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De la morale chrétienne au traité de chasse Les nombreux ouvrages médiévaux consacrés aux animaux dérivent du Physiologus. Ce texte grec du ii e siècle, associant des citations de la Bible à des descriptions d’animaux, a créé une typologie chrétienne à partir de la juxtaposition d’une image zoologique et d’un emblème christique. Les bestiaires ont pour tout objectif l’édification du chrétien. Ils sont destinés à servir de support à la prédication et permettent d’interpréter les représentations sculptées de l’art roman. Repris en quelque sorte dans des compilations encyclopédiques, les bestiaires vont s’enrichir de l’apport de naturalistes comme Aristote redécouvert au xiii e siècle, mais conserveront une tonalité très religieuse. La traduction en français élargira leur diffusion à l’aristocratie laïque. Un autre type d’ouvrages met en scène des animaux, mais pour projeter sur eux les qualités et les défauts des hommes et élaborer une critique de la société et du pouvoir, en énonçant ou en sous-entendant une morale. Ce sont les fables et les satires, de tradition ancienne ; ainsi le Roman de Renart ou le Roman de Fauvel. La littérature sur les animaux prend un tournant au xiv e siècle avec l’apparition des livres de chasse, qui répondent à la curiosité de l’homme pour les bêtes qu’il chasse. Les descriptions alimentées par l’observation et l’expérience sont précises et réalistes, et des conseils techniques sont prodigués. Enfin, les calendriers des livres de prières, essentiellement xv e -début xvi e siècle, sont remplis d’animaux de la vie quotidienne rurale, illustrant les travaux des mois à la campagne. Gaston Phébus Livre de la chasse Avignon, fin du xiv e siècle BNF, Manuscrits, français 619, f. 15 v° Dans son traité sur la chasse, Gaston Phébus consacre un long chapitre aux ours, très abondants dans les Pyrénées à cette époque. Les livres d’animaux Ici commence le livre que l’on nomme Bestiaire ainsi appelé parce qu’il traite des natures des bêtes. Or, l’ensemble des créatures que Dieu plaça sur terre, Dieu les créa pour l’homme, et afin que celui-ci prenne chez elles des exemples de croyance religieuse et de foi. Pierre de Beauvais, Bestiaire (dans Bestiaires du Moyen Âge, mis en français moderne et présentés par Gabriel Bianciotto)

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De la morale chrétienne au traité de chasse

Les nombreux ouvrages médiévaux consacrés aux animaux dérivent du Physiologus. Ce texte grecdu iie siècle, associant des citations de la Bible à des descriptions d’animaux, a créé une typologiechrétienne à partir de la juxtaposition d’une image zoologique et d’un emblème christique.Les bestiaires ont pour tout objectif l’édification du chrétien. Ils sont destinés à servir de supportà la prédication et permettent d’interpréter les représentations sculptées de l’art roman. Reprisen quelque sorte dans des compilations encyclopédiques, les bestiaires vont s’enrichir de l’apportde naturalistes comme Aristote redécouvert au xiiie siècle, mais conserveront une tonalité trèsreligieuse. La traduction en français élargira leur diffusion à l’aristocratie laïque.Un autre type d’ouvrages met en scène des animaux, mais pour projeter sur eux les qualitéset les défauts des hommes et élaborer une critique de la société et du pouvoir, en énonçantou en sous-entendant une morale. Ce sont les fables et les satires, de tradition ancienne ; ainsile Roman de Renart ou le Roman de Fauvel.La littérature sur les animaux prend un tournant au xive siècle avec l’apparition des livres de chasse,qui répondent à la curiosité de l’homme pour les bêtes qu’il chasse. Les descriptions alimentéespar l’observation et l’expérience sont précises et réalistes, et des conseils techniques sontprodigués.Enfin, les calendriers des livres de prières, essentiellement xve-début xvie siècle, sont remplisd’animaux de la vie quotidienne rurale, illustrant les travaux des mois à la campagne.

Gaston PhébusLivre de la chasseAvignon, fin du xive siècleBNF, Manuscrits,français 619, f. 15 v°Dans son traité sur lachasse, Gaston Phébusconsacre un long chapitreaux ours, très abondantsdans les Pyrénées à cetteépoque.

