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Perspective monde, Note de recherche, janvier 2017 1 De la haine de l’Occident chez les Occidentaux Une analyse théorique et empirique menée sur la base du World Values Survey, vague 2014 Daniel Richard-Pelchat, École de politique appliquée, Université de Sherbrooke Selon plusieurs auteurs, certains Occidentaux auraient intégré une repré- sentation négative de leur civilisation et éprouveraient donc de la haine pour celle-ci. Ce phénomène reposerait sur une logique de culpabilisation et d'autodestruction. Par l'analyse du World Values Survey, on a voulu ci- bler les déterminants de la haine de l'Occident en prenant en considération les variables suivantes : l'orientation politique, le niveau d'intolérance, la confession religieuse, la classe sociale, le niveau de scolarisation, le genre et le groupe ethnique. L'analyse montre que la haine de l'Occident chez les Occidentaux, contrairement à ce que soutient la littérature, repose essen- tiellement sur une logique de frustration. Depuis les dernières années, le fameux ouvrage de Samuel Huntington, The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order (1996), semble avoir marqué l’imaginaire des peuples occidentaux. En effet, les débats publics sont aujourd’hui à ce point teintés par le concept de conflit intercivilisationnel que Pascale Casanova consi- dère que la « haine de l’Occident » est devenue une « clef de lecture incontestée de la politique mondiale » (Casanova, 2005, p.124). Cette passion négative à l’égard de l’Occident est d’autant plus inquiétante qu’elle est portée par certains Occidentaux. Comme le rappelle Francesco Raggazi, les auteurs des attentats les plus marquants depuis 2001, que ce soit à Madrid, Londres, Boston, Toulouse, Bruxelles, Copenhague ou Paris, ne venaient pas de l’étranger (Ragazzi, 2016, p.151). Par ailleurs, en 2014, Natacha Polony dénonçait chez les intellectuels occidentaux, tout particulièrement en France, une tendance à justifier les attentats commis, voir à les légitimer par leur dis- cours culpabilisateur (Polony, 2014). Dans ce contexte, on peut se demander dans quelle mesure la haine de l’Occident af- fecte les Occidentaux. Pour répondre à cette question, on procédera à une revue de la

De la haine de l’Occident chez les Occidentaux · 2017-02-27 · Perspective monde, Note de recherche, janvier 2017 4 Philippe Nemo, dans Qu’est-ce que l’Occident?(2005), propose

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Perspective monde, Note de recherche, janvier 2017

1

De la haine de l’Occident chez les Occidentaux

Une analyse théorique et empirique menée sur la base

du World Values Survey, vague 2014

Daniel Richard-Pelchat,

École de politique appliquée,

Université de Sherbrooke

Selon plusieurs auteurs, certains Occidentaux auraient intégré une repré-

sentation négative de leur civilisation et éprouveraient donc de la haine

pour celle-ci. Ce phénomène reposerait sur une logique de culpabilisation

et d'autodestruction. Par l'analyse du World Values Survey, on a voulu ci-

bler les déterminants de la haine de l'Occident en prenant en considération

les variables suivantes : l'orientation politique, le niveau d'intolérance, la

confession religieuse, la classe sociale, le niveau de scolarisation, le genre

et le groupe ethnique. L'analyse montre que la haine de l'Occident chez les

Occidentaux, contrairement à ce que soutient la littérature, repose essen-

tiellement sur une logique de frustration.

Depuis les dernières années, le fameux ouvrage de Samuel Huntington, The Clash of

Civilizations and the Remaking of World Order (1996), semble avoir marqué

l’imaginaire des peuples occidentaux. En effet, les débats publics sont aujourd’hui à ce

point teintés par le concept de conflit intercivilisationnel que Pascale Casanova consi-

dère que la « haine de l’Occident » est devenue une « clef de lecture incontestée de la

politique mondiale » (Casanova, 2005, p.124). Cette passion négative à l’égard de

l’Occident est d’autant plus inquiétante qu’elle est portée par certains Occidentaux.

Comme le rappelle Francesco Raggazi, les auteurs des attentats les plus marquants

depuis 2001, que ce soit à Madrid, Londres, Boston, Toulouse, Bruxelles, Copenhague

ou Paris, ne venaient pas de l’étranger (Ragazzi, 2016, p.151). Par ailleurs, en 2014,

Natacha Polony dénonçait chez les intellectuels occidentaux, tout particulièrement en

France, une tendance à justifier les attentats commis, voir à les légitimer par leur dis-

cours culpabilisateur (Polony, 2014).

Dans ce contexte, on peut se demander dans quelle mesure la haine de l’Occident af-

fecte les Occidentaux. Pour répondre à cette question, on procédera à une revue de la

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littérature, ce qui permettra de préciser les concepts d’Occident, de haine de l’Occident

et de haine de l’Occident chez les Occidentaux. Par la suite, on sera en mesure de for-

muler des hypothèses. Il sera ensuite possible de développer une méthodologie et de

procéder à une analyse empirique.

Revue de la littérature

L’Occident, bien qu’il s’agisse d’un concept omniprésent dans les discours au quoti-

dien, est en fait l’objet de débats importants dans la littérature. Pour saisir la nature de

ces désaccords, on s’intéressera aux thèses de Roger-Pol Droit, de Jean Ziegler et de

Philippe Nemo.

Roger-Pol Droit, dans L’Occident expliqué à tout le monde (2008), place les bases

d’une réflexion sociologique, philosophique et historique sur ce concept polysémique

qu’est l’Occident. L’auteur retrace l’évolution historique de la représentation associée

à l’Occident.

D’abord, il constate qu’étymologiquement, le terme vient du verbe latin occidere, dont

la signification est « tomber ». Cela réfère au coucher du soleil, bref, à une direction :

l’ouest (Droit, 2008, p.11). Cette direction a pour point central la Grèce, plus précisé-

ment Athènes, jusqu’à la montée de l’Empire romain, qui marquera le déplacement de

ce point central du monde vers Rome (Droit, 2008, p.15). Après la chute de Rome et

l’expansion de l’Église chrétienne en Europe, l’Occident du Moyen Âge deviendra

synonyme de chrétienté, par opposition au monde musulman, notamment (Droit, 2008,

p.19). Toutefois, les divisions qui apparaissent dans la chrétienté, soit le catholicisme,

l’orthodoxie et le protestantisme, mineront cette vision d’un Occident chrétien. La pé-

riode de découverte et de colonisation amènera un autre sens à l’Occident, celui de «

race blanche », par opposition aux populations colonisées, essentiellement en Afrique,

en Asie et en Amérique (Droit, 2008, p.21). Cette représentation perdurera jusqu’à la

période de la décolonisation et marquera profondément les mémoires. Toutefois, elle

coexistera avec une autre représentation, celle associée à la Guerre froide. En effet, une

nouvelle opposition, cette fois face au bloc soviétique, entraînera l’émergence d’une

nouvelle représentation, celle de l’Occident économiquement et politiquement libéral

(Droit, 2008, p.22). Cette représentation inclura tous les pays membres de l’OTAN,

mais déplacera son pôle dominant de l’Europe vers les États-Unis.

