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De la prison au camp : la saisie de l'espace-corps.
Audrey KIFER
Docteur d'tat en philosophie, Universit de Picardie
Rsum :
L o le dlinquant au XIXme sicle a lgitim le quadrillage policier et la politique disciplinaire intrieure, l'tranger
aujourd'hui semble, sa manire, autoriser le dispositif scuritaire europen. Diffrentes passerelles peuvent relier le
dlinquant et l'tranger. Pourquoi l'immigr est-il si souvent assimil au clandestin ? Assurment, notre poque
criminalise l'tranger. Peut-on pourtant si aisment rapprocher le dlinquant de l'tranger, le prisonnier du clandestin, les
prisons des camps de rtention ?
Aprs avoir dfini les spcificits propres la prison et au camp, surgira un nouvel objet, un nouvel espace auquel notre
dernier point sera consacr : celui du corps. Il semble que la passerelle la plus marque entre le dlinquant et le
clandestin soit cet espace intime, investi par des mcanismes qui excdent toute clture et tout cloisonnement : l'espace-
corps des fichiers.
Mots-cls :
biomtrie, camp, corps, Foucault, pouvoir, prison.
Avant-propos :
Quelques mots sur la prison et le camp, chez Foucault et Agamben...
La prison et le camp sont des espaces la fois singuliers et reprsentatifs de l'poque o ils
s'insrent. Lieux de normalisation et d'exception, les prisons et les camps ont souvent servi de
modle pour illustrer les rouages du pouvoir : du disciplinaire au biopouvoir.
En 1975 dans Surveiller et punir. Naissance de la prison, Michel Foucault se sert par exemple du
panopticon de Bentham pour reprsenter les dispositifs du pouvoir disciplinaire. Pour le philosophe,
le panoptique n'est pas regarder comme une forme architecturale ayant servi pour construire des
prisons mais comme un modle spatial permettant de figurer les mcanismes du pouvoir
disciplinaire. En 1976, Foucault dcouvre une nouvelle forme de pouvoir qui ne prend plus pour
objet les corps mais la vie elle-mme : il s'agit du biopouvoir . Foucault dveloppera en
particulier ce concept dans son enseignement au Collge de France sur Il faut dfendre la socit.
Dans les annes 90, Gorgio Agamben reprend les analyses de Foucault sur le biopouvoir, les utilise
et dfinit le camp comme la figure, le nouveau nomos biopolitique de la plante . la lecture des
travaux d'Agamben, en particulier Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue [1997] et Ce qui
reste d'Auschwitz. L'archive et le tmoin [1999], nous pouvons lgitimement nous demander s'il est
pertinent de rapprocher les camps d'extermination nazis des camps d'trangers ? Les camps nazis
mettaient en oeuvre des procdures bien spcifiques d'limination, par la mort. Si les camps
d'trangers sont des espaces de mise l'cart, il s'agit d'liminer l'tranger du champ du visible mais
non pas par la mort. Les camps d'extermination et les camps d'trangers ont des conditions
d'existence et des fonctions bien diffrentes. Par mthode donc, et pour viter tout amalgame, il
convient selon moi de distinguer ces deux espaces. L'apport d'Agamben est en revanche indniable :
ses analyses permettent en effet de mettre jour les mcanismes d'exception qui fonctionnent dans
le camp et dans la socit moderne par extension.
Dans cet article, j'ai pris le parti de ne pas me rfrer aux travaux d'Agamben. En revanche, ma
problmatique s'articulera autour de concepts foucaldiens susceptibles d'clairer notre rflexion.
Texte :
De la prison au camp : la saisie de l'espace-corps .
J'aimerais, avant tout chose et pour viter d'emble une mauvaise lecture, me justifier d'une
objection qui pourrait, raison, m'tre faite. On pourra sans doute me reprocher de ne pas dissocier
les camps d'trangers des centres de rtention franais. Mais si une chose est certaine pour moi, si
les camps de concentration et d'extermination sont effectivement des espaces bien spcifiques (des
espaces d'limination par la mort), les diffrences affirmes entre les camps, centres, zones ou
locaux de rtention me paraissent bien verbales. La manipulation discursive et l'dulcoration
linguistique sont des pratiques mises en oeuvre par les autorits en vue de lgitimer l'existence de
ces espaces et de masquer la rpression et la violence qui s'exercent l'intrieur. Les espaces pour
trangers retenus quelle que soit leur appellation me semblent pouvoir tre dfinis comme des
camps, c'est--dire comme des espaces o sont maintenus en masse des groupes de personnes, que
l'on ne dsire pas et que l'on cache. Telle sera donc ma dfinition du camp : un espace de mise
l'cart et de mise sous contrle d'une certaine partie de la population.
