur sa foi chrétienne. Ils lui ont administré quelques coups de pieds, puis ont fini par le relâcher. “J’ai dit à Youssef qu’au Maroc un citoyen victime d’abus disposait de moyens pour faire valoir ses droits”, raconte Ali, un pasteur évangélique marocain de l’est du pays. “Mais ce garçon ne voulait pas perdre de temps à protester, il avait des examens à passer et c’était pour lui une priorité absolue.” Ali a accepté de converser avec moi dans un café très animé, à condition que son nom ne soit pas cité, pas plus que la ville où il exerce. Il n’a pas été facile de trouver Youssef, Ali et leurs coreligionnaires. Les églises marocaines ne figurent pas dans l’annuaire téléphonique, et elles ne disposent pas de site Internet. Les églises catholiques ou protestantes jouissent certes d’un statut légal au Maroc mais elles ne peuvent être fréquentées que par des fidèles européens ou subsahariens. Elles connaissent à peine les convertis et ne donnent pas leurs numéros. Une longue chaîne de contacts permet seule de les localiser. Quand l’un d’entre eux accorde sa confiance au journaliste, toute la communauté s’ouvre.

De Casablanca

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Casablanca

Citation preview

Page 1: De Casablanca

De Casablanca

“Vous êtes un espion ou un missionnaire ?” Gilberto Orellana garde encore gravée dans la mémoire la

question du commissaire de police de Tétouan, qui l’a longuement interrogé il y a dix ans. Le policier y a

mis les formes, mais certains de ses subordonnés l’ont insulté et menacé, lui criant : “Dis-nous ce que tu

fais au Maroc !” Ils l’ont malmené, mais ne l’ont jamais frappé. Après trois années passées dans la

capitale de l’ancien protectorat espagnol, Orellana avait été démasqué. Ce Salvadorien, qui enseignait la

musique au conservatoire de Tétouan, était aussi un pasteur évangélique qui s’efforçait de convertir ses

collègues et ses élèves, dans la plus grande discrétion.

Théoriquement, hormis une petite minorité juive d’environ 3 500 âmes, toute la population marocaine

est musulmane. Le Code pénal reconnaît la liberté de culte, mais son article 220 prévoit aussi entre six

mois et trois ans d’emprisonnement pour quiconque tente de déstabiliser la foi musulmane, c’est-à-dire

pour ceux qui font du prosélytisme.

“Certains élèves ne voulaient même pas toucher la Bible”, se rappelle aujourd’hui Orellana dans son

appartement de Málaga [sud de l’Espagne], où il s’est installé avec sa famille en 1995. “Parfois, ils

arrêtaient de me parler dès que je commençais à leur faire part de ma foi”, poursuit-il. D’autres, en

revanche, se sont engagés dans la voie prônée par le pasteur. “Il y a eu cinq baptêmes dans ma

baignoire, et un sixième, celui d’une fille un peu grosse, dans la mer”, raconte-t-il avec fierté.

Ce travail lui a valu une condamnation à un an de prison, même s’il n’a passé que trois semaines dans la

prison de Tétouan, où il a dû partager sa cellule avec seize trafiquants de drogue. Grâce à la mobilisation

internationale, le procès en appel a pu avoir lieu rapidement. Orellana a été acquitté et, après avoir

passé trois jours au commissariat sans manger ni boire, il a été expulsé vers Ceuta [enclave espagnole au

Maroc].

Les convertis marocains, qui avaient écopé de huit mois de prison, ont été eux aussi remis en liberté par

la cour d’appel de Tétouan après avoir récité la profession de foi musulmane : “Il n’y a de Dieu que Dieu

et Mahomet est son prophète.” Les brebis égarées revenaient ainsi dans le droit chemin religieux, du

moins formellement.

Celui que nous appellerons Youssef – un étudiant en sciences de Taourit, une petite ville située non loin

de Melilla [enclave espagnole au Maroc] – a subi à peu près le même sort il y a seulement neuf mois,

après s’être converti en regardant les émissions de SAT 7, une télévision évangélique en langue arabe

ayant son siège à Beyrouth. En pleine nuit, des gendarmes l’ont tiré du lit sans ménagement, puis l’ont

emmené au poste afin de l’interroger sur sa foi chrétienne. Ils lui ont administré quelques coups de

pieds, puis ont fini par le relâcher.

