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Mélanges de la Casa de Velázquez De la louange collective à l'angoisse du salut individuel: étude du Ms. 3 de la bibliothèque de Catalogne à Barcelone Dominique Lavedrine de Courcelles Citer ce document / Cite this document : Lavedrine de Courcelles Dominique. De la louange collective à l'angoisse du salut individuel: étude du Ms. 3 de la bibliothèque de Catalogne à Barcelone. In: Mélanges de la Casa de Velázquez, tome 22, 1986. pp. 111-129. doi : 10.3406/casa.1986.2463 http://www.persee.fr/doc/casa_0076-230x_1986_num_22_1_2463 Document généré le 15/10/2015

De La Louange Collective à l'Angoisse Du Salut Individuel

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De la louange collective à l'angoisse du salut individuel: étude duMs. 3 de la bibliothèque de Catalogne à BarceloneDominique Lavedrine de Courcelles

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Lavedrine de Courcelles Dominique. De la louange collective à l'angoisse du salut individuel: étude du Ms. 3 de la

bibliothèque de Catalogne à Barcelone. In: Mélanges de la Casa de Velázquez, tome 22, 1986. pp. 111-129.

doi : 10.3406/casa.1986.2463

http://www.persee.fr/doc/casa_0076-230x_1986_num_22_1_2463

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DE LA LOUANGE COLLECTIVE A L'ANGOISSE DU SALUT INDIVIDUEL:

ETUDE DU MS. 3 DE LA BIBLIOTHEQUE DE CATALOGNE A BARCELONE

Par Dominique LA VEDRINE DE COURCELLES Membre de la Section Scientifique

Le manuscrit 3 de la Bibliothèque de Catalogne de Barcelone est un livre en papier, d'une écriture homogène que les paléographes s'accordent à dater du milieu du XVe s. Parfaitement conservé, il comporte quatre-vingt- onze feuillets foliotés récemment. Il mesure 200 mm, sur 135 mm; sa justification approximativement 170 mm, sur 100 mm. Le texte est écrit à l'encre brune sur une seule colonne, à raison d'une vingtaine de lignes par page. Il n'y a aucune rubrication ni aucune décoration, donc pas d'image.

A la fin du XIXe s., le manuscrit est catalogué comme "chansonnier de vies de saints". Et en effet il s'agit bien d'un recueil de textes hagiographiques. Les vingt-quatre compositions sont intitulées "cobles", c'est-à-dire "couplets" faits à la louange de tel ou tel saint. Parmi elles — et c'est ce qui constitue l'un des intérêts et aussi l'attachant mystère du recueil — , dix-huit s'apparentent de façon très remarquable au type des "goigs" ou "joies", qui sont encore chantés aujourd'hui, à la fin du XXe s., en Catalogne. Les goigs classiques, imprimés en grand nombre au XVIIe et surtout au XVIIIe s., ont de huit à douze strophes de huit vers heptasyllabiques introduites par une entrada ou introduction de quatre vers et séparées et conclues par une tornada ou refrain de quatre vers également. Les dix-huit "cobles" ou "joies" du manuscrit 3 de la Bibliothèque de Catalogne sont pour leur part beaucoup plus longues, puisqu'elles ont entre onze et dix-neuf strophes ; toutes leurs strophes contiennent huit vers qui ne sont pas toujours heptasyllabiques ; elles ne possèdent pas toujours à la fois une entrada et une

Mélanges de la Casade Velazquez. (M.C.V.), 1986, tXXII, p.111-129.

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tornada. Les autres textes du recueil, beaucoup moins nombreux, ont des strophes de dix vers décasyllabiques ; l'absence de refrains ou de formules répétées qui les caractérise leur donne une configuration plus abstraite, plus sèche.

Les textes ainsi écrits sont parmi les plus anciens conservés en Catalogne, le recueil nous livre donc pratiquement le premier ensemble de "joies" en langue vernaculaire connues, avant toute transformation simplificatrice due à l'imprimerie et à ses dispositifs typographiques '. Les ex-libris indiquent seulement deux propriétaires. Le premier, sur le feuillet 1, porte "De la libreria mayansiana". Le manuscrit a donc appartenu au grand érudit et humaniste du XVIIIe s., G. Mayans (1699-1781), "champion de cet humanisme à la fois chrétien et laïc capable d'en remontrer aux théologiens et aux prédicateurs"2. G. Mayans comme Erasme, était partisan d'une piété plus intérieure; mais il s'en prenait aux subtilités et aux aberrations des clercs savants autant qu'aux superstitions du peuple dues à son ignorance. Quel usage faisait-il d'un tel recueil? Le second ex-libris consiste en une inscription en lettres d'or, placée sur le plat extérieur en carton couvert de cuir de la reliure: "Biblioteca de Salvà", entourant deux mains qui se joignent. P. Salvà était un collectionneur érudit de la seconde moitié du XIXe s. Son fils a publié en 1872 un Catâlogo de la biblioteca de Salvà dans lequel il attribue au manuscrit le numéro 541 3. Le recueil n'est-il plus à cette époque qu'un objet de curiosité? Autant de questions sans réponses, de même qu'il est impossible de savoir comment ce manuscrit, copié pour être lu assurément, a été possédé et médité du XVe s. à la fin du XVIIe s.