En principe, l'enfermement pnitentiaire et l'internement administratif possdent des
caractristiques bien distinctes. Marc Bernardot, dans une pertinente sociohistoire des camps
d'trangers, relve trois diffrences fondamentales (Bernardot, 2008, p. 62 et suiv.).
Premirement, la peine de prison dpend d'une dcision judiciaire tandis que la rtention fait suite
une dcision administrative. Le condamn a t jug par un tribunal comptent en fonction d'une
accusation spcifique. L'tranger, lui, a t apprhend par la police et mis en garde vue pour
n'avoir pas de papiers en rgle. Il s'agit certes d'un dlit sanctionn par la loi mais, bien souvent, le
clandestin ne quitte pas la sphre de l'administration-police : d'un ct la justice, de l'autre la police.
Deuximement, la peine de prison a pour spcificit d'avoir un terme. Sa dure est dcide lors du
jugement. Si, par la suite, le condamn peut bnficier d'une remise de peine ou d'une libration
conditionnelle, la dure de la peine est dfinie avant son excution si l'on exclut la dtention
provisoire - et en fonction de la gravit de l'acte commis. Sans terme, comment une peine pourrait-
elle tre utile et rparatrice ? Sans projet de sortie, comment le condamn pourrait-il vouloir
s'amender ? La rtention, en revanche, n'a pas de dure dtermine au pralable.
Enfin, la peine de prison est individuelle et individualise. Elle est certes dcide en fonction du
dlit ou du crime commis, mais aussi et surtout, en fonction de la personnalit de celui qui a
commis l'acte. Les camps au contraire sont collectifs. L'identification de l'tranger se fait en
fonction du groupe auquel il appartient (tziganes, roms, maghrbins, etc.). L'tranger n'est pas
individualis, il est un parmi les autres. Tandis que la peine de prison individualise, la rtention
massifie. C'est cette diffrence thorique essentielle, directement lie la spatialit de
l'enfermement propre ces deux espaces clos, que nous allons nous intresser. Cette distinction de
principe, se voulant heuristique, sera ncessairement schmatique. En situation, nous le
dvelopperons dans notre conclusion, les diffrences et lignes de partage se fragilisent
effectivement.
partir d'une analyse du panopticon de Bentham par Michel Foucault, nous dfinirons dans un
premier moment cet espace spcifique qu'est la prison. Le panoptique chez Foucault n'est pas tant
considrer comme une forme architecturale effectivement ralise pour construire des prisons que
comme un diagramme illustrant la relation de pouvoir-savoir propre la socit disciplinaire.
Peut-on appliquer ce modle l'internement administratif ? L'espace de la rtention n'est-il pas au
contraire l'exemple mme de l'anti-panoptique ? Le camp est certes une zone ferme, dlimite par
la clture mais l'invisibilit latrale propre l'espace pnitentiaire disparat. Il faudra alors, dans le
deuxime temps de notre analyse, nous interroger sur la construction spatiale spcifique au camp.
Lorsque nous aurons dfini les caractristiques propres la prison et au camp, surgira un nouvel
objet, un nouvel espace : le corps. Comment le corps est-il apprhend dans ces espaces clos ? Le
corps est certes enferm et retenu mais, au del de l'enfermement pnitentiaire et de la rtention
administrative, il est aussi investi par des mcanismes qui excdent toute clture et tout
cloisonnement. De l'anthropomtrie de Bertillon au fichage biomtrique de Ciotti et Mariani, nous
assistons en effet la saisie de l'espace-corps. Nous verrons en quel sens.