Les livres d’animaux

Ici commence le livre que l’on nomme Bestiaire ainsi appelé parce qu’iltraite des natures des bêtes. Or, l’ensemble des créatures que Dieuplaça sur terre, Dieu les créa pour l’homme, et afin que celui-ci prennechez elles des exemples de croyance religieuse et de foi.

Pierre de Beauvais, Bestiaire (dans Bestiaires du Moyen Âge, mis en françaismoderne et présentés par Gabriel Bianciotto)

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Un bestiaire est un recueil consacré à ladescription et à l’interprétation allégoriqued’animaux réels ou imaginaires. Par extension,on appelle aussi « bestiaire » la partie zoologiquedes encyclopédies latines et françaises.Le premier bestiaire connu est le Physiologus,anonyme, écrit en grec, au iie siècle. C’estla source principale des bestiaires médiévaux.Le Physiologus serait né à Alexandrie, carrefourdes traditions grecque et orientale, qui seretrouvent mêlées dans le texte. Il est constituéde commentaires sur les animaux, planteset pierres qui servent de support à l’énoncéde préceptes moraux, selon un déroulementqui sera repris dans les bestiaires médiévaux :description – anthropomorphique plutôt queréaliste – de la « nature » d’un animal(particularités physiques et comportementales),suivie de son explication symbolique chrétiennetirée de la Bible, aboutissant à une leçon. Le butpoursuivi n’est pas la vérité scientifique, maisl’édification populaire. La première traductionlatine date sans doute du ive siècle :Ambroise en cite des passages dans sonHexaméron. Le Physiologus connaîtra le succèsdurant tout le haut Moyen Âge à travers diversesversions latines qui le modifient et l’enrichissentau cours des siècles en puisantdans l’Antiquité et aux sourcesnaturalistes, dans l’Histoirenaturelle de Pline l’Ancien(77), les Merveilles de la nature

de Solin (milieu du iiie siècle) et les Étymologiesd’Isidore de Séville (vers 636), encyclopédieelle-même inspirée de Pline. Aristote, donton redécouvre au xiiie siècle les traités surles animaux sera également souvent cité.Les monastères anglo-saxons produisent trèstôt des bestiaires ; de superbes manuscrits sontréalisés pour les aristocrates dans le nord-estde l’Angleterre à partir de 1180, puis desadaptations en anglo-normand et en françaisapparaissent dans le nord de la France et enNormandie. Philippe de Thaon, clerc vivant enAngleterre, écrit la première version françaisedu Physiologus latin, composée en vers, entre1121 et 1135. Au siècle suivant (vers 1206),Pierre de Beauvais donne une version françaiseen prose – la plus proche de l’original latin –et expose d’emblée les motifs de l’ouvrage :« Ici commence le livre que l’on nomme

Bestiaire, ainsi appelé parce qu’iltraite des natures des bêtes. Orl’ensemble des créatures que Dieuplaça sur terre, Dieu les créa pourl’homme, et afin que celui-ci

prenne chez elles des exemplesde croyance religieuse et de foi.[…] Ce qui est dit ici doit serviren premier lieu à la compréhension

des Écritures saintes. » Vers 1210,Guillaume le Clerc de Normandieproduit un bestiaire divin en vers,dont l’objectif est aussi clairement

annoncé : « Car en ce livre nous apprend /Natures des bêtes et mœurs, […] où l’on pourraexemple prendre / De bien faire et de biencomprendre. » Son œuvre reprendle Physiologus, mais en l’enrichissant eten utilisant parfois des références profanes.Il s’adresse à un public de laïcs.Il existe aussi à cette époque des volucraires,faisant partie des bestiaires ou œuvres à partentière. Sortes de catalogues sur les oiseaux,ils sont constitués de descriptions de leursmœurs, assorties de commentairesmoralisateurs et religieux. Ainsi le De avibusd’Hugues de Fouilloy. Ce prieur de l’abbayede Saint-Laurent-au-Bois, près d’Amiens, écrivitson Livre des oiseaux pour l’instruction desmoines de son abbaye, au milieu du xiie siècle.Au cours du xiiie siècle apparaissent desouvrages de compilation encyclopédique, quise réfèrent à Aristote, dont l’œuvre zoologiqueest traduite en latin par l’intermédiaired’adaptations arabes. Ainsi le De natura rerum(Livre des natures des choses) de Thomas deCantimpré (vers 1230-1240), dont six chapitresinventorient plus de quatre cents espècesd’animaux, classées par ordre alphabétique(ce qui n’était pas l’habitude des bestiaires).Le franciscain Barthélemy l’Anglais rédige,entre 1230 et 1240, une « somme généralecontenant toutes choses et toutes matières »,le De Proprietatibus rerum (Livre des propriétésdes choses), destinée aux prédicateurs. Les

