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ST/LEG/SER.F/1 ' -i i. ••• RÉSUMÉ des arrêts, avis consultatifs et ordonnances DELA Cour internationale de Justice 1948-1991 NATIONS UNIES

DELA Cour internationale de Justice

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ST/LEG/SER.F/1

' -i i. •••

RÉSUMÉ

des arrêts, avis consultatifset ordonnances

DELA

Cour internationalede Justice

1948-1991

NATIONS UNIES

Page 2: DELA Cour internationale de Justice

ST/LEG/SER.F/1

Résumédes arrêts, avis consultatifs

et ordonnancesde la Cour internationale de Justice

1948-1991

Nations Unies • New York, 1992

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AVANT-PROPOS

La Cour internationale de Justice a été instituéecomme organe judiciaire principal de l'Organisationdes Nations Unies le 26 juin 1945, lorsque son Statut aété adopté à San Francisco en même temps que laCharte de l'Organisation, à laquelle il est annexé et dontil fait partie intégrante. Le Statut de la Cour est pres-que calqué sur celui qui régissait les travaux de sadevancière, la Cour permanente de Justice internatio-nale dont le Pacte de la Société des Nations prévoyaitla création mais qui n'est jamais devenu un organe delaSDN.

Bien que la Cour internationale de Justice jouisse del'indépendance dont elle a besoin pour remplir son rôlejudiciaire et que, conformément à son Statut, elle aitson siège à La Haye, c'est-à-dire à une certaine dis-tance du centre d'activité habituel des autres organesprincipaux, son intégration au système des; NationsUnies est soulignée dans la Charte non seulement auChapitre XIV qui définit ses fonctions contentieuses etconsultatives, mais aussi au Chapitre VI sur le règle-ment pacifique des différends, dont l'Article 33 men-tionne en termes généraux le règlement judiciaire etdont l'Article 36 prescrit au Conseil de sécurité de tenircompte du fait que, d'une manière générale, les dif-férends d'ordre juridique entre Etats devraient êtresoumis à la Cour.

Il est donc normal que le Secrétariat de l'Organisa-tion des Nations Unies, en collaboration avec le Greffede la Cour, fasse de temps à autre paraître des publica-tions destinées à faire mieux connaître les activités de laCour ou à faciliter l'accès à sa jurisprudence. Cettecollaboration, notamment sous les auspices du Pro-gramme d'assistance des Nations Unies aux fins del'enseignement, de l'étude, de la diffusion et d'unecompréhension plus large du droit international, estessentielle. Dans le passé et grâce à la coopération duDépartement de l'information du Secrétariat de l'Or-ganisation des Nations Unies, ces efforts concertés ontabouti à la publication en plusieurs langues d'un manuelgénéral intitulé La Cour internationale de Justice etd'une brochure contenant un bref résumé à caractèrepurement objectif des affaires dont la Cour a été saisie.Ces deux publications sont mises à jour de temps entemps, et, comme elles sont de plus en plus demandées,elles sont réimprimées régulièrement.

Ces dernières années, les gouvernements ont pris deplus en plus conscience des possibilités qu'offrait laCour et l'ont saisie d'un plus grand nombre d'affairesqu'ils ne le faisaient auparavant. On constate égalementun regain d'intérêt parmi les chercheurs et dans le pu-blic. Il serait souhaitable de favoriser cette évolutionpositive en fournissant des renseignements sur les acti-vités de la Cour à différenîs niveaux de technicité. Il estde plus en plus évident que deux lacunes doivent êtrecomblées en ce domaine. Premièrement, les publica-tions de la Cour, dans les séries officielles qui portentsur l'ensemble de ses travaux judiciaires et qui cons-tituent la seule source authentique de renseignements àcet égard, paraissent exclusivement dans les seules

langues de travail officielles de la Cour : le français etl'anglais. L'accès au texte complet des décisions de laCour est ainsi dénié à quiconque ne comprend ni l'uneni l'autre de ces deux langues. Deuxièmement, le grandpublic, les journalistes, les juristes, les diplomates oumême les spécialistes du droit international qui n'ontpas facilement accès à ces publications se retrouventbien démunis lorsqu'il leur faut plus de détails que n'encomportent les résumés succincts réunis dans la bro-chure mentionnée plus haut, si utiles que soient d'ail-leurs ces résumés par la vue d'ensemble historiquequ'ils fournissent des décisions de la Cour. Pour lapersonne qui cherche à approfondir, le problème estaggravé par le fait que plus la jurisprudence s'étoffe ets'enrichit avec le temps, plus il importe de retrouver leprincipe qui sous-tend le raisonnement de chacune desdécisions.

En outre, au fil des années, un nombre croissant dedélégations ont exprimé le vœu, tant à la Sixième Com-mission de l'Assemblée générale qu'au Comité consul-tatif pour le Programme d'assistance des Nations Uniesaux fins de l'enseignement, de l'étude, de la diffusion etd'une compréhension plus large du droit international,que la jurisprudence de la Cour internationale de Jus-tice fasse l'objet d'une plus large diffusion dans toutesles langues officielles de l'Organisation. Cette préoc-cupation se retrouve au paragraphe 14 de la résolu-tion 44/28 de l'Assemblée générale, du 4 décembre1989, et au paragraphe 8 du chapitre IV du "Programmed'activités dont l'exécution commencera pendant lapremière partie ( 1990-1992) de la Décennie des NationsUnies pour le droit international", contenu dans l'an-nexe de la résolution 45/40 du 28 novembre 1990, où onlit notamment qu'"il serait bon pour l'enseignement etla diffusion du droit international que tous les arrêts ettous les avis consultatifs de la Cour internationale deJustice soient disponibles dans toutes les langues offi-cielles de l'Organisation des Nations Unies".

Grâce à la coopération du Greffe de la Cour et de laDivision de la codification du Bureau des affaires juri-diques, dans le cadre du Programme d'assistance desNations Unies aux fins de l'enseignement, de l'étude,de la diffusion et d'une compréhension plus large dudroit international, ainsi que de la Décennie des Na-tions Unies pour le droit international, on est parvenudans une certaine mesure à combler la lacune mention-née précédemment en compilant le présent recueil derésumés analytiques des décisions de la Cour, qui doitparaître dans toutes les langues officielles de l'Orga-nisation des Nations Unies. Ces résumés suivent detrès près les textes qui ont été régulièrement préparés,au fil des années, par le Greffe de la Cour à des finsd'information et qui ont été insérés dans les commu-niqués de presse publiés en français et en anglais le jourdu prononcé de l'arrêt ou de l'avis consultatif auquel ilsse réfèrent.

Parce que ces résumés ont été rédigés cas par cas etparce que, en plus de 40 ans, la conception et le style ont

m

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nécessairement évolué, il est bien évident que le pré-sent recueil ne peut pas constituer un tout complè-tement homogène. Toutefois, dans un souci d'authen-ticité, il a été décidé de n'apporter aux textes qu'unminimum de retouches. Il faut espérer que le lecteurn'en trouvera pas moins la publication utile.

Dans la brochure de l'Organisation des NationsUnies mentionnée plus haut, les avis consultatifs de laCour sont traités séparément dans un chapitre distinctde celui des décisions contentieuses. Bien que cettedisposition ait le mérite de souligner, au bénéfice dugrand public, la différence qui existe entre les arrêtsrendus dans des affaires opposant des Etats et les avisconsultatifs rendus à la demande d'une institution inter-nationale ou de l'un de ses organes, on apréféré, dans leprésent ouvrage qui s'adresse peut-être à un public plusrestreint, s'en tenir à la stricte chronologie des dé-cisions de la Cour, de façon à mettre en valeur de lafaçon la plus fidèle et la plus linéaire possible l'évolu-tion de sa jurisprudence. C'est donc à sa place dansl'ordre chronologique que l'on trouvera le résumé dechacun des avis consultatifs.

On remarquera qu'un certain nombre d'ordonnancesde la Cour ont également été résumées et figurent à leurplace chronologique. Il s'agit d'ordonnances portantdavantage sur le fond, relatives par exemple à des de-mandes en indication de mesures conservatoires ou àdes demandes tendant à la constitution d'une chambre.Il existe d'autres ordonnances de la Cour ou de son

1 On trouvera des renseignements précis sur la composition, lestextes de base et le fonctionnement de la Cour dans C.1J. Actes etdocuments tr'5 et. chaque année, dans Cl.]. Annuaire qui couvre lesdouze mois écoulés entre le 1" août de l'année précédente et le 31 juil-let de l'année en cours. Il existe également un rapport annuel de laCour qui paraît comme document officiel de l'Assemblée générale'des Nations Unies.

Le chapitre VII de chaque Annuaire contient une description desdifférentes publications de la Cour et un répertoire du mode decitation des décisions de la Cour actuelle et de sa devancière.

Président, qui concernent le plus souvent des questionsde procédure telles que la fixation de délais, mais ellesn'ont pas encore été analysées et ne figurent donc pasici1.

Il est à noter que les résumés ont été préparés par leGreffe de la Cour au fil des années à des fins d'informa-tion et n'engagent en aucune façon la responsabilité dela Cour elle-même. Ils ne sauraient par conséquent êtrecités à rencontre du texte même des arrêts, avis consul-tatifs ou ordonnances, dont ils ne constituent pas uneinterprétation.

Le présent ouvrage, qui condense commodément enun seul volume le droit la jurisprudence de la Cour(1948-1991) et qui fera l'objet de mises à jour régulièresdans les années à venir, s'ajoute au Programme despublications de la Division de la codification du Bu-reau des affairesjuridiques, au titre du sous-programmebudgétaire intitulé "Travaux visant à rendre plus acces-sibles le droit international et les activités juridiques del'Organisation des Nations Unies", qui comprend déjàla Série législative des Nations Unies, V Annuaire juri-dique des Nations Unies et le Recueil des sentencesarbitrales.

Toutes ces publications ont également un rôle impor-tant à jouer eu égard aux objectifs du Programme d'as-sistance des Nations Unies aux fins de l'enseignement,de l'étude, de la diffusion ou d'une compréhension pluslarge du droit international.

Il faut noter que le présent ouvrage n'aurait pu êtrepublié sans l'étroite collaboration de la Cour interna-tionale de Justice et de son Greffe avec divers servicesadministratifs du Secrétariat de l'Organisation des Na-tions Unies comme la Division de la codification duBureau des affairesjuridiques et son secrétariat pour leProgramme d'assistance, le Bureau de la planificationdes programmes, du budget et des finances ainsi que leDépartement des services de conférence et son Comitédes publications.

IV

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TABLE DES MATIÈRES

Pages

AVANT-PROPOS iii

1. AFFAIRE DU DÉTROIT DE CORFOU (EXCEPTION PRÉLIMINAIRE)

Arrêt du 25 mars 1948 1

2. CONDITIONS D'ADMISSION D'UN ETAT COMME MEMBRE DES NATIONSUNIES (CHARTE, ART. 4)

Avis consultatif du 28 mai 1948 3

3. AFFAIRE DU DÉTROIT DE CORFOU (FOND)

Arrêt du 9 avril 1949 5

4. RÉPARATION DES DOMMAGES SUBIS AU SERVICE DES NATIONS UNIES

Avis consultatif du 11 avril 1949. 8

5. AFFAIRE DU DÉTROIT DE CORFOU (FIXATION DU MONTANT DES RÉPA-RATIONS)

Arrêt du 15 décembre [949 10

6. COMPÉTENCE DE L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE POUR L'ADMISSION D'UN ETATAUX NATIONS UNIES

Avis consultatif du 3 mars 1950 11

7. INTERPRÉTATION DES TRAITÉS DE PAIX CONCLUS AVEC LA BULGARIE, LAHONGRIE ET LA ROUMANIE (PREMIÈRE PHASE)

Avis consultatif du 30 mars 1950 12

8. STATUT INTERNATIONAL DU SUD-OUEST AFRICAIN

Avis consultatif du 11 juillet 1950 14

9. INTERPRÉTATION DES TRAITÉS DE PAIX CONCLUS AVEC LA BULGARIE, LAHONGRIE ET LA ROUMANIE (DEUXIÈME PHASE)

Avis consultatif du 18 juillet 1950 17

10. AFFAIRE DU DROIT D'ASILE

Arrêt du 20 novembre 1950 19

11. DEMANDE D'INTERPRÉTATION DE L'ARRÊT DU 20 NOVEMBRE 1950 ENL'AFFAIRE DU DROIT D'ASILE

Arrêt du 27 novembre 1950 21

12. RÉSERVES À LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DUCRIME DE GÉNOCIDE

Avis consultatif du 28 mai 1951 22

13. AFFAIRE HAYA DE LA TORRE

Arrêt du 13 juin 1951 24

14. AFFAIRE DES PÊCHERIES

Arrêt du 18 décembre 1951 26

15. AFFAIRE AMBATIELOS (EXCEPTION PRÉLIMINAIRE)

Arrêt du 1er juillet 1952 28

v

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Pages

16. AFFAIRE DE L'ANGLO-IRANIAN OIL CO. (EXCEPTION PRÉLIMINAIRE)

Arrêt du 22 juillet 1952 30

17. AFFAIRE RELATIVE AUX DROITS DES RESSORTISSANTS DES ETATS-UNISD'AMÉRIQUE AU MAROC

Arrêt du 27 août 1952 32

18. AFFAIRE AMBATIELOS (FOND)

Arrêt du 19 mai 1953 34

19. AFFAIRE DES MINQUIERS ET DES ECRÉHOUS

Arrêt du 17 novembre 1953 36

20. AFFAIRE NOTTEBOHM (EXCEPTION PRÉLIMINAIRE)

Arrêt du 18 novembre 1953 38

21. AFFAIRE DE L'OR MONÉTAIRE PRIS À ROME EN 1943

Arrêt du 15 juin 1954 39

22. EFFET DE JUGEMENTS DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF DES NATIONS UNIESACCORDANT INDEMNITÉS

Avis consultatif du 13 juillet 1954 41

23. AFFAIRE NOTTEBOHM (DEUXIÈME PHASE)

Arrêt du 6 avril 1955 43

24. PROCÉDURE DE VOTE APPLICABLE AUX QUESTIONS TOUCHANT LES RAP-PORTS ET PÉTITIONS RELATIFS AU TERRITOIRE DU SUD-OUEST AFRICAIN

Avis consultatif du 7 juillet 1955 45

25. ADMISSIBILITÉ DE L'AUDITION DE PÉTIONNAIRES PARLE COMITÉ DU SUD-OUEST AFRICAIN

Avis consultatif du 1er juin 1956 48

26. JUGEMENTS DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE L ' O I T SUR REQUÊTES CON-TRE L'UNESCO

Avis consultatif du 23 octobre 1956 50

27. AFFAIRE RELATIVE À CERTAINS EMPRUNTS NORVÉGIENS

Arrêt du 6 juillet 1957 52

28. AFFAIRE DE L'INTERHANDEL (MESURES CONSERVATOIRES)

Ordonnance du 24 octobre 1957 54

29. AFFAIRE DU DROIT DE PASSAGE SUR TERRITOIRE INDIEN (EXCEPTIONSPRÉLIMINAIRES)

Arrêt du 26 novembre 1957 55

30. AFFAIRE RELATIVE À L'APPLICATION DE LA CONVENTION DE 1902 POURRÉGLER LA TUTELLE DES MINEURS

Arrêt du 28 novembre 1958 58

31. AFFAIRE DE L'INTERHANDEL (EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES)

Arrêt du 21 mars 1959 61

32. AFFAIRE RELATIVE À L'INCIDENT AÉRIEN DU 27 JUILLET 1955 (ISRAËL C.BULGARIE) [EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES]

Arrêt du 26 mai 1959 64

vi

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Pages

33. AFFAIRE RELATIVE À LA SOUVERAINETÉ SUR CERTAINES PARCELLES FRON-TALIÈRES

Arrêt du 20 juin 1959 66

34. AFFAIRE DU DROIT DE PASSAGE SUR TERRITOIRE INDIEN (FOND)

Arrêt du 12 avril 1960 69

35. COMPOSITION DU COMITÉ DE LA SÉCURITÉ MARITIME DE L'ORGANISATIONINTERGOUVERNEMENTALE CONSULTATIVE DE LA NAVIGATION MARITIME

Avis consultatif du 8 juin 1960 72

36. AFFAIRE DE LA SENTENCE ARBITRALE RENDUE PAR LE ROI D'ESPAGNE LE23 DÉCEMBRE 1906

Arrêt du 18 novembre 1960 74

37. AFFAIRE DU TEMPLE DE PRÉAH VIHÉAR (EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES)

Arrêt du 26 mai 1961 76

38. AFFAIRE DU TEMPLE DE PRÉAH VIHÉAR (FOND)

Arrêt du 15 juin 1962 78

39. CERTAINES DÉPENSES DES NATIONS UNIES (CHARTE, ART. 17, PAR. 2)

Avis consultatif du 20 juillet 1962 80

40. AFFAIRES DU SUD-OUEST AFRICAIN (EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES)

Arrêt du 21 décembre 1962 83

41. AFFAIRE DU CAMEROUN SEPTENTRIONAL

Arrêt du 2 décembre 1963 86

42. AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION, LIGHT AND POWER COMPANY,LIMITED (EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES)

Arrêt du 24 juillet 1964 88

43. AFFAIRES DU SUD-OUEST AFRICAIN (DEUXIÈME PHASE)

Arrêt du 18 juillet 1966 91

44. AFFAIRES DU PLATEAU CONTINENTAL DE LA MER DU NORD

Arrêt du 20 février 1969 95

45. AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION, LIGHT AND POWER COMPANY,LIMITED (DEUXIÈME PHASE)

Arrêt du 5 février 1970 99

46. CONSÉQUENCES JURIDIQUES POUR LES ETATS DE LA PRÉSENCE CONTINUEDE L'AFRIQUE DU SUD EN NAMIBIE (SUD-OUEST AFRICAIN) NONOBSTANTLA RÉSOLUTION 276 (1970) DU CONSEIL DE SÉCURITÉ

Avis consultatif du 21 juin 1971 102

47. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES (ROYAUME-UNIc. ISLANDE) [MESURES CONSERVATOIE.ES]

Ordonnance du 17 août 1972 106

48. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES (RÉPUBLIQUEFÉDÉRALE D'ALLEMAGNE C. ISLANDE) [MESURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du 17 août 1972 106

49. AFFAIRE DE L'APPEL CONCERNANT LA COMPÉTENCE DU CONSEIL DEL ' O A C I

Arrêt du 18 août 1972 107

vii

Page 8: DELA Cour internationale de Justice

Pages

50. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES (ROYAUME-UNIc. ISLANDE) [COMPÉTENCE DE LA COUR]

Arrêt du 2 février 1973 110

51. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES (RÉPUBLIQUEFÉDÉRALE D'ALLEMAGNE C. ISLANDE) [COMPÉTENCE DE LA COUR]

Arrêt du 2 février 1973 112

52. AFFAIRE DES ESSAIS NUCLÉAIRES (AUSTRALIE C. FRANCE) [MESURES CON-SERVATOIRES]

Ordonnance du 22 juin 1973 114

53. AFFAIRE DES ESSAIS NUCLÉAIRES (NOUVELLE-ZÉLANDE C. FRANCE) [ME-SURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du 22 juin 1973 115

54. DEMANDE DE RÉFORMATION DU JUGEMENT N° 158 DU TRIBUNAL ADMINIS-TRATIF DES NATIONS UNIES

Avis consultatif du 12 juillet 1973 116

55. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES (ROYAUME-UNIc. ISLANDE) [MESURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du 12 juillet 1973 119

56. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES (RÉPUBLIQUEFÉDÉRALE D'ALLEMAGNE C. ISLANDE) [MESURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du 12 juillet 1973 119

57. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES (ROYAUME-UNIc. ISLANDE) [FOND]

Arrêt du 25 juillet 1974 120

58. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES (RÉPUBLIQUEFÉDÉRALE D'ALLEMAGNE C. ISLANDE) [FOND]

Arrêt du 25 juillet 1974 123

59. AFFAIRE DES ESSAIS NUCLÉAIRES (AUSTRALIE C. FRANCE)

Arrêt du 20 décembre 1974 126

60. AFFAIRE DES ESSAIS NUCLÉAIRES (NOUVELLE-ZÉLANDE C. FRANCE)

Arrêt du 20 décembre 1974 127

61. SAHARA OCCIDENTAL

Avis consultatif du 16 octobre 1975 130

62. AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL DE LA MER EGÉE (MESURES CON-SERVATOIRES)

Ordonnance du 11 septembre 1976 133

63. AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL DE LA MER EGÉE (COMPÉTENCE DELA COUR)

Arrêt du 19 décembre 1978 134

64. AFFAIRE RELATIVE AU PERSONNEL DIPLOMATIQUE ET CONSULAIRE DESETATS-UNIS À TÉHÉRAN (MESURES CONSERVATOIRES)

Ordonnance du 15 décembre 1979 137

65. AFFAIRE RELATIVE AU PERSONNEL DIPLOMATIQUE ET CONSULAIRE DESETATS-UNIS À TÉHÉRAN

Arrêt du 24 mai 1980 138

viii

Page 9: DELA Cour internationale de Justice

Pages

66. INTERPRETATION DE L'ACCORD DU 25 MARS 1951 ENTRE L ' O M S ETL'EGYPTE

Avis consultatif du 20 décembre 1980 142

67. AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL (TUNISIE/JAMAHIRIYA ARABE LI-BYENNE) [REQUÊTE À FIN D'INTERVENTION]

Arrêt du 14 avril 1981 146

68. AFFAIRE DE LA DÉLIMITATION MARITIME DANS LA RÉGION DU GOLFE DUMAINE (CONSTITUTION DE CHAMBRE)

Ordonnance du 20 janvier 1982 149

69. AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL (TUNISIE/JAMAHARIYA ARABE LI-BYENNE)

Arrêt du 24 février 1982 151

70. DEMANDE DE RÉFORMATION DU JUGEMENT N° 273 DU TRIBUNAL ADMINIS-TRATIF DES NATIONS UNIES

Avis consultatif du 20 juillet 1982 154

71. AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL (JAMAHIRIYA ARABE LIBYENNE/MALTE) [REQUÊTE À FIN D'INTERVENTION]

Arrêt du 21 mars 1984 160

72. AFFAIRE DES ACTIVITÉS MILITAIRES ET PARAMILITAIRES AU NICARAGUAET CONTRE CELUI-CI (NICARAGUA C. ETATS-UNIS D'AMÉRIQUE) [MESURESCONSERVATOIRES]

Ordonnance du 10 mai 1984 163

73. AFFAIRE DES ACTIVITÉS MILITAIRES ET PARAMILITAIRES AU NICARAGUAET CONTRE CELUI-CI (NÜCARAGUA C. ETATS-UNIS D'AMÉRIQUE) [DÉCLA-RATION D'INTERVENTION]

Ordonnance du 4 octobre 1984 167

74. AFFAIRE DE LA DÉLIMITATION DE LA FRONTIÈRE MARITIME DANS LARÉGION DU GOLFE DU MAINE

Arrêt du 12 octobre 1984 169

75. AFFAIRE DES ACTIVITÉS MILITAIRES ET PARAMILITAIRES AU NICARAGUAET CONTRE CELUI-CI (NICARAGUA C. ETATS-UNIS D'AMÉRIQUE) [COM-PÉTENCE ET RECEVABILITÉ]

Arrêt du 26 novembre 1984 180

76. AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL (JAMAHIRIYA ARABE LIBYENNE/MALTE)

Arrêt du 3 juin 1985 187

77. DEMANDE EN RÉVISION ET EN INTERPRÉTATION DE L'ARRÊT DU 24 FÉ-VRIER 1982 EN L'AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL (TUNISIE/JAMAHI-RIYA ARABE LIBYENNE)

Arrêt du 10 décembre 1985 194

78. AFFAIRE DU DIFFÉREND FRONTALIER (BURKINA FASO/RÉPUBLIQUE DUMALI) [MESURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du 10 janvier 1986 201

79. AFFAIRE DES ACTIVITÉS MILITAIRES ET PARAMILITAIRES AU NICARAGUAET CONTRE CELUI-CI (NICARAGUA C. ETATS-UNIS D'AMÉRIQUE) [FOND]

Arrêt du 27 juin 1986 202

80. AFFAIRE DU DIFFÉREND FRONTALIER (BURKINA FASO/RÉPUBLIQUE DUMALI)

Arrêt du 22 décembre 1986 215

ix

Page 10: DELA Cour internationale de Justice

Pages

81. DEMANDE DE RÉFORMATION DU JUGEMENT N° 333 DU TRIBUNAL ADMINIS-TRATIF DES NATIONS UNIES

Avis consultatif du 27 mai 1987 225

82. APPLICABILITÉ DE L'OBLIGATION D'ARBITRAGE EN VERTU DE LA SEC-TION 21 DE L'ACCORD DU 26 JUIN 1947 RELATIF AU SIÈGE DE L'ORGANISA-TION DES NATIONS UNIES

Avis consultatif du 26 avril 1988 233

83. AFFAIRE RELATIVE À DES ACTIONS ARMÉES FRONTALIÈRES ET TRANSFRON-TALIÈRES (NICARAGUA C. HONDURAS) [COMPÉTENCE ET RECEVABILITÉ]

Arrêt du 20 décembre 1988 239

84. AFFAIRE DE L'ELETTRONICA SICULA S.P.A. (ELSI)

Arrêt du 20 juillet 1989 245

85. APPLICABILITÉ DE LA SECTION 22, DE L'ARTICLE VI DE LA CONVENTIONSUR LES PRIVILÈGES ET IMMUNITÉS DES NATIONS UNIES

Avis consultatif du 15 décembre 1989 254

86. AFFAIRE RELATIVE À LA SENTENCE ARBITRALE DU 31 JUILLET 1989 (GUI-NÉE-BISSAU c. SÉNÉGAL)

Ordonnance du 2 mars 1990 261

87. AFFAIRE DU DIFFÉREND FRONTALIER TERRESTRE, INSULAIRE ET MARI-TIME (EL SALVADOR/HONDURAS) [REQUÊTE À FIN D'INTERVENTION]

Arrêt du 13 septembre 1990 264

88. AFFAIRE DU PASSAGE PAR LE GRAND-BELT (FINLANDE C. DANEMARK)[MESURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du 29 juillet 1991 271

89. AFFAIRE RELATIVE À LA SENTENCE ARBITRALE DU 31 JUILLET 1989 (GUI-NÉE-BISSAU c. SÉNÉGAL)

Arrêt du 12 novembre 1991 274

Page 11: DELA Cour internationale de Justice

1. AFFAIRE DU DÉTROIT DE CORFOU (EXCEPTION PRÉLIMINAIRE)

Arrêt du 25 mars 1948

Cette affaire avait été introduite devant lu Cour le22 mai 1947 par une requête du Gouvernement duRoyaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande duNord contre le Gouvernement de la République popu-laire d'Albanie; le 9 décembre 1947, le Gouvernementalbanais avait demandé à la Cour de déclarer la requêteirrecevable.

Par son arrêt, la Cour a rejette l'exception albanaiseet a fixé les délais pour la suite de la procédure sur lefond.

L'arrêt a été rendu par 15 voix contre une. Le jugedissident a joint à l'arrêt l'exposé des motifs pour les-quels il n'a pu s'y rallier. Sept autres membres de laCour, tout en souscrivant à l'arrêt, y ont joint un exposécomplémentaire.

Dans son arrêt, la Cour rappelle les conditions danslesquelles elle a été saisie et, tout d'abord, l'incident quia donné naissance au différend.

Le 22 octobre 1946, deux contre-torpilleurs britan-niques heurtèrent des mines dans les eaux territorialesalbanaises du détroit de Corfou. Les explosions cau-sèrent des dommages aux navires et des pertes de vieshumaines. Estimant que la responsabilité du Gouver-nement albanais était engagée, le Gouvernement duRoyaume-Uni, après une correspondance diplomati-que avec Tirana, porta l'affaire au Conseil de sécurité.Celui-ci invita l'Albanie, qui n'est pas membre desNations Unies, à participer aux discussions, à la condi-tion d'assumer toutes les obligations d'un membre dansun tel cas. L'Albanie accepta et, le 9 avril 1947, leConseil de sécurité adopta une résolution par laquelle ilrecommandait aux gouvernements intéressés de sou-mettre immédiatement le différend à la Cour, confor-mément aux dispositions de son Statut.

Le Gouvernement du Royaume-Uni s'adressa alorspar requête à la Cour, lui demandant de juger que leGouvernement albanais était internationalement res-ponsable des conséquences des incidents rappelés plushaut et qu'il en devait réparation. La requête invoquaitdiverses dispositions de la Charte, entre autres l'Arti-cle 25 (qui dispose que les Membres conviennent d'ac-cepter et d'appliquer les décisions du Conseil de sécu-rité), pour en déduire la compétence de la Cour.

Le 23 juillet 1947, le Gouvernement albanais fit dé-poser au Greffe de la Cour une lettre, datée eu 2 juillet,où il exprime l'avis que la requête du Royaume-Unin'est pas conforme à la recommandation du Conseil desécurité du 9 avril 1947, la voie de citation directen'étant justifiée ni par le Statut ni par la Charte ni par ledroit international général. Le Gouvernement albanaisdéclare que, dans ces conditions, il serait en droit deconsidérer que le Gouvernement du Royaume-Uni nepouvait saisir valablement la Cour sans compromis

préalable avec l'Albanie. Toutefois, il accepte pleine-ment la recommandation du Conseil de sécurité; pro-fondément convaincu de sa juste cause et résolu à nenégliger aucune opportunité pour témoigner de sondévouement aux principes d'une collaboration amicaleentre les nations et du règlement pacifique des dif-férends, il est prêt, malgré l'irrégularité commise par leGouvernement britannique, à se présenter devant laCour. Il fait cependant les réserves les plus expressessur la façon dont la Cour a été saisie, et surtout quantà l'interprétation que la requête a voulu donner à l'Arti-cle 25 de la Charte, par rapport au caractère obligatoiredes recommandations du Conseil; et il souligne que sonacceptation de la juridiction de la Cour dans l'affaireprésente ne peut constituer un précédent pour l'avenir.

A la suite du dépôt de la lettre du Gouvernementalbanais, une ordonnance fut rendue pour fixer les dé-lais pour le dépôt d'un mémoire par le Gouvernementdu Royaume-Uni et d'un contre-mémoire par le Gou-vernement albanais. Dans ce dernier délai, le Gouver-nement albanais présenta une "exception préliminairede non-recevabilité de la requête" : la Cour était invitéeen premier lieu à prendre acte qu'en acceptant la re-commandation du Conseil de sécurité du 9 avril 1947 leGouvernement albanais ne s'était obligé que de sou-mettre le différend à la Cour conformément à son Sta-tut; et en second lieu à juger que la requête duRoyaume-Uni n'était pas recevable, car elle contreve-nait aux dispositions des Articles 40 et 36 du Statut.

Après avoir ainsi relaté les circonstances danslesquelles elle est appelée à statuer, la Cour examine lapremière conclusion de l'exception préliminaire alba-naise. Elle donne acte au Gouvernement albanais quel'obligation qui lui incombait du fait de son acceptationde la recommandation du Conseil ne pouvait être mise àexécution que conformément aux dispositions du Sta-tut. Toutefois, elle relève que l'Albanie a ultérieure-ment contracté d'autres engagements dont l'arrêt éta-blira plus loin la date et la portée.

La Cour passe ensuite à la seconde conclusion. Ellese présente comme une exception d'irrecevabilité de larequête quand elle se réfère à l'Article 40 du Statut; elleviserait alors un vice de forme résultant du fait quel'instance principale a été introduite par requête au lieude l'être par compromis. Mais elle invoque égalementl'Article 36, qui concerne exclusivement la juridictionde la Cour, et les critiques qui, dans le corps de l'excep-tion, sont adressées à la requête et s'attachent à unprétendu défaut de juridiction obligatoire.

Cette argumentation, qui laisse assez imprécise lapensée du Gouvernement albanais, peut s'expliquerpar le lien que, de son côté, le Gouvernement duRoyaume-Uni avait établi entre l'introduction de l'ins-tance par requête et l'existence, prétendue par lui, d'uncas de juridiction obligatoire. Quoi qu'il en soit, la Courestime n'avoir pas à prendre position sur ce point, car

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elle constate que la lettre du 2 juillet 1947, adressée parle Gouvernement albanais à la Cour, constitue uneacceptation volontaire de sa juridiction : cette lettrelève toute difficulté, tant sur la question de la receva-bilité de la requête, que sur celle de la juridiction de laCour.

En effet, quand le Gouvernement albanais dit dans salettre qu'il est prêt, malgré l'irrégularité "commise parle Gouvernement britannique, à se présenter devant laCour", il est clair qu'il renonce à faire valoir l'irre-cevabilité de la requête. Et, quand, en termes précis, ilmentionne "son acceptation de lajuridiction de la Courdans l'affaire présente", il y a là une acceptation volon-taire, indiscutable, de cette juridiction.

A cet égard, la Cour rappelle que si c'est le consen-tement des parties qui confère juridiction à la Cour ceconsentement n'est pas soumis à des conditions deforme déterminées. En particulier, comme l'a jugé laCour permanente en 1928, un compromis formel préala-ble n'est pas nécessaire. En recourant à la voie de larequête, le Royaume-Uni a fourni à l'Albanie l'occa-sion d'accepter lajuridiction de la Cour; et cette accep-tation a été donnée dans la lettre albanaise du 2 juillet

1947. Du reste, une telle action séparée correspondaitaux positions respectives des parties dans une pro-cédure où, en fait, il y a un demandeur, le Royaume-Uni, et un défendeur, l'Albanie.

Donc, la Cour ne peut tenir pour irrégulière la voie dela requête, qui n'est exclue par aucun texte.

Il est vrai que, dans sa lettre du 2 juillet 1947, leGouvernement albanais a fait des réserves quant à lafaçon dont la Cour a été saisie et quant à l'interprétationque le Royaume-Uni a voulu donner de l'Article 25 de laCharte, par rapport au caractère obligatoire des recom-mandations du Conseil de sécurité. Mais il appartient àla Cour d'interpréter la lettre avec force de droit entreles parties; et elle estime que les réserves qui y sontcontenues visent uniquement à maintenir un principe età empêcher la création d'un précédent pour l'avenir.Elle ajoute d'ailleurs qu'il est bien clair qu'aucun pré-cédent ne pourrait se concevoir si la lettre ne compor-tai!, l'acceptation en l'espèce de lajuridiction de la Coursur le fond.

Par ces motifs, la Cour rejette l'exception et elle fixeune limite de temps pour la suite de la procédure sur lefond.

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2. CONDITIONS D'ADMISSION D'UN ÉTAT COMME MEMBREDES NATIONS UNIES (CHARTE, ART. 4)

Avis consultatif du 28 mai 1948

L'Assemblée générale des Nations Unies avait de-mandé à la Cour de rendre un avis consultatif sur laquestion relative aux conditions d'admission d'un Etatcomme Membre des Nations Unies (Article 4 de laCharte).

"Un Membre de l'Organisation des Nations Uniesappelé, en vertu de l'Article 4 de la Charte, à seprononcer par son vote, soit au Conseil de sécurité,soit à l'Assemblée générale, sur l'admission d'unEitat comme Membre des Nations Unies, est-il juri-diquement fondé à faire dépendre son consentementà cette admission de conditions non expressémentprévues à l'alinéa I dudit article ? En particulier,peut-il, alors qu'il reconnaît que les conditions pré-vues par ce texte sont remplies par 1 ' Etat en question,subordonner son vote affirmatif à la condition que, enmême temps que l'Etat dont il s'agit, d'autres Etatssoient également admis comme Membres des Na-tions Unies ?"Par 9 voix contre 6, la Cour a répondu négativement à

la question. Les six juges dissidents ont joint à l'avisl'exposé des motifs pour lesquels ils ne peuvent s'yrallier. Deux autres membres de la Cour, tout en sous-crivant à l'avis, y ont joint un exposé complémentaire.

Dans son avis consultatif, la Cour relate d'abord lescirconstances de la procédure. La demande d'avis a éténotifiée à tous les Etats signataires de la Charte, c'est-à-dire à tous les Membres des Nations Unies, qui ont étéavisés que la Cour était disposée à recevoir d'eux desrenseignements. C'est ainsi que des exposés écrits fu-rent envoyés au nom du Gouvernement des. Etats sui-vants : Chine, El Salvador, Guatemala, Honduras,Inde, Canada, Etats-Unis d'Amérique, Grèce, Yougo-slavie, Belgique, Irak, Ukraine, Union des Républiquessocialistes soviétiques, Australie, Siam; et des exposésoraux prononcés par le représentant du Secrétaire gé-néral des Nations Unies et par les représentants desGouvernements français, yougoslave, belge, tchéco-slovaque et polonais.

La Cour fait ensuite des remarques préliminaires surla question qui lui est posée. Cette question — bien queles membres aient le devoir de se conformer auxprescriptions de l'Article 4, dans les votes qu'ils émet-tent — vise non le vote lui-même, dont les motifs rele-vant du for intérieur échappent manifestement à toutcontrôle, mais les déclarations faites par un Membrerelativement au vote qu'il se propose d'émettre. LaCour n'est pas appelée à définir le sens et la portéedes conditions, énoncées à l'Article 4 de la Charte,auxquelles l'admission est subordonnée : elle doit sim-plement dire si ces conditions sont limitatives. Si ellesle sont, un Membre n'est pas juridiquement fondé àfaire dépendre l'admission de conditions non expres-

sément prévues à l'article. Il s'agit donc de fixer laportée d'un texte conventionnel, c'est-à-dire d'un pro-blème d'interprétation.

Néanmoins, on a prétendu que la question n'étaitpas juridique, mais politique. La Cour ne saurait attri-buer un caractère politique à une demande, libellée entermes abstraits, qui, en lui déférant l'interprétationd'un texte conventionnel, l'invite à remplir une fonc-tion essentiellement judiciaire. Les mobiles qui ont puinspirer la demande échappent à la Cour, qui n'a pasnon plus à connaître des vues échangées au Conseil desécurité dans les divers cas concrets dont il s'estoccupé. Par conséquent, la Cour s'estime compétente,et cela même s'agissant d'interpréter l'Article 4 de laCharte : car on chercherait en vain une disposition luiinterdisant d'exercer à l'égard de cette clause d'untraité multilatéral une fonction d'interprétation qui re-lève de l'exercice normal de ses attributions judiciaires.

La Cour passe ensuite à l'analyse de l'Article 4,paragraphe 1, de la Charte. Les conditions qu'il énu-mère sont au nombre de cinq : il faut 1) être un Etat;2) être pacifique; 3) accepter les obligations de laCharte; 4) être capable de remplir ces obligations;5) être disposés à le faire. Toutes ces conditions sontsoumises au jugement de l'Organisation, c'est-à-diredu Conseil de sécurité et de l'Assemblée générale, et,en dernière analyse, des Membres de l'Organisation.Puisque la question a trait non au vote mais aux raisonsqu'un Membre fait valoir avant le vote, elle concernebien l'attitude individuelle de chaque Membre appelé àse prononcer sur l'admission.

Ces conditions ont-elles le caractère limitatif ?Les textes français et anglais de la disposition ont lemême sens : établir une réglementation juridique qui,en fixant les conditions de l'admission, détermineraitaussi les motifs du refus d'admission. Les mots "Peu-vent devenir Membre des Nations Unies tous autresEtats pacifiques" indiquent que les Etats réunissant lesconditions énumérées ont les titres voulus pour êtreadmis; la disposition perdrait sa valeur si d'autres con-ditions pouvaient être exigées. L'énumération est donclimitative et non simplement énonciative ou exem-plaire, et les conditions énumérées sont non seulementnécessaires mais suffisantes.

On a prétendu que ces conditions représentaient unminimum indispensable, en ce sens que des considéra-tions politiques pourraient s'y ajouter et faire obstacle àl'admission. Cette interprétation ne s'accorde pas avecle paragraphe 2 de l'Article, qui prévoit l'admission de"tout Etat remplissant ces conditions." Elle conduiraità reconnaître aux Membres un pouvoir discrétionnaireet sans limite dans l'exigence de conditions nouvelles,pouvoir inconciliable avec le caractère même d'uneréglementation qui, établissant un lien étroit entre laqualité de Membre et l'observation des principes et

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obligations de la Charte, constitue clairement une ré-glementationjuridique de la matière. Si les auteurs de laCharte avaient entendu laisser la faculté de faire appel àdes considérations étrangères aux principes et obliga-tions prévus à la Charte, ils auraient rédigé différem-ment le texte pertinent. Et ce texte est suffisammentclair pour que la Cour, en suivant la jurisprudence de laCour permanente, juge inutile de recourir aux travauxpréparatoires pour en préciser le sens. Au surplus,l'interprétation que donne la Cour avait déjà été adop-tée par le Conseil de sécurité, ainsi que le montre l'arti-cle 60 de son règlement intérieur provisoire.

Mais, tout en ayant le caractère limitatif, l'Article 4n'exclut pas une appréciation discrétionnaire des cir-constances de fait de nature à permettre de vérifierl'existence des conditions requises. Il n'interdit pas laprise en considération d'éléments de fait qui, raison-nablement et en toute bonne foi, peuvent être ramenésaux conditions énumérées : ces conditions, par leurcaractère à la fois large et souple, impliquent une telleprise en considération. Aucun élément politique perti-nent, c'est-à-dire se rattachant aux conditions d'admis-sion, n'est donc écarté.

Les conditions énumérées à l'Article 4 sont donc bienlimitatives et on ne saurait pas le contester en faisantappel aux termes du paragraphe 2 de l'Article — qui sebornent à organiser la procédure d'admission —, non

plus d'ailleurs qu'en invoquant le caractère politiquedes organes des Nations Unies chargés des admissions,car ce caractère ne peut les soustraire à l'observationdes dispositions qui les régissent, lorsque ces disposi-tions constituent des limites à leur pouvoir; ce qui mon-tre qu'il n'y a aucune contradiction entre les fonctionsdes organes politiques et le caractère limitatif des con-ditions prescrites.

La Cour passe ensuite à la deuxième partie de laquestion, qui l'invite à dire si un Etat peut, alors qu'ilreconnaît que les conditions prévues à l'Article 4 sontremplies par le candidat, subordonner son vote affir-matif à l'admission concomitante d'autres Etats.

Jugée d'après la règle que la Cour adopte dans soninterprétation de l'Article 4, il s'agirait là d'une condi-tion nouvelle, car elle est sans rapport aucun avec cellesqui sont énoncées à l'Article 4. Cette condition se pré-sente même dans un plan tout différent, puisqu'elle faitdépendre l'admission non des conditions exigées descandidats, mais de considérations extrinsèques concer-nant d'autres Etats. D'ailleurs, elle empêcherait quechaque demande d'admission soit examinée selon sespropres mérites et fasse l'objet d'un vote individuel, cequi serait contraire à la lettre et à l'esprit de la Charte.

C"est par ces motifs que la Cour répond négativementà la question qui lui est posée.

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3. AFFAIRE DU DÉTROIT DE CORFOU (FOND)

Arrêt du 9 avril 1949

L'affaire du détroit de Corfou (Royaume-Uni deGrande-Bretagne — Albanie) est née des incidentssurvenus le 22 octobre 1946 dans le détroit de Corfou :deux contre-torpilleurs britanniques, ayant heurtédes mines dans les eaux albanaises, furent gravementavariés par les explosions qui se produisirent. LeRoyaume-Uni saisit d'abord le Conseil de sécurité desNations Unies, qui, par une résolution du 9 avril 1947,recommanda aux deux Gouvernements de soumettre ledifférend à la Cour. Le Royaume-Uni déposa alors unerequête, qui, à la suite d'une exception d'irrecevabilitéde l'Albanie, fit l'objet d'un arrêt, en date du 25 mars1948, par lequel la Cour s'est déclarée compétente. Lemême jour, les deux parties conclurent un compromis,invitant la Cour à se prononcer sur les questions sui-vantes :

1. L'Albanie est-elle responsable des explosions, ety a-t-il des réparations à donner ?

2. Le Royaume-Uni a-t-il violé le droit internationalpar les actions de sa marine dans les eaux albanaises, enpremier lieu, le jour où se sont produites les explosions,et, en second lieu, les 12 et 13 novembre 1946, lorsqu'ilfut procédé au déminage du détroit ?

Dans son arrêt, la Cour, sur la première question,conclut, par 11 voix contre 5. que l'Albanie était res-ponsable. Sur la seconde question, elle conclut, par14 voix contre 2, que le Royaume-Uni n'a pas violé lasouveraineté albanaise le 22 octobre, mais, à l'unani-mité, qu'il l'a violée les 12 et 13 novembre, cette der-nière constatation, d'ailleurs, constituant en elle-mêmeune satisfaction appropriée.

Les faits sont les suivants. Le 22 octobre 1946, deuxcroiseurs et deux contre-torpilleurs britanniques, ve-nant du sud, s'engagèrenî dans le détroit nord de Cor-fou. Le chenal qu'ils suivaient et qui se trouvait dans leseaux albanaises était considéré comme sûr : il avait étédéminé en 1944 et vérifié en 1945. Un des contre-tor-pilleurs, le Saumarez, arrivé à la hauteur de Saranda,heurta une mine et fut gravement avarié. L'autre con-tre-torpilleur, le Volage, fut envoyé à son aide et, alorsqu'il le remorquait, heurta également une mine et subitde sérieux dommages. Quarante-cinq officiers et mate-lots britanniques moururent et quarante-deux autresfurent blessés.

Un incident était déjà survenu dans ces eaux le 15 mai1946 : une batterie albanaise avait tiré dans; la direc-tion de deux croiseurs anglais. Le Gouvernement duRoyaume-Uni avait protesté, en faisant valoir que lepassage innocent des navires dans un détroit est re-connu par le droit international; le Gouvernementalbanais avait répondu que les navires étrangers, deguerre ou de commerce, ne pouvaient pénétrer dans ses

eaux territoriales sans en avoir reçu l'autorisation; et, le2 août 1946, le Gouvernement du Royaume-Uni avaitrépliqué que si le feu était à nouveau ouvert sur unnavire britannique en passage, celui-ci riposterait.E,nfin, le 21 septembre 1946, l'Amirauté de Londresavait adressé au commandant en chef britannique enMéditerranée de télégramme suivant (traduction) :

"L'établissement de relations diplomatiques avecl'Albanie est de nouveau examiné par le Gouverne-ment de Sa Majesté, qui désire savoir si le Gouver-nement albanais a appris à se conduire. Veillez faireconnaître si des navires placés sous votre comman-dement sont passés par le détroit nord de Corfoudepuis le mois d'août et, dans le cas contraire, sivotre intention est qu'ils passent d'ici peu par cedétroit."A la suite des explosions du 22 octobre, le Gouver-

nement du Royaume-Uni adressa à Tirana une notefaisant part de son intention de procéder à bref délai audéminage du détroit. La réponse fut que le consen-tement serait donné seulement si l'opération envisagéese déroulait en dehors des eaux territoriales albanaiseset que tout déminage dans ces eaux serait tenu pour uneviolation de la souveraineté de l'Albanie.

Le déminage par la marine britannique eut lieu les12 et 13 novembre 1946, dans les eaux territorialesalbanaises et en se limitant au chenal antérieurementdéminé. Vingt-deux mines amarrées furent détachées;elles appartenaient au type allemand GY.

La première question posée par le compromis estcelle de la responsabilité de l'Albanie, selon le droitinternational, pour les explosions du 22 octobre 1946.

La Cour établit d'abord que les explosions ont étécausées par des mines appartenant au champ de minesdécouvert le 13 novembre. En effet, il n'est pas con-testé que ce champ de mines ait été récemment mouillé;c'est dans le chenal, antérieurement déminé et vérifié etqui pouvait être considéré comme sûr, que se pro-duisirent les explosions; la nature des avaries montrequ'elles sont dues à des mines du même type que cellesdraguées le 13 novembre; enfin, l'hypothèse que lemouillage des mines découvertes le 13 novembre auraiteu lieu après les explosions du 22 octobre est tropinvraisemblable pour être retenue.

Cela étant, quel serait le fondement juridique de laresponsabilité de l'Albanie ? La Cour ne s'attache pas àla suggestion que l'Albanie elle-même aurait mouillé lesmines : suggestion énoncée seulement pour mémoire,non appuyée de preuves, et qui ne se concilie pas avecle fait, incontesté, que, sur tout le littoral albanais, il y aseulement quelques barques et quelques canots à mo-teur. Mais le Royaume-Uni a plaidé la connivence de

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l'Albanie : le mouillage aurait été fait par deux naviresde guerre yougoslave, à la demande de l'Albanie, ouavec son acquiescement. La Cour estime que la preuvede cette collusion n'a pas été apportée. Une imputationd'une gravité aussi exceptionnelle contre un Etat exi-gerait un degré de certitude qui n'est pas atteint ici, et laprovenance des mines mouillées dans les eaux alba-naises reste conjecturale.

Le Royaume-Uni a également plaidé que, quelsqu'en fussent les auteurs, le mouillage n'a pu être effec-tué sans que l'Albanie en eût connaissance. Certes, leseul fait que les mines se trouvaient dans les eauxalbanaises ne justifie ni responsabilité prima facie nidéplacement du fardeau de la preuve. En revanche, ilrésulte du contrôle exclusif exercé par un Etat dans leslimites de ses frontières qu'il peut être impossible defaire la preuve des faits d'où découlerait sa respon-sabilité en cas d'une violation du droit international.L'Etat victime doit alors pouvoir recourir plus large-ment aux présomptions de fait, indices ou preuves cir-constancielles, ces moyens de preuve indirecte devantêtre considérés comme particulièrement efficacesquand ils s'appuient sur une série de faits qui s'en-chaînent et qui conduisent logiquement à une mêmeconclusion.

Or, en l'espèce, deux ordres de faits, qui se cor-roborent mutuellement, entrent en considération.

Le premier est l'attitude du Gouvernement albanais,avant et après la catastrophe. Le mouillage a eu lieupendant la période où il manifestait la volonté d'exercerune surveillance jalouse dans ses eaux et où il exigeaitun permis pour y entrer, poussant parfois la vigilancejusqu'à l'emploi de la force : ce qui rend a priori peuvraisemblable l'allégation d'ignorance. Mais, en outre,quand il a eu pleine connaissance de l'existence d'unchamp de mines, il a protesté énergiquement contre lesactivités de la flotte britannique et non contre le mouil-lage qui, cependant, à le supposer exécuté sans sonassentiment, eut été une violation particulièrementgrave de sa souveraineté; il n'a pas notifié à la naviga-tion l'existence du champ de mines, comme l'exige ledroit international; il n'a procédé à aucune des mesuresinternes d'instruction judiciaire qui auraient paru s'im-poser en pareil cas. Ces attitudes ne s'expliquent que si,ayant eu connaissance du mouillage, le Gouvernementalbanais a entendu maintenir cachées les circonstancesdans lesquelles il s'est effectué.

Le second ordre de faits a trait aux possibilités d'ob-server le mouillage de la côte albanaise. Géographi-quement, le lieu se prête à une surveillance étroite :il est entouré de hauteurs offrant d'excellents pointsd'observation et se trouve à proximité immédiate de lacôte (la mine la plus proche en était à 500 m). L'opéra-tion même du mouillage, raisonnée et méthodique, aobligé les mouilleurs à rester de deux heures à deuxheures et demie dans les eaux situées entre le capKiephali et le monastère St. Georges. A cet égard, lesexperts navals nommés par la Cour ont, après enquêteet expériences faites sur les lieux, déclaré considérercomme indiscutable que, si des postes de veille nor-maux étaient maintenus au cap Kiephali, au cap Dentaet au monastère St. Georges, si ces postes étaient munisde jumelles et si les conditions atmosphériques étaientnormales pour cette région, les opérations de mouillageauraient dû être observées par ces postes. L'existenced'un poste de veille au cap Denta n'est pas établie; mais

se fondant sur les déclarations du Gouvernement alba-nais que des postes existaient aux deux autres points, laCour relève dans le rapport de ses experts les con-clusions suivantes : dans l'hypothèse d'un mouillageeffectué : 1) du nord au sud, les mouilleurs de minesauraient été aperçus du cap Kiephali; 2) du sud au nord,ils auraient été observé du monastère St. Georges et ducap Kiephali.

De l'ensemble des faits et constatations relatées ci-dessus, la Cour conclut que le mouillage n'a pu échap-per à la connaissance de l'Albanie. Quant aux obliga-tions qui dérivaient pour elle de cette connaissance,elles ne sont pas contestées. Elle devait prévenir lanavigation et, en particulier, avertir du danger les navi-res qui s'avançaient dans le détroit le 22 octobre. Enfait, rien ne fut tenté par elle pour prévenir la catastro-phe, ces graves omissions engageant la responsabilitéinternationale.

Le compromis demande à la Cour s'il y a, de ce chef,pour l'Albanie le "cas de réparations à donner" auRoyaume-Uni. Ce texte a fait naître certains doutes : laCour peut-elle non seulement statuer sur le principe desréparations, mais aussi en fixer le montant ? La Courconclut affirmativement et, dans une ordonnance spé-ciale, fixe des délais pour permettre aux parties de luiprésenter leurs vues en la matière.

La Cour passe ensuite à la seconde question du com-promis : Le Royaume-Uni a-t-il violé la souverainetéalbanaise le 22 octobre 1946 ou les 12 et 13 novembre1946 ?

La prétention de l'Albanie de soumettre le passage àune autorisation se heurte au principe généralementadmis que les Etats, en temps de paix, possèdent ledroit de faire passer leurs navires de guerre dans desdétroits qui servent, aux fins de la navigation inter-nationale, à mettre en communication deux parties de lahaute mer, pourvu que le passage soit innocent. Ledétroit de Corfou appartient géographiquement à cettecatégorie, même s'il, est d'une importance secondaire(en ce sens qu'il n'est pas une route qu'il faille néces-sairement emprunter pour se rendre de l'une à l'autredes parties de la haute mer) et abstraction faite duvolume du trafic qui l'emprunte. D'ailleurs, un faitparticulièrement important est qu'il constitue une fron-tière entre l'Albanie et la Grèce, une partie du détroitétant entièrement comprise dans les eaux territorialesde ces Etats. Il est vrai que les relations entre euxn'étaient pas normales, la Grèce ayant présenté desrevendications territoriales précisément sur une partiede la côte le long du détroit. Toutefois, la Cour estimeque l'Albanie, eu égard à ces circonstances exception-nelles, aurait été fondée à réglementer le passage, maisne pouvait ni l'interdire ni l'assujettir à une autorisationspéciale.

L'Albanie a nié que le passage du 22 octobre futinnocent : il se serait agi d'une mission politique dontles modalités d'exécution — nombre de navires, for-mation, armement, manœuvres, etc. — démontrentl'intention d'intimider. La Cour examine les différentesallégations albanaises dans la mesure où elles lui sem-blent: être pertinentes. Sa conclusion est que le pas-sage était innocent et dans son principe même, puis-qu'il avait pour objet d'affirmer un droit injustement

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refusé, et quant à ses modalités d'exécution, lesquellesn'étaient pas déraisonnables, notamment si l'on se rap-pelle les coups de canon du 15 mai.

Pour ce qui est de l'opération des 12 et 13 novembre,elle fut exécutée contre la volonté clairement affirméedu Gouvernement albanais: elle ne peut s'autoriser del'assentiment des organisations internationales de dé-minage; elle ne peut se justifier par l'exercice du droitde passage innocent. Le Royaume-Uni a avancé qu'elleavait eu pour but de saisir le plus rapidement possibleles mines, par crainte qu'elles ne fussent enlevées parles auteurs du mouillage ou par les autorités albanai-ses : il se serait agi soit d'une application particulière etnouvelle de la théorie de l'intervention, l'Etat interve-nant agissant pour faciliter la tâche de la justice inter-nationale, soit d'un procédé d'autoprotectioti, ou self-help. La Cour n'admet pas ces thèses. Le prétendudroit d'intervention ne peut être envisagé par elle quecomme la manifestation d'une politique de force qui nesaurait trouver aucune place dans le droit international.Quant à la notion du self-help, la Cour ne peut pas non

plus l'admettre : entre Etats indépendants, le respectde la souveraineté nationale est l'une des bases essen-tielles des rapports internationaux. Certes, la carencecomplète du Gouvernement albanais au lendemain desexplosions et le caractère dilatoire de ses notes di-plomatiques constituent pour le Royaume-Uni des cir-constances atténuantes. Néanmoins, pour assurer l'in-légrité du droit international dont elle est l'organe, laCour doit constater que l'action de la marine de guerrebritannique a violé la souveraineté de l'Albanie. Cetteconstatation correspond à la demande faite au nom def 'Albanie par son Conseil et constitue en elle-même unesatisfaction appropriée.

A l'arrêt de la Cour sont jointes une déclaration et lesopinions dissidentes de MM. Alvarez. Winiarski, Zo-ricic, Badawi Pacha, Krylov et Azevedo, juges, ainsique de M. Ecer, juge ad hoc.

