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cycle université / LNA#56 21 L ’évaluation, qui se veut objective, quantitative et « scientifique », rassemble par l’opérateur de la pensée calculatrice le positivisme des sciences, l’esprit gestionnaire et comptable et le souci bureaucratique des sociétés techniques. Ce modèle de l’évaluation n’est-il pas en train de nous conduire à renoncer à la pensée critique, à la faculté de juger, de décider, à la liberté et à la raison au nom desquelles, paradoxalement, s’installent ces nouveaux dispositifs de normalisation sociale ? À la fois pratique de pouvoir et idéologie, l’expertise assure ainsi une prescription sociale au nom d’une description soi-disant scientifique et objective de la réalité. Au cours de ces dernières années, l’évolution de l’évaluation à l’Université vers des critères de plus en plus formels, chiffrés, standardisés et homogénéisés a produit un véri- table déficit du débat démocratique dans les commissions d’expertise dont les membres sont pourtant en majorité soucieux de justice, d’équité et de pensée critique. Remar- quons tout d’abord que cette logique du marché qui sévit actuellement dans la recherche et les publications, à partir de l’évaluation bibliométrique par exemple, favorise tou- jours davantage une culture du « profit à court terme », profit volatile, instable, éphémère, culture obsédée par l’immédiat et le rentable. Les objets de la recherche ont épousé la configuration des autres produits de consom- mation : dépassés sans cesse, ils doivent se renouveler dans l’urgence d’une concurrence féroce permettant tout et n’importe quoi, invitant toujours plus à la méfiance collective et à l’instrumentation des autres davantage qu’au travail d’équipe et à l’esprit de loyauté. La sujétion à des réseaux de prescription sociale, à des dispositifs de micro pouvoirs culturels masqués par l’anonymat et structurés parfois dans le cynisme froid et calculateur des petits-maîtres, a remplacé l’allégeance aux « manda- rins », à leur forme directe de domination et à leurs préférences doctrinales. Aujourd’hui, c’est sur le « marché » des valeurs mobiles, précaires, flexibles des alliances oppor- 1  Dernier ouvrage : De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité, éd. Denoël, 2010. tunistes, et selon un despotisme toujours plus étendu dans le détail des petites affaires, que se « monnayent » les recherches et les publications. Cette civilisation des mœurs universitaires s’étend aujourd’hui toujours plus selon des valeurs et des normes propres à ce que Richard Sennett, par exemple, a décrit comme « culture du nouveau capitalisme » 2  : faible loyauté institutionnelle, diminu- tion de la confiance informelle et affaiblissement d’un savoir du métier. C’est une authentique initiation sociale normative qui se met en place par des rituels d’évaluation de la recherche et de l’enseignement. La pertinence des critères importe bien moins que l’obéissance implicite aux valeurs que cette culture requiert. Dans la « société du spectacle » 3 , où la recherche tend à se mettre en scène à partir des travaux évalués seulement sur les « marques » des revues qui les publient, au moins les doctorants sont-ils dispensés d’avoir à apprendre leur métier, de s’inscrire dans des réseaux de loyauté mu- tuelle ou d’avoir à se faire confiance. Cette course effré- née à une productivité formelle et éphémère accroît la précarité des conditions d’existence institutionnelle des universitaires. Les universitaires et les laboratoires auxquels ils appartiennent, leur visibilité sociale et leur survie institutionnelle dépendent étroitement de « réseaux intellectuels » extrêmement puissants qui assurent une hégémonie anglo-américaine quasi absolue dont attestent les évaluations bibliométriques. Ces évaluations biblio- métriques ont-elles, d’ailleurs, d’autres valeurs que celles de devoir assurer une hégémonie de la civilisation anglo- américaine contrôlant la production, la sélection et la diffusion des connaissances scientifiques dans un nouveau marché du savoir ? Nous sommes bien ici avec les dispositifs actuels d’éva- luation quantitative des actes et des productions dans un maillage de contrôle social des universitaires et des soignants par exemple, confinés à des activités profes- 2 Richard Sennett, La culture du nouveau capitalisme, Paris, éd. Albin Michel, 2006. 3  Guy Debord, La Société du Spectacle. Paris, éd. Gallimard, 1972. L’évaluation comme « dispositif de servitude volontaire » Psychanalyste, Professeur émérite des Universités Par Roland GORI 1 En conférence le 8 février L’expertise deviendrait-elle la matrice permanente d’un pouvoir politique qui nous inviterait à consentir librement à nos « nouvelles servitudes »  ? L’expertise deviendrait-elle aujourd’hui le nouveau paradigme civilisateur, modèle universel d’une morale positive et curative produisant une mutation sociale profonde comparable à celle que le concept d’ « intérêt » avait su produire au XVII ème siècle dans l’art de gouverner ?