1 — La louange et la poétique

Au carrefour de la religion, de la création littéraire et de la sensibilité, les "cobles" du manuscrit 3 de la Bibliothèque de Catalogne constituent peut-être les traces du passage de la forme primitive orale à une forme codée graphique et, en ce sens, ils sont à la fois transformation et mémoire d'une

1. Voir Roger Chartier, "Du livre au lire", dans Pratiques de la lecture, 1985, Paris, p. 80-82. 2. Joël Saugnieux, Cultures populaires et cultures savantes en Espagne du Moyen Age aux

Lumières, Paris, éd. du CNRS, 1982, p. 108. 3. Pedro Salva y Malien, Catâlogo de la Biblioteca de Salvà..., Valencia, impr. de Ferrer de

Orga, 1872.

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tradition hagiographique, poétique et chantée4. Le montage du recueil pose évidemment des problèmes complexes, difficiles à résoudre. Le lieu et la date exacte de composition, le milieu de circulation, le rapport entre l'oral des chants 5 et l'écrit qui le reproduit sont mal définis. Selon J. Massô Torrents, le manuscrit pourrait avoir été copié à Valencia; ce n'est en fait qu'une hypothèse, peu verifiable, mal fondée6. Faut-il parler également d'unité d'auteur? La cohésion, les thèmes analogues des poèmes prouvent surtout l'homogénéité de leur milieu de genèse. Pierre Bourdieu a bien montré que des artistes à un moment donné peuvent développer un nouveau mode d'expression, sans l'avoir consciemment voulu ni élaboré et sans avoir délibéré des choix qu'ils font parmi l'éventail existant de toutes les possibilités d'expression ; ce n'est qu'a posteriori qu'on passe à la "catégorisation" et que se forme un code de lecture de ces œuvres, c'est-à-dire un "système historiquement constitué et fondé dans la réalité sociale"7. Cette analyse s'applique complètement à la forme des "joies" qui, somme toute, ne représente qu'un mode d'expression parmi d'autres du chant religieux mais connaîtra une durable efficience collective.

Les mots "loar" et plus rarement "recitare" qui apparaissent dans les introductions des "cobles" indiquent peut-être la coexistence des deux systèmes musical 8 et linguistique. Les deux mots ont en effet dans le catalan du Moyen Age le sens de "chanter", "déclamer en psalmodiant", "célébrer"9.

4. En fait, il n'est pas facile de savoir dans quel sens s'effectue le passage. La tradition orale peut se mettre en place à partir de l'écrit. Paul Zumthor dans La poésie et la voix dans la civilisation médiévale, Paris, 1984 (Essais et conférences, Collège de France), distingue deux types d'oralité caractéristiques de la poésie médiévale : une oralité mixte, selon laquelle l'influence de l'écrit demeure partielle et retardée, et une oralité seconde qui se recompose à partir de l'écriture.

5. L'emploi du mot chant est sans doute ici préférable à celui de cantique, plus ambigu. En effet, la définition du cantique comme chant religieux en langue vernaculaire est relativement récente; généralisée dans le cadre de la production posttridentine, elle s'impose parmi d'autres termes dans le courant du XVIIIe siècle.

6. Jaume Masso Torrents, Repertori de l'antiga literatura catalana, Barcelone, 1932, vol. I La Poesia, Ie les manuscrits.

7. Pierre Bourdieu, "Eléments d'une théorie sociologique de la perception artistique", dans Revue internationale des sciences sociales, vol. XX (1968), nQ 4, p.648.

8. Le concept de système musical implique celui d'échelle musicale, difficile à évaluer dans le seul mot "recitare".

9. Toute l'ambiguité subsiste cependant : les verbes "loar", "recitare" et même "cantar" indiquent surtout que la voix couvre et découvre un sens dans un geste large, ce qui correspond bien à la vocation de cette production qui est de célébrer les louanges de tel ou tel saint.

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v. 1 Puisque d'une telle révérence Vous avez été, béni saint Gilles, Je veux déclamer l'excellence De vous, saint et vraiment humble.

v. 1 Puisque vous êtes un saint si vénérable, Saint Dominique glorieux, Votre vie très louable Je veux déclamer avec des louanges.

v.3 Nous vous louons, Marthe très sainte...

v.2 Béni saint Hippolyte, parfait chevalier, En vers je veux dire la vie très sainte De vous qui êtes mort pour le Dieu véritable.

La louange parfaite est évidemment celle des anges qui louent Dieu en chantant et à qui se joignent les saints enfin parvenus au ciel. La dernière strophe des "cobles" de^aint André exprime cette conception :

v.106 Et ainsi il vous fit monter avec des joies ineffables Aux cieux pour lesquels vous étiez créé Chantant avec les anges des chants exquis...