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4. REPARATION DES DOMMAGES SUBISAU SERVICE DES NATIONS UNIES

Avis consultatif du 11 avril 1949

La question de la réparation des dommages subis auservice des Nations Unies posée à la Cour par F Assem-blée générale des Nations Unies était ainsi formulée(résolution de l'Assemblée générale du 3 décembre1948) :

"I. Au cas où un agent des Nations Unies su-bit, dans l'exercice de ses fonctions, un dommagedans des conditions de nature à engager la respon-sabilité d'un Etat, l'Organisation des Nations Uniesa-t-elle qualité pour présenter contre le gouverne-ment de jure ou defacto responsable une réclamationinternationale en vue d'obtenir la réparation desdommages causés : a) aux Nations Unies; b) à lavictime ou à ses ayants droit ?

"II. En cas de réponse affirmative sur le point I,b, comment l'action de l'Organisation des NationsUnies doit-elle se concilier avec les droits que l'Etatdont la victime est ressortissant pourrait posséder ?"En ce qui est des questions I, a, et I, b, la Coura établi

une distinction selon que l'Etat responsable fait ou nonpartie de l'Organisation des Nations Unies. A la ques-tion I, a, la Cour a répondu affirmativement à l'unani-mité. Quant à la question I, b, la Cour a estimé par 11voix contre 4 que l'Organisation a qualité pour présen-ter une réclamation internationale, que l'Etat responsa-ble soit ou non Membre de l'Organisation.

Enfin, en ce qui est du point II, la Cour est d'avis par10 voix contre 5 que lorsque l'Organisation réclame laréparation des dommages causés à son agent elle nepeut le faire qu'en se fondant sur un manquement à desobligations envers elle; le respect de cette règle aurad'ordinaire pour conséquence de prévenir un conflitentre l'action de l'Organisation et les droits que pour-rait posséder l'Etat dont la victime est ressortissant;pour le surplus, la conciliation dépendra de considéra-tions propres à chaque cas d'espèce et d'accords àconclure entre l'Organisation et les divers Etats indi-viduellement.

Les juges dissidents ont joint à l'avis soit une déclara-tion, soit un exposé des motifs pour lesquels ils nepeuvent s'y rallier. Deux autres membres de la Cour,tout en souscrivant à l'avis, y ont joint un exposé com-plémentaire.

Dans son avis consultatif, la Cour relate d'abord lescirconstances de la procédure. La demande d'avis a éténotifiée à tous les Etats admis à ester en justice devantla Cour, lesquels ont été informés que la Cour étaitdisposée à recevoir d'eux des renseignements. C'estainsi que des exposés écrits furent envoyés par les Etatssuivants : Inde, Chine, Etats-Unis d'Amérique,Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du

Nord, France. En outre, des exposés oraux furentprononcés devant la Cour par un représentant duSecrétaire général des Nations Unies, assisté d'un con-seil, et parles représentants des Gouvernements belge,français et britannique.

La Cour énonce ensuite quelques observations pré-liminaires sur la question qui lui est posée. Elle s'ap-plique à définir certains termes de la demande d'avis.Puis elle analyse le contenu de la formule "qualitépour présenter une réclamation internationale". Cettequalité appartient assurément à un Etat. Appartient-elle aussi à l'Organisation ? Cela équivaut à se de-mander si l'Organisation est revêtue de la personnalitéinternationale. Pour répondre à cette question qui n'estpas tranchée expressément par la Charte des NationsUnies, la Cour considère ensuite les caractères que laCharte a entendu donner à l'Organisation. A cet égard,la Cour constate que la Charte a conféré à l'Organisa-tion des droits et obligations distincts de ceux de sesMembres. La Cour souligne, en outre, la haute missionpolitique de l'Organisation : le maintien de la paix et dela sécurité internationales. Elle en conclut que l'Orga-nisation, étant titulaire de droits et obligations, pos-sède une large mesure de personnalité internationale etqu'elle a la capacité d'agir sur le plan international bienqu'elle ne soit assurément pas un super-Etat.

Entrant ensuite dans le vif du sujet, la Cour examinesi parmi les droits internationaux dont jouit l'Organi-sation est compris celui d'introduire une réclamationinternationale pour obtenir d'un Etat réparation à rai-son d'un préjudice causé à un agent de l'Organisationdans l'exercice de ses fonctions.

Sur le premier point I, a, de la demande d'avis, laCour arrive à la conclusion unanime que l'Organisationa qualité pour présenter une réclamation internationalecontre un Etat (Membre ou non membre) qui, par unmanquement à des obligations envers elle, lui a causéun dommage. La mesure précise de la réparation n'estpas déterminée; cela dépend de divers facteurs que laCour énonce à titre d'exemple.

La Cour passe ensuite à l'examen de la question I, b.Il s'agit de savoir si l'Organisation a qualité pour pré-senter une réclamation internationale en vue d'obtenirréparation des dommages causés, non à l'Organisationelle-même, mais à la victime ou aux ayants droit decette dernière.

Sur ce point la Cour analyse la question de la protec-tion diplomatique des nationaux. La Cour constate àcet égard que seule l'Organisation a vraiment qualitépour présenter une réclamation dans les circonstan-ces énoncées, puisque, à l'origine de toute réclamationinternationale, il faut que soit relevé un manquement del'Etat prétendu responsable à une obligation enversl'Organisation. Or, en l'espèce, l'Etat dont la victime

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est ressortissant ne saurait se plaindre d'un manque-ment à une obligation assumée envers lui. Ici, c'estl'Organisation qui est bénéficiaire de cette obligation.La Cour admet cependant que l'analogie tirée de larègle traditionnelle relative à la protection diplomatiquedes ressortissants à l'étranger ne saurait par elle-mêmejustifier une réponse affirmative. En effet, entre l'Or-ganisation et son agent manque un lien de nationalité.La situation est nouvelle. Il convient de l'analyser. Lesdispositions de la Charte relatives aux fonctions del'Organisation impliquent-elles pour cette dernière lepouvoir d'assurer à ses agents une protection limitée ?Ces pouvoirs, qui sont essentiels à l'exercice des fonc-tions de l'Organisation, doivent être considérés commeune conséquence nécessaire de la Charte. Dans l'ac-complissement des fonctions qui lui sont dévolues,l'Organisation peut avoir à confier à ses agents desmissions importantes dans des régions troublées dumonde. 11 faut que ces agents bénéficient d'une protec-tion efficace. C'est de cette manière seulement quel'agent pourra s'acquitter de ses devoirs de manièresatisfaisante. La Cour arrive donc à la conclusion quel'Organisation a qualité pour exercer une protectionfonctionnelle de ses agents. La situation est relative-ment simple lorsqu'il s'agit des Etats Membres, carceux-ci ont contracté divers engagements envers l'Or-ganisation.

Mais qu'en est-il du cas d'une réclamation quandl'Etat défendeur n'est pas membre de l'Organisation ?La Cour est d'avis que les Membres des Nations Uniesont créé une entité qui possède une personalité inter-

nationale objective, c'est-à-dire comme une unité pos-sédant la personnalité internationale et non pas seu-lement une personnalité reconnue par eux seuls. LaCour répond donc affirmativement à la question I, b,comme à la question I, a.

La question n° II de l'Assemblée générale vise laconciliation de l'action de l'Organisation avec les droitsque pourrait posséder l'Etat dont la victime est ressor-tissant. Il s'agit, en d'autres termes, d'une concurrencepossible des droits de protection diplomatique d'unepart, fonctionnelle d'autre part. La Cour n'indique pasici quelle est celle des deux catégories de protection àlaquelle il convient de donner la priorité et, dans le casdes Etats Membres, elle souligne le devoir d'assistanceprévu par l'Article 2 de la Charte. Elle ajoute que lerisque de concurrence entre l'Organisation et l'Etatnational peut être réduit ou éliminé par une conventiongénérale ou particulière et elle fait une allusion aux casqui se sont déjà produits et dans lesquels une solutionpratique a été trouvée à ce problème.

Enfin, la Cour envisage l'éventualité dans laquellel'agent posséderait la nationalité de l'Etat défendeur.Puisque la réclamation que présente l'Organisation nes¡e fonde pas sur la nationalité de la victime mais sursa qualité d'agent, il est indifférent que l'Etat auquels'adresse la réclamation soit l'Etat même dont la vic-time est ressortissant. La situation juridique n'en estpas modifiée pour autant.

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5. AFFAIRE DU DÉTROIT DE CORFOU (FIXATIONDU MONTANT DES RÉPARATIONS)

Arrêt du 15 décembre 1949

Par son arrêt du 9 avril 1949, la Cour avait déclarél'Albanie responsable selon le droit international desexplosions qui avaient eu lieu le 22 octobre 1946 dansles eaux albanaises et des dommages et pertes humai-nes qui en étaient suivis au préjudice du Royaume-Uni.Dans le même arrêt, la Cour avait conclu qu'elle pos-sédait compétence pour fixer le montant des répara-tions, mais qu'elle n'était pas en mesure de le faireimmédiatement, certains éléments lui faisant défaut.

C'est pourquoi une nouvelle procédure a été instituéepour permettre aux deux parties en cause d'examiner,de prouver ou de contester les sommes demandées àtitre d'indemnités.

Au cours de cette instance, l'Albanie fit connaîtrequ'aux termes du compromis signé entre les parties laCour aurait dû examiner uniquement la question deprincipe, à savoir si l'Albanie était obligée ou non depayer des indemnités au Royaume-Uni. En revanche,selon l'Albanie, la Cour n'était pas compétente pourfixer le montant desdites indemnités. En conséquence,le Gouvernement albanais décidait de ne pas prendrepart à la suite de la procédure.

A l'audience publique du 17 novembre 1949, aprèsavoir entendu les exposés des représentants britan-niques, la Cour fit savoir que, aux fins de pouvoirvérifier les chiffres et estimations produits par leRoyaume-Uni, elle avait décidé de confier cet examen àdes experts, vu la nature technique des questions sou-levées.

Les experts, deux spécialistes néerlandais en matièrede construction navale et de navires de guerre, dépo-sèrent leur rapport le 2 décembre et, au cours d'uneséance ultérieure, ils répondirent aux questions de

quelques juges désireux d'obtenir certains éclaircis-sements.

Dans le présent arrêt, la Cour constate que, le Gou-vernement albanais s'étant abstenu de faire valoir sesmoyens, c'est la procédure par défaut qui est applica-ble. La Cour ayant statué dans son arrêt du 9 avril sur sacompétence en cette matière, la question est passée enforce de chose jugée et n'est plus en discussion.

Cependant, même dans la procédure par défaut laCour est tenue de s'assurer que les conclusions de lapartie demanderesse sont fondées en fait et en droit.

La Cour examine donc successivement les trois chefsde la demande britannique : indemnité pour le rempla-cement du contre-torpilleur Saumarez, lequel fut uneperle totale à la suite des explosions survenues dans ledétroit de Corfou; indemnité à raison des dommagessubis par le contre-torpilleur Volage; enfin, indemnitésdues pour les décès survenus dans le personnel naval etpour les blessures infligées à ce personnel.

En ce qui est des deux premiers chefs de la demande,la Cour constate que, selon les experts désignés parelle, les chiffres énoncés par le Gouvernement duRoyaume-Uni pouvaient être considérés comme uneévaluation raisonnable et exacte des dommages subis.

Quant à la demande d'indemnité du chef des dom-mages subis par le personnel naval, la Cour estime quedes preuves documentaires suffisantes ont été produi-tes à cet égard par le Gouvernement du Royaume-Uni.

Elle conclut donc en adjugeant au Royaume-Uni sesconclusions et en condamnant l'Albanie à verser àcelui-ci une somme totale de 843 947 livres, à titre deréparations.

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6. COMPÉTENCE DE L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE POUR L'ADMISSIOND'UN ÉTAT AUX NATIONS UNIES

Avis consultatif du 3 mars 1950

La question relative à la compétence de l'Assembléegénérale des Nations Unies pour admettre un Etat auxNations Unies avait été soumise à la Cour., par avisconsultatif, par l'Assemblée dans sa résolution du22 novembre 1949.

La question était ainsi conçue :"Un Etat peut-il être admis comme Membre des

Nations Unies en vertu du paragraphe 2 de l'Article 4de la Charte, par décision de l'Assemblée généralelorsque le Conseil de sécurité n'a pas recommandéson admission, soit parce que l'Etat candidat n'a pasobtenu la majorité requise, soit parce qu'un Membrepermanent a voté contre une résolution tendant àrecommander son admission ?"La Cour a répondu négativement par 12 voix con-

tre 2. Chacun des deux juges dissidents — M. Alvarezet M. Azevedo — a joint à l'avis l'exposé de sa propreopinion.

La demande d'avis invite la Cour à donner une inter-prétation de l'Article 4, paragraphe 2, de la Charte.Avant d'aborder l'examen du fond de la question, laCour considère les objections faites à cet examen, soitparce qu'elle ne serait pas compétente pour interpréterla Charte, soit parce que la question aurait un caractèrepolitique.

Touchant sa compétence, la Cour rappelle son avisdu 28 mai 1948, où elle a déclaré qu'elle pouvait don-ner un avis consultatif sur toute question juridique, etqu'aucune disposition ne lui interdisait d'exercer àl'égard de l'Article 4 de la Charte, traité multilatéral,une fonction d'interprétation qui relève de l'exercicenormal de ses attributions judiciaires. Quant à la se-conde objection, la Cour rappelle également qu'elle nepeut attribuer le caractère politique à une demandelibellée en termes abstraits et qui, en lui déférant l'in-terprétation d'un texte conventionnel, l'invite à remplirune fonction essentiellement judiciaire. Il n'y a doncpas de motif pour la Cour de s'abstenir de répondre à laquestion qui lui est posée par l'Assemblée.

Cette question vise le cas où le Conseil de sécurité,ayant voté sur une recommandation, a tiré de son votela conclusion que la recommandation n'a pas été adop-tée faute de la majorité requise ou par suite de l'opposi-tion d'un membre permanent du Conseil : c'est le casoù l'Assemblée se trouve en présence d'une absence derecommandation du Conseil. Il ne s'agit pas de déter-miner les règles gouvernant les votes du Conseil et,notamment, de rechercher si le vote négatif d'un mem-bre permanent du Conseil fait échec à une recomman-dation qui a réuni sept voix ou davantage; le texte même

de la question implique qu'il y a dans ce cas absence derecommandation.

Donc, en cas d'absence de recommandation du Con-seil, l'Assemblée peut-elle admettre un Etat ?

Le sens de la disposition pertinente — l'Article 4,paragraphe 2 de la Charte — n'est pas douteux. Deuxchoses sont exigées pour l'admission : une recomman-dation du Conseil, une décision de l'Assemblée. L'em-ploi dans l'Article des termes "recommandations" et"sur" implique l'idée que la recommandation sert desupport à la décision. Ces deux actes sont indispensa-bles pour former le "jugement" de l'Organisation (Arti-cle 4, paragraphe 1). la recommandation étant la condi-tion préalable de la décision par laquelle s'effectuel'admission.

On a tenté de donner à la disposition un sens dif-férent, en invoquant les travaux préparatoires. Mais lepremier devoir d'un tribunal appelé à interpréter untexte est de s'efforcer à donner effet à ce texte, prisdans son contexte, en attribuant aux mots employésleur signification naturelle et ordinaire. En l'espèce, ilest facile d'établir le sens naturel et ordinaire des ter-mes pertinents et de leur donner effet. Dans ces condi-tions, la Cour estime qu'il ne lui est pas permis derecourir aux travaux préparatoires.

Les conclusions auxquelles la Cour arrive en con-sidérant l'Article 4, paragraphe 2, sont confirmées parl'économie de la Charte, et spécialement par les rap-ports établis entre l'Assemblée générale et le Conseil.L'un et l'autre sont des organes principaux des NationsUnies, et le Conseil n'est pas dans une position subor-donnée. D'aileurs, les organes auxquels l'Article 4 aconfié le jugement de l'Organisation en matière d'ad-mission ont constamment reconnu que l'admission nepouvait être prononcée que sur la base d'une recom-mandation du Conseil. Si l'Assemblée pouvait admet-tre un Etat en l'absence d'une recommandation duConseil, celui-ci serait privé d'un rôle important dansl'exercice d'une des fonctions essentielles de l'Orga-nisation. Et on ne saurait pas non plus admettre quel'absence de recommandation soit équivalente à une"recommandation défavorable" sur laquelle l'Assem-blée pourrait fonder la décision d'admission.

En s'en tenant aux limites de la demande, il suffit dedire que nulle part n'a été conféré à l'Assemblée lepouvoir de rectifier jusqu'à le contredire le sens du votedu Conseil. En conséquence, rien ne permet d'admettreau profit de l'Assemblée le pouvoir d'attribuer à un voteémis parle Conseil le caractère d'une recommandation,alors que le Conseil a estimé que ladite recommanda-tion n'était pas adoptée.

Telles sont les raisons pour lesquelles la Cour donneune réponse négative à la question posée par l'Assem-blée générale.

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7. INTERPRÉTATION DES TRAITÉS DE PAIX CONCLUS AVEC LA BULGARIE,LA HONGRIE ET LA ROUMANIE (PREMIÈRE PHASE)

Avis consultatif du 30 mars 1950

La question relative à l'interprétation des traités depaix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie et la Rou-manie avait été soumise à la Cour, pour avis consul-tatif, par l'Assemblée générale des Nations Unies (ré-solution du 19 octobre 1949).

Par 11 voix contre 3, la Cour a dit qu'il existait avecces pays des différends pour lesquels une procédure derèglement était prévue dans les traités eux-mêmes; etque les Gouvernements des trois pays étaient tenusd'exécuter les clauses des traités relatives au règlementdes différends, et notamment celles qui les obligent àdésigner leurs représentants aux commissions prévuespar les traités.

IV. Si la réponse à la question III est affirmative, laCommission ainsi constituée serait-elle qualifiée pourprendre des décisions définitives et obligatoires dans lerèglement d'un différend ?

Toutefois, les questions III et IV, qui se réfèrent àune clause des traités de paix chargeant le Secrétairegénéral des Nations Unies de désigner, à défaut d'ac-cord entre les parties, le tiers membre des commissionsprévues par les traités de paix pour le règlement desdifférends, n'ont pas été soumises à la Cour pour ré-ponse immédiate. La Cour n'aurait à les examiner quesi, dans le délai d'un mois après son avis sur les ques-tions II et III, la désignation des membres nationauxdes commissions n'a pas été effectuée.

Les circonstances dans lesquelles la Cour a été ame-née à se prononcer sont les suivantes :

En avril 1949, la question des droits de l'homme enBulgarie et en Hongrie ayant été portée devant l'As-semblée générale, celle-ci adopta une résolution parlaquelle elle exprimait le profond souci que lui inspi-raient les graves accusations portées à cet égard contreles Gouvernements de ces pays et attirait leur attentionsur les obligations leur incombant en vertu des traitésde paix qu'ils ont conclus avec les puissances alliées etassociées, notamment sur l'obligation de coopérer aurèglement de toutes ces questions.

Le 22 octobre 1949, l'Assemblée, en présence desaccusations portées en cette matière par certaines puis-sances contre la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie etrepoussées par celles-ci, constatant que les Gouver-nements de ces trois pays s'étaient refusés à désignerleurs représentants aux commissions prévues par lesclauses des traités relatives au règlement des diffé-rends, en alléguant qu'ils n'étaient pas juridiquementtenus de le faire, préoccupée de cette situation, avaitdécidé de soumettre à la Cour, pour avis consultatif, lesquestions suivantes :

I. Ressort-il de la correspondance diplomatiqueentre les trois Etats et certaines puissances alliées etassociées qu'il existe des différends pour lesquels une .procédure de règlement est prévue par les traités ?

II. Si oui, les trois Etats sont-ils tenus d'exécuterles clauses des traités relatives au règlement des dif-férends et, notamment, celles qui concernent la dési-gnation de leurs représentants aux commissions ?

III. Si la réponse à la question II est affirmative et sila désignation n'est pas effectuée dans les trente joursde la date où la Cour aura rendu son avis, le Secrétairegénéral des Nations Unies est-il autorisé à désigner letiers membre des commissions ?

Par son avis, la Cour répond aux questions I et II.

La Cour a examiné tout d'abord si l'Article 2, para-graphe 7, de la Charte, qui interdit aux Nations Uniesd'intervenir dans les affaires qui relèvent essentielle-ment d'un Etat, ne faisait pas obstacle à ce qu'ellerépondît à la demande d'avis. Elle a relevé, d'une part,que l'Assemblée générale avait justifié l'examen auquelelle avait procédé en invoquant l'Article 55 de la Chartequi impose aux Nations Unies de favoriser le respectuniversel et effectif des droits de l'homme et, d'autrepart, que la demande d'avis ne l'appelait pas à connaîtredes manquements allégués aux prescriptions des traitésrelatives aux droits de l'homme : cette demande tendseulement à obtenir des précisions juridiques concer-nant l'applicabilité de la procédure de règlement desdifférends, telle qu'elle est prévue dans les traités.Interpréter à cette fin les clauses d'un traité ne sauraitêtre envisagé comme une question relevant essentiel-lement de la compétence nationale d'un Etat. C'est unequestion de droit international qui, par sa nature, rentredans les attributions de la Cour.

La Cour a examiné, d'autre part, si le fait que laBulgarie, la Hongrie et la Roumanie avaient expriméleur opposition à la procédure d'avis ne devait pas ladéterminer, par application des principes qui gouver-nent le fonctionnement d'un organe judiciaire, à s'abs-tenir de répondre. Elle a relevé qu'autre chose était uneprocédure contentieuse aboutissant à un arrêt, autrechose une procédure consultative. Elle a estimé qu'elleavait le pouvoir d'apprécier, dans chaque cas d'espèce,si les circonstances étaient telles qu'elle dût s'abstenirde répondre. Dans le cas présent, nettement différentde celui de la Carélie orientale (1923), la Cour a estiméqu'elle n'avait pas à s'abstenir puisqu'on lui deman-dait d'éclairer l'Assemblée générale sur l'applicabilitéd'une procédure de règlement des différends et non deprononcer sur le fond de ces différends.

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Sur la question I, la Cour a répondu affirmativement,constatant, d'une part, qu'on se trouvait en présence dedifférends puisque certains Etats avaient porté contred'autres des accusations que ceux-ci repoussaient et,d'autre part, que ces différends étaient de ceux quitombent sous l'application des dispositions des traitésde paix relatives au règlement des différends.

Passant à la question II, la Cour en a précisé le sens,énonçant que celle-ci se référait uniquement à l'obliga-tion pour la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie d'exé-cuter les clauses des traités de paix sur le règlement desdifférends, et notamment à l'obligation pour ces Etatsde nommer leurs représentants aux commissions char-gées par les Traités de paix de statuer sur les différends.La Cour a constaté que toutes les conditions requisespour que soit ouverte la phase du règlement des dif-

férends par commissions sont remplies. Elle a doncrépondu affirmativement à la question II.

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* *

L'avis de la Cour a été prononcé en audience publi-que, le Secrétaire général des Nations Unies et les Etatssignataires des traités ayant été dûment prévenus. Letexte des conclusions de l'avis a été communiqué télé-graphiquement à ceux de ces Etats qui n'étaient pasreprésentés à l'audience.

Le juge Azevedo, tout en souscrivant à l'avis, y ajoint l'exposé de son opinion individuelle. Les jugesWiniarski, Zoricic et Krylov, considérant que la Coureût dû s'abstenir d'émettre un avis, y ont joint l'exposéde leur opinion dissidente.

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8. STATUT INTERNATIONAL DU SUD-OUEST AFRICAIN

Avis consultatif du 11 juillet 1950

La question relative au statut international du Sud-Ouest africain avait été soumise à la Cour, pour avisconsultatif, par l'Assemblée générale des NationsUnies (résolution du 6 décembre 1949).

A l'unanimité, la Cour a dit que le Sud-Ouest afri-cain était un territoire soumis au Mandat internationalassumé par l'Union sud-africaine le 17 décembre 1920;

Par 12 voix contre 2, que l'Union sud-africaine con-tinuait à être soumise aux obligations internationalesrésultant du Mandat et notamment à celles de présenterun rapport et de transmettre les pétitions des habitantsde ce territoire, les fonctions de contrôle devant êtreexercées par les Nations Unies et la référence à la Courpermanente de Justice internationale devant être rem-placée par la référence à la Cour internationale de Jus-tice, conformément à l'article 7 du Mandat et à l'Arti-cle 37 du Statut de ia Cour;

A l'unanimité, que les dispositions du Chapitre XIIde la Charte s'appliquaient au Territoire du Sud-Ouestafricain, en ce sens qu'elles fournissent le moyen deplacer le Territoire sous le régime de tutelle;

Par 8 voix contre 6, que la Charte n'imposait pas àl'Union sud-africaine l'obligation juridique de placer leTerritoire sous le régime de tutelle;

Enfin, à l'unanimité, que l'Union sud-africaine agis-sant seule n'était pas compétente pour modifier le sta-tut international du Territoire et que cette compétenceappartenait à l'Union sud-africaine agissant avec leconsentement des Nations Unies.

Les circonstances dans lesquelles la Cour a été ame-née à se prononcer sont les suivantes :

Le Territoire du Sud-Ouest africain était l'une despossessions allemandes d'outre-mer pour lesquellesl'Allemagne, en vertu de l'article 119 du Traité de Ver-sailles, avait renoncé à tous ses droits et titres en faveurdes principales puissances alliées et associées. Après laguerre de 1914-1918, ce territoire avait été placé sousmandat conféré à l'Union sud-africaine. Celle-ci devaitavoir pleins pouvoirs d'administration et de législa-tion sur le Territoire, qui serait administré comme par-tie intégrante de l'Union. Le Gouvernement de l'Uniondevait exercer une fonction d'administration interna-tionale au nom de la Société des Nations aux finsde favoriser le bien-être et le développement deshabitants.

A la suite de la seconde guerre mondiale, l'Unionsud-africaine, prétendant que le mandat avait pris fin, asollicité la reconnaissance par les Nations Unies del'incorporation du Territoire à l'Union sud-africaine.

Les Nations Unies refusèrent leur accord à cetteincorporation et invitèrent l'Union sud-africaine à pla-

cer le Territoire sous le régime de tutelle, conformé-ment aux dispositions du Chapitre XII de la Charte.

L'Union sud-africaine s'y étant refusée, c'est dansces conditions que, le 6 décembre 1949, l'Assembléegénérale des Nations Unies a adopté la résolution sui-vante :

"L'Assemblée générale,"Rappelant ses résolutions 65 (I) du 14 décembre

1949, 141 (II) du 1er novembre 1947 et 227 (III) du26 novembre 1948, relatives au Territoire du Sud-Ouest africain,

"Considérant qu'il est souhaitable que l'Assem-blée générale obtienne, pour poursuivre l'examen decette question, un avis consultatif sur les aspectsjuridiques qu'elle présente,

" 1 . Décide de soumettre les questions suivantesà la Cour internationale de Justice en la priant dedonner un avis consultatif qui sera transmis à l'As-semblée générale avant sa cinquième session ordi-naire si possible :

"Quel est le statut international du Territoire duSud-Ouest africain, et quelles sont les obligationsinternationales de l'Union sud-africaine qui en dé-coulent, et notamment :

"a) L'Union sud-africaine a-t-elle encore desobligations internationales en vertu du Mandatpour le Sud-Ouest africain et, si c'est le cas, quellessont-elles ?

"b) Les dispositions du Chapitre XII de laCharte sont-elles applicables au Territoire du Sud-Ouest africain et, dans l'affirmative, de quelle fa-çon le sont-elles ?

"c) L'Union sud-africaine a-t-elle compétencepour modifier le statut international du Territoiredu Sud-Ouest africain ou, dans le cas d'une ré-ponse négative, qui a compétence pour détermineret modifier le statut international du Territoire ?""2. Charge le Secrétaire général de transmettre

la présente résolution à la Cour internationale deJustice, conformément à l'Article 65 du Statut de laCour, et d'y joindre tout document pouvant servir àélucider la question."

Le Secrétaire général joindra notamment le texte del'Article 22 du Pacte de la Société des Nations; le textedu Mandat pour le Sud-Ouest africain allemand, con-firmé par le Conseil de la Société des Nations le 17 dé-cembre 1920; les documents pertinents concernant lesobjectifs et les fonctions du régime des mandats; letexte de la résolution sur la question des mandats,adoptée par la Société des Nations le 18 avril 1946; letexte des Articles 77 et 80 de la Charte ainsi que desrenseignements sur les débats auxquels ces articles ontdonné lieu à la Conférence de San Francisco et à l'As-

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semblée générale: le rapport de la Quatrième Commis-sion et les documents officiels, y compris les annexes,se rapportant à l'examen de la question du Sud-Ouestafricain lors de la quatrième session de l'Assembléegénérale.

Par son avis, la Cour a examiné tout d'abord la ques-tion de la continuation du Mandat conféré par les prin-cipales puissances alliées et associées à Sa Majestébritannique, pour être exercé en son nom par le Gou-vernement de l'Union de l'Afrique du Sud sur le Ter-ritoire du Sud-Ouest africain. La Cour a déclaré que laSociété des Nations n'était pas un "mandat" su sens oùce terme est employé dans la législation interne decertains Etats. Le mandat n'avait de commun que lenom avec les notions d'ailleurs diverses de mandat endroit interne. Le caractère essentiellement internatio-nal des fonctions de l'Union ressort du fait que l'exer-cice de ces fonctions était soumis à la surveillance duConseil de la Société des Nations et à l'obligation deprésenter des rapports annuels, ainsi que du fait quetous les membres de la Société des Nations pouvaientsoumettre à la Cour permanente de Justice internatio-nale tout différend avec le Gouvernement de l'Unionrelatif à l'interprétation ou à l'application des disposi-tions du Mandat.

Les obligations internationales assumées par l'Unionsud-africaine étaient de deux sortes : les unes concer-naient directement l'administration du Territoire et cor-respondaient à la mission sacrée de civilisation men-tionnée à l'Article 22 du Pacte; les autres avaient traitau mécanisme de mise en œuvre, étaient étroitementliées à la surveillance et aux fonctions de contrôle de laSociété des Nations. Elles correspondaient aux "ga-ranties pour l'accomplissement de cette mission".

Les obligations du premier groupe représentent l'es-sence même de la mission sacrée de civilisation. A touségards, leur raison d'être et leur objet primitif demeu-rent . Leur exécution ne dépendant pas de l'existence dela Société des Nations, elles ne pouvaient devenir ca-duques pour la seule raison que l'organe de surveillanceavait cessé d'exister. Cette manière de voir e:st confir-mée par l'Article 80, paragraphe premier, de la Chartequi maintient les droits des Etats et des peuples et lesdispositions des actes internationaux en vigueur jus-qu'à ce que les territoires dont il s'agit soient placéssous le régime de tutelle. Au surplus, la résolution de laSociété des Nations du 13 avril 1946 relativement auxterritoires sous mandat a dit que les fonctions de laSociété des Nations relativement à ces territoires pren-draient fin; elle n'a pas dit que les mandats eux-mêmesprendraient fin.

Par cette résolution, l'Assemblée de la Société desNations a manifesté sa conviction que les mandats con-tinueraient d'exister jusqu'à ce que de "nouveauxarrangements" soient pris, et l'Union sud-africaine,dans plusieurs déclarations faites à la Société des Na-tions aussi bien qu'aux Nations Unies, avait reconnuque les obligations découlant pour elle du Mandat con-tinuaient d'exister après la disparition de la Société desNations. La Cour constate que, si l'interprétation d'ins-truments juridiques donnée par les parties elles-mêmesn'est pas concluante pour en déterminer le sens, ellejouit néanmoins d'une grande valeur probante quandcette interprétation contient la reconnaissance par

l'une des parties de ses obligations en vertu d'un ins-trument.

Quant au second groupe d'obligations, la Cour cons-tate que des doutes peuvent naître du fait que les fonc-tions de surveillance de la Société des Nations sur leslerritoires sous mandat non placés sous le nouveaurégime de tutelle n'ont été ni transférées expressémentaux Nations Unies, ni assumées expressément par cetteorganisation. Néanmoins l'obligation pour un Etatmandataire de se prêter à une surveillance internatio-nale et de soumettre des rapports tient une place impor-tante dans le système des mandats. La Cour estimequ'on ne peut guère admettre que l'obligation de sesoumettre à surveillance ait disparu pour la simple rai-son que l'organe de contrôle a cessé d'exister, alors queles Nations Unies offrent un nouvel organe interna-tional chargé de fonctions analogues encore que nonidentiques.

Ces considérations sont confirmées par le paragra-phe 1 de l'Article 80 de la Charte qui garantit nonseulement les droits des Etats mais aussi ceux despeuples des territoires sous mandat jusqu'au momentoù seront conclus des accords de tutelle. La compé-tence de l'Assemblée générale des Nations Unies pourexercer ce contrôle et pour recevoir et examiner desrapports se déduit des termes généraux de l'Article 10de la Charte qui l'autorise à discuter toutes questions ouaffaires rentrant dans le cadre de la Charte et à formulersur ces questions ou affaires des recommandations auxMembres des Nations Unies. Au surplus, la résolutionde l'Assemblée de la Société des Nations du 18 avril1946 présuppose que les fonctions de surveillance exer-cées par la Société des Nations seraient reprises par lesNations Unies.

Quant au droit de pétitions qui n'était mentionné nidans le Pacte ni dans les dispositions du Mandat, il a étéorganisé par le Conseil de la Société des Nations. LaCour est d'avis que le droit ainsi acquis par les habitantsdu Sud-Ouest africain est maintenu par le paragra-phe premier de l'Article 80 de la Charte, tel que ce textea été interprété ci-dessus. La Cour est donc d'avis queles pétitions doivent être transmises par le Gouver-nement de l'Union à l'Assemblée générale des NationsUnies qui est en droit d'en connaître.

En conséquence, le Sud-Ouest africain doit toujoursêtre considéré comme un territoire tenu en vertu duMandat du 17 décembre 1920. Le degré de surveillanceà exercer par l'Assemblée générale ne saurait dépassercelui qui était appliqué sous le régime des mandats. Lesmêmes observations s'appliquent aux rapports annuelset aux pétitions.

En raison de l'Article 37 du Statut de la Cour interna-tionale de Justice et de l'Article 80, paragraphe premierde la Charte, la Cour estime que la compétence accor-dée par l'article 7 du Mandat à la Cour permanente deJustice internationale est encore en vigueur et qu'enconséquence l'Union sud-africaine est tenue de recon-naître comme obligatoire la juridiction de la Cour dansles termes prévus par ces dispositions.

Sur la question b, la Cour a répondu que les disposi-tions du Chapitre XI étaient applicables au Territoire duSud-Ouest africain en ce sens qu'elles fournissent lemoyen de placer le Territoire sous le régime de tutelle.

Sur la deuxième partie de la question, concernantla façon dont ce chapitre est applicable au Territoire,

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la Cour a répondu que les dispositions du chapitreen question n'imposaient pas à l'Union sud-africainel'obligation de placer le Territoire sous le régime detutelle par le moyen d'un accord de tutelle. Cette opi-nion se fonde sur les termes permissifs des Articles 75et 77 de la Charte. Ces articles se réfèrent à un "ac-cord" qui suppose le consentement des parties intéres-sées. Le fait que l'Article 77 envisage le placement"volontaire" de certains territoires sous le régime detutelle n'a pas pour effet de créer une obligation d'effec-tuer ce placement en ce qui concerne les autres ter-ritoires visés à l'Article. Le mot "volontairement",employé à propos des territoires de la catégorie c visés àl'Article 77, s'explique par un excès de prudence et parle désir de donner des assurances de libre initiative auxEtats possédant de tels territoires.

La Cour a estimé que si l'Article 80, paragraphe 2,avait eu l'intention de créer une obligation pour l'Etatmandataire de négocier et de conclure un accord, cetteintention eût été exprimée en termes positifs. Elle aestimé également que cet article n'avait pas davantagepour effet de créer une obligation d'entamer des négo-ciations en vue de conclure un accord de tutelle carcette disposition se réfère expressément à un retard ouun ajournement "de la négociation et de la conclusion"et non aux négociations seules. Au surplus, elle ne seréfère pas seulement aux territoires sous mandat maisaussi à d'autres territoires que les territoires sous man-dat. Enfin la simple obligation de négocier ne garantitpas en elle-même la conclusion d'accords de tutelle. Ilest vrai que la Charte n'a prévu et réglé qu'un seulrégime, le régime international de tutelle. S'il est permisde conclure qu'on s'attendait que les puissances man-dataires suivent la voie normale tracée par la Charte :c'est-à-dire conclure des accords de tutelle, la Cour nesaurait déduire de ces considérations générales uneobligation juridique pour les Etats mandataires de con-clure ou de négocier des accords de tutelle. Il ne luiappartient pas de se prononcer sur les devoirs poli-tiques ou moraux que ces considérations peuvententraîner.

Enfin sur la question c, la Cour a estimé que l'Unionn'est pas compétente pour modifier unilatéralement lestatut international du Territoire. Elle rappelle que leprocédé normal pour modifier le statut est de placerle territoire sous le régime de tutelle au moyen d'unaccord conclu conformément aux dispositions du Cha-pitre XII de la Charte.

L'article 7 du Mandat exigeait, pour en modifier lesdispositions, l'autorisation du Conseil de la Société desNations. Selon la réponse donnée par la Cour à laquestion a, ce pouvoir de surveillance appartient main-tenant à l'Assemblée générale des Nations Unies. LesArticles 79 et 85 de la Charte exigeant l'approbation del'Assemblée générale pour les accords de tutelle per-mettent d'appliquer par analogie la même procédure àune modification du statut international du territoiresous mandat dont l'objet ne serait pas de la placer sousrégime international de tutelle.

L'Union sud-africaine elle-même a estimé devoirsoumettre au "jugement" de l'Assemblée générale, entant qu'"organe international compétent", le projetd'incorporation du Territoire à l'Union. Elle a de cettemanière reconnu la compétence de l'Assemblée géné-rale en la matière. Sur la base de ces considérations, laCour a été amenée à conclure que la compétence pourdéterminer et modifier le statut international du Ter-ritoire appartient à l'Union sud-africaine agissant avecle consentement des Nations Unies.

Sir Arnold McNair et M. Read ont joint à l'avisl'exposé de leurs opinions individuelles.

MM. Alvarez, De Visscher et Krylov se sont pré-valus du droit que leur confère l'Article 57 du Statut etont joint à l'avis l'exposé de leurs opinions dissidentes.

Le Vice-Président a déclaré ne pouvoir se rallier àl'avis de la Cour sur la réponse à donner à la question b.Selon lui la Charte imposait à l'Union sud-africainel'obligation de placer le Territoire sous tutelle. A cepoint de vue comme à celui de l'économie générale destextes, il se rallie à l'opinion dissidente exprimée parM. De Visscher.

Les juges Zoricic et Badawi Pacha déclarent ne pou-voir se rallier à la réponse donnée par la Cour à ladeuxième partie de la question b et déclarent partagersur ce point les vues exprimées dans l'opinion de M. DeVisscher.

L'avis de la Cour a été prononcé en audience publi-que. Des exposés oraux ont été présentés au nom duSecrétaire général des Nations Unies par le Secrétairegénéral adjoint chargé du Département juridique et aunom des Gouvernements des Philippines et de l'Unionsud-africaine.

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9. INTERPRÉTATION DES TRAITÉS DE FAIX CONCLUS AVEC LA BULGARIE,LA SHONGRIE ET LA ROUMANIE (DEUXIÈME PHASE)

Avis consultatif du 18 juillet 1950

L'avis consultatif résumé ci-dessus traite de la se-conde phase de la question relative à l'interprétationdes traités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrieet la Roumanie. Par une résolution du 22 octobre 1949,l'Assemblée générale des Nations Unies avait soumis àla Cour, pour avis consultatif, les quatre questions sui-vantes :

"I. Ressort-il de la correspondance diplomatiqueéchangée entre la Bulgarie, la Hongrie et la Rou-manie, d'une part, et certaines puissances alliéeset associées signataires des Traités de paix, d'autrepart, touchant l'application de l'article 2 des traitésavec la Bulgarie et la Hongrie et de l'article 3 du traitéavec la Roumanie, qu'il existe des différends pourlesquels l'article 36 du Traité de paix avec la Bul-garie, l'article 40 du Traité de paix avec la Hongrie etl'article 38 du Traité de paix avec la Roumanie pré-voient une procédure de règlement ?

"Si la réponse à la question I est affirmative :"II. Les Gouvernements de la Bulgarie, de la

Hongrie et de la Roumanie sont-ils tenus d'exécuterles clauses des articles mentionnés à la question I,notamment celles qui concernent la désignation deleurs représentants aux commissions prévues par lestraités ?

"Si la réponse à la question II est affirmative, et si,dans les trente jours de la date où la Cour aura renduson avis, les Gouvernements intéressés n'ont pas faitconnaître au Secrétaire général qu'ils ont désignéleurs représentants aux commissions prévues par lestraités, et si le Secrétaire général en a informé la Courinternationale de Justice :

"III. Le Secrétaire général des Nations Uniesest-il autorisé, si l'une des parties ne désigne pas dereprésentant à une commission prévue par les Traitésde paix avec la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie,alors qu'elle est tenue d'en désigner un, à désigner letiers membre de la commission sur la demande del'autre partie au différend, conformément aux dis-positions des traités en cause ?

"Si la réponse à la question III est affirmative :"IV. Une commission prévue par les Iraités qui

serait composée d'un représentant de l'une des par-ties et d'un tiers membre désigné par le Secrétairegénéral des Nations Unies serait-elle considéréecomme commission au sens des articles pertinentsdes traités et qualifiée pour prendre des décisionsdéfinitives et obligatoires dans le règlement d'un dif-férend ?"

Le 30 mars 1950, la Cour a répondu aux deuxpremières questions en déclarant que la correspon-dance diplomatique échangée révélait l'existence dedifférends soumis aux dispositions des traités pour le

règlement des différends et que les Gouvernements dela Bulgarie, de la Hongrie et de la Roumanie avaientl'obligation de désigner leurs représentants aux com-missions prévues par les traités.

Le 1er mai 1950, le Secrétaire général des NationsUnies avait fait savoir à la Cour que, dans les trentejours à dater de l'avis consultatif rendu par elle surles deux premières questions, il n'avait pas été aviséqu'aucun des trois gouvernements intéressés eût dé-signé son représentant aux commissions prévues parles traités.

Le 22 juin 1950, le Gouvernement des Etats-Unisd'Amérique présente un exposé écrit. Le Gouverne-ment du Royaume-Uni avait précédemment fait con-naître ses vues sur les questions III et IV dans l'exposéécrit présenté lors de la première phase de l'affaire.

En audiences publiques, tenues le 27 et le 28 juin1950, la Cour entendit les exposés oraux présentés aunom du Secrétaire général par le Secrétaire généraladjoint chargé du Département juridique et au nom desGouvernements des Etats-Unis et du Royaume-Uni.

Dans son avis, la Cour a déclaré que, s'il est exactque la lettre du texte n'exclue pas absolument la pos-sibilité d'une désignation d'un tiers membre avant ladésignation par les parties de leurs commissaires res-pectifs, le sens naturel et ordinaire des termes employésréclame la désignation de ceux-ci avant celle du tiersmembre. Cela résulte clairement de la suite des faitsenvisagés dans l'article. En outre, c'est l'ordre normaladopté dans la pratique arbitrale et, en l'absence d'uneindication positive en sens contraire, il n'y a pas deraison de supposer que les parties aient voulu s'enécarter.

Le pouvoir du Secrétaire général de désigner le tiersmembre résulte exclusivement de la volonté des partiestelle qu'elle s'est exprimée dans la clause de règlementdes différends. Par sa nature même, une telle clause estde droit strict et l'on ne peut en étendre l'effet en dehorsdes cas expressément prévus. Le cas envisagé par lestraités est celui d'un défaut d'accord entre les partiessur le choix du tiers membre et nullement celui, beau-coup plus grave, d'un refus complet de coopération del'une d'elles, allant jusqu'au refus de désignation de sonpropre commissaire.

Pour justifier une intervention dans l'ordre normaldes désignations, il faudrait que l'attitude des partiesdémontre qu'elles ont voulu cette intervention pour fa-ciliter la constitution de la commission selon les termesdes traités. Mais tel n'est pas ici le cas. Dans ces condi-tions, la désignation d'un tiers membre par le Secrétairegénéral au lieu de conduire à la constitution d'une com-mission de trois membres, telle que les traités l'ontvoulue, ne pourrait aboutir qu'à la constitution effec-tive d'une commission de deux membres, ce qui n'est

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pas le genre de commission prévu par les traités. L'op-position du seul commissaire national désigné pourraitempêcher la commission de prendre une décision. Unetelle commission ne pourrait statuer qu'à l'unanimitéalors que la clause de règlement des différends prévoitune décision à la majorité. Il n'est pas douteux, enfin,que les décisions d'une commission de deux membres,dont l'un serait désigné par l'une des parties seulementne jouirait pas du même degré d'autorité morale quecelle d'une commission de trois membres.

En définitive, le Secrétaire général ne saurait êtreautorisé à procéder à la désignation d'un tiers membreque s'il était possible de constituer la commission enconformité des clauses des traités.

Dans son avis du 30 mars 1950, la Cour avait constatéque les Gouvernements de la Bulgarie, de la Hongrie etde la Roumanie étaient dans l'obligation de désignerleurs représentants aux commissions prévues par lesTraités.

Le refus de s'acquitter d'une obligation convention-nelle est de nature à engager la responsabilité inter-nationale. Toutefois, ce refus ne saurait modifier lesconditions prévues par les traités pour l'exercice dupouvoir de désignation du Secrétaire général. Ces con-ditions ne sont pas réunies ici et il ne peut être suppléé àleur absence en faisant valoir qu'elle est due à un man-quement à une obligation conventionnelle. L'ineffica-cité d'une procédure de règlement des différends, enraison de l'impossibilité de constituer la commissionprévue par les traités est une chose, la responsabilitéinternationale en est une autre. On ne répare par lesconséquences d'un manquement à une obligation con-ventionnelle en créant une commission qui ne serait pascelle que les traités ont eu en vue. La Cour est appelée àinterpréter les traités, non à les réviser.

Le principe qu'une clause doit être interprétée demanière à lui donner effet utile ne peut pas davantagepermettre à la Cour d'attribuer aux dispositions un sensqui en contredirait la lettre et l'esprit.

Le fait qu'une commission d'arbitrage peut statuervalablement, bien que le nombre primitif de ses mem-

bres soit réduit par la suite, par exemple par le retrait del'un des commissaires, ne permet pas de raisonner paranalogie sur le cas de la désignation d'un tiers membrepar le Secrétaire général dans des circonstances autresque celles prévues aux traités, car c'est précisément laquestion de la validité initiale de la commission qui estici en cause.

On ne peut prétendre non plus qu'une réponse néga-tive de la Cour à la question III risquerait de com-promettre dangereusement l'avenir des nombreusesclauses d'arbitrages semblables dans d'autres traités.La pratique arbitrale démontre que si les rédacteursdes conventions d'arbitrage se sont fréquemment pré-occupés de pourvoir aux conséquences du défaut d'ac-cord sur la désignation du tiers arbitre, ils se sontabstenus en dehors de cas exceptionnels de prévoir lerefus des parties de désigner leur propre commissaire.Les quelques traités qui contiennent des dispositionsexpresses en la matière démontrent que les signatairesont eu le sentiment qu'il ne pouvait être pourvu à cettecarence simplement par voie d'interprétation. En réa-lité le risque est minime, car, normalement, chacunedes parties a intérêt à désigner son propre commissaireet doit en tout cas être présumée respectueuse de sesobligations conventionnelles. Le fait qu'il en a étéautrement ici n'autorise pas la Cour à sortir de son rôlejudiciaire sous prétexte de remédier à une carence àlaquelle les traités ont omis de pourvoir.

Par ces motifs, la Cour a décidé de répondre néga-tivement à la question III et a déclaré que dans cesconditions il n'y avait pas lieu pour elle d'envisager laquestion IV.

L'arrêt a été rendu par 11 voix contre 2.Le juge Krylov, tout en souscrivant à la conclusion

de l'avis et à son raisonnement en général, a déclaré nepouvoir se rallier à ceux des motifs qui se réfèrent à laquestion de la responsabilité internationale, cette ques-tion sortant, à son avis, du cadre de la question posée àla Cour.

MM. Read et Azevedo, juges, ont joint à l'avisl'exposé de leurs opinions dissidentes.

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10. AFFAIRE DU DROIT D'ASILE

Arrêt du 20 novembre 1950

L'affaire colombo-péruvienne du droit d'asile tireson origine de l'asile accordé le 3 janvier 1949 parl'Ambassadeur de la Colombie à Lima à M. Victor RaulHaya de la Torre, chef au Pérou d'un parti politique,l'Alliance populaire révolutionnaire américaine. Le3 octobre 1948, une rébellion militaire avait éclaté auPérou et Haya de la Torre avait été poursuivi commeresponsable de l'avoir suscitée et dirigée. Il fut recher-ché en vain par les autorités péruviennes puis, lorsqu'ilse fut asilé, l'Ambassadeur de la Colombie à Limademanda pour lui, en le qualifiant de réfugié politique,un sauf-conduit pour quitter le pays. Le Gouvernementdu Pérou refusa : selon lui, Haya de la Torre avaitcommis des délits de droit commun et ne pouvait béné-ficier de l'asile. Ne pouvant se mettre d'accord, laColombie et le Pérou ont soumis à la Cour certainesquestions concernant le différend ayant surgi entreeux : ces questions ont été spécifiées dans une requêteprésentée par la Colombie et dans une demande recon-ventionnelle présentée par le Pérou.

Dans son arrêt, la Cour, par 14 voix contre 2, adéclaré que la Colombie n'a pas le droit de qualifierunilatéralement, d'une manière obligatoire pour le Pé-rou, la nature du délit; par 15 voix contre une, ellea déclaré que le Gouvernement du Pérou n'est pasobligé de délivrer un sauf-conduit à l'asile. D'autrepart, elle a rejeté, par 15 voix contre une, la thèseinvoquée par le Pérou, selon laquelle Haya de la Torreétait accusé de délits de droit commun : la Cour aconstaté que le seul chef d'accusation prononcé contreHaya de la Torre est celui de rébellion militaire, et larébellion militaire n'est pas en soi un crime de droitcommun. Enfin, par 10 voix contre 6, la Cour, sanscritiquer l'attitude de l'Ambassadeur de la Colombieà Lima, a estimé que les conditions nécessaires pourque l'asile puisse être octroyé en conformité des trai-tés pertinents ne se trouvaient pas réunies lorsqu'ilaccueillit Haya de la Torre. En effet, selon l'inter-prétation que la Cour a donné de la Convention deLa Havane, l'asile ne peut faire obstacle à des pour-suites engagées devant les autorités judiciaires fonc-tionnant conformément aux lois.

Les faits à la suite desquels la Cour a été saisie del'affaire, tels que les énonce l'arrêt, sont les suivants :

Le 3 octobre 1948, une rébellion militaire éclatait auPérou; elle fut réprimée le même jour. Le lendemain, undécret relevait à la charge d'un parti politique, l'Al-liance populaire révolutionnaire américaine, le faitd'avoir préparé et dirigé la rébellion. Le chef du parti,Victor Raul Haya de la Torre, fut dénoncé commeresponsable. Avec d'autres membres du parti il futpoursuivi, l'objet des poursuites étant le délit de ré-bellion militaire. Non encore appréhendé le 16 novem-

bre, des sommations furent publiées lui ordonnant de seprésenter devant le juge d'instruction. Le 3 janvier1949, il trouva asile à l'Ambassade de la Colombie àLima. Entre-temps, le 27 octobre 1948, une junte mili-taire s'était emparée du pouvoir au Pérou et avait publiéun décret prévoyant l'institution de cours martialespour juger sommairement dans les cas de rébellion,sédition et émeute : mais ce décret ne fut pas appliqué àla procédure judiciaire intentée contre Haya de la Torreet autres, et il a été déclaré devant la Cour qu'il n'étaitpas applicable à cette procédure. En outre, pendant lapériode du 4 octobre 1948 au début de février 1949, lePérou s'est trouvé en état de siège.

Le 4 janvier 1949, l'Ambassadeur de la Colombie àLima porta à la connaissance du Gouvernement duPérou l'asile accordé à Haya de la Torre; il demanda enmême temps la délivrance d'un sauf-conduit pour per-mettre au réfugié de quitter le pays. Le 14 janvier, ilprécisa que l'"asilé" était qualifié de réfugié politique.Le Gouvernement du Pérou contesta cette qualificationet refusa le sauf-conduit. Une correspondance diplo-matique s'ensuivit, qui aboutit à la signature, à Lima, le31 août 1949, d'un acte par lequel les deux gouver-nements convinrent de saisir la Cour internationale deJustice.

Devant la Cour, la Colombie a soutenu que, selon lesconventions en vigueur — Accord bolivarien de 1911relatif à l'extradition, Convention de La Havane de1928 relative à l'asile, Convention de Montevideo de1933 relative à l'asile politique — et selon le droit inter-national américain, elle était fondée à qualifier la naturedu délit aux fins de l'asile. A cet égard, la Cour estimeque, s'il s'agissait d'une qualification provisoire, lasolution ne serait pas douteuse : le représentant di-plomatique examine si les conditions requises sont rem-plies, il se prononce et, s'il y a contestation, un dif-férend s'élève, qui peut être réglé selon les méthodesprévues par les parties.

Mais il résulte de la procédure que la Colombie re-vendique un droit de qualification unilatérale et défi-nitive, obligatoire pour le Pérou. Le premier des trai-tés qu'elle invoque — l'Accord bolivarien —, qui estun traité d'extradition, se borne, en un article, à re-connaître l'institution de l'asile conformément auxprincipes du droit international. Or, ces principes necomportent pas le droit à la qualification unilatérale.D'autre part, lorsque l'accord bolivarien fixe des règlespour l'extradition, on ne saurait en tirer de conclusionspour l'asile diplomatique. Dans les cas de l'extradition,le réfugié se trouve sur le territoire de l'Etat de refuge :si l'asile lui est octroyé, la décision ne déroge pas à lasouveraineté de l'Etat où a été commis le délit. Aucontraire, dans le cas de l'asile diplomatique, le réfugié

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se trouve sur le territoire de l'Etat dans lequel il acommis le délit : la décision d'asile déroge à la sou-veraineté de l'Etat territorial et soustrait le délinquant àsa justice.

Quant au second traité invoqué par la Colombie — laConvention de La Havane —, il ne reconnaît le droit dequalification unilatérale ni explicitement ni implicite-ment. Le troisième traité — la Convention de Mon-tevideo — n'a pas été ratifié par le Pérou et ne sauraitêtre invoqué contre lui.

Enfin, pour ce qui est du droit international amé-ricain, la Colombie n'a pas prouvé qu'il existât, régio-nalement ou localement, un usage constant et uniformede qualification unilatérale, traduisant un droit pourl'Etat asilant et un devoir pour l'Etat territorial. Lesfaits soumis à la Cour révèlent trop de contradictions etde fluctuations pour qu'il soit possible d'en dégager unecoutume propre à l'Amérique latine et ayant force dedroit.

Il s'ensuit que la Colombie, en tant qu'Etat octroyantl'asile, n'a pas le droit de qualifier la nature du délit parune décision unilatérale et définitive, obligatoire pour lePérou.

La Colombie a également soutenu que le Pérou avaitl'obligation de délivrer un sauf-conduit pour que l'asilepuisse quitter le pays en toute sûreté. La Cour, laissantpour le moment de côté la question de savoir si l'asile aété régulièrement accordé et maintenu, constate que laclause de la Convention de La Havane, qui prévoit desgaranties pour l'asile est applicable au seul cas où l'Etatterritorial exige qu'il quitte son territoire : c'est seu-lement après qu'une telle exigence a été formulée qu'àson tour l'agent diplomatique ayant octroyé l'asile peutexiger un sauf-conduit. Certes, il existe une pratiqueselon laquelle l'agent diplomatique sollicite immédia-tement un sauf-conduit, lequel lui est accordé : maiscette pratique qui s'explique par des motifs d'opportu-nité ne comporte pas d'obligation pour l'Etat territorial.

En l'espèce, le Pérou n'a pas demandé le départdu réfugié; il n'est donc pas tenu de délivrer un sauf-conduit.

Le Pérou, par une demande reconventionnelle, a priéla Cour de dire que l'asile avait été accordé à Haya de laTorre en violation de la Convention de La Havane,d'abord parce que Haya de la Torre était accusé nond'un délit politique mais d'un délit de droit commun, etensuite parce qu'il n'y aurait pas eu l'urgence qui, selonla Convention de La Havane, est nécessaire pour jus-tifier l'asile.

Après avoir observé que la remise éventuelle du ré-fugié n'a à aucun moment été demandée par le Pérou, laCour examine le premier point. A cet égard, elle cons-tate que l'unique chef d'accusation contre l'asile est larébellion militaire, qui n'est pas un crime de droit com-mun. Par conséquent, elle déclare mal fondée la de-mande reconventionnelle du Pérou sur ce point et larejette.

