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DE L’INAVOUABLE EFFICACITE DU PRINCIPE RESPONSABILITE A

LA PREOCCUPANTE INEFFICACITE

DU PRINCIPE DE PRECAUTION

Alain Papaux

Professeur de méthodologie juridique et de philosophie du droit à la Faculté de droit et des sciences criminelles

de l’Université de Lausanne Professeur de philosophie du droit de l’environnement

à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne

Professeur d’épistémologie juridique à l’Académie européenne de théorie du droit, à Bruxelles

Directeur de la collection « Développement durable et innovations institutionnelles » aux P.U.F. (avec D. Bourg)

« Nous apprenons le plus souvent notre histoire sans celle des sciences, la philosophie privée de tout raisonnement savant, les belles-lettres splendidement isolées de leur voisinage scientifique, et inversement, les diverses disciplines arrachées du terreau de leur histoire, comme si elles tombaient du ciel: en somme, tout notre apprentissage demeure étranger au monde réel dans lequel nous vivons et qui, malaisément, mélange technique et société, nos traditions folles ou sages avec les nouveautés utiles et inquiétantes. Nous commençons à peine à projeter une jurisprudence et un droit en rapport avec les conquêtes de la chimie et de la biologie. »∗ Pourrait-on mieux dire la justesse de cette Ecole thématique, autour de la chimie, qui plus est interdisciplinaire ? Justesse de l’entreprise et justice à rendre par remerciements aux organisateurs de l’invitation qui m’honore. Notre étude se développera, formellement, à partir du résumé de nos propos (en gras) remis antérieurement à l’Ecole thématique en guise de préparation, nous permettant toutefois d’inverser le titre dans l’exposé qui suit comme pour marquer par les actes notre tentative de briser quelques habitudes de pensée. Principe de précaution en sa préoccupante inefficacité, d’abord. Il conviendra de bien distinguer prévention — décision en contexte de « certitude » scientifique — et précaution — décision en contexte d’ « incertitude ». On rabat trop souvent la seconde sur

∗ M. Serres, « Préface qui invite le lecteur à ne pas négliger de la lire pour entrer dans l’intention des auteurs et comprendre l’agencement du livre », in Eléments d’histoire des sciences, Bordas, Paris, 1989, p. 1.

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la première, que ce soit par assimilation de la précaution à une analyse « coûts / bénéfices »i ou par déni d’une certaine incommensurabilité « intrinsèque » des objets à notre savoirii. La précaution dans sa version maximaliste (« Le catastrophisme éclairé » de J.-P. Dupuy) remet au cœur de la réflexion l’incertitudeiii et de manière médiate, seulement, les fins collectivesiv à arrêter. A la première répond une logique peu connue quoique largement pratiquée, la logique indiciaire ou abduction (abordée sous note iii), aux secondes de nouvelles procédures démocratiques aux lenteurs préoccupantes (esquissées sous note iv). Principe responsabilité en son inavouable efficacité, ensuite. Ce principe permet, quant à lui, de surmonter ces lenteurs, moyennant un gouvernement de type « tyrannie » des sages/doctes/expertsv, certes « bienveillante » ajoute H. Jonas. La crise environnementale s’avérant désormais un problème de vitesse (et d’ampleur)vi et non plus d’existence, le principe responsabilité semble, sous cet angle, un moyen de lutte adéquat mais illégitime en régime démocratique. L’aporie guette, nous enseignant pour l’heure cette leçon à contre-courant de la vulgate, naïve par angoisse et donc non méprisable : seul le ou la politique est à même de surmonter, le cas échéant, la crise environnementale (et civilisationnelle), le droit n’en étant qu’un instrument, en fût-il le moyen privilégié. Fondamentalement, il faut cesser de parier le genre humain pour que homo faber devienne enfin un peu sapiensvii.

