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Dossier pédagogique Comédie de Genève www.comedie.ch Tatiana Lista T. +41 22 328 18 12 [email protected] Comédie de Genève www.comedie.ch mardi, mercredi, jeudi, samedi 19h, vendredi 2Oh. Dimanche à 17h. 13-22.02.2015 Cinéma Apollo de Michel Deutsch et Matthias Langhoff mise en scène Matthias Langhoff avec Caspar Langhoff

de Michel Deutsch et Matthias Langhoff mise en scène ... · Il y a plus de cinquante ans, Jean-Luc Godard tournait «Le Mépris » (d’après le roman de Moravia). Riccardo et Emilia

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Dossier pédagogique

Comédie de Genève

www.comedie.ch

Tatiana ListaT. +41 22 328 18 12

[email protected]

Comédie de Genèvewww.comedie.ch

mardi, mercredi, jeudi, samedi 19h,

vendredi 2Oh.Dimanche à 17h.

13-22.02.2015

Cinéma Apollode Michel Deutsch et Matthias Langhoff

mise en scène Matthias Langhoff avec Caspar Langhoff

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Cinéma Apollo, écrit par Michel Deutsch et Matthias Langhoff. Le foyer du cinéma

Apollo… C’est la dernière séance. Une jeune femme, des écouteurs sur les oreilles, est

assise derrière un bar et une machine à pop-corn. Elle lit un livre et bouge au rythme

de la musique qu’elle est en train d’écouter. Un homme – peut-être le réalisateur ou

le scénariste du film – quitte la salle et demande une bière à la fille du bar. La fille

devient malgré elle la confidente de l’homme.

Un extraordinaire texte sur le cinéma, sur une femme qui ne s’intéresse pas (du

tout) au théâtre, sur l’amour, sur l’amour à vendre, sur les dangers que court une

jeune femme quand elle prend place dans la voiture d’un étranger, sur Homère, sur la

pornographie et le caractère des hommes politiques, sur la solitude, sur le mépris,

sur la mélancolie des hommes de cinquante ans, sur la suspicion, et surtout sur la

trahison. Enfin, une histoire simple, moderne et tragique qui se déroule dans le foyer

d’un cinéma le temps d’un film.

L’étude du dossier de Cinéma Apollo permettra :

- D’aborder, dans la partie pistes d’analyse, le mythe d’Ulysse, de Il disprezzo de

Moravia à Cinéma Apollo en passant par Le Mépris de Godard ;

- D’examiner le processus d’adaptation grâce à un entretien avec Matthias Langhoff ;

- De rendre compte, plus particulièrement pour les professeurs de cinéma, de l’adap-

tation cinématographique au travers d’une analyse du film de Godard ;

- De prendre connaissance d’un extrait du Chant X de l’Odyssée qui sert de scène pivot

au spectacle conçu par Michel Deutsch et Matthias Langhoff ;

- De se familiariser avec les différentes étapes d’une création à l’aide de deux

photographies de la maquette du spectacle et de trois photographies du décor en

construction.

Nous terminerons le dossier par les biographies et un extrait de texte.

Cinéma ApolloPrésentation

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Distribution.............................................................................................................page 4

Pistes d’analyse.......................................................................................................page 5

Entretien avec Matthias Langhoff..........................................................................page 9

Le mépris de Jean-Luc Godard.................................................................................page 11

L’odyssée - Chant X...................................................................................................page 15

Scénographie - photographies du décor...............................................................page 17

Biographies..............................................................................................................page 20

Extrait......................................................................................................................page 22

Cinéma ApolloSommaire

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de Michel Deutsch et Matthias Langhoffmise en scène Matthias Langhoff avec Caspar LanghoffavecFrançois Chattot, Évelyne Didi, Nicole MerseyPascal Tokatlianassistanat à la mise en scène Emily Barbelinscénographie et costumesCatherine Ranklmusique originale Arthur Bessoncréation sonore Samaël Steinerassistanat scénographie et costumes Julie Camusproduction Théâtre Vidy-Lausannecoproduction Comédie de Genève, Théâtre du Loup, Saint-Gervais Genève Le Théâtre, Cie Rumpelpumpel, Cie Service Public, Espace Jean Legendre, Compiègne - Scène nationale de l’Oise en préfigurationavec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication (F)co-accueilComédie de Genève, Théâtre du Loup, Saint-Gervais Genève Le Théâtreavec la participation artistique duJeune théâtre national

pour le film avec la collaboration deECAL (École cantonale de Lausanne), GoldenEggProduction, Cinémathèque suisse et Manfred Kargeen coproduction avecLa Fondation la Tour Vagabonde

Cinéma Apollo

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À L’ASSAUT D’UN MYTHE de « Il disprezzo » de Moravia à « Cinéma Apollo » en passant

par le « Mépris » de Godard

1. Ulysse, l’homme plein de ruses - navigateur, père de famille et époux le plus

souvent fidèle - a été le fondateur de l’art de la guerre moderne. Son invention, le

cheval de bois, détruisit Troie et mit fin à la guerre de la même façon que la bombe de

Robert Oppenheimer détruisit Hiroshima et Nagasaki. Le cheval a été la première arme

de destruction massive. Les Grecs belliqueux du temps d’Homère ne menaient pas ce

genre de guerres. Or Robert Oppenheimer n’a pas été le seul descendant d’Ulysse, aimé

et haï lui aussi des dieux qui s’entredéchiraient. Au début du vingtième siècle, avec

la première guerre mondiale, les descendants d’Ulysse se muent au nom de croyances

diverses, et avec plus ou moins de talent, en serviteurs des dieux qui se combattent.

Même s’ils ne sont pas aussi puissants qu’eux, ils les dépassent en importance

puisque leur pensée influence et oriente les idées des dieux. Leurs innombrables

noms se fondent dans des mots tels que neutrons, parasites ou satellites. A l’époque

de l’infini de l’esprit, l’Odyssée représente le mythe qui nous est le plus proche. Or

Ulysse était guerrier, chef de clan ou roi, l’un des héros antiques.