Pour ce qui concerne l'urgence, la Cour, après avoirremarqué que la justification essentielle de l'asile setrouve dans l'imminence ou la persistance d'un dangerpour la personne du réfugié, analyse les faits.

Trois mois s'étaient écoulés entre la rébellion mili-taire et l'octroi de l'asile. Il ne s'agissait pas de protégerHaya de la Torre, dans un but humanitaire, contrel'action violente et désordonnée d'éléments irresponsa-bles de la population. Le danger qui menaçait Haya dela Torre était celui d'être exposé à des poursuites judi-ciaires. Or, la Convention de La Havane n'a pas vouluprotéger contre le danger de poursuite régulière uncitoyen qui attente aux institutions de son pays. Il nesuffit pas d'être accusé d'un crime politique pour avoirqualité à recevoir l'asile, lequel est opposable à l'actionde la justice seulement si l'arbitraire se substitue à larègle de la loi. Il n'a pas été prouvé que la situation auPérou à l'époque impliquait la subordination de la jus-tice à l'exécutif ou l'abolition des garanties judiciaires.

D'ailleurs, la Convention de La Havane n'a pas puétablir un régime juridique qui garantirait aux accuséspolitiques le privilège d'échapper à leur juridiction na-tionale. Une telle conception se heurterait à l'une desplus anciennes traditions de l'Amérique latine; celle dela non-intervention. Car si la Convention de La Havaneavait voulu assurer une protection générale à toutepersonne poursuivie pour délits politiques au coursd'événements révolutionnaires, pour la seule raisonque l'on doit présumer que l'administration de la jus-tice s'en trouve altérée, on aboutirait à des ingérencesétrangères particulièrement blessantes dans les affairesintérieures des Etats.

Quant aux nombreux cas d'espèce cités par la Co-lombie, la Cour estime que des considérations de con-venance ou d'opportunité politique semblent avoir dé-terminé l'Etat territorial à reconnaître l'asile sans quecette décision lui fût dictée par le sentiment d'un devoirjuridique quelconque. L'asile en Amérique latine estune institution qui doit largement son développement àdes facteurs extra-juridiques.

Tout en prononçant qu'au moment de l'octroi del'asile, le 3 janvier 1949, il n'y avait pas cas d'urgence ausens de la Convention de La Havane, l'arrêt précisequ'il n'y a là aucune critique à l'égard de l'Ambas-sadeur de la Colombie. L'appréciation que celui-ci a étéamené à faire n'est pas l'élément pertinent au sujet de lavalidité de l'asile : seule importe la réalité objective desfaits.

La Cour arrive donc à la conclusion que l'octroi del'asile n'était pas conforme à l'article 2, paragraphe 2,de la Convention de La Havane.

Les deux conclusions de la Colombie ont été re-jetées, la première par 14 voix contre 2 (MM. Azevedo,juge, et Caicedo, juge ad hoc); la deuxième, par 15 voixcontre une (M. Caicedo). Quant à la demande recon-ventionnelle du Gouvernement du Pérou, elle a étérejetée par 15 voix contre une en tant qu'elle étaitfondée sur une violation de l'article de la Convention deLa Havane qui prévoit que l'asile ne peut être accordé àdes personnes accusées pour délits de droit commun.Mais, sur le second point, la demande reconvention-nelle a été accueillie par 10 voix contre 6 (MM. Alvarez,Zoricic, Badawi Pacha, MM. Read et Azevedo, juges,M. Caicedo, juge ad hoc).

Jointes à l'arrêt se trouvent les opinions dissidentesde MM. Alvarez, Badawi Pacha, Read, Azevedo etCaicedo. M. Zoricic s'est, quant au second point dela demande reconventionnelle, rallié à l'opinion dis-sidente de M. Read.

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11. DEMANDE D'INTERPRÉTATION DE L'ARRÊT DU 20 NOVEMBRE 1950EN L'AFFAIRE DU DROIT D'ASILE

Arrêt du 27 novembre 1950

L'affaire traite de la demande en interprétation del'arrêt que la Cour avait rendu le 20 novembre en l'af-faire du droit d'asile (Colombie-Pérou). Cette demandelui avait été présentée au nom du Gouvernement de laColombie le jour même où l'arrêt à interpréter avait étérendu.

Par 12 voix contre une. la Cour, au sein de laquellesiégeaient deux juges ad hoc, l'un désigné par le Gou-vernement de la Colombie et l'autre désigné par leGouvernement du Pérou, a jugé que la demande n'étaitpas recevable.

*

Dans son arrêt, la Cour rappelle d'abord que, pourpouvoir donner suite à une demande en interprétation,il faut, aux termes du Statut, que la demande ait réel-lement pour objet une interprétation de l'arrêt, ce quisignifie qu'elle doit viser uniquement à faire éclaircir lesens et la portée de ce qui a été décidé avec forceobligatoire par l'arrêt. Il faut encore qu'il existe unecontestation entre les parties sur le sens et la portée del'arrêt.

La Cour note ensuite que le Gouvernement de laColombie lui demande de répondre à trois questions :Faut-il comprendre l'arrêt du 20 novembre 1950 :

a) Dans le sens qu'il convient de reconnaître deseffets juridiques à la qualification faite par l'Ambas-sadeur de Colombie à Lima du délit imputé à Haya de laTorre;

b) Dans le sens que le Pérou n'a pas le droit d'exigerla remise de l'asile, ni la Colombie l'obligation de leremettre;

c) Ou, au contraire, dans le sens que la Colombiedoit remettre l'asile ?

Quant à la première question, la Cour constate qu'ils'agit d'un point que les parties ne lui avaient pas sou-mis : la Cour n'avait été appelée à se prononcer que surune conclusion formulée par la Colombie en termesabstraits et généraux.

Quant aux deux autres questions, il s'agit en réalitéd'une alternative, qui a trait à la remise du réfugié. Or,ce point était aussi resté entièrement en dehors desdemandes des parties : par conséquent, la Cour nepouvait se prononcer sur lui. C'eût été aux parties deformuler à cet égard leurs prétentions respectives, etelles se sont complètement abstenues. Quand la Colom-bie croit apercevoir des lacunes dans l'arrêt, il s'agit enréalité de points nouveaux sur lesquels il ne peut êtrestatué par voie d'interprétation : l'interprétation nesaurait en aucun cas dépasser les limites de l'arrêttelles que les ont tracées d'avance les conclusions desparties.

Enfin, la condition imposée par le Statut, selonlaquelle il faut une contestation, n'est pas remplie :aucune contestation entre parties n'a été portée à laconnaissance de la Cour, et il ressort de la date même alaquelle la demande en interprétation a été introduitequ'une telle contestation n'a pu se manifester d'aucunemanière.

C'est pour ces motifs que la Cour déclare irreceva-ble la demande en interprétation présentée par la Co-lombie.

M. Caicedo Castilla, juge ad hoc désigné par le Gou-vernement de la Colombie, a déclaré n'avoir pu serallier à l'arrêt. Sa déclaration est jointe à l'arrêt.

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12. RÉSERVES À LA CONVENTION POUR LA PRÉVENTIONET LA RÉPRESSION DU CRIME DE GÉNOCIDE

Avis consultatif du 28 mai 1951

La question relative aux réserves à la Conventionpour la prévention et la répression du crime de génocideavait été soumise à la Cour, pour avis consultatif, parl'Assemblée générale des Nations Unies (résolution du16 novembre 1950) en ces termes :

"En ce qui concerne la Convention pour la pré-vention et la répression du crime de génocide, dansl'hypothèse du dépôt par un Etat d'un instrument deratification ou d'adhésion contenant une réserve for-mulée soit au moment de la ratification ou de l'adhé-sion, soit au moment de la signature suivie de ratifi-cation :

"I. L'Etat qui a formulé la réserve peut-il êtreconsidéré comme partie à la Convention aussi long-temps qu'il maintient sa réserve si une ou plusieursparties à la Convention font une objection à cetteréserve, les autres parties n'en faisant pas ?

"II. En cas de réponse affirmative à la premièrequestion, quel est l'effet de cette réserve dans lesrelations entre l'Etat qui a formulé la réserve et :

"a) Les parties qui ont fait une objection à laréserve ?

"¿) Celles qui l'ont acceptée ?"III. En ce qui concerne la réponse à la ques-

tion I, quel serait l'effet juridique d'une objection àune réserve si cette objection est faite par :

"a) Un signataire qui n'a pas encore ratifié la Con-vention ?

"/?) Un Etat qui a le droit de signer ou d'adhérer,mais qui ne l'a pas encore fait ?"Des exposés écrits avaient été soumis à la Cour à ce

sujet par les Etats et organisations dont les noms sui-vent : Organisation des Etats américains, Union desRépubliques socialistes soviétiques, Royaume haché-mite de Jordanie, Etats-Unis d'Amérique, Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, Secré-taire général des Nations Unies, Israël, Organisationinternationale du Travail, Pologne, Tchécoslovaquie,Pays-Bas, République populaire de Roumanie, Répu-blique socialiste soviétique d'Ukraine, République po-pulaire de Bulgarie, République socialiste soviétiquede Biélorussie, République des Philippines. En outre,la Cour avait entendu des exposés oraux présentésau nom du Secrétaire général des Nations Unies etdes Gouvernements d'Israël, du Royaume-Uni et de laFrance.

Aux questions qui lui ont été posées, la Cour, par7 voix contre 5, a donné les réponses suivantes :Sur la question I :

L'Etat qui a formulé et maintenu une réserve àlaquelle une ou plusieurs parties à la Convention fontobjection, les autres parties n'en faisant pas, peut être

considéré comme partie à la Convention si ladite ré-serve est compatible avec l'objet et le but de celle-ci; ilne peut l'être dans le cas contraire.Sur la question II :

a) Si une partie à la Convention fait objection à uneréserve qu'elle estime n'être pas compatible avec l'ob-jet et le but de la Convention, elle peut, en fait, con-sidérer l'Etat qui a formulé cette réserve comme n'étantpas partie à la Convention;

b) Si, au contraire, une partie accepte la réservecomme étant compatible avec l'objet et le but de laConvention, elle peut, en fait, considérer l'Etat quia formulé cette réserve comme étant partie à la Con-vention.Sur la question III :

a) Une objection à une réserve faite par un Etatsignataire qui n'a pas encore ratifié la Convention nepeut avoir l'effet juridique indiqué dans la réponse à laquestion I que lors de la ratification. Jusqu'à ce mo-ment, elle sert seulement à avertir les autres Etats del'attitude éventuelle de l'Etat signataire.

b) Une objection à une réserve faite par un Etat qui ale droit de signer ou d'adhérer mais qui ne l'a pas encorefait ne produit aucun effet juridique.

Jointes à l'avis se trouvent deux opinions dissiden-tes : l'une de MM. Guerrero, vice-président, sir ArnoldMcNair, Read, Hsu Mo, juges; l'autre de M. Alvarez,juge.

Dans son avis, la Cour réfute d'abord les argumentssur lesquels certains gouvernements se sont fondéspour contester son pouvoir d'exercer en l'espèce sacompétence consultative. Elle passé ensuite à l'examendes questions qui lui sont posées, après avoir constatéqu'elles se limitaient à la Convention sur le génocide etsont de caractère abstrait.

La première question porte sur le point de savoir si unEtat qui a formulé une réserve peut, tant qu'il la main-tient, être considéré comme partie à la Convention surle génocide, alors que certaines des parties contractan-tes objectent à la réserve. Certes, dans ses rapportsconventionnels, un Etat ne peut être lié sans son con-sentement : une réserve ne lui est donc opposable ques'il y donne son assentiment. D'autre part, c'est unprincipe reconnu que toute convention multilatérale estle fruit d'un accord librement intervenu. A ce principese rattachait la notion de l'intégrité de la Conventiontelle qu'elle aété adoptée, notion qui, dans son accepta-tion traditionnelle, a conduit à ne reconnaître une ré-serve comme valable que si elle est acceptée par tousles contractants. Cette conception conserve une valeur

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de principe indéniable mais, en ce qui concerne la Con-vention sur le génocide, son application est assoupliepar une ensemble de circonstances parmi lesquelles ilfaut retenir le caractère universel des Nations Unies,sous les auspices desquelles la Convention a été con-clue, et la très large participation que la Conventionelle-même a entendu organiser. Une telle participationà des conventions de ce genre a déjà entraîné une flexi-bilité plus grande dans la pratique. Usage plus généraldes réserves, part très importante faite à l'assentimenttacite aux réserves, admission de l'Etat auteur de laréserve comme partie à la Convention dans ses rapportsavec les Etats ayant accepté la réserve : ce sont là desmanifestations d'un besoin nouveau d'assouplissementdans lejeu des conventions multilatérales. D'ailleurs, laConvention sur le génocide, si elle a été approuvée àl'unanimité, n'en résulte pas moins de votes de majo-rité — ce qui peut mettre certains Etats dans la néces-sité de formuler des réserves.

De l'absence dans une convention d'un article relatifaux réserves, on ne peut conclure qu'elles soient inter-dites. Dans le silence de la convention, pour appréciers'il est possible de formuler des réserves et quels se-raient leurs effets, il faut tenir compte de son caractère,de son objet, de ses dispositions, de son mode d'éla-boration et d'adoption. D'ailleurs, le travail de prépara-tion de la Convention sur le génocide montre qu'uneentente s'est formée à l'Assemblée générale quant à lafaculté d'y apporter des réserves et qu'il est permis d'enconclure qu'au moment de devenir parties le:; Etats yont donné leur assentiment.

Mais quel est le caractère des réserves qui peuventêtre formulées et des objections qui peuvent leur êtreopposées ? La réponse doit être cherchée dans les traitsparticuliers de la Convention sur le génocide. Les prin-cipes sur lesquels elle est fondée sont reconnus par lesnations civilisées comme obligeant les Etats, même endehors de tout lien conventionnel; elle est vouluecomme une convention de portée universelle ; son butest purement humain et civilisateur; les contractantsn'ont ni avantages ni désavantages individuel;;, ni inté-rêts propres, mais un intérêt commun. D'où il est per-mis de conclure que l'objet et le but de la Conventionimpliquent chez l'Assemblée générale et les ¡Etats quil'ont adoptée l'intention de réunir le plus grand nombrede participation. Cette intention serait frustrée si uneobjection à une réserve mineure entraînait une exclu-sion complète. En revanche, on ne pourrait prêter auxcontractants la pensée de chercher à réunir le nombreen sacrifiant les fins de la Convention. C'est donc lacompatibilité de la réserve avec l'objet et le but de laConvention qui doit fournir le critère de l'attitude del'Etat qui fait la réserve comme de l'Etat qui y objecte.

Par conséquent, la question I, en raison de son ca-ractère abstrait, n'est pas susceptible de recevoir uneréponse absolue : l'appréciation d'une réserve et deseffets d'une objection dépend des circonstances par-ticulières de chaque cas.

La Cour passe ensuite à la question II, par laquelleelle est invitée à dire quel est l'effet de la réserve dansles relations, entre, d'une part, l'Etat qui la formule et,d'autre part, celles des parties qui y objectent et cellesqui l'acceptent. Les mêmes considérations sont appli-cables. Aucun Etat ne peut être lié par une réserve àlaquelle il n'a pas consenti et, par suite, chacun s'ins-pirant de son appréciation personnelle de la réserve,dans les limites du critère de l'objet et du but énoncé ci-dessus, peut (ou non) considérer l'Etat qui la formulecomme partie à la Convention. Un assentiment n'auranormalement d'effet que dans les rapports entre lesdeux Etats. Toutefois, il pourrait aboutir à l'exclusioncomplète de la Convention dans l'hypothèse où il amè-nerait une prise de position sur le plan juridictionnel :en effet, certaines parties, tenant l'assentiment pourincompatible avec le but de la Convention, pourraientvouloir soumettre le différend ainsi né à une juridiction,soit par le moyen d'un compromis, soit en appliquant laprocédure de règlement des différends prévue à la Con-vention elle-même.

Les inconvénients des divergences de vues sur l'effetd'une réserve sont réels. Un article relatif à l'usage desréserves aurait pu y obvier. Ils sont atténués par l'obli-gation commune des Etats contractants de s'inspirer,dans leur jugement, de la compatibilité ou de l'incom-patibilité de la réserve avec l'objet et le but de la Con-vention. Il faut évidemment supposer chez les contrac-tants la volonté de préserver de toute façon ce qui estessentiel aux fins de la Convention.

La Cour en vient enfin à la question 111 relative àl'effet d'une objection émanant d'un Etat qui a le droitde signer et de ratifier mais ne l'a pas fait, ou d'un Etatqui a signé mais qui n'a pas encore ratifié. Pour lespremiers, il ne serait pas convenable qu'un Etat, qui nepossède aucun droit dérivant de la Convention, puisseen exclure un autre Etat. Quant aux Etats signataires,leur situation est plus favorable : ils ont partiellementaccompli les actes nécessaires pour être parties à laConvention, et ce statut provisoire leur donne qualitépour formuler au titre conservatoire des objectionsayant elles-mêmes un caractère provisoire. Si la signa-ture est suivie de ratification, l'objection devient défi-nitive, sinon elle tombe. Donc l'objection ne produitpas un effet juridique immédiat, mais fixe et proclamel'attitude de chaque Etat signataire quand il sera de-venu partie.

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13. AFFAIRE HAYA DE LA TORRE

Arrêt du 13 juin 1951

L'affaire Haya de la Torre, entre la Colombie et lePérou, avec, comme partie intervenante, Cuba, est ve-nue devant la Cour dans les circonstances suivantes :

Dans un arrêt rendu le 20 novembre 1950, la Couravait défini les rapports de droit entre la Colombie et lePérou au sujet des questions que ces Etats lui avaientsoumises touchant l'asile diplomatique en général, et,en particulier, l'asile accordé les 3 et 4 janvier 1949 parl'Ambassadeur de la Colombie à Lima à Victor RaulHaya de la Torre; elle avait notamment jugé que, dansce cas, l'asile n'avait pas été octroyé en conformité dela Convention sur l'asile signée à La Havane en 1928.Après que l'arrêt eut été rendu, le Pérou demanda à laColombie de l'exécuter et l'invita à mettre fin, par lalivraison du réfugié, à une protection indûment accor-dée. La Colombie répondit que la remise du réfugiéméconnaîtrait l'arrêt du 20 novembre et, en outre, vio-lerait la Convention de La Havane; et elle saisit la Courpar une requête qui fut déposée le 13 décembre 1950.

Dans sa requête et au cours de la procédure, la Co-lombie a demandé à la Cour de déterminer la manièred'exécuter l'arrêt du 20 novembre 1950 et, en plus, dedire qu'en exécution dudit arrêt elle n'était pas obligéede remettre Haya de la Torre. De son côté, le Pérou aégalement demandé à la Cour de dire comment la Co-lombie devait exécuter l'arrêt; en outre, il l'a priéed'abord de rejeter la conclusion de la Colombie tendantà faire juger, sans plus, qu'elle n'était pas obligée deremettre Haya de la Torre, et ensuite de dire que l'asileaurait dû cesser immédiatement après l'arrêt du 20 no-vembre et devait en tout cas cesser désormais sans délaiafin que lajustice péruvienne puisse reprendre le courssuspendu de son exercice normal.

Dans son arrêt Haya de la Torre, la Cour a jugé :A l'unanimité, qu'il ne rentre pas dans sa fonc-

tion judiciaire de choisir entre les diverses voies parlesquelles l'asile peut prendre fin;

Par 13 voix contre une, que la Colombie n'est pasobligée de remettre Haya de la Torre aux autoritéspéruviennes;

A l'unanimité, que l'asile aurait dû cesser après leprononcé de l'arrêt du 20 novembre 1950, et doit pren-dre fin.

** *

Dans son arrêt, la Cour examine d'abord l'admis-sibilité de l'intervention du Gouvernement de Cuba. Cegouvernement, se prévalant du droit conféré par leStatut de la Cour aux parties à une convention dontl'interprétation est enjeu, avait déposé une déclarationd'intervention où il exposait ses vues relativement àl'interprétation de la Convention de La Havane. LeGouvernement du Pérou a soutenu que l'interventionn'était pas admissible : elle aurait été tardive et cons-

tituerait plutôt une tentative de recours par un Etat tierscontre l'arrêt du 20 novembre. A ce sujet, la Courrappelle que toute intervention est un incident de pro-cédure; par conséquent, une déclaration déposée à finsd'intervention ne revêt en droit ce caractère que si ellea réellement trait à ce qui est l'objet de l'instanceen cours ! L'instance actuelle porte sur une questionnouvelle, la remise de Haya de la Torre aux autoritéspéruviennes — question qui était restée complètementen dehors des demandes des parties et sur laquelle, parconséquent, l'arrêt du 20 novembre ne s'est pas pro-noncé. Dans ces conditions, il reste à savoir si l'in-tervention a bien pour objet l'interprétation de la Con-vention de La Havane relativement à l'obligation quiincomberait à la Colombie de remettre le réfugié :comme, selon le représentant du Gouvernement deCuba, l'intervention a pour fondement la nécessité d'in-terpréter un nouvel aspect de la Convention de LaHavane, la Cour décide de l'admettre.

La Cour passe ensuite au fond. Elle remarque que lesdeux parties lui demandent comment doit être exécutél'arrêt du 20 novembre. Cet arrêt, en statuant sur larégularité de l'asile, s'est borné à définir les rapports dedroit que la Convention de La Havane avait établis à cetégard entre les parties; il ne comportait aucune injonc-tion à leur adresse et n'entraînait pour elles que l'obliga-tion de s'y conformer. Or, la forme donnée par lesparties à leurs conclusions montre qu'elles entendentque la Cour opère un choix entre les diverses voies parlesquelles l'asile peut prendre fin. Ces voies sont con-ditionnées par des éléments de fait et par des pos-sibilités que, dans une très large mesure, les parties sontseules en situation d'apprécier; un choix ne pourraitêtre fondé sur des considérations juridiques, mais seu-lement sur des considérations de nature pratique oud'opportunité politique. Par conséquent, il ne rentrepas dans la fonction judiciaire de la Cour d'effectuer cechoix et il lui est impossible de donner effet aux deman-des des parties à cet égard.

Quant à la remise du réfugié, il s'agit d'une questionnouvelle, soumise à la Cour seulement dans la requêtedu 13 décembre 1950 et sur laquelle, par conséquent,l'arrêt du 20 novembre n'a pas statué. Selon la Conven-tion de La Havane, l'asile diplomatique, mesure provi-soire en vue de la protection temporaire des criminelspolitiques, doit prendre fin aussitôt que possible : tou-tefois, la Convention ne donne pas de réponse complèteà la question de savoir comment il doit prendre fin. Pourles criminels de droit commun, elle prévoit expres-sément la remise aux autorités locales. Pour les crimi-nels politiques, elle prévoit l'octroi d'un sauf-conduitpour quitter le pays. Mais un sauf-conduit ne peut êtreexigé que si l'asile a été régulièrement accordé ou main-tenu et si l'Etat territorial demande que le réfugié quittele pays : pour le cas où l'asile est irrégulier et où l'Etatterritorial ne demande rien, la Convention garde le

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silence. Conclure de ce silence à une obligation deremise serait contraire à l'esprit qui anime la Con-vention, conformément à la tradition latino-américaineen matière d'asile qui veut que le réfugié politique nesoit pas remis. Cette tradition ne fait pas apparaîtred'exception en cas d'asile iirrégulier; pour la rompre, ileût fallu une disposition conventionnelle expresse. Lesilence de la Convention implique qu'on a voulu laisserl'aménagement des suites d'une situation de cet ordre àdes décisions inspirées de considérations de conve-nance et de simple opportunité politique.

Celles, en principe, l'asile ne saurait être opposé àl'action de lajustice nationale et la sûreté qui en découlene saurait être entendue comme une protection contreles lois et la juridiction des tribunaux légalement cons-titués : la Cour l'a déclaré dans son arrêt du 20 novem-bre. Mais tout autre chose serait l'obligation de remised'un accusé politique en cas d'asile irrégulier. Il y auraitlà une assistance positive donnée aux autorités localesdans leurs poursuites contre un réfugié politique, quidépasserait de beaucoup les propositions énoncées pai-la Cour dans son arrêt du 20 novembre — assistancequ'on ne pourrait admettre en l'absence d'une disposi-tion expresse de la Convention. Quant au cas de Hayade la Torre, la Cour avait constaté dans son arrêt du20 novembre, d'une part, qu'il n'était pas démontréqu'avant l'asile il ait été accusé de délits de droit com-mun et, d'autre part, que l'asile ne lui avait pas étéoctroyé en conformité de la Convention. Par consé-quent, et vu ce qui précède, la Colombie n'est pasobligée de le remettre aux autorités péruviennes.

La Cour examine enfin les conclusions du Pérourelatives à la cessation de l'asile, dont la Colombie ademandé le rejet. La Cour constate que l'arrêt du 20 no-vembre jugeant l'asile irrégulier entraîne une consé-quence juridique : celle de mettre fin à cette irrégularitéen faisant cesser l'asile. Le Pérou est donc en droit dedemander cette cessation. Toutefois, le Pérou ajouteque l'asile doit cesser "afin que lajustice péruviennepuisse reprendre le cours suspendu de son exercicenormal". Cette addition, qui paraît comporter une de-mande indirecte de remise du réfugié, ne saurait êtreadmise par la Cour.

La Cour arrive donc à la conclusion que l'asile doitprendre fin, mais que la Colombie n'est pas tenue des'acquitter de son obligation par la remise du réfugié.Ces deux propositions ne sont pas contradictoires, carla remise n'est pas la seule manière de mettre fin àl'asile.

Ayant ainsi défini, conformément à la Convention deLa Havane, les rapports de droit entre Parties rela-tivement aux questions qui lui ont été soumises, la Courdéclare avoir rempli sa mission. Elle ne saurait donneraucun conseil pratique quant aux voies qu'il convien-drait de suivre pour mettre fin à l'asile car, ce faisant,elle sortirait du cadre de sa fonction judiciaire. Tou-tefois, il est à présumer que, leurs rapports juridiquesréciproques se trouvant désormais précisés, les partiesseront en mesure de trouver une solution pratique satis-faisante, en s'inspirant des considérations de courtoisieet de bon voisinage qui, en matière d'asile, ont toujourstenu une très large place dans les relations entre lesrépubliques de l'Amérique latine.

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14. AFFAIRE DES PECHERIES

Arrêt du 18 décembre 1951

L'affaire des pêcheries a été introduite par leRoyaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande duNord contre la Norvège.

Par décret du 12 juillet 1935, le Gouvernement nor-végien avait délimité dans la partie septentrionale dupays (au nord du cercle polaire) la zone dans laquelle lapêche était réservée à ses ressortissants. Le Royaume-Uni demandait à la Cour de dire si cette délimitationétait ou non contraire au droit international. Dans sonarrêt, la Cour a jugé que ni la méthode de délimitationemployée par le décret ni les lignes mêmes qui y sontfixées ne sont contraires au droit international; lapremière conclusion était adoptée par 10 voix contre 2,et la seconde par 8 voix contre 4.

Trois juges — MM. Alvarez, Hackworth et HsuMo — ont joint à l'arrêt une déclaration ou une opinionindividuelle énonçant les motifs particuliers pourlesquels ils se prononcent; deux autres juges — sirArnold McNair et M. J. E. Read — y ont joint lesexposés de leur opinion dissidente.

L'état de choses qui a donné lieu au différend et lesfaits qui ont précédé la soumission de la requête britan-nique à la Cour sont rappelés dans l'arrêt.

La zone côtière en litige est d'une configuration ca-ractéristique. A vol d'oiseau, sa longueur dépasse1 500 kilomètres. Partout montagneuse, profondémentdécoupée en fjords et baies, parsemée d'innombrablesîles, îlots et récifs (dont certains forment un archipelcontinu connu sous le nom de skjaergaard, "rempart derochers"), elle ne présente pas comme presque partoutailleurs dans le monde une ligne de séparation nette dela terre et de l'eau. Le relief du continent se prolongedans la mer, et ce qui constitue vraiment la côte nor-végienne, c'est la ligne extérieure de l'ensemble. Lelong de la zone côtière se trouvent des hauts-fonds trèspoissonneux. De temps immémorial, les habitants de laterre ferme et des îles les ont exploités : c'est la baseessentielle de leur subsistance.

Dans les siècles passés, des pêcheurs britanniquesavaient fait des incursions dans les eaux avoisinantles côtes de Norvège. A la suite de plaintes du roide Norvège, ils s'abstinrent, à partir du début du XVII"siècle et pendant 300 ans. Mais, en 1906, des bateauxbritanniques apparurent à nouveau. Il s'agissait cettefois de chalutiers dotés d'engins perfectionnés et puis-sants. La population locale s'émut, et des mesuresfurent prises par la Norvège pour préciser les limites endeçà desquelles la pêche était interdite aux étrangers.Des incidents de plus en plus nombreux se produisirentet, le 12 juillet 1935, le Gouvernement de la Norvègedélimita par décret la zone de pêche norvégienne. Desnégociations avaient été entamées entre les deux gou-vernements; elles se poursuivirent après le décret mais

sans aboutir. Des chalutiers britanniques en nombreimportant furent saisis et condamnés en 1948 et 1949.C'est alors que le Gouvernement du Royaume-Uni sai-sit la Cour.

L'arrêt précise d'abord l'objet du différend. La lar-geur de la ceinture de mer territoriale norvégienne n'estpas en cause : les quatre milles revendiqués par laNorvège sont admis par le Royaume-Uni. Mais il s'agitde savoir si les lignes que le décret de 1935 a fixées auxfins de la délimitation de la zone norvégienne de pêcheont ou non été tracées conformément au droit inter-national (ces lignes, dites "lignes de base", sont celles àpartir desquelles se calcule la ceinture de mer terri-toriale). Le Royaume-Uni le nie, en invoquant des prin-cipes qu'il considère comme applicables à l'espèce. Deson côté, la Norvège, tout en ne contestant pas qu'ily ait des règles, soutient que celles avancées par leRoyaume-Uni ne sont pas applicables; et, d'autre part,elle se prévaut de son propre système de délimitationqu'elle dit être en tout conforme aux exigences du droitinternational. L'arrêt examinera d'abord l'applicabilitédes principes du Royaume-Uni, puis le système nor-végien, et, enfin, la conformité de ce système au droitinternational.

Le premier des principes britanniques est que touteligne de base devrait suivre la laisse de basse mer. Telest en effet le critère généralement adopté par la pra-tique des Etats. Les parties l'admettent toutes deux,mais elles sont en désaccord sur son application. Or, lesréalités géographiques décrites plus haut, qui amènentforcément à prendre en considération non la ligne de laterre ferme mais celle du skjaergaard, conduisent aussià exclure que la ligne de base suive toujours la laisse debasse mer. Partant de points appropriés sur cette laisse,s'écartant dans une mesure raisonnable de la ligne phy-sique de la côte, elle ne peut être obtenue que par uneconstruction géométrique. Des lignes droites traver-seront les baies caractérisées, les courbes mineures dela côte et les espaces d'eau séparant les îles, îlots etrécifs, ce qui donnera à la ceinture des eaux territorialesune forme plus simple. Et il ne s'agit pas d'exceptions àune règle : c'est tout l'ensemble de cette côte tourmen-tée qui appelle la méthode des lignes droites de base.

Faut-il, comme le prétend le Royaume-Uni — saufquand il s'agit de la ligne de fermeture d'eaux inté-rieures auxquelles le Royaume-Uni reconnaît que laNorvège a droit à titre historique —, que les lignesdroites aient une longueur maximale ? Si certains Etatsont adopté la règle des dix milles pour la ligne de fer-meture des baies, d'autres s'en tiennent à une longueurdifférente : la règle des dix milles n'a donc pas acquisl'autorité d'une règle générale du droit international nipour les baies ni pour les eaux séparant les îles des

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archipels. Au surplus, elle ne saurait être opposée à laNorvège, qui s'est toujours élevée contre son applica-tion à la côte norvégienne.

Donc, à s'en tenir aux conclusions britanniques, ladélimitation de 1935 ne viole pas le droit international.Mais une délimitation d'espaces maritimes a toujoursun aspect international puisqu'elle intéresse les Etatsautres que le riverain; elle ne saurait donc dépendre dela seule volonté de ce dernier. A cet égard, certainesconsidérations fondamentales liées à la nature de la merterritoriale conduisent à dégager les critères suivants,dont s'inspirera le juge : la mer territoriale étant étroi-tement dépendante du domaine terrestre, la ligne debase ne peut s'écarter de façon appréciable de la direc-tion générale de la côte; certaines eaux sont en rapportparticulièrement intime avec les formations terrestresqui les séparent ou les entourent (idée qui doit recevoirune large application en l'espèce, du fait de la con-figuration de la côte) ; il peut y avoir lieu de tenir comptede certains intérêts économiques propres à une régionlorsque leur réalité et leur importance se trouvent attes-tées par un long usage.

La Norvège présente le décret de 1935 comme l'ap-plication d'un système traditionnel de délimitation con-forme au droit international, lequel droit tiendraitcompte de la diversité des situations de fait et admet-trait une délimitation adaptée aux conditions particu-lières des diverses régions. L'arrêt constate qu'en effetun décret norvégien de 1812 ainsi que divers textespostérieurs (décrets, rapports, correspondance diplo-matique) démontrent que la méthode des lignes droitesde base, imposée par la géographie, a été consacrée parle système norvégien et consolidée par une pratiqueconstante et suffisamment longue. L'application de cesystème ne s'est pas heurtée à l'opposition d'autresEtats. Même le Royaume-Uni pendant longtemps ne l'apas contestée : c'est seulement en 1933 qu'il a élevé une

protestation formelle et bien définie. Et, cependant,traditionnellement attentif aux choses de la mer, il nepouvait ignorer les manifestations réitérées de la pra-tique norvégienne qui était notoire. La tolérance géné-rale de la communauté internationale montre donc quela méthode norvégienne n'était pas considérée commecontraire au droit international.

Mais, si le décret de 1935 s'est bien conformé àcette méthode (ce que constate l'arrêt), le Royaume-Uni prétend que certaines des lignes droites de basequ'il fixe seraient sans justification comme ne répon-dant pas aux critères rappelés plus haut : elles ne res-pecteraient pas la direction générale de la côte et neseraient pas tracées de façon raisonnable.

Après avoir examiné les secteurs ainsi critiqués,l'arrêt conclut que les lignes tracées se justifient. Dansun des cas — le Svaerholthavet —, il s'agit bien d'unbassin qui a le caractère d'une baie, même s'il se sub-divise en deux larges fjords. Dans un autre des cas — leLopphavet —, l'écart entre la ligne et les formationsterrestres n'est pas tel qu'il défigure la direction géné-rale de la côte norvégienne; au surplus, le Gouver-nement norvégien fait valoir là un titre historique net-tement localisé : la concession exclusive de pêche et dechasse accordée au xvnc siècle à un ressortissant nor-végien, d'où il résulte que ces eaux étaient considéréescomme relevant exclusivement de la souveraineté nor-végienne. Dans un troisième cas — le Vestfjord —, ils'agit d'une divergence minime : il faut laisser à l'Etatriverain le règlement de telles questions locales et d'im-portance secondaire.

Pour ces motifs, l'arrêt conclut que la méthodeemployée par le décret de 1935 n'est pas contraire audroit international; et que les lignes de base fixées par ledécret ne sont pas non plus contraires au droit inter-national.

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15. AFFAIRE AMBATIELOS (EXCEPTION PRÉLIMINAIRE)

Arrêt du 1er juillet 1952

L'affaire Ambatielos (exception préliminaire), entrela Grèce et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne etd'Irlande du Nord, avait été introduite par une requêtedu Gouvernement hellénique, qui, prenant fait et causepour un de ses ressortissants, l'armateur Ambatielos,avait prié la Cour de juger que la réclamation que cedernier avait formulée contre le Gouvernement duRoyaume-Uni devait, aux termes des traités conclus en1886 et en 1926 entre la Grèce et le Royaume-Uni, êtresoumise à l'arbitrage. Le Gouvernement du Royaume-Uni avait au contraire fait valoir que la Cour étaitincompétente pour se prononcer à cet égard. Dans sonarrêt de ce jour, la Cour a déclaré, par 10 voix contre 5,qu'elle était compétente pour décider si le Royaume-Uni était tenu de soumettre à l'arbitrage le différendrelatif à la validité de la réclamation Ambatielos, en tantque cette réclamation était fondée sur le traité anglo-hellénique de 1886.

MM. Levi Carneiro, juge, et Spiropoulos, jugead hoc, ont joint à l'arrêt les exposés de leur opi-nion individuelle. Cinq juges — sir Arnold McNair,MM. Basdevant, Zoricic, Klaestad et Hsu Mo — y ontjoint les exposés de leur opinion dissidente.

Dans son arrêt, la Cour indique la nature de la ré-clamation Ambatielos : ce dernier aurait subi une perteconsidérable en conséquence d'un contrat conclu parlui en 1919 avec le Gouvernement du Royaume-Uni(représenté par le Ministère de la marine marchande)pourl'achat de neuf bateaux à vapeur alors en construc-tion et en conséquence de certaines décisions judi-ciaires rendues contre lui à ce sujet par les tribu-naux anglais. Elle mentionne les textes conventionnelsinvoqués par les parties : le protocole annexé au traitéde 1886, qui prévoit que les différends auxquels il pour-rait donner lieu seront soumis à l'arbitrage; le traité de1926, qui contient une clause analogue: la déclarationaccompagnant ce traité, où il est prévu qu'il ne portepas préjudice aux réclamations fondées sur le traité de1886 et que tout différend pouvant s'élever au sujet deces réclamations sera soumis à l'arbitrage conformé-ment aux dispositions du protocole de 1886.

Ensuite, la Cour analyse les conclusions des parties,telles qu'elles se sont développées au cours de la pro-cédure. De cette analyse, il résulte que les deux partiesdemandent à la Cour de se prononcer sur sa com-pétence pour dire s'il y a obligation de soumettre ledifférend à l'arbitrage. Il en résulte également que lesdeux parties ont envisagé que la Cour puisse assumerles fonctions d'arbitre pour se prononcer sur la ré-clamation elle-même : mais quelque doute plane sur lesconditions qu'elles y mettent et, en l'absence d'unaccord bien net à cet effet, la Cour estime n'être pas

compétente pour traiter au fond l'ensemble de la pré-sente affaire.

La Cour passe alors à l'examen des divers argu-ments présentés, d'une part, par le Gouvernement duRoyaume-Uni à l'appui de son exception préliminaired'incompétence et, d'autre part, en réponse, par leGouvernement hellénique. L'article 29 du traité de 1926permet à l'une ou à l'autre des parties de soumettre à laCour tout différend relatif à l'interprétation ou à l'ap-plication de l'une quelconque des dispositions de cetraité. Mais il n'a pas d'effet rétroactif : de telle sorteque la Cour ne peut accepter la thèse, soutenue au nomdu Gouvernement hellénique, selon laquelle là où, dansle traité de 1926, figurent des dispositions de fond sem-blables à des dispositions de fond du traité de 1886 laCour peut, en vertu de l'article 29 du traité de 1926, seprononcer sur la validité d'une réclamation fondée surune prétendue violation de l'une de ces dispositionssemblables, même si la prétendue violation a été entiè-rement commise avant que le nouveau traité n'entrât envigueur. Il est donc impossible d'admettre que l'unequelconque de ces dispositions doive être considéréecomme ayant été en vigueur à une date antérieure. Ausurplus, la déclaration accompagnant le traité de 1926ne fait aucune distinction entre les réclamations selonqu'elles sont fondées sur telles ou telles autres desdispositions du traité de 1886 : elles sont toutes placéessur le même pied et les différends relatifs à leur validitésont soumis à la même procédure d'arbitrage.

Le Gouvernement du Royaume-Uni a prétendu— c'est le plus important de ses arguments — que ladéclaration ne fait pas partie du traité et que ses disposi-tions ne sont pas des dispositions du traité au sens del'article 29. Tel n'est pas l'avis de la Cour. Le traité, laliste douanière qui y est jointe et la déclaration ont étéinclus par les plénipotentiaires dans un document uni-que, publiés de la même façon dans les Treaty Seríesanglais et enregistrés sous un seul numéro à la Sociétédes Nations. Les instruments de ratification des deuxparties citent, et sans faire de distinction entre eux, lestrois textes. L'instrument de ratification britanniquespécifie même que le "traité est mot pour mot, ainsiconçu"; après quoi il cite en entier les trois textes. Enoutre, la nature même de la déclaration conduit à lamême conclusion. Elle enregistre un accord auquel ontabouti les parties avant la signature du traité de 1926, ausujet de ce à quoi ne porterait pas préjudice le traité ou,selon la formule employée par le conseil du Gouver-nement du Royaume-Uni, au sujet de ce à quoi neporterait pas préjudice la substitution du traité de 1926au traité de 1886. C'est pourquoi la Cour estime que lesdispositions de la déclaration sont des dispositions dutraité au sens de l'article 29. En conséquence, elle estcompétente pour connaître de tout différend relatif àl'interprétation ou à l'application de la déclaration et,dans un cas approprié, pour dire qu'il devrait y avoirsoumission à une commission arbitrale. Cependant,

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tout différend quant à la validité des réclamations encause devra, ainsi qu'il est prévu dans la déclarationelle-même, être soumis à la commission.

Le Royaume-Uni a encore fait valoir que la déclara-tion porterait seulement sur les réclamations formuléesavant son entrée en vigueur. Cependant, on n'y trouveaucune condition de date. Au surplus, cette interpréta-tion conduirait à laisser sans solution les réclamationsfondées sur le traité de 1886 mais présentées après laconclusion du traité de 1926. Elles ne pourraient êtresoumises à l'arbitrage en vertu d'aucun des deux trai-tés, même si la disposition dont la violation leur ser-virait de base figurait dans les deux traités et était ainsidemeurée en vigueur sans interruption depuis 1886. La

Cour ne saurait accueillir une interprétation qui con-duise à un résultat manifestement opposé aux termes dela déclaration et à la volonté continue des deux partiesde soumettre tous les différends à l'arbitrage, sous uneforme ou sous une autre.

Par ces motifs, la Cour conclut, par 13 voix contre 2,qu'elle n'est pas compétente pour statuer sur le fondcle la réclamation Ambatielos et, par 10 voix contre 5,qu'elle est compétente pour décider si le Royaume-Uniest tenu de soumettre à l'arbitrage, conformément à ladéclaration de 1926, le différend relatif à la validité de laréclamation Ambatielos, en tant que cette réclamationest fondée sur le traité de 1886.

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16. AFFAIRE DE L'ANGLO-IRANIAN OIL CO. (EXCEPTION PRÉLIMINAIRE)

Arrêt du 22 juillet 1952

L'affaire de l'Anglo-Iranian Oil Company avait étésoumise à la Cour par le Gouvernement du Royaume-Uni le 26 mai 1951 et avait fait l'objet d'une exceptiond'incompétence de la part du Gouvernement de l'Iran.

Par 9 voix contre 5, la Cour se déclare incompétente.L'arrêt est suivi d'une opinion individuelle : celle de sirArnold McNair, président de la Cour, qui, tout en seralliant aux conclusions énoncées dans l'arrêt auquel ila donné sa voix, a exposé les motifs particuliers quil'ont amené à ces conclusions. Il est aussi suivi dequatre opinions dissidentes : celles des juges Alvarez,Hackworth, Read et Levi Carneiro.

Le 5 juillet 1951, la Cour avait, par une ordonnance,indiqué des mesures conservatoires en cette affaire, enattendant l'arrêt définitif et en spécifiant que la questionde la compétence sur le fond n'était en rien préjugée.Dans son arrêt, la Cour a constaté que l'ordonnance du5 juillet 1951 cessait de produire ses effets et que lesmesures conservatoires étaient en même temps frap-pées de caducité.

L'arrêt rappelle d'abord les faits. En avril 1933, unaccord fut conclu entre le Gouvernement de l'Iran etl'Anglo-Iranian Oil Company. En mars, avril et mai1951, des lois furent votées et promulguées en Iran,énonçant le principe de la nationalisation de l'industriepétrolière et mettant ce principe en œuvre. Ces lois onteu comme conséquence un différend entre l'Iran et lacompagnie. Le Royaume-Uni a pris fait et cause pourcette dernière et, faisant usage de son droit de protec-tion diplomatique, a introduit une instance devant laCour. Sur quoi l'Iran a contesté la compétence de laCour.

L'arrêt rappelle le principe selon lequel la volontédes parties est la base de toute compétence de la Cour; ilconstate qu'en l'espèce la compétence dépend des dé-clarations d'acceptation de la juridiction obligatoire dela Cour formulées par l'Iran et par le Royaume-Uniconformément à l'article 36, paragraphe 2, du Statut.Ces déclarations contenant la condition de réciprocité,et celle de l'Iran étant de portée plus limitée, c'est surcette dernière que la Cour doit se fonder.

Aux termes de cette déclaration, la Cour est com-pétente seulement quand un différend se rapporte àl'application d'un traité ou d'une convention acceptépar l'Iran. Mais l'Iran soutient que, selon le textemême, la compétence se limite aux traités postérieurs àla déclaration. Le Royaume-Uni soutient au contraireque les traités antérieurs peuvent aussi entrer en lignede compte. Selon la Cour, les deux thèses peuvent à larigueur être considérées comme compatibles avec letexte. Mais la Cour ne saurait se fonder sur une inter-prétation purement grammaticale; elle doit rechercher

l'interprétation qui est en harmonie avec la manièrenaturelle et raisonnable de lire le texte, eu égard àl'intention de l'Iran à l'époque où il l'a formulé. Or, lalecture naturelle et raisonnable du texte conduit à laconclusion que seuls les traités postérieurs entrent enligne de compte. Pour aboutir à la conclusion opposée,il faudrait des raisons spéciales et bien établies; mais leRoyaume-Uni n'a pu en produire. Bien au contraire, onpeut admettre que l'Iran avait des raisons particulièrespour rédiger sa déclaration d'une façon très restrictiveet pour exclure les traités antérieurs. En effet, à l'épo-que, l'Iran avait dénoncé tous les traités avec d'autresEtats relatifs au régime des capitulations; il n'était pascertain de l'effet juridique produit par ces dénoncia-tions unilatérales. Dans ces conditions, il n'est pasprobable qu'il eût été disposé, de sa propre initiative, àaccepter de soumettre à une cour internationale lesdifférends relatifs à tous ces traités. D'ailleurs, la loiiranienne portant approbation de la déclaration et votéepar le Majlis avant la ratification confirme de façondécisive l'intention de l'Iran, car elle énonce que lestraités et conventions qui entrent en ligne de comptesont ceux "que le Gouvernement aura acceptés après laratification".

Les traités antérieurs sont donc exclus par la déclara-tion, et le Royaume-Uni ne peut par conséquent pas lesinvoquer. Il en a invoqué de postérieurs : ce sont ceuxde 1934 avec le Danemark et la Suisse, et de 1937 avec laTurquie, par lesquels l'Iran s'est engagé à traiter lesressortissants de ces puissances conformément auxprincipes et à la pratique du droit commun internatio-nal. Le Royaume-Uni prétend que l'Anglo-Iranian OilCompany n'a pas été traitée selon ces principes et cettepratique; et, pour se prévaloir des traités ci-dessus,quoique conclus avec des tiers, il se fonde sur la clausede la nation la plus favorisée contenue dans deux actesqu'il a conclus avec l'Iran : le traité de 1857 et la con-vention commerciale de 1903. Mais, précisément, cesdeux derniers traités, qui seuls établissent le lien juri-dique avec les traités de 1934 et de 1937, sont antérieursà la déclaration : le Royaume-Uni ne peut donc s'enprévaloir et, par suite, il ne peut invoquer les traitéspostérieurs conclus par l'Iran avec des tiers.

Mais le règlement du différend entre l'Iran et leRoyaume-Uni effectué en 1933 grâce à la médiation dela Société des Nations a-t-il abouti à un accord entre lesdeux gouvernements qui puisse être considéré commeun traité ou convention ? Le Royaume-Uni le soutient :il allègue que l'accord signé en 1933 entre le Royaume-Uni et la compagnie a un caractère double : à la foiscontrat de concession et traité entre les deux Etats.Selon la Cour, tel n'est pas le cas. Le Royaume-Unin'est pas partie au contrat, lequel ne crée aucun lienentre les deux gouvernements et ne règle en aucunefaçon leurs rapports. En vertu du contrat, l'Iran nesaurait revendiquer contre le Royaume-Uni aucun des

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droits qu'il peut revendiquer contre la compagnie, pas Le Royaume-Uni, en soumettant au Conseil de la So-plus qu'il ne peut être invité à s'acquitter à l'égard du ciété des Nations le différend qui l'opposait à l'Iran, neRoyaume-Uni des obligations dont il est tenu envers la faisait qu'exercer son droit de protection diplomatiquecompagnie. Cette situation de droit n'est pas modifiée en faveur d'un de ses ressortissants.du fait que le contrat de concession a été négocié etconclu grâce aux bons offices du Conseil de la Société C'est ainsi que la Cour en vient à la conclusion qu'elledes Nations, agissant par l'organe de son rapporteur. n'est pas compétente.

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17. AFFAIRE RELATIVE AUX DROITS DES RESSORTISSANTSDES ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE AU MAROC

Arrêt du 27 août 1952

L'affaire des droits des ressortissants des Etats-Unisd'Amérique au Maroc avait été introduite par requêtedu Gouvernement de la République française contre lesEtats-Unis.

Les parties avaient présenté à la Cour des conclu-sions portant principalement sur les points ci-après :

— Application aux ressortissants des Etats-Unis del'arrêté résidentiel du 30 décembre 1948 en vertuduquel, dans la zone française du Maroc, les importa-tions sans attribution officielle de devises (importationsen provenance des Etats-Unis) étaient soumises à unsystème de contrôle par licences;

— Etendue de la juridiction consulaire que peuventexercer les Etats-Unis dans la zone française du Maroc;

— Possibilité d'imposer au Maroc des taxes sur lesressortissants des Etats-Unis (question de l'immunitéfiscale); cas particulier des taxes de consommationprescrites par le dahir chérifien du 28 février 1948;

— Mode d'évaluation, aux termes de l'article 95 del'acte général d'Algésiras de 1906, des marchandisesimportées au Maroc.

Dans son arrêt, la Cour s'est prononcée comme suit :1. (A l'unanimité) L'arrêté résidentiel du 30 dé-

cembre 1948 dispense la France du contrôle des impor-tations alors que les Etats-Unis y sont soumis; de cefait, il comporte une discrimination en faveur de laFrance. Ce traitement différentiel est incompatibleavec l'acte d'Algésiras, en vertu duquel les Etats-Unispeuvent revendiquer le droit d'être traités au Marocaussi favorablement que la France, pour autant qu'ils'agit de questions économiques.

Par conséquent, il y a lieu de rejeter les conclusionsfrançaises selon lesquelles cet arrêté serait conforme aurégime économique applicable au Maroc.

2. (A l'unanimité) En ce qui concerne la juridic-tion consulaire dans la zone française du Maroc, lesEtats-Unis sont fondés à l'exercer selon les termes deleur traité du 16 septembre 1836 avec le Maroc, c'est-à-dire sur tous les différends civils ou criminels entrecitoyens et protégés des Etats-Unis.

3. (Par 10 voix contre une) Ils sont également fon-dés à exercer la juridiction consulaire dans toutes lesaffaires civiles ou criminelles introduites contre descitoyens ou protégés des Etats-Unis dans la mesurereprise par les dispositions de l'acte d'Algésiras re-latives à la juridiction consulaire.

4. (Par 6 voix contre 5) Mais les autres conclu-sions des Etats-Unis relatives à lajuridiction consulairesont rejetées : ils ne sont pas fondés à exercer lajuridic-tion consulaire en d'autres affaires dans la zone fran-çaise du Maroc. En effet, leurs droits à cet égard, qu'ils

avaient acquis seulement par l'effet de la clause de lanation la plus favorisée, sont devenus caducs quand laGrande-Bretagne a, par la Convention franco-britan-nique de 1937, mis fin à tous ses droits et privilègesayant un caractère capitulaire.

5. (A l'unanimité) Les Etats-Unis avaient pré-tendu que leurs ressortissants ne sont pas soumis enprincipe à l'application des lois marocaines, à moinsque celles-ci n'aient reçu au préalable leur assentiment.Or, aucune disposition des traités ne confère aux Etats-Unis ce droit, qui se rattache au régime des capitula-tions : il ne peut exister que comme corollaire de lajuridiction consulaire, en ce sens que, si le concoursdes tribunaux consulaires des Etats-Unis est nécessairepour l'application d'une loi (voir les numéros 2 et 3 ci-dessus), l'assentiment des Etats-Unis est indispensa-ble. Mais, sous cette réserve, les Etats-Unis ne sont pasfondés dans leur prétention. Si l'application d'une loiaux ressortissants des Etats-Unis sans l'assentimentdes Etats-Unis est contraire au droit international, ledifférend qui peut en résulter devrait être traité selon lesméthodes ordinaires pour le règlement des différendsinternationaux.

6. (Par 6 voix contre 5) Pour l'immunité fiscaledont jouiraient les ressortissants des Etats-Unis, il n'y apas de fondement conventionnel. Une telle immunitéd'origine capitulaire ne peut pas se justifier non plus parl'effet de la clause de la nation la plus favorisée, caraucun autre Etat n'en jouit pour ses ressortissants.

7. (Par 7 voix contre 4) Quant à la taxe de consom-mation imposée par le dahir du 28 février 1948, elles'applique à toute marchandise, importée ou produiteau Maroc : ce n'est donc pas un droit de douane, dont letaux maximal a été fixé par l'acte d'Algésiras. Lesressortissants des Etats-Unis n'en sont pas plus exemp-tés que des autres taxes.

8. (Par 6 voix contre 5) L'article 95 de l'acte d'Al-gésiras n'énonce pas de règle stricte pour l'évaluationdes marchandises à l'importation. L'étude de la pra-tique depuis 1906 et des travaux préparatoires de l'acteconduisent la Cour à estimer que cet article appelle uneinterprétation plus souple que celles avancées par laFrance et les Etats-Unis. Divers facteurs doivent êtrepris en considération par les autorités douanières : lavaleur de la marchandise au pays d'origine et sa valeursur le marché local marocain sont l'un et l'autre deséléments pour l'évaluation.

A l'arrêt est joint une déclaration de M. Hsu Mo,juge, qui est d'avis que les Etats-Unis ne sont pasfondés à exercer lajuridiction consulaire dans les affai-

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res qui entraînent l'application aux ressortissants des D'autre part, est également jointe à l'arrêt une opi-Etats-Unis de celles des dispositions de l'acte d'Al- nion dissidente collective portant les signatures degésiiras dont l'exécution comporte certaines sanctions MM. Hackworth, Badawi, Carneiro et sir Benegal Bau,(point 3 ci-dessus). juges.

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18. AFFAIRE AMBATIELOS (FOND)

Arrêt du 19 mai 1953

L'affaire Ambatielos (fond : obligation d'arbitrage),entre la Grèce et le Royaume-Uni de Grande-Bretagneet d'Irlande du Nord avait été introduite par une re-quête du Gouvernement hellénique, qui, prenant fait etcause pour un de ses ressortissants, l'armateur Amba-tielos, avait prié la Cour de dire et juger que la réclama-tion, formulée par ce dernier contre le Gouvernementdu Royaume-Uni, devait, aux termes d'accords anglo-helléniques conclus en 1886 (traité et protocole) et en1926 (déclaration), être soumise à arbitrage. Par unarrêt du 1er juillet 1952, la Cour, à la suite d'une excep-tion préliminaire présentée par le Royaume-Uni, avaitaffirmé sa compétence pour se prononcer à cet égard.

Dans son arrêt sur le fond, la Cour a déclaré, par10 voix contre 4, que le Royaume-Uni était tenu desoumettre à l'arbitrage, conformément à la déclarationde 1926, le différend relatif à la validité, aux termes dutraité de 1886, de la réclamation Ambatielos.

Sir Arnold McNair, président, MM. Basdevant,Klaestad et Read, juges, ont joint à l'arrêt l'exposécommun de leur opinion dissidente.

Dans son arrêt, la Cour commence par définir laquestion pendante devant elle : le Gouvernement duRoyaume-Uni est-il tenu d'accepter l'arbitrage pour ledifférend qui le sépare du Gouvernement hellénique etqui a trait à la validité de la réclamation Ambatielos, entant que cette réclamation est fondée sur le traité de1886 ? Le caractère distinctif de l'affaire est que, aucontraire de l'affaire des concessions Mavrommatis enPalestine, sur laquelle la Cour permanente de Justiceinternationale a statué en 1924, la Cour est appelé à direnon si elle est elle-même compétente, mais si un dif-férend doit être soumis pour arbitrage à un autre tri-bunal.

