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222 Le deuxième sexe singularité; les circonstances malheureusement me l 'in- terdisent. Dans la session qu'elle vient de tenir à l'O.N.U. la commission de la condition de la femme a réclamé que l'égalité des droits des deux sexes soit reconnue à travers toutes les nations et elle a approuvé plusieurs motions tendant à faire de ce statut légal une réalité concrète. Il semble donc que la partie soit gagnée. L'avenir ne peut que conduire à une assimilation de plus en plus profonde de la femme à la société naguère masculine. * Si nous jetons un coup d'oeil d'ensemble sur cette his- toire, nous voyons s'e n dégager plusieurs conclusions. Et d'abord celle-ci: toute l'histoire des femmes a été faite par les hommes. De même qu'en Amérique il n'y a pa de problème noir mais un problème blanc 1 ; de mêm que « l'antisémitisme n'est pas un problème juif : c'es notre problème 2 »; ainsi le problème de la femme a tou- jours été un problème d'hommes. On a vu 1:ourquelles raisons ils ont eu au départ avec la force physique Je pres- tige moral; ils ont créé les valeurs, les moeurs, les reli- gions; jamais les femmes ne leur ont disputé cet empire. Quelques isolées - Sapho, Christine de Pisan, Mary Wollstonecra rt, Olympe de Gouges- ont protesté contre la dureté de leur destin ; et il s'est parfois produit des manifestations collectives : mais les matrones romaines se liguant contre la loi Oppia ou les suffragettes anglo- saxonnes n'ont réussi à exercer une pression que parce que les hommes étaient tout disposés à la subir. Ce sont eux qui ont toujours tenu le sort de la femme entre leurs mains; et ils n'en ont pas décidé en fonction de son inté- rêt; c'est à leurs propres projets, à leurs craintes, à leurs 1. Cf. Myrdall, Amèrica11 dilemma. 2. Cf. J.-P. Sartre, Réflexionssur la question juive. Histoire 223 besoins qu'ils ont eu égard. Quand ils ont révéré la déesse- ~ère , c'es t que la Nature leur faisait peur, dès que l'ou - til de bronze leur a permis de s'affinner contre elle ils ont i~stitué le patriarcat; c'est Je conflit de la famill~ et de l'Etat qui définit alors le statut de la femme · c'est l'attitude du chrétien en face de Dieu, du monde et de sa propr:ec?air qui s:est reflétée dans la conqition qu'il lui a ass1gnee; ce qu on a appelé au Moyen Age «querelle ?es femmes», c~ fut une qu~r:eJJe entre clercs et laïques a propos du manage et du cehbat; c'est le régime social fondé sur la propriété privée qui a entraîné la tuteJJe de la femme mariée, et c'est la révolution technique réalisée par les hommes qui a affranchi les femmes d'aujourd'hui. C:'est~ne évolution de J 'éthique masculine qui a amené la reduct10n des nombreuses familles par le « birth-control » et partiellement affranchi la femme des servitudes de Ja maternité.Le féminisme lui-même n'a jamais été un mou- vement autonome : ce fut en partie un instrument aux mains des politiciens, en partie un épiphénomène reflé- tant un drame social plus profond. Jamais les femmes n'ont constitué une caste séparée: et en vérité elles n'ont pas cherché à jouer en tant que sexe un rôle dans l'hi s- toire. Les doctrines qui réclament l 'avènement de la femme en tant qu'elle est chair, vie, immanence, qu'elle est l'Autre, sont des idéologies masculines qui n'expri- 1:i~nt aucunement le~ ~evend~cations féminines. La majo- nte des femmes se res1gnent a leur sort sans tenter aucune action; ceJJes qui ont essayé de changer ont prétendu non s'enfermer dans leur singularité et la faire triompher mais la surmonter. Quand elles sont intervenues dans Je cours du monde, c'es t en accord avec les hommes dans des perspectives masculines. ' Cette intervention, dans l'ensemble, a été secondaire et épisodique. Les classes où les femmes jouissaient d'une cert~ine, a~tonomie économique et participaient à la pr~duct10neta1e1:t l~s classes opprimées et en tant que travailleuses eJJes eta1ent encore plus esclaves que les

de les · son fief; elle n'a qu'une liberté négative qui ne trouve à se traduire que par la licence et la dissipation : ainsi pen dant la décadence romaine, la Renaissance, le

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Page 1: de les · son fief; elle n'a qu'une liberté négative qui ne trouve à se traduire que par la licence et la dissipation : ainsi pen dant la décadence romaine, la Renaissance, le

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singularité; les circonstances malheureusement me l ' in­terdisent.