I- Prison
Michel Foucault dcrit ainsi le Panopticon de Bentham :
Le principe tant : la priphrie, un btiment en anneau ; au centre, une tour ; celle-ci est perce
de larges fentres qui ouvrent sur la face intrieure de l'anneau. Le btiment priphrique est divis
en cellules, dont chacune traverse toute l'paisseur du btiment. Ces cellules ont deux fentres :
l'une, ouverte vers l'intrieur, correspondant aux fentres de la tour ; l'autre, donnant sur l'extrieur,
permet la lumire de traverser la cellule de part en part. Il suffit alors de placer un surveillant dans
la tour centrale, et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade, un condamn, un ouvrier ou
un colier. Par l'effet du contre-jour, on peut saisir de la tour, se dcoupant dans la lumire, les
petites silhouettes captives dans les cellules de la priphrie. En somme, on inverse le principe du
cachot ; la pleine lumire et le regard d'un surveillant captent mieux que l'ombre, qui finalement
protgeait (Foucault, 1977, p. 191).
La configuration du panoptique instaure d'une part une visibilit axiale permanente. Dans la tour
centrale se trouve l'oeil du pouvoir , le surveillant. Pour autant, un simple mannequin peut se
substituer au vivant observateur. Avec un tel jeu d'ombre et de lumire, le dtenu ne sait pas s'il est
vritablement surveill ou non, l'essentiel tant qu'il croit l'tre en permanence. D'autre part, pour
assurer l'ordre, la disposition spatiale du panoptique ncessite une invisibilit latrale entre les
individus spars, encelluls. Le systme panoptique empche ainsi toute promiscuit corruptrice.
Pour Foucault, le panopticon est un prcieux modle pour illustrer la spatialit de l'enfermement
pnitentiaire et, plus encore, il permet de figurer les relations de pouvoir-savoir caractristiques de
la socit disciplinaire.
A- Un espace disciplinaire
Apparat dans la technologie disciplinaire, une relation aux termes indissociables et commutatifs : la
relation pouvoir-savoir. Grce l'analyse du panoptique de Bentham, Foucault explique
parfaitement comment pouvoir et savoir se renforcent mutuellement et comment fonctionne ce
processus disciplinaire.
Diffremment d'une procdure d'exclusion, cette pratique opre selon un quadrillage tactique
mticuleux. Le dispositif panoptique amnage des units spatiales qui permettent de voir sans
arrt et de reconnatre aussitt (Foucault, 1975, p. 202). De la surveillance et l'observation
continue dcoule la constitution d'un savoir sur l'individu. En retour, la formation de ce savoir
individualisant donne lieu la multiplication des effets de pouvoir. Ce qui est surveillance dans la
sphre du pouvoir se transforme en observation et connaissance dans le champ du savoir.
Ce modle architectural gnralisable tout dispositif est en ce sens un intensificateur de pouvoir
qui illustre ce que vise la discipline, savoir rendre les corps dociles. Pour cela, la rpartition des
individus dans l'espace devient une exigence premire. D'une part, la discipline exige un principe de
clture : l'espace sera ferm sur lui-mme. D'autre part, elle met en oeuvre un systme de
quadrillage : chaque prisonnier est effectivement lui-mme cltur, dans sa cellule.
Cet espace clos et dcoup permet Bentham de l'imaginer comme pouvant servir n'importe
quelle catgorie d'individus : des prisonniers bien sr, mais aussi des ouvriers, des fous, des coliers
ou des malades. Bentham avait l'ide d'en faire l'instrument de ce qu'il appelait une
exprimentation mtaphysique (Foucault, 2003, p. 80). Il s'agit par exemple de prendre des
enfants la naissance, avant tout apprentissage, et de leur enseigner des choses tout fait
dissemblables : certains les mathmatiques communes o deux et deux font quatre et d'autres
une mathmatique imaginaire o deux et deux ne font pas quatre ; certains l'hliocentrisme,
d'autres le gocentrisme ; etc. Ainsi, au bout de quelques annes, il serait possible d'observer ces
enfants individualiss diffremment, de les faire se rencontrer et d'apprendre beaucoup sur la
constitution des individualits.
Le panopticon de Bentham figure parfaitement l'espace disciplinaire comme pouvant faire
fonctionner de multiples procdures d'individualisation.