2. Le pauvre écrivain Riccardo essaie de se faire de l’argent pour offrir à sa femme

Emilia une vie meilleure. Il doit écrire un scénario sur l’Odyssée pour un réalisateur

allemand qui vit à Capri. Pénélope et Ulysse, Riccardo et Emilia, les histoires de

couple s’entremêlent et montrent que l’amour aussi peut être soumis à la logique du

profit. Du moins quand il s’agit de survie. Riccardo comprend que Battista, le pro-

ducteur du film, est le maître, et lui le serviteur, et qu’un serviteur a le droit de

tout faire, excepté une chose : refuser l’obéissance au maître. Il perçoit autre chose

aussi : que la tentative de se soustraire à l’autorité du maître par la ruse et la

flatterie est encore plus avilissante que l’obéissance inconditionnelle; bref, qu’avec

la signature qu’il a apposée au bas du contrat, il a vendu son âme au diable. Sans

compter la pire des punitions: le mépris de sa propre femme.

3. Journaliste ayant voyagé dans le monde entier, auteur de romans et homme poli-

tique, Alberto Moravia est entré tôt en conflit avec le régime fasciste de Mussolini

et avec le Vatican. Cela lui valut l’interdiction d’écrire et la perte de son travail.

Il se retira alors à Capri, où il vécut de 1941 à 1943. C’est là que, pour gagner de

l’argent, il commença à rédiger des scénarios. Les films pour lesquels il a écrit ont

été produits par le magnat du cinéma italien, Carlo Ponti, qui débutait à l’époque sa

carrière de producteur. Après la guerre, Moravia reprit son travail de journaliste et

se mit à rédiger également des pièces de théâtre, s’étant entretemps convaincu que

le théâtre était une meilleure forme de communication. Ces tentatives n’aboutirent

toutefois à aucun résultat. En 1954, il publia son premier roman intitulé « Il dis-

prezzo » - « Le Mépris ». C’est le pschychodrame d’un intellectuel qui se vend, perd de

ce fait l’amour de sa femme et ne comprend pas le mépris qu’elle lui voue. Comme dans

Cinéma ApolloPistes d’analyses, par Matthias Langhoff et Michel Deutsch

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Cinéma ApolloPistes d’analyses, par Matthias Langhoff et Michel Deutsch (suite)

toutes ses œuvres, le sexe et l’argent y jouent un rôle central. Moravia est considéré

comme l’un des représentants les plus significatifs du réalisme psychologique. Le

Vatican a mis ses livres à l’index en raison de leur représentation sans fard de la

sexualité. L’antique Ulysse est dans le roman de Moravia un héros moderne qui vit

intensément son odyssée ou qui retarde son retour au pays par crainte de retrouver

sa femme Pénélope - restée attachée à une vision archaïque de la vie commune, car

elle n’a pas vécu la guerre. Les histoires de Moravia sur la vie des petites gens à

Rome - escrocs malins, malchanceux notoires, voleurs à la tire, fainéants, vieux gar-

çons affamés de vie, vendeuses de fleurs et prostituées occasionnelles - ont mille

fois servi de modèle aux plus grands films néoréalistes. Aussi est-il lui-même devenu

partie intégrante d’un mythe des temps modernes : l’irruption supposée de l’art dans

la vérité.

4. Il y a plus de cinquante ans, Jean-Luc Godard tournait « Le Mépris » (d’après le

roman de Moravia). Riccardo et Emilia s’appellent maintenant Paul et Camille. Le réa-

lisateur allemand, Rheingold, s’appelle quant à lui Fritz Lang et est effectivement

interprété par le célèbre réalisateur. Le film est un essai tout à la fois sur le cinéma

et ses mythes, sur Godard lui-même et ses producteurs, son public, le fait de faire

des films et sur la vie. Paul, interprété par Michel Piccoli, représente Godard. Mais

au centre de l’action se trouve un autre mythe, l’icône sexuelle Brigitte Bardot. Le

désir est le moteur de l’action et l’essence même du film. Sans désir ni illusion, il

ne peut y avoir de film. Ni pour les cinéastes, ni pour le public. La première scène

du film montre de façon choisie Brigitte Bardot nue. C’est une scène dont Godard ne

voulait pas, mais que son producteur a exigée de lui. Dans le film, le personnage

du producteur nommé Prokosh déclare en regardant la partie déjà tournée du film de

l’Odyssée : « O gods. I like gods, I like them very much. I know exactly how they feel. »

Les scènes dans lesquelles les déesses se baignent nues sont celles qui lui plaisent

le plus. Celle qui montre Brigitte Bardot nue est toujours le premier souvenir qui

revient à l’esprit des gens quand ils parlent du « Mépris ». Godard sait mieux que

quiconque l’importance du souvenir pour le septième art. Sa scène initiale est une

réminiscence sur le mode du rêve. Sans elle il n’y a pas mythe, juste du mensonge. Les

figures antiques de l’empire du mythe en tant que telles, Ulysse, Poséidon et d’autres

dieux, qui apparaissent sans commentaires, impressionnent par leur aspect énigma-

tique, étranger, de belles statues de pierre devant un ciel bleu infini : œuvres d’art

d’un temps passé, impossible à ressusciter. À la toute fin du film l’interprète d’Ulysse

apparaît, dos contre la camera, épée levée, face au grand large. La caméra le délaisse

pour fixer la mer sans fin et sans port ; sans but. Une voix dit : « Silencio ». L’odyssée

reste. Elle est le film. Elle est le visage du mythe Godard.