Dans la session qu'elle vient de tenir à l'O.N.U. la commission de la condition de la femme a réclamé que l'égalité des droits des deux sexes soit reconnue à travers toutes les nations et elle a approuvé plusieurs motions tendant à faire de ce statut légal une réalité concrète. Il semble donc que la partie soit gagnée. L'avenir ne peut que conduire à une assimilation de plus en plus profonde de la femme à la société naguère masculine.

*

Si nous jetons un coup d'œil d'ensemble sur cette his­toire, nous voyons s'e n dégager plusieurs conclusions. Et d'abord celle-ci: toute l'histoire des femmes a été faite par les hommes. De même qu'en Amérique il n'y a pa de problème noir mais un problème blanc 1 ; de mêm que « l'antisémitisme n'est pas un problème juif : c'es notre problème2 »; ainsi le problème de la femme a tou­jours été un problème d'hommes. On a vu 1:our quelles raisons ils ont eu au départ avec la force physique Je pres­tige moral ; ils ont créé les valeurs, les mœurs, les reli­gions; jamais les femmes ne leur ont disputé cet empire. Quelques isolées - Sapho, Christine de Pisan, Mary W ollstonecra rt, Olympe de Gouges - ont protesté contre la dureté de leur destin ; et il s'es t parfois produit des manifestations collectives : mais les matrones romaines se liguant contre la loi Oppia ou les suffragettes anglo­saxonnes n'ont réussi à exercer une pression que parce que les hommes étaient tout disposés à la subir. Ce sont eux qui ont toujours tenu le sort de la femme entre leurs mains; et ils n'en ont pas décidé en fonction de son inté­rêt; c'est à leurs propres projets, à leurs craintes, à leurs

1. Cf. Myrdall, Amèrica11 dilemma. 2. Cf. J.-P. Sartre, Réflexions sur la question juive.

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besoins qu' ils ont eu égard. Quand ils ont révéré la déesse­~ère , c'es t que la Nature leur faisait peur, dès que l'ou­til de bronze leur a permis de s'affinner contre elle ils ont i~stitué le patriarcat; c'est Je conflit de la famill~ et de l'E tat qui définit alors le statut de la femme · c'est l'attitude du chrétien en face de Dieu, du monde et de sa propr:e c?air qui s:est reflétée dans la conqition qu'i l lui a ass1gnee; ce qu on a appelé au Moyen Age «querelle ?es femmes», c~ fut une qu~r:eJJe entre clercs et laïques a propos du manage et du cehbat; c'est le régime social fondé sur la propriété privée qui a entraîné la tuteJJe de la femme mariée, et c'est la révolution technique réalisée par les hommes qui a affranchi les femmes d'aujourd'hui. C:'est ~ne évolution de J 'éthique masculine qui a amené la reduct10n des nombreuses familles par le « birth-control » et partiellement affranchi la femme des servitudes de Ja maternité. Le féminisme lui-même n'a jamais été un mou­vement autonome : ce fut en partie un instrument aux mains des politiciens, en partie un épiphénomène reflé­tant un drame social plus profond. Jamais les femmes n'ont constitué une caste séparée: et en vérité elles n'on t pas cherché à jouer en tant que sexe un rôle dans l'hi s­toire. Les doctrines qui réclament l 'avènement de la femme en tant qu'elle est chair, vie, immanence, qu'elle est l'Autre, sont des idéologies masculines qui n'expri-1:i~nt aucunement le~ ~evend~cations féminines. La majo­nte des femmes se res1gnent a leur sort sans tenter aucune action; ceJJes qui ont essayé de changer ont prétendu non s'enfermer dans leur singularité et la faire triompher mais la surmonter. Quand elles sont intervenues dans Je cours du monde, c'es t en accord avec les hommes dans des perspectives masculines. '