Les parties ont basé leur argumentation sur la dé-claration de 1926 et sur l'arrêt de la Cour du 1er juillet1952. La déclaration a été conclue aux fins de sauvegar-der les intérêts des parties à l'égard de réclamations aunom de personnes privées fondées sur le traité de 1886,pour lesquelles, ce traité ayant pris fin, il n'y aurait pluseu de recours au cas où les parties ne parviendraient pasà un règlement amiable. L'accord de 1926 porte sur unecatégorie limitée des différends dont l'accord de 1886envisageait le règlement par l'arbitrage, à savoir lesdifférends relatifs à la validité des réclamations au nomde personnes privées fondées sur le traité de 1886.Mais, dans les deux cas, les parties ont été inspirées parles mêmes motifs et ont adopté la même méthode d'ar-bitrage. Quant à l'arrêt du 1er juillet 1952, il énonce quele fond de la réclamation Ambatielos échappe à la com-pétence de la Cour, qui est seulement de décider si leRoyaume-Uni est tenu d'accepter l'arbitrage. La com-pétence limitée de la Cour doit être nettement distin-

guée de celle de la commission arbitrale. La Cour doits'abstenir de décider définitivement de tout point de faitou de droit touchant au fond; elle aura achevé sa tâchequand elle aura dit si le différend relatif à la réclamationAmbatielos constitue un différend au sujet de la validitéd'une réclamation de personne privée fondée sur letraité de 1886, et si, par conséquent, le Royaume-Uniest tenu d'accepter l'arbitrage.

Que faut-il entendre par "fondée" sur le traité de1886 ? Pour la Grèce, il suffirait que la réclamationn'apparût pas prima facie comme étrangère à ce traité.Pour le Royaume-Uni, la Cour devrait trancher, commeune question de fond, le point de savoir si la réclamationest effectivement ou véritablement fondée sur le traité.Ni l'une ni l'autre de ces vues ne peut être acceptée parla Cour. La première fournirait un motif insuffisant; laseconde l'amènerait à se substituer à la commissionarbitrale en statuant sur un point qui constitue l'undes éléments principaux de la réclamation. Or, cettecommission est seule à avoir qualité pour statuer sur lefond; et on ne saurait supposer que l'accord de 1926 aitentendu que la vérification des allégations de fait appar-tienne à la commission, alors que la décision sur le pointde savoir si les faits allégués constituent une violationdu traité de 1886 appartiendrait à un autre tribunal.

Les Gouvernements britannique et hellénique, ensignant la déclaration de 1926, n'ont guère pu envisagerqu'un seul d'entre eux, ou quelque autre organe, pûttrancher la question de savoir si une réclamation estvéritablement fondée sur le traité de 1886; leur inten-tion a nécessairement dû être qu'en cas de contestationla commission arbitrale statue définitivement sur lavérité du fondement conventionnel de la réclamation,en même temps que sur tous autres points touchant aufond.

Aux fins de se prononcer sur l'obligation duRoyaume-Uni d'accepter l'arbitrage, l'expression ré-clamation fondée sur le traité de 1886 ne saurait êtreentendue comme désignant des réclamations effecti-vement établies aux termes de ce traité. Certes, il nesuffit pas qu'une réclamation présente un rapport loin-tain avec le traité pour être dite fondée sur celui-ci;mais, d'autre part, il n'est pas nécessaire d'apporter lapreuve du fondement juridique inattaquable d'une pré-tendue violation du traité. L'expression, prise dans soncontexte, vise les réclamations qui, pour être établies,dépendent du traité de 1886, de telle sorte qu'en défi-nitive elles seraient admises ou rejetées selon que lesdispositions du traité seront interprétées dans un sensou dans un autre. Donc, pour la réclamation Amba-tielos, il n'est pas nécessaire pour la Cour d'arriver à laconclusion que l'interprétation du traité proposée par leGouvernement hellénique est la seule correcte : il luisuffit de s'assurer que les arguments avancés par leGouvernement hellénique à l'appui de son interpréta-tion sont de caractère suffisamment plausible pour per-

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mettre la conclusion que la réclamation est fondée sur letraité. En d'autres termes, si une interprétation appa-raît défendable, qu'elle doive ou non l'emporter fina-lement, il y a des motifs raisonnables pour conclure quela réclamation est fondée sur le traité. La Commissionarbitrale se prononcera sur la valeur des argumentsrespectifs quand elle statuera sur le fond.

La Cour passe ensuite à l'examen de deux des argu-ments avancés par la Grèce et contestés par leRoyaume-Uni. L'un est basé sur la clause de la nation laplus favorisée, figurant à l'article X du traité de 1886, etqui permettrait à la Grèce d'invoquer le bénéfice detraités conclus par le Royaume-Uni avec des Etats tierspour obtenir redressement du déni de justice dont — siles faits allégués étaient vérifiés — aurait souffertM. Ambatielos. L'autre argument, tiré de l'article XV,

repose sur l'interprétation des mots "libre accès auxcours de justice", qui y figurent; toujours sous réservede vérifier les faits, M. Ambatielos n'aurait pas eu"libre accès" aux tribunaux britanniques.

Tenant compte de ces arguments, ainsi que des diver-gences de vues qu'ils provoquent, tenant compte no-tamment de l'interprétation possible, donnée par leGouvernement hellénique, aux dispositions du traitéde 1886 qu'il invoque, la Cour doit conclure qu'ellese trouve en présence d'un cas où le Gouvernementhellénique présente une réclamation au nom d'une per-sonne privée fondée sur le Traité de 1886, et que ledifférend entre les parties appartient à la catégorie deceux qui, aux termes de l'Accord de 1926, doivent êtresoumis à arbitrage.

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19. AFFAIRE DES MINQUIERS ET DES ÉCRÉHOUS

Arrêt du 17 novembre 1953

L'affaire des Minquiers et des Ecréhous avait étésoumise à la Cour en vertu d'un compromis concluentre le Royaume-Uni et la France le 29 décembre 1950.A l'unanimité, la Cour dit que la souveraineté sur lesîlots et rochers des groupes des Ecréhous et des Min-quiers, dans la mesure où ces îlots et rochers sontsusceptibles d'appropriation, appartient au Royaume-Uni.

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Dans son arrêt, la Cour commence par rappeler latâche que les parties lui ont confiée. Les deux groupesd'îlots dont il s'agit se trouvent entre Jersey, une desîles britanniques de la Manche, et la côte française. LesEcréhous en sont distants de 3,9 milles d'une part et de6,6 d'autre part; les Minquiers de 9,8 milles d'une partet de 16,2 milles d'autre part, 8 milles séparant cedernier groupe des îles Chausey, qui appartiennent à laFrance. Aux termes du compromis, la Cour est invitée àdire laquelle des parties a produit la preuve la plusconvaincante d'un titre à ces groupes, et toute pos-sibilité de leur appliquer le statut de territoire sansmaître à (terra nullius) est écartée. D'autre part, lefardeau de la preuve est réservé : il s'ensuit donc quechacune des parties doit apporter la preuve des titresqu'elle allègue et des faits sur lesquels elle se fonde.Enfin, quand le compromis parle d'îlots et rochers sus-ceptibles d'appropriation, il faut considérer que cesmots se réfèrent aux îlots et rochers matériellementsusceptibles d'appropriation. La Cour n'a pas à déter-miner le détail des faits pour chaque élément des deuxgroupes.

La Cour examine ensuite les titres produits par lesdeux parties. Le Gouvernement du Royaume-Uni faitdécouler le sien de la conquête de l'Angleterre par leduc de Normandie en 1066. L'union ainsi établie entrel'Angleterre et le duché de Normandie, lequel englo-bait les îles de la Manche, dura jusqu'à 1204, lorsquePhilippe-Auguste de France a conquis la Normandiecontinentale. Mais, ses tentatives pour occuper éga-lement les îles ayant échoué, le Royaume-Uni soutientque toutes les îles de la Manche, y compris les Ecréhouset les Minquiers, sont restées unies à l'Angleterre et quecette situation de fait a été consacrée juridiquement parles traités conclus par la suite entre les deux pays. LeGouvernement français soutient pour sa part qu'après1204 le roi de France tenait les Minquiers et les Ecré-hous de même que certaines autres îles proches ducontinent et invoque les mêmes traités du Moyen Ageque le Royaume-Uni.

La Cour constate qu'aucun de ces traités (traité deParis de 1259, traité de Calais de 1360, traité de Troyesde 1420) ne précise quelles îles étaient tenues par leroi d'Angleterre ou par le roi de France. Il y a cepen-dant d'autres documents anciens qui apportent quel-

ques indications sur la possession des îlots litigieux. LeRoyaume-Uni les invoque pour prouver que les îles dela Manche étaient considérées comme une entité, etque, par conséquent, puisque les principales îles étaienttenues par l'Angleterre, celle-ci possédait égalementles groupes litigieux. Selon la Cour, il paraît s'en dé-gager en effet une forte présomption en ce sens, sansqu'il soit possible d'en tirer une conclusion définitivequant à la souveraineté sur les groupes, celle-ci devant,en dernière analyse, dépendre des preuves se référantdirectement à la possession.

De son côté, le Gouvernement français voit une pré-somption en faveur de sa souveraineté dans le lienféodal entre le roi de France, suzerain de l'ensemble dela Normandie, et le roi d'Angleterre, son vassal pources territoires. Il invoque à cet égard un arrêt de la courde France de 1202 condamnant Jean sans Terre à lacommise de toutes les terres qu'il tenait en fief du roi deFrance, y compris l'ensemble de la Normandie. Mais leGouvernement du Royaume-Uni soutient que le titreféodal des rois de France sur la Normandie était pure-ment nominal. Il conteste que les îles de la Mancheaient été reçues en fief du roi de France par le duc deNormandie et conteste la validité, voire l'existence, del'arrêt de 1202. Sans résoudre ces controverses histo-riques, la Cour considère qu'il suffit de dire que lesconséquences juridiques qu'on prétend attacher au dé-membrement du duché de Normandie en 1204, lorsquela Normandie fut occupée par les Français, ont étédépassées par les nombreux événements qui se sontproduits au cours des siècles suivants. Mais, ce qui, del'avis de la Cour, a une importance décisive, ce ne sontpas des présomptions indirectes fondées sur des don-nées remontant au Moyen Age, mais les preuves serapportant directement à la possession des groupes.

Avant de considérer ces preuves, la Cour examinetout d'abord certaines questions communes aux deuxgroupes. Le Gouvernement français afait valoir qu'uneconvention relative aux pêcheries conclue en 1839,sans avoir réglé la question de la souveraineté, affectecependant cette question : les groupes litigieux seraientinclus dans la zone de pêche commune instituée parcette convention. Il résulterait aussi de la conclusion decette convention qu'aucune des deux parties ne sauraitinvoquer des actes postérieurs, impliquant manifesta-tion de souveraineté. La Cour ne retient pas ces thèsescar la convention a trait aux eaux seulement et non àl'usage du territoire des îlots. Dans les circonstancesspéciales de la présente affaire, et prenant en considéra-tion la date à laquelle est véritablement né un différendentre les deux gouvernements au sujet des groupes, laCour prendra en considération tous actes des parties,excepté ceux qui auraient été dictés par l'intentiond'améliorer la position en droit de l'une ou de l'autre.

Passant à l'examen de la situation de chacun desgroupes, et pour ce qui est du groupe des Ecréhous en

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particulier, la Cour constate, en se fondant sur diversdocuments du Moyen Age, que le roi d'Angleterre yexerçait la justice et y percevait ses droits. Ces docu-ments montrent en outre qu'il existait à l'époque desliens étroits entre les Ecréhous et Jersey.

Au début du xixe siècle, ces liens devinrent à nou-veau plus étroits à raison de l'importance grandissantede la pêche des huîtres. La Cour attache une valeurprobante à divers actes se rapportant à l'exercice parJersey de la juridiction et de l'administration locale,ainsi qu'à la législation, telles que des procédures cri-minelles se rapportant s.ux Ecréhous, la perceptiond'impôts sur les maisons ou cabanes habitables cons-truites sur les îlots depuis 1889, l'enregistrement à Jer-sey de contrats se rapportant à des immeubles situésaux Ecréhous.

Le Gouvernement français allègue l'interdiction faitepar les Etats de Jersey en 1646 de pêcher aux Ecréhouset aux Chausey et la limitation apportée par eux auxvisites aux Ecréhous en 1692. Il mentionne aussi deséchanges diplomatiques entre les deux gouvernementsau début du xixe siècle et auxquels étaient annexées descartes sur lesquelles les Ecréhous sont portées, aumoins en partie, en dehors des eaux de Jersey et traitéescomme res nullius. Dans une note au Foreign Office du15 décembre 1886, le Gouvernement français reven-diquait pour la première fois la souveraineté sur lesEcréhous.

En appréciant à la lumière de ces faits la valeurrelative des prétentions des deux parties, la Cour con-clut que la souveraineté sur les Ecréhous appartient auRoyaume-Uni.

En ce qui est du groupe des Minquiers, la Cour cons-tate qu'en 1615, 1616, 1617 et 1692 la compétence judi-ciaire de la Cour seigneuriale du fief de Noirmont àJersey s'était exercée à l'occasion d'épaves; trouvéesaux Minquiers, en raison du caractère territorial decette compétence.

D'autres preuves se rapportant à la fin du xvmc siècleau xixc et au xxc siècles ont été produites concernantdes enquêtes pratiquées à Jersey à propos de cadavrestrouvés aux Minquiers, l'édification sur les îlots demaisons ou cabanes habitables par des personnes deJersey qui ont payé à ce titre l'impôt foncier, l'enregis-trement à Jersey de contrats de vente se rapportant àdes immeubles aux Minquiers. Ces divers faits mon-trent que les autorités de Jersey ont, de plusieurs ma-nières, exercé une administration locale ordinaire auxMinquiers pendant une période prolongée et que, pen-dant une grande partie du xixc et au xxe siècle, lesautorités britanniques y ont exercé des fonctions éta-tiques.

Le Gouvernement français a fait valoir certains faits.Il soutient que les Minquiers ont été une dépendancedes îles Chausey, données par le duc de Normandie àl'abbaye du Mont-Saint-Michel en 1022. En 1784, unecorrespondance fut échangée entre des autorités fran-çaises à l'occasion d'une demande de concession serapportant aux Minquiers présentée par un ressortis-sant français. La Cour constate que cette correspon-dance ne contient rien qui vienne à l'appui de la préten-tion française actuelle à la souveraineté mais qu'ellerévèle une certaine crainte de créer des difficultés avecla Couronne d'Angleterre. Le Gouvernement françaissoutient que, depuis 1851, il a assumé seul la charge dubalisage et de l'éclairage des Minquiers sans rencontrerd'objection du Royaume-Uni, mais la Cour constateque les bouées installées par le Gouvernement françaisaux Minquiers ont été placées hors des récifs dugroupe, dans le but d'aider la navigation à l'entrée et à lasortie des ports français et de protéger les bateauxcontres les dangereux récifs des Minquiers. Le Gouver-nement français fait état également de diverses visitesofficielles aux Minquiers et de l'édification en 1939d'une maison sur l'un des îlots avec un subside du mairede Granville, en Normandie continentale.

La Cour n'estime pas que les faits invoqués par leGouvernement français soient suffisants à démontrerque la France ait un titre valable aux Minquiers. Enparticulier les divers actes des xixe et xxc siècles nesauraient être considérés comme preuve suffisante de¡.'intention de ce gouvernement de se comporter ensouverain sur les îlots et ne présentent pas un caractèrepermettant de les considérer comme une manifestationde l'autorité étatique sur ces îlots.

Dans ces circonstances, et eu égard à l'opinionexprimée plus haut sur les preuves produites par leGouvernement du Royaume-Uni, la Cour est d'avisque la souveraineté sur les Minquiers appartient à cedernier.

Se prévalant du droit que leur confère l'article 57 duStatut, MM. Basdevant et Carneiro, juges, tout en s'as-sociant à la décision de la Cour, ont joint à l'arrêt lesexposés de leur opinion individuelle. M. Alvarez, juge,tout en s'associant lui aussi à la décision de la Cour, afait une déclaration exprimant le regret que les partiesaient donné une importance excessive aux preuves re-montant au Moyen Age et n'ont pas tenu un comptesuffisant de l'état du droit international et de ses ten-dances actuelles en matière de souveraineté ter-ritoriale.

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20. AFFAIRE NOTTEBOHM (EXCEPTION PRÉLIMINAIRE)

Arrêt du 18 novembre 1953

Dans son arrêt dans l'affaire Nottebohm (exceptionpréliminaire) entre le Liechtenstein et le Guatemala,la Cour, à l'unanimité, a décidé de rejeter l'excep-tion préliminaire d'incompétence opposée par le Gua-temala.

Le 17 décembre 1951. le Liechtenstein avait déposéune requête introductive d'instance contre le Guate-mala, aux fins d'obtenir réparation pour diverses me-sures que le Guatemala avait prises à rencontre de lapersonne et des biens de M. Nottebohm, mesures quiseraient contraires au droit international. La requêtevisait les déclarations par lesquelles l'une et l'autreparties avaient accepté la juridiction obligatoire de laCour.

Le Guatemala a excipé de l'incompétence de la Cour,motif pris, principalement, du fait que la validité de sa

déclaration acceptant la compétence obligatoire de laCour aurait expiré quelques semaines après le dépôt dela requête du Liechtenstein et, en tout cas, bien avanttout règlement du différend par la Cour.

Dans son arrêt la Cour arrive à la conclusion quel'expiration survenue le 26 janvier 1952 du délai de cinqans pour lequel le Guatemala avait accepté la juridictionobligatoire de la Cour conformément à l'article 36, pa-ragraphe 2, du Statut, n'affecte pas la compétence quipeut appartenir à la Cour pour connaître de la demandeen justice formulée par le Liechtenstein le 17 décembre1951. En rejetant l'exception préliminaire, la Cour adécidé de reprendre la procédure sur le fond et elle afixé des délais pour le dépôt des pièces ultérieures de laprocédure écrite.

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21. AFFAIRE DE L'OR MONÉTAIRE PRIS À ROME EN 1943

Arrêt du 15 juin 1954

L'affaire de l'or monétaire a été introduite devant laCour par une requête de la République italienne contrela République française, le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et les Etats-Unisd'Amérique.

La Cour était invitée à trancher des questions juri-diques de la solution desquelles dépendait la remise,soit à l'Italie, soit au Royaume-Uni, d'une quantité d'ormonétaire prise à Rome en 1943 par les Allemands,récupérée en Allemagne et reconnue appartenir à l'Al-banie. Le Royaume-Uni faisait valoir que la Cour avaitcondamné l'Albanie à le dédommager pour les dégâtscausés par les explosions survenues en 1946 dans ledétroit de Corfou et que l'indemnité à elle due ne luiavait jamais été versée. De son côté, l'Italie prétendaiten premier lieu qu'elle avait une créance contre l'Al-banie, à la suite de mesures de confiscation qu'auraitprises le Gouvernement de ce pays en 1945, et en se-cond lieu que cette créance devait avoir priorité surcelle du Royaume-Uni.

Le Gouvernement italien, se prévalant de, la décla-ration signée à Washington le 25 avril 1951 par lesGouvernements de la France, du Royaume-Uni et desEtats-Unis, a saisi la Cour de ces deux questions. Mais,après le dépôt de sa requête, il a éprouvé des doutes surla compétence de la Cour et il l'a priée de statuer aupréalable à ce sujet.

C'est sur la question de sa compétence que la Cours'est prononcée. Elle a jugé, premièrement, à l'una-nimité, que, sans le consentement de l'Albanie, ellen'était pas autorisée à statuer sur la créance que l'Italieaurait contre l'Albanie; et, deuxièmement, par 13 voixcontre une, que la question de la priorité ne pourrait seposer que si la première question avait été ¡résolue enfaveur de l'Italie.

M. Levi Carneiro, juge, a joint à l'arrêt l'exposé deson opinion dissidente (sur la deuxième question); deuxautres membres de la Cour (sir Arnold McNair, pré-sident, et M. Readjuge), tout en ayant voté en faveurde la décision, ont joint à. l'arrêt l'un une déclaration etl'autre une opinion individuelle.

L'arrêt rappelle d'abord les faits. L'affaire trouveson origine dans la partie III de l'accord concernant lesréparations à recevoir de l'Allemagne (Paris, 14 janvier1946), où il est dit que l'or monétaire récupéré en Alle-magne sera réuni en une masse commune pour êtreréparti aux ayants droit. La France, le Royaume-Uni etles Etats-Unis sont signataires de l'accord., ainsi quel'Albanie et d'autres Etats; l'Italie a adhéré ultérieu-rement à la partie III. L'exécution des dispositions de lapartie III ayant été confiée aux Gouvernements de laFrance, du Royaume-Uni et des Etats-Unis;, ces trois

gouvernements nommèrent une commission tripartitepour les assister en la matière. En ce qui concerne unequantité d'or enlevée à Rome en 1943 et qui appartenaità la Banque nationale de l'Albanie, la commission tri-partite, saisie de réclamations contradictoires de l'Al-banie et de l'Italie, ne put se prononcer. Les troisgouvernements convinrent alors de soumettre la ques-tion à un arbitre (accord de Washington du 25 avril1951). En même temps, ils constatèrent (déclaration deWashington de la même date) que si l'arbitre se pronon-çait en faveur de l'Albanie ils se trouveraient devant unautre problème, l'or étant réclamé à la fois par l'Italie etpar le Royaume-Uni pour des raisons non couvertes parla partie III de l'accord de Paris; et ils décidèrent quel'or serait remis au Royaume-Uni en satisfaction par-tielle de l'arrêt de la Cour du 15 décembre 1949 enl'affaire du détroit de Corfou, à moins que, dans uncertain délai après le prononcé de l'avis arbitral, ou bienl'Albanie de son côté ait saisi la Cour pour l'inviter àstatuer sur ses propres droits, ou bien l'Italie ait saisi laCour en vue de décider premièrement si, du fait de tousdroits qu'elle prétend avoir par suite du décret albanaisdu 13 janvier 1946 ou des clauses du traité de paix avecl'Italie, l'or doit lui être remis plutôt qu'à l'Albanie,deuxièmement, si, dans le cas où la question se pose-rait, la prétention italienne doit ou non avoir priorité surla prétention du Royaume-Uni.

C'est ainsi que, dans le délai prescrit, l'Italie a saisi laCour par une requête qui a fait l'objet des communica-tions habituelles aux Etats admis à ester en justicedevant la Cour, et qui a également été transmise auGouvernement albanais.

Les délais pour le dépôt des pièces de la procédureécrite furent alors fixés par la Cour. Toutefois, au lieude présenter son mémoire sur le fond, le Gouvernementitalien a mis en doute la compétence de la Cour pourconnaître de la première question : celle du bien fondéde la prétention italienne contre l'Albanie. Les partiesayant été invitées à exposer leurs vues sur le problèmeainsi soulevé, le Gouvernement italien a fait valoir quela Cour n'avait pas titre suffisant à se prononcer puis-qu'en réalité l'action visée par la déclaration de Wash-ington se dirigeait contre l'Albanie et puisque ce paysn'était pas partie au procès. Quant au Royaume-Uni, ila vu dans la contestation de compétence de l'Italie unmotif pour mettre en doute la valeur de la requête, quidevrait être considérée comme non conforme à la dé-claration de Washington, ou comme nulle et non ave-nue, ou comme retirée. Les deux autres gouvernementsdéfendeurs — France, Etats-Unis — n'ont pas déposéde conclusions formelles.

Après avoir ainsi rappelé les faits, la Cour examineles thèses en présence, en commençant par les con-clusions du Royaume-Uni qui viennent d'être résu-mées. Certes, une contestation de compétence éma-nant du demandeur est insolite, mais il faut tenir compte

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des circonstances de l'espèce : c'est la déclaration deWashington, émanant des trois gouvernements, qui aformulé l'offre de juridiction acceptée par l'Italie et quiadéterminé paravance l'objet de l'action; et c'est aprèsavoir fait la démarche initiale que l'Italie a ressentiun doute et a présenté une exception préliminaire eninvoquant l'article 62 du Règlement de la Cour. Or, cetexte n'exclut pas que, dans de telles circonstances, ledemandeur soulève une exception. De par cette excep-tion, l'acceptation par l'Italie de la juridiction de laCour n'est devenue ni moins complète ou ni moinspositive que ne l'envisageait la déclaration de Washing-ton. Demander à la Cour de régler le problème de sacompétence ne revient pas à lui demander de ne seprononcer en aucune circonstances sur les questionsformulées dans la requête. Celle-ci est réelle; elle lereste, tant qu'elle n'est pas retirée; or elle n'est pasretirée. Enfin, la requête, qui n'était pas nulle lors deson dépôt, ne l'est pas devenue par la présentation del'objection à la compétence.

Ayant ainsi conclu qu'elle avait été valablement sai-sie par la requête, et que celle-ci subsistait, la Courpasse à l'examen de l'objection italienne quant à sacompétence, en vue de décider si elle est ou non enmesure de statuer au fond sur les demandes énoncéesdans la requête. Elle constate que, dans les rapportsentre les trois Gouvernements et l'Italie, la requêteest conforme à l'offre énoncée dans la déclaration deWashington, tant pour ce qui est de l'objet du différendque pour ce qui est des parties en cause; elle est donccompétente pour traiter des questions qui sont poséesdans la requête. Mais sa compétence est-elle de mêmeétendue que la mission qui lui est confiée ?

A cet égard, la Cour constate qu'elle n'est pas sim-plement appelée à dire si l'or doit être remis à l'Italie ouau Royaume-Uni : elle est invitée à trancher en premierlieu certaines questions juridiques desquelles dépend lasolution du problème. Or, la première demande énon-cée dans la requête gravite autour d'une déclaration del'Italie contre l'Albanie, réclamation d'indemnité pourle dommage prétendu. L'Italie estime avoir contre l'Al-banie droit à réparation d'un délit international que,selon l'Italie, l'Albanie aurait commis envers elle. En

conséquence, pour déterminer si l'Italie a titre à re-cevoir l'or, il est nécessaire de déterminer si l'Albanie acommis un délit international contre l'Italie et si elle esttenue à réparation envers elle; puis, dans ce cas, dedéterminer aussi le montant de l'indemnité. Pour tran-cher ces questions, il est nécessaire de déterminer si laloi albanaise du 13 janvier 1945 était contraire au droitinternational. A la solution de ces questions, qui onttrait au caractère licite ou illicite de certains actes del'Albanie vis-à-vis de l'Italie, deux Etats seulement,l'Italie et l'Albanie, sont directement intéressés.

Examiner au fond de telles questions serait trancherun différend entre l'Italie et l'Albanie, ce que la Cour nepeut faire sans le consentement de cet Etat. Si elle lefaisait, elle agirait à rencontre d'un principe de droitinternational bien établi et incorporé dans le Statut, àsavoir qu'elle ne peut exercer sa juridiction à l'égardd'un Etat si ce n'est avec le consentement de ce dernier.

On a soutenu que l'Albanie aurait pu intervenir, l'ar-ticle 62 du Statut donnant ce droit à un Etat tiers quiestime que, dans un différend, un intérêt d'ordre juri-dique est pour lui en cause; que le Statut n'empêche pasqu'une instance se poursuive, même quand l'Etat tiersqui aurait le droit d'intervenir s'en abstient; et que, parconséquent, l'abstention de l'Albanie ne doit pas empê-cher la Cour de statuer. Mais en l'espèce, les intérêtsjuridiques de l'Albanie ne seraient pas seulement tou-chés par une décision : ils en constitueraient l'objetmême. Le Statut ne peut donc être considéré commeautorisant implicitement la continuation de la procé-dure en l'absence de l'Albanie.

La Cour en conclut que, bien que l'Italie et les troisEtats défendeurs lui aient conféré une compétence, ellene peut exercer cette compétence en vue de statuer surla première demande qui lui a été soumise par l'Italie.Quant à la seconde demande — qui a trait à la prioritéentre les prétentions de l'Italie et du Royaume-Uni —,elle ne se poserait que si, dans les rapports entre l'Italieet l'Albanie, il avait été décidé que l'Italie doit recevoirl'or. Elle est par conséquent en relations de dépendanceavec la première demande. La Cour doit donc conclureque, ne pouvant statuer sur cette première demande,elle doit s'abstenir d'examiner la seconde.

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22. EFFET DE JUGEMENTS DU TRIBUNAL ADMINISTRATIFDES NATIONS UNIES ACCORDANT INDEMNITÉS

Avis consultatif dm 13 juillet 1954

La question relative à l'effet des jugements du tri-bunal administratif des Nations Unies accordant in-demnité avait été soumise à la Cour, pour avis consul-tatif, par l'Assemblée générale des Nations Unies qui,le 9 décembre 1953, avait à cette fin adopté la résolutionci-après :

"L'Assemblée générale,"Considérant que dans son rapport (A/2534) le

Secrétaire général a demandé l'ouverture d'un créditsupplémentaire de 179 420 dollars pour le versementdes indemnités accordées par le Tribunal adminis-tratif des Nations Unies dans onze affaires (affairen" 26 et affaires n°< 37 à 46),

"Considérant que, dans son vingt-quatrième rap-port à l'Assemblée générale (huitième session)[A/2580], le Comité consultatif pour les questionsadministratives et budgétaires a donné son assen-timent à l'ouverture de ce crédit,

"Considérant cependant qu'au cours du débat quela Cinquième Commission a consacré à cette ouver-ture du crédit d'importantes questions juridiques ontété soulevées,

"Décide de soumettre à la Cour internationale deJustice, pour avis consultatif, les questions juridi-ques ci-après :

" i ) Vu le statut du Tribunal administratif des Na-tions Unies et tous autres instruments et textes per-tinents, l'Assemblée générale a-t-elle le droit, pourune raison quelconque, de refuser d'exécuter un ju-gement du tribunal accordant une indemnité à unfonctionnaire des Nations Unies à l'engagementduquel il a été mis fin sans l'assentiment de l'in-téressé ?

"2) Si la Cour répond par l'affirmative à la ques-tion 1, quels sont les principaux motifs sur lesquelsl'Assemblée générale peut se fonder pour exercerlégitimement ce droit ?"

La Cour avait donné aux Membres des NationsUnies ainsi qu'à l'Organisation internationale du Tra-vail l'occasion de lui soumettre leurs vues en cetteaffaire. Des exposés écrits lui ont été présentés au nomde cette organisation ainsi que de la France, de laSuède, des Pays-Bas, de la Grèce, du Royaume-Uni deGrande-Bretagne et d'Irlande du Nord, des Etats-Unisd'Amérique, des Philippines, du Mexique, du Chili, del'Iraq, de la République de la Chine, du Guatemala, dela Turquie et de l'Equateur. Au cours d'audiences te-nues à cet effet, des exposés oraux ont été présentés aunom des Etats-Unis, de la France, de la Grèce, duRoyaume-Uni et des Pays-Bas.

D'autre part, le Secrétaire général des Nations Uniesavait transmis à la Cour les documents pouvant servir à

élucider la question; un exposé écrit et un exposé oralont également été présentés en son nom.

A la première question, la Cour a répondu que l'As-semblée générale n'a pas le droit, pour une raison quel-conque, de refuser d'exécuter un jugement du Tribunaladministratif des Nations Unies accordant une indem-nité à un fonctionnaire des Nations Unies à l'enga-gement duquel il a été mis fin sans l'assentiment del'intéressé. Comme la réponse à la première questionest négative, la Cour n'a pas à examiner la seconde.

L'avis de la Cour a été donné par 9 voix contre 3 :l'exposé de l'opinion des trois juges dissidents(M. Alvarez, M. Hackworth, M. Levi Carneiro) estjoint à l'avis. D'autre part, un juge non dissident(M. Winiarski), tout en votant pour l'avis, y a jointl'exposé de son opinion individuelle.

Dans son avis, la Cour analyse d'abord la premièredes questions qui lui est posée. Cette question, généraleet abstraite, est de portée étroitement limitée. Si on encompare les termes avec ceux du statut du tribunal, onvoit qu'elle se réfère seulement à des jugements renduspar le tribunal dans les limites de sa compétence sta-tutaire. D'autre part, il ressort des documents soumis àla Cour que la question a en vue seulement les juge-ments rendus par un tribunal régulièrement constitué.Enfin, elle a trait seulement à des jugements rendus parle tribunal en faveur de fonctionnaires à l'engagementdesquels il a été mis fin sans l'assentiment des inté-ressés.

La réponse à donner à la question — laquelle n'im-plique pas l'examen des jugements qui ont été l'oc-casion de la demande d'avis — dépend des dispositionsdu statut du tribunal, ainsi que du Statut et du Règle-ment du personnel. Examinant ces textes, la Cour cons-tate que le statut du tribunal emploie une terminologiejudiciaire : "statuer sur les requêtes", "tribunal","jugements". Ce sont aussi des dispositions essen-tiellement judiciaires qu'il contient, lorsqu'il énonceque, "en cas de contestation touchant sa compétence,le tribunal décide" et que "les jugements sont définitifset sans appel". Il s'ensuit que le tribunal est instituécomme un corps indépendant et véritablement judi-ciaire, prononçant des jugements définitifs et sansappel dans le cadre limité de ses fonctions. Le pouvoirqui lui est conféré d'ordonner l'annulation de décisionsprises par le Secrétaire général des Nations Unies — leplus haut fonctionnaire de l'Organisation — confirmeson caractère judiciaire : un tel pouvoir pourrait dif-ficilement avoir été accordé à un organe consultatif ousubordonné:

La Cour remarque alors que, suivant un principe dedroit bien établi et généralement reconnu, un jugement

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rendu par un pareil corps judiciaire est chose jugée et aforce obligatoire entre les parties au différend. Qui faut-il considérer comme parties liées par le jugement ? Lescontrats d'engagement fournissent la réponse. Ils sontconclus entre le fonctionnaire intéressé et le Secrétairegénéral en sa qualité de plus haut fonctionnaire del'Organisation des Nations Unies et agissant pour lecompte de celle-ci comme son représentant. Le Se-crétaire général engage la responsabilité juridique del'Organisation, personne juridique pour le compte delaquelle il agit. S'il met fin au contrat d'engagementsans l'assentiment du fonctionnaire, et si cette mesureconduit à un différend soumis au tribunal administra-tif, les parties au différend devant le tribunal sont lefonctionnaire intéressé et l'Organisation des NationsUnies, représentée par le Secrétaire général; et cesparties seront liées par le jugement du tribunal. Cejugement, définitif, sans appel, non susceptible de ré-vision, a force obligatoire pour l'Organisation des Na-tions Unies, comme étant la personnejuridique respon-sable de l'exécution régulière du contrat d'engagement.L'Organisation étant tenue en droit d'exécuter le ju-gement et de verser l'indemnité accordée au fonction-naire, il s'ensuit que l'Assemblée générale, l'un desorganes des Nations Unies, doit être liée de même.Cette conclusion est confirmée par le texte même dustatut du tribunal, duquel il ressort que le versementd'une indemnité accordée par le tribunal est une obliga-tion des Nations Unies dans leur ensemble — ou, le caséchéant, de l'institution spécialisée intéressée.

La Cour relève ensuite que si, de propos délibéré, lestatut du tribunal ne prévoit ni révision ni appel (alorsque tel eût bien pu être le cas), il ne s'ensuit pas que letribunal ne puisse réviser lui-même un jugement, dansdes circonstances particulières, lorsque des faits nou-veaux d'importance décisive ont été découverts. Il l'ad'ailleurs déjà fait, et une telle action est conforme auxprincipes généralement posés dans les statuts et loisconcernant les tribunaux.

Mais l'Assemblée générale elle-même aurait-elle ledroit de refuser d'exécuter les jugements dans cer-taines circonstances exceptionnelles hors du cadre dela question telle que la Cour l'a définie plus haut :jugements dépassant la compétence du tribunal ouautre vice ? Il s'agit d'un tribunal situé dans le systèmejuridique organisé des Nations Unies et traitant exclu-sivement de différends internes entre les fonctionnaireset l'Organisation : dans ces conditions, la Cour estimequ'en l'absence de dispositions expresses à cet effet lesjugements ne peuvent être revisés par un corps autreque le tribunal lui-même. L'Assemblée générale peuttoujours pour l'avenir amender le statut du tribunal etinstituer une procédure de révision : en tous cas, del'avis de la Cour, elle ne pourrait guère s'en chargerelle-même, étant donné sa composition et sa fonctionet alors surtout que l'une des parties aux. différends estl'Organisation elle-même.

A l'appui de la thèse selon laquelle l'Assemblée gé-nérale serait fondée à refuser d'exécuter des jugementsdu tribunal, certains arguments ont été avancés. LaCour y répond dans la seconde partie de son avis.

On a dit que l'Assemblée générale n'aurait pas lepouvoir, en droit, de créer un tribunal compétent pourrendre des jugements qui lieraient les Nations Unies.Mais, en l'absence de dispositions expresses dans laCharte, il ressort de cet acte même que le pouvoir dontil s'agit y est nécessairement impliqué. En effet, il estessentiel pour assurer le bon fonctionnement du Secré-tariat et pour donner effet à cette considération domi-nante qu'est la nécessité d'assurer les plus hautes qua-lités de travail, de compétence et d'intégrité.

On a dit aussi que l'Assemblée générale ne pourraitinstituer un tribunal qui rende des décisions obliga-toires pour elle-même. Mais c'est à elle seule qu'ilappartient de déterminer la nature et la portée précisesdes mesures par lesquelles elle peut exercer son pou-voir de créer un tribunal, et cela même si ce pouvoir estimplicite. D'autre part, a-t-on dit encore, le pouvoirexercé de la sorte serait incompatible avec le pouvoirbudgétaire qui lui est réservé. Mais un pouvoir bud-gétaire n'est pas absolu. Quand certaines dépenses ré-sultent d'obligations, l'Assemblée générale n'a pasd'alternative : elle doit faire honneur à ses engage-ments, et les jugements du tribunal appartiennent àcette catégorie.

On a dit enfin que le pouvoir implicite de l'Assembléegénérale de créer un tribunal n'irait pas jusqu'à permet-tre au tribunal d'intervenir dans des matières qui se-raient du domaine du Secrétaire général. Mais, auxtermes de la Charte, l'Assemblée générale peut à toutmoment limiter ou contrôler les pouvoirs du Secrétairegénéral en matière de personnel. Elle a autorisé l'in-tervention du tribunal en cette matière, dans les limitesde la compétence qu'elle lui a conféré. Donc, en agis-sant dans ces limites, le tribunal n'intervient nullementdans l'exercice d'un pouvoir que le Secrétaire généraltiendrait de la Charte, parce que les pouvoirs juridiquesdu Secrétaire général en matière de personnel ont déjàété limités à cet égard par l'Assemblée générale.

D'autre part, le fait que le tribunal est un organesubsidiaire, secondaire ou subordonné est sans impor-tance. Ce qui compte, c'est l'intention de l'Assembléegénérale quand elle l'a créé : et, ce qu'elle a voulu, c'estcréer un corps judiciaire.

Quant à ce que l'on a appelé le précédent établi par laSociété des Nations en 1946, la Cour ne peut le retenir.En effet, les circonstances d'alors, d'ailleurs très par-ticulières, sont tout autres que les circonstances actuel-les; il y a absence complète d'identité entre les deuxsituations.

Amenée ainsi à répondre par la négative à la premièredes questions de l'Assemblée générale, la Cour cons-tate que la seconde question ne se pose pas.

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23. AFFAIRE NOTTEBOHM (DEUXIÈME PHASE)

Arrêt du 6 avril 1955

L'affaire Nottebohm avait été introduite devant laCour, par requête de la Principauté de Liechtensteincontre la République du Guatemala.

Le Liechtenstein demandait redressement et répara-tion pour des mesures contraires au droit internationalque le Guatemala aurait prises contre M. FriedrichNottebohm, ressortissant du Liechtenstein. De soncôté, le Guatemala soutenait que la demande était irre-cevable et cela à plusieurs titres, l'un d'eux se référant àla nationalité de Nottebohm pour la protection duquelle Liechtenstein avait saisi la Cour.

Dans son arrêt, la Cour retient ce dernier moyen, eten conséquence déclare irrecevable la demande duLiechtenstein.

L'arrêt a été rendu par 11 voix contre 3. MM. Klaes-tad et Readjuges, et M. Guggenheim, juge ad hoc, ontjoint à l'arrêt les exposés de leur opinion dissidente.

Dans son arrêt, la Cour constate l'importance pri-mordiale du moyen d'irrecevabilité mentionné plushaut. En avançant ce moyen, le Guatemala se réfère auprincipe bien établi selon lequel seul le lien de natio-nalité entre l'Etat et l'individu donne à l'Etat le droitde protection diplomatique. Quant au Liechtenstein, ilestime avoir agi conformément à ce principe et allègueque Nottebohm est bien son ressortissant en vertu de lanaturalisation qui lui a été conférée.

La Cour examine ensuite les faits. Nottebohm, né àHambourg, était encore Allemand au moment où, enoctobre 1939, il a demandé sa naturalisation au Liech-tenstein. En 1905, il se rend au Guatemala où il établitle centre de ses affaires qui deviennent importanteset prospères. Il fait parfois des voyages d'affaires enAllemagne ou en d'autres pays pour des vacances ainsique quelques visites au Liechtenstein, où un de sesfrères réside depuis 1931; mais il reste domicilié auGuatemala jusqu'en 1943, c'est-à-dire jusqu'aux évé-nements qui sont à la base du présent litige. En 1939, ilquitte le Guatemala environ fin mars; il semble s'êtrerendu à Hambourg et avoir fait quelques brefs séjoursau Liechtenstein, où il se retrouve au début d'octobre1939. C'est alors que, le 9 octobre 1939, un peu plusd'un mois après l'ouverture de la seconde guerre mon-diale marquée par l'attaque de la Pologne par l'Al-lemagne, il demande sa naturalisation au Liechtenstein.

Les conditions requises pour la naturalisation desétrangers au Liechtenstein sont déterminées par la loiliechtensteinoise du 4 janvier 1934. Elle exige entreautres : que le candidat prouve que la bourgeoisie d'unecommune du Liechtenstein lui est promise pour le casoù il viendrait à acquérir la nationalité liechtenstei-noise; que, sauf dispense sous certaines conditions, ilprouve qu'il perdra son ancienne nationalité en con-

séquence de la naturalisation; qu'il aura eu domicilelégal dans la Principauté depuis au moins trois ans,cette condition pouvant toutefois n'être pas exigée dansdes cas particulièrement dignes d'intérêt et à titreexceptionnel; qu'il aura conclu une convention fiscaleavec les autorités compétentes et payé une taxe denaturalisation. La loi fait apparaître la préoccupation den'accorder la naturalisation qu'à bon escient, ajoutantqu'elle est exclue si elle peut faire craindre des incon-vénients pour le Liechtenstein. Quant à la procédure àsuivre, le Gouvernement examine la demande, prenddes renseignements sur le candidat, soumet la demandeà la Diète et, en cas d'acceptation, présente une propo-sition au Prince régnant, seul compétent pour conférerla nationalité.

Dans la demande de naturalisation qu'il a présentée,Nottebohm sollicite en même temps l'admission préa-lable à la bourgeoisie de Mauren, commune de Liech-tenstein; il demande d'être dispensé de la condition dedomicile préalable pendant trois ans, sans énoncer decirconstances exceptionnelles justificatives; il prendl'engagement de payer (en francs suisses) 25 000 francsà la commune, 12 500 francs à l'Etat, les frais de pro-cédure, 1 000 francs d'impôt annuel de naturalisation— sous la réserve que le paiement de ces taxes seradéduit des impôts ordinaires s'il fixait sa résidence auLiechtenstein — et de fournir une garantie financièrede 30 000 francs. Un document du 15 octobre 1939certifie qu'à cette date la bourgeoisie de Mauren lui aété accordée. Un certificat du 17 octobre constate lepaiement des taxes requises. Le 20 octobre, Notte-bohm prête serment civique, et le 23 octobre un arran-gement fiscal est conclu. Il a été produit également uncertificat attestant que Nottebohm avait été naturalisépar décision suprême du Prince du 13 octobre 1939.Nottebohm obtient ensuite un passeport liechtenstei-nois. Il le fait viser par le Consul général du Guatemalaà Zurich le 1er décembre 1939 et retourne au Guatemalaau début de 1940. Il y reprend ses affaires antérieures.

Tels étant les faits, la Cour recherche si la naturalisa-tion ainsi intervenue peut être valablement invoquéecontre le Guatemala, si elle donne au Liechtenstein untitre suffisant pour exercer la protection de Nottebohm,vis-à-vis du Guatemala, et en conséquence pour saisirla Cour. La Cour n'entend pas sortir de ce cadre limité.

Pour établir que la recevabilité de la requête devaitêtre admise, le Liechtenstein a fait valoir que le Gua-temala avait reconnu antérieurement ce qu'il contesteaujourd'hui. Examinant l'attitude du Guatemala enversNottebohm depuis sa naturalisation, la Cour estime quecet Etat n'a pas reconnu le titre du Liechtenstein àl'exercice de la protection de Nottebohm. Elle recher-che ensuite si l'octroi de la nationalité par le Liech-tenstein entraîne directement l'obligation pour le Gua-temala d'en reconnaître l'effet; en d'autres termes, sil'acte émanant du Liechtenstein seul est opposable au

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Guatemala en ce qui concerne l'exercice de la protec-tion. La Cour traitera cette question sans examinercelle de la validité de la naturalisation de Nottebohmselon la loi du Liechtenstein.

La nationalité rentre dans la compétence nationale del'Etat qui règle, par sa propre législation, l'acquisitionde sa nationalité. Mais la question à résoudre ne se situepas dans l'ordre juridique du Liechtenstein : exercer laprotection, c'est se placer sur le plan du droit inter-national. Or, la pratique internationale fournit maintsexemples d'actes accomplis par un Etat dans l'exercicede sa compétence nationale qui n'ont pas de plein droiteffet international. Lorsque deux Etats ont conféré leurnationalité à une même personne et que cette situationse trouve placée non plus dans l'ordre juridique propreà chacun d'eux, mais sur le terrain international, l'ar-bitre international ou le juge de l'Etat tiers qui aurait àen traiter laisserait subsister la contradiction s'il s'entenait à l'idée que la nationalité relève uniquement de lacompétence nationale. Pour pouvoir au contraire tran-cher le conflit, il recherche si la nationalité a été con-férée dans des conditions telles qu'il en résulte pourl'Etat défendeur l'obligation de reconnaître l'effet decette nationalité. Pour en décider, il dégage des cri-tères. Il fait prévaloir la nationalité effective : celle quiconcorde avec la situation de fait, qui repose sur un liende fait supérieur entre l'intéressé et l'un des Etats dontla nationalité est en cause. Les éléments qu'il prend enconsidération sont divers et leur importance varie d'uncas à l'autre : il y a le domicile de l'intéressé, mais aussile siège de ses intérêts, ses liens de famille, sa participa-tion à la vie publique, l'attachement à un pays manifestépar l'éducation des enfants, etc.

La même tendance domine dans la doctrine. Et lapratique de certains Etats, qui s'abstiennent d'exercerla protection au profit d'un naturalisé lorsque celui-ci ade fait rompu son rattachement avec ce qui n'est pluspour lui qu'une patrie nominale, manifeste la convic-tion que, pour être invoquée contre un autre Etat, lanationalité doit correspondre à une situation de fait.

Le caractère ainsi reconnu dans l'ordre internationalà la nationalité n'est pas contredit par le fait que le droitinternational laisse à chaque Etat le soin de régler l'at-tribution de sa propre nationalité. Car s'il en est ainsi,c'est à défaut d'accord général sur les règles concernantla nationalité. On a estimé que le meilleur moyen defaire concorder ces règles avec les conditions démogra-phiques existant ici et là était de laisser leur détermina-tion à la compétence de chaque Etat. Mais, corréla-tivement, un Etat ne saurait prétendre que les règles parlui établies soient reconnues par un autre Etat s'il nes'est conformé à ce but général de faire concorder la

nationalité octroyée par lui avec un rattachement effec-tif de l'individu.

Selon la pratique des Etats, la nationalité estl'expression juridique du fait qu'un individu est plusétroitement rattaché à la population d'un Etat déter-miné. Conférée par un Etat, elle ne lui donne titre àprotection que si elle est la traduction en termes juri-diques de l'attachement de l'intéressé à cet Etat. Qu'enest-il dans le cas de Nottebohm ? Au moment de sanaturalisation, Nottebohm apparaît-il comme plus atta-ché par sa tradition, son établissement, ses intérêts, sonactivité, ses liens de famille et ses intentions dans unfutur proche au Liechtenstein qu'à tout autre Etat ?

A cet égard, la Cour, relevant les faits essentiels de lacause, constate que Nottebohm a toujours entretenudes rapports de famille et d'affaires avec l'Allemagne etque rien ne fait apparaître que sa demande de natura-lisation au Liechtenstein ne paraît pas motivée par undésir de se désolidariser du Gouvernement de son pays.D'autre part, il est établi depuis trente quatre ans auGuatemala, qui est le centre de ses intérêts et de sesaffaires. Il y restera jusqu'à ce que, en 1943, il en soitéloigné par mesure de guerre et fait grief au Guatemalade ne pas l'y réadmettre. La famille de Nottebohm avaitd'ailleurs affirmé son désir d'y passer ses vieux jours.A l'opposé de cela, ses liens de fait avec le Liechten-stein sont extrêmement ténus. S'il s'est rendu dans cepays en 1946, c'est en conséquence du refus du Gua-temala de l'accueillir. Il y a donc absence de tout liende rattachement avec le Liechtenstein, mais existenced'un lien ancien et étroit avec le Guatemala, lien que lanaturalisation n'a pas affaibli. Cette naturalisation nerepose pas sur un attachement réel au Liechtenstein quilui soit antérieur et elle n'a rien changé au genre de viede celui à qui elle a été conférée dans des conditionsexceptionnelles de rapidité et de bienveillance. Sousces deux aspects, elle manque de la sincérité qu'on doitattendre d'un acte aussi grave pour qu'il s'impose aurespect d'un Etat se trouvant dans la situation du Gua-temala. Elle a été octroyée sans égard à l'idée que l'onse fait, dans les rapports internationaux, de la natio-nalité. Plutôt que demandée pour obtenir la consécra-tion en droit de l'appartenance en fait de Nottebohm àla population du Liechtenstein, cette naturalisation aété recherchée par lui pour lui permettre de substituer àsa qualité de sujet d'un Etat belligérant la qualité desujet d'un Etat neutre, dans le but unique de passerainsi sous la protection du Liechtenstein et non d'enépouser les traditions, les intérêts, le genre de vie,d'assumer les obligations — autres que fiscales — etd'exercer les droits attachés à la qualité ainsi acquise.

Par ces motifs, la Cour déclare irrecevable la de-mande du Liechtenstein.

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24. PROCÉDURE DE VOTE APPLICABLE AUX QUESTIONS TOUCHANTLES RAPPORTS ET PÉTITIONS RELATIFS AU TERRITOIRE DU SUD-OUEST AFRICAIN

Avis consultatif du 7 juin 1955

La question relative à la procédure de vote que doitsuivre l'Assemblée générale des Nations Unies pourprendre ses décisions sur les questions touchant lesrapports et pétitions relatifs au Territoire du Sud-Ouestafricain avait été soumise à la Cour, pour avis consul-tatif, par l'Assemblée générale, qui, le 23 novembre1954, avait à cette fin adopté la résolution ci-après :

"L'Assemblée générale,"Ayant accepté, par sa résolution 449 A (V) du

13 décembre 1950, l'avis consultatif de la Cour inter-nationale de Justice relatif au Sud-Ouest africain,reridule 11 juillet 1950,

' 'Eu égard, en particulier, à l'avis de la Cour sur laquestion en général, à savoir 'que le Sud-Ouest afri-cain est un territoire soumis au Mandat internatio-nal assumé par l'Union sud-africaine le 17 décembre1920', et à l'avis de la Cour en ce qui concerne laquestion a, à savoir 'que l'Union sud-africaine con-tinue à être soumise aux obligations internationalesénoncées à l'Article 22 du Pacte de la Société desNations Unies au Mandat pour le Sud-Ouest africainainsi qu'à l'obligation de transmettre les pétitionsdes habitants de ce territoire, les fonctions de con-trôle devant être exercées par les Nations Uniesauxquelles les rapports annuels et les pétitions de-vront être soumis, et la référence à la Cour perma-nente de Justice internationale devant être remplacéepar la référence à la Cour internationale de Justice,conformément à l'article 7 du Mandat et à l'Article 37du Statut de la Cour;',

"Ayant déclaré, dans la résolution 749 A (VIII) du28 novembre 1953, qu'elle considère 'qu'en l'ab-sence d'un contrôle de l'Organisation des NationsUnies les habitants du Territoire sont privés du con-trôle international prévu par le Pacte de la Société desNations' et qu'elle estime 'qu'elle manquerait à sesobligations envers les habitants du Sud-Ouest afri-cain si elle n'assumait pas, à l'égard de ce territoire,les fonctions de contrôle précédemment exercées parla Société des Nations',

"Eu égard à l'avis de la Cour internationale deJustice selon lequel 'le degré de surveillance à exer-cer par l'Assemblée générale ne saurait... dépassercelui qui a été appliqué sous le régime des mandats etdevrait être conforme autant que possible à la pro-cédure suivie en la matière par le Conseil de la So-ciété des Nations' et 'ces observations s'appliquenten particulier aux rapports annuels et aux pétitions',

"Ayant adopté, par sa résolution 844 (IX) du11 octobre 1954, un article spécial F quant à la pro-cédure de vote que l'Assemblée générale devra sui-vre dans ses décisions sur les questions touchant lesrapports et les pétitions relatifs au Territoire du Sud-Ouest africain,

"Ayant adopté ledit article dans le désir 'd'ap-pliquer, autant que possible et jusqu'à la conclusiond'un accord entre l'Organisation des Nations Unieset l'Union sud-africaine, la procédure suivie en lamatière par le Conseil de la Société des Nations',

"Considérant qu'il est souhaitable d'obtenir deséclaircissements sur l'avis consultatif de la Cour,

"Demande à la Cour internationale de Justice unavis consultatif sur les questions suivantes :

' 'a) L'article ci-après relatif à la procédure de voteque l'Assemblée générale devra suivre correspond-ilà une interprétation exacte de l'avis consultatif de laCour internationale de Justice en date du 11 juillet1950 :

'Les décisions de l'Assemblée générale sur lesquestions touchant les rapports et les pétitions re-latifs au Territoire du Sud-Ouest africain sont con-sidérées comme questions importantes au sens duparagraphe 2 de l'Article 18 de la Charte des Na-tions Unies' ?

"b) Si cette interprétation de l'avis consultatif dela Cour n'est pas exacte, quelle procédure de votel'Assemblée générale devrait-elle suivre pour pren-dre des décisions sur les questions touchant les rap-ports et les pétitions relatifs au Territoire du Sud-Ouest africain ?"

Au reçu de la demande de l'Assemblée générale, laCour avait donné aux Membres des Nations Uniesl'occasion de lui soumettre leurs vues. Les Gouver-nements des Etats-Unis d'Amérique, de la Républiquede Pologne et de l'Inde ont présenté des exposés écrits.Les Gouvernements d'Israël et de la République deChine, tout en ne présentant pas d'exposés écrits, ontrappelé les vues exprimées par leurs représentants àl'Assemblée générale. Le Gouvernement de la Yougo-slavie afait savoir qu'il était d'avis que la question avaitdéjà été examinée et épuisée par l'avis consultatif de1950. Enfin, le Secrétaire général des Nations Unies aprésenté les documents pouvant servir à élucider laquestion, ainsi qu'une note introductive commentantces documents. Il n'y a pas eu de procédure orale.

Par son avis, la Cour a répondu affirmativement àla première question posée : l'article cité dans la réso-lution sous la lût. a correspond à une interprétationexacte de l'avis qu'elle avait émis en 1950. Quant à laseconde question, la réponse affirmative donnée à lapremière dispense la Cour de l'examiner.

L'avis prononcé par la Cour a été émis à l'unanimité.Trois juges — MM. Basdevant, Klaestad et Lauter-pacht —, tout en acceptant le dispositif de l'avis, y sontarrivés par une autre voie et ont annexé à l'avis lesexposés de leur opinion individuelle. Un autre juge,

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M. Kojevnikov, qui a accepté également le dispositif del'avis, y a joint une déclaration.

Dans son avis, la Cour relate brièvement les faits quiont conduit à la demande à elle adressée. Dans son avisde 1950, elle avait dit que l'Union sud-africaine conti-nuait d'être soumise aux obligations qui, pour le Ter-ritoire du Sud-Ouest africain, lui incombaient aux ter-mes du Pacte de la Société des Nations et du Mandat surce territoire, et que les fonctions de surveillance de-vaient être exercées par les Nations Unies. Cet avisfut accepté la même année par l'Assemblée généralecomme base de la surveillance de l'administration duterritoire. Des négociations s'ensuivirent entre les Na-tions Unies et l'Union sud-africaine, mais n'aboutirentpas. En 1954, un comité de l'Assemblée générale aélaboré plusieurs articles dont l'un, intitulé article F, etreproduit sous la litt. a de la résolution du 23 novembre1954 (voir plus haut), a trait à la manière dont seraientprises les décisions de l'Assemblée générale touchantles rapports et pétitions. C'est sur cet article F que laCour est consultée, et la préoccupation principale del'Assemblée est de savoir si cet article F correspond àune interprétation exacte de la phrase ci-après con-tenue dans l'avis de 1950 :

"Le degré de surveillance à exercer par l'Assem-blée générale ne saurait donc dépasser celui qui a étéappliqué sous le régime des mandats et devrait êtreconforme, autant que possible, à la procédure sui-vie en la matière par le Conseil de la Société desNations."