B- Un pouvoir individualisant
Si le pouvoir de souverainet chez Foucault est caractris par une individualisation du ct du
sommet, la relation est inverse dans le pouvoir disciplinaire : l'individualisation s'accrot du ct de
la base. Surveiller et punir se rfre l'analyse de Kantorowitz pour montrer l'importance du corps
du roi, corps charnel et mortel mais aussi corps symbolique et immortel. Ainsi lorsque le roi meurt,
la monarchie subsiste encore. Ce corps double s'oppose au moindre corps du condamn qui, s'il
est bien le lieu d'application du chtiment et du pouvoir souverain qui par l-mme s'affirme, n'a pas
d'individualit. Le pouvoir de souverainet n'a pas de fonction individualisante. Le pouvoir
disciplinaire, au contraire, est un pouvoir dsindividualis qui individualise. Pour le dire autrement,
la discipline a fabriqu une forme de subjectivit spcifique : l'individu.
Les procdures disciplinaires cherchent, n'en pas douter, homogniser le corps social.
L'individualisation vise supprimer les diffrences, prvenir les dviances et constituer des
individus normaux. Nanmoins, le pouvoir disciplinaire est un pouvoir individualisant qui dfinit
l'individu en fonction de ses caractristiques propres, spcifiques, individuelles. La discipline
spcifie ceux sur lesquels elle se porte. Si nous regardons de plus prs la peine de prison dans le
systme disciplinaire, nous ne pouvons vacuer cette pratique dsormais indissociable du judiciaire,
savoir la psychiatrie. Celle-ci a effectivement investi le champ judiciaire et le biographique est
venu se greffer sur l'infraction. L'aveu aujourd'hui n'est plus simplement l'aveu du crime mais aussi
l'aveu d'une identit intrieure. La question n'est plus simplement de savoir quel est le crime ?
mais aussi qui es-tu pour avoir commis ce crime ? Quelle est donc cette identit intrieure
dviante qui a os commettre l'acte dfendu ? La psychiatrie (et ses expertises) se prsente comme
une procdure efficace d'individualisation.
L'individualisation de la peine est un principe fondamental dfendu depuis le XIXme sicle et
raffirm avec force au sortir de la Seconde Guerre mondiale dans la dclaration de la commission
Amor. L'individualisation apparat comme la vise ultime d'un code exactement adapt
(Foucault, 1975, p. 101). En vue de corriger le prisonnier, de le soigner et de le rinsrer, il convient
de diagnostiquer son degr de dangerosit et sa propension l'amendement.
Par une utilisation stratgique de l'espace, par une distribution des individus les uns par rapport aux
autres, par la clture et le quadrillage, le dispositif disciplinaire peut faire fonctionner ses
procdures d'individualisation. Dans Surveiller et punir, Foucault donne prcisment quatre
techniques dans l'art disciplinaire de la rpartition des individus dans l'espace : la clture, le
quadrillage, la place et le rang.
Dans l'espace-camp, seul semble tre effectif la modalit de la clture.
II- Camp
Par sa visibilit latrale, cet espace non-panoptique donne lieu des rencontres, des changes, des
conflits... Dans le cadre de la rtention, une vie spcifique s'organise. Bien videmment, il ne s'agit
pas pour autant d'un microcosme de la socit : les normes sont tout autres, directement lies aux
conditions de rtention alinantes et limites. La prsence des associatifs rythment souvent la vie
des camps. Mais des modes de vie collectifs apparaissent, des groupes ethnico-culturels se
constituent, une hirarchie sociale s'impose parfois, des clans se forment : toute une construction
sociale que l'architecture panoptique ne peut autoriser de par son dcoupage quadrill.
Si une vie se constitue donc au sein du camp, il est question d'une vie provisoire et temporaire. Le
camp est avant tout un espace de transit. Il est un espace de rgulation, non pas un lieu de
production qui cherche majorer les forces constituantes. Le camp est un lieu qui rassemble des
civils, qui enferme des migrants sans dcision judiciaire. Il s'agit de grer des populations.
Si les techniques de contrle disciplinaire visent la gestion des individus, pour s'occuper des
populations mouvantes, s'ouvre l're d'un bio-pouvoir (Foucault, 1976, p.184).