i L’analyse « coûts/bénéfices » fait immanquablement penser à la raison instrumentale, à savoir la raison tout occupée à penser l’adéquation des moyens aux fins, qui signerait notre emballement moderne et contemporain en matière de techniques et de consommation. La condamnation de la raison en tant qu’instrumentale procède de réflexions superficielles, manquant le cœur du problème. L’absence de mesure (c’est-à-dire la démesure) et de modestie que connaît notre époque vient, au contraire, d’une confusion des moyens et des fins qui précisément contrevient à la raison instrumentale. L’économicisme, attitude consistant à réduire toute forme d’analyse rationnelle à un bilan « coûts/bénéfices », prend les moyens pour des fins, comme l’atteste le consumérisme revenant à consommer pour consommer, sans qu’à proprement parler des besoins au sens fort du terme ne soient satisfaits (Pour une critique magistrale de la (pseudo) pertinence du modèle de l’analyse « coûts/bénéfices », et singulièrement pour les questions environnementales, voir en particulier N. Bouleau « Une Pensée devenue Monde », Esprit, novembre 2009, pp. 130-146). Dans ce contexte, les fins sont tout bonnement absorbées par les moyens que l’on finit par prendre pour les fins elles-mêmes. Le recours quasi systématique aux probabilités dans le cadre des discussions ou réflexions autour de la précaution ajoute à cette première confusion en favorisant, fût-ce inconsciemment, le rabattement de la précaution sur la prévention, en annulant la distinction entre incertitude et risque (J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, Paris, 2002, p. 108). L’analyse « coûts/bénéfices » donne en effet à croire à une certaine forme de maîtrise, les probabilités dont elle se sert venant à être considérées comme le réel alors qu’il ne s’agit que d’une interprétation du réel. En poussant cette confusion à son comble, on affirmera que, si le calcul des probabilités rencontre d’une manière ou d’une autre quelque réalité dans le contexte, essentiel pour elles, d’une série infinie d’occurrences, nous, présentement, ignorons dans quelle portion de cette série infinie nous nous situons, ignorance ou finitude humaines qui devrait nous enjoindre à beaucoup plus de modestie dans l’appréhension des « enseignements » des probabilités. Rappelons à ce

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titre la boutade des épistémologues : « les statistiques ne nous parlent pas du réel, elles le construisent ». Par ailleurs, même en admettant la pertinence de principe des analyses « coûts/bénéfices », celles-ci perdent toute valeur dès lors qu’elles ont à s’appliquer à des biens uniques et partant irremplaçables ou à des phénomènes proprement irréversibles (voir N. Bouleau, supra), irréversibilité qui constitue l’une des conditions d’application du principe de précaution tel que l’assume le droit en se référant à des « risques de dommages graves et irréversibles ». L’irréversibilité qui constitue donc le cadre normal d’intervention du principe de précaution atteint une forme éminente avec le climat ou plus généralement la biosphère, entité absolument irremplaçable puisqu’elle conditionne l’existence même de toute vie humaine sur terre. Nous reviendrons sous note ii en développant ce point. ii L’unique, l’absolument singulier ou idiosyncrasie, est proprement hors savoir ; Aristote avait déjà démontré qu’il n’était logiquement pas possible de disposer d’une science du singulier, plus exactement de tel singulier, sa singularité ne se disant en effet que dans la suite potentiellement infinie de ses caractéristiques (sans même prendre en compte les effets systémiques ou de rétroaction et les propriétés émergeant de leurs interrelations). L’affirmation est d’autant plus pertinente qu’elle s’applique au climat, mais évidemment pas à son fonctionnement interne. Non seulement, le climat s’avère-t-il unique, mais de plus nous y sommes plongés, annulant toute distanciation propre à une analyse parfaitement « objective », « neutre ». De plus, il détermine nos conditions d’existence mêmes, supprimant par là toute légitimité possible des risques de dommages graves et irréversibles qu’on pourrait lui faire courir. En d’autres termes, le climat procède de la catégorie des « indisponibles » à savoir des entités sur lesquelles la volonté humaine n’a pas de prise en tant que les manipulant, elle se manipule elle-même, tombant de la sorte dans une attitude autophage : si j’abuse du climat, par ma volonté, jusqu’à sa disparition, celle-ci emportera ma volonté elle-même et tout mon être, démontrant ainsi la prétention et l’inanité de notre volonté de maîtrise à son égard. Cette « co- appartenance » traduit à sa manière notre entrée — ou plutôt notre retour (à suivre B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, Paris, 1991) dans un monde d’hybrides de sujets et d’objets, des mixtes « Sujet-Objet » intrinsèquement mêlés, confusion (au sens premier de « fondus ensemble ») que Thomas d’Aquin, à la suite d’Aristote, avait déjà mise en lumière dans l’acte de connaissance : tout reçu (ou intelligible) l’est selon le mode du recevant (l’intellect du sujet connaissant) [omne receptum ad modum recipientis]. Le savoir-faire moderne et contemporain des hommes, au reste, multiplie ces hybrides par confusion du géographique (Objet) et de l’historique (Sujet), à la faveur — voire au malheur — des « objets-monde » à savoir des artefacts « dont l’une des dimensions au moins, temps, espace, vitesse, énergie… atteint l’échelle du globe » (M. Serres, Le contrat naturel, François Bourin, Paris, 1990, p. 34) : les mégalopoles (la ville de Mexico qui modifie la biosphère environnante), les barrages, les déforestations massives, les centrales nucléaires accidentées. iii L’incertitude considérée comme intrinsèque induit un changement complet de logique dans l’appréhension du réel, à savoir l’adoption d’une logique dite indiciaire ou encore abduction, logique tout empreinte de finitude humaine, se contentant en effet de simples indices, au lieu de preuves. Ce changement de régime cognitif sera de la première importance pour la « chimie durable » parce qu’il modifie profondément c’est-à-dire dans sa nature même le système de la preuve de l’innocuité de substances chimiques à commercialiser. Quand bien même sa dénomination demeure-t-elle ignorée de la plupart, tous connaissent la logique indiciaire puisqu’elle fonde le ressort des romans policiers,