À présent, l’URSS s’est effondrée, la Guerre froide a pris fin et, sous l’effet de la

mondialisation et de l’immigration, la composition démographique de l’Occident s’est

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grandement diversifiée. Ainsi, le concept d’Occident aurait encore changé de sens pour

regrouper tous les États qui correspondent à un certain type de société, soit les pays

industrialisés, développés au plan technique et qui correspondent à une certaine vision

de la modernité (Droit, 2008, p.22). Cette vision inclut donc l’Europe et les États-Unis,

mais également le Canada, l’Australie, le Japon et la Corée du Sud.

Pour résumer les propos de Roger-Pol Droit, il y aurait donc cinq représentations his-

toriques principales de l’Occident : l’Europe de l’Ouest gréco-romain, l’Occident chré-

tien du Moyen Âge, l’Occident blanc de la colonisation, l’Occident libéral capitaliste

de la Guerre froide et l’Occident mondialisé, qui s’est propagé pour devenir

l’ensemble des pays riches et industrialisés du monde ayant intégré certains traits par-

ticuliers (Droit, 2008, p.25).

En effet, pour Droit, la mondialisation s’est avérée être en fait une occidentalisation du

monde, c’est-à-dire la transmission à des pays hors de l’Occident de traits culturels,

politiques et sociaux qui caractérisaient jusque-là les États occidentaux (Droit, 2008,

p.76). Ces traits sont la propagation de certains objets techniques ainsi qu’une organi-

sation du travail animée par une volonté de rationalisation de la production (Droit,

2008, p.79). Le processus d’occidentalisation comporte également la transmission de

valeurs qui, sans être appliquées totalement, prennent une place importante, notam-

ment les libertés individuelles, l’égalité des sexes, dans son acceptation libérale, le

respect de la vie privée et la séparation du domaine politique et religieux (Droit, 2008,

p.83).

Jean Ziegler, dans La haine de l’Occident (2008), effectue également une réflexion

quant à la définition de l’Occident. D’abord, il trace un bref historique de la représen-

tation de l’Occident, qui, dans l’ordre chronologique, a désigné une zone géographique

située à l’Ouest au temps de la Grèce antique et de l’Empire romain, puis les royaumes

chrétiens du Moyen Âge et les empires de « race blanche » de l’époque coloniale (Zie-

gler, 2008, p.24)

Reprenant les thèses de Fernand Braudel et d’Immanuel Wallerstein, Ziegler affirme

que l’Occident se définit aujourd’hui essentiellement par son mode de production, soit

le capitalisme, mais également par « une volonté de conquête planétaire » et « une pré-

tention universaliste » (Ziegler, 2008, p.25). Ziegler donne trois exemples caractéris-

tiques de la pensée occidentale, soit la volonté d’imposer les droits humains et la dé-

mocratie, le rejet d’une diversité culturelle qui se traduirait par des modes de produc-

tion économique différents ainsi que la croyance en des lois « scientifiques » et « im-

muables » régissant l’économie et le développement (Ziegler, 2008, p.25).

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Philippe Nemo, dans Qu’est-ce que l’Occident? (2005), propose une approche relati-

vement différente. Pour l’auteur, l’Occident regrouperait plutôt les sociétés ayant été

marquées, voire déterminées, dans leur évolution historique, par cinq moments. Ces

cinq moments sont l’expérience grecque de la Cité, qui aurait instauré la notion de

liberté et d’emprise humaine sur la loi (Nemo, 2005, p.15) ; la création du droit, de la

propriété privée et de l’humanisme par les Romains (Nemo, 2005, p.31) ; la diffusion

de la chrétienté, qui aurait instauré une forme d’universalisme et de charité humaine

(Nemo, 2005, p.40) ; la révolution papale du 11e et du 12

e siècle, qui aurait introduit la

raison dans le rapport entre l’individu et la religion (Nemo, 2005, p.49) ; et enfin,

l’avènement de la démocratie libérale, qui constitue l’aboutissement des précédents

événements en une forme de « pluralisme critique » et de « relativisation de la raison »

(Nemo, 2005, p.78). Ainsi, pour Nemo, l’Occident ne se limiterait aucunement aux

puissances coloniales ou bien à l’Europe : le concept s'applique à toutes les démocra-

ties libérales actuelles, dont les États-Unis, l’Australie, le Canada ainsi que le Japon et

la Corée du Sud.

Suite à la lecture de ces trois ouvrages, on peut voir émerger différents consensus et

désaccords. Tout d’abord, on voit une certaine similitude entre la conception historique

de Roger-Pol Droit et de Jean Ziegler. Toutefois, alors que Ziegler s’arrête à la qua-

trième représentation de l’Occident, soit l’Occident capitaliste, Droit considère que la

fin de la Guerre froide marque un point de transition : l’Occident se définirait désor-

mais davantage par des traits culturels, ce qui entraîne un élargissement de la notion

d’Occident. Philippe Nemo, quant à lui, consacre son ouvrage à l’étude de ces traits

culturels, qui constitueraient les conditions nécessaires de l’établissement d’un libéra-

lisme politique. Droit et Nemo se rejoignent d’ailleurs sur ce point.

Dans le cadre de cette recherche, on adoptera la conception la plus large de l’Occident,

c’est-à-dire que sera considéré comme Occidental tout individu provenant d’un pays

dont le régime politique est libéral.

Par ailleurs, afin de comprendre pleinement le phénomène de haine de l’Occident

chez les Occidentaux il faut comprendre la façon dont ceux qui haïssent l’Occident se

représentent cette civilisation, puisque c’est cette représentation qui est l’objet de leur

haine. Pour parvenir à cette fin, on s’intéressera encore une fois aux thèses de Roger-

Pol Droit et de Jean Ziegler. On ajoutera également à ce corpus les thèses de Pascal

Bruckner et de Mathieu Bock-Côté.

Roger-Pol Droit, dans L’Occident expliqué à tout le monde, cible d’abord les con-

quêtes coloniales comme source de la haine de l’Occident ainsi que l’esclavagisme

(Droit, 2008, p.56-60). Ensuite, pour l’auteur, on reproche à l’Occident sa volonté de

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domination et d’assimilation par l’hégémonie, pendant pathologique de son universa-

lisme (Droit, 2008, p.63). Enfin, on lui reproche d’être destructeur au point d’être

autodestructeur, la Première et la Seconde Guerre mondiale ayant l’apparence d’un

suicide collectif (Droit, 2008, p.64). En bref, la représentation de l’Occident qui fait

l’objet de haine est celle d’un « monde blanc, chrétien, mâle, colonisateur, exploiteur

et imbu de sa supériorité » (Droit, 2008, p.100).

Jean Ziegler, dans son ouvrage La haine de l’Occident, étudie également cette passion

négative, mais au sein du Tiers-monde. D’après l’auteur, le facteur principal expli-

quant l’émergence et la généralisation de la haine de l’Occident dans le Tiers-monde

est la transformation de la mémoire collective (Ziegler, 2008, p.29). S’appuyant sur les

théories de la mémoire d’Halbwachs, il affirme que cette mémoire s’est construite au-

tour d’objets privilégiés, soit les traumatismes causés par la conquête coloniale et la

traite des esclaves (Ziegler, 2008, p.45).

La réflexion de l’auteur l’amène à cibler deux autres facteurs alimentant la haine de

l’Occident. Tout d’abord, Ziegler affirme que fondamentalement, « l’ordre occidental

relève de la violence structurelle » (Ziegler, 2008, p.23). En effet, cet ordre, qu’il con-

sidère être celui du « capital occidental globalisé », impose d’importantes souffrances

et humiliations aux peuples du Tiers-monde (Ziegler, 2008, p.97). Ces derniers consi-

dèrent, par le biais de la mémoire traumatisée, ces souffrances et ces humiliations

comme la continuation de celles imposées à leurs ancêtres par « les modes de produc-

tion esclavagiste et coloniale » (Ziegler, 2008, p.95).