“J’ai dit à Youssef qu’au Maroc un citoyen victime d’abus disposait de moyens pour faire valoir ses

droits”, raconte Ali, un pasteur évangélique marocain de l’est du pays. “Mais ce garçon ne voulait pas

perdre de temps à protester, il avait des examens à passer et c’était pour lui une priorité absolue.” Ali a

accepté de converser avec moi dans un café très animé, à condition que son nom ne soit pas cité, pas

plus que la ville où il exerce.

Il n’a pas été facile de trouver Youssef, Ali et leurs coreligionnaires. Les églises marocaines ne figurent

pas dans l’annuaire téléphonique, et elles ne disposent pas de site Internet. Les églises catholiques ou

protestantes jouissent certes d’un statut légal au Maroc mais elles ne peuvent être fréquentées que par

des fidèles européens ou subsahariens. Elles connaissent à peine les convertis et ne donnent pas leurs

numéros. Une longue chaîne de contacts permet seule de les localiser. Quand l’un d’entre eux accorde

sa confiance au journaliste, toute la communauté s’ouvre.

Page 2: De Casablanca

“Ce qui est arrivé au pasteur latino-américain et au frère Youssef n’arriverait pas dans les grandes villes

du Maroc”, assure Ali en sirotant son café. “Nous, les chrétiens, on continue à nous convoquer de temps

en temps au commissariat. Moi, la dernière fois, on m’a fait venir il y a un ou deux mois, mais c’était

pour bavarder amicalement, essayer de me soutirer des informations, ajoute-t-il. Il n’y a pas de coups ni

de menaces, et encore moins de peines de prison, comme c’était le cas sous Hassan II. Il y a juste, disons,

un excès de zèle dans certaines petites villes.”

“Le problème”, poursuit-il, tout en cherchant du coin de l’œil un éventuel mouchard assis près de notre

table, “ce ne sont plus les autorités.” Même si, à Massa, dans le sud du pays, Jamaa Ait Bakrim a été

condamné en 2003 à quinze ans de prison pour prosélytisme et dégradation de biens publics. “Le

problème, ce sont les parents, les voisins, la société dans son ensemble, poursuit-il.

Le makhzen [entourage du roi] veut savoir tout ce que nous faisons, mais il ne tient plus à nous

empêcher de le faire, pourvu que nous restions prudents. Il se soucie aussi de notre sécurité, il ne veut

pas que nous soyons agressés par des fanatiques.” Né dans une famille nombreuse de classe moyenne

supérieure, Ali, 40 ans, a connu une crise religieuse à l’adolescence. “Le Dieu de l’islam ne me

comprenait pas, et à 16 ans j’ai fini par me déclarer athée, se rappelle-t-il. L’islam tel qu’on l’interprète

actuellement est une chape de plomb. Quand je suis entré à l’université, un copain m’a prêté une Bible.

J’ai rencontré un Dieu qui m’acceptait tel que j’étais pour ensuite me changer.” Ali s’est converti. Il a

approfondi la connaissance de sa nouvelle religion grâce à un cours par correspondance. “Je recevais des

lettres sans en-tête d’un pays arabe, en théorie très musulman.”

“Vous savez que, pour mon entourage, il est plus acceptable d’être athée que chrétien ? fait valoir le

pasteur, marié et père de deux enfants. Etre athée, c’est une erreur de jeunesse, être chrétien, c’est une

trahison. Non seulement tu as rejeté l’islam, mais tu es passé à la religion du colonisateur français. Les

gens s’imaginent que tu t’es converti parce que, comme ça, tu pourras émigrer plus facilement vers

l’Europe ou que tu vas obtenir en échange tel ou tel avantage économique.” Un sondage de l’institut

américain PEW conclut que 61 % des Marocains ont une opinion négative du christianisme.

Radouan Benchekroun, président du Conseil des oulémas (théologiens musulmans) de Casablanca,

contribue à diffuser cette idée : “Les évangéliques trompent les gens, ils les attirent avec de l’argent et

de l’aide sociale. Ils propagent des mensonges sur l’islam et les musulmans. Renier sa religion, c’est le

plus grand péché que puisse commettre un musulman”, explique-t-il.

A mesure qu’Ali révélait sa foi, il a perdu ses amis. “Ça n’a pas été facile, se souvient-il. Je leur

demandais de me juger sur mes actes, et non sur mes choix religieux. Parmi mes douze frères, trois se

sont convertis.” Dans la famille d’Ali, comme dans beaucoup d’autres, les premières personnes à

embrasser la nouvelle foi ont été des femmes.