En conférence le 8 février - culture.univ-lille1.fr · tel que Giorgio Agamben le définit après Foucault : « j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une

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L’évaluation, qui se veut objective, quantitative et « scientifique », rassemble par l’opérateur de la pensée

calculatrice le positivisme des sciences, l’esprit gestionnaire et comptable et le souci bureaucratique des sociétés techniques. Ce modèle de l’évaluation n’est-il pas en train de nous conduire à renoncer à la pensée critique, à la faculté de juger, de décider, à la liberté et à la raison au nom desquelles, paradoxalement, s’installent ces nouveaux dispositifs de normalisation sociale ? À la fois pratique de pouvoir et idéologie, l’expertise assure ainsi une prescription sociale au nom d’une description soi-disant scientifique et objective de la réalité.

Au cours de ces dernières années, l’évolution de l’évaluation à l’Université vers des critères de plus en plus formels, chiffrés, standardisés et homogénéisés a produit un véri-table déficit du débat démocratique dans les commissions d’expertise dont les membres sont pourtant en majorité soucieux de justice, d’équité et de pensée critique. Remar-quons tout d’abord que cette logique du marché qui sévit actuellement dans la recherche et les publications, à partir de l’évaluation bibliométrique par exemple, favorise tou-jours davantage une culture du « profit à court terme », profit volatile, instable, éphémère, culture obsédée par l’immédiat et le rentable. Les objets de la recherche ont épousé la configuration des autres produits de consom-mation : dépassés sans cesse, ils doivent se renouveler dans l’urgence d’une concurrence féroce permettant tout et n’importe quoi, invitant toujours plus à la méfiance collective et à l’instrumentation des autres davantage qu’au travail d’équipe et à l’esprit de loyauté. La sujétion à des réseaux de prescription sociale, à des dispositifs de micro pouvoirs culturels masqués par l’anonymat et structurés parfois dans le cynisme froid et calculateur des petits-maîtres, a remplacé l’allégeance aux « manda-rins », à leur forme directe de domination et à leurs préférences doctrinales. Aujourd’hui, c’est sur le « marché » des valeurs mobiles, précaires, flexibles des alliances oppor-

1 Dernier ouvrage : De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité, éd. Denoël, 2010.

tunistes, et selon un despotisme toujours plus étendu dans le détail des petites affaires, que se « monnayent » les recherches et les publications. Cette civilisation des mœurs universitaires s’étend aujourd’hui toujours plus selon des valeurs et des normes propres à ce que Richard Sennett, par exemple, a décrit comme « culture du nouveau capitalisme » 2  : faible loyauté institutionnelle, diminu-tion de la confiance informelle et affaiblissement d’un savoir du métier. C’est une authentique initiation sociale normative qui se met en place par des rituels d’évaluation de la recherche et de l’enseignement. La pertinence des critères importe bien moins que l’obéissance implicite aux valeurs que cette culture requiert.

Dans la « société du spectacle » 3, où la recherche tend à se mettre en scène à partir des travaux évalués seulement sur les « marques » des revues qui les publient, au moins les doctorants sont-ils dispensés d’avoir à apprendre leur métier, de s’inscrire dans des réseaux de loyauté mu-tuelle ou d’avoir à se faire confiance. Cette course effré-née à une productivité formelle et éphémère accroît la précarité des conditions d’existence institutionnelle des universita ires. Les universita ires et les laboratoires auxquels ils appartiennent, leur visibilité sociale et leur survie institutionnelle dépendent étroitement de « réseaux intellectuels » extrêmement puissants qui assurent une hégémonie anglo-américaine quasi absolue dont attestent les évaluations bibliométriques. Ces évaluations biblio-métriques ont-elles, d’ailleurs, d’autres valeurs que celles de devoir assurer une hégémonie de la civilisation anglo-américaine contrôlant la production, la sélection et la diffusion des connaissances scientifiques dans un nouveau marché du savoir ?