Lorsque saint Thomas de Canterbury meurt martyr, assassiné par le roi d'Angleterre dans sa cathédrale, le chœur des anges accompagne celui des chanoines :

v.69 Et ainsi les chanoines et tous commencèrent L'office des martyrs, disant avec grande joie : Letabitur Justus, et ainsi ils vous exaltèrent Comme vous le méritez, vous, saint révèrent, De sorte qu'ils poursuivirent l'office En chantant avec les anges, tous faisant un saint chœur, Et tous ensemble bénirent Dieu Qui vous avait donné le trésor des cieux.

Cette coexistence des deux systèmes dans les "cobles" du manuscrit 3 et ensuite dans les. "joies" illustre bien que la poétique ne peut s'établir sans faire intervenir et interpréter des facteurs physiques tels que, outre le geste et le souffle, le rythme qui est le travail du corps, "l'élément corps dans le

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langage", pour reprendre M. Jousse et aussi H. Meschonnic 10. De plus, les "cobles" du manuscrit 3 possèdent de façon très claire la propriété fondamentale et commune du langage musical11 et du langage poétique, la répétition ou, plus précisément, comme l'écrit R. Jakobson "la projection du principe d'équivalence de l'axe de la sélection sur l'axe de la combinaison".

Depuis les premiers siècles du christianisme, la musique vocale jouit dans l'Eglise d'une grande faveur ; dès le IVe s., le chant des hymnes latines est couramment pratiqué au cours de cérémonies liturgiques à l'exclusion de toute musique instrumentale; saint Augustin lui-même ne rejette pas une certaine attitude émotionnelle de l'homme à l'écoute du chant 12. En 1406, le franciscain Francesc Eiximenis écrit dans le Tractât de Contemplaciô que l'oraison vocale est une arme contre la fantaisie et une préparation à la contemplation. La manière la plus simple est de louer Dieu comme un jongleur louerait un grand prince ou un prélat en mélangeant les louanges aux supplications et aux actions de grâce 13.

N. Ruwet écrit : "La musique vocale existe, elle a une réalité, et cette réalité doit répondre à une nécessité" 14. Ce qui l'amène à se poser la question suivante : à quelle nécessité anthropologique répond en définitive l'alliance de la parole et de la musique dans le chant ?

A partir du XIe s., un peu partout en occident, des hymnes liturgiques sont composées à l'usage très local des diverses églises. Dès la fin du Moyen Age, ces hymnes connaissent une grande défaveur due à la suspicion des autorités romaines qui leur reprochent leur lyrisme et aussi leur particularisme. A la même époque, les premières "joies" en langue vernaculaire apparaissent manuscrites, au hasard de chroniques ou dans des recueils ; les coutumiers des paroisses au XVIe s. mentionnent leur existence et les pratiques collectives qui s'y rattachent. Les "joies", et en particulier celles du manuscrit qui nous intéresse, sont tout à fait comparables par leurs thèmes

10. Marcel Jousse, L'anthropologie du geste I, Paris, (lère éd. 1950); Henri Meschonnic, Pour la Poétique II, Paris, 1973.

1 1 . Dans ce contexte, le terme même de "langage musical" est évidemment dévié de son sens propre. Il ne faut pas penser que, lorsque la musique intervient avec des paroles, elle est en relation avec le sens de ces paroles.

12. Saint Augustin, Confessions, chap. 7, 15. 13. Francesc Eiximenis, Tractât de Contemplaciô, 316-331. 14. Nicolas Ruwet, Langage, musique, poésie, Paris, 1984, p.43.

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hagiographiques aux hymnes latines composées pour les églises catalanes des siècles antérieurs. Dès lors — et pour répondre en partie à la question posée par N. Ruwet — , s'il est certain que l'homme n'accède au réel que par la médiation d'un ensemble de systèmes signifiants (la langue, mais aussi la musique, la légende), il est concevable que les "joies", en tant qu'ensemble de systèmes signifiants au même titre que les hymnes liturgiques précédentes, proposent de façon neuve, commode et nécessaire, au fidèle chrétien du XVe s. un semblable mode d'accession au réel, c'est-à-dire aux réalités spirituelles et éternelles. Le texte apparaît alors appuyé par la voix et peut susciter une incantation émotive. La mémoire du chant supplée la perception.