5. Dans « Cinéma Apollo », plus de vingt ans après la sortie du film « Il Ritorno di

Ulisse », Riccardo raconte à une vendeuse de pop-corn dans le foyer d’un cinéma d’art

qui projette ses films, le traumatisme de sa vie : la perte de sa femme, son incom-

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Cinéma ApolloPistes d’analyses, par Matthias Langhoff et Michel Deutsch (suite)préhensible mépris envers lui et l’échec consécutif de sa carrière. C’est la dernière

séance et le cinéma est quasiment vide. La jeune vendeuse de pop-corn n’est atti-

rée ni par le cinéma ni par le théâtre, mais elle s’intéresse à l’histoire grecque,

à Ulysse, à son rapport aux femmes et ses actes pendant la guerre de Troie. Cela a

quelque chose à voir avec sa vie et avec ses expériences. Riccardo espère attirer

son attention avec son lamento sur un film selon lui imprévisible et son amour pour

sa femme morte pendant le tournage. Ce qui lui manque c’est une nouvelle femme. Sa

tentative échoue lamentablement. Riccardo n’est pas un Ulysse, tout au plus l’un de

ses compagnons, un pauvre diable. Il s’en va, ridiculisé et furieux, la queue entre les

jambes. L’attaque du mythe d’Ulysse au travers d’une vendeuse de pop-corn renvoie à

l’épisode de la rencontre d’Ulysse et de Circé, avec la métamorphose de ses camarades

en porcs. Le poète Homère doit soit s’être vendu, soit avoir vraiment été frappé de

cécité. À une époque aussi barbare que le huitième siècle avant Jésus-Christ, pleine

de meurtres, de guerres antiques et de tyrannie, il faut avoir été aveugle pour chan-

ter de façon aussi belle et envoûtante l’histoire des dieux et des héros. Ou bien

avoir été acheté pour mentir. Ulysse était un guerrier, un bourreau. Comment et pour-

quoi la sorcière Circé a-t-elle sur son ordre transformé ses compagnons en porcs,

nous l’ignorons. Mais qu’après avoir été violée par Ulysse elle ait finalement rendu

à ses compagnons leur forme humaine par amour pour lui. Le fait qu’elle l’ait aidé

à trouver le chemin du retour vers Pénélope semble être un pur fantasme masculin

comme on les connaît des journaux intimes de soldats allemands en Russie pendant la

guerre ou d’anthropologues aux idéologies racistes. Ces contes qui n’ont rien à voir

avec de vrais contes. Du reste l’île de Circé se trouvait presque à côté d’Ithaque.

Ulysse n’a pas fait son odyssée pour retrouver Pénélope, mais pour massacrer les pré-

tendants qui en voulaient à son bien. C’est ainsi que sur le chemin du retour il se

retrouva tel qu’il avait toujours été, un bourreau. L’Ulysse moderne, Riccardo, perd

sa femme parce que la vénalité empêche cette dernière de lutter contre son amant.

6. Que la vendeuse de pop-corn exige de Riccardo de se transformer en porc s’il veut

obtenir quelque chose d’elle ne doit pas forcément être compris comme l’expression

de son mépris. De même, la métamorphose de Circé, transformant en porcs les bour-

reaux de Troie qui voulaient la dépouiller, signifie peut-être autre chose que le mé-

pris que méritent ces incendiaires. Elle, qui ne vit sur cette île qu’avec des femmes

et de fiers animaux voit peut-être les choses autrement que nous ou qu’Homère. Le

philosophe et écrivain grec Plutarque né peu après Jésus-Christ s’oppose à l’ensei-

gnement d’Aristote selon lequel les animaux n’auraient pas accès au logos. Dans son

étonnant bref dialogue philosophique « Bruta animalia ratione uti », il mentionne le

célèbre épisode de Circé tiré du dixième livre de l’Odyssée. Recourant à la magie,

Circé avait transformé les hommes envoyés en reconnaissance par Ulysse en porcs.

Plus tard Ulysse parvient avec l’aide des dieux à libérer ses compagnons de leur

condition animale.

Au début du texte de Plutarque nous trouvons Circé et Ulysse discutant de la façon

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Cinéma ApolloPistes d’analyses, par Matthias Langhoff et Michel Deutsch (fin)dont il pourrait rendre leur aspect humain à ses compagnons. Circé déclare que c’est

aux porcs en question de prendre la décision. Elle supprime la barrière gênante de la

langue en prêtant voix humaine au porc Gryllos (« Grogneur »). Ulysse entame alors le

dialogue avec lui et il s’avère, à sa grande surprise, que le porc qui était autrefois

un homme n’aspire pas à retrouver sa forme humaine. Au contraire, il expose les nom-

breux avantages de la vie animale, qui tiennent essentiellement à ce que les animaux

soient totalement épargnés par la corruption humaine en matière de morale. Ce dia-

logue drôle et spirituel ne subsiste malheureusement qu’à l’état de fragment. Mais il

est fort probable qu’Ulysse ait dû admettre en fin de compte que le porc Grogneur lui

était supérieur. C’est le commencement réussi d’une dramaturgie « post antique ». Une

attaque contre des croyances trop longtemps suivies et contre les idées courantes

concernant le rapport homme-femme et les théories de la sexualité.

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[...] Comment êtes-vous arrivé à l’idée d’une réécriture théâtrale du roman de

Moravia, Le Mépris ?

Cinéma Apollo s’est construit de manière particulière, par une première commande

passée par un producteur qui voulait que je travaille avec l’acteur François Cluzet.

J’ai alors demandé à Michel Deutsch, dont la première préoccupation est le cinéma,

de concevoir avec moi un nouveau « Mépris ». Cette commande n’a pas abouti, mais nous

avons continué à travailler, sans penser vraiment à la question de la production.

J’ai beaucoup aimé le roman de Moravia et le film de Godard m’a énormément marqué.

Nous écrivons ce projet à quatre mains, nous pensons et construisons ce travail

ensemble.

Mais au final, c’est Deutsch qui est l’auteur de Cinéma Apollo, puisque j’écris en alle-

mand et qu’ensuite il traduit en français.