A- Un espace du biopouvoir
Foucault construit ces notions de biopolitique et de biopouvoir en rfrence la mdicalisation de la
socit. Cette mdicalisation se dfinit par la prise en compte gnralise du risque mdical . Se
dissmine (hors des champs purement mdicaux) la ncessit de prvenir des risques ventuels. De
plus, la prvention ne portera pas seulement sur le risque encouru par un individu mais elle devra
prendre en compte toute une population. Se dveloppe le contrle par prcaution. C'est ce
moment l que nous voyons apparatre les problmes comme ceux de l'habitat, des conditions de vie
dans une ville, de l'hygine publique, de la modification du rapport entre natalit et mortalit. C'est
ce moment qu'est apparu le problme de savoir comment nous pouvons amener les gens faire
plus d'enfants, ou en tout cas comment nous pouvons rgler le flux de la population, comment nous
pouvons rgler galement le taux de croissance d'une population, les migrations (Foucault, 1981,
pp. 193-194).
Ce qui me parat essentiel pour notre rflexion est la distinction que Foucault tablit entre le pouvoir
disciplinaire et la biopolitique. Dans la seconde moiti du XVIIIme sicle, sont apparues des
technologies qui ne visent pas les individus en tant qu'individus, mais qui visent au contraire la
population. [...] La dcouverte de la population est, en mme temps que la dcouverte de l'individu
et du corps dressable, l'autre noyau technologique autour duquel les procds de l'Occident se sont
transforms. On a invent ce moment l ce que j'appellerai, par opposition l'anatomo-politique
[...], la biopolitique (Foucault, 1981, p.193). La discipline est donc une stratgie de pouvoir qui
gre des individus, dans le moindre de leurs dtails, dans le moindre de leurs gestes. Elle cherche
majorer des forces individuelles. La biopolitique est, au contraire, une gestion de la population, une
administration du multiple. Le camp est effectivement un espace de contrle, de gestion et de
rgulation de la population migrante. Il exclut, rassemble, massifie.
Sans un quadrillage et un dispositif cellulaire, le camp ne peut fonctionner comme une procdure
d'individualisation. Mais n'est-ce pas cette massification mme qui permet au camp de fonctionner,
qui le dfinit et autorise son existence ?
B- Un pouvoir massifiant
Comment pourrait-on accepter l'ide d'encelluler une personne qui n'a pas commis de dlit ou de
crime l'image par exemple du demandeur d'asile ? Comment pourrait-on admettre l'isolement
d'une personne sans motif judiciaire ? Il n'est pas envisageable d'appliquer le modle panoptique
un camp d'trangers sans reconnatre en mme temps la dangerosit de ceux qu'il cloisonne. Or, il
ne s'agit pas de populations dangereuses, ce sont des populations entres lgalement ou non sur le
territoire. La rtention n'est pas une dtention.
Plus encore, cette massification, cette non-individualisation, permet mon sens la prennit du
camp. L'tranger en rtention sera un rfugi, un exil, un demandeur d'asile, un migrant, un
clandestin parfois. Il peut tre galement catgoris comme malien, tzigane ou marocain. Mais,
l'tranger ne sera jamais dfini en relation son parcours biographique. Si la vie se dploie au sein
du camp, la vie mme du migrant est nie. Le migrant n'a pas de nom. Il n'a pas de statut (ni
juridique, ni politique), pas de place (ni dans son pays d'origine, ni dans le pays o il souhaite
vivre). Il me semble que cette indterminabilit de statut et cette absence d'individualisation
permettent au systme de perdurer. Instaurer du biographique risquerait d'autoriser par l mme une
parole, celle des migrants. Or, comment l'opinion pourrait-elle encore accepter la rtention en
sachant que derrire l'tranger il y a une vie et un parcours souvent tragique ?
Le biographique intervient lors des passages au sein des commissions du HCR ou de l'OFPRA, o,
effectivement, il est demand au migrant de raconter sa vie et de donner les raisons pour lesquelles
il ne souhaite pas retourner dans son pays d'origine. Mais au sein du camp, l'tranger n'a pas
d'histoire. La question n'est pas de savoir qui es-tu ? mais d'o viens-tu ? , quelle
population appartiens-tu ?
Schmatiquement donc, la prison est un espace de gestion des individus et le camp un espace de
rgulation des populations. Qu'il s'agisse pourtant du prisonnier dtenu ou de l'tranger retenu, il est
toujours question d'un corps que l'on enferme.