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des enquêtes de Sherlock Holmes, ou encore du Nom de la rose de U. Eco. Ces romans égrènent des indices - certains se révéleront ultérieurement pertinents alors que d’autres seront oubliés -, à charge pour l’enquêteur, le commissaire, en bref le deus ex machina, de livrer l’enchaînement le plus vraisemblable — parmi plusieurs ordonnancements acceptables pour le lecteur (ou citoyen) raisonnable —, le plus convaincant, sans que l’on puisse affirmer que la fabula, à savoir la petite histoire élaborée de manière ad hoc sur la base de ces indices, corresponde exactement à la réalité. Au reste, comment accéderait-on à cette réalité en dehors même des indices qui nous sont fournis, absence d’extériorité par rapport à ces indices nous montrant que le concept d’adéquation au réel est ici inopérant : le « réel » se construit précisément par la lecture des indices récoltés ; en d’autres termes, le réel se tisse à partir des indices eux-mêmes. La logique indiciaire donne lieu à un bouclage étrange du temps, puisque tout indice supplémentaire peut, le cas échéant, venir complètement modifier la fabula probable qui avait été développée sur la base des premiers indices, obligeant ainsi à élaboration d’une nouvelle fabula. Au temps linéaire de la déduction ou syllogisme, enchaînement mécanique de causes et d’effets, se substitue une logique permettant la rétroaction des effets sur les causes, jusqu’à ne plus pouvoir distinguer qui de l’effet ou de la cause provoque l’autre. Où l’on reconnaît le « temps des catastrophes », cette temporalité étrange que poursuit Dupuy, laquelle conduit à repenser profondément le principe de précaution, le faisant échapper de la sorte aux superficielles analyses « coûts/bénéfices » (voir en particulier Dupuy, op. cit., pp. 104 ss.). Dupuy, se refusant précisément au rabattement de la précaution sur la prévention par le ministère des analyses « coûts/bénéfices », entend prendre le problème de l’incertitude intrinsèque du savoir humain à bras le corps. Il réclame un changement d’attitude métaphysique, conduisant à un impératif de type conséquentialiste à concevoir dans un bouclage temporel tel que le futur à éviter absolument — le temps de la catastrophe — rétroagisse, en pensée évidemment, sur les décisions à prendre aujourd’hui, décisions fortes en ce qu’elles doivent empêcher que ne se réalise le destin funeste envisagé grâce à la projection de la catastrophe à venir mais pensée inévitable et non pas affirmée telle, sans quoi toute action deviendrait inutile. Aussi, pour Dupuy, est-ce l’anticipation de la rétroactivité du jugement qui fonde le catastrophisme (Dupuy, op. cit., p. 127) : « Il est donc encore temps de faire que jamais il ne puisse être dit par nos descendants : trop tard ! » et, citant Hans Jonas : « Nous voici assaillis par la crainte désintéressée pour ce qu’il adviendra longtemps après nous — mieux, par le remords anticipateur à son égard » (H. Jonas, Pour une éthique du futur, Paris, Payot-Rivages, 1998, p. 103). En bref, il s’agit d’éviter le regret, quand bien même les décisions prises se révéleraient-elles a posteriori d’aucune utilité, n’ayant point empêché la catastrophe d’advenir ou celle-ci ne s’étant jamais réalisée mais sans que les mesures prises n’aient contribué à son non-avènement, connaissance que nous acquérons qu’a posteriori ; ou encore sans qu’une juste proportion n’ait été respectée entre les mesures prises, qui ont contribué au non-avènement, et le coût de mesures parfaitement calibrées à l’évitement de la catastrophe, calibrage que l’on ne connaît là encore qu’a posteriori. Cette logique indiciaire a été mondialement popularisée par l’ouvrage de N.N. Taleb, Le cygne noir. La puissance de l’imprévisible (Les Belles Lettres, Paris, 2008, traduit d’un ouvrage anglais datant de 2007). Les premières pages de l’ouvrage, sous Prologue, offrent une synthèse aussi fine que didactique de la notion d’abduction (ressort même de la logique indiciaire), laquelle se trouve par ailleurs au cœur même du droit (voir sur ce point notamment A. Papaux, Essai philosophique sur la qualification juridique : de la subsomption à l’abduction, Schulthess/L.G.D.J/Bruylant, Zurich/Paris/Bruxelles, 2006). Taleb (op. cit., p. 10), à la faveur de la logique indiciaire, peut ainsi parler de « prévisibilité rétrospective », formule exprimant toute la croyance au ressort de