Le second élément alimentant la haine de l’Occident est l’usage de ce que l’auteur qua-

lifie de « double langage » (Ziegler, 2008, p.121). En effet, Ziegler décrit un écart fré-

quent entre la pratique et les valeurs qui sont proclamées par l’Occident, notamment

« en matière de droits de l’homme, de non-prolifération nucléaire [et] de justice sociale

planétaire » (Ziegler, 2008, p.26). Ainsi, lorsque l’Occident cherche à s’impliquer par

rapport aux problèmes du Tiers-monde, les populations du Sud en viennent à considé-

rer son discours comme « un pur exercice rhétorique », une manifestation de « cy-

nisme », de « mauvaise foi » et « d’arrogance », puisqu’elles sont persuadées que les

intérêts occidentaux priment sur le discours lorsque vient le temps d’agir (Ziegler,

2008, p.137).

Pascal Bruckner, dans Le sanglot de l’homme blanc : Tiers-monde, culpabilité, haine

de soi (1983), considère que la haine de l’Occident chez l’Occidental est liée à plu-

sieurs traits qui seraient associés à cette civilisation : « riche jusqu’à la satiété, impéria-

liste, dominatrice, insolente, polluante, aliénant les siens, exploitant ses minorités, se

glorifiant d’être fondée sur un génocide, ne prospérant que par le massacre et le

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meurtre [et ayant] remplacé la douceur de vivre par la course aux profits et les valeurs

morales par le seul culte du dollar » (Bruckner, 1983, p.35). On reproche donc à

l’Occident ses privilèges, la violence à partir de laquelle ses privilèges ont été acquis et

maintenus ainsi que son assèchement spirituel à travers un matérialisme consumériste.

Bruckner insiste toutefois sur le fait que la représentation actuelle de l’Occident est

fortement dépendante de la représentation du Tiers-monde. En effet, la « prise de

conscience de privilèges » n’est rendue possible que par l’écart entre la relative pros-

périté de l’Occident et la misère du Tiers-monde. Ainsi, en « accédant à une relative

abondance – et ce, pour toutes les classes -, les générations occidentales de l’après-

guerre ont éprouvé honte et fierté » puisque cette relative abondance paraissait « scan-

daleuse » en fonction de l’état du Tiers-monde (Bruckner, 1983, p.125-127).

L’Occident privilégié est donc perçu comme triplement coupable (Bruckner, 1983,

p.244) :

- Coupable historiquement des violences de la conquête coloniale

- Coupable de jouir d’une prospérité construite à partir de ces violences

- Coupable de maintenir cette situation d’oppression illégitime

Par ailleurs, la haine de l’Occident se fonde sur le rejet du progrès et de la modernité

occidentale, jugée aliénante et corruptrice : plus on s’éloigne du modèle occidental,

plus on en revient aux sources de l’humanité, à l’humain originel, avant qu’il ne soit

corrompu. (p.205) La culture occidentale est perçue comme étant « matérialiste » et

« corrompue » par rapport aux « sagesses étrangères », plus « authentiques » (Bruck-

ner, 1983, p.171).

Mathieu Bock-Côté, dans Le multiculturalisme comme religion politique (2016), pro-

pose d’analyser la haine de l’Occident d’après la représentation des rapports sociaux à

l’intérieur de celle-ci, où les inégalités sont perçues comme découlant d’une forme de

domination illégitime. En effet, on reproche à « l’homme blanc occidental », vu

comme la figure hégémonique de l’Occident, de dominer l’Autre, une catégorie sociale

constituée des « classes sociales subordonnées », « des groupes culturels ou identi-

taires discriminés », bref, de tous ceux qui vivent quotidiennement dans les marges

constituées par la majorité hégémonique. (Bock-Côté, 2016, p.115-119) Ainsi,

l’Occident se trouve divisé de façon manichéenne entre le « dominant [et le] dominé,

le premier ayant le monopole de l’injustice, le second de la vertu » (Bock-Côté, 2016,

p.96).

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D’après Bock-Côté, la haine de l’Occident chez les Occidentaux repose sur une « vi-

sion hypercritique du passé occidental » (Bock-Côté, 2016, p.20). En effet, cette vision

hypercritique s’incarne dans un processus de « culpabilisation rétrospective », c’est-à-

dire une inspection du passé occidental à la lumière des valeurs et des idées

d’aujourd’hui plutôt qu’à partir de leur contexte historique (Bock-Côté, 2016, p.130).

En somme, à la lumière des crimes passés de l’Occident, qui ont culminé durant la

Seconde Guerre mondiale par l’Holocauste, certains en sont venus à affirmer que le

totalitarisme génocidaire serait une « tentation naturelle et transhistorique de la civili-

sation occidentale » (Bock-Côté, 2016, p.274).

À partir de la lecture de ces quatre auteurs, différents consensus apparaissent. Tout

d’abord, la haine de l’Occident est clairement associée à sa troisième représentation,

soit l’Occident colonisateur et esclavagiste. On voit également que l’Occident capita-

liste est perçu comme le prolongement de cet ordre colonial fondé sur la violence au

plan international, alors que les rapports interethniques au sein des sociétés occiden-

tales en seraient le prolongement interne.

En fait, la lecture des quatre ouvrages a également permis d’identifier la question de la

religion et de la spiritualité comme point de divergence importante. En effet, pour Ro-

ger-Pol Droit, on reprocherait à l’Occident d’être demeuré une civilisation chrétienne,

à l’image de sa seconde représentation. Néanmoins, pour Pascal Bruckner, on repro-

cherait plutôt à l’Occident de n’être pas suffisamment spirituel, d’être ancré dans des

valeurs matérialistes, consuméristes. Cette contradiction pourrait s’expliquer par le fait

que l’ouvrage de Bruckner date de 1983, le phénomène ayant pu évoluer de façon et

adopter une position tout à fait contradictoire depuis. On peut également penser qu’il y

aurait deux types de haine de l’Occident. Enfin, on pourrait réconcilier les deux cri-

tiques en affirmant qu’on reproche à la fois à l’Occident de ne pas être suffisamment

spirituelle, tout en considérant que la religion chrétienne et son héritage ne correspon-

dent pas à une forme de ressourcement spirituel convenable en raison de leur nature

occidentale.

À présent que l’on a pu déterminer la cible de la haine de l’Occident, on doit se pen-

cher sur la nature de cette passion chez les Occidentaux. Pour la comprendre, on

s’attardera d’abord au phénomène de haine de soi selon les textes de Frantz Fanon et

d’Albert Memmi. On s’intéressera ensuite à la nature de la haine de soi plus spécifi-

quement chez les Occidentaux en reprenant l’analyse de l’œuvre de Pascal Bruckner et

celle de Mathieu Bock-Côté.

Fanon, dans Peau noire, masques blancs (1952), un ouvrage classique des postcolonial

studies, décrit sa théorie de la haine de soi qui accable du Noir colonisé. S’inspirant

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des thèses de Jean-Paul Sartre, Fanon affirme que les Noirs de son époque souffrent

d’un complexe d’infériorité causé par un double processus, un processus économique

et un processus social d’intériorisation (Fanon, 1952, p.11).