III- Corps
Il y a eu au cours de l'ge classique, toute une dcouverte du corps comme objet et cible de
pouvoir (Foucault, 1975, p. 138). Pour rendre les corps dociles, la technique disciplinaire impose
par exemple une parfaite corrlation du corps et du geste . Foucault donne ce propos l'exemple
de la bonne criture : pour bien crire, il convient d'adopter une posture adapte. L'articulation
corps-objet est galement essentielle. Foucault dtaille ici la bonne tenue du fusil : il est important
de faire corps avec l'arme. Tout ce codage instrumental du corps permet de maximaliser les
comptences. Le corps ainsi disciplin et assujetti est aussi un corps rendu utile, dont on majore les
forces. La mcanique disciplinaire est donc double : d'un ct elle assujettit et, de l'autre, elle
augmente les aptitudes.
Si la discipline vise les mes, elle fabrique des corps dociles, soumis et exercs. L'me moderne nat
de techniques de contrle qui s'inscrivent sur et dans le corps. Si l'invention de l'me moderne n'est
pas une illusion, elle est l'effet d'une transformation dans la manire dont le corps lui-mme est
investi par les rapports de pouvoir (Foucault, 1975, p.28). Les disciplines touchent donc bien au
corps de l'individu.
Avec le biopouvoir, l'investissement se porte sur un nouvel objet : C'est un nouveau corps : corps
multiple, corps nombre de ttes, sinon infini, du moins pas ncessairement dnombrable
(Foucault, 1997, p.218).
A- De l'individu l'homme espce
De la discipline au biopouvoir, la prise du corps par le pouvoir se transforme : Aprs l'anatomo-
politique du corps humain, mise en place au cours du XVIIIme sicle, on voit apparatre, la fin
de ce mme sicle, quelque chose qui n'est plus une anatomo-politique du corps humain, mais que
j'appellerais une biopolitique de l'espce humaine (Foucault, 1997, p. 216).
Si le pouvoir disciplinaire cherche capter le corps de l'individu, le biopouvoir vise rguler les
populations. Si les disciplines usent de procdures d'individualisation pour rendre des corps dociles,
la biopolitique (et le biopouvoir) s'occupe de toute autre chose : ce sont ces processus-l de
natalit, de mortalit, de longvit qui, justement dans la seconde moiti du XVIIIme sicle, en
liaison avec tout un tas de problmes conomiques et politiques, ont constitu, je crois, les premiers
objets de savoir et les premires cibles de contrle de cette biopolitique (Foucault, 1997, p. 216).
Aujourd'hui, n'en pas douter, la biopolitique doit s'occuper galement des logiques et des flux
migratoires.
Au sein des camps, nous l'avons dit, les trangers sont dfinis selon des catgories, ils ne sont en
rien individualiss. Dans les camps, se trouvent des rfugis, des demandeurs d'asile, des maliens
ou des marocains. Dans les camps, se trouvent un type spcifique de population qu'il est ncessaire
de contenir, de contrler, de rguler et de dominer : les trangers. La rtention n'est pas destine
individualiser des corps, elle se doit de grer un collectif. La rtention n'est pas non plus destine
discipliner. Elle est une zone de maintien et un espace de rgulation pour une population
indsirable, juge inutile, dont on ne souhaite donc pas majorer les forces.
Du disciplinaire au biopouvoir, le pouvoir est insparable de sa relation au savoir. Ces deux
ensembles de mcanismes, l'un disciplinaire, l'autre rgulateur, usent tous les deux d'un systme
d'enregistrement permanent. Il est en effet un espace pouvant servir de passerelle entre le prisonnier
et l'tranger, entre la discipline et le biopouvoir : il s'agit de l'espace-corps des fichiers.
B- Corps des fichiers
la fin du XIXme sicle, le criminologue Alphonse Bertillon inventa un systme d'identification
rapidement adopt par les services de police : l'anthropomtrie. Bertillon fournit des instructions
signaltiques prcises (la taille, l'envergure, la longueur et la largeur de la tte, l'oreille droite, le
pied gauche, etc). Si ce systme anthropomtrique permettait de recenser un certain nombre de traits
anatomiques communs tout criminel, toutes ces mensurations servaient bien videmment
spcifier un individu en fonction de ses caractristiques centimtriques propres afin de pouvoir le
reconnatre dans d'autres lieux et d'autres temps. Ainsi mise en place dans les tablissements
pnitentiaires, l'anthropomtrie criminelle constituait des fichiers d'individus dj condamns, qu'il
serait donc ais d'identifier de nouveau en cas de rcidive.