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l’assomption des probabilités en sciences humaines particulièrement, la prévisibilité étant évidemment toujours parfaite si et seulement si elle est rétrospective, ce qui précisément ruine l’idée même de prévisibilité scientifique dans les sciences humaines comme on se plaît à en faire en économie, aux succès fort relatifs. Taleb vient précisément de l’économie ; mêmement pour Dupuy, qui a montré la pauvreté de la rationalité économique réduite aux analyses « coûts/bénéfices », ce que confirme N. Bouleau (op. cit.), mathématicien, grand spécialiste des mathématiques financières. Cette logique indiciaire donne à comprendre la profondeur du renversement du fardeau de la preuve en matière de dangerosité des substances chimiques tel qu’il a été décidé politiquement à la faveur du principe de précaution, changement qui n’affecte en vérité pas seulement la personne de l’acteur en charge de rapporter cette preuve, mais la nature même de la preuve (nous y reviendrons sous note vii). La notion d’indice met en exergue le corrélat épistémologique de la finitude humaine à savoir la sélection des faits, leur élaboration en faits pertinents, plus exactement la « lecture-construction » des « faits » par les indices. La différence entre faits « bruts » et faits « pertinents » s’avère fondamentale, en droit notamment, en ce qu’elle conduit la pensée de l’assomption du risque comme tel - question en soi plate puisque le risque zéro est inatteignable donc des risques sont toujours courus - à la plus humble acceptation du risque, mieux au risque « acceptable », « acceptabilité » qui à son tour témoigne de la considération des fins collectives ou « bien commun » dans la caractérisation du risque pour une société donnée (voir à ce sujet le très éclairant ouvrage de Christine Noiville, Du bon gouvernement des risques, PUF, Paris, 2003). Nous développerons plus avant (sous la note iv) les réflexions sur les fins collectives en rapport avec le principe de précaution et en donnerons une interprétation renouvelée (sous note vii). iv La notion de démocratie écologique progresse (voir par exemple l’article récent de Dominique Bourg et Kerry Whiteside, « Pour une démocratie écologique / For an Ecological Democracy », laviedesidees.fr, septembre 2009). Quelle peut-être la contribution du principe de précaution à l’avènement de cette démocratie écologique ? Aucune, de prime abord, puisque le principe de précaution intervient « contre » telle technique ou telle activité, au sein d’une philosophie de l’infinitude, équivalemment de la transgression généralisée. Or, nous entrons collectivement dans une ère de la finitude, nous obligeant à modifier profondément nos fins collectives, en d’autres termes, le bien commun. Aussi deviendra-t-il indispensable de changer, dans la même veine, notre concept de liberté : non plus de prédation mais d’insertion, non plus la jouissance du « tout disponible » mais, au rebours, la reconnaissance de l’indisponible. Cette reconnaissance d’un surplomb nous échappant met fin, évidemment, au mythe du contrat social comme fondateur de la cité, lequel suppose la parfaite horizontalité des cocontractants. En bref, l’intervention du principe de précaution, dans sa lecture classique, n’est que réactive, n’emporte pas de véritables choix de société, s’éprouvant par trop ponctuelle ; mais il s’avère toutefois bel et bien effectif et en ce sens-là non utopique. Par son opérabilité pragmatique, fût-elle ponctuelle, le principe de précaution affirme certains arbitrages de valeurs, certaines orientations dans les choix technologiques, jusqu’à modifier profondément la nature même de la preuve, verrons-nous. Le principe de précaution réalise indubitablement un « passage » du droit au sens de B. Latour, à savoir qu’il y a un avant et un après la décision de justice (ou de toute autorité juridictionnelle en général) fondée sur le principe de précaution. Il opère changement dans la réalité sociale, ce qui correspond bien davantage à la tâche du Principe Responsabilité. Mais nous verrons (sous note vii) que le principe de précaution dans sa version maximaliste