Pour Fanon, les représentations sociales prédominantes dans les pays d’Europe occi-

dentale et dans leurs empires, notamment dans les médias et l’industrie du divertisse-

ment, montrent le Noir comme symbole du Mal (Fanon, 1952, p.183). Parallèlement,

le Blanc, lui, se trouve fortement valorisé. Cette situation découle du fait que ces re-

présentations sont produites par et pour les Blancs.

Les Noirs sont donc, dès leur plus jeune âge, exposés à des archétypes négatifs de leurs

semblables (Fanon, 1952, p.145). Progressivement, ils intègrent ces éléments dans leur

inconscient collectif, que Fanon définit comme étant « l’ensemble des préjugés, de

mythes [et des] attitudes collectives d’un groupe déterminé » (Fanon, 1952, p.185).

Une fois intégrés, ces archétypes réduisent à l’esclavage les Noirs : ils passeront leur

vie à craindre que leurs actes ne confirment leur ressemblance avec ces archétypes

(Fanon, 1952, p.112).

Cette surdétermination est source de grandes tensions, puisque rapidement, le Noir

réalise qu’il fait partie de l’objet vers lequel sa haine est dirigée. Pour certains, cela

entraînera une réaffirmation et une revalorisation de la « négritude », mais dans la plu-

part des cas observés par l’auteur, cela amène plutôt un désir de se « blanchir » (Fanon,

1952, p.191). L’aliéné commencera à apprécier les siens ainsi que lui-même « en réfé-

rence à [leur] degré d’assimilation » (Fanon, 1952, p.33). De plus, voyant chez ses

semblables ce qu’il déteste chez lui, le Noir en vient à dénigrer ses semblables et leur

culture, pouvant aller jusqu’à adhérer au racisme (Fanon, 1952, p.21). Au final, cette

aliénation se traduit par un fantasme commun, celui de la transformation complète afin

d’être l’Autre, c’est-à-dire d’être Blanc, plutôt que d’être soi.

Pour ce qui est d’Albert Memmi, l’auteur soutient dans Portrait du colonisé, précédé

du portrait du colonisateur (1957) que la haine de soi se traduit par ce qu’il appelle

une « mystification », c’est-à-dire l’adoption, par le dominé, de l’idéologie du domi-

nant. Cette adoption entraîne chez le colonisé « le refus de soi et l’amour de l’autre »

(Memmi, 1957, p.149), c’est-à-dire une volonté de s’assimiler pleinement aux coloni-

sateurs par le dénigrement de son identité et l’adoption de l’identité du colonisateur.

L’auteur explique que la représentation négative du colonisé a pour objet la légitima-

tion des privilèges des dominants. Pour atteindre cet objectif, l’idéologie colonisatrice

procède à la « substantification » de traits, réels ou imaginaires chez les groupes domi-

nés (Memmi, 1957, p.112). Autrement dit, l’idéologie repose sur la naturalisation de

ces traits pour en faire des éléments constitutifs de l’essence même des dominés. À ce

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processus doit s’ajouter celui de « dépersonnalisation », qui consiste à étendre les traits

négatifs d’un individu ainsi que les fautes commises par celui-ci à l’ensemble de sa

communauté (Memmi, 1957, p.115). Ainsi, il y a confirmation continuelle de

l’infériorité du dominé, infériorité qui a été élevée au rang de condition naturelle, donc

figée et immuable.

L’ouvrage de Bruckner, quant à lui, s’intéresse plus précisément à la haine de soi chez

les Occidentaux. L’auteur identifiera plusieurs caractéristiques liées au phénomène.

D’abord, un rapport au passé axé sur la critique, où « l’hostilité contre les pères » est

élevée au rang de « justice » (Bruckner, 1983, p.32). Ensuite, une volonté absolue de

trouver des liens de causalité entre l’Occident et les malheurs du Tiers-monde, quitte à

les inventer, volonté qui découle d’un esprit ethnocentrique et mégalomane hérité de

l’époque coloniale (Bruckner, 1983, p.242).

Une autre caractéristique de la haine de soi occidentale, celle qui la distingue d’un

simple sentiment de culpabilité collectif, est sa dynamique autodestructrice. En effet,

on se réjouit des victoires des ennemis de l’Occident, non pas parce qu’on croit en leur

projet, mais parce qu’ils parviennent à porter un coup à l’Occident. Bruckner donne

l’exemple du Vietnam : pour lui, les tiers-mondistes ont célébré la défaite des États-

Unis bien plus que la victoire des Vietnamiens communistes (Bruckner, 1983, p.41).

Pourtant, un paradoxe apparaît rapidement : en supportant aveuglément les ennemis de

l’Occident, on risque de supporter des régimes oppressifs, opposés aux valeurs sur

lesquelles se fonde notre critique de l’Occident. Pour Bruckner, ce paradoxe est rapi-

dement évacué : on disculpe les crimes commis par ces régimes en affirmant qu’ils

servent « à effacer un crime beaucoup plus grand, celui de l’épisode colonial »

(Bruckner, 1983, p.45). On peut même absoudre le terrorisme « au nom de la juste

lutte contre l’argent, l’impérialisme [étasunien] et son suppôt judaïsant, le sionisme »

(Bruckner, 1983, p.71).

Par la suite, on procède à l’idéalisation de l’ancien colonisé et de l’ancienne colonie :

ils sont respectivement la nouvelle figure du « Bon sauvage » et du « Paradis »

(Bruckner, 1983, p.61). En effet, les tiers-mondistes, dans leur haine de l’Occident,

renverse la division manichéenne du monde qui caractérisait la vision colonialiste :

l’Occident lumineux et le reste du monde obscur se transforment en Occident corrom-

pu et corrupteur ainsi qu’en reste du monde porteur d’espoir et de rédemption pour

l’humanité (Bruckner, 1983, p.84). En bref, « on satanise l’Occident et l’on fige le

Tiers-monde dans son rôle de persécuté » (Bruckner, 1983, p.137).

À travers son ouvrage, Bruckner évoque plusieurs symptômes qui découlent de la cul-

pabilité et du désir autodestructeur que constitue la haine de soi occidentale. D’abord,

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Perspective monde, Note de recherche, janvier 2017

10

pour soulager les tensions causées par l’appartenance à une collectivité perçue aussi

négativement, certains individus usent du mimétisme : porter des symboles apparte-

nant à d’autres cultures, idéalement celles qui font figure de martyres de l’Occident ou

d’opposantes à son impérialisme, comme le béret guévarien ou bien le keffieh palesti-

nien (Bruckner, 1983, p.55).

Il s’agit donc d’une certaine forme de dissociation, de rejet de l’identité occidentale et

de désir de transformation. Le cosmopolitisme, l’identification à l’humanité plutôt

qu’au cadre national, constituerait d’ailleurs une autre des manifestations de ce besoin

de se dissocier de l’Occident haï (Bruckner, 1983, p.228).

En ce qui concerne l’ouvrage de Mathieu Bock-Côté, on a vu que la haine de

l’Occident chez les Occidentaux, pour lui, repose sur une vision hypercritique du passé

et sur un sentiment de culpabilité perpétuel. Cette culpabilisation de l’histoire occiden-

tale entraîne une « passion morbide [pour] la commémoration négative » chez les Oc-

cidentaux (Bock-Côté, 2016, p.129). Il y a une multiplication des rituels d’excuse et de

repentir dans l’espace public dans les lieux de transmission de l’histoire, notamment

les musées, l’école ainsi que les discours politiques (Bock-Côté, 2016, p.154).