Lorsqu’on imagine que vous collaborez avec Michel Deutsch, qui vient de publier

une somme impressionnante sur Heiner Müller et dont les plus récents travaux

scéniques sont liés à la « Rote Armee Fraktion », on se plaît à vous voir au travail

sur un sujet politique, sur l’Allemagne, sur Müller. Et on vous trouve affairés sur

une tragédie intime.

Ah ! mais cette tragédie intime est tout à fait politique. Je pense, ironiquement,

qu’elle concerne des artistes de gauche, comme Michel Deutsch et moi. Je travaille le

risque. Je ne peux pas imaginer un théâtre qui ne pose pas problème, qui n’ébranle

pas, qui ne soit pas engagé. Je viens d’une génération qui était pétrie de cela et qui

n’en avait pas peur du tout. Mais je suis aujourd’hui un dinosaure. Mes compagnons

les plus importants sont morts, Grüber, qui avait exactement mon âge, puis Pina, plus

jeune, et Chéreau, beaucoup plus jeune. Leur disparition laisse un grand vide en moi,

aussi bien au niveau personnel qu’artistique. Ce qui me conduit à continuer à tra-

vailler est l’idée que j’ai quelque chose à transmettre. J’ai eu la chance de m’entou-

rer de nombreuses personnalités et d’artistes du XXe siècle. Il faut donc continuer

à être le facteur, le messager, continuer à faire passer des idées, des sensations.

[...] Dans votre réadaptation du Mépris, êtes-vous fidèle à Moravia ? Et à Godard ?

Curieusement, je crois que Le Mépris de Moravia et celui de Godard n’ont pas grand

chose à voir ensemble. Certes, c’est la même thématique, mais chaque œuvre est très

liée à son temps. Je trouve même que Godard n’a pas vraiment adapté Moravia. Et c’est

peut-être encore notre faiblesse, à ce stade du projet : nous devons nous rapprocher

davantage du roman. Il y a un élément fort dans le film par rapport au roman, c’est

la figure centrale. Bien sûr, il y a ce génial Piccoli jeune, bien sûr, il y a ce génial

Fritz Lang âgé. Mais le rôle principal, c’est Brigitte Bardot. Et même plus, le rôle

principal, c’est le derrière de Brigitte Bardot. Le derrière de BB comme thème de

cinéma ! Notre faute pour le moment, c’est que le rôle de la femme est trop secondaire.

Prenez le roman, il n’y a rien d’autre qu’un homme qui parle, mais qui n’évoque que la

femme qui l’a quitté. Chez Godard, le focus est essentiellement sur Ulysse et

Cinéma ApolloEntretien avec Matthias Langhoff

10

Cinéma ApolloEntretien avec Matthias Langhoff (fin)

Pénélope. Nous allons plutôt prendre comme scène pivot de notre spectacle Circée et

les cochons.

[...] On parle d’une réédition du Rapport Langhoff publié par les Éditions Zoé en

1989, très beau texte sur le théâtre de la Comédie de Genève, et sur le théâtre

tout court. Est-ce pour bientôt ?

Il semble que la revue « Actualités de la scénographie » voudrait le rééditer et pour-

quoi pas avec deux autres textes que j’ai écrits sur l’architecture du théâtre : l’un

pour la Belgique, qui est publié, l’autre pour Rennes, qui n’est pas publié. Mais pour

l’instant, c’est en attente.

Qu’est-ce qu’un théâtre, selon vous ? Quelle en est sa fonction singulière ?

Par principe, le théâtre est politique. C’est le lieu où il est possible de réfléchir

sur l’humain et sur son environnement. Le scandale du monde est mon problème et

c’est sur la scène que je peux le transporter pour le triturer, l’examiner. Le théâtre

n’existe que dans l’instant : il n’y a rien avant, rien après. C’est un moment que vit le

public. Au plus haut temps de ma direction à Vidy, j’ai imposé de jouer cinq semaines

un spectacle. Nous faisions quatre coproductions par année, tout était répété sur le

lieu, ce qui faisait de ce théâtre une maison très vivante. L’idée était de jouer avec

le public, de l’inviter, de provoquer des mélanges. Et on a vu arriver la jeunesse

vaudoise, qui était en rupture de ban avec la bourgeoisie. Le Théâtre a organisé la

rencontre. En fait, nous faisions simplement notre travail théâtral, très calmement,

et cette rencontre s’est vraiment faite, dans la salle, pendant les représentations.

Je pense que les grands théâtres allemands sont toujours très conscients de cette

fonction-là. De ce rôle proprement politique : produire de la rencontre. Mais c’est

aussi peut-être leur faiblesse : ils ne font pas des spectacles, ils font de l’insti-

tutionnel.

Propos recueillis par Michèle Pralong, janvier 2014

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Le scénario du film raconté par Godard :

« Camille Javal est une jeune femme d’environ 27-28 ans, française, fixée à Rome de-

puis son mariage, il y a quelques années, avec Paul Javal. Camille est très belle, elle

ressemble un peu à l’Eve du tableau de Piero della Francesca, ses cheveux sont bruns

(lorsqu’elle porte une perruque uniquement). Paul Javal est un écrivain d’environ

35 ans qui a travaillé quelques fois pour le cinéma mais le travail de replâtrage

de L’Odyssée est le premier travail vraiment important qu’on lui confie. Ce film est

tourné à Cinecitta par Fritz Lang. Celui-ci pose sur le monde un regard lucide qui

sera la conscience du film, le trait d’union moral qui relie l’odyssée d’Ulysse à celle

de Camille et Paul. Cette Odyssée est bouleversée par Jérémie Prokosch, producteur

de films. Il ressemble un peu, au moral, au producteur de La Comtesse aux pieds nus, en

moins maladif, en plus coléreux et plus sarcastique. Comme beaucoup de producteurs,

il aime humilier et offenser ses employés ou amis et se comportera avec eux, avec

son entourage, en toute circonstance, comme un petit empereur romain notamment avec

Francesca, sa secrétaire de publicité, qui lui sert autant de secrétaire que d’esclave.