Cette intervention, dans l'ensemble, a été secondaire et épisodique. Les classes où les femmes jouissaient d'une cert~ine, a~tonomie économique et participaient à la pr~duct10n eta1e1:t l~s classes opprimées et en tant que travailleuses eJJes eta1ent encore plus esclaves que les

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travailleurs mâles. Dans les classes dirigeantes la femme était parasite et comme telle asservie aux lois masculines : dans les deux cas, l'action lui était à peu près impossible. Le droit et les mœurs ne coïncidaient pas toujours : et entre eux l'équilibre s'établissait de manière que la femme ne fût jamais concrètement libre . Dans l'ancienne répu­blique romaine, les conditions économiques donnent à la matrone des pouvoirs concrets: mais elle n'a aucune indépendance légale ; il en va souve~t de même_ ~ans les civilisations paysannes, et dans la petite bourgeo1s1e com­merçante; maîtresse -servante à l'intérieur de la maison, la femme est socialement une mineure. Inversement, dans les époques où la société se désagrège, la femme s'éman ­cipe; mais en cessant d'ê tre vassale de l 'homme, elle perd son fief; elle n'a qu'une liberté négative qui ne trouve à se traduire que par la licence et la dissipation : ainsi pen­dant la décadence romaine, la Renaissance, le xvrne siècle, le Directoire. Ou bien elle trouve à s'employer, mais elle est asservie; ou elle est affranchie, mais elle n'a plus rien à faire d'elle-même. Il est remarquable entre autres que la femme mariée ait eu sa place dans la société mais n'y ait joui d'aucun droit; tandis que la célibataire, fille hon­nête ou prostituée, avait toutes les capacités de l'homme; mais ju squ'à ce siècle elle était plus ou moins exclue de la vie sociale. De cette opposition du droit et des mœurs a résulté entre autres ce curieux paradoxe: l'amour libre n'est pas défendu par la loi, tandis que l'adultère est un délit; souvent cependant la jeune fille qui «faute» e~t déshonorée tandis que l'inconduite de l'épouse est consi­dérée avec indulgence : quantité de jeunes filles du xvne à nos jours se mariaient afin de pouvoir prendre libre­ment des amants. Par cet ingénieux système la grande masse des femmes est étroitement tenue en lisières : il faut des circonstanc es exceptionnelles pour que entre ces deux séries de contraintes, ou abstraites ou concrètes, une personnalité féminine réussisse à s' affirmer. Les femmes qui ont accompli des œuvres comparables à celles des

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hommes sont celles que la force des institutions sociales avait exaltées au-delà de toute différenciation sexuelle. Isabelle la Catholique, Elizabeth d'Angleterre, Catherine de Russie n'étaient ni mâle ni femelle: des souverains. Il est remarquable que socialement abolie leur féminité n'ait plus constitué une infériorité: la proportion des reines qui eurent de grands règnes est infiniment supé­rieure à celle des grands rois. La religion opère la même transformation : Catherine de Sienne, sainte Thérèse sont par-delà toute condition physiologique des âmes saintes; leur vie séculière et leur vie mystique, leurs actions et leurs écrits s'élèvent à des hauteurs où peu d'hommes ont jamai s atteint. On est en droit de penser que si les autres femmes échouèrent à marquer profondément le monde c'e st qu'elles étaient confinées dans leur condi­tion. Elles n'ont guère pu intervenir que d'une manière négative ou oblique. Judith, Charlotte Corday, Véra Zas­soulich assassinent; les Frondeuses conspirent; pendant la Révolution, pendant la Commune , des femmes luttent aux côtés des hommes contre l'ordre établi; à une liberté sans droit, sans pouvoir , il est permis de se raidir dans le refus et la révolte tandis qu'il lui est interdit de participer à une construction positive; tout au plus réussira-t-elle à s' immiscer par un chemin détourné dans les entreprises masculines. Aspasie, Mme de Maintenon, la princesse des Ursins furent des conseillères écoutées: encore a-t-il fallu qu'on consentît à les écouter . Les hommes exagè­rent volontiers l'étendue de ces influences quand ils veu­lent convaincre la femme qu'e lle a la plus belle part; mais en fait les voix féminines se taisent là où commence l'ac­tion concrète; elles ont pu susciter des guerres, non sug­gérer la tactique d'une bataille; elles n'ont guère orienté la politique que dans la mesure où la politique se rédui­sait à l'intrigue: les vraies commandes du monde n 'ont jama is été aux mains des femmes; elles n'ont pas agi sur les techniqJ!eS ni sur l'économie, elles n'ont pas fait ni défait des Etats, elles n'ont pas découvert des mondes.