Du bestiaire à l’encyclopédie Animal imaginé, animal réel

PhysiologusAngleterre, 3e quart du xiiie siècleBNF, Manuscrits, latin 3630, f. 83 v°

Hugues de FouilloyDe avibusFrance, 3e quart du xiie siècleBNF, Manuscrits, latin 2495, f. 1 v°-2La colombe, symbole de pureté, représente la viecontemplative du moine. Elle est entourée d’undiagramme de citations bibliques.

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animaux sont représentés par trente-cinqespèces d’oiseaux et quatre-vingt-quinzeespèces de quadrupèdes. Véritable« leçon de choses » en dix-neuf livres,cet inventaire de la nature, enrichide thèmes de sermons rubriquésen marge, est une sourceinépuisable pourl’explication allégoriqueet moralisée del’Écriture. Charles Vle fit traduire enfrançais par sonchapelain Jean Corbechon (1372), ce quien augmenta la diffusion chez les laïcs.Cette œuvre de vulgarisation du savoir obtintun très grand succès dans toute l’Europe,en latin et en langue vernaculaire, jusqu’auxvie siècle.

Le Speculum majus (Grand Miroir) dudominicain Vincent de Beauvais, proche deLouis IX, commanditaire de cette œuvre dévolueà l’instruction des clercs, est une compilation demilliers de citations d’auteurs anciens, patristiques

et médiévaux. L’une des trois parties, leSpeculum naturale (Miroir de la nature), traite« selon l’ordre de la Sainte Écriture en premierlieu du Créateur, puis des créatures » etrépertorie les animaux. Contrairement à ses

contemporains, le Speculum majus ignorel’enseignement d’Aristote.

Cependant, la compilation encyclopédiquelaïcise les textes. Le Livre du Trésor, du FlorentinBrunetto Latini (1266), est une des premièresencyclopédies écrites en français destinéesaux laïcs. Elle s’inspire des bestiaires,mais l’on y trouve aussi des conseils pratiquespour l’élevage de certains animaux.

Vers 1245 apparaît un bestiaire d’un genreun peu particulier, le Bestiaire d’Amours, deRichard de Fournival : au lieu d’être utilisées dansune démonstration moralisatrice, les propriétésdes animaux sont comparées à descomportements amoureux ; la symbolique animaleest mise au service d’une rhétorique courtoise,illustrant les étapes de la conquête d’une dame.Le discours chrétien laisse la place à uneconception plus profane du monde.À la fin du xiiie siècle, le De animalibus (Traitédes animaux) d’Albert le Grand marque la findu bestiaire comme genre littéraire. Continuateurde l’œuvre d’Aristote, Albert le Grand compare,observe et pratique même quelques dissections.Il critique les fables des bestiaires et a uneapproche plus « scientifique » de la nature. Maisles mythes perdureront encore longtemps danscertaines histoires naturelles de la Renaissance.

Richard de FournivalBestiaire d’AmoursFin xiiie-début xive siècleBNF, Manuscrits, français 1951, f. 16 v°Version courtoise du bestiaire médiéval :l’animal est pris comme modèle ducomportement amoureux. Par exemple (imagede gauche), il y a toujours une grue qui veilleparmi ses congénères en mettant sous sespattes des pierres qui l’empêchent de dormir ;l’amant doit faire de même et ne pass’endormir d’amour.