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peut aussi assurer d’authentiques déterminations des fins collectives. La présence des fins collectives déjà dans le cadre du principe de précaution se manifeste particulièrement sous la forme de l’ « acceptable » au sens Du bon gouvernement des risques avons-nous vu (sous-titre Le droit et la question du « risque acceptable » de Ch. Noiville, où l’acceptable traduit cette sélection du ou sur le réel, par le droit, à des fins collectives). v La « tyrannie bienveillante » est en mains d’une élite intellectuelle puisqu’elle doit être « bien informée et animée par la juste compréhension des choses » (Jonas, op. cit., p. 280), ce qui s’approche de la quadrature du cercle eu égard à la profondeur et à la multiplication des controverses scientifiques, sans parler des controverses axiologiques. Jonas justifie sa position par le fait que « seule une élite peut éthiquement et intellectuellement assumer la responsabilité pour l’avenir […] » (Idem). Soit une élite de d’experts, de sages, manière de gouvernement autoritaire par ceux pourvus de la plus grande lucidité en matière d’anticipation, technologique en particulier, et à même d’imposer le sacrifice de toute technique dont ils estimeraient qu’elle met en danger les possibilités d’une vie future encore digne pour l’humanité. L’expression « tyrannie bienveillante » parle d’elle-même. Proprement anti-démocratique, elle trouve néanmoins, selon Hans Jonas, sa justification dans l’enjeu colossal qui se présente aujourd’hui aux volontés humaines et la nécessité d’agir rapidement, avec ampleur et profondeur, la crise environnementale étant devenue incontestable sur son principe et des plus menaçantes dans son exacerbation (voir sur ce dernier point la note vi). vi Ces problèmes de vitesse et d’ampleur et de profondeur des changements de modes de vie en réaction à la crise environnementale se traduisent en sacrifices demandés aux individus au sein d’une même cité. Comment penser toutefois l’égalité dans le sacrifice ? La pente naturelle de la pensée moderne inclinerait vers une égalité commutative ou encore contractuelle c’est-à-dire selon l’égalité arithmétique, stricte égalité « nominale » du sacrifice, vision synallagmatique se développant toujours au sein d’un présent éternel, le temps du contrat, notamment insensible aux héritages, lesquels sont si importants en matière de consommation d’énergie comme de pollution. Ne devrait-on pas plutôt lui préférer une égalité distributive (ou proportionnelle), selon une réciprocité des engagements qui n’a point besoin de la stricte équivalence, comme l’a d’ailleurs instauré, et le système du Protocole de Kyoto, et la taxe carbone (considérée avec ses dimensions redistributives) décidée par le gouvernement français ? Par où l’on touche également les sacrifices à consentir par les nations sur la scène internationale, la vitesse d’intervention du droit international ne semblant aucunement congrue à la vitesse de développement de la crise environnementale. vii Il s’agirait dès lors de concevoir le principe de précaution dans une version maximaliste à savoir le concevoir comme agissant au sein d’une philosophie de la finitude, ou encore en contraste avec son rabattement trop classique en « prévention bis ». Deux ordres de réalité commandent une lecture plus dynamique du principe de précaution, lecture « maximaliste » tendance « catastrophiste », lui permettant d’atteindre alors plus globalement la détermination des fins collectives que sa version ponctuelle propre à la métaphysique de l’infinitude qui constitue la Weltanschauung de la pensée moderne. Le premier ordre de réalité est de type philosophique ou épistémologique : les notions de complexité, de systémique, de holisme, d’hybride, d’objet-monde (supra), de controverse

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scientifique, de « milieu » dans lequel nous sommes plongés (et plus seulement « environnement ») ; toutes ces figures tissent et traduisent le monde pour nous comme incertitude, une incertitude première, de principe, que la chimie, mieux que les autres branches peut-être, met en exergue. En effet, aurions-nous, sur le modèle d’une directive REACH, testé des milliers de substances chimiques et conclu à l’innocuité de chacune prise séparément, qu’en est-il de ces mêmes substances prises dans des « cocktails » à la combinaison quasiment infinie : le produit 1 combiné avec le produit 2 ; le produit 1 combiné avec le produit 3, le produit 1 combiné avec le produit 4 ; etc. ; le produit 1 combiné avec le produit 2 et avec le produit 3 ; le produit 1 combiné avec le produit 2 et avec le produit 4 ; etc. ; etc. ; etc. ? L’incertitude n’est donc plus résiduelle mais bel et bien principielle, retournant alors complètement les modes de pensées environnementaux actuels postulant une primauté de la prévention sur la précaution soit de la certitude ou de la maîtrise sur l’incertitude. Désormais, la précaution apparaît comme l’immense océan de l’agir humain contemporain, ménageant quelques îles de repos rassurantes pour l’homo faber sous forme de prévention. Jonas l’envisageait dès le Principe Responsabilité : « Il se peut qu’ici l’incertitude soit notre destin permanent – ce qui a des conséquences morales » (Jonas, op. cit., p. 360). Deuxième ordre de réalités de type juridique : le principe de précaution au rebours du Principe Responsabilité existe juridiquement, consacré et appliqué par les tribunaux. Partant, adoptant une vision pragmatique — le moins que l’on puisse faire compte tenu de la vitesse de la crise environnementale — il vaut mieux en passer par lui puisqu’il est aujourd’hui déjà à notre disposition, plutôt que par le Principe Responsabilité sans doute plus apte à assumer la détermination des fins collectives (voir sur ce point l’article de D. Bourg et A. Papaux, « Des limites du principe de précaution : OGM, transhumanisme et détermination collective des fins » in économie publique, Dossier « Principe de précaution et OGM : les fondements éthiques de la décision collective », Revue de l’Institut d’Economie Publique N° 21/2007/2, pp. 95 ss.) mais présent dans aucun ordre juridique actuel ; la tyrannie des sages ou experts ne semble guère désirable. Compte tenu de ce nouveau contexte assis sur les deux ordres de réalités mentionnés, le principe de précaution s’en trouve assez profondément renouvelé, à quatre titres au moins : A) le principe de précaution lu dans la perspective d’une incertitude de principe n’est plus réductible au modèle de l’analyse « coûts/bénéfices », qui est encore une manière de maîtrise, fût-elle supposée, pas plus qu’aux réquisits de la faisabilité (ou proportionnalité économique), dont l’assortissent parfois certains textes juridiques. En effet, le critère (de choix) décisionnel s’entend de l’absence de regret, à l’aune de laquelle le coût de l’opération envisagée n’est pas déterminant. On retrouve ici « l’anticipation de la rétroactivité du jugement » qui fonde et justifie la posture catastrophiste de J.-P. Dupuy (supra). A ce titre, Dupuy critique très sévèrement les experts à l’échelle internationale qui ont conçu le Protocole de Kyoto, entendant pourtant eux aussi poursuivre une stratégie dite « sans regret » : « l’inspiration en est exactement opposée à ce que je viens d’exposer. Il s’agit de ne surtout rien faire que l’on regretterait d’avoir fait s’il s’avérait, une fois levé ce voile d’ignorance que constitue l’imprévisibilité de l’avenir, que les prophètes de malheur avaient eu tort ! » (Dupuy, op. cit., pp. 127-128, note 100). Dupuy recherche à l’inverse à anticiper « non pas le jugement lui-même, mais le fait qu’il ne pourra être porté que sur la base de ce que l’on saura lorsque le voile sera levé [à savoir l’avenir accompli]. Il est donc encore temps de faire que jamais il ne puisse être dit par non descendants : « trop tard ! » et, dans le vocabulaire de Jonas : le « remords anticipateur » (Dupuy, idem). En faire trop, dans ce contexte, selon les critères d’une analyse « coûts/bénéfices », n’a pas de sens puisque cette analyse ne peut être conduite que rétrospectivement (Taleb, op. cit., p. 10, parle de « prévisibilité rétrospective »).