Ayant ainsi délimité la question qui lui est posée et envue d'y répondre, la Cour examine le point de savoir sila première partie de cette phrase ("le degré de sur-veillance à exercer par l'Assemblée générale ne sauraitdonc dépasser celui qui a été appliqué sous le régimedes mandats") peut être correctement interprétéecomme s'étendant au système de vote à suivre parl'Assemblée générale lorsqu'elle prend des décisionstouchant les rapports et pétitions relatifs au Territoiredu Sud-Ouest africain. Elle constate que les mots"degré de surveillance" se rapportent à l'étendue de lasurveillance réelle et non à la manière dont s'exprime lavolonté collective de l'Assemblée générale; ils ne seréfèrent pas aux questions de procédure. La premièrepartie de la phrase signifie que l'Assemblée généralene saurait adopter des méthodes de surveillance, ouimposer à la Puissance mandataire des conditions quisoient, les unes et les autres, incompatibles avec lestermes du Mandat ou avec un degré de surveillanceapproprié, mesuré d'après les normes et méthodes duConseil de la Société des Nations. En conséquence,l'article F ne peut être considéré comme se rapportantau degré de surveillance, ni, par suite, comme instituantun degré de surveillance plus grand que celui qu'avaitenvisagé la Cour dans son avis de 1950.

Cette interprétation est confirmée par un examen descirconstances qui ont amené l'emploi par la Cour desmots dont il s'agit. Dans l'avis de 1950, elle avait à direquelles étaient les obligations de l'Union sud-africaine.Elle a constaté que les obligations qui concernent l'ad-ministration du territoire et qui correspondent à la mis-sion sacrée de civilisation mentionnée à l'Article 22 duPacte n'étaient pas devenues caduques par l'effet de la

dissolution de la Société des Nations. Quant aux obliga-tions ayant trait à la surveillance de l'administration, laCour a reconnu, en se fondant sur la Charte, que cettesurveillance devait désormais être exercée par l'As-semblée générale, sans toutefois pouvoir dépasser celledu régime des mandats. Mais, ce faisant, la Cour n'avaitpas à traiter du système de vote. En reconnaissant quela compétence de l'Assemblée générale en matière desurveillance devait désormais être exercée par l'As-implicitement que les décisions de cet organe devaient,en la matière, être prises conformément aux disposi-tions pertinentes de la Charte, à savoir les dispositionsde l'Article 18. Si la Cour avait entendu que les limitesau degré de surveillance impliquaient le maintien dusystème de vote suivi par le Conseil de la Société desNations, elle se serait contredite et aurait contrevenuaux dispositions de la Charte. Partant, la Cour constateque la première partie de la phrase doit s'interprétercomme se rapportant aux questions de fond et non ausystème du vote appliqué du temps de la Société desNations.

La Cour passe ensuite à la deuxième partie de laphrase, selon laquelle le degré de surveillance "devraitêtre conforme, autant que possible, à la procédure sui-vie en la matière par le Conseil de la Société des Na-tions" : l'article F est-il en accord avec cette deuxièmepartie ? Alors que la première partie de la phrase avaittrait à des questions de fond, la seconde est de caractèreprocédural, et le mot "procédure" qu'elle emploie serapporte aux modalités de procédure par lesquelless'exerce la suveillance. Mais, en la formulant, la Courn'envisageait pas le système de vote de l'Assembléegénérale. En effet, la question de la conformité dusystème de vote de l'Assemblée générale avec celui duConseil de la Société des Nations présenterait des dif-ficultés insurmontables de nature juridique, carie sys-tème de vote d'un organe est un de ses traits distinctifs.Il est lié à sa composition et à ses fonctions, et l'on nesaurait le transférer à un autre organe sans méconnaîtreune des caractéristiques de ce dernier.

Il n'y a donc pas incompatibilité entre l'article F etl'avis de 1950. Toutefois, il semble que, en adoptantl'article F et en posant la question à la Cour, l'Assem-blée générale partait de l'idée qu'en employant le mot"procédure" la Cour y comprenait le système de vote.Mais, aussi dans ce cas, la conclusion serait la même.Dans l'avis de 1950, la Cour avait dit que l'Assembléegénérale tire de la Charte sa compétence pour exercerses fonctions de surveillance; c'est donc dans le ca-dre de la Charte qu'il lui faut trouver les règles selonlesquelles elle doit prendre les décisions se rapportant àces fonctions. Il lui serait juridiquement impossible,d'une part, d'invoquer la Charte pour recevoir et exa-miner les rapports et pétitions relatifs au Sud-Ouestafricain et, d'autre part, de prendre des décisions serapportant à ces rapports et pétitions en suivant unsystème de vote absolument étranger à celui qui estprescrit dans la Charte.

Quant à l'expression "autant que possible", elleavait pour objet de permettre les ajustements rendusnécessaires par le fait que le Conseil de la Société desNations était régi par un autre instrument que l'As-semblée générale. Celle-ci, pour déterminer commentprendre ses décisions sur les rapports et pétitions, ne

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pouvait agir que d'une façon. Elle avait devant elle l'article F. Ce faisant, elle a agi dans les limites desl'Article 18 de la Charte qui prescrit les méthodes sui- possibilités juridiques.vant lesquelles doivent être prises ses décisions. L'avisde 1950 a laissé l'Assemblée générale en face de cetarticle comme seule base juridique pour le système de L'article F correspond donc à une interprétationvote applicable. C'est sur cette base qu'elle a adopté exacte de l'avis de 1950.

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25. ADMISSIBILITÉ DE L'AUDITION DE PÉTITIONNAIRESPAR LE COMITÉ DU SUD-OUEST AFRICAIN

Avis consultatif du 1er juin 1956

La question relative à l'admissibilité de l'audition depétitionnaires par le Comité du Sud-Ouest africain del'Assemblée générale des Nations Unies avait été sou-mise à la Cour pour avis consultatif, par l'Assembléegénérale, qui, le 3 décembre 1955, avait à cette finadopté la résolution ci-après :

"L'Assemblée générale,"Ayant été priée par le Comité du Sud-Ouest afri-

cain de décider si les demandes d'audience présen-tées par des pétitionnaires sur des questions relativesau Territoire du Sud-Ouest africain étaient receva-bles devant le Comité (A/2913/Add.2).

"Ayant chargé le Comité, par la résolution749 A' (VIII) qu'elle a adoptée le 28 novembre 1953,d'examiner les pétitions en se conformant, dans toutela mesure possible, à la procédure de l'ancien régimedes mandats,

"Demande à la Cour internationale de Justice derendre un avis consultatif sur la question suivante :

"Le Comité du Sud-Ouest africain, créé par larésolution 749 A (VIII) de l'Assemblée générale,en date du 28 novembre 1953, se conformerait-il àl'avis consultatif rendu par la Cour internationalede Justice, le 11 juillet 1950, en accordant desaudiences à des pétitionnaires sur des questionsrelatives au Territoire du Sud-Ouest africain ?"

Au reçu de la demande d'avis, la Cour avait donnéaux Etats Membres des Nations Unies l'occasion de luiprésenter leurs vues. Les Gouvernements des Etats-Unis d'Amérique et de la République de Chine ontsoumis des exposés écrits et un représentant du Gou-vernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne etd'Irlande du Nord a prononcé un exposé oral enaudience publique. D'autre part, le Secrétaire généraldes Nations Unies a déposé les documents pouvantservir à élucider la question, en y joignant une noteintroductive.

Par son avis, adopté par 8 voix contre 5, la Cour arépondu affirmativement à la question qui lui étaitposée. Trois juges — MM. Winiarski et Kojevnikov etsir Hersch Lauterpacht —, tout en ayant voté pourl'avis, y ont joint, les deux premiers, une déclaration, etle troisième, une opinion individuelle. Les cinq jugesqui ont voté contre l'avis — M. Badawi, vice-pré-sident, MM. Basdevant, Hsu Mo, Armand-Ugon etMoreno Quintana — y ont joint l'exposé commun deleur opinion dissidente.

Dans son avis, la Cour détermine en premier lieu lesens qu'elle attache à la question qui lui est posée. Elleconsidère qu'il s'agit de personnes qui ont présenté des

pétitions écrites au Comité du Sud-Ouest africain con-formément au règlement de ce dernier. D'autre part,elle estime qu'il s'agit non du pouvoir du Comité d'ac-corder des audiences de sa propre autorité mais desavoir si l'Assemblée générale est habilitée en droit àautoriser le Comité à accorder des audiences.

L'Assemblée générale demande si l'octroi d'au-diences est conforme à l'avis rendu par la Cour en 1950.Pour répondre, la Cour se fondera sur cet avis, con-sidéré dans son ensemble, son but général et le sens quien découle, et elle en donne une analyse. Le dispositifde l'avis porte que les obligations du mandataire subsis-tent dans toute leur force, avec cette différence que lesfonctions de contrôle exercées précédemment par leConseil de la Société des Nations doivent maintenantl'être par les Nations Unies. L'organe qui exerceaujourd'hui ces fonctions de contrôle, à savoir l'As-semblée générale, est fondé en droit à exercer unesurveillance effective et appropriée de l'administrationdu Territoire sous mandat. Dans l'exposé des motifs del'avis, la Cour a clairement énoncé que les obligationsdu mandataire, qui comportent l'envoi de rapports, latransmission de pétitions et la soumission à la sur-veillance, sont celles qui prévalaient sous le régime desmandats. Elles ne peuvent les dépasser, et, par consé-quent, le degré de la surveillance à exercer par l'Assem-blée générale ne peut dépasser celui qui était appliquésous le régime des mandats. A la suite de la constatationque l'Assemblée générale se substituait pour la sur-veillance au Conseil de la Société des Nations, la Cour aénoncé que le degré de surveillance devait se conformerautant que possible à la procédure suivie par le Conseilde la Société des Nations. Mais la nécessité d'une sur-veillance subsiste : la Charte garantit les droits que lesEtats et les peuples tiennent des actes internationaux envigueur, ce qui implique un contrôle. De l'analyse ainsidonnée de l'avis de 1950, il résulte que son intentionprincipale est de sauvegarder la mission sacrée de civi-lisation, grâce au maintien d'une surveillance inter-nationale effective : en interprétant telle phrase isoléede l'avis, on ne saurait lui attribuer un sens qui ne seraitconforme ni à cette intention principale, ni au dispositif.

Comment était traitée, sous le régime de la Sociétédes Nations, la question relative à l'octroi d'audien-.ces ? Les textes n'en parlent pas, et il n'en ajamáis étéoctroyé. Mais les textes ne parlent pas non plus du droitde pétition, innovation qui a cependant été établie par leConseil de la Société des Nations Unies pour rendreplus effective sa fonction de surveillance : compétentpour ce faire, le Conseil l'eût été aussi pour autoriser laCommission des Mandats à accorder des audiences s'ill'avait jugé à propos.

A cet égard, on a dit que l'avis de 1950 exprimaitl'opinion que le régime des mandats et le degré desurveillance devaient être considérés comme cristal-

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lises, de telle sorte que l'Assemblée générale ne pour-rait rien faire que le Conseil n'eût effectivement fait,même s'il avait eu le pouvoir de le faire. Tel n'est pas lecas. Rien dans l'avis de 1950 ou dans les textes applica-bles ne peut être interprété comme restreignant lespouvoirs de l'Assemblée générale par rapport à ceux du'Conseil de la Société des Nations. Il était normal quel'avis de 1950 fasse remarquer que l'Assemblée géné-rale ne pouvait élargir ses pouvoirs : mais la Courn'était pas appelée à dire si l'Assemblée générale pou-vait ou non exercer des pouvoirs qui avaient appartenuau Conseil de la Société des Nations, mais qu'il n'avaitpas eu l'occasion d'exercer.

On a dit également, en invoquant une phrase de l'avisde 1950 selon laquelle le degré de surveillance à exercerpar l'Assemblée générale ne saurait dépasser celui quiétait appliqué sous le régime des mandats, que l'oc-troi d'audiences entraînerait un tel dépassement. Mais,dans la situation actuelle, où le Comité du Sud-Ouestafricain travaille sans l'aide du mandataire, les audien-ces pourraient lui permettre de mieux juger du mérited'une pétition. Or, cela est dans l'intérêt du mandatairecomme dans l'intérêt du bon fonctionnement du man-dat. On ne peut donc présumer que l'octroi d'audiencesaccroisse le fardeau du mandataire. La phrase de l'avisde 1950 rappelée ci-dessus ne peut pas non plus êtreinterprétée comme destinée à restreindre l'activité del'Assemblée générale aux mesures que la Société des

Nations avaient effectivement appliquées. Le contextede cette phrase s'y oppose, comme d'ailleurs le texte del'avis rendu par la Cour en 1955.

La Cour observe enfin que, en raison de l'absence decoopération du mandataire, le Comité du Sud-Ouestafricain a été contraint de prévoir une procédure deremplacement pour la réception et le traitement depétitions. La question particulière soumise à la Courrésulte d'une situation dans laquelle la puissance man-dataire a maintenu son refus d'aider à donner effet àl'avis consultatif du 11 juillet 1950 et de coopérer avecles Nations Unies en présentant des rapports et entransmettant des pétitions conformément à la procé-dure du régime des mandats. Ce genre de situation a étéprévu par la déclaration contenue dans l'avis de la Courde 1950, selon laquelle le degré de surveillance à exer-cer par l'Assemblée générale "devrait être conforme,autant que possible, à la procédure suivie en la matièrepar le Conseil de la Société des Nations".

Pour terminer, la Cour constate qu'il ne serait pasincompatible avec son avis du 11 juillet 1950 que l'As-semblée générale autorisât une procédure pour l'octroipar le Comité du Sud-Ouest africain d'audiences à despétitionnaires ayant déjà soumis des pétitions écrites :pourvu que l'Assemblée générale soit arrivée à la con-clusion que cette procédure est rendue nécessaire aumaintien d'une surveillance internationale effective del'administration du territoire sous mandat.

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26. JUGEMENTS DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF DE L'OITSUR REQUÊTES CONTRE L'UNESCO

Avis consultatif du 23 octobre 1956

Cet avis consultatif traite de la question des juge-ments du Tribunal administratif de l'Organisation inter-nationale du Travail (OIT) sur requêtes contre l'Orga-nisation des Nations Unies pour l'éducation, la scienceet la culture (Unesco).

Par une résolution adoptée le 25 novembre 1955, leConseil exécutif de l'Unesco avait décidé de soumettreà la Cour, pour avis consultatif, les questions juridiquesci-après :

"I. — Le Tribunal administratif était-il compé-tent, aux termes de l'article II de son statut, pourconnaître des requêtes introduites contre l'Unesco,en date du 5 février 1955, par MM. Duberg et Leff etla dame Wilcox, et, en date du 28 juin 1955, par ladame Bernstein ?

"II. — Dans le cas d'une réponse affirmative à laquestion I :

"a) Le Tribunal administratif était-il compétentpour vérifier si le pouvoir conféré au Directeur géné-ral de ne pas renouveler des engagements de duréedéfinie a été exercé pour le bien du service et l'intérêtde l'Organisation ?

"¿>) Le Tribunal administratif était-il compétentpour se prononcer sur l'attitude qu'aux termes del'Acte constitutif de l'Unesco le Directeur géné-ral doit observer dans ses relations avec un EtatMembre; notamment en ce qui concerne la mise enœuvre de la politique gouvernementale de cet EtatMembre ?

"III. — En tout état de cause, quelle est la validitédes décisions rendues par le Tribunal administratifdans ses jugements n°" 17, 18, 19 et 21 ?"Au reçu de la demande d'avis, la Cour avait donné

aux Etats membres de l'Unesco admis à ester devant laCour, ainsi qu'à TOIT et aux organisations internatio-nales ayant reconnu la juridiction du Tribunal admi-nistratif de l'OIT, l'occasion de lui présenter leursvues. Plusieurs Etats ont fait usage de cette faculté.L'Unesco également : à ses exposés, cette organisationa joint des observations qui ont été formulées par leConseil des fonctionnaires intéressés. Ayant ainsi de-vant elle des informations adéquates, la Cour n'a pasouvert de procédure orale.

La Cour, décidant aujourd'hui par 9 voix contre 4 dedonner suite à la demande d'avis, répond affirmati-vement à la question I par 10 voix contre 3. Par 9 voixcontre 4, elle se déclare d'avis que la question II n'ap-pelle aucune réponse de sa part et, par 10 voix contre 3,elle répond à la question III que la validité des juge-ments n'est plus sujette à contestation.

Le juge Kojevnikov, tout en souscrivant à la décisionde la Cour de donner suite à la demande d'avis, ainsiqu'à la partie finale de l'avis sur les questions I et III, a

déclaré ne pouvoir se rallier à l'avis de la Cour sur laquestion II. Trois juges, MM. Winiarski, Klaestad et sirMuhammad Zafrulla Khan, ont joint à l'avis les exposésde leur opinion individuelle. MM. Hackworth, prési-dent, Badawi, vice-président, Read et Cordova, juges,y ont également joint les exposés de leur opinion dis-sidente.

Dans son avis, la Cour, constatant que les faits sontessentiellement les mêmes pour les quatre affaires,se réfère uniquement au cas de M. Peter Duberg (ju-gement n° 17). Celui-ci était titulaire à l'Unescod'un contrat d'engagement de durée définie venant àexpiration le 31 décembre 1954. En 1953 et 1954, iln'avait pas répondu à deux questionnaires établis parle Gouvernement des Etats-Unis destinés à mettre àla disposition du Directeur général de l'Unesco cer-tains renseignements relatifs aux citoyens des Etats-Unis employés dans cette organisation. Invité à compa-raître devant VInternational Organizations EmployeesLoyalty Board of the United States Civil Service Com-mission, il refusa de se rendre à cette convocation et,le 13 juillet 1954, en informa le Directeur général del'Unesco. Celui-ci lui fit savoir le 31 août que, ne pou-vant considérer sa conduite comme compatible avec leshautes qualités d'intégrité exigées des fonctionnairesde l'Organisation, il ne lui offrirait pas d'autre enga-gement à l'expiration de son contrat. Auparavant, dansune note administrative datée du 6 juillet 1954, le Direc-teur général avait annoncé sa décision d'offrir le re-nouvellement de leurs contrats aux titulaires d'enga-gements de durée définie venant à expiration à la fin de1954 ou au début de 1955, pourvu qu'ils possédassentles qualités requises de travail, de compétence et d'in-tégrité. En dépit de l'avis contraire du Conseil d'appelde {'Unesco, auquel Duberg s'était adressé, la déci-sion de ne pas renouveler son contrat fut maintenue. Le5 février 1955, il introduisit une requête devant le Tri-bunal administratif de l'OIT, qui, par jugement du26 avril, se déclara compétent et statua sur le fond.C'est dans ces circonstances que le Conseil exécutif del'Unesco, contestant la compétence du Tribunal enl'espèce, et par conséquent la validité du jugement, ademandé à la Cour un avis en se prévalant des disposi-tions de l'article XII du statut du Tribunal.

La Cour recherche tout d'abord si elle doit donnersuite à cette demande. Elle relève en premier lieuqu'aux termes de l'article XII l'avis aura force obli-gatoire, conséquence qui dépasse la portée attachée àun avis consultatif par la Charte des Nations Unies et leStatut de la Cour. Toutefois, cette disposition, qui n'estpas autre chose qu'une règle de conduite pour le Con-seil exécutif, n'affecte en rien le mode selon lequel laCour fonctionne.

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D'autre part, la procédure consultative ainsi engagéese présente comme faisant en quelque sorte fonction derecours contre les jugements du tribunal. C'est le des-sein de faire porter devant la Cour certaines contesta-tions relatives à la validité de jugements rendus par leTribunal entre une organisation internationale et sesfonctionnaires, alors que, d'après le Statut même dela Cour, seuls les Etats ont qualité pour se présen-ter devant elle, qui a abouti à substituer à cet effet lavoie consultative à la voie contentieuse. La Cour n'apas à apprécier les mérites de cette solution : elle doitrechercher seulement si son statut et son caractèrejudiciaire font ou non obstacle à ce qu'elle s.'y prête.Or, contrairement à la pratique admise, la voie consul-tative ici instituée comporte une certaine inégalité entrel'Unesco et les fonctionnaires intéressés. Tout d'abord,les dispositions du statut du Tribunal administratif fontque le Conseil exécutif de l'Unesco est seul à pouvoirouvrir cette procédure. Mais cette inégalité antérieureà l'examen de la question par la Cour n'affecte pasla manière dont celle-ci procède audit examen. En se-cond lieu, dans le développement de la procédure àsuivre devant la Cour, si le Statut et le Règlement de laCour offrent à l'Unesco les facilités nécessaires pour luisoumettre leurs arguments, il n'en va pas de même pourles fonctionnaires. Mais il a été remédié en l'espèce àcette difficulté, d'une part, parce que les observationsdes fonctionnaires ont été transmises par l'intermé-diaire de l'Unesco et, d'autre part, parce qu'il n'y a paseu de procédure orale.

Il ne semble donc pas qu'il y ait, dans ces conditions,de motif déterminant pour que la Cour refuse de donnersuite à la demande d'avis.

La Cour examine alors la première question qui luiest posée. Elle remarque que, aux termes des dispo-sitions du statut du Tribunal administratif, pour quele Tribunal soit compétent pour connaître de la re-quête d'un fonctionnaire, il faut que ce dernier invoquel'inobservation des stipulations de son contrat d'enga-gement ou des dispositions du Statut du personnel. Ilfaut donc exiger que la requête fasse apparaître unrapport sérieux et non factice entre le grief et le s stipula-tions ou dispositions invoquées, sans toutefois exigerque les faits allégués emportent nécessairement les con-séquences que les requérants prétendent y attacher,ceci constituant le fond du litige.

En l'espèce, les fonctionnaires intéressés ont invo-qué devant le Tribunal administratif une interprétationde leur contrat et du Statut du personnel selon laquelleils auraient eu un droit au renouvellement de leur con-trat. Cette prétention était-elle suffisamment fondéepour établir la compétence du Tribunal ? Pour répondreà cette question, il est nécessaire de considérer lescontrats d'engagement non pas seulement dans leurlettre, mais aussi dans leurs rapports avec les condi-tions dans lesquelles ils sont intervenus et la place qu'ilstiennent dans l'Organisation. Or, dans la pratique desNations Unies et des institutions spécialisées, les titu-laires d'engagements de durée définie, sans être assi-

milés aux titulaires de contrats permanents ou de con-trats de durée indéterminée sont souvent traités commeayant droit à un emploi continu, dans des conditionscompatibles avec les besoins et le bien général de l'Or-ganisation. Cette pratique doit mettre en garde contreune interprétation des contrats de durée définie qui,s'attachant littéralement et exclusivement à la clause dedurée qu'ils contiennent, en déduirait que, le terme fixéétant échu, il est impossible de se prévaloir de cescontrats pour critiquer le refus de les renouveler. Celareviendrait, au surplus, à ne pas tenir compte de ceq;u'est le renouvellement d'un tel contrat, renouvel-lement qui est en somme le prolongement du contratantérieur, ce qui fait qu'il existe un lien juridique entrele renouvellement et l'engagement initial. Ce lien, quiconstitue la base juridique de la réclamation du fonc-tionnaire, apparaît encore dans la note administrativedu Directeur général, en date du ójuillet 1954, citée plushaut. La Cour estime qu'on pouvait raisonnablementsoutenir qu'un avis administratif libellé dans des ter-mes aussi généraux pouvait être considéré comme liantl'Organisation. Si le Directeur général jugeait à proposde refuser à un fonctionnaire le bénéfice de cette offregénérale, la contestation qui pourrait être élevée sur cepoint tombait dans la compétence du Tribunal adminis-tratif.

D'autre part, la Cour remarque que, devant le Tri-bunal, les requérants comme l'Unesco se sont placéssur le terrain des dispositions du Statut du personnel,dans le cadre desquelles entrait également la note admi-nistrative du ójuillet. Cette note constituait, de l'avis dela Cour, une modification au Règlement du personnel,modification que le Directeur général avait pouvoir defaire en vertu du Statut du personnel. En outre, elle seréfère explicitement ou implicitement au texte du Statutdu personnel et en particulier à cette notion d'inté-grité au sujet de laquelle a surgi la controverse soumiseau Tribunal administratif. Ainsi, tant sur le terrain del'inobservation des stipulations des contrats que surcelui de l'inobservation des dispositions du Statut dupersonnel, les requérants avaient un motif valable deréclamation et le Tribunal était fondé à affirmer sacompétence.

La Cour donne, pour ces raisons, une réponse affir-mative à la question I. Quant à la question II, la Courrelève qu'une demande d'avis présentée expressémentdans le cadre de l'article XII du statut du Tribunaladministratif doit se limiter à la contestation de dé-cisions du Tribunal affirmant sa compétence ou à descas de faute essentielle dans la procédure. La ques-tiion II ne se référant ni à l'une ni à l'autre de ces deuxchefs de contestation, la Cour n'est pas en mesure d'yrépondre.

La Cour, ayant ainsi écarté le grief d'incompétencedu Tribunal administratif, seul relevé par le Conseilexécutif de l'Unesco, répond à la question III en recon-naissant que la validité des quatre jugements n'est plussujette à contestation.

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27. AFFAIRE RELATIVE A CERTAINS EMPRUNTS NORVEGIENS

Arrêt du 6 juillet 1957

L'affaire relative à certains emprunts norvégiens,entre la France et la Norvège, avait été introduite parune requête du Gouvernement français, qui avait prié laCour déjuger que certains emprunts émis sur le marchéfrançais et d'autres marchés étrangers par le Royaumede Norvège, la Banque hypothécaire du Royaume deNorvège et la Banque norvégienne des propriétés agri-coles et habitations ouvrières stipulent en or le mon-tant des obligations de l'emprunteur et que celui-ci nes'acquitte de la substance de sa dette que par le paie-ment de la valeur or des coupons ou des titres amortis.La requête visait expressément l'Article 36, paragra-phe 2 du Statut, ainsi que les déclarations d'accepta-tion de la juridiction obligatoire de la Cour déposéespar la France et la Norvège. De son côté, le Gouver-nement norvégien avait soulevé des exceptions préli-minaires que, sur une demande du Gouvernement fran-çais, à laquelle le Gouvernement norvégien ne s'étaitpas opposé, la Cour avait jointes au fond.

Dans son arrêt, la Cour a retenu comme étant plusdirect et décisif l'un des moyens invoqués par la Nor-vège contre la compétence de la Cour, à savoir que laNorvège est fondée en droit à invoquer, en vertu de lacondition de réciprocité, la réserve de compétence na-tionale contenue dans la déclaration française et quecette réserve exclut de la juridiction de la Cour le dif-férend porté devant elle par la requête du Gouver-nement français. Considérant qu'il ne lui était pasnécessaire d'examiner les autres exceptions norvégien-nes ni les autres conclusions des parties, la Cour adéclaré, par 12 voix contre 3, qu'elle n'avait pas com-pétence pour statuer sur le différend.

Le juge Moreno Quintana a déclaré considérer laCour comme incompétente pour une raison différentede celle qui est énoncée dans l'arrêt. M. Badawi, vice-président, et sir Hersch Lauterpacht, juge, ont joint àl'arrêt les exposés de leur opinion individuelle. Troisjuges, MM. Guerrero, Basdevant et Read, y ont jointles exposés de leur opinion dissidente.

Analyse de l'arrêtDans son arrêt, la Cour rappelle les faits. Les

emprunts dont il s'agit ont été émis entre 1885 et 1909; leGouvernement français soutient que ces emprunts sontassortis d'une clause or sous une forme variant de l'un àl'autre, mais qu'il estime suffisante pour chacun, ce queconteste le Gouvernement norvégien. La convertibilitéen or des billets de la Banque de Norvège ayant étésuspendue à diverses reprises depuis 1914, une loi nor-végienne du 15 décembre 1923 a stipulé que, "si undébiteur a légalement consenti à payer en or une obliga-tion pécuniaire en couronnes et que le créancier refused'accepter le paiement en billets de la Banque de Nor-vège d'après la valeur or nominale de ceux-ci, le débi-

teur pourra demander la prorogation du paiement tantque la banque est dispensée de l'obligation de rembour-ser ces billets d'après leur montant". Une longue cor-respondance diplomatique s'en est suivie, qui a duré de1925 à 1955 et au cours de laquelle le Gouvernementfrançais a invoqué qu'une décision unilatérale ne luisemblait pas opposable à des créanciers étrangers et ademandé la reconnaissance des droits auxquels préten-daient les porteurs français des obligations en cause. LeGouvernement norvégien, refusant de donner suite auxdifférentes propositions de règlement international for-mulées par la France, a de son côté maintenu que lesréclamations des porteurs étaient du ressort des tribu-naux norvégiens et donnaient lieu uniquement à l'inter-prétation et à l'application des lois norvégiennes. Lesporteurs français se sont abstenus de saisir les tribu-naux norvégiens. C'est dans ces conditions que le Gou-vernement français a porté le différend devant la Cour.

Tels étant les faits, la Cour porte tout d'abord sonattention sur les exceptions préliminaires du Gouverne-ment norvégien, en commençant par la première d'en-tre elles, qui vise directement la compétence de la Couret présente deux aspects. En premier lieu, il est arguéque la Cour, dont la mission est de régler conformémentau droit international les différends qui lui sont soumis,ne peut être saisie par voie de requête unilatérale quedes différends d'ordre juridique qui rentrent dans Tunedes quatre catégories énumérées au paragraphe 2 del'Article 36 du Statut et qui relèvent du droit inter-national; or, de l'avis du Gouvernement norvégien, lescontrats d'emprunts sont régis par le droit interne etnon par le droit international. En second lieu, le Gou-vernement norvégien déclare que, s'il pouvait subsisterun doute sur ce point, il se prévaudrait de la réserveformulée en ces termes dans la déclaration françaised'acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour :"Cette déclaration ne s'applique pas aux différendsrelatifs à des affaires qui relèvent essentiellement de lacompétence nationale telle qu'elle est entendue par leGouvernement de la République française." Le Gou-vernement norvégien considère qu'en vertu de la clausede réciprocité prévue à l'Article 36, paragraphe 3, duStatut et contenue dans la déclaration norvégienne cor-respondante, la Norvège a le droit de se prévaloir desrestrictions apportées par la France à ses propres en-gagements. Convaincu que le différend relève de sacompétence nationale, il demande à la Cour de dé-cliner, pour raison d'incompétence, la mission dont leGouvernement français voudrait la charger.

Examinant le deuxième motif de cette exception, laCour constate que sa compétence en l'espèce dépenddes déclarations faites par les Parties sous condition deréciprocité; et que, comme il s'agit de deux déclarationsunilatérales, cette compétence lui est conférée seu-lement dans la mesure où elles coïncident pour la luiconférer. Par conséquent, la volonté commune des par-ties, base de la compétence de la Cour, existe dans les

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limites plus étroites indiquées par la réserve française.La Cour a consacré cette méthode de définir les limitesde sa compétence déjà suivie par la Cour permanente deJustice internationale. Conformément à la condition deréciprocité, la Norvège est fondée, dans les mêmesconditions que la France, à exclure de la compétenceobligatoire de la Cour les différends que la Norvègeconsidère comme relevant essentiellement de sa com-pétence nationale.

Le Gouvernement français a relevé qu'entre laFrance et la Norvège il existe un traité qui fait durèglement de toute dette contractuelle une affaire re-levant du droit international et que les deux Etats nepeuvent donc en cette matière parler de compétencenationale. Mais la convention dont il s'agit (deuxièmeConvention de La Haye de 1907 concernant la limita-tion de l'emploi de la force pour le recouvrement dedettes contractuelles) ne vise pas à introduire l'arbi-trage obligatoire; la seule obligation qu'elle impose estqu'une puissance intervenante ne doit pas faire usagede la force avant d'avoir tenté la voie d'arbitrage. LaCour ne trouve donc aucune raison pour laquelle le faitque les deux parties ont signé la Convention de La Hayedevait priver la Norvège du droit d'invoquer la réservecontenue dans la déclaration française. Le Gouver-nement français a mentionné également la Conventionfranco-norvégienne d'arbitrage de 1904 et l'Acte géné-ral de Genève du 26 septembre 1928. Ni l'une ni l'autrede ces deux mentions ne saurait toutefois être con-sidérée comme suffisante pour établir que la requête duGouvernement français se fondait sur cette dernièreConvention ou sur l'Acte général : la Cour ne sauraitrechercher, pour établir sa compétence, un fondementautre que celui que le Gouvernement français a lui-

même énoncé dans sa requête, et sur lequel l'affaire aété plaidée devant la Cour par les deux parties.

La Cour relève que, d'un certain point de vue, onpourrait dire que le motif de la première exception tiréde la réserve contenue dans la déclaration française n'aqu'un caractère subsidiaire. Mais, de l'avis de la Cour,ce motif ne peut être considéré comme subsidiaire dansce sens que la Norvège invoquerait la réserve françaiseseulement dans le cas où le premier motif de l'exceptionserait reconnu non fondé en droit. La compétence de laCour est contestée pour les deux motifs et la Cour estlibre de baser sa décision sur celui qui, selon elle, estplus direct et décisif. Non seulement le Gouvernementnorvégien a invoqué la réserve française, mais encore ila toujours maintenu le deuxième motif de sa premièreexception. L'abandon ne saurait être présumé ni dé-duit; il doit être expressément déclaré.

La Cour n'estime pas devoir examiner la question desavoir si la réserve française est compatible avec le faitd'assumer une obligation juridique et avec l'Article 36,paragraphe 6, du Statut. La validité de la réserve n'apas été mise en question par les parties. Il est clair quela France maintient entièrement sa déclaration y com-pris sa réserve, et que la Norvège se prévaut de cetteréserve. Dans ces conditions, la Cour se trouve enprésence d'une disposition que les deux parties au dif-férend considèrent comme exprimant leur volonté com-mune quant à sa compétence. Elle applique la réservetelle qu'elle est, et telle que les parties la reconnaissent.

Par ces motifs, la Cour déclare qu'elle n'a pas com-pétence pour statuer sur le différend porté devant ellepar la requête du Gouvernement français.

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28. AFFAIRE DE L'INTERHANDEL (MESURES CONSERVATOIRES)

Ordonnance du 24 octobre 1957

En l'affaire de l'Interhandel (Suisse c. Etats-Unisd'Amérique), la Cour a, par ordonnance du 24 octobre1957, jugé qu'il n'y avait pas lieu d'indiquer de mesuresconservatoires.

L'affaire avait été introduite par une requête duGouvernement suisse du 2 octobre 19.57, priant la Courde dire que le Gouvernement des Etats-Unis était tenude rendre à l'Interhandel, Société anonyme inscrite auregistre de commerce de Bâle, ses avoirs qui avaient étéséquestrés aux Etats-Unis à partir de 1942. Le 3 octo-bre, le Gouvernement suisse avait demandé à la Courd'inviter le Gouvernement des Etats-Unis, à titre demesures conservatoires et tant que la procédure estpendante, à ne pas se dessaisir de ces avoirs et, enparticulier, à ne pas vendre les actions de la GeneralAniline and Film Corporation.

La Cour a traité par priorité la demande en indicationde mesures conservatoires. Au cours des audiences du12 et du 14 octobre, elle a entendu les observationsorales des parties puis a pris connaissance des déclara-tions écrites que celles-ci lui ont communiquées. Ladécision qu'elle vient de prendre fait état notammentd'une déclaration du 19 octobre portant que le Gouver-nement des Etats-Unis n'a pas l'intention pour le mo-ment de prendre des mesures en vue de fixer des délaispour la vente des actions dont il s'agit.

Le Gouvernement des Etats-Unis d'Amérique ayantfait valoir par la voix de ses agents que la Cour étaitincompétente pour se prononcer sur la question de lavente ou de la disposition des actions, l'ordonnanceénonce que l'examen des exceptions d'incompétenceexige l'emploi d'une procédure autre que celle qui estprévue pour les demandes en indication de mesures

conservatoires : si ce moyen est maintenu, la Courl'examinera le moment venu. L'ordonnance précise àcet égard que la procédure sur demande en indicationde mesures conservatoires ne préjuge en rien la com-pétence de la Cour pour connaître au fond de l'affaire etlaisse intact le droit du défendeur de faire valoir sesmoyens pour la contester.

A l'ordonnance sont jointes :— Une opinion individuelle du juge Klaestad, qui

considère que la Cour est incompétente, opinion àlaquelle se sont ralliés le président Hackworth et le jugeRead;

— Une opinion individuelle du juge Lauterpacht,qui, tout en étant d'accord sur le dispositif de l'ordon-nance, estime également que la Cour est incompétente;

— Une déclaration du juge Wellington Koo, qui, touten se ralliant au dispositif de l'ordonnance, n'en ap-prouve pas les motifs, et, enfin,

— Une déclaration du juge Kojevnikov, qui ne peutse rallier à l'ordonnance.

La Cour a également rendu le 24 octobre 1957 uneordonnance fixant les délais pour le dépôt du mémoiredu Gouvernement suisse sur le fond de l'affaire, ainsique du contre-mémoire ou des exceptions préliminairesdu Gouvernement des Etats-Unis d'Amérique. La suitede la procédure est réservée.

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29. AFFAIRE DU DROIT DE PASSAGE SUR TERRITOIRE INDIEN(EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES)

Arrêt du 26 novembre 1957

L'affaire relative au droit de passage sur territoireindien (exceptions préliminaires), entre le Portugal etl'Inde, avait été introduite par requête du Gouverne-ment portugais qui avait prié la Cour de dire et juger quele Portugal était titulaire ou bénéficiaire d'un droit depassage entre son territoire de Damao (Damao du lit-toral), ses territoires enclavés de Dadra et de Nagar-Aveli et entre ceux-ci et que ce droit comprend lafaculté de transit pour les personnes et pour les biens, ycompris les forces armées, sans restriction ou diffi-culté, et de la manière et dans la mesure requise parl'exercice effectif de la souveraineté portugaise sur cesterritoires, et que l'Inde, ayant empêché et continuant àempêcher l'exercice de ce droit, attentait à la sou-veraineté portugaise sur les enclaves et violait ses obli-gations internationales, et de décider que l'Inde devaitimmédiatement mettre fin à cette situation en permet-tant au Portugal d'exercer le droit de passage ainsiréclamé. La requête visait expressément l'Article 36,paragraphe 2, du Statut ainsi que les déclarations d'ac-ceptation de la juridiction obligatoire de la Cour dépo-sées par le Portugal et l'Inde.

De son côté, le Gouvernement de l'Inde avait soulevédes exceptions préliminaires à la compétence de laCour. Ces exceptions au nombre de six étaient fondéessur les motifs suivants. La première tendait à fairedéclarer qu'une condition incluse dans la déclarationpar laquelle le Portugal a accepté la juridiction de laCour le 19 décembre 1955, réservant àce gouvernementle droit "d'exclure du champ d'application de cettedéclaration, à tout moment au cours de sa validité, uneou plusieurs catégories déterminées de différends, enadressant au Secrétaire général des Nations Unies unenotification prenant effet à la date où elle aurait étédonnée", était incompatible avec l'objet et le but de ladisposition facultative, ce qui entraînait la nullité de ladéclaration d'acceptation.

La deuxième exception préliminaire se fondait sur lathèse d'après laquelle la requête introductive d'ins-tance déposée par le Portugal le 22 décembre 1955,ayant été déposée avant que copie de la déclaration parlaquelle le Portugal acceptait la juridiction obligatoirede la Cour ait pu être transmise aux autres parties auStatut par le Secrétaire général des Nations Unies,agissant en application de l'Article 36, paragraphe 4, duStatut, le dépôt de cette requête avait enfreint l'égalité,la mutualité et la réciprocité auxquelles l'Inde avaitdroit en vertu de la disposition facultative, et en vertude la condition expresse de réciprocité conter ue dans ladéclaration du 28 février 1940 par laquelle elle avaitaccepté la juridiction de la Cour.

La quatrième exception préliminaire tendait à fairedire que, faute d'avoir connu la déclaration du Portugalavant le dépôt de la requête introductive d'instance,l'Inde avait été dans l'impossibilité de se prévaloir, sur

la base de la réciprocité, de la condition incluse dans ladéclaration portugaise permettant d'exclure de la com-pétence de la Cour le différend qui faisait l'objet de larequête.

La troisième exception préliminaire invoquait l'ab-sence de négociations diplomatiques préalables au dé-pôt de la requête, et qui auraient permis de définirl'objet de la demande.

La cinquième exception préliminaire se fondait sur laréserve que comporte la déclaration d'acceptation del'Inde et qui exclut de la juridiction de la Cour lesdifférends relatifs à des questions qui, d'après le droitinternational, relèvent exclusivement de la juridictionde l'Inde. Le Gouvernement de l'Inde affirmait que lesfaits et les considérations de droit soumis à la Cour nepermettaient pas de conclure à l'existence d'un argu-ment raisonnablement soutenable à l'appui de la thèseque l'objet du différend est en dehors de sa compétencenationale.

Enfin, dans la sixième exception préliminaire, leGouvernement de l'Inde soutenait que la Cour étaitsans compétence pour le motif que la déclarationindienne d'acceptation se limitait aux "différends nésaprès le 5 février 1930 concernant des situations ou desfaits postérieurs à ladite date". Le Gouvernement del'Inde prétendait : 1) que le différend sousmis à la Courpar le Portugal n'était pas né après le 5 février 1930; et2) qu'en tout cas il concernait des situations et des faitsantérieurs à cette date.

Dans ses conclusions, le Gouvernement du Portugalavait ajouté l'énoncé d'une demande tendant à obtenirde la Cour qu'elle rappelle aux parties le principe uni-versellement admis d'après lequel elles doivent faci-liter l'accomplissement de la mission de la Cour ens'abstenant de toutes mesures pouvant exercer uneinfluence préjudiciable sur l'exécution de ses décisionsou entraîner soit une aggravation, soit une extension dudifférend. La Cour n'a pas jugé à propos de donner suiteà cette demande du Gouvernement du Portugal dans lescirconstances de l'affaire actuelle.

Dans son arrêt, la Cour a rejeté la première et ladeuxième exception par 14 voix contre 3, la troisièmepar 16 voix contre 1 et la quatrième par 15 voix contre 2;elle a joint au fond la cinquième par 13 voix contre 4 et lasixième par 15 voix contre 2; enfin, elle a déclaré re-prendre la procédure sur le fond et a fixé comme suitl'expiration des délais pour le dépôt des pièces de laprocédure; pour le contre-mémoire de l'Inde, 25 février1958; pour la réplique du Portugal, 25 mai 1958; pour laduplique de l'Inde, 25 juillet 1958.

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M. Kojevnikov, juge, a déclaré ne pouvoir se rallierni aux motifs ni au dispositif de l'arrêt parce que, se-lon son avis, la Cour aurait dû, dès à présent, retenirune ou même plusieurs des exceptions préliminaires.M. Badawi, vice-président, et M. Klaestad, juge, ontjoint à l'arrêt les exposés de leurs opinions dissidentes,M. Fernandes, juge ad hoc, se ralliant à l'opinion deM. Klaestad. M. Chagla, juge ad hoc, a joint à l'arrêtl'exposé de son opinion dissidente.

Dans son arrêt, à propos de la première exceptionpréliminaire, alléguant la nullité de la déclaration por-tugaise en raison de la condition qui permet à toutmoment d'exclure du champ d'application de cette dé-claration une ou plusieurs catégories de différends, parsimple notification au Secrétaire général, la Cour cons-tate qu'interprétés dans leur sens ordinaire les termesde la condition signifient simplement qu'une notifica-tion faite en vertu de cette condition s'applique seule-ment aux différends soumis à la Cour après la date de lanotification. On ne saurait donc attribuer à cette noti-fication un effet rétroactif. A ce propos, la Cour arappelé le principe énoncé par elle en l'affaire Not-tebohm de la manière suivante : "Un fait extérieurtel que la caducité ultérieure de la déclaration paréchéance du terme ou par dénonciation ne saurait re-tirer à la Cour une compétence déjà établie." Elle aajouté que ce principe s'appliquait tant à la dénoncia-tion totale qu'à la dénonciation partielle prévue dans laclause litigieuse de la déclaration portugaise.

L'Inde ayant soutenu que cette clause avait introduitdans la déclaration un certain degré d'incertitude quantaux droits et obligations réciproques, privant l'accepta-tion de lajuridiction de la Cour de toute valeur pratique,la Cour a répondu que les déclarations faites en applica-tion de l'Article 36, ainsi que leurs modifications, de-vant être déposées entre les mains du Secrétaire géné-ral, il s'ensuit que, quant une affaire est soumise à laCour, il est toujours possible de déterminer quellessont, à ce moment, les obligations réciproques des Par-ties en vertu de leurs obligations respectives. S'il estvrai que, pendant la période qui s'écoule entre la dated'une notification au Secrétaire général et sa réceptionpar les Parties au Statut, il peut y avoir un élémentd'incertitude, cette incertitude est inhérente au fonc-tionnement du système de la disposition facultative etn'affecte pas la validité de la condition énoncée dans ladéclaration portugaise. La Cour a constaté que la situa-tion était fondamentalement la même, au point de vuede l'incertitude résultant du droit pour le Portugal d'in-voquer à tout moment la condition mise à son accepta-tion, que celle qui résulte du droit pour de nombreuxsignataires de la disposition facultative, l'Inde y com-prise, de mettre fin à leur déclaration d'acceptation parsimple notification sans préavis obligatoire. Elle a rap-pelé que c'est ce que fit l'Inde le 7 janvier 1956 lors-qu'elle a notifié au Secrétaire général la dénonciation desa déclaration du 28 février 1940 (invoquée dans larequête portugaise), à laquelle elle avait substitué enmême temps une nouvelle déclaration comportant desréserves qui n'existaient pas dans la précédente dé-claration. Ce faisant, l'Inde avait atteint, au fond, l'ob-jectif envisagé par la condition de la déclaration por-tugaise.

Au surplus, de l'avis de la Cour, il n'y a pas dedifférence fondamentale quant au degré de certitudeentre la situation qui résulte du droit de dénonciationtotale et celle qui résulte de la condition de la déclara-tion portugaise qui donne ouverture à une dénonciationpartielle. La Cour a déclaré qu'on ne pouvait non plusaccepter comme élément de distinction pertinent le faitque dans le cas de dénonciation totale l'Etat dénonçantne peut plus invoquer de droits résultant de sa déclara-tion, alors que dans celui de dénonciation partielle dansle cadre de la déclaration portugaise ce pays pourraitcontinuer à d'autres égards à bénéficier de sa déclara-tion. Le principe de réciprocité permettra en effet auxautres Etats, l'Inde y comprise, d'invoquer contre luitous les droits dont il pourrait continuer à se prévaloir.

Il avait été soutenu comme troisième motif de nullitéde la condition portugaise qu'elle était contraire auprincipe fondamental de réciprocité qui est à la base dela disposition facultative, en ce qu'elle revendique pourle Portugal un droit refusé en fait aux autres signatairesdont la déclaration n'est pas assortie d'une telle condi-tion. La Cour n'a pas accepté cette thèse. Elle a cons-taté que si la position des parties quant à l'exercice deleurs droits est affectée en quoi que ce soit par le délaiinévitable qui s'écoule entre la réception par le Secré-taire général de la notification appropriée et la réceptionde cette notification par les autres signataires, ce délaijoue également pour ou contre tous les signataires de ladisposition facultative.

La Cour n'a pas admis non plus le point de vue selonlequel la condition de la déclaration portugaise enfrein-drait le principe de réciprocité parce que rendant inef-ficace la partie du paragraphe 2 de l'Article 36 du Statutqui se réfère à l'acceptation de la disposition facultativeà l'égard des Etats acceptant "la même obligation". Iln'est pas nécessaire que "la même obligation" soitdéfinie de façon irrévocable au moment de l'accepta-tion et pour toute la durée de celle-ci : cette expressionsignifie simplement que, dans les rapports entre Etatsqui adhèrent à la disposition facultative, tous et chacunsont liés par les obligations identiques qui peuvent exis-ter à tout moment tant que l'acceptation les lie réci-proquement.

Estimant que la condition incluse dans la déclarationportugaise n'était pas incompatible avec le Statut, laCour n'a pas eu à examiner si, dans le cas ou cettecondition serait nulle, cette nullité frapperait la déclara-tion tout entière.

Passant à l'examen de la deuxième exception pré-liminaire qui se fonde sur la thèse d'après laquelle larequête ayant été déposée avant que l'acceptation parle Portugal de la compétence de la Cour n'ait pu êtrenotifiée par le Secrétaire général aux autres signataires,ce dépôt est contraire à l'égalité, à la mutualité et à laréciprocité que la disposition facultative et la conditionexpresse de réciprocité contenue dans sa déclarationconfèrent à l'Inde. La Cour a constaté qu'elle devaitexaminer deux questions : 1) en déposant sa requête lelendemain du jour où il avait déposé sa déclarationd'acceptation, le Portugal avait-il enfreint une disposi-tion du Statut ?; 2) si non, avait-il en agissant de la sorteviolé un droit que l'Inde tiendrait du Statut ou de sadéclaration ?

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L'ïnde prétendait qu'avant de déposer sa requête auGreffe de la Cour le Portugal aurait dû laisser s'écoulerle délai qui aurait raisonnablement permis aux autresEtats signataires de la disposition facultative de re-cevoir du Secrétaire général notification de la déclara-tion portugaise.

La Cour a dit ne pouvoir accepter cette thèse. Lerapport contractuel entre les parties et la juridictionobligatoire de la Cour qui en découle sont établis "deplein droit et sans convention spéciale" du fait du dépôtde la déclaration. Un Etat qui accepte la compétence dela Cour doit prévoir qu'une requête puisse être intro-duite contre lui devant la Cour par un nouvel Etatdéclarant le jour même où celui-ci dépose son accepta-tion entre les mains du Secrétaire général.

L'Inde soutenait que l'acceptation de la compétencede la Cour n'entrait en vigueur que quand le Secrétairegénéral avait communiqué aux parties copie de la dé-claration. La Cour a répondu que seul le dépôt auxmains du Secrétaire général concernait l'Etat décla-rant, qui n'avait à s'occuper ni du devoir du Secrétairegénéral ni de la manière dont ce devoir était rempli. LaCour a déclaré ne pouvoir introduire dans la dispositionfacultative la condition d'un intervalle après le dépôtde la déclaration d'acceptation. Toute condition de cegenre introduirait dans le jeu du système de la disposi-tion facultative un élément d'incertitude.

L'Inde n'ayant pas spécifié quels étaient les droits àelle conférés par le Statut et les déclarations qui avaientété effectivement violés par la manière dont le dépôt dela requête avait été fait, la Cour n'a pu constater queldroit avait ainsi été violé en fait.

Etant arrivé à la conclusion que la requête avait étédéposée d'une manière qui n'était ni contraire au Sta-tut ni en violation d'un droit de l'Inde, la Cour a rejetéla deuxième exception préliminaire.

tante des échanges de vues intervenus avant le dépôt dela requête concernait la question de l'accès aux encla-ves que la correspondance et les notes présentées à laCour révélaient les plaintes réitérées du Portugal à l'oc-casion du refus des facilités de transit, et que l'examend<; la correspondance montrait que les négociationsétaient arrivées à une impasse. A supposer que l'Arti-cle 36, paragraphe 2, du Statut, qui vise les diffé-rends d'ordre juridique, exige que le différend ait étédéfini par voie de négociations, cette condition avait étéremplie.

Dans sa cinquième exception préliminaire, l'Inde,invoquant une réserve de sa propre déclaration d'ac-ceptation qui exclut de la juridiction de la Cour desdifférends relatifs à des questions qui, d'après le droitinternational, relèvent exclusivement de la juridictionde l'Inde, affirmait que les faits et les considérations ded roit soumis à la Cour ne permettaient pas de conclure àl'existence d'un argument raisonnablement soutenablepour dire que l'objet du différend est en dehors de lacompétence nationale de l'Inde.

La Cour a constaté que les faits invoqués par leGouvernement de l'Inde en ses conclusions, et contes-tés par le Portugal, auraient nécessité, pour être élu-cidés et en tirer les conséquences juridiques, l'examende la pratique des autorités britanniques, indiennes etportugaises à propos du droit de passage, en particulierpour voir si cette pratique montrait que les partiesavaient envisagé ce droit comme une question relevantexclusivement, selon le droit international, de la com-pétence nationale du souverain territorial. L'examende ces questions et d'autres analogues n'étaient paspossible au stade préliminaire sans préjuger le fond. LaCour a donc décidé de joindre la cinquième exceptionau fond.

La. Cour a ensuite abordé l'examen de la quatrièmeexception préliminaire qui avait trait, elle aussi, à lamanière dont le dépôt de la requête avait été fait.

L'Inde prétendait que la manière dont la requêteavait été déposée l'avait empêchée de se prévaloir parvoie de réciprocité de la condition portugaise, etd'exclure de la compétence de la Cour le différend quifaisait l'objet de la requête. La Cour s'est bornée àrappeler ce qu'elle avait dit à propos de la deuxièmeexception : que le Statut ne prescrit aucun délai entre ledépôt d'une déclaration d'acceptation et celui d'unerequête.

Sur la troisième exception préliminaire qui invoquaitl'absence de négociations diplomatiques préalables audépôt de la requête, la Cour a dit qu'une partie impor-

Enfin, à propos de la sixième exception, qui invoquaitla réserve ratione temporis de la déclaration indienne,limitant celle-ci aux différends nés après le 5 février1930, concernant des situations ou des faits postérieursà cette date, la Cour a constaté que, pour déterminer àquelle date était né le différend, il fallait examiner sicelui-ci était ou non la suite d'un différend au sujetdu droit de passage, antérieur à 1930. Les allégationstouchant la nature du passage pratiqué autrefois étantopposées, la Cour a déclaré n'être pas en mesure dedéterminer ces deux questions à ce stade.

La Cour n'avait pas davantage d'éléments suffisantspour lui permettre de statuer sur la question de savoir sile différend concernait des situations ou des faits anté-rieurs à 1930. En conséquence, elle a joint au fond lasixième exception.

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30. AFFAIRE RELATIVE A L'APPLICATION DE LA CONVENTIONDE 1902 POUR RÉGLER LA TUTELLE DES MINEURS

Arrêt du 28 novembre 1958

L'affaire relative à l'application de la Convention de1902 pour régler la tutelle des mineurs, entre les Pays-Bas et la Suède, concernait la validité de la mesured'éducation protectrice (skyddsuppfostrari) prise parles autorités suédoises à l'égard d'une mineure, MarieElisabeth Boll, de nationalité néerlandaise, résidanten Suède. Alléguant l'incompatibilité de cette mesureavec les dispositions de la Convention de La Haye de1902 pour régler la tutelle des mineurs, aux termes delaquelle c'est la loi nationale de ceux-ci qui doit s'ap-pliquer, les Pays-Bas, dans leur requête introductived'instance, demandaient à la Cour de déclarer la me-sure d'éducation protectrice non conforme aux obliga-tions qui incombent à la Suède en vertu de la Conven-tion et d'en prescrire la mainlevée.

Par 12 voix contre 4, la Cour a rejeté cette demande.MM. Kojevnikov et Spiropoulos, juges, ont joint à

l'arrêt des déclarations.M. Badawi, sir Hersch Lauterpacht, MM. Moreno

Quintana, Wellington Koo et sir Percy Spender, juges,se prévalant du droit que leur confère l'Article 57 duStatut, ont joint à l'arrêt l'exposé de leur opinion indi-viduelle.

M. Zafrulla Khan, vice-président, a déclaré se rallierd'une façon générale à l'opinion de M. Wellington Koo.

MM. Winiarski et Cordova, juges, et M. Offerhaus,juge ad hoc, se prévalant du droit que leur confèrel'Article 57 du Statut, ont joint à l'arrêt l'exposé de leuropinion dissidente.

Rappelant les faits essentiels et non contestés qui setrouvent à la base de l'affaire, l'arrêt expose que lamineure néerlandaise Marie Elisabeth Boll est née dumariage de Johannes Boll, de nationalité néerlandaise,et de Gerd Elisabeth Lindwall, décédée le 5 décembre1953. A la demande du père, les autorités suédoisesavaient tout d'abord, le 18 mars 1954, enregistré latutelle de celui-ci et nommé un curateur à la mineure,conformément au droit suédois sur la tutelle. Puis, le26 avril 1954, l'enfant avait été placée par les autoritéssuédoises sous le régime de l'éducation protectrice,organisé par l'article 22a de la loi suédoise du 6juin 1924sur la protection de l'enfance et de la jeunesse.