Ces rituels permettraient à ceux qui les pratiquent de racheter leur humanité en les dis-

sociant de l’Occident haï et en incarnant l’Occident fantasmé : en bref, la « repentance

serait une forme supérieure de fidélité à soi-même » (Bock-Côté, 2016, p.131). Force

est d’admettre que cette passion morbide s’apparente à une forme de passion autodes-

tructrice, à un désir de « démolir » une civilisation coupable et détestée pour en « re-

construire » une nouvelle (Bock-Côté, 2016, p.36).

La haine de l’occident chez les Occidentaux pousse également ces derniers à décons-

truire les « institutions caractéristiques de la civilisation occidentale » (Bock-Côté,

2016, p.98) qui, à travers les processus de socialisation, auraient sur les humains un

effet de « corruption », de « domination » et d’« aliénation » (Bock-Côté, 2016, p.93).

Ce sont ces institutions, fondées par et pour l’homme blanc occidental, qui trace les

marges de la société dans lesquelles sont exclues les minorités (Bock-Côté, 2016,

p.116).

Ainsi, « l’identité nationale », « la famille », « l’État », « la nation » (Bock-Côté, 2016,

p.28), « l’école » (Bock-Côté, 2016, p.109) et le concept même « d’autorité » (Bock-

Côté, 2016, p.41) sont la cible d’une « pulsion nihiliste » de déconstruction. Au final,

la haine de l’Occident chez les Occidentaux serait caractérisée par une « culture anti-

système » (Bock-Côté, 2016, p.59), une « négation radicale de la patrie » (Bock-Côté,

2016, p.40), une « hostilité philosophique à la civilisation occidentale » (Bock-Côté,

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2016, p.101) et un « refus intransigeant du présent, de l’ordre social et des institutions

qui l’incarnent » (Bock-Côté, 2016, p.92).

La lecture des quatre ouvrages permet de faire émerger différents consensus. D’abord,

le concept de haine de soi désigne l’intériorisation d’une représentation négative et

infériorisée de soi. Ce phénomène entraîne une volonté de s’émanciper de cette identi-

té en s’assimilant à un Autre considéré supérieur : il s’agit donc d’une forme

d’autodestruction. Fanon et Memmi se sont toutefois concentrés sur le phénomène de

haine de soi chez les colonisés, qui vivaient dans une situation de domination. On peut

difficilement affirmer que les Occidentaux vivent dans des conditions comparables.

Toutefois, l’analyse des textes de Bruckner et de Bock-Côté met de l’avant des simila-

rités évidentes entre le phénomène de haine de l’Occident chez les Occidentaux et la

haine de soi chez les colonisés. En effet, pour eux, ce concept désignerait une attitude

hypercritique et un sentiment de culpabilité menant à un rejet de l’identité occidentale

par le cosmopolitisme, la valorisation de la figure de l’Autre et le rejet des structures

traditionnelles d’appartenance.

À présent que l’on a une idée de ce qu’est l’Occident et la haine qu’elle provoque chez

les Occidentaux, il faut savoir dans quelle mesure cette passion négative est répandue

parmi ces derniers. Pour comprendre l’ampleur du phénomène étudié, on confrontera

la pensée de Jean Ziegler, de Pascal Bruckner et de Mathieu Bock-Côté.

D’après Ziegler, l’Occident serait tout à fait « sourd, aveugle et muet » face à la haine

dont il est l’objet (Ziegler, 2008, p.14), il ferait preuve d’une « ignorance », d’un « dé-

tachement », d’un « cynisme » sans commune mesure (Ziegler, 2008, p.285). En fait,

d’après l’auteur, l’Occident « ne comprend rien à cette haine », car sa mémoire est

« dominatrice, imperméable au doute », alors que « [c]elle des peuples du Sud [est]

une mémoire blessée », blessée de façon plus grave et plus profonde que l’Occident

pourrait s’imaginer (Ziegler, 2008, p.14).

Ainsi, la haine de l’Occident chez les Occidentaux n’existerait pas : il s’agirait d’une

passion réservée à ceux qui sont extérieurs à la civilisation, à ceux qui vivent en marge

de celle-ci ou qui en sont les victimes. En fait, d’après sa théorie de la mémoire, un

Occidental ressentant de la haine pour l’Occident ne serait plus, pour ainsi dire, tout à

fait un Occidental, la mémoire consubstantielle à cette identité ne permettant pas

l’émergence d’une telle passion.

L’œuvre de Bruckner se positionne en totale opposition avec celle de Ziegler quant à

l’ampleur du phénomène. En effet, pour l’auteur, la haine de l’Occident toucherait «

tout homme blanc » (Bruckner, 1983, p.241), « vieillard ou enfant » (Bruckner, 1983,

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Perspective monde, Note de recherche, janvier 2017

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p.132) et même « les plus endurcis » d’entre eux (Bruckner, 1983, p.126). En effet,

cette passion négative toucherait la très forte majorité des Occidentaux, car l’héritage

de la culture chrétienne, notamment la notion de péché originel, de culpabilité et de

repentir, prédisposerait les Occidentaux à éprouver de la haine envers leur civilisation

(Bruckner, 1983, p.135). Ainsi, la haine de l’Occident serait une attitude typiquement

occidentale.

D’après Bock-Côté, la haine de l’Occident, alors qu’elle trouve ses origines en bonne

partie dans la « contre-culture des radical sixties » (Bock-Côté, 2016, p.100), est au-

jourd’hui « dominante » en Occident (Bock-Côté, 2016, p.19). En effet, « les sociétés

occidentales [ont] intérioris[é] la critique du radicalisme et se reconn[aissent] dans le

portrait déformant [que font d’eux] leurs adversaires les plus résolus » (Bock-Côté,

2016, p.42). Désormais, la conscience historique en Occident s’appréhende « à partir

des marges du social, où les rapports de domination s’expriment » (Bock-Côté, 2016,

p.19). L’auteur va même jusqu’à parler de « domination hégémonique » qui prendrait

place « dans le débat démocratique » (Bock-Côté, 2016, p.62), les sentiments de cul-

pabilité et de haine étant devenus le nouveau principe de légitimité, de respectabilité et

d’admissibilité dans les débats pour les acteurs publics (Bock-Côté, 2016, p.307).

Toutefois, cette domination n’est pas totale, puisque pour « de grands pans de la popu-

lation, surtout dans les couches populaires », les discours de haine de l’Occident pro-

voquent un malaise profond, voire un rejet (Bock-Côté, 2016, p.23). En fait, une

« frange majoritaire du corps électoral », incluant les « classes moyennes et populaires

» (Bock-Côté, 2016, p.31), n’a « jamais cessé de valoriser la patrie » (Bock-Côté,

2016, p.28). La haine de l’Occident serait donc portée par « les intellectuels et les

classes supérieures » (Bock-Côté, 2016, p.35), ou plus précisément par « le monde

médiatique » (Bock-Côté, 2016, p.303), « les cadres supérieurs, les bourgeois bo-

hèmes, les marginaux culturels et les immigrés » (Bock-Côté, 2016, p.121). Ainsi, face

à un discours hégémonique de la haine de soi progressiste, une « contre contre-culture

conservatrice » se mobilise pour manifester son opposition et reconquérir la légitimité

de sa position (Bock-Côté, 2016, p.338).