Camille monte dans la voiture de Jérémie Prokosch et le drame se noue dans un re-

gard entre elle et son mari. Ils comprennent tous les deux la pensée qui a traversé

l’esprit de Camille : son mari l’a utilisée pour séduire le producteur. Les tentatives

maladroites de Paul pour chasser cette pensée fugitive condensent la méprise en

mépris.

Dans la seconde partie du film, l’équipe se retrouve à Capri pour le tournage. Là

encore, un geste anodin de Paul, une claque sur les fesses de Francesca entraîne

le drame. Camille aperçoit ce geste et Paul s’en aperçoit. Il imagine que Camille

s’imagine quelque chose, et tente de la persuader qu’il n’y a rien, ce qui est vrai,

et que Camille sait, puisqu’elle les regardait elle aussi sans intention précise,

qu’elle contemplait sans arrière-pensée. Mais Paul insiste tellement qu’il finit par

exaspérer Camille qui va s’enfuir avec Jérémie Prokosch. Leur voiture s’encastre sous

un camion. »

La question de l’adaptation

Godard, en adaptant Moravia, aura pour objectif de revenir à la matrice rosselli-

nienne, d’où la longue scène de ménage de son film, en référence aux séquences thé-

matiquement semblables de Voyage en Italie ; et plus encore, la présence de simu-

lacres de statues des dieux filmées en longs panoramiques, comme étaient filmées les

magnifiques statues du Musée de Naples dans le film de Rossellini. Stylistiquement,

Godard opte pour Rossellini contre Antonioni, c’est-à-dire pour une écriture à la

fois réaliste et lyrique, fondée sur la liberté de jeu de l’acteur. C’est dans ce sens

qu’il faut comprendre les célèbres aphorismes de l’auteur lorsqu’il déclarait : « J’ai

gardé la matière principale [du roman] et simplement transformé quelques détails en

partant du principe que ce qui est filmé est automatiquement différent de ce qui est

écrit, donc original [phrase attribuée à Lang dans le film]. [...] Quelques détails,

Cinéma ApolloLe Mépris de Jean-Luc Godard

12

ai-je dit, par exemple, la transformation du héros qui, du livre à l’écran, passe de la

fausse aventure à la vraie, de la veulerie antonionienne à la dignité laramiesque. »

(Godard, 1963)

Dans la présentation de son scénario, Godard développe ses principes de mise en

scène et conclut : « On obtiendra ainsi, je l’espère, les sentiments personnels des

personnages par rapport au monde et aux autres – ce sentiment physique que l’on a de

son existence en face d’autrui – et on obtiendra en même temps la vérité externe de

leurs faits et gestes, de leurs rapports entre eux, bref, de leur histoire ou aventure.

En somme, ce qu’il s’agit de faire, c’est de réussir un film d’Antonioni, c’est-à-dire

de le tourner comme un film de Hawks ou de Hitchcock. »

Le Mépris de Moravia se présente comme un récit introspectif écrit à la première per-

sonne. Il est divisé en vingt-trois chapitres courts, nombre qui correspond d’ailleurs

à celui des séquences d’un film de structure classique – rappelons que Godard avait

indiqué à Carlo Ponti qu’il envisageait d’adapter le roman chapitre par chapitre. Ces

vingt-trois chapitres se distribuent en deux grandes parties sensiblement égales : la

première à Rome dure neuf mois, d’octobre à juin, et englobe deux années de rappels

du passé du couple, la seconde à Capri dure trois jours et deux nuits. Les onze pre-

miers chapitres adoptent une écriture logico-psychologique, de caractère déductif

et analytique ; la seconde est beaucoup plus métaphysique et fantasmatique. De ces

passages oniriques, il ne reste dans le film que le plan où l’on voit Paul assoupi, et

écoutant comme dans un rêve la voix de Camille lui lire son message d’adieu.

Le narrateur Richard Molteni se présente ainsi : « Jusqu’alors, je m’étais considéré

comme un intellectuel, un homme cultivé et un écrivain de théâtre, genre d’art pour

lequel j’avais toujours nourri une grande passion et auquel je croyais être porté par

une vocation innée » (chap. 3). Après avoir décidé l’achat d’un appartement à crédit,

il rencontre providentiellement Battista, un producteur italien de films commerciaux.

Molteni accepte de travailler pour lui pour des raisons alimentaires : « J’espérais

faire quatre ou cinq scénarios pour payer notre appartement et puis revenir ensuite

au journalisme et à mon cher théâtre. » Ce n’est qu’au huitième chapitre, après 80

pages de récit au cours desquelles Molteni remanie deux scénarios, qu’il se voit

proposer par Battista une collaboration avec un réalisateur allemand, Rheingold,

pour une production historique plus ambitieuse, une adaptation à grand spectacle

de l’Odyssée.

Le récit de Moravia s’étale donc sur plusieurs mois. Il est centré sur la dégradation

progressive du couple Richard- Emilie (nom de la femme chez Moravia), dégradation

décrite par de longs développements analytiques manifestant une certaine complai-

sance du narrateur, ce que sans doute Godard qualifie de « veulerie antonionienne ».

Les discussions sur l’état du cinéma occupent une part assez modeste dans la pre-

mière partie. Dans la seconde, à Capri, de longs débats théoriques opposent Rhein-

Cinéma ApolloLe Mépris de Jean-Luc Godard (suite)

13

Cinéma ApolloLe Mépris de Jean-Luc Godard (suite)

gold à Molteni. Le réalisateur allemand défend une interprétation de caractère psy-

chanalytique du retard du retour d’Ulysse, alors que Molteni s’y oppose violemment

au nom d’une fidélité intransigeante au modèle homérique. Mais cette lecture de

l’Odyssée influence petit à petit le narrateur qui rapproche sa situation conjugale de

celle du couple homérique, transformant Emilie en figure de Pénélope. Godard inverse

les thèses des deux personnages, offrant au réalisateur Fritz Lang le bénéfice de la

fidélité à la version classique.