Le 2 juin 1954, le juge cantonal d'Amsterdam avaitorganisé la tutelle conformément au droit néerlandais.Le père et le subrogé-tuteur avaient alors sollicité lamainlevée de l'éducation protectrice, demande qui futrejetée par le Gouvernement de la province d'Oster-gôtland. Le 5 août 1954, le tribunal de première instancede Dordrecht, à la demande du conseil de tutelle decette ville, et avec le consentement du père, avait relevécelui-ci de ses fonctions de tuteur et désigné en son lieuet place une tutrice, en prescrivant que l'enfant seraitremise à celle-ci. Le 16 septembre 1954, le tribunal

suédois de Norrkôping annulait l'enregistrement anté-rieur de la tutelle du père et rejetait une demande ten-dant à relever le curateur suédois de ses fonctions.Enfin, le 21 février 1956, la Cour suprême adminis-trative suédoise avait, par un dernier arrêt, maintenu lamesure d'éducation protectrice.

L'arrêt de la Cour internationale de justice constateque, dans l'ensemble des décisions intervenues soit enSuède soit au Pays-Bas, celles qui visent l'organisationde la tutelle sont hors de cause. Le différend se rapporteaux décisions suédoises qui ont institué et maintenul'éducation protectrice. C'est sur elles uniquement quela Cour doit statuer.

Aux yeux du Gouvernement des Pays-Bas, l'éduca-tion protectrice suédoise met obstacle à ce que la mi-neure soit remise à la tutrice, alors que la Convention de1902 établit que la tutelle des mineurs est régie par la loinationale de ceux-ci. L'exception visée par l'article 7de la Convention ne s'applique pas, parce que l'édu-cation protectrice suédoise n'est pas une mesure per-mise par cet article et parce que la condition d'urgenceexigée n'a pas été remplie.

De son côté, le Gouvernement suédois ne contestepas que l'éducation protectrice entrave temporaire-ment la garde que détient la tutrice en vertu du droitnéerlandais, mais il soutient que cette mesure ne cons-titue pas une violation de la Convention de 1902, enpremier lieu parce que, quand cette mesure a été prise,le droit de garde appartenant au père était un attribut dela puissance paternelle qui n'est pas régie par la Con-vention de 1902; une tutrice ayant succédé à ce droit, laConvention de 1902 ne s'applique pas davantage dansson cas. En second lieu, la loi suédoise sur la protectionde l'enfance est applicable à tout mineur domicilié enSuède; la Convention règle exclusivement des conflitsde lois relatifs à la tutelle, et l'éducation protectriceétant une mesure d'ordre public ne constitue pas uneviolation de cette Convention : les Etats contractantsconservent le droit d'imposer aux pouvoirs des tuteursétrangers les limitations réclamées par l'ordre public.

Sur le premier moyen invoqué par la Suède, la Courconstate que la distinction entre la période où le pèreétait investi de la tutelle et celle où la tutelle a étéconfiée à un tiers peut conduire à distinguer entre l'éta-blissement initial du régime de l'éducation protectriceet son maintien en face de la tutelle conférée à un tiers.La Cour estime n'avoir pas à s'attacher à cette distinc-tion. Les motifs de sa décision s'appliquent à l'ensem-ble du différend.

Pour apprécier la valeur de la thèse d'après laquellel'éducation protectrice constitue une tutelle rivale de latutelle néerlandaise, l'arrêt note qu'un certain nombrede décisions suédoises relatives à l'administration des

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biens de la mineure procèdent de la reconnaissance dela tutelle néerlandaise.

L'arrêt de la Cour suprême administrative du 21 fé-vrier 1956 mérite une mention particulière. La Coursuprême administrative n'a pas contesté la qualité de latutrice pour agir; elle a pair là reconnu sa qualité. Ellen'a pas élevé l'éducation protectrice en institution dontl'effet serait d'absorber complètement la tutelle néer-landaise. Elle s'est bornée, pour des motifs qui ne re-lèvent pas de l'examen de la Cour, à ne pas faire droit audésir de la tutrice. Enfin, sous le régime ainsi maintenu,celui à qui l'enfant a été confiée en application de lamesure d'éducation protectrice n'a pas la qualité et lesdroits d'un tuteur.

L'éducation protectrice, telle qu'elle apparaît dansles données de fait du litige, ne saurait être considéréecomme une tutelle rivale de celle constituée aux Pays-Bas conformément à la Convention de 1902.

En rejetant la demande de la tutrice, la Cour suprêmeadministrative suédoise s'est sans doute bornée à sta-tuer sur le maintien de l'éducation protectrice mais, enmême temps, elle a apporté un obstacle au plein exer-cice du droit de garde appartenant à la tutrice.

Pour savoir si c'est là un manquement à la Conven-tion de 1902 qui prescrit que "l'administration tutélaires'étend à la personne... du mineur", la Cour a estimén'avoir pas à rechercher les motifs des décisions cri-tiquées. En présence d'une mesure établie en applica-tion d'une loi suédoise, elle doit dire si l'établissementet le maintien de cette mesure sont incompatibles avecla Convention. Pour cela, elle doit déterminer quellessont les obligations imposées par cette Convention,jusqu'où elles s'étendent et si la Convention a entenduinterdire l'application à une mineure étrangère d'une loitelle que la loi suédoise sur la protection de l'enfance.

La Convention de 1902 prescrit l'application de la loinationale du mineur, qu'elle étend expressément à lapersonne et à l'ensemble des biens du mineur, mais ellene va pas au-delà. Son objet a été de mettre fin auxoppositions de vues touchant la préférence à donner à laloi nationale du mineur, à la loi de son domicile, etc.,mais sans établir, spécialement dans le domaine dudroit de garde, une immunité du mineur et du tuteur auregard de l'ensemble de la législation locale. La loinationale et la loi locale présentent parfois des points decontact. Mais il n'en résulte pas que la loi nationale dumineur doive alors l'emporter toujours sur la loi localeet que l'exercice des pouvoirs du tuteur échappe tou-jours à l'application des lois locales portant sur d'autresobjets que l'attribution de la tutelle et la déterminationdes pouvoirs et obligations du tuteur.

Les lois locales sur l'instruction obligatoire, la sur-veillance sanitaire des enfants, la formation profession-nelle ou la participation de la jeunesse à certains tra-vaux sont applicables aux étrangers. Le droit de gardedu tuteur, qu'il tient de la loi nationale du mineur, nepeut mettre obstacle à l'application de ces lois à unmineur étranger.

L'arrêt constate que la loi suédoise sur la protectionde l'enfance et de la jeunesse n'est pas une loi sur latutelle et qu'elle s'applique, que le mineur soit sous lapuissance paternelle ou sous tutelle. La Convention de1902 a-t-elle entendu prohiber l'application de toute loi

portant sur un objet différent et dont l'effet indirectlimiterait, sans le supprimer, le droit de garde du tu-teur ? La Cour estime que l'admettre serait dépasser lebut de la Convention qui se limite aux conflits des lois.Si la Convention avait entendu régler le domaine d'ap-plication de lois telles que la loi suédoise sur la protec-tion de l'enfance, celle-ci devrait être appliquée auxmineurs suédois en pays étrangers. Or, nul n'a prétendului attribuer un tel effet extraterritorial.

L'arrêt reconnaît que la tutelle et l'éducation protec-trice ont certains buts communs. Mais, si l'éducationprotectrice contribue à la protection de l'enfant, elle esten même temps et surtout destinée à protéger la sociétécontre les dangers résultant de la mauvaise éducation,de l'hygiène défectueuse ou de la perversion morale dela jeunesse. Pour atteindre son but de protection indi-viduelle, la tutelle, d'après la Convention, a besoind'être régie par la loi nationale du mineur. Pour attein-dre le sien, la garantie sociale, la loi suédoise sur laprotection de l'enfance a besoin de s'appliquer à toutela jeunesse vivant en Suède.

On a soutenu que la Convention de 1902 devait s'en-tendre comme comportant une réserve implicite auto-risant à faire échec, pour motifs d'ordre public, à l'ap-plication de la loi étrangère normalement compétente.La Cour n'a pas estimé nécessaire de se prononcer surcette thèse. Elle s'est attachée à savoir plus direc-tement si, compte tenu de son objet, la Conventionde 1902 pose des règles que les autorités suédoisesauraient méconnues.

Dans cette recherche, la Cour a constaté que la Con-vention de 1902 s'est placée en face d'un problème deconflit de lois de droit privé et qu'elle a donné la pré-férence à la loi nationale du mineur. Mais quand on sedemande quel est le domaine d'application de la loisuédoise ou de la loi néerlandaise sur la protection del'enfance, on constate que les mesures prévues ont étéprises en Suède par un organe administratif qui ne peutagir que selon sa propre loi. Ce que le juge suédois ounéerlandais peut faire en matière de tutelle, à savoirappliquer une loi étrangère, les autorités de ces pays nepeuvent le faire en matière d'éducation protectrice.L'extension à cette situation de la Convention de 1902conduirait à une impossibilité. Cette convention a pourbut de mettre fin à la prétention concurrente de plu-sieurs lois de régler un même rapport de droit. Une telleprétention concurrente n'existe pas quand il s'agit deslois sur la protection de l'enfance et de la jeunesse. Unetelle loi n'a pas et ne peut avoir d'aspirations extra-territoriales. Une interprétation extensive de la Con-vention conduirait à une solution négative si l'on refu-sait d'appliquer la loi suédoise aux enfants néerlandaisvivant en Suède, la loi néerlandaise sur le même objetne pouvant s'appliquer à eux.

Il est à peine besoin d'ajouter, dit la Cour, qu'aboutirà une solution écartant l'application de la loi suédoisesur la protection de l'enfance à un mineur étrangervivant en Suède serait méconnaître le but social de cetteloi. La Cour a déclaré ne pouvoir aisément souscrire àune interprétation de la Convention de 1902 qui feraitun obstacle sur ce point au progrès social.

Il apparaît ainsi à la Cour que, malgré leurs points decontact et les empiétements que la pratique révèle, la loi

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suédoise sur la protection de l'enfance ne rentre pas relevé de manquement à la Convention à la charge de ladans le cadre de la Convention de 1902 sur la tutelle. Suède.Celle-ci n'a donc pu créer des obligations à la chargedes Etats signataires dans un domaine étranger à ses Pour ces motifs, elle a rejeté la demande du Gouver-préoccupations. Dès lors, la Cour, en l'espèce, n'a pas nement des Pays-Bas.

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31. AFFAIRE DE L'INTERHANDEL (EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES)

Arrêt du 21 mars 1959

L'affaire de l'Interhandel (exceptions préliminaires),entre la Suisse et les Etats-Unis d'Amérique, avait étéintroduite devant la Cour par une requête du Gouver-nement suisse du 2 octobre 1957 concernant un dif-férend surgi au sujet de la restitution, demandée par laSuisse aux Etats-Unis d'Amérique, des avoirs de lasociété Interhandel; cette requête invoquait l'Arti-cle 36, paragraphe 2, du Statut de la Cour et l'accepta-tion de la juridiction obligatoire de la Cour par les Etats-Unis et par la Suisse. De son côté, le Gouvernement desEtats-Unis avait présenté des exceptions préliminairesà la compétence de la Cour.

La Cour, retenant l'une de ces exceptions, a déclaréirrecevable la requête de la Suisse.

Dans son arrêt, la Cour expose les faits et circonstan-ces qui sont à l'origine du différend.

En 1942, le Gouvernement des Etats-Unis avait, envertu du Trading with the Enemy Act, mis sous séques-tre la presque totalité des actions de la société enregis-trée aux Etats-Unis General Aniline and Film Corpora-tion (GAF), pour le motif que ces actions appartenaienten réalité à la société I.G. Farben, de Francfort, ou quela GAF était sous une forme ou sous une autre contrôléepar cette société ennemie. Il n'est pas contesté que,jusqu'en 1940, l'I.G. Farben avait contrôlé la GAF parl'iniermédiaire de la société I.G. Chemie, de Bâle. Ce-pendant, d'après les allégations du Gouvernementsuisse, les liens entre la société allemande et la sociétésuisse avaient été définitivement dénoués en 1940. Lasociété suisse avait pris le nom de Société internatio-nale pour participations industrielles et commercialesS.A. (Interhandel) et le poste le plus important de sonactif consistait dans sa participation à la GAF. En 1945,en vertu d'un accord provisoire entre la Suisse, lesEtats-Unis, la France el le Royaume-Uni, les biensen Suisse appartenant à des Allemands en Allemagnefurent bloqués. L'Office suisse de compensation futchargé de la recherche de ces avoirs; au cours de cesinvestigations, la question du caractère de l'Interhandelfut posée mais l'Office, tenant pour démontré que cettesociété s'était libérée de ses liens de dépendance àl'égard de la société allemande, ne jugea pas nécessairede procéder au blocage de ses biens en Suisse. De soncôté, le Gouvernement des Etats-Unis, estimant quel'Interhandel était toujours contrôlé par l'I.G. Farben,poursuivait ses recherches en vue d'en découvrir lapreuve. Dans ces conditions, les autorités fédéralessuisses donnèrent à l'Office de compensation l'ordre debloquer provisoirement les avoirs de l'Interhandel.

Le 25 mai 1946, un accord fut conclu à Washingtonentre les Alliés et la Suisse. La Suisse s'engageait àpoursuivre ses recherches et à liquider les biens alle-mands en Suisse, ce dont l'Office de compensation était

chargé en collaboration avec une Commission mixtecomposée d'un représentant de chacun des quatre gou-vernements; en cas de désaccord entre la Commissionmixte et l'Office de compensation, ou si la partie encause le désirait, l'affaire pouvait être soumise à uneautorité suisse de recours. D'autre part, le Gouver-nement des Etats-Unis devait débloquer les avoirs suis-ses aux Etats-Unis (art. IV). Enfin, s'il devait s'éleverdes divergences d'opinions au sujet de l'application oude l'interprétation de l'accord et si elles ne pouvaientêtre résolues autrement, il serait fait appel à l'arbi-trage.

Après la conclusion de l'Accord de Washington, lesdiscussions au sujet de l'Interhandel se poursuivirentsans aboutir à une conclusion. Par décision du 5 janvier1948, l'Autorité suisse de recours annula le blocage desbiens de la société en Suisse. Dans une note au Dépar-tement d'Etat du 4 mai de la même année, la Légationde Suisse à Washington invoqua cette décision et l'Ac-cord de Washington pour demander aux Etats-Unis derestituera l'Interhandel les avoirs séquestrés aux Etats-Unis. Le Département d'Etat rejeta cette demande le2.6 juillet, soutenant que la décision de l'Autorité suissede recours était sans effet à l'égard des avoirs séques-trés aux Etats-Unis. Le 21 octobre, se prévalant desdispositions du Trading with the Enemy Act, l'Inter-handel introduisait une instance devant les tribunauxdes Etats-Unis. Jusqu'en 1957, ce procès ne fit que peude progrès sur le fond. Une note suisse du 9 août 1956formula des propositions en vue du règlement du dif-férend soit par la voie d'arbitrage ou de conciliationprévue par le Traité américano-suisse de 1931, soit parla voie d'arbitrage prévue dans l'Accord de Washing-ton. Ces propositions furent déclinées par le Gouver-nement des Etats-Unis dans une note du 11 janvier1957. D'autre part, une aide-mémoire joint à cette notedéclarait que l'Interhandel avait été définitivement dé-bouté de son action devant les tribunaux des Etats-Unis. C'est alors que le Gouvernement suisse adresse àla Cour sa requête introductive d'instance.

La Cour constate que l'objet de la demande s'analyseessentiellement en deux propositions : il est demandé àla Cour de dire et juger, à titre principal, que le Gouver-nement des Etats-Unis est tenu de restituer les avoirsde l'Interhandel et, à titre subsidiaire, que les Etats-Unis sont tenus de soumettre le différend à l'arbitrageou à la procédure de conciliation.

Elle procède alors à l'examen des exceptions préli-minaires des Etats-Unis.

La première exception tend à faire déclarer que laCour n'est pas compétente pour le motif que le dif-férend s'est élevé avant le 26 août 1946, date à laquelle('acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour parles Etats-Unis est entrée en vigueur. La déclaration desEtats-Unis se rapporte aux différends d'ordre juridiquequi "s'élèveront à l'avenir" et le Gouvernement des

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Etats-Unis soutient que le différend soumis à la Courremonte au moins au milieu de l'année 1945. L'examendu dossier permet d'établir que c'est dans la note de laLégation de Suisse à Washington du 4 mai 1948 qu'a étéformulée pour la première fois par la Suisse une de-mande tendant à la restitution à l'Interhandel des avoirsséquestrés aux Etats-Unis. La réponse négative, étantdu 26 juillet 1948, le différend se situe à cette date et lapremière exception doit être rejetée en ce qui concernela conclusion principale de la Suisse. Dans la conclu-sion subsidiaire, le point en litige est l'obligation duGouvernement des Etats-Unis de se prêter à l'arbitrageou à la conciliation. Cette partie du différend n'a pus'élever que postérieurement à celle relative à la restitu-tion des avoirs de l'Interhandel aux Etats-Unis, parceque la procédure proposée par la Suisse était conçuecomme un moyen de régler le premier différend. Defait, le Gouvernement suisse a présenté pour la pre-mière fois cette proposition dans sa note du 9 août 1956et le Gouvernement des Etats-Unis l'a rejetée par sanote du 11 janvier 1957. La première exception ne peutdonc être retenue en ce qui concerne la conclusionsubsidiaire de la Suisse.

D'après la deuxième exception préliminaire, le dif-férend, même s'il est postérieur à la déclaration desEtats-Unis, s'est élevé avant le 28 juillet 1948, dated'entrée en vigueur de la déclaration de la Suisse; ladéclaration des Etats-Unis contient une clause limitantla compétence de la Cour aux différends "qui s'élè-veront à l'avenir", alors qu'il n'existe aucune clause dece genre dans la déclaration suisse, mais le principe deréciprocité exigerait qu'entre les Etats-Unis et la Suissela compétence de la Cour soit limitée aux différends nésaprès le 28 juillet 1948. La Cour observe que la réci-procité de déclaration portant acceptation de la juridic-tion obligatoire de la Cour permet à une partie d'in-voquer une réserve qu'elle n'a pas exprimée dans sapropre déclaration mais que l'autre partie a expriméedans la sienne. Par exemple, la Suisse pourrait, si elleétait défenderesse, invoquer par réciprocité la réserveaméricaine contre les Etats-Unis si ceux-ci tentaient deporter devant la Cour un différend qui aurait pris nais-sance avant le 26 août 1946. Là s'arrête l'effet de laréciprocité; elle ne saurait autoriser un Etat, en l'espèceles Etats-Unis, à se prévaloir d'une restriction dontl'autre Partie, la Suisse, n'a pas affecté sa propre dé-claration. La deuxième exception doit donc être rejetéeen ce qui concerne la conclusion principale de la Suisse.La constatation que le différend relatif à l'obligationdes Etats-Unis de se prêter à l'arbitrage ou à la concilia-tion n'a pris naissance qu'en 1957 conduit à rejeterégalement cette exception en ce qui concerne la con-clusion subsidiaire.

La Cour examine alors la quatrième exception pré-liminaire et tout d'abord la partie b de cette exception,dans laquelle le Gouvernement des Etats-Unis soutientque la Cour est incompétente pour connaître de toutequestion concernant la saisie et la rétention des actionssous séquestre, pour le motif que ces mesures relèvent,selon le droit international, de la compétence des Etats-Unis. En ce qui concerne la conclusion principale, leGouvernement suisse invoque l'article IV de l'Accordde Washington, dont le Gouvernement des Etats-Unissoutient qu'il est dénué de toute pertinence; les partiessont en désaccord sur la signification des termes de cetarticle. Il suffit à la Cour de constater que l'article IVpeut être pertinent pour la solution du différend et que

son interprétation relève du droit international. D'autrepart, le Gouvernement des Etats-Unis soutient que,d'après le droit international, la saisie et la rétention debiens ennemis en temps de guerre relèvent de la com-pétence nationale des Etats-Unis; mais le problème estjustement de savoir si les avoirs de l'Interhandel sontdes biens ennemis ou neutres et ce problème doit êtrerésolu à la lumière des principes et des règles du droitinternational. Dans sa conclusion subsidiaire, le Gou-vernement suisse invoque l'Accord de Washington et leTraité d'arbitrage et de conciliation de 1931; l'inter-prétation et l'application de ces dispositions compor-tent des questions de droit international. La quatrièmeexception préliminaire dans sa partie b doit donc êtrerejetée.

La partie a de cette exception tend à ce que la Cour sedéclare incompétente, pour le motif que la vente ou ladisposition des actions sous séquestre ont été définiespar les Etats-Unis, en vertu du paragraphe b des ré-serves attachées à leur acceptation de la juridictionobiigatoire des Etats-Unis, comme relevant essentiel-lement de leur compétence nationale. Il apparaît à laCour que la partie a de la quatrième exception ne s'ap-plique qu'à la demande du Gouvernement suisse re-lative à la restitution des avoirs séquestrés et que, euégard à la décision de la Cour au sujet de la troisièmeexception, elle est sans objet au stade actuel de laprocédure.

La troisième exception préliminaire demande à laCour de se déclarer incompétente, pour le motif quel'Interhandel n'a pas utilisé les recours internes dont ildisposait devant les tribunaux des Etats-Unis. Bien quevisant la compétence de la Cour, cette exception doitêtre considérée comme dirigée contre la recevabilité dela requête; en effet, elle deviendrait sans objet au cas oùserait remplie la condition d'épuisement préalable desrecours internes. La Cour a indiqué dans quelles condi-tions le Gouvernement suisse avait cru pouvoir déposersa requête du 2 octobre 1957. Cependant la Cour su-prême des Etats-Unis a, depuis lors, réintégré l'Inter-handel dans ses droits de procédure et renvoyé l'affairedevant la District Court (décisions des 14 octobre 1957et 16 juin 1958). L'Interhandel peut se prévaloir denouveau des moyens prévus par le Trading with theEnemy Act et son action est actuellement en cours.Le Gouvernement suisse ne conteste pas la règle del'épuisement des recours internes, mais il soutient quel'on est en présence d'un cas où une dérogation estautorisée par la règle elle-même. En premier lieu, lamesure dirigée contre l'Interhandel a été prise non paspar une autorité subalterne mais par le Gouvernementdes Etats-Unis; cependant la Cour doit attacher uneimportance décisive au fait que la législation des Etats-Unis donne aux intéressés des remèdes adéquats pourla défense de leurs droits contre le pouvoir exécu-tif. D'autre part, dans les procédures fondées sur leTrading with the Enemy Act, les tribunaux des Etats-Unis ne seraient pas en mesure de statuer selon lesrègles du droit international; mais la jurisprudenceaméricaine atteste que les tribunaux des Etats-Unissont compétents pour appliquer dans leurs décisions ledroit international quand il y a lieu. Enfin, la conclusionprincipale de la Suisse se caractérisant comme unedemande d'exécuter la décision de l'Autorité suisse derecours du 5 janvier 1948, décision considérée par leGouvernement suisse comme décision judiciaire inter-nationale, il n'y aurait pas de juridictions internes à

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épuiser, car le dommage a été causé directement àl'Etat; la Cour se borne à constater que cet argumentn'enlève pas au différend qui lui est soumis le caractèred'un différend dans lequel le Gouvernement suisse seprésente comme épousant la cause de son ressortissanten vue d'obtenir la restitution d'avoirs séquestrés etque c'est précisément là une situation donnant lieu àl'application de la règle de l'épuisement des recoursinternes. Pour toutes ces raisons, la Cour retient latroisième exception préliminaire en ce qui concerne laconclusion principale de la Suisse. La Cour estimed'autre part que toute distinction en ce qui concerne larègle de l'épuisement des recours internes entre lesdiverses demandes ou entre les diverses juridictionsest sans fondement; elle retient donc également latroisième exception en ce qui concerne la conclusionsubsidiaire.

En conséquence, la Cour rejette la première excep-tion préliminaire (par 10 voix contre 5), ainsi que laseconde (à l'unanimité) et la partie b de la quatrième(par 14 voix contre une); elle dit qu'il n'y a pas lieu deprononcer sur la partie a de la quatrième (par 10 voixcontre 5); elle retient la troisième (par 9 voix contre 6) etdéclare la requête irrecevable.

MM. Basdevant, Kojevnikov, juges, et Carry, jugead hoc, ont joint à l'arrêt des déclarations, MM. Hack-worth, Cordova, Wellington Koo et sir Percy Spender,juges, y ont joint les exposés de leur opinion indivi-duelle, M. Zafrulla Khan, vice-président, se ralliant àcelle de M. Hackworth.

MM. Klaestad, président, Winiarski, Armand-Ugon,sir Hersch Lanterpacht et Spiropoulos, juges, ont jointà l'arrêt les exposés de leur opinion dissidente(M. Carry se ralliant dans sa déclaration à l'opinion deM. Klaestad).

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32. AFFAIRE RELATIVE A L'INCIDENT AERIEN DU 27 JUILLET 1955(ISRAËL C. BULGARIE) [EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES]

Arrêt du 26 mai 1959

L'affaire relative à l'incident aérien du 27 juillet 1955(exceptions préliminaires), entre Israël et la Bulgarie,avait été introduite devant la Cour le 16 octobre 1957par une requête du Gouvernement d'Israël concernantun différend surgi au sujet de la destruction, le 27 juillet1955, par les forces de défense anti-aériennes bulgares,d'un avion appartenant à la El Al Israël Airlines Ltd. Larequête invoquait l'Article 36 du Statut de la Cour, ainsique l'acceptation de la juridiction obligatoire, d'unepart, par Israël, dans sa déclaration de 1956 remplaçantcelle de 1950, et, d'autre part, par la Bulgarie en 1921.De son côté, le Gouvernement bulgare avait présentédes exceptions préliminaires à la compétence de laCour.

La Cour a retenu la première de ces exceptions,d'après laquelle la déclaration d'acceptation de la juri-diction obligatoire de la Cour permanente de Justiceinternationale faite par la Bulgarie en 1921 ne sauraitêtre considérée comme comportant acceptation de lajuridiction obligatoire de la Cour internationale de Jus-tice. Elle s'est en conséquence déclarée incompétente.

Dans son arrêt, la Cour examine tout d'abord lapremière exception préliminaire de la Bulgarie.

Pour établir la compétence de la Cour, le Gouver-nement d'Israël a invoqué la déclaration d'acceptationde la juridiction obligatoire signée par la Bulgarie en1921, en même temps que le Protocole de signature duStatut de la Cour permanente de Justice internationale,et l'Article 36, paragraphe 5, du Statut de la Cour inter-nationale de Justice, qui est ainsi conçu :

"Les déclarations faites en application de l'Arti-cle 36 du Statut de la Cour permanente de Justiceinternationale pour une durée qui n'est pas encoreexpirée seront considérées, dans les rapports entreparties au présent Statut, comme comportant accep-tation de la juridiction obligatoire de la Cour inter-nationale de Justice pour la durée restant à courird'après ces déclarations et conformément à leurstermes."Pour justifier l'application de cette dernière disposi-

tion à la déclaration bulgare de 1921, le Gouvernementd'Israël a invoqué que la Bulgarie est devenue partie auStatut de la Cour internationale de Justice le 14 décem-bre 1955, par l'effet de son admission aux NationsUnies. Le Gouvernement bulgare a contesté que l'Arti-cle 36, paragraphe 5, ait transféré l'effet de sa déclara-tion à lajuridiction de la Cour internationale de Justice.

La Cour recherche si l'Article 36, paragraphe 5, estapplicable à la déclaration bulgare. Qu'il soit applicableaux déclarations émanant d'Etats représentés à la Con-férence de San Francisco et signataires de la Charte et

du Statut, cela se comprend aisément. Mais, entend-ilviser également des déclarations émanant d'autresEtats, parmi lesquels la Bulgarie ? Le texte ne l'énoncepas expressément.

La Cour observe que, au moment de l'adoption duStatut, une différence de fond existait entre la positiondes Etats signataires et celle des autres Etats qui pou-vaient être ultérieurement admis aux Nations Unies.Cette différence dérivait de la situation que l'Article 36,paragraphe 5, entendait régler, à savoir le transfert à laCour internationale de déclarations concernant la Courpermanente, laquelle était sur le point de disparaître.La question que les Etats signataires réglaient facile-ment entre eux dans le présent se poserait tout autre-ment dans l'avenir à l'égard des autres Etats.

L'Article 36, paragraphe 5, considéré dans son appli-cation aux Etats signataires du Statut, effectuait uneopération simple. Il en aurait été tout autrement pourles déclarations émanant d'Etats non signataires. Pources derniers, l'opération de transfert devait nécessai-rement comporter deux opérations distinctes et quipouvaient être très éloignées dans le temps : d'une part,maintenir les déclarations anciennes avec effet immé-diat, et, d'autre part, les transférer à lajuridiction de lanouvelle Cour. A cette différence fondamentale quantaux données du problème s'ajoutaient des difficultésparticulières à le résoudre à l'égard des acceptationsémanant d'Etats non signataires. Pour les Etats signa-taires, l'Article 36, paragraphe 5, maintenait une obliga-tion existante en en modifiant l'objet. A l'égard desEtats non signataires, le Statut ne pouvait, en l'absencede leur consentement, ni maintenir ni transformer leurobligation primitive. Peu après l'entrée en vigueur duStatut, la dissolution de la Cour permanente les a libé-rés de cette obligation. Dès lors, la question d'unetransformation d'une obligation existante ne pouvaitplus se poser pour eux : seule pouvait être envisagée lacréation d'une obligation nouvelle à leur charge. Eten-dre à ces Etats l'Article 36, paragraphe 5, serait admet-tre que celui-ci a fait pour eux tout autre chose que cequ'il a fait pour les Etats signataires. Certes, les Etatsreprésentés à San Francisco auraient pu énoncer uneoffre adressée aux autres Etats, par exemple l'offre deconsidérer leur acceptation de lajuridiction obligatoirede la Cour permanente comme une acceptation de lajuridiction de la Cour internationale, mais rien de teln'apparaît dans l'Article 36, paragraphe 5.

Limiter l'application de cette disposition aux Etatssignataires, c'est tenir compte du but en vue duquel ellea été adoptée. Au moment où elle l'a été, on envisa-geait la dissolution prochaine de la Cour permanente et,par suite, la caducité des acceptations de lajuridictionobligatoire de cette cour. Plutôt que d'attendre desEtats signataires du nouveau Statut qu'ils déposent unenouvelle déclaration d'acceptation, on a voulu pourvoir

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à cette situation transitaire par une disposition tran-sitoire. Toute autre est la situation lorsque, l'ancienneCour et l'acceptation de sa juridiction obligatoire ayantdisparu depuis longtemps, un Etat devient partie auStatut de la nouvelle Cour. Dans la mesure où les pro-cès-verbaux de la Conférence de San Francisco four-nissent quelques indications sur la portée d'applicationde l'Article 36, paragraphe 5, celles-ci confirment quel'on n'a entendu statuer par ce paragraphe qu'entre lessignataires du Statut et non à l'égard d'un Etat dans lasituation de la Bulgarie.

Cependant, le Gouvernement d'Israël a interprétél'Article 36, paragraphe 5, comme englobant dans sesprévisions une déclaration faite par un Etat qui n'a pasparticipé à la Conférence de San Francisco et n'estdevenu partie au Statut de la Cour internationale deJustice que beaucoup plus tard.

La Cour, se plaçant aussi sur ce terrain, constate quel'Article 36, paragraphe 5, n'a pu en aucun cas produireeffet vis-à-vis de la Bulgarie qu'à partir de son admis-sion aux Nations Unies, soit le 14 décembre 1955. Or, àcette date, la déclaration de 1921 n'était plus en vigueurpar l'effet de la dissolution de la Cour permanente de1946 : l'acceptation que cette déclaration énonçait de lajuridiction obligatoire de la Cour permanente était sansobjet puisque cette Cour n'existait plus. Et rien ne faitapparaître dans l'Article 36, paragraphe 5, l'intentionde maintenir toutes les déclarations existant au momentde la signature de la Charte et de son entrée en vigueur,indépendamment du moment où l'Etat auteur d'unedéclaration devient partie au Statut. Ce texte déterminela naissance, pour l'Etat auquel il s'applique, de lajuridiction obligatoire de la nouvelle Cour. 11 y metexpressément deux conditions : 1) que l'Etat de quiémane la déclaration soit partie au Statut; 2) que ladéclaration de cet Etat soit encore en vigueur. Etantdonné que la déclaration de la Bulgarie était devenuecaduque avant l'admission de la Bulgarie aux Nations

Unies, on ne peut pas dire qu'à ce moment-là cettedéclaration était encore en vigueur. La seconde condi-tion n'est donc pas remplie en l'espèce.

En conséquence, la cour estime que l'Article 36,paragraphe 5, n'est pas applicable à la déclaration bul-gare de 1921. Cette façon de voir est confirmée par lefait que l'intention bien certaine qui a inspiré l'Arti-cle 36, paragraphe 5, a été de maintenir les acceptationsexistantes et non de redonner force de droit à des enga-gements déjà expirés. D'autre part, en demandant etobtenant son admission aux Nations Unies, la Bulgariea accepté toutes les dispositions du Statut et notam-ment l'Article 36. Mais l'acceptation qu'elle a faite del'Article 36, paragraphe 5, ne constitue pas un consen-tement donné à la juridiction obligatoire de la Cour; ceconsentement ne peut être donné valablement que con-formément à l'Article 36, paragraphe 2.

L'Article 36, paragraphe 5, ne peut donc conduire laCour à admettre que la déclaration bulgare de 1921fonde sa compétence pour connaître de l'affaire. Dansces conditions, il n'y a pas lieu de passer à l'examen desautres exceptions préliminaires bulgares.

En conséquence, la Cour dit, par 12 voix contre 4,qu'elle n'est pas compétente pour statuer sur le dif-férend porté devant elle par la requête du Gouver-nement d'Israël.

M., Zafrulla Khan, vice-président, a joint à l'arrêtune déclaration. MM. Badawi et Armand-Ugon, juges,y ont joint les exposés de leur opinion individuelle. SirHersch Lauterpacht, M. Wellington Koo et sir PercySpender, juges, ont joint à l'arrêt l'exposé de leur opi-nion dissidente collective. M. Goitein, juge ad hoc,y a joint l'exposé de son opinion dissidente.

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33. AFFAIRE RELATIVE À LA SOUVERAINETÉSUR CERTAINES PARCELLES FRONTALIÈRES

Arrêt du 20 juin 1959

L'affaire relative à la souveraineté sur certaines par-celles frontalières avait été soumise à la Cour par laBelgique et par les Pays-Bas en vertu d'un compromisintervenu entre ces deux gouvernements le 7 mars 1957.

Par ce compromis, la Cour était invitée à déterminersi la souveraineté sur les parcelles cadastrales connuesde 1836 à 1843 sous les numéros 91 et 92, section A,Zondereygen, appartenait au Royaume de Belgique ouau Royaume des Pays-Bas. Par 10 voix contre 4, elle adit que la souveraineté sur ces parcelles appartenait à laBelgique.

Sir Hersch Lauterpacht a joint à l'arrêt une déclara-tion expliquant les raisons pour lesquelles il avait votéen faveur d'un arrêt déterminant que la souverainetésur les parcelles litigieuses appartenait aux Pays-Bas.M. Spiropoulos a également joint à l'arrêt une déclara-tion expliquant que, ayant à choisir entre deux hypo-thèses conduisant à des résultats opposés, il croyaitdevoir donner la préférence à l'hypothèse qui lui parais-sait la moins spéculative, c'est-à-dire, à son avis, celledes Pays-Bas. MM. Armand-Ugon et Moreno-Quin-tana, se prévalant des dispositions de l'article 57 duStatut, ont joint à l'arrêt l'exposé de leur opinion dis-sidente.

Dans son arrêt, la Cour constate qu'il existe dans larégion nord de la ville belge de Turnhout un certainnombre d'enclaves formées par la commune belge deBaerle-Duc et par la commune néerlandaise de Baarle-Nassau. Le territoire de la première est fait d'une sériede parcelles dont un grand nombre sont enclavées dansla commune de Baarle-Nassau. Plusieurs portions de lacommune de Baerle-Duc sont isolées, non seulementdu territoire principal de la Belgique mais encore l'unede l'autre.

A la suite de tentatives pour déterminer les limitesentre les deux communes et les frontières entre les deuxpays, un procès-verbal dit "procès-verbal communal"a été établi par les autorités des deux communes entre1836 et 1841. Un exemplaire de ce procès-verbal a étéproduit par les Pays-Bas. Sous la rubrique "Section A,dite Zondereygen", il énonce :

"Les parcelles 78 à 111 inclus appartiennent à lacommune de Baarle-Nassau."

D'autre part, à la suite de la séparation entre les Pays-Bas et la Belgique en 1839, une Commission mixte dedélimitation avait été chargée de déterminer les limitesdes possessions des deux Etats. Un Traité de limites,intervenu entre eux en 1842 et entré en vigueur en 1843,proclamait dans son article 14 que

"le statut quo sera maintenu, tant à l'égard des villa-ges de Baarle-Nassau (Pays-Bas) et Baerle-Duc (Bel-gique) que par rapport aux chemins qui les tra-versent".Le travail de la Commission mixte de délimitation

aboutit au texte de la Convention de délimitation du8 août 1843, ratifiée le 3 octobre 1843. Le Procès-verbaldescriptif de la frontière annexé à cette conventionindique en son article 90 comment il est procédé lors-que la détermination de la frontière arrive au terri-toire des communes de Baarle-Nassau et de Baerle-Ducet expose que les commissaires démarcateurs ont dé-cidé que le Procès-verbal communal de 1841, "cons-tatant les parcelles dont se composent les communes deBaerle-Duc et de Baarle-Nassau, est transcrit mot àmot dans le présent article".

Or, dans la partie du Procès-verbal descriptif de 1843qui reprend le Procès-verbal communal de 1841, onlit :

"Les parcelles nOh 78 à 90 inclus appartiennent à lacommune de Baarle-Nassau.

"Les parcelles nus 91 et 92 appartiennent à Baerle-Duc.

"Les parcelles nos 93 à 111 inclus appartiennent àBaarle-Nassau."Eln outre, le plan spécial annexé à la Convention

de délimitation indique les parcelles litigieuses commeappartenant à la Belgique.

Le Gouvernement belge invoque les termes du Pro-cès-verbal communal, tels qu'ils figurent au Procès-verbal descriptif, pour soutenir que les parcelles 91 et92 ont été reconnues comme appartenant à la communede Baerle-Duc et que la souveraineté sur ces parcellesappartient à la Belgique.

Le Gouvernement néerlandais, de son côté, soutientque la Convention de 1843 n'a rien fait de plus que dereconnaître l'existence du statu quo, sans le définir. Cestatu quo doit être déterminé conformément au Procès-verbal communal, en vertu de quoi la souveraineté surles parcelles litigieuses a été reconnue comme appar-tenant aux Pays-Bas.

Subsidiairement, le Gouvernement néerlandais sou-tient que, même si la Convention de délimitation aentendu statuer sur la souveraineté, la disposition quivise les parcelles litigieuses était entachée d'erreur. Lasimple comparaison entre les termes du Procès-verbaldescriptif et ceux du Procès-verbal communal le dé-montre.

Très subsidiairement, le Gouvernement néerlandaissoutient que, s'il devait être décidé que la Conventionde délimitation a fixé la souveraineté sur les parcelleslitigieuses et n'est pas entachée d'erreur, les actes de

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souveraineté accomplis par lui depuis 1843 sur ces par-celles ont déplacé le titre juridique résultant de la Con-vention et établi la souveraineté des Pays-Bas.

Dans son arrêt, la Cour examine successivement cestrois moyens.

Pour répondre à la première question : la Conventionde 1843 a-t-elle déterminé elle-même la souverainetésur les parcelles ou s'est-elle bornée à un renvoi austatu quo, la Cour examine les travaux de la Commis-sion de délimitation constatés par les procès-verbaux.De cet examen, il ressort que, à dater du 4 septembre1841, le travail de délimitation s'est poursuivi sur labase du maintien du statu quo et que, à la séance du4 avril 1843, la Commission mixte de délimitation aadopté le texte d'un article qui prescrivait, dans lestermes figurant au Procès-verbal descriptif, la trans-cription mot à mot du Procès-verbal communal. Cefaisant, la Commission mixte a attribué les parcelleslitigieuses à la Belgique.

La Cour est d'avis que la compétence de la Commis-sion mixte de délimitation pour départager les deuxcommunes ne fait aucun doute. Cela résulte: de l'arti-cle 6 du Traité entre les Pays-Bas et la Belgique, concluà Londres le 19 avril 1839, où il est dit :

" . . . lesdites limites seront tracées, conformément àces mêmes articles, par des commissaires démar-cateurs belges et hollandais, qui se réuniront le plustôt possible...",

et cela est confirmé par le préambule de la Conventionde délimitation de 1843.

Toute interprétation qui ferait tenir la Convention dedélimitation comme laissant en suspens et abandonnantà une appréciation ultérieure du statu quo la détermina-tion de l'appartenance à l'un ou l'autre Etat des parcel-les litigieuses serait incompatible avec l'intention com-mune des parties ainsi indiquée.

Sur le premier moyen, la Cour conclut que la Con-vention a effectivement fixé celui des deux Etats auquelappartenaient les différentes parcelles des deux com-munes et que, d'après ses termes, il a été décidé que lesparcelles litigieuses appartenaient à la Belgique.

Sur le second moyen tiré de l'erreur, la Cour exposedans son arrêt que cette thèse peut être énoncée de lamanière suivante : le Procès-verbal descriptif de 1843 aénoncé que le Procès-verbal communal de 1841 cons-tatant les parcelles dont se composent les communes deBaerle-Duc et de Baarle-Nassau serait transcrit "motà mot" dans l'article 90 du Procès-verbal descriptif.Or, la comparaison entre l'exemplaire du Procès-verbalcommunal produit par les Pays-Bas et le Procès-verbaldescriptif révèle que le premier n'a pas été transcrit motà mot, puisque le Procès-verbal descriptif attribue lesparcelles 91 et 92 à la Belgique, alors que ledit exem-pJaire du Procès-verbal communal les attribue; à Baarle-Nassau.

La Cour estime que la simple comparaison des deuxdocuments ne démontre pas l'existence d'une erreur.Pour faire cette démonstration, les Pays-Bas doiventétablir que la Commission mixte de délimitation enten-

dait reprendre au Procès-verbal descriptif, annexé à laConvention de 1843 et faisant partie de celle-ci, le textedu Procès-verbal contenu dans l'exemplaire produit parles Pays-Bas.

La Cour rappelle que la tâche de la Commissionmixte était essentiellement de définir le statu quo.

De l'examen des documents produits sur les tra-vaux de la Commission mixte de délimitation et descorrespondances qui s'y rapportent, la Cour tire laconclusion que les deux exemplaires du Procès-verbalcommunal aux mains des Commissions néerlandaise etbelge étaient en contradiction quant à l'appartenance àtelle ou telle commune des parcelles litigieuses. Elleestime que les hypothèses présentées par les Pays-Baspour expliquer comment l'exemplaire du Procès-verbalcommunal aux mains de la Commission néerlandaise seprésentait avec la rédaction que l'on retrouve dans leProcès-verbal descriptif ne réussissent pas à démontrerTerreur.

Les Pays-Bas ayant soutenu qu'ils n'avaient pasbesoin de démontrer l'origine de l'erreur puisque lasimple comparaison des deux documents montrait suf-fisamment qu'une erreur avait été commise, la Courrépond qu'il n'est pas possible de trancher la questionsur cette base étroite et qu'elle doit vérifier quelle étaitl'intention des parties d'après les dispositions d'untraité, à la lumière des circonstances. Elle constatequ'en avril 1843 les deux Commissions étaient en pos-session d'exemplaires du Procès-verbal communaldepuis 1841. La différence quant à l'attribution desparcelles 91 et 92 entre ces exemplaires était connue desdeux Commissions et a dû faire l'objet de discussionsentre elles. Dans les plans parcellaires établis pour fairepartie de la Convention de délimitation, il était clai-rement montré, et d'une façon qui ne pouvait échapperà l'attention, que les parcelles appartenaient à la Bel-gique. Au surplus, le rôle de la Commission n'était pascelui d'un simple copiste, sa tâche était de vérifier quelétait le statu quo. A sa 225e séance, elle a attribué lasouveraineté sur les parcelles litigieuses à la Belgique.Cette décision a trouvé son expression dans la Conven-tion de délimitation.

De l'avis de la Cour, en dehors de la simple com-paraison entre le texte du Procès-verbal descriptif etcelui du Procès-verbal communal produit par les Pays-Bas, tous les efforts pour démontrer et expliquer l'er-reur alléguée reposent sur des hypothèses qui ne sontpas plausibles et qui ne sont pas étayées par des preuvessuffisantes. La Cour estime qu'il est établi à sa satisfac-tion qu'il n'y a pas eu d'erreur et que la validité et laforce obligatoire des dispositions de la Convention de1843 se rapportant aux parcelles litigieuses n'en sontpas affectées.

Le dernier moyen avancé par les Pays-Bas est que lesactes de souveraineté accomplis par eux depuis 1843ont établi leur souveraineté sur les parcelles. La ques-tion qui se pose à la Cour est donc de savoir si laBelgique a perdu cette souveraineté faute d'avoirexercé ses droits et pour avoir acquiescé à des actes desouveraineté prétendument exercés par les Pays-Bas àdifférentes reprises depuis 1843.

La Cour rappelle différents actes accomplis par laBelgique et qui montrent qu'elle n'a jamais abandonné

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sa souveraineté : publication de cartes d'état-major,inscription des parcelles au cadastre, inscription d'ac-tes de mutation au cadastre de Baerie-Duc en 1896 et1904. En revanche, les Pays-Bas font état de l'inscrip-tion aux registres de Baarle-Nassau de plusieurs muta-tions foncières se rapportant aux parcelles, de l'inscrip-tion d'actes de l'état civil au registre de cette commune.C'est en juillet 1914 qu'une enquête officielle belge aamené la directeur du cadastre d'Anvers à faire savoirau Ministre des finances de Belgique qu'il jugeait né-cessaire que la question fût soumise au Ministère desaffaires étrangères de Belgique. La première guerremondiale survint alors. En août 1921, le Ministre deBelgique à La Haye a attiré l'attention du Gouver-nement néerlandais sur le fait que les deux parcelleslitigieuses appartenant à Baerle-Duc figuraient dans lesdocuments cadastraux des deux Etats. C'est en 1922que les autorités néerlandaises ont, pour la premièrefois, prétendu que le Procès-verbal communal de 1841avait été reproduit de manière inexacte dans le Procès-verbal descriptif de 1843 et que les parcelles 91 et 92appartenaient aux Pays-Bas. Outre l'incorporation desparcelles au cadastre néerlandais, la transcription desmutations foncières sur les registres néerlandais etl'inscription des actes de l'état civil au registre com-munal de Baarle-Nassau, les Pays-Bas invoquent laperception de l'impôt foncier néerlandais sur les deuxparcelles sans résistance ou protestation de la part de la

Belgique. Ils invoquent également une procédure inten-tée en 1851 par la commune de Baerle-Duc devant untribunal de Breda et divers autres actes qui consti-tueraient l'exercice de la souveraineté néerlandaise surles parcelles, sans opposition de la part de la Belgique.

La Cour constate que dans une large mesure il s'agitlà d'actes courants et d'un caractère administratif quisont la conséquence de l'inscription par les Pays-Basdes parcelles litigieuses à leur cadastre, contrairement àla Convention de délimitation. Ils sont insuffisants pourdéplacer la souveraineté belge établie par cette con-vention.

La Cour note en outre que, dans une convention nonratifiée entre les deux Etats remontant à 1892, la Bel-gique consentait à céder aux Pays-Bas les deux parcel-les litigieuses. Sans doute cette convention non ratifiéen'a créé ni droits ni obligations, mais ses termes mon-trent qu'à cette époque la Belgique affirmait sa sou-veraineté sur les deux parcelles et que les Pays-Bas nel'ignoraient pas. Ni en 1892 ni à aucune époque depuislors, les Pays-Bas n'ont rejeté les assertions belges desouveraineté, jusqu'au jour où le différend s'est élevéentre les deux Etats en 1922. La Cour constate que lasouveraineté de la Belgique établie en 1843 sur lesparcelles litigieuses ne s'est pas éteinte.

C'est pour ces motifs que la Cour arrive à la con-clusion qui a été énoncée plus haut.

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34. AFFAIRE DU DROIT DE PASSAGE SUR TERRITOIRE INDIEN (FOND)

Arrêt du 12 avril 1960

L'affaire du droit de passage sur territoire indien(Portugal c. Inde) avait été soumise à la Cour par unerequête déposée le 22 décembre 1955. Dans cette re-quête, le Gouvernement du Portugal expose que sonterritoire dans la péninsule de l'Inde comprend notam-ment deux enclaves entourées par le territoire indien,Dadra et Nagar-Aveli, et que, à propos des communica-tions de ces enclaves soit avec l'arrondissement côtierde Damao, soit entre elles, se pose la question d'undroit de passage au profit du Portugal en territoireindien et d'une obligation correspondante à la charge del'Inde. La requête énonce qu'en juillet 1954 le Gouver-nement de l'Inde a empêché le Portugal d'exercer cedroit de passage et que le Portugal a ainsi été mis dansl'impossibilité d'exercer ses droits de souveraineté surles enclaves.

A la suite de cette requête, la Cour s'est trouvée enprésence de six exceptions préliminaires opposées parle Gouvernement de l'Inde. Par un arrêt rendu le 26 no-vembre 1957, elle a rejeté les quatre premières de cesexceptions et joint au fond la cinquième et la sixième.

Dans son arrêt, la Cour a :a) Rejeté la cinquième exception préliminaire par

13 voix contre 2;b) Rejeté la sixième exception préliminaire par

11 voix contre 4;c) Dit, par 11 voix contre 4, que le Portugal avait en

1954 un droit de passage entre les enclaves de Dadra etde Nagar-Aveli et l'arrondissement côtier de Damao etentre ces enclaves elles-mêmes, sur le territoire indienintermédiaire, dans la mesure nécessaire à l'exercice dela souveraineté portugaise sur ces enclaves et sous laréglementation et le contrôle de l'Inde, pour les person-nes privées, les fonctionnaires civils et les marchan-dises en général;

cl) Dit, par 8 voix contre 7, que le Portugal n'avait en1954 ce droit de passage ni pour les forces armées, nipour la police, ni pour les armes et munitions;

e) Dit, par 9 voix contre 6, que l'Inde n'a pas agicontrairement aux obligations qui lui imposait le droitde passage du Portugal pour les personnes privées, lesfonctionnaires civils et les marchandises en général.

Le Président et MM. Basdevant, Badav/i, Kojev-nikov et Spiropoulos, juges, ont joint à l'arrêt des dé-clarations. M. Wellington Koo, juge, a joint à l'arrêtl'exposé de son opinion individuelle. MM. Winiarski etBadawi, juges, ont joint à l'arrêt l'exposé commun deleur opinion dissidente. MM. Armand-Ugon, MorenoQuintana et sir Percy Spender, juges, et MM Chagla etFernandes, juges ad hoc, ont joint à l'arrêt les exposésde leur opinion dissidente.

Dans son arrêt, la Cour constate que les conclusionsdéposées par le Portugal lui demandent tout d'abord dedire et juger qu'un droit de passage existe au profit duPortugal et doit être respecté par l'Inde; le Portugaln'invoque ce droit que, dans la mesure nécessaire àl'exercice de sa souveraineté dans les enclaves, neprétend pas que le passage soit assorti d'immunités etprécise que ce passage reste soumis à la réglementationet au contrôle de l'Inde, réglementation et contrôle quidoivent être exercés de bonne foi, l'Inde étant tenuede ne pas empêcher le passage nécessaire à l'exercicede la souveraineté portugaise. La Cour recherche alorsà quelle date elle doit se placer pour apprécier si ledroit invoqué existe ou non. La question du droit depassage lui ayant été posée à l'occasion d'un diffé-rend surgi au sujet des entraves apportées par l'Indeau passage, c'est à la veille de l'établissement de cesentraves qu'elle doit se placer; procéder ainsi laisseintacts les arguments de l'Inde touchant la caducitéultérieure du droit de passage.

Le Portugal demande ensuite à la Cour de dire etjuger que l'Inde ne s'est pas conformée aux obligationsqui lui impose le droit de passage. Mais la Cour cons-tate que, ni dans la requête ni dans les conclusionsfinales des parties, il ne lui est demandé de dire si,par son attitude à l'égard de ceux qui ont provoqué lerenversement de l'autorité portugaise à Dadra et àNagar-Aveli en juillet et août 1954. l'Inde a manqué auxobligations que le droit international général lui impo-serait de prendre des mesures appropriées pour pré-venir l'incursion d'éléments subversifs dans le terri-toire d'un autre Etat.

Se tournant alors vers l'avenir, les conclusions duPortugal invitent la Cour à décider que l'Inde doit met-tre fin aux mesures par lesquelles elle s'oppose à l'exer-cice du droit de passage ou, au cas où la Cour admettraitune suspension momentanée de ce droit, à prononcerque ladite suspension devra prendre fin dès que l'évolu-tion de la situation en aura fait disparaître la justifica-tion. Le Portugal invite auparavant la Cour a déclarersans fondement les thèses de l'Inde concernant sondroit d'adopter une attitude de neutralité, l'applicationde la Charte des Nations Unies et l'existence dans lesenclaves d'un gouvernement local. Mais la Cour estimequ'il n'entre pas dans ses fonctions judiciaires de pro-noncer dans le dispositif de l'arrêt que telle ou telle deces thèses est ou non fondée.

Avant d'examiner le fond, la Cour doit déterminer sielle est compétente pour le faire : c'est ce que l'Inde aexpressément contesté.

Dans sa cinquième exception préliminaire, le Gou-vernement de l'Inde s'est fondé sur la réserve quecomporte sa déclaration d'acceptation de la juridiction

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de la Cour, en date du 28 février 1940, qui exclut decette juridiction les différends relatifs à des questionsqui, d'après le droit international, relèvent exclusive-ment de la juridiction de l'Inde. La Cour constate que,au cours de la procédure, l'une et l'autre parties se sontplacées sur le terrain du droit international et l'ontparfois expressément déclaré. La cinquième exceptionne saurait donc être retenue.

La sixième exception préliminaire se réfère, elleaussi, à la déclaration du 28 février 1940. L'Inde, qui aaccepté la juridiction de la Cour "pour tous les dif-férends nés après le 5 février 1930, concernant dessituations ou des faits postérieurs à ladite date", sou-tient que le différend ne répond à aucune de ces deuxconditions. En ce qui concerne la première condition, laCour observe que le différend n'a pu naître que lorsquetous ses éléments constitutifs ont existé; parmi ceséléments se trouvent les obstacles que l'Inde aurait, en1954, apportés à l'exercice du passage par le Portugal; àne considérer même que la partie du différend qui portesur la prétention du Portugal à un droit de passage,quelques incidents s'étaient produits avant 1954, maissans amener les parties à prendre des positions de droitnettement définies et s'opposant l'une à l'autre; rien nepermet donc de dire que le différend ait pris naissanceavant 1954. En ce qui concerne la seconde condition, laCour permanente de Justice internationale a (en 1938)distingué entre les situations ou faits qui constituent lasource des droits revendiqués par l'une des parties etles situations ou faits générateurs du différend : seulsces derniers doivent être retenus. Or le différend sou-mis à la Cour concerne à la fois la situation des encla-ves, qui a fait naître la prétention du Portugal à un droitde passage, et les faits de 1954 que le Portugal présentecomme comportant des atteintes à ce droit; c'est de cetensemble qu'est né le différend et cet ensemble, quelleque soit l'origine ancienne de l'un de ses éléments, n'aexisté qu'après le 5 février 1930. Il n'est pas demandé àla Cour de dire et juger quoi que ce soit concernant lepassé antérieur à cette date; elle estime donc n'avoirpas à retenir la sixième exception, et, en conséquence,elle s'estime compétente.

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En ce qui concerne le fond et tout d'abord le droit depassage tel qu'il est revendiqué par le Portugal, l'Indesoutient que ce droit est trop vague et contradictoirepour que la Cour puisse se prononcer à son sujet parapplication des règles juridiques énumérées à l'Arti-cle 38, 1, du Statut. Il n'est pas douteux que l'exercicejournalier de ce droit peut donner lieu à de délicatesquestions d'application mais cela ne constitue pas, auxyeux de la Cour, un motif suffisant pour conclure àl'impossibilité de sa reconnaissance judiciaire.

Le Portugal invoque le Traité de Poona de 1779,conjointement avec des sanads (décrets) émis par lesouverain mahrate en 1783 et 1785, comme lui ayantconféré la souveraineté sur les enclaves avec le droit depassage pour y accéder; l'Inde objecte que ce que l'onprésente comme le traité de 1779 n'a pas été vala-blement conclu et n'a jamais été en droit un traitéobligeant les Mahrates. Mais la Cour constate qu'àaucun moment les Mahrates n'ont formulé de doutequant à la validité ou quant au caractère obligatoire dece traité. L'Inde prétend en outre que le Traité et lesdeux sanads n'ont pas opéré en faveur du Portugal un

transfert de souveraineté, mais simplement la conces-sion d'un revenu sur des villages à lui assignés. La Courne saurait conclure de l'examen des différents textes duTraité de 1779 qui lui ont été soumis que leur teneur aitvisé un transfert de souveraineté; d'autre part, les ter-mes utilisés dans les deux sanads établissent qu'il n'aété concédé aux Portugais qu'une tenure d'ordre fiscalappelée jagir ou saranjam, et il n'a pas été signalé à laCour un seul cas où une concession de cet ordre ait étéinterprétée comme équivalant à une cession de sou-veraineté. 11 ne pouvait donc être question d'enclaves,ni de droit de passage en vue d'exercer une souverai-neté sur des enclaves.