Barthélemy l’AnglaisLivre des propriétés des chosesParis, fin xive-début xve siècleBNF, Manuscrits, français 216, f. 289La panthère couronnée régnant au milieu desbêtes sauvages, exotiques ou familières, rappellela tradition du Physiologus : par le doux parfum deson haleine, la panthère attire près d’elle tous lesanimaux, sauf le dragon qui la craint ; ainsi leChrist attire les fidèles par sa divine parole.

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Fables et satiresL’animal miroir de l’homme

Dans les bestiaires, les mœurs des animauxrenvoient à l’Écriture ; les fables utilisent l’animalcomme miroir de l’homme, le mettent en scènedans des histoires qui reflètent la société demanière critique et satirique, et en tirent unemorale.Selon la tradition, le créateur du genre seraitun esclave grec, Ésope (vie siècle avant J.-C.).Il est imité, au ier siècle, par le poète latin Phèdreet au ive siècle par Avianus. Vers 1180, Mariede France donne le premier recueil en français,tiré des fables latines, en y ajoutant environtrente-cinq de son invention. Après elle, sontproduits nombre d’« ysopets » et « avionnets »,adaptations populaires françaises d’après Ésopeet Avianus.On retrouve une trentaine de fables dans leMiroir historial, une des trois parties du GrandMiroir de Vincent de Beauvais traduit en françaispar Jean de Vignay en 1332. Certaines, comme« Le corbeau et le renard », sont diffuséespar le Roman de Renart, ensemble de textescomposés entre 1170 et 1250, inspirés defables antiques, récits folkloriques et texteslatins tel l’Ysengrinus du moine Nivard (1148).Cette véritable épopée animale, parodiantles chansons de geste, raconte les aventuresd’un goupil (à l’époque, nom commun du renard)appelé Renart (nom propre qui deviendra nomcommun, témoignant du succès de l’œuvre).L’animal rusé passe son temps à imaginer des

tours pour trouver sa nourriture et à chercherquerelle aux bêtes de la ferme et de la forêt :le coq Chanteclerc, le corbeau Tiécelin, le chatsauvage Tibert, l’ours Brun… et surtout le loupYsengrin qu’il ridiculise. Si la partie la plusancienne adopte l’ironie d’un conte animaliercomique, les branches plus récentes ont unetonalité complètement anthropomorphique :la société animale est structurée et fonctionnecomme la société médiévale, avec son roi(Noble, le lion) et sa reine (Fière, la lionne), lesbarons, les courtisans, le connétable Ysengrin,les seigneurs qui s’affrontent et les vassauxqui subissent. Noble est un roi idéal, juste,indulgent et recherchant la paix : ainsi ilpardonne à Renart de l’avoir fait passer pourmort à la guerre et d’avoir pris sa place auprèsde la reine. Renart est le symbole du mensongeet de la trahison, l’incarnation du diable.Cette image du goupil est reprise dans certainsbestiaires comme celui de Guillaume le Clercqui fait référence à l’œuvre.Parmi les variantes du Roman de Renart,certaines sont plus violemment satiriques :Renart le Bestourné, de Rutebeuf, est unecritique des ordres religieux (vers 1260),Renart le Nouvel (1284), de Jacquemart Gielée,triomphe par la ruse, semblable au diable quiséduit les hommes, et dans Renart le Contrefait(vers 1342), un clerc de Troyes dénonce lesvices de son temps.

Le Roman de Fauvel met en scène cette foisun animal domestique, un âne ou un cheval,qui réunit en lui les pires défauts. Son nomest l’acronyme de six de ses vices : Flatterie,Avarice, Vilenie, Variété (inconstance), Envie,Lâcheté. Fauvel a acquis le pouvoir par lafourberie et tous, du prince au simple vilain,s’affairent autour de lui pour le « torchier »(l’étriller, le flatter) et obtenir ses faveurs.Il fait tout à l’envers : châtie les innocentset récompense les hypocrites.Rédigé entre 1310 et 1314 par Gervais du Bus,chapelain d’Enguerrand de Marigny, ministredu roi Philippe IV le Bel, cette œuvre est unecritique politique d’une rare virulence qui visele roi et son conseiller, et dénonce l’abus depouvoir et la corruption de la cour. Le Romande Fauvel est surtout connu par une version(vers 1316-1320) qui est un remaniementdu texte original, auquel ont été ajoutés prèsde trois mille vers et cent cinquante insertionslyriques. Cette version serait l’œuvre de clercsde la chancellerie royale.La tradition qui consiste à s’abriter derrièredes animaux pour faire passer une critiquedu pouvoir et de la société ou énoncerune morale est bien antérieure au Moyen Âge.Elle se poursuit avec La Fontaine – dans sonintroduction aux Fables, il se réclame d’Ésope –,et on la retrouve aujourd’hui dans les contespour enfants.