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C'est par elles que certains événements ont été déclen­chés: mais elles ont été prétextes beaucoup plus qu'agents. Le suicide de Lucrèce n'a eu qu'une valeur de symbole. Le martyre demeure permis à l'opprimé; pendant les per­sécutions chrétiennes, au lendemain de défaites sociales ou nationales , des femmes ont joué ce rôle de témoin; mais jamais un martyr n'a changé la face du monde. Même les manifestations et les initiatives féminines n'ont pris de valeur que lorsqu'une décision masculine les a effi­cacement prolongées. Les Américaines groupées autour de Mme Beecher-Stowe soulèvent violemment l'opinion contre l'escla vage ; mais les vraies raisons de la guerre de Sécession ne furent pas d'ordre sentimental. La «jour­née des femmes» du 8 mars 1917 a peut-être précipité la Révolution russe: elle ne fut cependant qu'un signal. La plupmt des héroïnes féminines sont d'une espèce baroque : des aventurières, des originales remarquables moins par l'importance de leurs actions que par la singularité de leurs destinées; ainsi Jeanne d'Arc, Mme Roland , Flora Tristan, si on les compare à Richelieu, à Danton, à Lénine, on voit que leur grandeur est surtout subjective: ce sont des figures exemplaires plutôt que des agents historiques. Le grand homme jaillit de la masse et il est porté par les circonstances : la masse des femmes est en marge de l' histoire, et les circonstances sont pour chacune d'e lles un obstacle et non un tremplin . Pour changer la face du monde, il faut y être d' abord solidement ancré; mais les femmes solidement enracinées dans la société sont celles qui lui sont soumises; à moins d 'être désignées pour l'action par droit divin - et en ce cas elles se sont mon­trées aussi capables que les hommes - l'ambitieuse, l'héroïne sont des monstres étranges. C'est seulemen t depuis que les femmes commencent à se sentir chez elles sur cette terre qu'on a vu apparaître une Rosa Luxem­burg, une Mme Curie. Elles démontrent avec éclat que ce n'est pas l'infériorité des femmes qui a déterminé leur

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i1,1signifi~nce historique: c'est leur insignifiance histo­rique qui les a vouées à l ' infériorité 1.