2 — Les saints et la sainteté

"Vies de saints", textes hagiographiques, les poèmes du recueil sont un produit des croyances et des pratiques populaires en même temps que de l'attitude de l'Eglise face au saint et à la sainteté. Ces "vies de saints" sont des vies légendaires. Quelle raison peut pousser le copiste ou le commanditaire d'un tel recueil? A la suite d'A. Jolies, on peut se demander "quelles sont les idées, l'attitude existentielle, la disposition mentale qui donnent naissance à cet univers où la forme change les individus en saints et les objets en reliques et parle de miracles"15. Question difficile à résoudre, mais nécessaire à l'historien soucieux de ne pas tomber dans l'abstraction. Car ce recueil exprime un sens frémissant, anxieux souvent, de la vie spirituelle qui est à la fois vie intérieure et recherche d'un au-delà. La fin du Moyen Age est alors caractérisée, en Catalogne, par le développement des Ordres mendiants et leur influence ; c'est aux XIV-XVe s. que s'élaborent et se fixent plusieurs usages, tels que le regroupement des fidèles en confréries ou la récitation du Rosaire. La "religion" de saint Dominique, en particulier, semble apporter plus de nouveauté et de changement à la spiritualité catalane que ne le fera le concile de Trente. Dans ce contexte, comment se présentent les saints des vingt-quatre textes du manuscrit 3 de la Bibliothèque de Catalogne ?

Globalement, il s'agit de saints de la Légende Dorée. Deux personnages, cependant, n'appartiennent pas à la Légende dorée : la Vierge de Montserrat et saint Thomas d'Aquin. La majorité des saints chantés sont des saints des origines, apôtres, ermites ou premiers martyrs : sainte Marie l'Egyptienne,

15. André Jolies, Formes simples, Paris, 1972 (lere éd. 1930).

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saint Martin, saint Jean l'évangéliste, saint Gilles, saint Jacques le Majeur, saint Augustin, saint Barthélémy, saint Thomas, saint André, saint Etienne, saint Hippolyte, saint Vincent, saint Philippe et saint Jacques le Mineur, saint Marc, saint Simon et saint Jude, saint Luc, sainte Marthe, saint Basile. Les saints plus récents sont saint François, saint Dominique, saint Brice, saint Thomas de Canterbury, saint Thomas d'Aquin. Les "cobles" qui ne sont pas des "joies" s'adressent à saint Martin, saint Barthélémy, saint Thomas, saint André et saint Etienne. Deux "cobles" sont identiques, car seuls les noms des saints changent dans le texte : ceux adressés aux saints Philippe et Jacques le Mineur d'une part, Simon et Jude d'autre part.

Dès le XIIIe s., les dominicains tendent à privilégier parmi les saints certaines figures. Ils recommandent particulièrement à la dévotion des fidèles les apôtres et les évangélistes ; saint Hippolyte et surtout saint Vincent, sainte Marie l'Egyptienne et surtout sainte Marthe possèdent dans les couvents de l'Ordre leurs autels et leurs chapelles. Sainte Marthe, dont l'audacieuse personnalité féminine permet de répondre aux aspirations spirituelles de nombreuses femmes tentées par l'hérésie est très vénérée dans le monastère des dominicaines de Prouille. L'intensification de l'effort pastoral, "ce tournant pastoral du XIIIe s.", dont les historiens les plus récents, de G. Le Bras à E. Delaruelle, ont souligné l'importance, se traduit alors dans les faits par la primauté donnée par l'Eglise à l'action apostolique sur la contemplation 16. Au XIVe s., la papauté canonise des évêques, des religieux et des laïcs qui s'étaient distingués par leur désir de convertir des âmes à Dieu. Cette orientation vers le prochain est bien marquée dans les "cobles", où tous les saints sont loués pour leur zèle pastoral, qu'il s'agisse d'un saint Hippolyte, martyrisé immédiatement après sa conversion, d'un saint Thomas d'Aquin, plus célèbre pour ses synthèses intellectuelles que pour ses talents de prêcheur, ou de femmes, à qui l'Eglise interdisait de prêcher. Ce sont là assurément des modèles de sainteté bien différent de ceux qui sont proposés par Jacques de Voragine dans la Légende dorée. Tous les saints prennent ici les caractéristiques des saints fondateurs des Ordres mendiants, dont les individualités sont, par ailleurs, bien reconnues et affirmées. Leurs miracles sont en général peu détaillés, peu pittoresques.

16. Voir l'article de André Vauchez, "Faire croire. Diffusion et réception du message religieux au Moyen Age", dans Les Quatre Fleuves, nQ 11 (1980), p. 31-40.

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J.-C. Schmitt écrit que "le second Moyen Age fut marqué par l'humanisation du divin, dans la célébration de l'humanité du Christ, et aussi dans les figures singulières de saints contemporains canonisés peu après leur mort"17.

Cette humanisation du divin s'inscrit évidemment dans l'effort d'adaptation de l'Eglise aux réalités culturelles d'une société en pleine transformation. A. Vauchez écrit : "En bref, il s'agissait surtout de faire bien croire et bien agir.. Entre l'hérésie et la superstition, les prédicateurs ont cherché à trouver pour leurs auditeurs une voie moyenne en leur transmettant quelques notions doctrinales essentielles et surtout en leur proposant des pratiques de piété et de dévotion"18. Les saints présentés par les "cobles" sont les émules du Christ, qu'ils souffrent sa passion par leur propre martyre ou qu'ils contemplent et méditent en perfection les événements de sa vie. Mais il n'est aucunement question pour les fidèles d'imiter le saint ni, encore moins, d'imiter le Christ. A la dimension pastorale des "cobles" correspond, en contrepoint, la sollicitation insistante et répétée des fidèles.