L’adaptation opérée par Godard reprend les principaux épisodes narratifs du récit

initial. La plupart des scènes clefs figurent chez Moravia : l’épisode de la voiture

rouge de Battista qui véhicule deux fois Emilie, au début du récit pendant que

Molteni va prendre un taxi, puis lors du départ à Capri, au cours duquel Molteni

escorte Rheingold pendant que Battista fait le trajet avec sa femme.

Mais Godard se livre à plusieurs modifications fondamentales :

1. Il condense le récit en deux journées, la première à Rome, la seconde à Capri. Les

événements s’enchaînent inexorablement avec beaucoup plus de brutalité, transfor-

mant la structure romanesque en tragédie.

2. Il modifie complètement la nationalité des protagonistes. L’action est toujours

située à Rome et à Capri, mais le seul personnage italien sera celui de la traduc-

trice, que Godard crée de toutes pièces, à partir de la silhouette fugitive d’une

secrétaire qu’embrasse Molteni dans le roman (Francesca Vanini, au patronyme stend-

halorossellinien pour afficher ses références – Vanina Vanini, nouvelle de Stendhal

adaptée par Rossellini). Certes, le cinéaste est toujours allemand, mais Rheingold,

qui possédait quelques traits de G.W. Pabst chez Moravia, devient Fritz Lang, qui in-

terprète son propre rôle. Battista, figure de Carlo Ponti chez Moravia, devient Jeremy

Prokosch, producteur américain de la génération des années 50, celle des fossoyeurs

du vieil Hollywood. Richard et Emilie ne sont plus Italiens mais Français, vivant à

Rome « depuis leur mariage » précise le scénario ; « ce mariage s’est effectué après

quelques semaines de vacances romaines de Camille ». Riccardo est rebaptisé Paul, et

Emilie sera Camille, le patronyme Molteni devenant Javal.

3. Godard attribue donc à Lang la thèse de la fidélité à Homère et fait du scénariste-

adaptateur le complice du producteur dans son opération de commercialisation spec-

taculaire de l’épopée, transformée en drame passionnel à ressort psychanalytique

(dans une version très hollywoodienne des thèses de Freud, partiellement reprise

de l’adaptation à la base du scénario du film de Camerini). Il ajoute des références

culturelles nouvelles, notamment à Holderlin, tout en gardant celles que Moravia

proposait concernant Dante et Homère, bien évidemment. Il supprime toutefois celles

qui concernent Pétrarque dont le Canzoniere structure tout le récit moravien et

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Cinéma ApolloLe Mépris de Jean-Luc Godard (fin)

Giacomo Leopardi dont certains poèmes sont cités implicitement par Moravia, mais

aussi James Joyce (Ulysse, cela va de soi) et O’Neill (Le deuil sied à Électre) dont

discutent Rheingold et Molteni. Godard apportera surtout au film toutes les réfé-

rences à l’histoire classique du cinéma (Griffith, Chaplin, les Artistes Associés)

et à la situation de l’industrie du cinéma au moment où se déroule la fiction : chez

Moravia au milieu des années 50, avec une certaine indétermination ; chez Godard,

très précisément au printemps 1963, après la sortie commerciale de Psychose, Hatari !

et Vanina Vanini.

4. Dans le roman, Molteni est appelé par Battista pour élaborer avec Rheingold un

projet de scénario adaptant l’Odyssée. Le film ne sera toujours pas commencé à la fin

du roman, après la mort d’Emilie. Battista survit au récit alors que Godard fait mou-

rir Prokosch avec Camille. Dans le film de Godard, Lang est en cours de tournage ; il

visionne des rushes d’épisodes déjà enregistrés. Paul est appelé par Prokosch pour

remanier le scénario d’un film déjà commencé, à la suite d’un conflit violent entre un

auteur-réalisateur et un producteur tyrannique. Le roman d’un scénario devient le

film d’un tournage. Ce tournage permet à l’auteur de représenter une équipe de réa-

lisation au travail et de s’attribuer un rôle d’assistant du metteur en scène : « Il ne

s’agit plus dans le film, d’un futur scénario auquel Paul doit participer, ou qu’il doit

écrire seul, mais d’un film déjà presque terminé, dont le producteur n’est pas content,

et dont il voudrait faire retourner quelques séquences. De voir quelques-unes de ces

séquences, ou celles déjà tournées, donnera plus de « crédibilité » au « fait odysséen »

et à son influence sur notre histoire. Ceci est important également quant au caractère

de Paul puisque, contrairement au roman, il va défendre une conception romantique

et nordique de l’Odyssée, il ne sera pas forcé d’y croire vraiment, mais il semblera

logique qu’il le fasse, par désir de briller devant les autres, de s’affirmer. » (Godard,

Scénario du Mépris, 1963)

d’après Michel MARIE – le Mépris – Nathan, Synopsis, 1990

15

(…)

210 Ils [Euryloque et ses 23 compagnons] découvrirent dans un val, en un lieu

dégagé,

La maison de Circé avec ses murs de pierres lisses.

Atour se tenaient des lions et des loups de montagne,

Que la déesse avait charmés par ses drogues funestes.

Mais loin de sauter sur mes gens, les fauves se levèrent

215 Et vinrent les flatter en agitant leurs longues queues.

Comme l’on voit des chiens flatter leur maître quand il rentre

D’un festin, car il a toujours pour eux quelques douceurs :

Ainsi lions et loups griffus flattaient mes compagnons,

Qui tremblaient de frayeur en voyant ces monstres terribles.

220 Arrivés sous l’auvent de la déesse aux belles boucles,

Ils entendent Circé chanter dedans à pleine voix

Et tisser une toile aussi divine que le sont

Les beaux et fins gracieux ouvrages des déesses.