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Ainsi la réflexion induite par ce principe de précaution en métaphysique d’incertitude porte bien d’avantage sur les finalités que sur les moyens, nous faisant ainsi sortir de l’économicisme et plus largement de la réduction moderne des fins aux moyens. B) L’intervention classique du principe de précaution dans une philosophie de la maîtrise apparaît toujours négative, sous la forme de la perte d’une chance d’un gain, d’une opportunité ; d’où la proposition de rayer le principe de précaution formulée par la commission pour « libérer la croissance française » dirigée par J. Attali. Mais c’est là ne pas tenir compte de la logique indiciaire ou du cygne noir de Taleb, logique omniprésente, qui transforme alors cette promesse — la chance d’un gain — en un simple pari, pari dont l’enjeu peut se monter jusqu’à la survie de l’espèce humaine par pression accrue et démesurée sur la biosphère. Le contexte d’incertitude généralisé invite précisément à interroger cette notion de pari plutôt que se contenter d’un a priori suivant lequel tout renoncement est une perte, manière de penser typique de la métaphysique de l’infinitude. Dans une philosophie de l’incertitude, l’intervention du principe de précaution consiste à ne pas courir un risque « supplémentaire », plus exactement ne pas ajouter une menace, à savoir un risque de dommages graves et irréversibles non probabilisable soit une incertitude objective (provenant de l’objet lui-même et non de notre savoir à son égard) et néanmoins « pas réductible à la statistique » (Dupuy, op. cit., p. 136). Nous reviendrons sous lettre C) sur la notion de menace. C) Le principe de précaution pensé au sein d’une métaphysique de l’incertitude conduit non seulement à un renversement du fardeau de la preuve, constatation classique, mais plus profondément à une modification de la nature même de la preuve. D’abord, de ce que la certitude est devenue une exception, on comprend que la notion même de preuve pose problème : que peut-on prouver au sein d’une incertitude principielle ? On passera donc de la notion de preuve à celle plus modeste de corrélation, exigeant de la sorte du régime de preuve qu’il assume cette incertitude principielle. On comprendra dès lors aisément la présomption de dangerosité pesant sur toute substance chimique nouvelle, présomption qui ne ruine pas plus l’industrie chimique que la saine logique formelle. En effet, l’incertitude de principe nous oblige « simplement » à penser une « preuve » ne s’inscrivant plus dans un monde binaire « vrai vs faux », « prouvé vs non-prouvé », mais dans un monde se passant du tiers exclu, ce que le droit a été capable de faire allons-nous voir. Le renversement du fardeau de la preuve contraint le producteur de « prouver » que son produit n’est pas dangereux. Il devra organiser une batterie de tests, suffisamment importante pour que la non-nocivité ou innocuité du produit constatée ensuite des expériences ne puisse pas être imputée au hasard. Ainsi tiendra-t-on compte de la marge d’erreur que contient tout calcul de probabilité, marge conventionnellement fixée à 5% ou 10 %, seuil choisi sans raison objective, ruinant de la sorte le caractère « objectif » du calcul de probabilités utilisé hors son champ initial, la mathématique. Les indices de non-nocivité « établis » mais l’incertitude de principe régnant, on ne peut affirmer absolument ni que le produit est inoffensif ni qu’il est nocif : l’absence de preuve de la nocivité n’entraîne aucunement la preuve de son innocuité ; le monde au sein duquel se conduit la « preuve » n’est pas (ou plus) bivalent, à deux valeurs (nocif vs inoffensif) mais trivalent. Perdant le mode binaire de penser, d’autres critères du « vrai », changé déjà en « vrai-semblance » de par son immersion dans une métaphysique de l’incertitude (ou incertitude principielle), doivent être avancés. La proposition de Dupuy séduira le juriste, qui avance la notion propre au droit pénal, de beyond reasonable doubt. Rappelons que le procès pénal est dominé par la logique indiciaire et non par des preuves (au sens absolu du terme) comme le soulignent les spécialistes des sciences criminelles. Ce « au-delà de tout doute raisonnable », qui