3 — Le passage d'un savoir à l'autre

Car les "cobles" ne sont pas que des "vies de saints", des récits légendaires. Ce sont des paroles adressées au saint à la deuxième personne, donc directement ; ce sont des supplications très concrètes qui ne remémorent sa vie, sa légende que pour susciter ses bienfaits, son action dans le quotidien et dans le proche au-delà. Voies moyennes, les "cobles" montrent le modèle de sainteté et laissent s'exprimer, après chaque strophe, la demande des fidèles. Il s'agit bien pour le chanteur qui est aussi le demandeur "de s'établir par le savoir et le désir à un autre plan de valeurs". L'analyse, par J. Delorme et P. Geoltrain, du discours religieux peut être reprise ici ; elle montre que le "croire" ou la "foi" marque le passage d'un savoir à l'autre. Le miracle est la sanction de la foi ou l'opération pour reconnaître la valeur des valeurs 19. Parce qu'il sait ou croit la vie légendaire du saint, le chanteur désire accéder à la joie finale de celui qui règne en paradis et il se situe alors dans une nouvelle perspective, celle de son salut individuel dans le temps eschatologique. Le texte trace alors pour le chanteur qui est en même temps le lecteur, le chemin d'un apprentissage.

17. Jean-Claude Schmitt, "Note critique - La fabrique des saints" dans Annales E.J. G, ne 2 (1984), p.293.

18. André Vauchez, art. cit., p.39. 19. J. Delorme et P. Geoltrain, L'Ecole de Paris. Sémiotique, le discours religieux, Paris,

1982.

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C'est là "l'importance du faire interprétatif pour accéder au savoir sur les valeurs".

"Cobles" de saint Jacques le Majeur : v.17 Après avoir reçu la grâce du Saint Esprit,

Vous avez prêché la foi de Jésus par le monde Avec grande charité, savoir et audace.

"Cobles" de saint Augustin :

v.41 Car vous êtes arrivé à la connaissance De la foi véritable En vivant ferme dans la croyance En Jésus, le souverain bien.

"Cobles" de saint Etienne : v.21 Vous avez été un vaisseau de grande science...

"Cobles" de saint Philippe et saint Jacques le Mineur : v.13 Parce que, tous les deux, vous avez eu connaissance

Qu'il était Dieu et homme parfait Et puisque vous autres avez eu telle croyance, II vous a fait ses dignes apôtres.

En ce sens, les saints des "cobles" n'existent pas par eux ni pour eux, mais par la communauté et pour la communauté qui les louent et les invoquent, car il n'y a pas de louange gratuite. Ils sont vrais en tant que types de sainteté, au sein de "l'Eglise universelle", quand ils demeurent dans l'au-delà parmi les bienheureux ou trônent en statues sur les autels, parés de tous leurs signes de reconnaissance.

Les saints des vingt-quatre "cobles" considérées permettent donc à ceux qui leur chantent le drame de leur vie terrestre et leur arrivée dans la gloire divine de discerner, de mesurer le bien par la vision de la vertu en acte. Ils sont la preuve que la vertu agissante se réalise quand l'homme imite le Christ. En ce sens, les "cobles" ignorent totalement la "réalité historique" pour ne reconnaître que la vertu.

M. de Certeau évoque cette "édification hagiographique" en montrant que "chaque vie de saint est plutôt à considérer comme un système qui organise une manifestation grâce à une combinaison topologique de vertus

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et de miracles"20. Les "cobles" constituent bien en effet des discours manifestés de vertus, car ces vertus sont des puissances, des pouvoirs. La virtus romaine a le sens de vertu et de force ; le mot latin du Moyen Age peut signifier miracle; on pourrait souvent choisir de traduire le mot catalan virtut par pouvoir. Le miracle qui confirme la vertu de tel ou tel saint devient signe d'un pouvoir. Même si chaque texte prend bien soin d'affirmer que c'est Dieu qui agit par l'intermédiaire du saint, il n'en demeure pas moins vrai que c'est la protection du saint que les fidèles implorent et que c'est lui même qu'ils invoquent de façon incantatoire en répétant dans chaque refrain son nom et en le qualifiant de "glorieux", "béni", "vertueux", "saint".

Les exemples suivants sont révélateurs :

"Cobles" de la Vierge de Montserrat : v.73 De miracles vous êtes dotée...

"Cobles" de saint Martin : v.55 Miroir de vertus, très pur et clair...

"Cobles" de saint Jean l'évangéliste : Seizième strophe v.121 En ce monde vous avez eu une vie sainte

Et beaucoup d'actions excellentes Et une telle vertu et si grande

v.124 Que vous avez sauvé beaucoup de gens, Avec les miracles que vous avez accomplis Vous avez donné la santé à tout homme, Et même vous avez ressuscité les morts Avec votre grande vertu.