La Cour constate que la situation se modifia avecl'accession des Britanniques à la souveraineté sur cettepartie du pays au lieu et place des Mahrates : la sou-veraineté du Portugal sur les villages fut reconnue enfait et par implication par les Britanniques, elle le futensuite tacitement par l'Inde. En conséquence, les vil-lages acquirent le caractère d'enclaves portugaises enterritoire indien et le passage vers ces enclaves a donnélieu entre les Portugais et le souverain territorial à unepratique que le Portugal invoque pour établir le droit depassage par lui réclamé. Il est allégué au nom de l'Indequ'aucune coutume locale ne saurait se constituer entredeux Etats seulement, mais la Cour voit difficilementpourquoi le nombre des Etats entre lesquels une cou-tume locale peut se constituer sur la base d'une prati-que prolongée devrait nécessairement être supérieur àdeux.

Il est admis de part et d'autre qu'au cours des pério-des britannique et postbritannique le passage des per-sonnes privées et des fonctionnaires civils n'a été sou-mis à aucune restriction en dehors du contrôle normal.A l'exception des armes et munitions, les marchandisesont également passé librement sous la seule réserve, àcertaines époques, des règlements douaniers et desrèglements et contrôles nécessités par des considéra-tions de sécurité ou de fiscalité. La Cour conclut doncque, en ce qui est des personnes privées, des fonction-naires civils et des marchandises en général, il a existéune pratique uniforme de libre passage entre Damao etles enclaves; elle considère, eu égard à toutes les cir-constances de l'espèce, que cette pratique a été accep-tée par les parties comme étant le droit et a donnénaissance à un droit et à une obligation correspondante.

En ce qui concerne les forces armées, la police arméeet les armes et munitions, la situation est différente.

Il apparaît que au cours des périodes britannique etpostbritannique les forces armées et la police arméeportugaises ne passaient pas entre Damao et les encla-ves à titre de droit et que, après 1878, leur passage n'apu avoir lieu qu'avec l'autorisation préalable des Bri-tanniques, puis des Indiens, donnée soit en vertu d'unaccord réciproque antérieur, soit dans des cas d'es-pèce : il est allégué que cette autorisation était toujoursaccordée, mais rien dans le dossier n'indique que lesBritanniques ou les Indiens aient été obligés d'accorderleur autorisation.

Ainsi, un traité du 26 décembre 1878 entre la Grande-Bretagne et le Portugal disposait que la force armée del'un des deux gouvernements n'entrerait dans les pos-sessions de l'autre que dans des cas spécifiés ou surdemande formelle de la partie désirant cette entrée. Lacorrespondance échangée par la suite prouve que cettedisposition était applicable au passage entre Damao

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et les enclaves : le Portugal cite 23 cas où les forcesarmées portugaises auraient traversé sans autorisationle territoire britannique entre Damao et les enclaves;mais, en 1890, le Gouvernement de Bombay se plaignitde ce que des hommes en armes au service du Gouver-nement portugais eussent l'habitude de traverser sansen formuler officiellement la demande une partie duterritoire britannique en se rendant de Damao à Nagar-Aveli, ce qui semblait constituer une violation du traité;le 22 décembre, le Gouverneur général de l'Inde por-tugaise répondit : "Les troupes portugaises ne traver-sent jamais le territoire britannique sans autorisationpréalable", et le Secrétaire général du Gouvernementde l'Inde portugaise précisa le 1er mai 1891 : "Ce gou-vernement donnera des ordres pour la stricte obser-vation. .. du traité." Cette exigence d'une demandeformelle préalable au passage des forces années seretrouve dans un accord de 1913. Pour la police armée,le traité de 1878 et ledit accord de 1913 en réglaient lepassage sur une base de réciprocité, et un accord de1920 disposait qu'au-dessous d'un certain rang les po-liciers armés ne pénétreraient pas sur le territoire del'autre sans consentement préalable; enfin, un accordde 1940 relatif au passage des policiers portugais arméssur la route de Damao à Nagar-Aveli énonçait que, sileur nombre n'était pas supérieur à dix, leur passagedevrait être signalé aux autorités britanniques dans lesvingt-quatre heures, mais que, dans le cas contraire,"la pratique actuelle devrait être suivie et l'assentimentdes autorités britanniques obtenu comme auparavantpar voie de notification préalable".

Quant au passage des armes et munitions, le traité de1878 et les règles édictées en vertu de 1'Indian Arms Actde 1878 interdisaient d'importer des armes, munitionsou fournitures militaires en provenance de l'Inde por-tugaise ou d'en exporter à. destination de celle-ci sanslicence spéciale. La pratique suivie par la suite montreclairement que cette disposition s'est appliquée au tran-sit entre Damao et les enclaves.

La Cour ayant constaté que la pratique établie entreles parties exigeait la permission des autorités britan-niques ou indiennes pour le passage des forces armées,de la police armée et des armes et munitions, il est sans

intérêt de déterminer si, en l'absence de la pratique quia effectivement prévalu, le Portugal aurait pu fonder saprétention à un droit de passage pour ces catégories surla coutume internationale générale ou sur les principesgénéraux de droit reconnus par les nations civilisées,coutume et principes que le Portugal invoque égale-ment. La Cour se trouve en présence d'un cas concretprésentant des caractères spéciaux: par ses origines,l'affaire remonte à une période et concerne une régionoù les rapports entre Etats voisins n'étaient pas régispar des règles formulées avec précision, mais largementcommandés par la pratique; se trouvant en présenced'une pratique clairement établie entre deux Etats etacceptés par les parties comme régissant leurs rap-ports, la Cour doit attribuer un effet décisif à cettepratique. La Cour estime, par conséquent, qu'un droitde passage en faveur du Portugal avec obligation cor-respondante à la charge de l'Inde n'a été établi ni pourles forces armées, ni pour la police armée, ni pour lesarmes et munitions.

Ayant admis que le Portugal avait en 1954 un droit depassage pour les personnes privées, les fonctionnairescivils et les marchandises en général, la Cour rechercheenfin si l'Inde a agi contrairement à l'obligation que luiimposait le droit de passage du Portugal pour chacunede ces catégories. Le Portugal ne prétend pas que l'Indeait agi contrairement à cette obligation jusqu'en juillet1954, mais il se plaint de ce qu'ensuite le passage aitété refusé aux ressortissants portugais d'origine euro-péenne, aux Portugais d'origine indienne au service duGouvernement portugais et à une délégation que leGouverneur de Damao se proposait en juillet 1954 d'en-voyer à Nagar-Aveli et à Dadra. La Cour constate queles événements qui se produisirent à Dadra les 21 et22 juillet 1954 et aboutirent au renversement de l'au-torité portugaise dans cette enclave suscitèrent unecertaine tension dans le territoire indien environnant;en raison de cette tension, la Cour estime que le refus depassage opposé par l'Inde relevait de son pouvoir deréglementation et de contrôle du droit de passage duPortugal.

Par ces motifs, la Cour se prononce comme il a étéindiqué plus haut.

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35. COMPOSITION DU COMITÉ DE LA SÉCURITÉ MARITIME DE L'ORGANISATIONINTERGOUVERNEMENTALE CONSULTATIVE DE LA NAVIGATION MARITIME

Avis consultatif du 8 juin 1960

Par une résolution du 19 janvier 1959, parvenue auGreffe de la Cour le 25 mars 1959, l'Assemblée del'Organisation intergouvernementale consultative de lanavigation maritime avait décidé de demander à la Courun avis consultatif sur la question suivante : Le Comitéde la sécurité maritime de l'Organisation intergouver-nementale consultative de la navigation maritime, élu le15 janvier 1959, a-t-il été établi conformément à la Con-vention portant création de l'Organisation ?

Par 9 voix contre 5, la Cour a répondu négativement àcette question. Le Président et M. Moreno Quintana,juge, ont joint à l'avis les exposés de leur opinion dis-sidente.

Dans son avis, la Cour rappelle tout d'abord les faits.La Convention à laquelle se réfère la demande d'avis

a établi une institution connue sous le nom d'Organisa-tion intergouvernementale consultative de la naviga-tion maritime (IMCO), qui comprend une Assemblée,un Conseil et un Comité de la sécurité maritime. Cedernier comité examine toutes les questions qui re-lèvent de la compétence de l'Organisation et qui ont unrapport direct avec la sécurité maritime. Sa composi-tion et le mode de désignation de ses membres sontréglés par l'article 28 a de la Convention, lequel dis-pose :

"Le Comité de la sécurité maritime se compose dequatorze Membres élus par l'Assemblée parmi lesMembres, gouvernements des pays qui ont un intérêtimportant dans les questions de sécurité maritime.Huit au moins de ces pays doivent être ceux quipossèdent les flottes de commerce les plus importan-tes; l'élection des autres doit assurer une représenta-tion adéquate d'une part aux Membres, gouverne-ments des autres pays qui ont un intérêt importantdans les questions de sécurité maritime, tels que lespays dont les ressortissants entrent, en grand nom-bre, dans la composition des équipages ou qui sontintéressés au transport d'un grand nombre de pas-sagers de cabine et de pont et, d'autre part, auxprincipales régions géographiques."

Lorsque l'Assemblée a abordé la question de l'élec-tion des membres du Comité, elle avait devant elle undocument de travail indiquant les noms des pays mem-bres par ordre décroissant de tonnage de jauge bruteimmatriculé. Sur ce tableau, le Libéria occupait letroisième rang et le Panama le huitième. Or, en pro-cédant à l'élection des huit membres qui devaient êtreles pays possédant les flottes de commerce les plusimportantes, l'Assemblée n'a élu ni le Libéria ni lePanama. Les débats ayant révélé de considérables di-vergences de vues quant à l'interprétation de l'arti-

cle 28 a, la question de savoir si le Comité avait étéétabli conformément à cet article a, sur la propositiondu Libéria, été posée à la Cour.

La Cour examine alors la réponse à donner à cettequestion.

On a soutenu devant la Cour que l'Assemblée avait ledroit de refuser d'élire le Libéria et le Panama pour lesmotifs suivants : elle serait investie d'un pouvoir dis-crétionnaire pour déterminer quels membres de l'Or-ganisation ont un intérêt important dans les questionsde sécurité maritime; en élisant les huit pays possédantles flottes de commerce les plus importantes, elle auraitle pouvoir d'écarter ceux qui, à son avis, n'ont pas cetintérêt important dans les questions de sécurité mari-time; enfin son pouvoir discrétionnaire s'étendrait éga-lement à la détermination des pays possédant ou non lesflottes de commerce les plus importantes.

La Cour constate qu'on a voulu voir dans le mot"élus", qui s'applique à tous les membres du Comité,une idée de choix mais que cette thèse relègue au se-cond plan la disposition expresse de l'article 28 a quivise les huit pays possédant les flottes de commerce lesplus importantes. Le principe sur lequel repose l'articleest la prédominance de ces pays au Comité. Quels quesoient ces pays, ils doivent nécessairement être appelésau Comité. L'intérêt important de chacun d'eux dansles questions de sécurité maritime est admis commeallant de soi. Les débats sur le projet d'article tenues en1946 au sein du United Maritime Consultative Councilet en 1948 à la Conférence maritime des Nations Uniesde Genève confirment ce principe.

La Cour examine alors le sens de l'expression : paysqui possèdent les flottes de commerce les plus impor-tantes. Si l'on interprétait l'article 28 a comme con-férant à l'Assemblée le pouvoir de choisir ces pays sansêtre liée par un critère objectif quelconque, la structureétablie par l'article pour assurer leur prédominance auComité s'effondrerait. Il est évident qu'il faut se référerà quelque étalon de mesure. Les pays qui possèdent lesflottes de commerce les plus importantes doivent êtreélus en raison du tonnage de leur flotte. La seule ques-tion est de savoir en quel sens l'article 28 a envisage quece tonnage leur appartienne. Le Libéria et le Panamaont affirmé que le seul critère est le tonnage de jaugeimmatriculé, mais certains Etats ont soutenu que lavéritable interprétation de l'article exige que les naviresappartiennent à des ressortissants de l'Etat dont ilsbattent pavillon. Une comparaison entre les textes desarticles 60 et 28 a de la Convention portant création del'IMCO et un examen de la pratique suivie par l'Assem-blée dans l'application des articles 17 cet 41 de la mêmeConvention amènent la Cour à considérer comme im-probable que l'on ait envisagé, lors de la rédaction del'article 28 a, un critère autre que le tonnage imma-triculé. Au surplus, ce critère est pratique, certain,

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facilement applicable; il est le plus conforme à la pra-tique internationale, aux usages maritimes et aux autresconventions maritimes internationales. La Cour con-clut que les pays qui possèdent les flottes de commerceles plus importantes sont ceux qui ont immatriculé lesplus forts tonnages.

La Cour constate enfin que son interprétation del'article 28 a est conforme au but général de la Conven-

tion et aux fonctions spéciales du Comité de la sécuritémaritime. Elle ne saurait souscrire à une interprétationqui permettrait à l'Assemblée de refuser d'élire un Etatau Comité sans égard au fait qu'il est Tun des huitpremiers par le tonnage immatriculé. Par conséquent,en n'élisant ni le Libéria ni le Panama, qui se rangeaientparmi ces huit pays, l'Assemblée ne s'est pas confor-mée à l'article 28 a de la Convention.

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36. AFFAIRE DE LA SENTENCE ARBITRALE RENDUEPAR LE ROI D'ESPAGNE LE 23 DÉCEMBRE 1906

Arrêt du 18 novembre 1960

L'Affaire de la sentence arbitrale rendue par le Roid'Espagne le 23 décembre 1906, concernant la délimita-tion de la frontière entre le Honduras et le Nicaragua,avait été introduite par le Honduras contre le Nicara-gua par voie de requête déposée le 1er juillet 1958. LeHonduras demandait à la Cour de dire et juger que leNicaragua est tenu d'exécuter la sentence; le Nicaragualui demandait de dire et juger que la décision du Roid'Espagne n'a pas le caractère d'une sentence arbitraleobligatoire et qu'elle n'est en tout cas pas susceptibled'exécution. Par 14 voix contre une, la Cour a dit que lasentence est valable et obligatoire et que le Nicaraguaest tenue de l'exécuter.

M. Moreno Quintana, juge, ajoint à l'arrêt une décla-ration; sir Percy Spender, juge, ajoint à l'arrêt l'exposéde son opinion individuelle et M. Urrutia Holguin, jugead hoc, l'exposé de son opinion dissidente.

Dans son arrêt, la Cour constate que le Honduras etle Nicaragua ont conclu le 7 octobre 1894 un traité,dénommé traité Gámez-Bonilla, par lequel une Com-mission mixte des limites était chargée de tracer leurfrontière commune (article I), en se conformant à cer-taines règles (article II). Les points que la Commissionne résoudrait pas seraient soumis à un Tribunal arbitralcomposé d'un représentant de chacun des deux pays,ainsi que d'un membre du corps diplomatique accréditéau Guatemala élu par les précédents (article III). Aucas où le représentant diplomatique déclinerait cettecharge, l'élection serait répétée; les membres du corpsdiplomatique épuisés, elle pourrait porter sur toute per-sonnalité publique étrangère ou d'Amérique centraleet, si cela se révélait impossible, les points controversésseraient soumis au Gouvernement d'Espagne ou, à dé-faut de celui-ci, à tout autre gouvernement d'Amériquedu Sud (article V). La décision arbitrale serait con-sidérée comme un traité parfait, obligatoire, perpétuelet sans recours (article VII). Enfin, ce traité devaitêtre soumis aux ratifications constitutionnelles (arti-cle VIII) et avoir une durée de dix années (article XI).

La Commission mixte a réussi à fixer la frontièredepuis la côte du Pacifique jusqu'au portillo de Teote-cacinte mais, à partir de ce point jusqu'à la côte del'Atlantique, elle n'a pu que constater son désaccord( 1900-1901 ). Pour cette dernière partie de la frontière, leRoi d'Espagne a rendu le 23 décembre 1906 une sen-tence arbitrale dont le dispositif définit comme pointextrême limitrophe commun sur la côte de l'Atlantiquel'embouchure du bras principal du fleuve Segovia ouCoco, entre Hara et l'île de San Pío où se trouve le capGracias a Dios; à partir de ce point, la frontière doitsuivre le thalweg du Segovia ou Coco vers l'amontjusqu'à son confluent avec le Poteca ou Bodega, puis le

thalweg du Poteca ou Bodega jusqu'à sa jonction avecle Guineo ou Namasli pour finir au portillo de Teote-cacinte, le sitio du même nom demeurant sous la juri-diction du Nicaragua.

Le Ministre des affaires étrangères du Nicaragua a,dans une note du 19 mars 1912, contesté la validité et lecaractère obligatoire de la sentence. De là est né undifférend entre les parties. Après d'infructueuses ten-tatives de règlement par voie de négociations directesou de médiation, l'Organisation des Etats américains aété amenée à se saisir du différend, que le Honduras etle Nicaragua se sont engagés à soumettre à la Cour paraccord conclu à Washington le 21 juillet 1957.

Le Honduras prétend qu'il existe une présomptiondu caractère obligatoire de la sentence, attendu qu'elleprésente extérieurement toutes les apparences de larégularité et qu'elle a été prononcée après que les par-ties eurent eu toute liberté d'exposer leurs thèses res-pectives devant l'arbitre; il soutient que le Nicaragua ala charge de renverser cette présomption en apportantla preuve de la nullité de la sentence. Le Nicaragua faitvaloir que le Honduras, invoquant la sentence, a ledevoir d'établir que la personne dont émane la décisionétait revêtue de la qualité d'arbitre et il allègue que leRoi d'Espagne n'était pas revêtu de cette qualité.

En premier lieu, le Nicaragua soutient que les for-malités prescrites aux articles III et V du traité Gámez-Bonilla n'ont pas été observées pour la désignationdu Roi d'Espagne comme arbitre. Il ressort du dossierque les deux arbitres nationaux ont désigné commetroisième membre du Tribunal arbitral le Chargé d'af-faires du Mexique en Amérique centrale (1899), puisle Ministre du Mexique en Amérique centrale (1902),mais que ceux-ci ont successivement quitté Guatemala.Puis, le 2 octobre 1904, les deux arbitres nationaux sesont réunis avec le Ministre d'Espagne en Amériquecentrale qu'ils ont désigné "pour être leur président,afin de se constituer en séance préparatoire du Tribunalarbitral", et, "d'un commun accord, après les forma-lités prescrites aux articles III et IV du traité Gámez-Bonilla", ils ont désigné comme arbitre le Roi d'Es-pagne. La Cour conclut que les formalités prescritespar le traité Gámez-Bonilla, tel qu'il était interprété parles deux arbitres nationaux, avaient bien été observées.Par la suite, les Présidents du Honduras et du Nica-ragua ont exprimé leur satisfaction de la désignation duRoi d'Espagne (6 et 7 octobre 1904), l'acceptation decelui-ci a été communiquée aux deux pays le 17 octobre1904 et le Ministre des affaires étrangères du Nicara-gua en a exprimé sa reconnaissance au Ministre d'Etatespagnol par note du 21 décembre 1904. Dans ces con-

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ditions, la Cour ne peut conclure à l'invalidité de ladésignation du Roi d'Espagne comme arbitre.

En second lieu, le Nicaragua allègue que le traitéGámez-Bonilla était arrivé à expiration lorsque le Roi aaccepté la fonction d'arbitre (17 octobre 1904); il sou-tient que le traité est entré en vigueur à la date desa signature (7 octobre 1894) et qu'en vertu de sonarticle XI il était arrivé à expiration le 7 octobre 1904.Le Honduras répond que le traité n'est entré en vigueurqu'à l'échange des ratifications (24 décembre 1896) et adonc expiré le 24 décembre 1906. Le traité ne contientaucune disposition expresse concernant la date de sonentrée en vigueur, mais, eu égard à ses dispositionsrelatives à l'échange des ratifications, la Cour est d'avisque l'intention des parties était de le faire entrer envigueur à la date de l'échange des ratifications. Ellepeut difficilement croire que les parties envisageaientune interprétation du traité d'après laquelle il devaitcesser d'être en vigueur cinq jours après que l'accordpour désigner le Roi d'Espagne comme arbitre fut inter-venu (2 octobre 1904). Sinon, devant la suggestion deproroger le traité faite les 21 et 24 octobre 1904 par leMinistre d'Espagne en Amérique centrale, ou bien lesdeux gouvernements auraient immédiatement pris lesmesures appropriées pour le renouveler ou le proroger,ou bien ils auraient mis fin à toute la procédure d'ar-bitrage. La Cour conclut donc que c'est bien dans leslimites de la durée du traité que le Roi a accepté d'êtredésigné comme arbitre.

Enfin, attendu que le Nicaragua a librement acceptéla désignation du Roi d'Espagne, qu'il n'a soulevéaucune objection à sa compétence, soit pour le motifd'irrégularités dans sa désignation, soit pour le motif del'expiration du traité, et qu'il a pleinement pris part à laprocédure arbitrale, la Cour considère que ce pays n'estplus en droit d'invoquer l'un ou l'autre des deux motifscomme causes de nullité de la sentence.

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Le Nicaragua soutient que, même dans ces condi-tions, la sentence est nulle et le Honduras répond que lecomportement et l'attitude du Nicaragua prouvent qu'ila reconnu le caractère obligatoire de la sentence et que,de ce fait, comme du fait qu'il n'y a soulevé d'objectionqu'après plusieurs années, il n'est plus en droit demettre en question sa validité.

La Cour rappelle tout d'abord que, le 25 décembre1906, le Président du Nicaragua a adressé au Présidentdu Honduras un télégramme par lequel il le félicitaitd'avoir gagné la partie et constatait que l'ennuyeusequestion de la délimitation des frontières se terminait demanière satisfaisante. Le Nicaragua fait valoir que sonprésident ne connaissait pas alors la teneur exacte de lasentence, mais la Cour relève que, par un télégrammedu Ministre du Nicaragua à Madrid du 24 décembre1906, il avait appris quel tracé la frontière devait suivre.En tout état de cause, le Gouvernement du Nicaragua a

dû disposer assez rapidement du texte complet de lasentence puisque celui-ci a été publié à son journalofficiel le 28 janvier 1907. Même alors, le Nicaragua acontinué à manifester son acceptation, à cette réserveprès qu'il désirait obtenir l'éclaircissement de certainspoints de manière à faciliter l'exécution de la sentence(message du Président du Nicaragua à l'Assemblée na-tionale législative du 1CI décembre 1907, rapport duMinistre des affaires étrangères à l'Assemblée natio-nale législative du 26 décembre 1907, décret de l'As-semblée nationale législative du 14 janvier 1908, etc.).

En fait, le Roi d'Espagne n'a reçu aucune demanded'éclaircissement et ce n'est que le 19 mars 1912 que leMinistre des affaires étrangères du Nicaragua a déclarépour la première fois que la décision arbitrale ne cons-tituait pas "une sentence claire, vraiment valable, effi-cace et obligatoire".

De l'avis de la Cour, le Nicaragua a, par ses déclara-tions expresses et par son comportement conformes àl'article VII du traité Gámez-Bonilla, reconnu le carac-tère valable de la sentence et il n'est plus en droit derevenir sur cette reconnaissance; le fait qu'il n'ait émisde doute quant à la validité de la sentence que plusieursannées après en avoir pris connaissance confirme cetteconclusion. Cependant, même s'il n'y avait pas eu de sapart des actes répétés de reconnaissance et même si sesgriefs avaient été présentés en temps voulu, la sentencedevrait être reconnue comme valable. Le premier griefdu Nicaragua est en effet que le Roi d'Espagne a excédéses pouvoirs par l'inobservation des règles posées àl'article II du traité Gámez-Bonilla, mais, ayant soi-gneusement examiné les allégations du Nicaragua, laCour ne peut en conclure que l'arbitre ait excédé sespouvoirs. Le Nicaragua soutient aussi que la sentenceest nulle en raison d'erreurs essentielles, mais la Courconstate que l'appréciation des documents et autrespreuves entrait dans le pouvoir discrétionnaire de l'ar-bitre et ne saurait être discuté. Un dernier motif denullité serait l'absence ou l'insuffisance de motifs àl'appui des conclusions de l'arbitre mais, de l'avis de laCour, ce grief est sans fondement.

Le Nicaragua soutient d'autre part que la sentencen'est en tout cas pas susceptible d'exécution vu leslacunes, contradictions et obscurités qui l'affectent : ilallègue que l'embouchure d'un fleuve ne constituantpas un point déterminé ne saurait servir de limite com-mune entre les deux Etats et que cela soulèverait degraves questions en matière de droits de navigation; ilfait valoir en outre que le dispositif de la sentence laisseune lacune de quelques kilomètres entre le confluent duPoteca ou Bodega avec le Guineo ou Namasli et leportillo de Teotecacinte. Eu égard au clair énoncé dudispositif et aux considérants qui le justifient, la Courn'estime pas que la sentence ne soit pas susceptibled'exécution.

C'est par ces motifs que la Cour arrive à la conclusionénoncée plus haut.

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37. AFFAIRE DU TEMPLE DE PRÉAH VIHÉAR(EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES)

Arrêt du 26 mai 1961

L'affaire du temple de Préah Vihéar (exceptions pré-liminaires) entre le Cambodge et la Thaïlande, qui con-cerne la souveraineté territoriale sur le temple de PréahVihéar, a été introduite par une requête du Gouver-nement du Cambodge datée du 30 septembre 1959. LeGouvernement de la Thaïlande a. de son côté, soulevédeux exceptions préliminaires d'incompétence.

La Cour s'est déclarée, à l'unanimité, compétente,M. Alfaro, vice-président, ainsi que M. WellingtonKoo, sir Gerald Fitzmaurice et M. Tanaka, juges, ontjoint à l'arrêt des déclarations, et sir Percy Spender etM. Morelli, juges, y ont joint les exposés de leur opinionindividuelle.

Dans son arrêt, la Cour constate que, pour établir lacompétence, le Cambodge se fonde principalement surl'effet combiné de sa propre acceptation de la juridic-tion obligatoire de la Cour et d'une déclaration thaïlan-daise du 20 mai 1950 ainsi conçue :

"J'ai l'honneur de vous rappeler que, par déclara-tion en date du 20 septembre 1929, le Gouvernementde Sa Majesté avait accepté la juridiction obligatoirede la Cour permanente de Justice internationale, con-formément aux dispositions du paragraphe 2 de l'Ar-ticle 36 du Statut de la Cour, pour une période de dixans et sous condition de réciprocité. Cette déclara-tion a été renouvelée le 3 mai 1940 pour une autrepériode de dix ans.

"Conformément aux dispositions du paragraphe 4de l'Article 36 du Statut de la Cour internationalede Justice, j'ai l'honneur de vous faire savoir quele Gouvernement de Sa Majesté renouvelle, par lesprésentes, la déclaration précitée pour une autre pé-riode de dix ans à compter du 3 mai 1950 dans leslimites et sous les mêmes conditions et réserves quiétaient énoncées dans la première déclaration du20 septembre 1929."

La Thaïlande a soulevé une première exception pré-liminaire pour le motif que cette déclaration ne cons-tituait pas de sa part une acceptation valable de lajuridiction obligatoire de la Cour. Elle ne conteste nul-lement qu'elle ait entendu accepter cette juridictionobligatoire mais, d'après son argument actuel, elleaurait rédigé sa déclaration en des termes que l'arrêtrendu par la Cour le 26 mai 1959 en l'affaire relative àl'Incident aérien du 27juillet 1955 (Israël c. Bulgarie) arévélés comme inopérants. En effet, l'Article 36, para-graphe 5, du Statut de la Cour dispose :

"Les déclarations faites en application de l'Arti-cle 36 du Statut de la Cour permanente de Justiceinternationale pour une durée qui n'est pas encoreexpirée seront considérées, dans les rapports entre

parties au présent Statut, comme comportant accep-tation de la juridiction obligatoire de la Cour inter-nationale de Justice pour la durée restant à courird'après ces déclarations et conformément à leurstermes."

Or, la Cour a jugé que cette disposition ne s'ap-pliquait qu'aux parties originaires au Statut et que, laBulgarie n'étant devenue partie au Statut que le 14 dé-cembre 1955, sa déclaration d'acceptation de la juri-diction obligatoire de la Cour permanente devait êtreconsidérée comme ayant expiré le 19 avril 1946, date dela dissolution de la Cour permanente. Dans la présenteaffaire, la Thaïlande part du principe que sa situation estla même que celle de la Bulgarie, puisqu'elle n'estdevenue partie au Statut que le 16 décembre 1946, soithuit mois après la dissolution de la Cour permanente.Sa déclaration d'acceptation de la juridiction obliga-toire de la Cour permanente ne se serait donc pas trans-formée en acceptation visant la Cour actuelle et leseul vrai résultat de sa déclaration de 1950 aurait étéle renouvellement, nécessairement inefficace, de sonacceptation de la juridiction obligatoire d'un tribunalqui n'existait plus.

La Cour ne considère pas que son arrêt de 1959 ait lesconséquences que la Thaïlande prétend actuellementen tirer. Outre que cet arrêt n'est obligatoire que pourles parties en litige, la Cour constate que, par sa dé-claration du 20 mai 1950, la Thaïlande s'est placée dansune situation différente de celle de la Bulgarie. A cettedate, en effet, non seulement la déclaration thaïlan-daise de 1940 ne s'était jamais transformée en accepta-tion de la juridiction obligatoire de la Cour actuelle,mais encore elle était expirée d'après ses propres ter-mes depuis deux semaines (6 mai 1950). La déclarationdu 20 mai 1950, acte nouveau et indépendant, n'a doncpas été faite aux termes de l'Article 36, paragraphe 5, duStatut, qui, à quelque point de vue que l'on se place,avait épuisé ses effets quant à la Thaïlande.

On a discuté au cours de la procédure du point desavoir si l'on peut renouveler un acte devenu caduc,mais la Cour considère que la véritable question est desavoir quel a été l'effet de la déclaration de 1950. On aégalement dit que la Thaïlande aurait commis en 1950une erreur qui l'aurait conduite à employer dans sadéclaration des termes que l'arrêt de 1959 a révélésinaptes à réaliser leur but, mais la Cour ne considèrepas qu'il s'agisse réellement en l'espèce d'une erreur.Enfin, on a fait valoir que l'intention sans acte ne suffitpas à constituer une opération juridique valable, mais laCour estime que la seule formalité prescrite pour lesacceptations de sajuridiction obligatoire est leur remiseau Secrétaire général des Nations Unies, formalité quela Thaïlande a accomplie conformément à l'Article 36,paragraphe 4, du Statut.

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La seule question pertinente est donc de savoir si larédaction employée dans la déclaration thaïlandaisede 1950 révèle clairement l'intention de reconnaîtrecomme obligatoire la juridiction de la Cour (Statut,Article 36, paragraphe 2). Or, si la Cour applique sesrègles normales d'interprétation, cette déclaration nepeut avoir eu d'autre signification que d'accepter lajuridiction obligatoire de la Cour actuelle, car il n'enexistait pas d'autre à laquelle elle pût se rapporter. LaThaïlande, qui connaissait parfaitement la non-exis-tence de l'ancienne Cour, ne pouvait, en s'adressant auSecrétaire général des Nations Unies conformément auparagraphe 4 de l'Article 36 du Statut, poursuivre d'au-tre but que de reconnaître la juridiction obligatoire dela Cour actuelle en vertu du paragraphe 2 de cet article;elle ne soutient d'ailleurs pas le contraire. Il faut inter-préter le reste de la déclaration à la lumière de ce faitcapital et dans son contexte général : la mention desdéclarations de 1929 et 1940 doit être envisagée sim-

plement comme un moyen commode d'indiquer, sansles énoncer, les conditions auxquelles l'acceptationétait soumise.

En conséquence, la Cour considère qu'il ne resteaucun doute quant au sens et à l'effet qu'il convientd'attribuer à la déclaration de 1950 et elle rejette lapremière exception préliminaire de la Thaïlande.

La Cour constate alors que cette conclusion suffit àétablir sa compétence et qu'il devient inutile de pro-céder à un examen du deuxième motif de compétenceinvoqué par le Cambodge (sur la base de certainesdispositions conventionnelles visant le règlement judi-ciaire des différends du même ordre que le différendactuel) et de l'exception soulevée par la Thaïlande à cetégard.

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38. AFFAIRE DU TEMPLE DE PRÉAH VIHÉAR (FOND)

Arrêt du 15 juin 1962

L'affaire du temple de Préah Vihéar (fond) entre leCambodge et la Thaïlande avait été introduite le 6 octo-bre î 959 par une requête du Gouvernement cambod-gien; le Gouvernement thaïlandais ayant soulevé deuxexceptions préliminaires, la Cour s'était déclarée com-pétente par arrêt du 26 mai 1961.

Dans son arrêt sur le fond, la Cour, par 9 voix con-tre 3, a dit que le temple de Préah Vihéar était situé enterritoire relevant de la souveraineté du Cambodge et,en conséquence, que la Thaïlande était tenue de retirertous les éléments de forces armées ou de police ouautres gardes ou gardiens qu'elle avait installés dans letemple ou dans ses environs situés en territoire cam-bodgien.

Par 7 voix contre 5, la Cour a dit que la Thaïlande étaittenue de restituer au Cambodge les sculptures, stèles,fragments des monuments, maquettes en grès et pote-ries anciennes qui, depuis la date de l'occupation dutemple par la Thaïlande en 1954, auraient pu être enle-vés du temple ou de la zone du temple par les autoritésthaïlandaises.

MM. Tanaka et Morelli, juges, ont joint à l'arrêt unedéclaration commune. M. Alfaro, vice-président, et sirGerald Fitzmaurice, juge, ont joint à l'arrêt les exposésde leur opinion individuelle; MM. Moreno Quintana,Wellington Koo et sir Percy Spender, juges, y ont jointles exposés de leur opinion dissidente.

Dans son arrêt, la Cour constate que le différend apour objet la souveraineté dans la région du temple dePréah Vihéar. Cet antique sanctuaire, partiellement enruines, s'élève sur un éperon de la chaîne des Dangrek,laquelle constitue la frontière entre le Cambodge et laThaïlande. Le litige a son origine dans les règlements defrontières effectués de 1904 à 1908 entre la France,conduisant les relations extérieures de l'Indochine, etle Siam. Il s'agit en particulier de l'application de laConvention du 13 février 1904. Cette convention a éta-bli d'une manière générale une frontière dont le tracéexact devait être délimité par une Commission mixtefranco-siamoise.

Dans le secteur oriental des Dangrek, où se trouvePréah Vihéar. la frontière devait suivre la ligne de par-tage des eaux. En vue de la délimitation de cette fron-tière, il a été convenu, au cours d'une séance tenue le2 décembre 1906, que la Commission mixte ferait routele long de la crête des Dangrek en effectuant toutes lesreconnaissances nécessaires et qu'un officier topogra-phe de la section française de la Commission lèveraittoute la partie orientale de la chaîne. Il n'est pas con-testé que les présidents des sections française et sia-moise aient fait le trajet convenu, au cours duquel ilsont visité le temple de Préah Vihéar. D'autre part, en

janvier-février 1907, le président de la section françaisea rendu compte à son gouvernement que le tracé de lafrontière avait été définitivement arrêté. Il semble doncévident qu'une frontière a été levée et déterminée, bienqu'il n'y ait trace d'aucune décision et qu'il ne soit pasfait mention des Dangrek dans les procès-verbaux desséances de la Commission postérieures au 2 décembre1906. D'ailleurs, au moment où la Commission auraitpu se réunir pour clore ses travaux, l'attention s'étaitportée sur la conclusion d'un autre traité de frontièresfranco-siamois, celui du 23 mars 1907.

L.e point final de la délimitation était la préparationde cartes. Le Gouvernement siamois, ne disposant pasdes moyens techniques suffisants, avait demandé quedes officiers français établissent les cartes des régionsfrontières. Ces cartes ont été dressées à l'automne 1907par une équipe d'officiers français, dont plusieursavaient fait partie de la Commission mixte, et elles ontété communiquées au Gouvernement siamois en 1908.Parmi elles figurait une carte des Dangrek situant PréahVihéar en territoire cambodgien. C'est sur cette carte(produite en annexe 1 à son mémoire) que le Cambodgefonde principalement sa prétention à la souverainetésur le temple. Mais la Thaïlande répond que, n'étant pasl'œuvre de la Commission mixte, ladite carte n'a aucuncaractère obligatoire; qu'elle indique une frontière necorrespondant pas à la véritable ligne de partage deseaux, laquelle placerait le temple en Thaïlande; qu'ellen'a jamais été acceptée par la Thaïlande ou, subsi-diairement, qu'elle ne l'a été que parce que la Thaïlandecroyait par erreur, que la frontière marquée suivait bienla ligne de partage des eaux.

La carte de l'annexe I n'a jamais été formellementapprouvée par la Commission mixte, qui avait cessé defonctionner plusieurs mois avant qu'elle ne fût dressée.Bien que l'on ne puisse raisonnablement mettre endoute qu'elle ait eu pour base les travaux effectués dansles Dangrek par les officiers topographes, la Cour con-clut qu'à l'origine elle ne possédait pas de caractèreobligatoire. Mais il ressort du dossier que les cartes ontété transmises au Gouvernement siamois comme pré-tendant représenter le résultat des travaux de délimita-tion: les autorités siamoises n'ayant réagi ni à l'époqueni pendant de nombreuses années, on doit conclure àleur acquiescement. Au surplus les cartes ont été com-muniquées aux membres siamois de la Commissionmixte, qui n'ont rien dit, au prince Damrong, ministrede l'intérieur du Siam, qui en a remercié le Ministre deFrance à Bangkok, et aux gouverneurs de provincesiamois, dont certains connaissaient Préah Vihéar. Siles autorités siamoises ont accepté la carte de l'annexe Isans faire faire de recherches, elles ne sauraient main-tenant invoquer une erreur viciant leur consentement.

Le Gouvernement siamois, puis thaïlandais, n'a sou-levé aucune question quant à la carte de l'annexe Iavant les négociations qu'il a eues à Bangkok avec le

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Cambodge en 1958. Or, dès 1934-1935, un levé topogra-phique avait fait apparaître une divergence entre lafrontière tracée sur cette carte et la véritable ligne departage des eaux, et d'autres cartes avaient été publiéessituant le temple en territoire thaïlandais : la Thaïlanden"en a pas moins continué à employer également, etmême à publier, des cartes indiquant Préah Vihéar enterritoire cambodgien. D'autre part, au cours des né-gociations relatives aux traités franco-siamois de 1925et de 1937, qui ont confirmé les frontières existantes, eten 1947, devant la Commission de conciliation franco-siamoise de Washington, il aurait été naturel que leSiam soulevât la question : il n'en a rien fait. La con-clusion en est que la Thaïlande a accepté le tracé de lafrontière à Préah Vihéar tel qu'il est marqué sur la cartede l'annexe I, qu'il corresponde ou non à la ligne departage des eaux. La Thaïlande déclare qu'ayant été, àtoutes les époques critiques, en possession de PréahVihéar elle n'avait aucun besoin de soulever la ques-tion: elle représente même les actes accomplis sur leslieux par son administration comme la preuve qu'ellen'ajamais accepté la frontière de l'annexe 1 pour PréahVihéar. Mais la Cour juge difficile d'admettre que cesactes, émanant d'autorités locales, aient annulé l'atti-tude constante des autorités centrales. D'ailleurs, lors-qu'en 1930 le prince Damrong. visitant le temple, y a étéofficiellement reçu par le résident français dans la pro-vince adjacente du Cambodge, le Siam n'a pas réagi.

De ces faits, la Cour conclut que la Thaïlande a bienaccepté la carte de l'annexe 1. Mais, même s'il existaitun doute à cet égard, la Thaïlande ne saurait aujour-d'hui nier son acceptation car la France et le Cambodges'y sont fiés et, de son côté, elle a joui pendant cin-quante ans des avantages que la convention de 1904 luiassurait. D'autre part, l'acceptation a incorporé la cartede l'annexe I dans le règlement conventionnel: les Par-ties ont adopté à l'époque une interprétation de cerèglement d'après laquelle la frontière tracée sur lacarte l'emportait sur les dispositions de la Conventionet, comme rien ne permet de penser qu'elles aient atta-ché un intérêt particulier à la ligne de partage des eauxen soi au regard de l'importance primordiale que pré-sentait pour elle un règlement définitif de leurs fron-tières, la Cour considère que l'interprétation à donneraujourd'hui est la même.

En conséquence, la Cour s'estime tenue de se pro-noncer en faveur de la frontière indiquée pour la zonelitigieuse sur la carte de l'annexe I et il devient inutiled'examiner si cette frontière correspond bien à la véri-table ligne de partage des eaux.

C'est pour ces motifs que la Cour adjuge au Cam-bodge ses conclusions concernant la souveraineté surPréah Vihéar,

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39. CERTAINES DEPENSES DES NATIONS UNIES(CHARTE, ART. 17, PAR. 2)

Avis consultatif du 20 juillet 1962

La question de certaines dépenses des Nations Unies(paragraphe 2 de l'Article 17 de la Charte), avait étéposée à la Cour, pour avis consultatif, par une réso-lution adoptée par l'Assemblée générale des NationsUnies le 20 décembre 1961.

Par 9 voix contre 5, la Cour a déclaré que les dépen-ses autorisées par certaines résolutions de l'Assembléegénérale énumérées dans la demande d'avis, relativesaux opérations des Nations Unies au Congo et auMoyen-Orient entreprises en exécution de résolutionsdu Conseil de sécurité et de l'Assemblée générale, éga-lement énumérées dans la demande, étaient des "dé-penses de l'Organisation" au sens du paragraphe 2 del'Article 17 de la Charte des Nations Unies.

Sir Percy Spender, sir Gerald Fitzmaurice et M. Mo-relli, juges, joignent à l'avis de la Cour les exposés deleur opinion individuelle. MM. Winiarski, président,Basdevant, Moreno Quintana, Koretsky et Bustamantey Rivero, juges, joignent à l'avis de la Cour les exposésde leur opinion dissidente.

Dans son avis, la Cour, rappelant d'abord qu'on avaitfait valoir qu'elle devait se refuser à donner un avis laquestion posée étant d'ordre politique, a déclaré qu'ellene saurait attribuer un caractère politique à une requêtequi l'invite à s'acquitter d'une tâche essentiellementjudiciaire, à savoir l'interprétation d'une dispositionconventionnelle. A ce propos, rappelant les principesantérieurement énoncés par la CPJI dans l'avis consul-tatif relatif au Statut de la Carélie orientale et par elle-même dans les avis consultatifs sur Y Interprétation destraités de paix conclus avec la Bulgarie, la Hongrie etla Roumanie (première phase) et les Jugementsdu Tribunal administratif de VOIT sur requête contreV UNESCO, la Cour a constaté qu'elle ne voyait aucune"raison décisive" de ne pas donner l'avis consultatifque l'Assemblée générale lui demandait.

La Cour a ensuite pris en considération l'opinionselon laquelle il fallait tenir compte du rejet d'un amen-dement français à la demande d'avis consultatif. Cetamendement tendait à ce que la Cour donnât un avis surle point de savoir si les dépenses relatives aux opéra-tions en question avaient été "décidées conformémentaux dispositions de la Charte".

Sur ce point, la Cour fait remarquer que le rejet del'amendement français ne constituait pas une injonc-tion pour elle d'avoir à écarter l'examen de la questionde savoir si certaines dépenses avaient été "décidéesconformément aux dispositions de la Charte" et si elle

croyait opportun de l'aborder. La Cour ne saurait nonplus admettre que le rejet de l'amendement français eûtaucune influence sur le point de savoir si l'Assembléegénérale avait voulu l'empêcher d'interpréter l'Arti-cle 17 à la lumière des autres articles de la Charte, c'est-à-dire dans le contexte de l'ensemble du traité.

Passant alors à l'examen de la question posée, laCour constate qu'elle comporte une interprétation duparagraphe 2 de l'Article 17 de la Charte et que lepremier point est celui de l'identification des ' 'dépensesde l'Organisation".

Le texte du paragraphe 2 de l'Article 17 mentionne"les dépenses de l'Organisation" sans en donner dedéfinition plus précise. L'interprétation du mot "dé-penses" a été liée au mot "budget" qui se trouve auparagraphe 1 de cet article et il a été soutenu que dansles deux cas l'adjectif qualificatif "ordinaire" ou"administratif devait être sous-entendu. Selon laCour, ceci ne serait possible que si cette qualificationdevait découler nécessairement des dispositions de laCharte considérée dans son ensemble.

En ce qui concerne le mot "budget" au paragraphe 1de l'Article 17, la Cour constate que la distinction entreles "budgets administratifs" et les "budgets opération-nels" n'a pas échappé aux rédacteurs de la Chartepuisqu'au paragraphe 3 du même article il est prévu quel'Assemblée générale "examine les budgets adminis-tratifs" des institutions spécialisées : si les rédacteursavaient voulu limiter l'application du paragraphe 1 aubudget administratif des Nations Unies elles-mêmes, lemot "administratif aurait été inclus au paragraphe 1aussi bien qu'au paragraphe 3. En fait, la pratique del'Organisation a, dès l'origine, compris dans le budgetdes rubriques qui ne relevaient d'aucune des définitionsdu "budget administratif qui avaient été proposées.L'Assemblée générale a constamment inclus dans lesrésolutions concernant le budget annuel des disposi-tions touchant "des dépenses imprévues et extraordi-naires" entraînées par les actions visant au "maintiende la paix et de la sécurité". Tous les ans, de 1947 à1959, les résolutions concernant ces dépenses impré-vues et extraordinaires ont été adoptées sans vote con-traire, sauf en 1952, 1953 et 1954, du fait que, cesannées-là, la résolution comprenait un point sujet àcontroverse — les décorations pour les combattantsdes Nations Unies en Corée. Enfin, en 1961, le rapportdu Groupe de Travail des Quinze pour l'examen desprocédures administratives et budgétaires de l'Orga-nisation constate l'adoption sans opposition d'une dé-claration d'après laquelle "les enquêtes et les opéra-tions d'observation que l'Organisation entreprend pourempêcher une agression éventuelle devaient être finan-

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cées au moyen du budget ordinaire de l'ONU". Prenantces faits en considération, la Cour conclut que rien nepermet de sous-entendre dans le paragraphe 1 de l'Arti-cle 17 un mot limitant ou qualifiant le mot "budget".

Passant au paragraphe 2 de l'Article 17, la Courremarque qu'à première vue le terme "dépenses del'Organisation" signifie toutes les dépenses et nonpas seulement un certain type de dépenses qui pour-rait s'appeler "dépenses ordinaires". Constatant quel'étude d'autres sections de la Charte montre Ja variétédes dépenses qui doivent inévitablement rentrer dans lacatégorie des "dépenses de l'Organisation", la Cour nevoit aucune base pour contester la légalité de la. pratiqueconstante qui consiste à inclure de telles dépenses dansles sommes inscrites au budget que l'Assemblée géné-rale répartit parmi les Membres conformément à l'au-torité qu'elle détient de l'Article 17, paragraphe 2.

Examinant ensuite l'Article 17 au point de vue de laplace qu'il occupe dans la structure générale et l'éco-nomie de la Charte, la Cour constate que le but géné-ral de cet article est l'attribution du pouvoir de contrôlesur les finances de l'Organisation et la répartition desquotes-parts des dépenses de celle-ci. Répondant à l'ar-gument d'après lequel les dépenses qui résultent desopérations pour le maintien de la paix et de la sécuritéinternationales ne sont pas des "dépenses de l'Orga-nisation" au sens de l'Article 17, paragraphe 2 de laCharte puisqu'elles relèvent exclusivement du Conseilde sécurité et plus particulièrement d'accords négociésen vertu de l'Article 43 de la Charte, la Cour constatequ'aux termes de l'Article 24 la responsabilité du Con-seil de sécurité en la matière est "principale" et nonexclusive. La Charte indique très clairement que l'As-semblée générale doit aussi s'occuper de la paix et de lasécurité internationales. En vertu du paragraphe 2 del'Article 17, elle a le pouvoir de répartir les dépensesentre les Membres, ce qui crée pour ceux-ci l'obliga-tion de supporter la quote-part des dépenses qui leurincombe. Lorsque ces dépenses comprennent des frais1

pour le maintien de la paix et de la sécurité qui ne sontpas couverts par d'autres ressources, c'est l'Assembléegénérale qui a l'autorité pour répartir ces frais entre lesMembres. Aucune des dispositions fixant les fonctionset pouvoirs respectifs du Conseil de Sécurité et del'Assemblée générale ne justifie l'idée que cette réparti-tion exclut des pouvoirs de l'Assemblée générale celuide prévoir le financement des mesures destinées aumaintien de la paix et de la sécurité.

Répondant à l'argument d'après lequel, en matière demaintien de la paix et de la sécurité internationales, lepouvoir budgétaire de l'Assemblée générale est limitéparle paragraphe 11 aux termes duquel "toute question[se rattachant au maintien de la paix et de la sécuritéinternationales] qui appelle une action est renvoyée auConseil de Sécurité par l'Assemblée générale avant ouaprès discussion", la Cour estime que l'action dontparle ce texte est une action coercitive. Dans ce con-texte, le mot "action" doit signifier l'action qui estuniquement de la compétence du Conseil de sécurité,c'est-à-dire celle dont il est fait mention au Chapitre VIIde la Charte : "Action en cas de menace contre la paix,

de rupture de la paix et d'acte d'agression". Si l'in-terprétation du mot "action" au paragraphe 2 de l'Ar-ticle 11 voulait dire que l'Assemblée ne peut faire quedes recommandations de caractère général concernant,dans l'abstrait, la paix et la sécurité et non pas relative àdes cas particuliers, ce paragraphe n'aurait pas prévuque l'Assemblée générale puisse faire des recomman-dations sur des questions dont elle aurait été saisie parun Etat ou par le Conseil de sécurité. En conséquence,la dernière phrase du paragraphe 2 de l'Article 11 n'estpas applicable quand l'action en question n'est pas uneaction coercitive.

La Cour estime donc que l'argument tiré du paragra-phe 2 de l'Article 11 pour limiter l'autorité budgétairede l'Assemblée générale à l'égard du maintien de la paixet de la sécurité internationales n'est pas fondé.

La Cour passe ensuite à l'examen de l'argument tiréde l'Article 43 de la Charte qui prévoit que les Membresnégocieront des accords avec le Conseil de sécurité, surl'initiative de ce dernier, en vue du maintien de la paixet de la sécurité internationales. Ces accords auraientpour objet d'énoncer des précisions concernant la ré-partition des frais des actions coercitives que le Conseilde Sécurité pourrait prescrire et seul le Conseil desécurité aurait le pouvoir de prendre des mesures envue de financer ces dépenses.

Après avoir déclaré que l'Article 43 ne s'appliquaitpas, la Cour ajoute que, même s'il s'appliquait, elle nepourrait en accepter une telle interprétation pour lesraisons suivantes : un Etat Membre aurait le droit, dansla négociation de tels accords, d'exiger qu'une certainepartie des dépenses soit supportée par l'Organisation etle Conseil de sécurité aurait le droit d'y consentir. Dansce cas, cette partie des dépenses entrerait dans lesdépenses de l'Organisation et devrait être répartie parl'Assemblée générale selon l'Article 17. D'autre part, ilrésulte de l'Article 50 de la Charte que le Conseil desécurité pourrait décider que l'Etat ayant à faire face àdes dépenses trop lourdes aurait droit à une assistancefinancière. Cette assistance financière, si elle est sup-portée par l'Organisation, comme ce pourrait être lecas, constituerait clairement une partie des "dépensesde l'Organisation". De plus, la Cour estime qu'on nepeut pas dire que la Charte ait laissé le Conseil desécurité impuissant en face d'une situation d'urgence,en l'absence d'accords conclus en vertu de l'Article 43.Il doit rentrer dans la compétence du Conseil de sécu-rité de prendre en main une situation, même s'il nerecourt pas à une action coercitive contre un Etat. Lesfrais des mesures que le Conseil de sécurité est autoriséà prendre constituent donc des "dépenses de l'Organi-sation au sens du paragraphe 2 de l'Article 17".

La Cour ayant examiné le problème général de l'in-terprétation de l'Article 17, paragraphe 2, à la lumièrede la structure d'ensemble de la Charte et des fonctionsrespectives de l'Assemblée générale et du Conseil desécurité, en vue de déterminer le sens de la phrase"dépenses de l'Organisation", passe ensuite à l'exa-men des dépenses énumérées dans la requête pour avisconsultatif. Elle admet que ces dépenses doivent êtreappréciées d'après leur rapport avec les buts des Na-

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lions Unies, en ce sens que, si une dépense a été faitedans un but étranger à ceux des Nations Unies, elle nesaurait être considérée comme une "dépense de l'Or-ganisation". Lorsque l'Organisation prend des mesu-res dont on peut dire ajuste titre qu'elles sont appro-priées à l'accomplissement des buts des Nations Uniesénoncés à l'Article 1 de la Charte, il est à présumer quecette action ne dépasse pas les pouvoirs de l'Organisa-tion. Si l'action a été entreprise par un organe qui n'yétait pas habilité, il s'agit d'une irrégularité, mais il n'enressort pas nécessairement que la dépense encouruen'était pas une dépense de l'Organisation. Le droitnational comme le droit international envisage des casoù une personne morale ou un corps politique peut êtrelié par l'acte ultra vires d'un agent. La Charte desNations Unies ne comportant aucune procédure pourdéterminer la validité des actes des organes des NationsUnies, chacun d'eux doit, tout au moins en premierlieu, déterminer sa propre compétence. Si le Conseilde sécurité adopte une résolution visant au maintiende la paix et de la sécurité internationales et si, confor-mément à cette résolution, le Secrétaire général con-tracte des obligations financières, il est à présumer queles montants en question constituent des "dépenses del'Organisation". Rappelant l'avis qu'elle a rendu surV Effet de jugements du Tribunal administratif des Na-tions Unies accordant indemnité, la Cour déclare quecertaines obligations de l'Organisation peuvent êtrecontractées par le Secrétaire général agissant sousl'autorité du Conseil de sécurité ou de l'Assembléegénérale et que celle-ci "n'a pas d'autre alternative quede faire honneur à ces engagements".

Ce raisonnement appliqué aux résolutions mention-nées dans la requête pour avis consultatif suffiraità fonder l'avis de la Cour. Elle examine cependantensuite et séparément les dépenses concernant laForce d'urgence des Nations Unies au Moyen-Orient(FUNU) et celles qui concernent l'opération des Na-tions Unies au Congo (ONUC).

En ce qui concerne la FUNU, la Cour rappelle quecelle-ci devait être constituée avec l'assentiment desnations intéressées, ce qui écarte l'idée qu'il s'agis-sait de mesures coercitives. D'autre part, il apparaîtque les opérations de la FUNU étaient entreprises pouratteindre l'un des buts principaux des Nations Unies,c'est-à-dire favoriser et assurer le règlement pacifiquede la situation. Le Secrétaire général a donc dûmentexercé l'autorité dont il est investi pour contracter cer-taines obligations financières; les dépenses prévues parces obligations doivent être considérées comme des"dépenses de l'Organisation". Répondant à l'argumentd'après lequel l'Assemblée générale n'aurait jamais,directement ou indirectement, considéré les dépensesde la FUNU comme des "dépenses de l'Organisationau sens du paragraphe 2 de l'Article 17 de la Chartedes Nations Unies", la Cour déclare qu'elle ne sauraitadopter cette manière de voir. Analysant les résolu-tions relatives au financement de la FUNU, la Courconstate que la création d'un compte spécial ne signifiepas nécessairement que les fonds qui y sont inscrits nepuissent provenir des contributions de Membres selonla répartition fixée par l'Assemblée générale. Les réso-lutions en la matière, adoptées par la majorité requisedes deux tiers, se fondaient sans aucun doute sur laconclusion que les dépenses de la FUNU étaient des"dépenses de l'Organisation", faute de quoi l'Assem-

blée générale n'aurait pas eu autorité pour déciderqu'elles seraient "supportées par l'Organisation desNations Unies" ni pour les répartir entre les Membres,et la Cour constate que, d'année en année, les dépensesde la FUNU ont été traitées par l'Assemblée généralecomme des dépenses de l'Organisation au sens du pa-ragraphe 2 de l'Article 17.