Nous sommes bien ici avec les dispositifs actuels d’éva-luation quantitative des actes et des productions dans un maillage de contrôle social des universitaires et des soignants par exemple, confinés à des activités profes-

2 Richard Sennett, La culture du nouveau capitalisme, Paris, éd. Albin Michel, 2006.

3 Guy Debord, La Société du Spectacle. Paris, éd. Gallimard, 1972.

L’évaluation comme « dispositif de servitude volontaire »

Psychanalyste, Professeur émérite des UniversitésPar Roland GORI 1

En conférence le 8 février

L’expertise deviendrait-elle la matrice permanente d’un pouvoir politique qui nous inviterait à consentir librement à nos « nouvelles servitudes » ? L’expertise deviendrait-elle aujourd’hui le nouveau paradigme civilisateur, modèle universel d’une morale positive et curative produisant une mutation sociale profonde comparable à celle que le concept d’ « intérêt » avait su produire au XVIIème siècle dans l’art de gouverner ?

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sionnelles rigoureusement et régulièrement régulées, cadrées, standardisées, homogénéisées… et façonnées par le « fétichisme de la marchandise ». Occupés à produire des publications, à partir desquelles ils seront « évalués » en permanence, les universitaires deviennent des « fonction-naires » comme les autres, strictement ajustés à leur fonc-tion. Les professeurs d’Université se voient ainsi libérés d’avoir à penser, à critiquer ou à réfléchir à la finalité de leur entreprise ou même de leurs recherches. Cette ma-trice d’assujettissement consiste notamment à ne retenir comme savoir, recherche ou soin que ce qui compte, ce qui s’échange et peut se transmuter en chose. Ce ratio-nalisme économique du monde, de soi, de ses actes et de ses relations à autrui se révèle comme un puissant dispo-sitif anthropologique qui œuvre dans tous les secteurs qui prennent soin de l’humanité dans l’homme : éducation, justice, médecine, travail social, culture, recherche, etc.

Quand je parle de dispositif, c’est au sens fort du terme tel que Giorgio Agamben le déf init après Foucault  : « j’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » 4. Le dispositif présente, pour Foucault, une nature et une fonction essentiellement stratégiques qui supposent des interventions dans les jeux de pouvoir par des types de savoir dont ils sont à la fois l’occasion, la conséquence et l’origine. Comme l’écrit Giorgio Agamben : « le dispositif est donc, avant tout, une machine qui produit des subjectivations et c’est par quoi il est aussi une machine de gouvernement » 5.

Ce dispositif de l ’évaluation quantitative dont nous voyons crûment les méfaits dans les domaines du soin, de la recherche, de l’éducation, de la justice, du travail social, etc., tend à transformer ces institutions en essen-tielle matrice de subjectivation et d’idéaux normatifs. Ce guide moral des conduites dans les domaines du soin, de la culture et de l’éducation érige la figure anthropologique d’un homme réifié réduit à sa part la plus technique. Cet homme nouveau, mutilé et réifié dans ses activités d’en-seignement et de recherche, sélectionne ses partenaires

4 Giorgio Agamben, 2006, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, éd. Payot & Rivages, Paris, 2007, p. 31.

5 Giorgio Agamben, 2006, ibid., p. 42.

en fonction de ce qu’ils lui rapportent, et choisit ses concepts, ses thèmes de recherche et les citations d’auteurs de ses articles en fonction des supports de publication auxquels il les adresse et des membres des comités d’ex-pertise auxquels il les destine. Bref, l’expertise biblio-métrique quantitative, qui tend aujourd’hui à s’imposer dans l’évaluation des travaux de recherche, fabrique un chercheur nouveau qui se vend sur le marché des publi-cations comme on présente son profil sur le Net pour chercher des partenaires amoureux ou préparer des entretiens d’embauche, c’est-à-dire dans une totale auto-réification. De même, une conception managériale du soin tend aujourd’hui, à partir de la «  tarif ication à l ’activité » des actes, à recomposer les pratiques de soin et de travail social.