Le premier qui parla fut Politès, chef des guerriers ;

225 De tous mes gens, c’était le plus cher et le plus sensé :

« Amis, quelqu’un tisse une grande toile, là-dedan,

Et chante un si beau chant que tout le sol en retentit.

Est-ce une femme, une déesse ? appelons-la bien vite ! »

A ces mots, ils se mirent tous à crier leur appel.

230 Circé sortit en hâte, ouvrit la porte scintillante

Et les pria d’entrer ; et tous ces grands fous de la suivre !

Euryloque resta dehors, ayant flairé l’embûche.

Elle les conduisit vers les sièges et les fauteuils ;

Puis, leur ayant battu fromage, farine et miel vert

235 Dans un vin de Pramnos, elle versa dans ce mélange

Un philtre qui devait leur faire oublier la patrie,

Le leur servit à boire et, les frappant de sa baguette,

Alla les enfermer au fond de son étable à porcs.

De ces porcs ils avaient la têt et la voix et les soies

240 Et le corps, mais l’esprit, en eux, était resté le même.

Ainsi parqués, ils pleurnichaient, cependant que Circé

Leur jetait à tous à manger glands, faînes et cornouilles,

Qui sont la pâture ordinaire aux cochons qui se vautrent.

Euryloque accourut en hâte au noir vaisseau rapide

245 Nous informer du triste sort qu’avaient subi les siens.

Mais malgré son envie, il ne pouvait dire un seul mot,

Tant le chagrin l’avait brisé ; ses yeux se remplissaient

De larmes, et son cœur ne pensait plus qu’à sangloter.

Mais lorsque, stupéfaits, nous l’eûmes tous interrogé,

Cinéma ApolloL’Odyssée - Chant X - extrait

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Cinéma ApolloL’Odyssée - Chant X - extrait (fin)

250 Il finit par nous raconter la perte de ses gens :

« Nous avions, sur ton ordre, atteint les chênes, noble Ulysse,

Lorsque, au fond d’un vallon, nous trouvâmes un beau palais,

Bâti de pierres lisses, dans un étroit découvert.

Là, tissant au métier, quelqu’un chantait à pleine voix,

255 Femme ou déesse. Alors nous criâmes notre appel.

Elle sortit en hâte, ouvrit la porte scintillante

Et nous pria d’entrer, et tous ces grands fous de la suivre !

Moi seul j’étais resté dehors, ayant flairé l’embûche.

La troupe entière a disparu, aucun n’est ressorti ;

260 Pourtant je suis resté longtemps à guetter leur venue. »

Alors, accrochant sur mon dos mon grand glaive de bronze,

Garni de clous d’argent, ainsi que mon arc et mes flèches,

J’invitai Euryloque à me guider jusque là-bas.

Mais lui, prenant à deux mains mes genoux, me supplia

265 Et dit ces mots ailés, entrecoupés de lourds sanglots :

« Ne m’y oblige pas, enfant de Zeus ; repars sans moi.

Je sais que tu pourras revenir ni ramener

Aucun des tiens. Ah ! fuyons au plus vite avec les autres ;

De la sorte on échappera peut-être au jour fatal. »

270 À ces mots, je pris la parole et je lui répondis :

« Reste ici donc, Euryloque, à l’endroit où tu es,

À boire et à manger au flanc de notre noir vaisseau.

Moi, je m’en vais, car le devoir impérieux m’appelle. »

Sur ce, je m’éloignai de mon navire et de la mer.

(…)

Traudction Frédéric Mugler aux éditions Babel

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© Matthias Steffen

© Matthias Steffen

Cinéma ApolloScénographie

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© Nicolas Pilet

© Nicolas Pilet

Cinéma ApolloScénographie (suite)

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© Nicolas Pilet

Cinéma ApolloScénographie (fin)

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Auteur dramatique, poète, essayiste, traducteur, scénariste et metteur en scène fran-

çais, Michel Deutsch est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages. Il est aussi connu

pour ses traductions de nombreux romans de science-fiction et de plusieurs romans

policiers dans la Série noire. Ses pièces de théâtre – traduites et jouées dans de

nombreux pays – ont notamment été montées par Jean-Pierre Vincent (La Bonne Vie,

Théâtre national de Strasbourg, 1976 ; Convoi et Ruines, Théâtre national de Stras-

bourg, 198O), Jean-Louis Hourdin, Georges Lavaudant (Féroé la nuit, TNP Villeur-

banne, 1989), Alain Françon (Skinner, Théâtre national de la Colline, 2OO2). Parmi

celles qu’il a récemment lui-même mises en scène, on peut citer La Décennie rouge

(Théâtre national de la Colline, 2OO7) et La Chinoise 2O13 (Saint-Gervais, 2O13).

« Depuis que je fais du théâtre mon travail, écrit-il, mes pièces et mes spectacles

ont toujours questionné l’Histoire et la politique – du “ Théâtre du Quotidien ” (avec

Michèle Foucher et Jean-Paul Wenzel), à la Tragédie grecque (avec Philippe Lacoue-

Labarthe), au cabaret politique (avec André Wilms et Angela Winkler), aux pièces de

Heiner Müller. »

Matthias Langhoff, né en 1941 à Zurich, est un metteur en scène franco-allemand,

ancien directeur du Théâtre de Vidy-Lausanne et ancien codirecteur du Berliner

Ensemble. Avec Manfred Karge, il se consacre tôt à la mise en scène. Le tandem Karge-