.Le fa~t e~t, fl~grant dans , le ~o~aine où elles ont le rmeux reussi a s affirmer , c est-a-dire le domaine cultu­rel. Leurs~~ a été profondément lié à celui des lettres et des arts; deJa chez les Germains les fonctions de prophé­tesse, de prêtresse revenaient aux femmes; parce qu'elles sont en marge du monde, c'est vers elles que les hommes vont s~ tourner quand ils s'efforcent par la culture de franchir les borne~ ~e leur univers et d'accéder à ce qui est au,tre. Le mysticisme courtois, la curiosité humaniste ~e ~out de la beauté qui s'épanouit dans la Renaissanc~ italienne, ,la préciosité du xvue, l'idéal progressiste du xvme ~m~~e?t sous des formes diverses une exaltation de }a. fem1mte. La femme est alors le principal pôle de la P?es1e, la ~ubstance de l 'œuvre d'art; les loisirs dont elle di~po~e lu.1 per:me~ent de se consacrer aux plaisirs de l'es­pnt :, msp1ratnce, Juge, public de !'écrivain, elle devient son em~l~ i ~' est e~le souvent qui fait prévaloir un mode ~e sensi~1h.te, un~ ethique qui alimente les cœurs mascu­lms ~t amsi elle mtervient dans son propre destin: l' ins­n:uc!t~n des femmes est une conquête en grande partie femimne: Et cependant, si. ce rôle collectif joué par les ~e~es mtellectuelles est important, leurs contributions m~ividuelles s,ont, d~ns l'ensemble, d'un moindre prix. C est parce qu elle n e~t p~s .~ngagée dans l'action que la feffill;e a une place pr~vilegiee dans les domaines de la ~ensee et de l'art; mais l'art et la pensée ont dans l 'ac­tion }eurs sources vive~. Être située en marge du monde, ce n, est ~a~ une s1tuat10n favorable pour qui prétend le recreer : 1c1 encore pour émerger par-delà le donné, il

1. Il est remarqua_ble qu'à Paris, sur un millier de statues (si l'on rcep te _les remes qu, forment pour une raison purement architecturale a corbe11le du Luxembourg), 11 n'y en ait que dix élevées à des femmes

Tr01s sont consacrées à Jeanne d'Arc. Les autres sont Mme de Ségur· George San~, Sarah Bernhardt, Mme Boucicaut et la baronne de Hirsch' Mana Dera,smes, Rosa Bonheur. '

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faut d'abord y être profondément enraciné. Les accom­plissements personnels sont presque impossibles dans les catégories humaines collectivement maintenues dans une situation inférieure. «Avec des jupes, où voulez­vous qu'on aille?» demandait Marie Bashk.irtseff. Et Stendhal: «Tous les génies qui naissent femmes sont perdus pour le bonheur du public. » À vrai dire, on ne naît pas génie : on le devient; et la condition féminine a rendu jusqu'à présent ce devenir impossible.

Les antiféministes tirent de l'examen de l'histoire deux arguments contradictoires: 1° les femmes n'ont jamais rien créé de grand; 2° la situation de la femme n'a jamais empêché l'épanouissement des grandes personnalités féminines. Il y a de la mauvaise foi dans ces deux affirma­tions; les réussites de quelques privilégiées ne compen­sent ni n'excusent l'abaissement systématique du niveau collectif ; et que ces réussites soient rares et limitées prouve précisément que les circonstances leur sont défa­vorables. Comme l'ont soutenu Christine de Pisan, Pou­lain de la Barre, Condorcet, Stuart Mill, Stendhal, dans aucun domaine la femme n'a jamais eu ses chances. C'es t pourquoi aujourd'hui un grand nombre d'entre elles récla­ment un nouveau statut; et encore une fois, leur revendi­cation n'est pas d'être exaltée dans leur féminité: elles veulent qu'en elles-mêmes comme dans l'ensemble de l'humanité la transcendance l'emporte sur l'immanence; elles veulent qu'enfin leur soient accordés les droits abs­traits et les possibilités concrètes sans la conjugaison des­quelles la liberté n'est qu'une mystification 1.

Cette volonté est en train de s'accomplir. Mais la période que nous traversons est une période de transi-

1. Ici encore les antiféministes jouent sur une équivoque. Tantôt, tenant pour rien la liberté abstraite, ils s'exa ltent sur le grand rôle concret que la femme asservie peut jouer en ce monde : que réclame­t-elle donc ? Tantôt ils méconnaissent le fait que la licence négative n'ouvre aucune possibilité concrète et ils reprochent aux ferrunes abs­traitement affranchies de n'a voir pas fait leurs preuves.

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tion; ce monde qui a toujours appartenu aux hommes est encore entre leurs mains; les institutions et les valeurs de la civilisation patriarcale en grande partie se survivent. Les droits abstraits sont bien loin d'être partout intégra­lement reconnus aux femmes : en Suisse, elles ne votent pas encore; en France la loi de 1942 maintient sous une fonne atténuée les prérogatives de l'époux. Et les droits abstraits, nous venons de le dire, n'ont jamai s suffi à assurer à la femme une prise concrète sur le monde : entre les deux sexes, il n'y a pas aujourd'hui encore de véri­table égalité.