"Cobles" de saint André : v.53 Votre vertu guérissait tout homme...

"Cobles" de saint Marc : v.38 Et votre prédication était d'une telle vertu

Que tous les gens infidèles et mauvais Vous les avez placés sur le chemin du salut.

20. Michel de Certeau, L'Ecriture de l'Histoire, Paris, 1975.

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"Cobles" de sainte Marthe : Refrain

Puisqu'une si grande vertu émane De vous, sainte révérente, Faites qu'en cette vallée du monde Nous obtenions le vrai salut.

Les saints sont naturellement courageux, héroïques, et ce qui compte, c'est le personnage type. Ainsi pour souligner lliéroïcité des vertus du saint, les poèmes lui donnent une origine noble.

"Cobles" de saint Barthélémy : v.3 De noble lignage royal et insigne,

Du roi éternel ami fidèle et digne...

"Cobles" de sainte Marthe : v.6 De lignage excellent...

L'exemplarité religieuse est très nettement liée à la hiérarchie sociale. De même, la beauté du visage est révélatrice de sainteté :

"Cobles" de saint Vincent : v.17 Etant un jeune homme beau comme une statue...

En même temps, une inversion s'effectue, obéissant selon M. de Certeau, à un schéma eschatologique, puisque le saint qui a choisi la pauvreté et l'ascèse "règne dans le ciel". Le même auteur évoque ensuite "la loi qui organise la vie de saint" et, en effet, les poèmes postulent bien que les saints sont prédestinés, même si les sermons de la même époque affirment que tous les hommes sont appelés à la même prédestination.

"Cobles" de sainte Marie l'Egyptienne : jère strophe

v.5 Dieu éternel vous a dotée D'un tel privilège Qu'il vous a créée prédestinée Au royaume divin Où vous régnez très glorieuse Par votre sainteté...

"Cobles" de saint Brice : v.9 Et Dieu éternel voulant vous choisir...

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4 — Le récit dramatique

Le récit n'en demeure pas moins dramatique et il y a une progression de strophe à strophe, depuis les épreuves terribles endurées par le saint jusqu'à sa glorification et son triomphe dans le ciel. Il est possible de distinguer trois systèmes de représentation, selon la terminologie de M. de Certeau21 : "un type démoniaque ou agonique" qui met en scène dans un combat céleste le diable ou l'ennemi invisible; "un type historique ou scripturaire" qui développe et illustre les signes fournis par le Nouveau Testament ; "un type ascétique et moral, qui s'organise autour de la pureté et de la culpabilité et qui répète les représentations de la santé et de la maladie...". Ces trois systèmes sont liés à une théologie qui donne tout leur sens théophanique aux "cobles": théologie du combat chrétien, théologie sacramentelle — et en particulier du sacrement de pénitence, plus rarement du sacrement d'eucharistie, ce qui évoque les prescriptions de l'espérance et du salut individuel, théologie de l'au-delà. La théologie apparaît ici complètement accordée à l'imaginaire, qui nourrit et fait agir l'homme, et donc au fond de la conscience individuelle. Dès la fin du XIVe s., en Catalogne, des traités de spiritualité proches de la "devotio moderna" proposent ces thèmes, qu'il s'agisse de la Scala de Contemplaciô du dominicain Antoni Canals, de l' Excitât ori de la pensa a Déu de Bernât Oliver ou du Tractât de Contemplaciô du franciscain Francesc Eiximenis, déjà mentionné22.

Le combat avec le diable est aussi celui de la chair avec l'esprit. "Cobles" de sainte Marie l'Egyptienne :

v.37 Les batailles que vous meniez De la chair avec l'esprit Vous, bénite, les avez gagnées, g Grâce à l'aide de Dieu infini...

"Cobles" de saint Martin : v.61 Comme l'ennemi de la nature humaine voyait

Que vous l'aviez abandonné pour Jésus, II vous faisait tous les jours avec beaucoup de force Des combats et batailles immenses sans mesure

21. Michel de Certeau, ouv. cit., p.285. 22. Voir l'article synthétique de Albert G. Hauf, "L'espiritualitat catalana medieval; la

devotio moderna", dans Actes del cinqui colloqui international de llengua i literatura catalanes, Andorra, 1-6 d'octubre de 1979, Abadia de Montserrat, 1980, p. 85-121.

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"Cobles" de saint Augustin : v.89 C'est pourquoi vous avez vaincu le diable

Et la chair et le monde triste...

"Cobles" de saint Vincent : v.10 Vous avez été vainqueur des ennemis visibles

Et des plus forts qui sont les invisibles, Vous avez vaincu le monde, la chair et le démon...

"Cobles" de saint Dominique : v.27 C'est pourquoi vous avez commencé à faire la guerre

Au fort prince infernal. o

v.145 ... vous avez remporté la victoire Sur le fort prince infernal.