Aujourd'hui la police possde des fichiers trs complets. Le Systme de Traitement des Infractions
Constates (STIC) recense depuis la fin des annes 1990 les informations recueillies sur les
auteurs de crimes et de dlits. Un premier Fichier national biomtrique (FNAED) enregistre depuis
1994 les empreintes digitales des personnes mises en cause dans une procdure pnale. En 1998,
s'ajoute un Fichier national automatis des empreintes gntiques (FNAEG). Nous pouvons
galement voquer le rcent Fichier judiciaire national automatis des auteurs d'infractions sexuels
(FIJAIS). Les informations biographiques et les donnes biomtriques rassembles et encodes
grossissent de plus en plus les fichiers de police.
la fin du XIXme sicle, les trangers en France devaient dclarer leur prsence la mairie. En
1917, la lgislation franaise instaure la carte d'identit d'tranger. L'tranger doit dsormais non
seulement se dclarer mais aussi possder un titre de sjour : on passe d'un systme dclaratif un
systme d'autorisation, d'identit. En 1945, la France commence vritablement organiser le droit
d'entre et de sjour des trangers : des lois ne vont cesser de se crer.
Aujourd'hui, le recours aux empreintes gntiques pour les ressortissants de certains pays, mme
titre exprimental, est un signe de la mutation qui s'effectue dans la prise en charge et en
considration de l'tranger. Si ces techniques d'identification ne sont pas nouvelles, elles se
caractrisent dsormais par leur automaticit. Aujourd'hui, les demandeurs de visas (mais aussi les
bnficiaires de l'aide au retour et, bien sr, les trangers en situation irrgulire) sont
automatiquement marqu sur le fichier appel simplement, et sans aucune ambigut, VISABIO.
Qu'il s'agisse donc des prisonniers ou des trangers, nous assistons une numrisation, un encodage
de l'espace-corps.
Ce systme de fichage biomtrique renvoie une logique d'identification des personnes en fonction
des caractristiques physiologiques. Pourtant, en se focalisant ainsi sur les spcificits corporelles,
c'est le corps lui-mme qui est ni. Cette logique d'enregistrement fabrique un corps qui serait
totalement ni dans son identit pour n'tre plus qu'identifi (Noiriel, 2007, p. 4). On arrache au
corps des donnes objectives niant par l-mme toute subjectivit, toute historicit. Le corps
biologique et politique, dpouill ainsi de son identit singulire et complexe, participe de ces
dispositifs de contrle mis en place dans notre socit scuritaire. Ce corps mesur, numris est
omniprsent dans les soubassements de la socit, dans les pratiques discursives et les pratiques
politiques. Il fonctionne partout, en dehors de la prison et en dehors du camp. Il est un formidable
outil de stigmatisation du dlinquant et de l'tranger qui puise justement sa force hors de ces
espaces : hors de, il produit une srie d'effets de pouvoir. Il russit par exemple masquer ce qu'il
figure, la prison et le camp.
Ce corps encod et, avec lui, l'ensemble de ce systme d'enregistrement, mettent en lumire les
enchevtrements de pouvoir des techniques disciplinaires et biopolitiques. Les mcanismes
semblent se dplacer du disciplinaire au biopouvoir pour converger vers un dispositif scuritaire.
Pour prvenir des risques ventuels, les mcanismes sont de plus en plus rpressifs (qu'il s'agisse
des lois pnitentiaires ou des lois sur l'immigration) mais la raison en est donne : Il faut dfendre
la socit .
Conclusion
En principe donc, la prison et le camp sont bien des espaces o se dploient des stratgies de
pouvoir diffrentes : le disciplinaire et le biopouvoir. L'un individualise, l'autre massifie ; l'un
s'occupe de l'individu, l'autre de la population ; l'un vise le biographique, l'autre l'ignore
volontairement ; etc.
En situation, en revanche, les choses ne sont pas si clairement dlimites.