Aucun consensus n’existe donc quant à l’ampleur du phénomène : pour Ziegler, le

phénomène est pratiquement inexistant, pour Bruckner, il est omniprésent et pour

Bock-Côté, il est rejeté par les classes populaires et touche principalement l’élite poli-

tique, médiatique et intellectuelle de gauche. Par ailleurs, il est à noter qu’aucun auteur

n’utilise une méthode de recherche quantitative permettant de dresser un portrait empi-

rique précis de l’ampleur du phénomène. Il existe donc une lacune analytique évidente

quant à cet aspect de l’objet de recherche.

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13

Question spécifique et hypothèse

L’étude des thèses des différents auteurs a permis de constater différentes lacunes ana-

lytiques. En effet, bien qu’il y ait un certain consensus quant à la nature du phéno-

mène, force est de constater qu’il y a désaccord quant aux populations touchées par la

haine de l’Occident. À la lumière de ces constats, on tentera de déterminer quelles va-

riables favorisent le développement de la haine de l’Occident chez les Occidentaux.

On peut poser plusieurs hypothèses. D’abord, d’après les auteurs étudiés, la haine de

l’Occident chez les Occidentaux serait intimement liée aux courants politiques de

gauche : le tiers-mondisme chez Bruckner et le multiculturalisme chez Bock-Côté.

Comme les courants de gauche ont tendance à réfléchir à partir de l’utopie, dont la

fonction est la critique du réel par l’idéal, on peut effectivement penser que cette orien-

tation politique prédispose à l’hypercritique. On peut également penser que la gauche

inclusive, plus précisément, sera encore plus prédisposée à adopter une attitude hyper-

critique face au passé esclavagiste et colonial de l’Occident. Ainsi, la première hypo-

thèse (H1) qui sera vérifiée est l’existence d’une corrélation positive entre une orienta-

tion politique de gauche inclusive et la haine de l’Occident chez les Occidentaux.

Ensuite, si l’on en croit la thèse de Bruckner, les pays occidentaux dont la culture est

principalement chrétienne seront davantage touchés par la haine de l’Occident. En ef-

fet, comme le phénomène est intimement lié au sentiment de culpabilité et que la cul-

ture chrétienne prédisposerait à ce sentiment, la seconde hypothèse (H2) qui sera véri-

fiée est l’existence d’une corrélation positive entre chrétienté et haine de l’Occident

chez les Occidentaux.

Par ailleurs, si l’on en croit l’ouvrage de Bock-Côté, la classe sociale de l’individu

serait un facteur déterminant dans l’émergence de la haine de l’Occident. En effet, les

classes populaires, dans leur acceptation générale, c’est-à-dire les individus de groupes

socioprofessionnels à faible revenus, seraient animées par un sentiment conservateur

qui favorise l’attachement à l’ordre établi, à la tradition et au cadre national. Ainsi, la

haine de l’Occident serait une passion qui n’affecte pas les classes populaires occiden-

tales. La troisième hypothèse (H3) qui sera vérifiée est donc l’existence une corréla-

tion négative entre l’appartenance aux classes populaires et la haine de l’Occident chez

les Occidentaux.

De plus, la thèse de Bock-Côté cible plus particulièrement l’élite intellectuelle comme

étant le groupe social occidental qui véhicule le plus la haine de l’Occident. Puisque

l’éducation occidentale valorise le sens critique, on peut penser que plus un individu a

effectué des études longues, plus il a intégré cette valeur et ce, jusqu’à la déformer en

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hypercritique. Ainsi, la quatrième hypothèse (H4) qui sera vérifiée est l’existence

d’une corrélation positive entre le niveau de scolarisation et le niveau de haine de

l’Occident chez les Occidentaux.

Enfin, la revue de la littérature a permis d’identifier l’Occident blanc comme étant la

cible de la haine de l’Occident. Bruckner et Bock-Côté affirment d’ailleurs que

l’homme blanc, en tant que groupe dominant et privilégié ayant formé l’Occident à son

image, serait la cible principale de la haine de l’Occident. On peut toutefois penser,

comme Ziegler, que les dominants et les privilégiés, plus ou moins conscients de leur

condition et de celle des autres, ne sont que peu ou pas réceptifs à la haine qu’ils susci-

tent. Ainsi, la cinquième hypothèse (H5) qui sera vérifiée est l’existence d’une corré-

lation négative entre la variable homme blanc et la haine de l’Occident.

Méthodologie

En fonction de l’objet de cette recherche, soit la haine de l’Occident chez les Occiden-

taux, il apparaît que la méthode de recherche la plus intéressante est le sondage. En

effet, comme on s’intéresse à des groupes sociaux de grande envergure dans plusieurs

pays, le sondage est l’outil le plus adapté pour obtenir des données empiriques perti-

nentes. Ainsi, on utilisera la sixième édition du World Values Survey, dont la crédibili-

té et la fiabilité sont reconnues internationalement par la communauté scientifique.

Selon la définition de l’Occident qui a été adoptée dans les pages précédentes, on a

ciblé six pays dont le régime politique est libéral et le mode de production, capitaliste :

les États-Unis, l’Australie, l’Allemagne, la Suède, la Corée du Sud et le Japon. Ainsi,

on se retrouve avec deux pays européens, deux pays fondés par la colonisation euro-

péenne et deux pays asiatiques qui se sont occidentalisés, notamment depuis la fin de

la Seconde Guerre mondiale. Au total, la taille de l’échantillon est de 10 604 individus,

chaque pays ayant plus de 1000 répondants.

À partir de la revue de la littérature, on a décomposé le concept de haine de l’Occident

en deux dimensions particulières, soit le sentiment de culpabilité et le désir

d’autodestruction. Ces deux dimensions se manifestent à travers trois caractéristiques

principales, soit le rejet de la nation et de la patrie, le cosmopolitisme ainsi qu’une atti-

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15

tude hypercritique. Il a ensuite été possible d’opérationnaliser ces trois caractéristiques

à partir de six questions, soit les questions 661, 141

2, 142

3, 211

4, 212

5 et 214

6.

Après avoir ramené les réponses possibles à ces questions sur une échelle de un à

quatre, on a formé un indice de la haine de l’Occident avec les six questions.

L’étendue des valeurs possibles de cet indice est de un à 19, un étant considéré comme

le niveau de haine de l’Occident le plus faible et 19, le niveau le plus élevé. Après

avoir retiré les individus n’ayant pas répondu ou ayant offert une réponse invalide à

l’une ou l’autre des six questions qui composent l’indice, on obtient un échantillon

composé de 8193 individus, la barre des 1000 répondants par pays étant maintenue.

Analyse

À partir de la méthodologie développée précédemment, on a pu s’efforcer de confron-

ter les hypothèses soulevées à la réalité empirique. Voici les observations7 qui décou-

lent de cette confrontation.

D’après les résultats obtenus, conformément à H1, il existe effectivement une corréla-

tion claire entre la haine de l’Occident chez les Occidentaux et l’orientation politique.