Le principal opérateur de ce dispositif pour normaliser, contrôler et conformer les comportements des praticiens et des universitaires, c’est d’abord et avant tout une manière de parler, une manière de dire, une novlangue. Comment ici ne pas penser à ce qu’écrivait Victor Klemperer à propos de la langue du IIIème Reich : « Et qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ou si l’on en a fait le vecteur de substances toxiques ? Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les ava le sans y prendre garde, i ls semblent ne fa ire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir 6 ».L’expertise participe aujourd’hui à ce nouvel art de gouverner sans l’avouer.Foucault nous a montré qu’à partir du XVIIIème siècle l’art de gouverner suppose que la Raison d’État puisse s’imposer toujours davantage à la population qu’elle gère dans le grain ténu de leur existence par une référence toujours plus grande à l’idée de liberté corrélée avec la mise en place de dispositifs de sécurité. Il ne s’agit plus d’imposer des croyances vraies ou fausses auxquelles on demande aux individus de se soumettre, telle par exemple celle de faire croire aux sujets en la légitimité d’une sou-veraineté royale de droit divin, mais toujours davantage de connaître, de modifier et de modeler l’opinion de la population à laquelle il est demandé une servitude volontaire ou une soumission librement consentie en l ’incitant à une intériorisation des normes. Pour cela, il faut une

6 Victor Klemperer, 1975, LTI - La langue du IIIème Reich, éd. Albin Michel, Paris, 1996, p. 40.

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police des conduites qui prélève, rapporte, rassemble et analyse des données sur les forces et les ressources d’une population, ce qu’on appelle à l’époque la « statistique ». Avant d’être une science ou une méthode, la statistique apparaît étymologiquement comme une connaissance de l’État et par l’État qui estime le potentiel humain dont il dispose pour le gérer au mieux dans l’exercice de son pouvoir. La statistique constitue un savoir que l ’État doit constituer à partir d’enquêtes ou de sondages pour agir sur le comportement des individus conçus comme sujets économiques, et sur leurs représentations sociales, individuelles et collectives puisqu’ils sont aussi des sujets politiques. C’est donc l’activité de l’homme concret dans le grain le plus fin de son existence qui va faire l’objet d’un savoir pratique constitutif d’un guide politique pour l’exercice du pouvoir et d’un guide moral, normatif, pour les individus et les populations.

On voit ici, d’une part, comment les sciences sont convo-quées pour construire un savoir sur la population qui permette l’action politique et l’hygiène des conduites et, d’autre part, on soulignera comment tous les médias et leurs réseaux, des plus archaïques aux plus sophistiqués, se trouvent invités à modeler l’opinion que les gens peu-vent se faire de la manière dont ils sont gouvernés.

Au nom de l ’expertise et de la science, on normalise aujourd’hui simultanément les institutions, l’éducation, le soin, la culture, la politique et le comportement des professionnels et des usagers, comme on dit, qui s’y trouvent. C’est un vieux rêve du XIXème siècle que d’administrer scientifiquement le vivant, tel Ernest Renan qui voulait faire de la science la nouvelle religion qui éclairerait le monde : « La science qui gouvernera le monde, ce ne sera plus la politique ». Mettre la science à la place de la religion pour définir une politique a conduit dans notre histoire récente aux pires abominations. Mais de manière moins tragique, dans nos sociétés modernes, le recours à l’expertise tend à imposer des normes et à les faire intérioriser par les individus, « par une sorte de pression immense de l’esprit de tous sur l’intelligence de chacun », pour reprendre la formulation de Tocqueville. Ce qui suppose aussi de nouveaux dispositifs de propagande auxquels les discours de l’expertise contribuent.

Ne sommes-nous pas aujourd’hui avec le paradigme de l’évaluation généralisée face à une mutation culturelle ? Dans nos sociétés de contrôle et de normalisation sécuri-

taires, dont les dispositifs d’évaluation constituent pour le pouvoir une nouvelle étape dans l’art de gouverner sans l’avouer, les experts ne deviennent-ils pas les scribes de nos « nouvelles servitudes » ? Les scribes, non d’un pouvoir disciplinaire et souverain étendant son contrôle sur un territoire géographiquement bien délimité et son emprise sur des populations hiérarchisées, mais les scribes d’un pouvoir réticulaire, liquide, flexible, mobile, sécuritaire, annihilant l’espace par le temps et d’expansion illimitée. Pouvoir qui viendrait abolir la liberté et l’égalité réelles au nom même des valeurs formelles et qui, par cette nou-velle catégorie de pensée de l ’expertise, assurerait sa domination sur des populations précaires, mal définies, en constante évolution et déconnectées des dispositifs traditionnels de transmission et de mémoire.