"Cobles" de saint Philippe et saint Jacques : v.50 Vous teniez tous les démons assujettis.

Le Christ lui-même est comparé dans les "cobles" de saint Marc à

v.27 ... ce lion saint qui sur la dure croix a vaincu le démon par sa grande vertu...

Les "cobles" de saint Basile évoquent un pacte diabolique rompu grâce à l'intervention du saint.

Tous les textes décrivent de façon plus ou moins détaillée la pénitence vécue par les saints, tandis qu'ils mentionnent plus rarement leur attachement au sacrement de l'eucharistie.

"Cobles" de sainte Marie l'Egyptienne : v.29 Pénitence très sainte

En ce monde vous avez faite, Qui fut si grande et importante Qu'elle est un exemple pour les pécheurs.

v.81 Jésus que vous avez reçu avec grande joie Dans votre corps sacré...

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"Cobles" de saint Augustin : v.37 Vous avez fait digne pénitence

En vous confessant de bon gré...

L'intervention protectrice des saints est soulignée, dans la mesure où la guérison des corps est accompagnée de celle des âmes.

"Cobles" de saint Gilles : v.137 Vous guérissez de graves maladies

Et purifiez de tous les péchés, Soignant tous les jours des fièvres Et autres grandes infirmités.

"Cobles" de saint Hippolyte : v.83 Et l'âme et le corps de tous vous les avez guéris

Afin qu'ils obtiennent le trésor des cieux.

"Cobles" de saint Luc : v.72 Car non seulement vous avez donné

aux corps la santé mais vous avez soigné les âmes du ver de leur grave péché23.

Les "cobles" de la Vierge de Montserrat insistent surtout sur la guérison des corps, ce qui s'accorde particulièrement avec les relations de miracles écrites dans le Libre Vermeil du XIVe s. qui évoquent rarement la conversion des cœurs24.

v.61 Les malades dans leur tristesse, En les visitant, vous les consolez, Vous leur donnez joie et bonheur Et de tous leurs maux vous les soignez, Et ainsi ils retrouvent

23. Ce ver qui ronge la conscience est une des trois peines de l'enfer, avec le dam et le feu, que retient saint Augustin dans Y Enchiridion (dans Œuvres complètes, Paris, 1947, t.9, p.309-311).

24. Le Libre Vermeil du XIVe s. est conservé à l'abbaye de Montserrat (province de Barcelone).

DE LA LOUANGE COLLECTIVE A L'ANGOISSE DU SALUT INDIVIDUEL 125

La véritable santé Grâce à vous, bienheureuse, Qui guérissez leur faiblesse.

Le verbe "consolar" a cependant dans le contexte de l'époque une connotation particulière et peut signifier une consolation à la fois physique et spirituelle. Les expressions du langage théologique "grâce", "service", "récompense" qui reviennent sans cesse peuvent être aisément rapprochées de celles du service d'amour des Cours d'Amour des siècles antérieurs. R. Barthes écrit: "Les mots ont une mémoire seconde qui se prolonge mystérieusement au milieu des significations nouvelles"25. Les "cobles" de la Vierge de Montserrat rappellent :

v.49 Jamais en vous ne perd sa solde Celui qui vous sert toujours volontiers, Mais par vous elle lui est payée, Et il est rémunéré dans les cieux.

De même, les "cobles" de saint Vincent : v.18 Vous avez obtenu de Dieu une si grande grâce

Que voyant Jésus dans l'hostie très sainte II vous appela pour que vous soyez son page...

Et les "cobles" de saint Marc : v.81 Qui peut dire le prix, le salaire et la gloire

Que là-haut dans les cieux Jésus vous donna, Après que du monde vous avez été victorieux...

v.88 Puisque vous avez été un chevalier si fidèle et si courageux.

Outre ces trois systèmes principaux, un grand répertoire de thèmes s'offre à l'analyse et renvoie à des systèmes plus ou moins fantastiques. On peut ainsi relever de petites unités bien structurées: la statue découverte dans la montagne :

"Cobles" de la Vierge de Montserrat : v.103 Votre sainte statue

Doit être honorée par tous,

25. Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, 1953.

1 26 DOMINIQUE LAVEDRINE DE COURCELLES

Car elle fut apportée par des anges, Comme cela a été révélé En vérité, quand elle fut trouvée Dans le lieu de Montserrat.

L'ermite nourri par un animal sauvage : "Cobles" de saint Gilles :

v.43 Ce fut la biche qui venait Pour vous donner le lait de ses mamelles.

Le corps du martyr jeté aux chiens et protégé par les oiseaux de proie, ce qui est le cas de saint Vincent, la lutte de la sainte contre un dragon, ce qui est celui de sainte Marthe :

v.62 Vous avez vu un dragon terrible et fort Avec le peuple très effrayé...

v.68 En faisant le signe de la croix, vous l'avez pris.