Langhoff monte alors, pendant une vingtaine d’années, des spectacles remarqués dans

les deux Allemagne et dans de nombreuses villes d’Europe pour leur nouveauté fondée

sur un éclairage brutal et violent de l’Histoire. Ainsi, en 1984, leur vision du Prince

de Hombourg de Kleist au Festival d’Avignon surprend-elle par la violence de sa

dénonciation de l’idéologie militaire. Les deux artistes se séparent en 1985. S’étant

d’abord exilé en Suisse, Langhoff s’installe en France où il obtient la nationalité

française en 1995. Il poursuit son style provocateur et dynamique qui rompt avec les

conventions, relie les classiques à l’actualité en multipliant les références entre

hier et aujourd’hui, refuse le bon goût en cultivant la brutalité du jeu et en créant

souvent lui-même des scénographies complexes où se superposent différents niveaux :

images réelles, images virtuelles, objets hétéroclites... Nombreuses sont ses mises en

scène qui ont fait date dans l’histoire du théâtre, celles qu’il a signées avec Man-

fred Karge (La Bataille de Müller, Le Prince de Hombourg de Kleist), mais aussi celles

qu’il a réalisées depuis le milieu des années 8O (Mademoiselle Julie de Strindberg à

la Comédie de Genève, La Mission de Müller, Un Hamlet-Cabaret d’après Shakespeare).

Il est membre de l’Académie des arts de Berlin depuis 1992 et officier de la Légion

d’honneur.

Formé tout d’abord en Lettres et Arts du spectacle à Paris, puis à l’Institut National

Supérieur des Arts du Spectacle en mise en scène à Bruxelles entre 2002 et 2007,

Caspar Langhoff a tout d’abord créé Preparadise Sorry Now de R.W. Fassbinder. Artiste

polyvalent, en plus de ses mises en scène (Sur la Grand’route d’Anton Tchekhov, Vio-

lence ornihorynque d’après Heiner Müller, ), il travaille également comme comédien

Cinéma ApolloBiographies

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Cinéma ApolloBiographies (fin)

(Hamlet dirigé par sébastien Monfe), régisseur, coordinateur technique, éclairagiste

(La Noce chez les petits bourgeois, La puce à l’oreille, After After, Riquet Factory, Eden,

eden, eden, Class Enemy et Woyzeck mis en scène par Fabrice Imbert), puis même comme

réalisateur pour un documentaire au Sénégal. En 2012, il met en scène la pièce Des

Gouttes sur une Pierre Brûlante. Les années suivantes il se dédie au à la création

lumière et à la scénographie de différents spectacles, dont Moi, Oreste, ayant égorgé

ma mère..., Pylade (2012-2013), After The Walls (Utopia), La Course et Michel Dupont

(2013-2014).

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RICCARDO – Dans l’Odyssée Circé est qualifié de thea, c’est-à-dire de déesse, par

Homère. Circé vit avec quelques servantes sur une île couronnée de bois et d’épaisses

chênaies, l’île de Aiaié. Ses drogues et ses sortilèges étaient célèbres et redoutés.

Ulysse pendant sa folle odyssée, après qu’il eut perdu tous ses navires et qu’un

grand nombre de marins furent massacrés par les Lestrygons, accosta sur l’île. Là,

le rusé, l’inventif Ulysse, ordonna à son équipage affamé d’assaillir le temple de

Circé afin de s’emparer de la nourriture, des trésors et de l’or qui s’y trouvent en

abondance. Mais la magicienne échappa à l’attaque et changea les hommes en porcs.

Avec l’aide d’Hermès, Ulysse déjoua cependant les drogues et les sortilèges de Circé

et, la menaçant de son glaive, l’obligea à libérer ses compagnons. Il avait résisté

à ses sortilèges mais succomba à son art de la séduction. Ulysse s’installe, se met

en ménage et se croît au club Méditerranée. Une année s’écoule alors dans le repos,

l’abondance et les plaisirs. Mais ses compagnons s’impatientent. Ils veulent retour-

ner chez eux. Cédant à leurs exhortations, le fils de Laërce, le divin Ulysse enfin se

décide à rentrer à Ithaque. C’est ce qu’a raconté Homère et toute la Grèce l’a cru. Une

séquence qui semble avoir été imaginée pour le cinéma. Circé, la divine ménagère

(Hausfrau) renonçant au mépris qu’elle porte à la sauvagerie des hommes se donne

au héros de la bande et prétend le rendre heureux. Est-ce cela la figure du divin ?

L’ennui, l’ennui.

LA FILLE – Pourquoi l’ennui ? Pourquoi pas le divin ? Madame suit les souhaits des

dieux.

RICCARDO – Aha ! Féministe !

LA FILLE – Conneries ! Vous me prenez sans doute pour une idiote. Mais l’Odyssée et

Homère... L’Histoire de la Grèce antique je la connais aussi.

RICCARDO –Rassurez-moi, vous l’avez étudié en même temps que l’art de bouffer et de

vendre du pop-corn ?

LA FILLE – Très drôle ! Mais apprenez, Monsieur le scénariste, qu’il existe d’autres

chroniques sur la liaison entre Circé et Ulysse le conquérant de Troie. D’après

celles-ci Circé, à la suite de ses amours avec Ulysse, devint la mère de trois fils.

L’aîné s’appelait Telemonos ou un nom dans ce genre. Circé l’envoya à la recherche de

son père qui était retourné depuis longtemps dans sa famille à Ithaque. À son arrivé

Telemonos entreprit de piller l’île. Ulysse, avec son autre fils, celui qu’il avait eu

de Pénélope, défendit sa ville. Dans la bataille Telemonos tua son père avec l’épine

d’un Stachelrochen. Il emporta le corps du vaincu et son demi-frère, le fils légitime

du Rambo antique, à Aiaia, ainsi que Pénélope, la mère et veuve éplorée, qu’il prit

pour épouse. Lorsque Circé la magnifique apprit la mort d’Ulysse, elle jeta Telemonos

en pâture aux sangliers et se maria avec le petit cadeau, le fils de Pénélope. Cette

histoire est racontée dans la Théogonie, une autre épopée grecque, plus ancienne que

celle d’Homère mais malheureusement perdue.

Cinéma ApolloExtrait