En effet, plus un individu se positionne à gauche sur l’axe politique, plus son attitude

face à l’Occident est négative, comme le montre le graphique suivant :

1 « Of course, we all hope that there will not be another war, but if it were to come to that, would you be

willing to fight for your country? » 2 « And how democratically is this country being governed today? Again using a scale from 1 to 10,

where 1 means that it is “not at all democratic” and 10 means that it is “completely democratic,” what

position would you choose? » 3 « How much respect is there for individual human rights nowadays in this country? »

4 « How proud are you to be [Nationality]? »

5 « Using this card, would you tell me how strongly you agree or disagree with each of the following

statements about how you see yourself? I see myself as a world citizen. » 6 « Using this card, would you tell me how strongly you agree or disagree with each of the following

statements about how you see yourself? I see myself as part of the [French]* nation. [Substitute your

country’s nationality for “French”] » 7 À moins d’une précision contraire, les corrélations présentées sont toutes statistiquement significa-

tives.

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16

On pourrait expliquer ce résultat grâce à la quatrième représentation de l’Occident, soit

l’Occident capitaliste. En effet, plus on se déplace à droite sur l’axe politique, plus on

se trouve dans des courants politiques qui voient le libéralisme économique et le capi-

talisme comme étant source de prospérité, de progrès et de liberté. À l’inverse, lors-

qu’on se déplace à gauche sur l’axe politique, plus on adopte une position critique face

à cette doctrine économique et ce mode de production. Ainsi, rejeter le capitalisme

peut se traduire par un rejet de l’Occident.

Pour vérifier la seconde partie de l’hypothèse, selon laquelle la gauche inclusive est

encore plus susceptible de faire preuve de haine de l’Occident, il a fallu construire un

indice d’intolérance. Ainsi, on a utilisé les questions 378, 39

9 et 41

10, pour lesquelles

les répondants devaient mentionner s’ils seraient indisposés ou non par le fait d’avoir

pour voisin une personne d’une autre race, un travailleur immigrant ou une personne

d’une autre religion. À partir de l’indice ainsi construit, on a cherché à valider la corré-

lation entre la tolérance et la haine de l’Occident chez les Occidentaux. Toutefois, les

8 « On this list are various groups of people. Could you please mention any that you would not like to

have as neighbors? People of a different race » 9 « On this list are various groups of people. Could you please mention any that you would not like to

have as neighbors? Immigrants/Foreign workers » 10

«On this list are various groups of people. Could you please mention any that you would not like to

have as neighbors? People of a different religion »

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17

résultats obtenus contredisent les résultats anticipés, comme le montre le graphique

suivant :

Il existe donc une corrélation positive entre l’intolérance et la haine de l’Occident chez

les Occidentaux. Par ailleurs, cette corrélation demeure la même, indépendamment de

l’orientation politique, comme le montre les deux graphiques qui suivent :

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18

Ainsi, H1 s’avère infirmée. On pourrait expliquer cette situation grâce aux thèses de

Roger-Pol Droit. En effet, pour l’auteur, les notions de droits humains, d’égalité des

sexes et de libertés fondamentales sont des traits constituants de la cinquième représen-

tation de l’Occident. Ainsi, les personnes plus tolérantes pourraient se reconnaître da-

vantage dans cette vision de l’Occident, alors que les personnes plus intolérantes lui

reprocheraient d’être trop libéral.

H2, quant à elle, stipulait qu’il existe une corrélation positive entre la culture chré-

tienne d’un pays et le niveau de haine de l’Occident. D’après les résultats obtenus, il

existe effectivement une corrélation entre la culture religieuse d’un pays et le niveau

de haine de l’Occident. Toutefois, contrairement aux résultats anticipés, les pays dont

la religion dominante culturelle est le christianisme sont également les pays où la haine

de l’Occident est la moins présente, comme le montre le graphique suivant :

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19

Par ailleurs, lorsqu’on regarde au plan individuel, sans égard à la religion dominante

au pays, on retrouve cette même corrélation négative entre le christianisme et le phé-

nomène de haine de l’Occident chez l’Occidental, comme le montre le graphique sui-

vant :

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20

Ainsi, les Occidentaux dont la confession religieuse est le christianisme éprouvent un

niveau de haine de l’Occident inférieure aux individus qui se considèrent comme non

religieux ou bien d’une confession différente du christianisme. H2 se trouve donc On

pourrait avancer que ces résultats sont biaisés par un troisième facteur, soit

l’orientation politique. Toutefois, les répondants religieux ont une orientation politique

similaire, peu importe leur confession, comme le montre le graphique suivant :

Ainsi, le christianisme constitue bien un facteur influençant positivement la perception

de l’Occident. Ces résultats contredisent clairement la thèse de Pascal Bruckner, qui

affirmait que la culture chrétienne prédispose les individus à la culpabilisation. On

pourrait plutôt expliquer la corrélation observée par la seconde représentation de

l’Occident, soit l’Occident chrétien. En effet, on peut penser que la haine de l’Occident

repose sur le rejet du passé chrétien et des crimes commis au nom de l’Église. Les in-

dividus chrétiens, quant à eux, loin d’éprouver de la culpabilité, seraient plus disposés

à avoir une vision positive de l’héritage chrétien et à le défendre.

Pour ce qui est de H3, soit l’anticipation d’une corrélation négative entre

l’appartenance à la classe populaire et la haine de l’Occident, on a effectivement pu

constater une corrélation entre ces deux variables. Toutefois, contrairement aux

résultats anticipés, plus la classe à laquelle l’individu affirme appartenir est basse, plus

il tend à éprouver de la haine envers l’Occident, comme le montre le graphique

suivant :

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21

On retrouve d’ailleurs une corrélation similaire lorsqu’on utilise la perception qu’a

l’individu de son propre niveau de revenus, comme le montre le graphique suivant :

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22

On peut donc en conclure que H3 est infirmée. On pourrait donc penser que la haine de

l’Occident chez les Occidentaux n’est pas causée par un sentiment de culpabilité, mais

par un sentiment de frustration quant à leur condition. En effet, si la culpabilité causait

le phénomène étudié, les plus privilégiés, soit les individus ayant les revenus les plus

élevés, seraient également ceux qui éprouvent la plus grande culpabilité. On peut donc

en venir à la conclusion que ces individus privilégiés ont une perception plus positive

de l’Occident que les autres parce qu’ils voient les possibilités qu’offre le modèle oc-

cidental ou bien parce qu’ils n’ont pas conscience de leurs privilèges. De l’autre côté,

on peut penser que les individus défavorisés ont une perception plus négative de

l’Occident parce qu’ils ont conscience d’être exclus des privilèges dont bénéficient les

mieux nantis et vivent une frustration relative causé par l’écart entre leur condition et

celle des plus privilégiés.

Pour ce qui est de H4, soit l’anticipation d’une corrélation positive entre le niveau de

scolarisation et la haine de l’Occident chez les Occidentaux, le test d’hypothèse effec-

tué montre qu’il n’y a aucun lien statistique significatif les deux variables, la valeur P

dépassant le seuil prescrit du 5%. Cependant, si l’on reproduit l’expérience en isolant

les répondants les moins nantis et les mieux nantis, on obtient deux corrélations statis-

tiquement significatives et opposées, comme le montrent les graphiques qui suivent :

On obtient donc une corrélation positive entre le niveau de scolarisation et la haine de

l’Occident chez les Occidentaux moins nantis, alors que du côté des mieux nantis, on

obtient plutôt une corrélation négative. On pourrait expliquer la première corrélation

par le concept de frustration relative : l’augmentation du niveau de scolarisation chez

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un individu pourrait augmenter ses attentes quant à sa condition et l’écart entre ses

attentes et ses revenus effectifs créent une forme de frustration. Entre alors en jeu la

quatrième représentation de l’Occident, soit l’Occident capitaliste, qui devient le bouc-

émissaire permettant de canaliser la frustration ressentie : les mieux nantis sont perçus

comme bénéficiant d’un système qui accorde des privilèges illégitimes, indépendam-

ment du mérite individuel. D’ailleurs, leur niveau de scolarisation élevé rend ces indi-

vidus plus outillés pour critiquer l’Occident et, éventuellement, à glisser dans

l’hypercritique.