D'abord, les charges du mariage demeurent beaucoup plus lourdes pour la femme que pour l'homme. On a vu que les servitudes de la maternité ont été réduites par l'usage - avoué ou clandestin - du « birth-control » ; mais la pratique n'en est pas universellement répandue ni rigoureusement appliquée; l'avortement étant officielle­ment interdit, beaucoup de femmes ou compromettent leur santé par des manœuvres abortives non contrôlées, ou se trouvent accablées par Je nombre de leurs materni­tés. Les soins des enfants comme l'entretien du foyer sont encore supportés presque exclusivement par la femme. En France, en particulier, la tradition antiféministe est si tenace qu'un homme croirait déchoir en participant à des tâches naguère réservées aux femmes. Il en résulte que la femme peut plus difficilement que l 'homme concilier sa vie familiale et son rôle de travailleuse. Dans les cas où cet effort est exigé d'elle par la société, son existence est beaucoup plus pénible que celle de son époux.

Considérons par exemple le sort des paysannes. En France elles constituent la majorité des femmes qui par­ticipent au travail producteur, et elles sont généralement mariées. La célibataire en effet demeure, le plus souvent, servante dans la maison paternelle ou dans celle d'un frère ou d'une sœur; elle ne devient maîtresse d'un foyer qu'en acceptant la domination d'un mari; les mœurs et les traditions lui assignent d 'une région à l'autre des

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rôles divers: la paysanne normande préside le repas tan­dis que la femme corse ne s'assied pas à la même table que les hommes; mais en tout cas, jouant dans l'écono­mie domestique un rôle des plus importants, elle parti­cipe aux responsabilités de l'h omme, elle est associée à ses intérêts, elle partage avec lui la propriété ; elle est respectée et souvent c'es t elle qui effectivement gou­verne: sa situation rappelle celle qu'elle occupait dans les anciennes communautés agricoles. Elle a souvent autant ou plus de prestige moral que son mari ; mais sa condition concrète est beaucoup plus dure. Les soins du jardinage, de la basse-cour, de la bergerie, de la porche­rie lui incombent exclusivement ; elle prend part aux gros travaux : soin des étables, épandage du fumier, semailles, labourage, sarclage, fenaison; elle bêche, arrache les mau­vaises herbes, moissonne, vendange, et parfois aide à charger et décharger les chariots de paille, foin, bois et fagots, litières, etc. En outre, elle prépare les repas, tient le m6nage : lessive, raccommodage, etc. Elle assure les dures charges de la maternité et du soin des enfants. Elle se lève à l'aube, nourrit la basse-cour et le petit bétail, se1t le premier repas des hommes, donne des soins aux enfants et s'e n va travailler aux champs ou dans les bois ou au j ardin potager; elle puise l'eau à la fontaine, sert le second repas, lave la vaisselle, travaille de nouveau aux champs jusqu'au dîner, après le dernier repas elle occupe la veillée à raccommoder, nettoyer, égrener le maïs, etc. Comme elle n'a pas loisir de s'occuper de sa santé même pendant les grossesses, elle se déforme vite, elle est pré­maturément flétrie et usée, rongée de maladies. Les quelques compensations que 1 'homme trouve de temps à autre dans la vie sociale lui sont refusées : il va en ville le dimanche et les jours de foire, rencontre d'autres hommes, va au café, boit, joue aux cartes, il chasse, il pêche. Elle reste à la ferme et ne connaît aucun loisir. Seules les pay­sannes aisées, qui se font aider par des servantes, ou qui sont dispensées du travail des champs, mènent une vie qui

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s' équilibre heureusement: elles sont socia lement hono­rées et jouis sent au foyer d'une grande autorité sans être écrasées de labeur. Mais la plupart du temps le travail rural réduit la femme à la condition de bête de somme.