Fables d’Ésope, insérées dans le Miroir historialde Vincent de BeauvaisParis, 1370-1380BNF, Manuscrits, NAF 15939, f. 84 v° (détail)Illustration de la fable « Le loup et le chien » :le loup demande au chien pourquoi il est si gras,le chien répond qu’il garde la maison deson maître ; le loup voit alors le collier au coudu chien…

Jacquemart GieléeRenart le NouvelBNF, Manuscrits, français25566, f. 163 v° (détail)Renart, à genoux, demandepardon au roi Noble, surson trône, à Hardi le léopardet à Ysengrin le loup.

Gervais du BusRoman de FauvelParis, vers 1315-1320BNF, Manuscrits, français 146, f. 2Fauvel est flatté par toutes sortesde gens : un roi, un évêque, uncardinal, des nobles, des vilains…

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Les livres de chasseL’animal gibier

Les ouvrages sur la chasse célèbrent cetexercice chevaleresque qui donne l’occasionà l’homme de se mesurer à l’animal. Le plusancien traité connu en Occident date duive siècle avant J.-C. : l’Art de la chasse,de Xénophon, qui voit la chasse comme unentraînement à la guerre, car elle requiert toutesles qualités indispensables à un bon guerrier.Au Moyen Âge, la chasse (chasse à courreet chasse au vol) est réservée aux nobles. Elleexige de gros moyens financiers. Nombreusessont les illustrations représentant un seigneursur son cheval, faucon au poing ou poursuivantun cerf cerné par ses chiens, ou bien une dameattrapant un lapin au furet. À l’époquemédiévale, cette activité a une dimensionchrétienne. Elle est le symbole du combat menépar les forces du mal contre l’âme du croyant,et l’animal sacrifié rappelle le juste persécuté. Le Livre du roi Modus et de la reine Ratio,d’Henri de Ferrières (vers 1374), est un traitéde vénerie et de fauconnerie où le roi Modusexpose des techniques de chasse, tandis quela reine Ratio moralise sur les mœurs des bêtespoursuivies. Le cerf est une image messianique :il est toujours représenté avec des bois de dixandouillers figurant les dix commandements etopposé au sanglier qui possède dix « propriétés »diaboliques. Henri de Ferrières déclare préférerla chasse au cerf, et, pour Gaston Phébus,elle est la plus noble. La chasse au sanglier,très prisée et valorisée durant le haut MoyenÂge, est dépréciée en France et en Angleterreà partir du xiie siècle et le cerf devient le gibierroyal par excellence.Dans son Livre de la chasse (1389), le comtede Foix Gaston Phébus décrit, à la manièred’un naturaliste, les bêtes sauvages (cerf, daim,chevreuil, lièvre, ours, renard, loup, blaireau…)et leurs mœurs, en dehors de touteconsidération morale, en s’appuyant surdes compilations livresques, mais aussi sursa propre expérience et ses observations.Il examine les différentes races de chiens,comment les dresser et les soigner. Il expliquecomment reconnaître les traces du passagedu gibier et développe les différents types

de chasse, sauf la chasse aux oiseaux. Le traitéde vénerie de Gaston Phébus obtint un grandsuccès auprès des aristocrates et fut copiémaintes fois et richement illustré. On en connaîtactuellement quarante-quatre copiesmanuscrites.L’art de la chasse au vol a été abordéspécifiquement et l’ouvrage le plus célèbre,le De arte venandi cum avibus, a été écriten latin, en 1245, par l’empereur d’AllemagneFrédéric II de Hohenstaufen pour son filsManfred. Y sont décrites les diverses espècesde faucon utilisées et leurs cibles, ainsi que