Si le panoptique est un bon diagramme pour illustrer les mcanismes de la socit disciplinaire, ce
modle figure assez mal ce qui se passe effectivement en prison. Au regard de la surpopulation
carcrale par exemple, il est difficile de reconnatre la prison la fonction individualisante qui
fonde son principe. O est l'exigence de quadrillage dans une maison d'arrt occupe 120% ? Si
l'cole individualise, si l'usine cherche majorer les forces des corps, les tablissements
pnitentiaires sont des espaces de mise l'cart, non pas des lieux de rinsertion. L'nonc
inavouable sur lequel se fonde le fonctionnement de l'institution pnitentiaire est celui-ci : il y a,
parmi la population dont l'tat a la charge, une part incompressible dont le statut est celui de
l'irrcuprable. Pour cette part, ce n'est pas la dynamique de l'inclusion qui est l'oeuvre mais bien
le dcret de l'abandon (Brossat, 2001, p. 32)
De mme, les trangers retenus, si rare soit leur parole, dclarent ressentir une sensation de carcral
au sein du camp. La violence de la situation, la configuration des lieux, la privation de libert et de
certains droits brisent parfois la frontire entre l'administratif et le judiciaire. La rtention est en
principe une drogation permettant l'Administration de dtenir un tranger devant tre loign du
territoire dans des locaux non pnitentiaires. [...] L'allongement de la dure maximum de rtention,
l'augmentation du nombre comme de la taille des centres de rtention le nombre de places de
rtention administrative a doubl depuis 2003 et les quotas fixs par le ministre de l'Intrieur aux
prfectures en terme de reconduites la frontire, ont transform la nature mme de ce dispositif.
La rtention a gliss peu peu vers une logique d'internement [...] (Cimade, 2006, p. 5).
Les prisons comme les camps sont des espaces de mise l'cart d'une partie de la population : les
indsirables. Les dlinquants comme les trangers font partie de cette population considre comme
inutile au systme de production et, qui plus est, dangereuse pour la stabilit sociale. Ils sont
clturs pour ne pas tre dans le champ du visible. Si l'on rappelle quotidiennement l'importance
des politiques pnitentiaire et de l'immigration, la prison et le camp restent des espaces
invisibles et cachs. Les prisons sont majoritairement en dehors des villes et les camps s'ouvrent sur
les pistes d'aroport ou dans les sous-sols des prfectures. Les prisons comme les camps sont donc
galement des espaces de stigmatisation : les dlinquants comme les trangers sont perus comme
des menaces qu'il faut contrler. L o le dlinquant au XIXme sicle a lgitim le quadrillage
policier et la politique disciplinaire intrieure, l'tranger aujourd'hui semble, sa manire, autoriser
le dispositif scuritaire europen. Cette menace en puissance lgitime la mise en place de dispositifs
de scurit de plus en plus marqus et disperss dans l'ensemble du corps social. Ces espaces clos
que sont la prison et le camp excdent donc largement la notion d'enfermement.
Si les prisonniers et les trangers sont mis l'cart et stigmatiss comme menaces, si leur parole est
rejete et leur corps politique ni, parfois des voix s'lvent et des corps se lvent, des hommes et
des femmes rsistent. Dans les prisons et dans les camps, des luttes s'engagent. Dans ces espaces
clos, ces espaces d'enfermement et d'assujettissement, il est encore possible de franchir la clture et
de briser les barreaux du silence . nous ds lors d'tre l'coute et de transmettre ces voix, ces
combats.
Bibliographie
Bernardot, M., 2008, Camps d'trangers, Bellecombe-en-Bauges, ditions du croquant, 223p.
Brossat, A., 2001, Pour en finir avec la prison, ditions de la Fabrique, 127p.
Cimade, 2006, Rapport 2006. Centres et locaux de rtention administrative, consultable sur le site
de l'association : http://www.cimade.org
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pl.
Foucault, M., 1994, L'oeil du pouvoir in Dits et crits, tome III, texte n195, [1977], pp. 190-
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Foucault, M., 1994, Les mailles du pouvoir in Dits et crits, tome IV, texte n297, [1976-1981],
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Foucault, M, 1997, Il faut dfendre la socit . Cours au Collge de France, 1976, Paris,
Seuil/Gallimard, 283p.
Foucault, M, 2003, Le pouvoir psychiatrique. Cours au Collge de France, 1973-1974, Paris,
Seuil/Gallimard, 399p.
Noiriel, G. (d.), 2007, L'identification. Gense d'un travail d'tat, Paris, Belin, 272p.