“Pour elles, être chrétiennes, c’est être plus libres, plus égales que les autres”, explique Abdelhak, un

autre pasteur évangélique. Il a fondé un club d’amis censément mordus d’informatique – une

couverture pour pouvoir se réunir plus facilement avec ses fidèles. Abdelhak n’a pas eu à se convertir,

parce que, souligne-t-il en bombant le torse, “j’ai le privilège d’avoir des parents chrétiens”. Ces derniers

ont opté pour le protestantisme au lendemain de l’indépendance, il y a un demi-siècle. Les dimanches et

les jours fériés, les chrétiens se donnent rendez-vous pour prier chez des particuliers, généralement

chez leur pasteur. “Le plus souvent, on est entre 15 et 20 personnes. Rassembler plus de gens, ça

attirerait l’attention, indique Ali. C’est aussi la raison pour laquelle, à mon domicile, nous espaçons les

entrées et les sorties. Dans le vieux quartier de la ville, il y a aussi une poignée d’artisans chrétiens qui, du

fait qu’ils travaillent le dimanche, prient le Seigneur les vendredis.”

Page 3: De Casablanca

Les convertis ne fréquentent pas les églises officielles, soit qu’ils veuillent créer la leur – arabe ou

berbère –, soit parce qu’en le faisant ils risqueraient de mettre en difficulté les paroissiens et les

pasteurs étrangers, que Rabat pourrait accuser de prosélytisme. A Noël, certains n’en franchissent pas

moins la porte du temple. Par exemple, Abdelhak. “Les deux policiers en faction pendant le culte ne se

sont pas démontés, raconte-t-il, et le pasteur, qui me connaît, m’a regardé d’un air étonné tandis que je

m’asseyais parmi les fidèles.”

Le pire, pour les chrétiens, de l’aveu de tous les interviewés, ce sont les fêtes musulmanes et le mois de

jeûne du ramadan. “Certes, nous ne mangeons pas en pleine rue pendant le ramadan, souligne Ali, mais

nous ne respectons pas l’abstinence. De la même façon, nous n’observons pas l’iftar [rupture du jeûne] et

nous n’égorgeons pas un agneau pour l’Aïd. A ces occasions, on vous regarde comme une bête curieuse

et vous vous sentez vraiment différent.”

Depuis quelques années, outre les rares pasteurs reconnus par les autorités, le Maroc en voit affluer

beaucoup d’autres dont l’activité déclarée – souvent coopérant – dissimule un travail de missionnaire.

C’était ainsi le cas de Gilberto Orellana. La plupart de ces pasteurs viennent des Etats-Unis, bien qu’on

trouve parmi eux quelques Latino-Américains. “Le gouvernement Bush les encourage, et son ambassade

à Rabat leur assure une certaine protection”, affirme un diplomate européen en poste dans cette

capitale.

Combien sont-ils ? La presse estime à 500 les nouveaux pasteurs, dont beaucoup ont été formés dans

trois universités évangéliques des Etats-Unis et qui sont répartis dans tout le Maroc. Ce chiffre n’étonne

pas les Eglises reconnues. En revanche, il en inquiète certains, à tel point que le parti de l’Istiqlal

(Indépendance), le deuxième du pays, a interpellé devant les deux Chambres le ministre des Affaires

religieuses, Ahmed Taoufik, au sujet de l’“offensive évangélique”. “Le peuple marocain […] exige des

mesures concrètes pour garantir sa sécurité spirituelle”, a lancé Al-Tajdid, l’organe des islamistes

modérés.

Taoufik a esquivé la question, alors même que son prédécesseur avait envoyé une circulaire aux

oulémas pour qu’ils mettent en garde la population. Vers la même date, le ministre de l’Intérieur a fait

expulser de Marrakech le pasteur sud-africain Dean Malan. Mais, même si l’apostolat évangélique les

gêne aux entournures, les autorités ont du mal à aller plus loin. D’importantes délégations des Eglises

évangéliques des Etats-Unis se rendent à Rabat pour s’y entretenir avec des ministres. “Elles bénéficient

d’un traitement de faveur, car notre makhzen ne ménage pas ses efforts pour satisfaire Bush”, assure Le

Journal hebdomadaire.

Ignacio Cembrero