le détail du long dressage qui doit les amenerà manger sur le poing de l’homme et à s’envolerà la poursuite de leurs proies. Traduit en dialectelorrain vers 1310, ce traité fit longtemps autorité.Si les scènes de chasse sont tellementprésentes dans les livres et si les traités ontla faveur d’un public lettré, c’est bien parce quecette activité occupe une place importante dansla vie de l’homme médiéval, avec ses valeursmoralisantes, ses symboles et ses codes :chasse à l’aide de pièges pour les paysans,chasse à courre et au vol pour les nobles,chasse au cerf pour les princes.

Gaston PhébusLe Livre de la chasseParis, vers 1408-1410BNF, Manuscrits, français 616, f. 118 (détail)Chasse aux lièvres : il faut marcher à leur rencontredans les sillons des blés où ils se cachent.

Frédéric de HohenstaufenTraité de fauconnerieVers 1305-1310BNF, Manuscrits, français 12400, f. 152 (détail)Dressage des faucons : le fauconnier habitue le fauconà venir se poser sur son poing ganté.

Heures de Marguerite d’OrléansVers 1430BNF, Manuscrits, latin 1156B, f. 163Représentation d’une scène de chassedans les marges d’un livre d’heures : le cerfreprésente le Christ et la voie du salut.

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Calendriers et livres d’heuresL’animal au quotidien

Les livres d’heures, destinés aux laïcs,contiennent des prières pour chaque momentde la journée et un calendrier où sont indiquéesles fêtes religieuses. Chaque mois est illustrépar un signe du zodiaque et la peinture d’unescène de la vie à la campagne où l’animal esttrès présent. Huit des douze signes du zodiaquesont figurés par des animaux familiers oumythiques (le capricorne, le sagittaire).Les illustrations des tâches agricoles informentsur le quotidien des paysans et sur la placequ’y prend l’animal. Ainsi, en février, on pêcheau filet ; en mars, ce sont les labours, en juin latonte des moutons ; juillet : moissons ; octobre :vendanges ; en novembre, c’est la glandée : lesporcs vont manger les glands que le paysan fait

tomber des chênes avec sa gaule ; en novembreou décembre, on tue le cochon, qui constituaitla nourriture de base au Moyen Âge.On retrouve ce type de calendrier dans unouvrage rédigé en latin, vers 1305, par un juristebolonais, Pietro de Crescenzi (Pierre deCrescens dans la traduction française) :le Ruralium commodorum opus. Ce traitéd’agronomie, très célèbre au xive siècle, futtraduit en plusieurs langues. Le roi Charles Ven fit effectuer une version française en 1373 :Rustican ou Livre des proffiz champestreset ruraulx. Divisé en douze livres traitant desdifférents secteurs de l’agriculture, il expose laconduite d’un domaine modèle au xive siècle.Les animaux familiers sont très présents

également dans les traités d’hygiène ou demédecine. Le Tacuinum Sanitatis (xie siècle)du médecin arabe Ibn Butlân (Albucassis),traduit en latin, inventorie les végétaux et lesanimaux nécessaires à l’alimentation del’homme. Il s’agit ici d’enseigner comment bienutiliser les viandes et les produits laitiers pour senourrir de façon équilibrée, selon l’âge, l’activité,le tempérament ou les maladies, en fonctiondu temps et du lieu.Pendant longtemps, la tradition des calendriersillustrés des travaux agricoles s’est transmiseà travers les almanachs vendus dansles campagnes par les colporteurs.

Heures de Charles d’AngoulêmeTours, vers 1482-1485BNF, Manuscrits, latin 1173, f. 6En novembre, sous le signe du sagittaire(miniature dans la marge de droite),le paysan égorge le cochon et sa femmerecueille le sang dans une poêle.

Pierre de CrescensRustican ou Livre des proffiz champestres et ruraulxFlandre, vers 1470BNF, Arsenal, ms. 5064, f. 209 v°Derrière une palissade, qui sépare la citédu monde agricole, un fermier mène un troupeaude chevaux et de bœufs. Au loin, un bergeret son chien gardent des moutons.