Pour les individus mieux nantis, au contraire, plus leur niveau de scolarité est élevé,

plus ils ont le sentiment que leur condition est justifiée, méritée, qu’il ne s’agit pas

d’un privilège illégitime. Dans leur cas, on peut même penser que leur scolarisation,

plutôt que de les amené à glisser dans l’hypercritique, les a outillé pour légitimer leur

condition.

Le concept frustration s’avère également pertinent dans l’analyse des résultats concer-

nant H3, soit l’anticipation d’une corrélation négative entre le fait d’être un homme

blanc et le niveau de haine de l’Occident chez les Occidentaux. En effet, d’après les

résultats obtenus, il existe effectivement une corrélation entre la haine de l’Occident

chez les Occidentaux et le genre des répondants, comme le montre le graphique sui-

vant :

Ainsi, les personnes s’identifiant au genre féminin ont tendance à éprouver un niveau

de haine de l’Occident plus élevé que ceux qui s’identifient au genre masculin. Le

sondage étant conçu dans un mode binaire, il n’a pas été possible d’évaluer le niveau

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de haine de l’Occident chez les individus ne s’identifiant ni au genre masculin, ni au

genre féminin.

Pour ce qui est de l’étude du lien entre l’ethnicité et la haine de l’Occident, il a été né-

cessaire d’exclure les répondants des deux pays asiatiques, soit le Japon et la Corée du

Sud. En effet, l’échantillon utilisé dans ces deux pays était purement homogène en ce

qui a trait à l’origine ethnique, ce qui impliquait qu’il ne s’agissait plus d’une variable,

mais d’une constante.

Les résultats obtenus en étudiant l’échantillon provenant des quatre pays restants ont

confirmé l’existence d’une corrélation entre le groupe ethnique auquel appartient le

répondant et le niveau de haine de l’Occident ressentit par celui-ci, comme le montre

le graphique suivant :

Ainsi, les individus considérés comme blancs ont moins tendance à éprouver de la

haine envers l’Occident que les individus appartenant à des minorités racisées. On peut

penser que les deux dernières corrélations observées seraient en fait le résultat d’une

troisième variable, soit celle des revenus. En effet, on sait que les femmes ont tendance

à avoir des revenus moins élevés que les hommes, tout comme c’est le cas pour les

minorités racisées par rapport aux blancs. Il a également été établi précédemment qu’il

existe une corrélation négative entre les revenus d’un individu et le niveau de haine de

l’Occident.

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Pour vérifier ce biais potentiel, on a créé une échelle des privilèges à partir du genre,

du groupe ethnique et des revenus. L’échelle mesure le cumul des caractéristiques

« homme », « blanc » et « aisé financièrement » : un homme blanc aisé financièrement

obtiendrait correspond à trois privilèges, alors qu’une femme pauvre et appartenant à

une minorité racisée correspond à zéro privilège. Bien que simpliste, cette échelle

permet de regrouper différents profils et de voir leur influence sur la perception de

l’Occident. Les résultats obtenus dévoilent une corrélation négative entre le nombre de

privilèges cumulés et le niveau de haine de l’Occident, comme le montre le graphique

suivant :

À la lumière de ce graphique, on comprend que la haine de l’Occident est intimement

liée aux privilèges : les moins privilégiés pourraient avoir un sentiment d’appartenance

moins grand et sont plus critiques face à l’Occident parce qu’ils seraient conscients des

privilèges des autres et parce qu’ils sont exclus de la jouissance de ces privilèges. À

l’inverse, on peut également penser que les plus privilégiés se reconnaissent davantage

dans un ordre dont ils profitent au quotidien puisqu’ils n’en subissent pas les contre-

coups.

Cette affirmation ne serait toutefois qu’une demi-vérité. En effet, si l’on divise les

groupes dans l’échelle des privilèges en fonction de leur orientation politique, on peut

voir que les privilégiés de gauche semblent tout à fait conscients de leurs privilèges.

C’est du moins ce que laisse paraître les graphiques qui suivent :

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En effet, dans toutes les catégories, on remarque qu’il y a un écart important entre les

individus de gauche et de droite. Cet écart est si important que les individus les plus

privilégiés de gauche ressentent plus de haine envers l’Occident que les individus les

moins privilégiés de droite. On peut donc penser qu’une orientation politique de

gauche chez des privilégiés suscite un sentiment de culpabilité face à ces privilèges,

jugés illégitimes, et que ce sentiment de culpabilité alimente de la haine pour

l’Occident.

Discussion

Cette étude a été conduite pour déterminer les facteurs qui mènent à la haine de

l’Occident chez les Occidentaux. Les résultats de l’enquête effectuée ont permis

d’identifier plusieurs corrélations, certaines étant contraires aux hypothèses formulées

au départ, comme le montre le tableau suivant :

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Synthèse des résultats effectifs par rapport aux résultats anticipés

Hypothèse Variable étudiée Résultat an-

ticipé Résultat effectif

Validation de

l’hypothèse

H1

Orientation poli-

tique de gauche

Corrélation

positive

Corrélation posi-

tive Oui

Niveau

d’intolérance

Corrélation

négative

Corrélation posi-

tive Non

H2 Christianisme Corrélation

positive

Corrélation néga-

tive Non

H3 Classe sociale Corrélation

positive

Corrélation néga-

tive Non

H4 Niveau de scola-

risation

Corrélation

positive

Population géné-

rale :

Aucune corréla-

tion

Partiellement

Intellectuels frus-

trés :

Corrélation posi-

tive

H5

Genre masculin Corrélation

négative

Corrélation néga-

tive Oui

Groupe ethnique

blanc

Corrélation

négative

Corrélation néga-

tive Oui

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Pour chaque corrélation identifiée, on a formulé des hypothèses pouvant expliquer

pourquoi ces variables entraînent la haine de l’Occident ou, au contraire, son amour.

La tendance générale qui semblait se dégager de ce travail explicatif est que, pour une

majeure partie de ceux qui éprouvent de la haine de l'Occident, ce sentiment ne repose

pas sur la culpabilité, mais plutôt sur les sentiments d’exclusion et de frustration.

En effet, si la thèse de la culpabilité était fondée, on aurait observé plus de haine de

l’Occident chez les hommes blancs aisés financièrement. Or, les résultats démontrent

que ceux qui éprouvent de la haine de l’Occident sont ceux qui correspondent le moins

à une certaine représentation de l’Occident, soit celle de l’Occident chrétien et capita-

liste et dominé par l’homme blanc. On peut donc penser que la haine de l’Occident

découle d’une représentation victimaire de soi, c’est-à-dire du sentiment d’être un ex-

clu ou une victime du système en place.

La grande exception à ce schéma se situe au niveau des hommes blancs aisés financiè-

rement et à gauche politiquement : comme ils correspondent à la représentation haïe de

l’Occident, on peut penser que dans leur cas, la culpabilisation est une dynamique cen-

trale dans le développement de la haine de l’Occident.

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Perspective monde, Note de recherche, janvier 2017

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