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qualifie l’intensité d’une conviction, constitue un seuil légitimant l’imposition du discontinu ( la décision ou jugement condamnant ou libérant l’accusé) sur du continu, sur des degrés : évaluation de la force des indices en termes de probabilités, traduction de cette vraisemblance en termes de conviction des membres du jury, toutes choses se disant selon le plus et le moins. Le « reasonnable » ne fait que sanctionner la transformation du rationnel immergé dans l’incertitude de principe. On pourrait craindre de se situer « seulement» dans la sphère rhétorique, en disqualification de La vérité dans sa majesté. Ce serait là partir encore de la notion classique de preuve, se mouvoir dans une métaphysique de la certitude alors que le point de départ est désormais inverse : il n’y a plus de certitudes, des preuves parfaitement assurées, mais des indices, que l’on peut ordonner de manière cohérente en une pluralité de fabula (ou scenarii) possibles, de parcours interprétatifs, plus ou moins (selon le gradualisme) convaincants. Où l’on retrouve l’acceptabilité, tant d’un point de vue théorique, à savoir herméneutico-rhétorique (U. Eco rappelle que le critère de l’acceptabilité de la fabula remonte à la rhétorique d’Aristote), valable pour l’interprétation par le citoyen standard ou raisonnable, que d’un point de vue pratique, en particulier le droit, soit le point de vue social de l’acceptabilité du risque (cf. l’ouvrage de Ch. Noiville cité). Rappelons que dans le système classique de preuve, si la personne lésée, sur laquelle repose le fardeau, n’a pas prouvé la nocivité de la substance alors la substance sera considérée comme non-nocive, selon la logique du tiers-exclu : si je ne dispose que d’un système bivalent, alors la substance qui n’a pas été démontrée nocive devient ipso facto, logiquement, inoffensive. Dans le système trivalent de « preuve », on demeure dans l’incertitude sur l’innocuité du produit (au mieux est-elle vraisemblable), interdisant ainsi au politique de faire disparaître le risque, plus exactement obligeant à poser la question de son acceptation, soit la détermination d’une fin collective. La figure cognitive d’une décision ferme au sein d’un contexte d’incertitude (principielle) est, nous l’annoncions, une figure classique du droit anglo-saxon : dès lors que les acteurs impliqués considèrent que l’innocuité rapportée se situe « au-delà de tout doute raisonnable », ils peuvent trancher soit décréter l’innocuité et non la constater. Où l’on voit que la nature de la preuve s’est transformée puisque, dorénavant, elle se situe sur le plan des convictions, graduées : au-delà de tout doute raisonnable. Pareil changement de nature de la preuve ne peut se concevoir en demeurant au sein de la très classique logique déductive (inférence top-down), laquelle ne déploie sa force absolue (de logique formelle) qu’à condition de disposer de prémisses majeures nécessaires qui sont par hypothèse absentes dans une métaphysique de l’incertitude relativement à la problématique de la preuve ici abordée. Pénétrée de finitude, notamment de limites matérielles aux tests possibles, la question de la preuve requiert une logique plus modeste, reposant pour partie sur la conviction et le jugement et non sur la seule rigueur logique fondée sur le calcul. Aussi nous porterons-nous vers la logique indiciaire : les tests des nouvelles substances chimiques, proprement des évaluations (ou jugements), conduits par l’industriel, fournissent une série d’indices, par hypothèse dans le sens de l’innocuité ; fort de ces indices, le producteur proposera une lecture des divers indices, leur ordonnancement suivant une certaine cohérence emportant la conviction de l’innocuité de la substance chimique, alors que les adversaires tenteront, pour leur part, de lire les mêmes indices (à défaut d’en pouvoir produire d’autres) selon un enchaînement différent, lui aussi fondé sur une cohérence propre qui, le cas échéant, emportera la conviction de ne pas se trouver en présence d’un produit inoffensif. Il n’est assurément plus question de prémisses nécessaires, de syllogismes aux résultats hors toute discussion possible puisque découlant de la logique formelle. Reformulant la « preuve » sous la forme d’une conviction qualifiée – le « au-delà de tout doute raisonnable -, le modèle du juge, expert dans la pesée des convictions, vient