La commerçante, la patronne qui dirige une petite entreprise ont été de tout temps des privilégi6es; elles sont les seules à qui le code ait reconnu depuis le Moyen Âge des capacités civiles; l'épicière, la crémière, l'hôte­lière, la buraliste ont une position équivalente à celle de l'homme; célibataires ou veuves, elles sont à elles seules une raison sociale; mariées, elles possèdent la même auto­nomie que leur époux. Elles ont la chance que leur tra­vail s'exerce au lieu même où se trouve leur foyer et qu' il ne soit généralement pas trop absorbant.

Il en va tout autrement pour l'ouvrière, l' employée, la secrétaire, la vendeuse, qui travaillent au-dehors. Il leur est beaucoup plus difficile de concilier leur métier avec le soin du ménage (courses, préparation des repas, net­toyage, entretien des vêtements demandent au moins trois heures et demie de travail quotidien et six heures le dimanche; c'est un chiffre considérable quand il s'a ddi­tionne à celui des heures d'u sine ou de bureau). Quant aux professions libérales, même si avocates, médecins, professeurs se font un peu aider dans leur ménage, le foyer et les enfants représentent aussi pour elles des charges et des soucis qui sont un lourd handicap. En Amérique, le travail du ménage est simplifié par d ' ingénieuses tech­niques ; mais la tenue et l'élégance qu'on exige de la tra­vailleuse lui imposent une autre servitude ; et elle demeure responsable de la maison et des enfants. D'autre part, la femme qui cherche son indépendance dans le travail a beaucoup moins de chances que ses concurrents mascu­lins. Son salaire est dans beaucoup de métiers inférieur à celui des hommes; ses tâches sont moins spécialis6cs et partant moins bien payées que celles d'un ouvrier quali­fié; et à égalité de tâche elle est moins rémun6r6c. Du fait qu'elle est dans l'univers des mâles une nouvelle

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renforce son désir de trouver un mari. Tout bénéfice a toujours pour envers une charge; mais si les charges sont trop lourdes, le bénéfice n'apparaît plus que comme une servitude; pour la majorité des travailleurs , le travail est aujourd'hui une corvée ingrate: pour la femme, celle-ci n'est pas compensée par une conquête concrète de sa dignité sociale, de sa liberté de mœurs, de son autonomie économique; il est naturel que nombre d'ouvrières, d'em­ployées, ne voient dans le droit au travail qu'une obliga­tion dont le mariage les délivrerait. Cependant du fait qu'elle a pris consc ience de soi et qu'elle peut s'affran­chir aussi du mariage par le travail, la femme n'en accepte pas non plus docilement la sujétion. Ce qu'elle souhaite­rait c 'est que la conci liation de la vie familiale et d'un métier ne réclamât pas d'elle d'épuisantes acrobaties. Même alors, tant que subsistent les tentations de la faci­lité - de par l'inégalité économique qui avantage cer­tains individus et le droit reconnu à la femme de se vendre à un de ces privilégiés - elle aura besoin d'un effort moral plus grand que le mâle pour choisir le chemin de l'ind épendance. On n'a pas assez compris que la tenta­tion aussi est un obstacle, et même un des plus dange­reux. Ici clic se double d'une mystification puisque en fait il y aura une gagnante sur des milliers à la loterie du beau mariage. L'époque actuelle invite les femmes, les oblige même au travail; mais elle fait miroiter à leurs yeux des paradis d'oisiveté et de délices: elle en exalte les élues bien au-dessus de celles qui demeurent rivées à ce monde terrestre.

Le privilège économique détenu par les hommes, leur valeur sociale, le prestige du mariage, l'utilité d'un appui masculin, tout engage les femmes à vouloir ardemment plaire aux hommes. Elles sont encore dans l'ensemble en situation de vassalité. Il s'ensuit que la femme se connaît et se choisit non en tant qu'elle existe pour soi mais telle que l'homme la définit. Il nous faut donc la décrire

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d'abord telle que les hommes la rêvent puisque son être­poudr:1~s-homm~s est un des facteurs essentiels de sa con 1t1on concrete.