Les anges sont extrêmement présents dans cette hagiographie, en tant que messagers divins qui réconfortent et encouragent, annonciateurs de la mort prochaine, recueilleurs et escorteurs des âmes jusqu'au paradis. Leur chant mélodieux préfigure cette harmonie céleste à laquelle tous les fidèles qui chantent les "cobles" savent qu'ils sont eux-mêmes conviés. Ainsi la mort des saints n'est plus qu'un passage heureux, dans laquelle le corps est enseveli en attendant de rejoindre l'âme.

"Cobles" de sainte Marie l'Egyptienne : v.86 Quand vous êtes partie de ce monde,

Qui jamais pourrait écrire Les grandes joies que vous avez ressenties ? Les saints anges vous présentèrent En grandes fêtes devant Dieu Et dans les cieux vous installèrent Comme vous le méritez.

"Cobles" de saint Jean l'évangéliste : v.151 Votre mort précieuse

Fut joyeuse, sans tristesse.

DE LA LOUANGE COLLECTIVE A L'ANGOISSE DU SALUT INDIVIDUEL 127

"Cobles" de saint Augustin : v.117 Une allégresse infinie

Vous, béni, avez obtenue, Quand vous êtes passé de cette vie A régner en paradis.

"Cobles" de saint Brice : v.95 Jésus vous prouvant son amour infini

Du ciel envoya pour vous beaucoup d'anges Qui avec grande joie vous emmenèrent dans les cieux En grande harmonie de sons et de chants.

"Cobles" de sainte Marthe : v.l 13 Jésus fit votre sépulture

Avec beaucoup d'anges qui tous chantaient.

5 — L'attente du salut

C'est cette progression des "cobles" qui, sans aucun doute, des combats terrestres à la gloire des cieux, amène le fidèle à la vision des réalités éternelles et à l'espérance d'y participer grâce à sa supplication et à sa foi en l'efficacité de la communion des saints. Les refrains, qui reviennent de façon lancinante tous les huit vers, sont tous centrés sur le problème des fins dernières et de l'au-delà, qui constitue finalement la préoccupation majeure des "cobles" du recueil. Par exemple :

"Cobles" de sainte Marie l'Egyptienne : Puisque vous êtes si digne devant Dieu Qu'il vous accorde tout ce que vous voulez, Suppliez-le, vous, bénigne, Afin que nous montions dans son royaume. Amen.

Le refrain des "cobles" de saint Jean l'évangéliste évoque la grâce insigne reçue par le saint qui arriva au paradis en âme et en corps :

Donc puisque vous avez volé si haut, Votre esprit retrouvant votre corps, Puisque vous avez gagné une telle grâce, Souvenez- vous de nous tous.

128 DOMINIQUE LAVEDRINE DE COURCELLES

"Cobles" de saint Augustin : Puisqu'une telle récompense vous est donnée Et que vous l'aurez éternellement, Faites que nous atteignions, par vous gagnée, La cité où règne Dieu.

"Cobles" de saint Dominique : Donc ayez-nous en mémoire Serviteur loyal de Dieu, Et en cette vie passagère Faites-nous gagner la vie éternelle.

"Cobles" de saint Luc : Puisque, vous, en une telle journée, Vous avec gagné du ciel le prix, Faites-nous vivre sans errement Et régner en paradis.

Cette préoccupation angoissée, cette attente collectivement chantée expliquent sans doute que ces "cobles" du XVe s. ne tiennent pas compte dans leur présentation, contrairement aux textes de la Légende Dorée, du temps liturgique. Elles ne s'inscrivent pas les unes après les autres dans le déroulement d'un cycle festif, dans la permanence de ce qui est le commencement et la fin de l'année liturgique. Donc, il n'y a pas ici de circularité, mais discontinuité, rupture qui sont aussi la marque d'un inachèvement. Les "cobles" du manuscrit 3 de la Bibliothèque de Catalogne ne sont pas encore appelés "goigs", "joies"; elles n'en ont d'ailleurs pas toutes la forme, comme je l'ai dit. N'étant pas "joies", elles sont seulement promesses de "joies", "joies" et fêtes en devenir. Ici le temps de la liturgie, le temps des fêtes semblent s'écraser, pour reprendre une expression de J. Le Goff 26, vers ce temps qui est le sommet final de chaque poème chanté, le temps eschatolo- gique des derniers temps et du jugement individuel, débouchant sur la fin du temps terrestre et donc sur l'éternité. D'où l'intérêt, en Catalogne, au XVe s., d'un recueil hagiographique de cette sorte qui, démontrant la fragilité des choses visibles et donc de la dimension temporelle, ouvre un temps nouveau

26. Jacques Le Goff, L'imaginaire médiéval, 1985. Introduction.

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à l'intérieur de l'homme, celui de la conscience individuelle promise au salut et au royaume du Christ, celui de l'homme sauvé pour une éternité de joie et de chant dans la totalité de son âme et de son corps. C'est tout un domaine nouveau de l'expérience et de la connaissance religieuses qui est ainsi manifesté.