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naturellement à l’esprit : la balance constitue son instrument premier, au point de symboliser à soi seul toute justice. Les autorités publiques en charge de l’application du principe de précaution devront, elles aussi, adopter un raisonnement de type judiciaire, la figure du juge fonctionnant comme leur modèle, en particulier concernant le problème des « preuves ». Evidemment, l’arbitrage ainsi opéré par les autorités restera bien souvent implicite, à tout le moins interne, ne débordant pas les relations de l’industriel candidat à autorisation et de l’administration. Toutefois, la voie, éminemment pragmatique, du judiciaire doit le moins possible se substituer à un choix proprement collectif, celui de l’acceptabilité du risque, en amont de la décision en justice, dans la mesure où le juge a pour mission de dire le droit in concreto, dans le cas concret, c’est-à-dire en tenant compte, autant que faire se peut, de toutes les spécificités du cas. Il ne constitue dès lors aucunement le lieu adéquat pour l’évaluation d’une technique ou d’une substance dont l’usage excédera la situation des seules parties au procès. D) Le principe de précaution en version maximaliste c’est-à-dire pensé dans une métaphysique de l’incertitude s’inscrit dans une assomption plus réaliste du « choix technologique » au sein de ce qui nous apparaît parfois comme une autonomie des techniques, lesquelles échapperaient par là au choix des hommes. Il s’agit bien plutôt de montrer que maints choix technologiques se prennent en contradiction avec la rationalité instrumentale et avec les canons de la décision dite rationnelle en contexte d’incertitude, si respectés par les économistes, rationalité démentie par le phénomène du lock in, (voir pour de plus amples développements, J.-P. Dupuy, op. cit., pp. 66 ss. et 74). En effet, il se peut qu’une technique relativement médiocre s’impose en concurrence avec une technique nettement meilleure du simple fait que la première a été introduite bien plus tôt, a rencontré un certain nombre d’échos, dont des demandes de correction et complément, améliorant certes la technique mais la laissant néanmoins à bien longue distance de l’autre technique, demeurée marginale voire confidentielle. Par les habitudes de pensée prises et les habitudes tout court, la seconde technique sera écartée, quoi que objectivement meilleure ! Les exemples sont fort connus : les différentes techniques à disposition pour les magnétoscopes, l’une des plus compliquées ayant été retenue ; les claviers d’ordinateur, repris des modèles de machine à écrire, alors que les contextes techniques et économiques des uns et des autres ne sont aucunement similaires : le clavier des machines à écrire mécanique a été élaboré pour que les tiges métalliques porteuses des caractères ne s’entremêlent pas lors de leur mouvement vers le papier, problématique largement étrangère à un ordonnancement efficient des seules touches du clavier entre elles. Il n’est dans tous ces cas plus possible de s’en remettre à la rationalité instrumentale, elle-même démentie, nous obligeant à regarder en face l’incertitude comme première ou principielle et, corrélativement, la maîtrise comme illusoire, à tout le moins pour qui est à l’intérieur du système, en l’occurrence à l’intérieur du système technologique. La prévention en grande partie ruinée, il revient à la précaution d’assumer, autant que faire se peut, des fins collectives, nous donnant à voir que la décision, le choix redevient « intrinsèquement » politique — et non de calcul ou de théorie de la décision rationnelle, modèle très appauvri de la rationalité humaine soulignent Bouleau (op. cit.) comme Dupuy (op. cit., passim) — d’une part, qu’un critère existe, d’autre part : l’absence de remords, à entendre sur le plan collectif à savoir l’absence de regret pour la société. Si le changement de clé de lecture du principe de précaution n’est « que » métaphysique (voir Dupuy, op. cit., p. 80) - changement de mentalité -, il correspond néanmoins bien à la tâche première du philosophe en la matière : « c’est une attitude philosophique, un renversement d’ordre métaphysique dans nos manières de penser le monde et le temps

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qui fait fond sur la temporalité des catastrophes ». On a vu cette temporalité étrange consistant en l’anticipation d’un jugement rétrospectif qui doit nous conduire à l’absence de regret, dût la catastrophe se réaliser. Un changement d’attitude métaphysique ou de mentalité peut paraître peu ; toutefois, si l’on se souvient que l’on ne demandait guère plus que d’initier la conversion d’homo faber en homo sapiens, on sentira que ces propos ne sont pas inutiles, d’autant moins qu’ils sont tenus dans l’urgence parce que notre savoir-faire (homo faber) l’emporte aujourd’hui sur le savoir (homo sapiens) ; proprement, nous ne comprenons plus ce que nous sommes néanmoins capables de faire, de produire, comme l’annonçait, dans la Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt en… 1958.