Passant ensuite aux opérations au Congo, la Courrappelle qu'elles ont été à l'origine autorisées par leConseil de sécurité dans sa résolution du 14 juillet 1960,adoptée sans vote contraire. Cette résolution, comptetenu de l'appel adressé par le Gouvernement du Congo,du rapport du Secrétaire général et des débats au Con-seil de sécurité, a été évidemment adoptée en vue dumaintien de la paix et de la sécurité internationales.Passant en revue les résolutions et les rapports du Se-crétaire général se rapportant à ces opérations, la Courconstate qu'à la lumière d'un tel dossier contenant tantd'examens, de confirmations, d'approbations et de ra-tifications par le Conseil de sécurité et l'Assembléegénérale de l'action du Secrétaire général on ne sauraitconclure que les opérations au Congo empiétaient surles prérogatives conférées au Conseil de sécurité par laCharte ou les usurpaient. Ces opérations ne compor-taient pas des "mesures préventives ou coercitives"contre un Etat, comme il est prévu au chapitre VII :elles ne constituaient donc pas une "action" au sens oùle mot est employé à l'Article 11. Les obligations finan-cières encourues par le Secrétaire général avec le con-sentement répété et clairement exprimé du Conseil desécurité et de l'Assemblée générale constituent desobligations de l'Organisation auxquelles l'Assembléegénérale était fondée à pourvoir selon l'Article 17,paragraphe 2, de la Charte.

En ce qui concerne le financement des opérations auCongo, la Cour, rappelant les résolutions de l'Assem-blée générale qui envisagent la répartition des fraisselon le barème des quotes-parts adopté pour le budgetordinaire, en conclut que l'Assemblée générale a décidéà deux reprises que, même si certaines dépenses sont"extraordinaires" et "essentiellement différentes" decelles qui rentrent dans le budget "ordinaire", ellessont néanmoins des "dépenses de l'Organisation" quidoivent être réparties conformément au pouvoir que leparagraphe 2 de l'Article 17 octroie à l'Assemblée gé-nérale.

Ayant ainsi souligné, d'une part, que le texte duparagraphe 2 de l'Article 17 de la Charte pouvait ame-ner à conclure que les dépenses de l'Organisation sontles sommes payées pour couvrir les frais relatifs à laréalisation des buts de l'Organisation et, d'autre part,que de l'examen des résolutions autorisant les dépensesmentionnées dans la requête d'avis consultatif se dé-gage la constatation que ces dépenses avaient été faitesà cette fin; ayant enfin analysé et trouvé mal fondés lesarguments avancés contre la conclusion que les dépen-ses en question devaient être considérées comme desdépenses de l'Organisation au sens du paragraphe 2 del'Article 17 de la Charte des Nations Unies, la Courarrive à la conclusion qu'elle doit répondre par l'affir-mative à la question posée par l'Assemblée générale.

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40. AFFAIRES DU SUD-OUEST AFRICAIN(EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES)

Arrêt du 21 décembre 1962

Les affaires du Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afri-que du Sud; Libéria c. Afrique du Sud) [exceptionspréliminaires] qui concernent l'existence persistante duMandat pour le Sud-Ouest africain et les devoirs et lecomportement de l'Afrique du Sud en sa qualité demandataire découlant de ce mandat ont été introduitespar requêtes des Gouvernements de l'Ethiopie et duLibéria déposées au Greffe le 4 novembre 1960. LeGouvernement sud-africain a de son côté soulevé desexceptions à la compétence de la Cour pour connaîtrede l'affaire.

Par 8 voix contre 7, la Cour a dit qu'elle était com-pétente pour statuer sur le fond du différend.

MM. Bustamante y Rivero et Jessup, juges, et sirLouis Mbanefo, juge ad hoc, ont joint à l'arrêt lesexposés de leurs opinions individuelles.

MM. Winiarski, président, et Basdevant, juge, ontjoint à l'arrêt les exposés de leurs opinions dissidentes;sir Percy Spender et sir Gerald Fitzmaurice, juges, yont joint l'exposé commun de leur opinion dissidente etMM. Morelli, juge, et van Wyk, juge ad hoc, y ont jointles exposés de leurs opinions dissidentes.

M. Spiropoulos, juge, a joint à l'arrêt la déclarationde son dissentiment.

Dans son arrêt, la Cour constate que pour établir lacompétence, les demandeurs, se référant à l'Article 80,paragraphe 1, de la Charte des Nations Unies, ontinvoqué l'article 7 du Mandat pour le Sud-Ouest afri-cain du 17 décembre 1920 ainsi que l'Article 37 duStatut de la Cour.

Avant d'aborder l'examen des exceptions prélimi-naires soulevées par l'Afrique du Sud, la Cour estimenécessaire de trancher une question préliminaire tou-chant l'existence du différend qui fait l'objet des re-quêtes. Sur ce point, elle constate qu'il ne suffit pasque l'une des parties à une affaire contentieuse affirmel'existence d'un différend avec l'autre partie. Il fautdémontrer que la réclamation de l'une des parties seheurte à l'opposition manifeste de l'autre. D'après cecritère, l'existence d'un différend entre les parties de-vant la Cour ne saurait faire de doute puisqu'il résulteclairement de leurs attitudes opposées à propos de l'ac-complissement des obligations du Mandat par le défen-deur en sa qualité de mandataire.

La Cour rappelle ensuite brièvement l'origine, la na-ture et les caractéristiques du système des mandatsétablis par le Pacte de la Société des Nations. Lesprincipes essentiels de ce système consistent avant toutdans la reconnaissance de certains droits des. peuples

des territoires sous-développés; dans l'établissementd'un régime de tutelle exercé sur chacun de ces peuplespar une nation développée en qualité de "mandataire"et "au nom de la Société des Nations"; et dans lareconnaissance d'une "mission sacrée de civilisation"incombant à la Société en tant que communauté inter-nationale organisée et à ses Membres. Les droits dumandataire concernant le territoire sous Mandat et seshabitants se fondent sur les obligations du mandataireet ne sont pour ainsi dire que de simples instruments luipermettant de remplir ses obligations.

La première des exceptions préliminaires soulevéespar le défendeur soutenait que le Mandat pour le Sud-Ouest africain n'a jamais été, ou en tout cas n'est plusdepuis la dissolution de la Société des Nations, un traitéou une convention en vigueur au sens de l'Article 37 duStatut de la Cour. En présentant sous cette forme cetteexception préliminaire, le défendeur a exposé qu'ilavait toujours considéré et supposé que le Mandat pourle Sud-Ouest africain était "un traité ou une conven-tion en soi c'est-à-dire un accord international entre lemandataire d'une part, et le Conseil représentant laSociété des Nations et/ou ses Membres d'autre part"mais qu'"on pourrait adopter une conception alter-native selon laquelle, en définissant les termes du Man-dat, le Conseil prenait une mesure d'exécution en ap-plication du Pacte (lequel constituait évidemment uneconvention) et ne passait pas un accord qui aurait étélui-même un traité ou une convention". Le défendeurajoutait immédiatement "ce point de vue... tendrait àconsidérer la déclaration du Conseil comme constituantune résolution... laquelle, comme toute autre résolu-tion valable du Conseil, tirerait sa force juridique du faitqu'elle aurait été dûment prise par le Conseil dansl'exercice des pouvoirs qui lui étaient conférés par lePacte". De l'avis de la Cour, ce point de vue n'est pasfondé. Si le Mandat a pris la forme d'une résolution duConseil de la Société des Nations, il est évident qu'il estd'une autre nature. On ne saurait le considérer commeune simple mesure d'exécution prise en application duPacte. En fait et en droit c'est un engagement inter-national ayant le caractère d'un traité ou d'une con-vention.

Il a été soutenu que le Mandat en question n'a pas étéenregistré conformément à l'Article 18 du Pacte, quidisposait : ' 'aucun de ces traités ou engagements inter-nationaux ne sera obligatoire avant d'avoir été enregis-tré". Si le Mandat était nul et non avenu ab initio enraison du non-enregistrement, il s'ensuivrait que le dé-fendeur n'a pas et n'a jamais eu de titre juridique àadministrer le territoire du Sud-Ouest africain; il luiserait donc impossible de soutenir qu'il a eu ce titrejusqu'à la découverte de ce motif de nullité. L'Arti-cle 18, destiné à assurer la publicité et à éviter les traitéssecrets, ne pouvait s'appliquer de la même façon dansle cas des traités auxquels la Société des Nations était

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partie et dans celui des traités conclus entre les EtatsMembres à titre individuel.

Vu que le Mandat en question a eu dès l'origine lecaractère d'un traité ou d'une convention, la questionpertinente qui se pose ensuite est d'examiner si, à cetitre, il est encore en vigueur, soit tout entier, y comprisson article 7, soit pour ce qui est de l'article 7 lui-même.Le défendeur prétend qu'il n'est pas en vigueur et cettethèse constitue l'essence de sa première exception pré-liminaire. Il affirme que les droits et obligations duMandat en ce qui concerne l'administration du ter-ritoire ayant un caractère objectif existent encore, tan-dis que les droits et obligations concernant la surveil-lance administrative par la Société des Nations et lerenvoi à la Cour permanente de Justice internationaleétant de caractère contractuel sont nécessairement de-venus caducs à la dissolution de la Société des Nations.Le défendeur ajoute que les conséquences destructivesde la disparition de la Société des Nations portent aussisur l'article 7 du Mandat aux termes duquel le défen-deur a accepté de se soumettre à la juridiction de laCour permanente pour tout différend quel qu'il fût quiviendrait à s'élever entre lui en sa qualité de mandataireet un autre Membre de la Société des Nations sur l'in-terprétation ou l'application du Mandat.

Sur ce point la Cour, rappelant l'avis consultatifqu'elle a donné en 1950 sur le Statut international duSud-Ouest africain, déclare que ses conclusions au su-jet de l'obligation du Gouvernement de l'Union de sesoumettre à une surveillance internationale sont par-faitement claires. Exclure les obligations liées au Man-dat reviendrait à exclure l'essence même du Mandat.Elle rappelle en outre qu'en 1950, si elle s'est diviséesur d'autres points, elle a été unanime à dire que l'arti-cle 7 du Mandat relatif à l'obligation de l'Union sud-africaine de se soumettre à la juridiction obligatoire dela Cour demeurait "en vigueur". Depuis lors, rien nes'est produit qui justifierait la Cour de revenir sur sesconclusions. Tous les faits importants ont été exposésou cités dans la procédure en 1950.

Bien que la Société des Nations et la Cour perma-nente de Justice internationale aient disparu l'une etl'autre, la Cour estime que l'obligation du défendeur dese soumettre à la juridiction obligatoire a été effec-tivement transférée à la présente Cour avant la dissolu-tion de la Société des Nations. La Société des Nations acessé d'exister à partir d'avril 1946; la Charte des Na-tions Unies est entrée en vigueur en octobre 1945; lestrois parties à la présente procédure ont déposé leursratifications en novembre 1945 et sont devenues Mem-bres des Nations Unies à partir de ces ratifications.Depuis lors, elles sont soumises aux obligations de laCharte et jouissent des droits qui en découlent. Parl'effet des dispositions des articles 92 et 93 de la Charteet 37 du Statut de la Cour, le défendeur s'est engagé, enratifiant la Charte à une époque où la Société des Na-tions et la Cour permanente de Justice internationaleexistaient encore et où, par conséquent, l'article 7 duMandat était encore pleinement en vigueur, à accepterla juridiction obligatoire de la Cour au lieu et place decelle de la Cour permanente.

L'obligation ainsi transférée a été volontairementassumée par le défendeur en devenant Membre desNations Unies. De l'avis de la Cour l'article 7 reste envigueur sans être affecté par la dissolution de la Sociétédes Nations, de même que la Mandat dans son ensem-

ble demeure en vigueur pour les raisons indiquées plushaut.

La deuxième exception préliminaire porte essentiel-lement sur l'expression "un autre Membre de la Sociétédes Nations" figurant à l'article 7, alinéa 2, ainsiconçu : "Le Mandataire accepte que tout différendquel qu'il soit qui viendrait à s'élever entre lui et unautre Membre de la Société des Nations relatif à l'inter-prétation ou à l'application du Mandat... soit soumis àla Cour permanente de Justice internationale..."

On soutient que tous les Membres de la Société desNations ayant cessé d'en être Membres et ayant perdules droits qui s'attachaient à cette qualité lorsque laSociété elle-même a cessé d'exister le 19avril 1946, il nesaurait plus y avoir aujourd'hui d'"autre Membre de laSociété des Nations". Selon cette thèse, aucun Etat n'ade locus standi ni qualité pour invoquer lajuridiction dela Cour dans tout différend venant à s'élever entre lui etle défendeur en sa qualité de mandataire.

La Cour fait observer que l'interprétation du sensnaturel et ordinaire des termes n'est pas une règle abso-lue et qu'on ne saurait lui accorder crédit lorsqu'elleaboutit à un résultat incompatible avec l'esprit, l'objetet le contexte à interpréter.

La protection judiciaire de la mission sacrée con-tenue dans chaque Mandat constituait un aspect essen-tiel du système des mandats. La surveillance adminis-trative exercée par la Société des Nations représentaitune garantie normale visant à assurer la pleine exécu-tion par le mandataire de sa "mission sacrée" à l'en-droit des habitants du territoire, mais le rôle spécia-lement imparti à la Cour était encore plus essentiel,puisqu'elle devait servir d'ultime moyen de protectionpar voie de recours judiciaire contre tous abus ou viola-tions possibles.

En vertu de la règle de l'unanimité (art. 4 et 5 duPacte), le Conseil ne pouvait imposer ses vues au man-dataire. Si le mandataire demeurait sourd aux admo-nestations du Conseil, le seul moyen de défendre lesintérêts des habitants aux fins de protéger la missionsacrée aurait été d'obtenir une décision de la Cour surune question qui se rattachait à l'interprétation ou àl'application du Mandat. Mais ni le Conseil ni la Sociétén'étaient admis à ester devant la Cour : le seul recoursefficace était qu'un ou plusieurs Membres de la Sociétéinvoquassent l'article 7 et soumissent le différend aujugement de la Cour permanente comme constituant unlitige entre eux et le mandataire. C'est à cette fin essen-tielle que la clause a été rédigée dans des termes trèsgénéraux. On voit donc le rôle essentiel que l'article 7devait jouer comme une des garanties du système desMandats quant au respect de ses obligations par lemandataire.

En deuxième lieu, outre que la protection judiciaireétait essentielle pour la mission sacrée et pour les droitsappartenant aux Etats Membres en vertu du Mandat etque ni la Société des Nations ni le Conseil n'avaientqualité pour l'invoquer, le droit de citer la puissancemandataire devant la Cour permanente était conféréexpressément aux Membres de la Société des Nationsévidemment parce qu'il était aussi le moyen le plus sûrde rendre la protection judiciaire effective.

Le troisième motif pour conclure que l'article 7, en cequi concerne en particulier la formule "un autre Mem-bre de la Société des Nations", continue d'être applica-ble est qu'à la session d'avril 1946 on était, de toutévidence, parvenu à un accord entre tous les Membres

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de la Société des Nations en vue de continuer les dif-férents mandats dans toute la mesure praticable en cequi concerne les obligations des puissances manda-taires et, par conséquent, de maintenir les droits desMembres de la Société des Nations, nonobstant la dis-solution de la Société elle-même. Cet accord est prouvénon seulement par la résolution du 18 avril 1946 sur ladissolution de la Société des Nations mais encore parles discussions relatives aux mandats au sein de laPremière Commission de l'Assemblée et par tout l'en-semble des circonstances. Les Etats qui étaient Mem-bres de la Société à l'époque de sa dissolution con-tinuent à avoir le droit d'invoquer la juridictionobligatoire comme avant la dissolution et ce droit con-tinue à exister aussi longtemps que le défendeur main-tient son droit d'administrer le Territoire sous Mandat.

Au cours des discussions prolongées qui ont eu lieutant à l'Assemblée qu'à la Première Commission, lesdélégués des puissances mandataires présentes ont so-lennellement déclaré leur intention de continuer à ad-ministrer les territoires à elles confiés conformémentaux principes généraux des mandats existants. Le dé-légué de l'Afrique du Sud, le 9 avril 1946, a déclarénotamment " . . . l'Union sud-africaine continuera à...administrer [le territoire] en se conformant scrupuleu-sement aux obligations du Mandat... La disparitiondes organes de la Société des Nations qui s'occupent ducontrôle des Mandats... empêchera de se conformerentièrement à la lettre du Mandat. Le Gouvernement del'Union se fera cependant un devoir de considérer quela disparition de la Société des Nations ne diminue enrien les obligations qui découlent du Mandat... " II nepourrait y avoir de la part du Gouvernement sud-afri-cain de reconnaissance plus claire de la continuation,après la dissolution de la Société des Nations, de sesobligations en vertu du Mandat pour le Sud-Ouest afri-cain, y compris l'article 7.

Il ressort de ce qui précède qu'il existait un accordunanime entre tous les Etats Membres présents à laséance de l'Assemblée pour que les mandats continuas-sent d'être exercés conformément aux obligations dé-finies dans ces mandats. Il est manifeste que cette con-tinuation des obligations du Mandat ne pouvait entrerenjeu qu'au lendemain de la dissolution de la Société;c'est pourquoi les objections littérales tenant à la for-mule "un autre Membre de la Société des Nations"sont sans portée, puisque la résolution du 18 avril 1946 aété adoptée précisément en vue de les écarter et decontinuer le Mandat en tant que traité entre le man-dataire et les Membres de la Société des Nations.

En conclusion, l'interprétation de l'expression "unautre Membre de la Société des Nations" doit tenircompte de tous les faits et circonstances pertinentsconcernant l'acte de dissolution de la Société des Na-tions si l'on veut s'assurer des véritables intentions etobjectifs des Membres de l'Assemblée lorsqu'ils ontadopté la résolution finale du 18 avril.

Pour contester l'existence d'un accord on a dit quel'article 7 constitue une disposition de l'acte de Mandatqui n'est pas un élément essentiel à la protection de lamission sacrée de civilisation. Aucune disposition com-parable n'a été insérée dans les accords de tutelle con-cernant les territoires auparavant placés sous trois desquatre mandats "C".

Pour les motifs qui viennent d'être énoncés., la Courrejette les première et deuxième exceptions.

La troisième exception consiste essentiellement dansla proposition selon laquelle le différend soumis à laCour n'est pas un différend comme il est prévu à l'arti-cle 7 du Mandat. La Cour rappelle que l'article 7 men-tionne "tout différend quel qu'il soit" qui viendrait às'élever entre le mandataire et un autre Membre de laSociété des Nations. Ces termes sont larges, clairs etprécis et visent tout différend relatif à l'ensemble ou àl'une quelconque des dispositions du Mandat, qu'ellesaient trait aux obligations de fond du mandataire àl'égard des habitants ou à l'égard des autres Membresde la Société des Nations, ou encore à l'obligation de sesoumettre à la surveillance de la Société des Nations,ou à la protection prévue par l'article 7. La portéeet l'objet de ces dispositions indiquent en effet qu'onentendait que les Membres de la Société eussent undroit ou un intérêt juridique à ce que le mandataireobservât ces obligations à l'égard à la fois des habitantset de la Société des Nations et de ses Membres. Tandisque l'article 6 du Mandat contient des dispositions vi-sant la surveillance administrative par la Société, l'arti-cle 7 instaure en fait, avec l'accord exprès du man-dataire, la protection judiciaire de la Cour permanente.Il va de soi que la protection des intérêts concrets desMembres est comprise dans ce cadre, mais le bien-êtreet le développement des habitants ne sont pas moinsimportants.

La Cour conclut que le présent différend est un dif-férend prévu à l'article 7 et que la troisième exceptionpréliminaire doit être rejetée.

La Cour examine ensuite la quatrième et dernièreexception qui consiste essentiellement dans la proposi-tion selon laquelle, s'il existe un différend au sens del'article 7, il ne s'agit pas d'un différend qui ne soit passusceptible d'être réglé par des négociations avec lesdemandeurs et il n'y a eu aucune négociation de cegenre en vue de son règlement.

Selon la Cour, le fait que, dans le passé, les négocia-tions collectives aient abouti à une impasse et le fait queles écritures et les plaidoiries des parties aient clai-rement confirmé que cette impasse demeure oblige àconclure qu'il n'est pas raisonnablement permis d'es-pérer que de nouvelles négociations puissent aboutir àun règlement.

Le défendeur affirmant que des négociations direc-tes entre les demandeurs et lui-même n'ont jamais étéengagées, la Cour déclare que ce qui importe en lamatière ce n'est pas tant la forme des négociations quel'attitude et les thèses des parties sur les aspects fon-damentaux de la question en litige.

D'autre part, lorsque des questions en litige intéres-sent à la fois un groupe d'Etats de part ou d'autre ausein d'un corps organisé, la diplomatie parlementaireou diplomatie par conférence s'est souvent avérée lavoie de négociation la plus pratique.

Pour les motifs qui viennent d'être exposés, laquatrième exception préliminaire n'est pas fondée etdoit être aussi rejetée.

La Cour conclut que l'article 7 du Mandat est untraité ou une convention encore en vigueur au sens del'Article 37 du Statut de la Cour, que le différend est deceux qui sont prévus audit article 7 et qu'il n'est passusceptible d'être réglé par des négociations. En con-séquence, la Cour est compétente pour connaître dudifférend au fond.

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41. AFFAIRE DU CAMEROUN SEPTENTRIONAL

Arrêt du 2 décembre 1963

L'affaire du Cameroun septentrional (exceptionspréliminaires) entre la République fédérale du Came-roun et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Ir-lande du Nord avait été introduite par une requête du30 mai 1961 dans laquelle le Gouvernement de la Ré-publique du Cameroun avait prié la Cour de dire que,dans l'application de l'Accord de tutelle pour le ter-ritoire du Cameroun sous administration britannique,le Royaume-Uni n'avait pas, en ce qui concerne leCameroun septentrional, respecté certaines obliga-tions découlant dudit accord. Le Gouvernement duRoyaume-Uni avait de son côté soulevé des exceptionspréliminaires.

Par 10 voix contre 5, la Cour a dit qu'elle ne peutstatuer au fond sur la demande de la République duCameroun.

MM. Spiropoulos et Koretsky, juges, ont joint à l'ar-rêt des déclarations de leur dissentiment. M. Jessup,juge, tout en s'associant entièrement aux motifs del'arrêt, y a également joint une déclaration.

M. Wellington Koo, sir Percy Spender, sir GeraldFitzmaurice et M. Morelli, juges, ont joint à l'arrêt lesexposés de leur opinion individuelle.

MM. Bedawi et Bustamante y Rivero, juges, etM. Beb a Don, juge ad hoc, ont joint à l'arrêt lesexposés de leur opinion dissidente.

Dans son arrêt, la Cour rappelle que le Cameroun estl'une des possessions sur lesquelles l'Allemagne a re-noncé à ses droits en vertu du Traité de Versailles et quiont été placées sous le système des mandats de laSociété des Nations. Il a été divisé en deux Mandats,l'un administré par la France et l'autre par le Royaume-Uni. Ce dernier a lui-même divisé son territoire enCameroun septentrional, administré comme faisantpartie du Nigeria, et en Cameroun méridional, adminis-tré comme une province distincte dans le cadre duNigeria. Après la création de l'Organisation des Na-tions Unies, les Mandats sur le Cameroun ont été placéssous le régime international de tutelle, aux termes d'ac-cords de tutelle approuvés par l'Assemblée générale le13 décembre 1946.

Le territoire sous administration française a accédé àl'indépendance, sous le nom de République du Came-roun, le 1er janvier 1960 et est devenu Membre desNations Unies le 20 septembre 1960. En ce qui con-cerne le territoire sous administration britannique,l'Assemblée générale des Nations Unies a recommandéque l'autorité administrante y organise des plébiscitesafin de déterminer les aspirations des habitants. A lasuite de ces plébiscites, le Cameroun méridional s'estuni le 1er octobre 1961 à la République du Cameroun etle Cameroun septentrional le 1er juin 1961 à la Fédé-

ration de Nigeria (elle-même indépendante depuis le1er octobre 1960). Le 21 avril 1961, l'Assemblée gé-nérale avait pris acte des résultats des plébiscites etdécidé que l'Accord de tutelle pour le Cameroun sousadministration britannique prendrait fin au moment oùles deux parties de ce territoire s'uniraient l'une à laRépublique du Cameroun, l'autre au Nigeria [résolu-tion 1608 (XV)].

La République du Cameroun a voté contre cette der-nière résolution, après avoir critiqué la manière dont leRoyaume-Uni avait administré le Cameroun septen-trional et organisé le plébiscite, manière qui aurait mo-difié l'évolution politique du territoire et le déroulementnormal de la consultation. Ces critiques ont notammentété développées dans un livre blanc auquel les repré-sentants du Royaume-Uni et du Nigeria ont répondu.Après l'adoption de la résolution, la République duCameroun a adressé le 1er mai 1961 au Royaume-Uniune note où elle faisait état d'un différend relatifà l'application de l'Accord de tutelle et proposait deconclure un compromis à l'effet de saisir la Cour. LeRoyaume-Uni a répondu négativement le 26 mai 1961.Quatre jours plus tard, la République du Cameroun adéposé un requête devant la Cour.

Le Royaume-Uni a alors soulevé un certain nombred'exceptions préliminaires. La première est qu'il n'y aaucun différend entre lui et la République du Camerounet que, si un différend a existé à la date de la requête, ils est agi d'un différend entre la République du Came-roun et les Nations Unies. La Cour constate à cet égardque les positions opposées des parties pour ce qui con-cerne l'interprétation et l'application de l'accord detutelle révèlent l'existence à la date de la requête d'undifférend au sens admis par la jurisprudence de la Cour.

Une autre exception préliminaire du Royaume-Uniest fondée sur la prétendue inobservation de l'arti-cle 32, paragraphe 2, du Règlement selon lequel, lors-qu'une affaire est portée devant la Cour, la requêtedoit contenir autant que possible l'indication précisede l'objet de la demande et un exposé des motifs parlesquels cette demande est prétendue justifiée. Faisantsienne l'opinion de la Cour permanente de Justice inter-nationale, la Cour estime que, exerçant une juridictioninternationale, elle n'est pas tenue d'attacher à desconsidérations de forme la même importance qu'ellespourraient avoir dans le droit interne. Elle constate quela requête était suffisamment conforme à l'article 32,paragraphe 2, du Règlement et que cette exceptionpréliminaire est par suite sans fondement.

La Cour déclare alors qu'une analyse des faits tenantcompte de certains principes directeurs peut suffire àrésoudre les questions qui retiennent son attention.

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Devenue Membre des Nations Unies, la Républiquedu Cameroun avait le droit d'introduire une instancedevant la Cour et celle-ci a été saisie par le dépôt de larequête. Mais la saisie de la Cour est une chose etl'administration de lajustice en est une autre. Même si,une fois saisie, la Cour estime avoir compétence, ellen'est pas toujours contrainte d'exercer cette compé-tence. Elle exerce une fonction judiciaire qui est sou-mise à des limitations inhérentes. Comme l'a dit la Courpermanente, elle ne peut se départir des règles essen-tielles qui dirigent son activité de tribunal.

La résolution 1608 (XV) par laquelle l'Assembléegénérale a décidé que l'Accord de tutelle prendrait fin le1" juin 1961 en ce qui concerne le Cameroun septen-trional a eu un effet juridique définitif. La Républiquedu Cameroun ne conteste pas qu'un arrêt de la Cour aufond n'infirmerait pas les décisions de l'Assemblée gé-nérale et ne ferait pas revivre l'Accord de tutelle; que leCameroun septentrional ne serait pas rattaché à la Ré-publique du Cameroun; que son union avec le Nigeriane serait pas invalidés; et que le Royaume-Uni n'auraitni le droit ni le pouvoir de prendre des mesures propresà répondre au désir qui anime la République du Came-roun. Or, la Cour rappelle que sa fonction est de dire ledroit, mais que ses arrêts doivent pouvoir avoir desconséquences pratiques.

A dater du 1er juin 1961, aucun Membre des NationsUnies ne pouvait plus réclamer un droit qui aurait pu luiêtre octroyé à l'origine par l'Accord de tutelle. On peutsoutenir que, si pendant la période de validité de cetaccord l'autorité administrante avait été responsabled'un acte contrevenant à ses dispositions et entraî-nant un préjudice envers un autre Membre des NationsUnies ou l'un des ressortissants, l'extinction de la tu-telle n'aurait pas mis fin à l'action en réparation, mais laprésente requête de la République du Cameroun viseseulement la constatation d'un manquement au droit etne comporte aucune demande en réparation. D'autrepart, même s'il était communément admis que l'Accord

de tutelle était destiné à créer une certaine formede protection judiciaire que tout Membre des NationsUnies avait le droit d'invoquer dans l'intérêt général, laCour ne saurait admettre que cette protection judiciaireait survécu à l'expiration de l'Accord de tutelle : endéposant sa requête du 30 mai 1961, la République duCameroun aurait exercé un droit procédural qui luiappartenait, mais, après le 1" juin 1961, elle n'auraitplus eu aucun droit de demander à la Cour de se pronon-cer à ce stade sur des questions touchant aux droits deshabitants du territoire et à l'intérêt général quant au bonfonctionnement du régime de tutelle.

La République du Cameroun a soutenu qu'elle de-mandait uniquement à la Cour de rendre un jugementdéclaratoire énonçant que, avant l'expiration de l'ac-cord de tutelle, le Royaume-Uni avait contrevenu à sesdispositions. La Cour observe qu'elle peut, dans descas appropriés, prononcer un jugement déclaratoiremais qu'un tel arrêt doit demeurer applicable dansl'avenir. Or, en l'espèce, il existe bien un différendrelatif à l'interprétation et à l'application d'un traité,mais ce traité a pris fin et ne saurait plus faire l'objet àl'avenir d'un acte d'interprétation ou d'application con-forme à l'arrêt que rendrait la Cour.

Qu'au moment où la requête a été déposée la Cour aiteu ou non compétence pour trancher le différend, ilreste que les circonstances qui se sont produites depuislors rendent toute décision judiciaire sans objet. LaCour estime dans ces conditions que, si elle examinaitl'affaire plus avant, elle ne s'acquitterait pas des de-voirs qui sont les siens. La réponse à la question desavoir si la fonction judiciaire est en jeu peut, danscertains cas, exiger d'attendre l'examen au fond. Mais,dans la présente affaire, il est déjà évident que la fonc-tion judiciaire ne saurait être enjeu.

Pour ces motifs, la Cour ne se croit pas obligée de seprononcer expressément sur toutes les conclusions duRoyaume-Uni et dit qu'elle ne peut statuer au fond surta demande de la République du Cameroun.

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42. AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION, LIGHT AND POWERCOMPANY, LIMITED (EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES)

Arrêt du 24 juillet 1964

L'affaire de la Barcelona Traction, Light and PowerCompany, Limited (Belgique c. Espagne) avait étéintroduite le 19 juin 1962 par une requête du Gouver-nement belge ayant pour objet la réparation du pré-judice qui aurait été causé par le comportement dedivers organes de l'Etat espagnol à des ressortissantsbelges actionnaires de la société canadienne BarcelonaTraction. Le Gouvernement espagnol a présenté quatreexceptions préliminaires.

La Cour a rejeté la première exception par 12 voixcontre 4 et la deuxième par 10 voix contre 6. Elle a jointau fond la troisième exception par 9 voix contre 7 et laquatrième par 10 voix contre 6.

Sir Percy Spender, président, et MM. Spiropoulos,Koretsky et Jessup, juges, ont joint à l'arrêt des dé-clarations.

M. Wellington Koo, vice-président, et MM. Tanakaet Bustamante y Rivero, juges, ont joint à l'arrêt lesexposés de leur opinion individuelle.

M. Morelli, juge, et M. Armand-Ugon, juge ad hoc,ont joint à l'arrêt les exposés de leur opinion dissidente.

** *

Première exception préliminaireDans son arrêt, la Cour rappelle que la Belgique avait

adressée à la Cour le 23 septembre 1958 une premièrerequête contre l'Espagne au sujet des mêmes faits etque l'Espagne avait alors présenté trois exceptionspréliminaires. Le 23 mai 1961, le demandeur, faisantusage de la faculté que lui donnait l'article 69, paragra-phe 2, du Règlement, avait porté à la connaissance de laCour qu'il renonçait à poursuivre l'instance; le défen-deur avait notifié qu'il ne formulait pas d'opposition etla Cour avait rayé l'affaire du rôle (10 avril 1961). Par sapremière exception préliminaire, le défendeur affirmeque ce désistement empêchait le demandeur d'intro-duire la présente procédure et il énonce à l'appui decette thèse cinq arguments.

La Cour accepte le premier argument, d'après lequelun désistement est un acte purement procédural dont lavéritable signification doit être recherchée dans les cir-constances de l'espèce.

En revanche, la Cour ne peut accepter le deuxièmeargument, selon lequel un désistement doit toujoursêtre considéré comme emportant renonciation à toutdroit d'action pour l'avenir à moins que le droit d'inten-ter une nouvelle instance ne soit expressément réservé.Comme la lettre de désistement du demandeur en l'es-pèce ne contenait aucun motif et qu'elle était très clai-rement limitée à l'instance introduite par la premièrerequête, la Cour considère qu'il incombe au défendeur

d'établir que le désistement visait autre chose que la finde cette instance.

Le défendeur, et c'est son troisième argument, dé-clare qu'il y a eu une entente entre les parties; il rappelleque les représentants des intérêts privés en causeavaient pris contact en vue d'ouvrir des négociations etque les représentants des intérêts espagnols avaientposé comme condition préalable le retrait définitif de lademande. D'après le défendeur, on entendait par là quele désistement mettrait fin à tout droit d'action pourl'avenir mais le demandeur conteste qu'il se soit agid'autre chose que de la fin de l'instance alors pen-dante. La Cour ne trouve au niveau des gouvernementsaucune preuve de l'entente dont le défendeur allèguel'existence : il semble qu'on ait éludé le problème depeur de compromettre les négociations; le défendeur, àqui lui incombait de préciser la situation, n'a d'ailleursformulé aucune condition lorsqu'il a fait connaître qu'ilne s'opposait pas au désistement.

Le défendeur avance ensuite un quatrième argu-ment, fondé sur la notion $ estoppel : en dehors detoute entente, le demandeur a, par son comportement,trompé le défendeur quant à la portée du désistement;sinon, le défendeur n'aurait pas consenti au désiste-ment et, partant, n'aurait pas subi de préjudice. LaCour ne pense pas que le caractère trompeur des dé-clarations faites du côté belge soit établi et elle ne voitpas ce que le défendeur risquait de perdre en acceptantde négocier sur la base d'un simple désistement d'ins-tance : s'il n'avait pas accepté, la première procé-dure aurait été poursuivie, tandis que les négociationsoffraient la possibilité de régler définitivement le litige;au surplus, en cas d'échec de ces négociations et dereprise de l'affaire, le défendeur pouvait soulever ànouveau les exceptions préliminaires qu'il avait déjàprésentées. Certes, le demandeur a rédigé sa deuxièmerequête en connaissant à l'avance la réponse probabledu défendeur et en tenant compte de celle-ci mais, si lapremière procédure avait été poursuivie, il aurait tou-jours pu modifier ses conclusions de la même manière.

Le dernier argument est d'un ordre différent. Ledéfendeur allègue que la présente instance serait con-traire à l'esprit du traité hispano-belge de conciliation,de règlement judiciaire et d'arbitrage du 19 juillet 1927,qui, selon le demandeur, confère compétence à la Cour;les démarches préliminaires prévues par ce traité ayantdéjà été accomplies lors de la première procédure, onne pouvait l'invoquer une deuxième fois pour saisir laCour des mêmes griefs. La Cour estime que ces démar-ches ne sauraient être considérées comme épuisées tantque le droit d'intenter une nouvelle instance existe parailleurs et tant que l'affaire n'a pas été jugée.

Pour ces motifs, la Cour rejette la première exceptionpréliminaire.

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Deuxième exception préliminairePour établir la compétence de la Cour, le demandeur

invoque l'effet combiné de l'article 17, 4, du traité de1927 entre la Belgique et l'Espagne, d'après lequel, siles autres méthodes de règlement prévues par ce traitééchouent, chaque partie peut porter tout différend d'or-dre juridique devant la Cour permanente de Justiceinternationale, et de l'Article 37 du Statut de la Courinternationale de Justice, ainsi conçu :

"Lorsqu'un traité ou une convention en vigueurprévoit le renvoi à une juridiction que devait instituerla Société des Nations ou à la Cour permanente deJustice internationale, la Cour internationale de Jus-tice constituera cette juridiction entre les parties auprésent Statut."A titre principal, le défendeur soutient que, si le traité

de 1927 peut encore être en vigueur, son article 17,4 estdevenu caduc en avril 1946, au moment de la dissolu-tion de la Cour permanente à laquelle ledit article seréfère. La Cour actuelle n'a pu être substituée à l'an-cienne Cour dans cet article avant la dissolution, puis-que l'Espagne n'était pas alors partie au Statut; enconséquence, le traité de 1927 ne contenait plus declause juridictionnelle valable lorsque l'Espagne a étéadmise aux Nations Unies et est devenue ipso factopartie au Statut (décembre 1955). En d'autres termes,l'Article 37 n'a joué qu'entre Etats devenus ¡parties auStatut avant la dissolution de la Cour permanente etcette dissolution a entraîné l'extinction des clauses ju-ridictionnelles prévoyant le renvoi à la Cour perma-nente, à moins que l'Article 37 ne les ait auparavanttransformées en clauses prévoyant le renvoi à la Couractuelle.

La Cour constate que ce raisonnement a été énoncépour la première fois par le défendeur après la décisionrendue par la Cour le 26 mai 1959 en l'affaire relative àVIncident aérien du 27 juillet 1955 (Israël c. Bulgarie).Or cette affaire concernait une déclaration unilatéraled'acceptation de la juridiction obligatoire de la Courpermanente et non un traité. Elle visait donc l'Arti-cle 36, paragraphe 5, et non l'Article 37 du Statut.

En ce qui concerne l'Article 37, la Cour rappellequ'en 1945 ses rédacteurs ont entendu empêcher le plusgrand nombre possible de clauses juridictionnelles dedevenir inapplicables à raison de la dissolution prévuede la Cour permanente. Il est donc difficile de supposerqu'ils aient délibérément envisagé que l'événement auxconséquences duquel cet article avait pour but de re-médier puisse entraîner l'annulation des clauses juridic-tionnelles dont ils désiraient assurer la sauvegarde.

L'Article 37 n'énonce que trois conditions; : il doit yavoir un traité en vigueur, cet instrument doit contenirune clause prévoyant le renvoi à la Cour permanente etle différend doit opposer des Etats parties au Statut. Laconclusion en l'espèce doit être celle-ci : le traité de1927 est en vigueur, il contient une clause prévoyant lerenvoi à la Cour permanente et les parties au différendsont parties au Statut; le renvoi doit donc être fait à laCour internationale de Justice, qui constitue la juridic-tion compétente.

On objecte que cette manière de voir aboutit à ce quela clause juridictionnelle en question a cessé d'êtreapplicable et l'est redevenue après un certain nombred'années et on demande si, dans ces conditions, ledéfendeur a véritablement donné son consentement à la

compétence. La Cour observe que la notion de droits etd'obligations suspendus mais non éteints est couranteet que les Etats devenus parties au Statut après ladissolution de la Cour permanente étaient censés savoirque leur admission aurait pour résultat la remise envigueur de certaines clauses juridictionnelles en vertude l'Article 37. La thèse contraire du défendeur engen-drerait une discrimination entre les Etats selon qu'ilssont devenus parties au Statut avant ou après la dissolu-don de la Cour permanente.

En ce qui concerne plus particulièrement l'arti-cle 17,4, la Cour considère qu'il fait partie intégrante dutraité de 1927. Or il serait difficile de dire que l'obliga-tion fondamentale de se soumettre au règlement judi-ciaire énoncée dans ce traité dépend exclusivement del'existence d'un tribunal désigné. Au cas où ce tribunaldisparaît, l'obligation devient inapplicable mais ellesurvit en substance et elle peut redevenir applicable siun nouveau tribunal est fourni par le jeu automatiqued'un autre instrument. L'Article 37 du Statut a pré-cisément un tel effet. En conséquence, on doit liremaintenant dans le traité Cour internationale de Justiceau lieu de "Cour permanente de Justice internatio-nale".

A titre subsidiaire, le défenseur soutient que, si l'Ar-ticle 37 du Statut a redonné vie en décembre 1955 àl'article 17,4, du traité, une obligation nouvelle est alorsnée entre les Parties; or, de même que l'obligationprimitive ne s'appliquait qu'aux litiges nés après la datedu traité, la nouvelle obligation ne peut s'appliquerqu'aux différends nés après décembre 1955; le différendn'est donc pas visé, car il est antérieur à décembre 1955.De l'avis de la Cour, lorsque l'obligation de se soumet-tre au règlement judiciaire est redevenue applicable,elle n'a pu jouer que sur la base du traité qui la prévoyaitet elle a continué de s'appliquer à tout litige né après ladate du traité.

Pour ces motifs, la Cour rejette la deuxième excep-tion préliminaire tant à titre principal qu'à titre sub-sidiaire.

Troisième et quatrième exceptions préliminairesLes troisième et quatrième exceptions préliminaires

du défendeur soulèvent la question de la recevabilité dela demande. Le demandeur a conclu à ce qu'elles soientrejetées et, à titre subsidiaire, à ce qu'elles soient join-tes au fond.

Par sa troisième exception préliminaire, le défendeurconteste que le demandeur ait qualité pour protéger lesintérêts belges au nom desquels il a formulé sa de-mande. Les mesures incriminées ont été prises à l'égardnon pas de personnes physiques ou morales belges maisde la société Barcelona Traction, personne moraleconstituée au Canada, les intérêts belges en cause seprésentant sous la forme d'actions de cette société. Orle défendeur soutient que le droit international n'admetpas, en cas de préjudice causé par un Etat à une sociétéétrangère, une protection diplomatique d'actionnairesexercée par un Etat autre que l'Etat de la société. Ledemandeur conteste cette manière de voir.

La Cour constate que la qualité d'un gouvernementpour protéger les intérêts d'actionnaires soulève laquestion préalable de la situation juridique des action-naires telle que le droit international la reconnaît. Ledemandeur invoque donc nécessairement des droitsqu'il estime lui être conférés, en faveur de ses ressortis-

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sants, par les règles de droit international relatives autraitement des étrangers. Dire qu'il n'a pas qualité pouragir équivaudrait de la part de la Cour à conclure queces droits n'existent pas et que la demande est injus-tifiée quant au fond.

La troisième exception a, à certains égards, un carac-tère préliminaire mais elle comporte un tel enchevê-trement de questions de droit, de fait et de qualité pouragir que la Cour ne saurait se prononcer sur elle auprésent stade avec la pleine assurance d'être en posses-sion de tous les éléments pouvant avoir de l'importance

pour sa décision. La procédure sur le fond mettra doncla Cour à même de statuer en meilleure connaissance decause.

Ces considérations s'appliquent à fortiori à laquatrième exception préliminaire, par laquelle le défen-deur allègue le non-épuisement des recours internes.Cette allégation est en effet inextricablement liée auxquestions de déni de justice qui constituent la plusgrande partie du fond de l'affaire.

En conséquence, la Cour joint au fond les troisièmeet quatrième exceptions préliminaires.

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43. AFFAIRES DU SUD-OUEST AFRICAIN (DEUXIEME PHASE)

Arrêt du 18 juillet 1966

Les affaires du Sud-Ouest africain (Ethiopie c. Afri-que du Sud; Libéria c. Afrique du Sud), qui concernentle maintien en vigueur du Mandat pour le Sud-Ouestafricain et les devoirs et le comportement de l'Afriquedu Sud à l'égard de ce mandat, avaient été introduitespar requête des Gouvernements de l'Ethiopie et duLibéria déposées au Greffe le 4 novembre 1960. Parordonnance du 20 mai 1961, la Cour avait joint les deuxinstances. Le Gouvernement de l'Afrique du Sud avaitsoulevé des exceptions préliminaires, que la Cour avaitrejetées le 21 décembre 1962 en se déclarant compé-tente pour statuer sur le fond du différend.

Dans son arrêt sur la deuxième phase des affaires, laCour, par la voix prépondérante du Président, les voixétant partagées 7 contre 7, a jugé que les Etats deman-deurs ne sauraient être considérés comme ayant prouvéqu'ils ont un droit ou intérêt juridique au regard del'objet de leurs demandes; la Cour a en conséquencedécidé de rejeter ces demandes.

Sir Percy Spender, président, a joint à l'arrêt unedéclaration. M. Morelli, juge, et M. van Wyk, jugead hoc, y ont joint les exposés de leur opinion indivi-duelle. M. Wellington Koo, vice-président, MM. Ko-retsky, Tanaka, Jessup, Padilla Ñervo et Forster, ju-ges, et sir Louis Mbanefo, juge ad hoc, ont joint à l'arrêtles exposés de leur opinion dissidente.

Les demandeurs, agissant en qualité d'anciens EtatsMembres de la SDN, ont allégué que diverses infrac-tions au Mandat de la SDN pour le Sud-Ouest africainauraient été commises pair la République sud-africaine.

Les thèses des parties ont porté entre autres sur lespoints suivants : le Mandat pour le Sud-Ouest africainest-il toujours en vigueur ? Dans l'affirmative, l'obli-gation incombant au mandataire d'envoyer au Conseilde la SDN un rapport annuel sur son administrations'est-elle transformée en une obligation d'adresser desrapports à l'Assemblée générale des Nations Unies ?L'Afrique du Sud a-t-elle, conformément an Mandat,accru par tous les moyens en son pouvoir le bien-êtrematériel et moral ainsi que le progrès social des habi-tants du territoire ? A-t-elle contrevenu à la dispositiondu Mandat interdisant {'"instruction militaire des indi-gènes" et prohibant l'installation de bases militaires ounavales ou l'établissement de fortifications dans le ter-ritoire ? A-t-elle enfreint la clause du Mandat suivantlaquelle l'autorisation du Conseil de la SDN était né-cessaire pour modifier les dispositions du Mandat, enessayant de le modifier sans l'autorisation de l'Assem-blée générale des Nations Unies, laquelle aurait, selonles demandeurs, remplacé le Conseil à cet égard commeà d'autres égards ?

La Cour estime qu'il se pose auparavant deux ques-tions relevant du fond mais ayant un caractère prio-ritaire et pouvant rendre inutile tout examen des autresaspects de l'affaire. L'une est de savoir si le Mandatsubsiste et l'autre concerne la qualité des demandeursen la phase actuelle de la procédure, c'est-à-dire leurdroit ou intérêt juridique au regard de l'objet de lademande. Fondant son arrêt sur ce motif que les de-mandeurs n'ont pas un pareil droit ou intérêt juridique,la Cour ne se prononcera pas sur la question du main-tien en vigueur du Mandat. Il y a lieu de souligner enoutre que la décision rendue par la Cour en 1962 sur sacompétence ne préjugeait pas cette dernière question,laquelle relève du fond et ne se posait pas en 1962, si cen'est en ce sens que la Cour devait postuler le maintienen vigueur du Mandat en vue de trancher le problèmepurement juridictionnel qui était le seul dont elle fûtalors saisie.

Abordant l'énoncé des motifs de sa décision en l'es-pèce, la Cour rappelle que le système des mandats a étécréé par l'Article 22 du Pacte de la SDN. Il y avait troiscatégories de mandats, les mandats A, B et C, quiprésentaient entre eux des similitudes de structure.L'élément principal de chaque acte de mandat étaitconstitué par les articles définissant les pouvoirs dumandataire, ses obligations concernant les habitants duterritoire et ses obligations envers la SDN et les organesde celle-ci. La Cour les dénomme dispositions relativesà la gestion. D'autre part, chaque note de mandat con-tenait des articles qui conféraient directement aux EtatsMembres de la SDN dans leur intérêt individuel ou dansl'intérêt de leurs ressortissants certains droits concer-nant les territoires sous mandat. Ces droits correspon-dant à des intérêts particuliers, la Cour dénomme lesarticles en question dispositions des mandats relativesaux intérêts particuliers.

Chaque mandat contenait en outre une clause juridic-tionnelle dont, à une exception près, le libellé étaitidentique et qui prévoyait le renvoi des différends à laCour permanente de Justice internationale; or, la Coura jugé dans la première phase de l'affaire que, parapplication de l'Article 37 de son Statut, elle constituaitla juridiction compétente à la place de la Cour perma-nente.

La Cour établit une distinction entre les dispositionsdes mandats selon qu'elles visaient la gestion ou lesintérêts particuliers. Les dispositions de cette dernièrecatégorie ne faisant l'objet d'aucune contestation enl'espèce, la question à résoudre est de savoir si lesMembres de la SDN avaient à titre individuel un droitou intérêt juridique leur permettant de réclamer l'exé-cution des dispositions des mandats relatives à la ges-tion, ou en d'autres termes si les mandataires avaientune obligation directe envers les autres Membres de laSDN à titre individuel en ce qui concernait l'exécutionde ces dispositions. Si la réponse est que ¡es deman-deurs ne sauraient être considérés comme ayant le droit

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ou l'intérêt juridique invoqué, il s'ensuivra que, mêmeà supposer établies les infractions alléguées au Mandatpour le Sud-Ouest africain, les demandeurs ne serontpas pour autant fondés à obtenir de la Cour les déclara-tions qu'ils sollicitent par leurs conclusions finales.

C'est en qualité d'anciens Membres de la SDN queles demandeurs se présentent devant la Cour et lesdroits qu'ils revendiquent sont ceux dont, d'après eux,jouissaient les Membres de la SDN à l'époque de celle-ci. En conséquence, pour déterminer les droits et lesdevoirs des parties à l'égard du mandat, la Cour doit seplacer à la date où le système des mandats a été institué.Un examen des droits et des obligations des parties doitconsister principalement à étudier, en les replaçant àleur époque, les textes des instruments et dispositionspertinents.

Il faut aussi tenir compte de la nature et de la struc-ture juridiques de la SDN, institution dans le cadre delaquelle a été organisé le système des mandats. Unélément fondamental en était énoncé à l'Article 2 duPacte : "L'action de la Société, telle qu'elle est définiedans le présent Pacte, s'exerce par une Assemblée et unConseil assistés d'un Secrétariat permanent." Sauf dis-position formelle en sens contraire, les Etats Membresne pouvaient à titre individuel agir autrement en ce quiconcernait les affaires relevant de la Société.

D'après l'Article 22 du Pacte, la "meilleure méthodede réaliser pratiquement [le] principe" selon lequel "lebien-être et le développement" des peuples des ancien-nes colonies ennemies "non encore capables de sediriger eux-mêmes" formait "une mission sacrée decivilisation" consistait à "confier la tutelle de ces peu-ples aux nations développées... qui [consentaient] àl'accepter"; le texte ajoutait expressément que c'était"au nom de la Société" qu'elles "exerceraient cettetutelle en qualité de mandataires". Les mandatairesdevaient être les agents de la SDN et non de chacun deses Membres individuellement.

Aux termes de l'Article 22, il convenait "d'incor-porer dans le présent Pacte des garanties pour l'accom-plissement" de la mission sacrée de civilisation. Envertu des paragraphes 7 et 9 de cet article, tout man-dataire devait "envoyer au Conseil un rapport annuelconcernant le territoire dont il [avait] la charge" etune Commission permanente des mandats devait êtreconstituée afín "de recevoir et d'examiner" les rap-ports annuels et "de donner au Conseil son avis surtoutes questions relatives à l'exécution des mandats".En outre, les actes de mandat spécifiaient que les rap-ports annuels devaient satisfaire le Conseil.

Les Etats Membres de la SDN ne pouvaient avoirune part dans ce processus administratif qu'en par-ticipant aux travaux des organes par l'intermédiairedesquels l'organisation pouvait agir. Ils n'avaientaucun droit d'intervention directe à l'égard des man-dataires, ce qui était une prérogative des organes de laSDN.

La méthode suivie pour la rédaction des actes demandat indique bien que les Membres de la SDN engénéral n'ont pas été tenus pour directement intéressésà l'élaboration des mandats. Au surplus, les mandats,qui contenaient une clause subordonnant toute modi-fication de leurs dispositions à l'autorisation du Con-seil, n'exigeaient pas en outre l'assentiment individueldes Membres de la SDN. Ceux-ci n'étaient pas parties

aux mandats mais, dans une mesure limitée et à certainségards seulement, ils étaient à même d'en tirer desdroits. Il ne pouvait s'agir que de droits conférés sanséquivoque.

Si chaque Membre de la SDN avait possédé à titreindividuel les droits aujourd'hui invoqués par les de-mandeurs, la situation des mandataires, pris dans unréseau de demandes différentes émanant de quelquequarante ou cinquante Etats, aurait été très difficile.

Au surplus, la règle de vote normalement applicable àla SDN était celle de l'unanimité et, comme un man-dataire était membre du Conseil lorsque celui-ci traitaitde questions relatives au mandat dont il avait la charge,ces questions ne pouvaient être tranchées contre sonvote. Un tel système est incompatible avec la situa-tion que les demandeurs prétendent avoir été celle desMembres de la SDN, or si, à l'époque où ils étaientMembres de l'organisation, ils ne possédaient pas lesdroits invoqués, ils ne les possèdent pas aujourd'hui.

** *

On soutient qu'un droit ou intérêt juridique au regardde la gestion du mandat découlerait de la simple exis-tence de la "mission sacrée" ou de ce principe. Lamission sacrée, dit-on, est une "mission sacrée de civi-lisation"; par suite, toutes les nations civiliséesauraient un intérêt à son accomplissement. Mais, pourque cet intérêt puisse prendre un caractère spécifi-quement juridique, il faut que la mission sacrée elle-même soit ou devienne quelque chose de plus qu'unidéal moral ou humanitaire. Pour engendrer des droitset des obligations juridiques, elle doit avoir une expres-sion et une forme juridiques. Il ne faut pas confondrel'idéal moral et les règles juridiques destinées à lesmettre en application. Le principe de la "mission sa-crée de civilisation" ne contient aucun élément juri-dique résiduel pouvant, dans le cas d'un mandat par-ticulier, donner à lui seul naissance à des droits et àdes obligations juridiques en dehors du système desmandats.

La Cour ne saurait non plus admettre que, même siles demandeurs et les autres Membres de la SDN sesont trouvés dans la situation juridique indiquée parla Cour, il en ait été ainsi uniquement pendant l'exis-tence de la SDN et que, à la dissolution de celle-ci, lesdroits antérieurement conférés à l'organisation elle-même ou à ses organes compétents aient été dévolus àtitre individuel aux Etats qui en étaient Membres à cettedate. La Cour a jugé en 1962 que les anciens membresd'une organisation internationale dissoute, tout en n'enfaisant plus partie, sont censés conserver les droitsqu'ils possédaient individuellement à titre de Membrelorsque l'organisation existait; mais on ne saurait allerjusqu'à leur attribuer, dès la dissolution et à raisonde celle-ci, des droits qu'ils n'avaient jamais possédésindividuellement, même à titre de Membres. D'autrepart, aucun des événements qui ont suivi la dissolu-tion de la SDN n'a pu avoir l'effet de conférer à sesMembres des droits qu'ils n'avaient pas auparavant entant que tels. La Cour ne saurait non plus interpréterles déclarations unilatérales, dites déclarations d'inten-tion, par lesquelles les mandataires ont, à l'occasion dela dissolution de la SDN, annoncé qu'ils étaient dis-posés à continuer à s'inspirer des mandats aux fins del'administration des territoires en cause, comme ayant

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conféré à titre individuel aux Membres de la SDN desdroits ou intérêts juridiques nouveaux qu'ils ne pos-sédaient pas antérieurement.

On pourrait dire que l'opinion de la Cour est inaccep-table dans la mesure où elle amène à conclure qu'iln'existe plus actuellement d'entité fondée à réclamer labonne exécution du Mandat pour le Sud-Ouest africain,mais si, après avoir interprété d'une manière juridi-quement exacte une situation donnée, on considère quecertains droits allégués n'existent pas, on doit en accep-ter les conséquences. Postuler l'existence de ces droitspour éviter de telles conséquences serait se livrer à unetâche essentiellement législative, pour servir des finspolitiques.

S'agissant de la thèse d'après laquelle la question dudroit ou intérêt juridique des demandeurs a été régléepar l'arrêt de 1962 et ne saurait être rouverte, la Coursouligne qu'une décision sur une exception prélimi-naire ne saurait empêcher l'examen d'une question re-levant du fond, que celle-ci ait été en fait traitée ou non àpropos de l'exception préliminaire. Lorsque, dans uneaffaire, le défendeur présente des exceptions prélimi-naires, la procédure sur le fond est suspendue confor-mément à l'article 62, paragraphe 3, du Règlement de laCour. Jusqu'à ce que cette procédure soit reprise, il nepeut y avoir de décision qui règle définitivement oupréjuge une question de fond. Il se peut qu'un arrêt surune exception préliminaire touche à un point de fond,mais ce n'est possible qu'à titre provisoire et dans lamesure nécessaire pour décider la question soulevéepar l'exception. Cela ne saurait être une décision défi-nitive sur le point de fond.

L'arrêt de 1962 ayant décidé qu'ils étaient fondés àinvoquer la clause juridictionnelle du manclat, les de-mandeurs devaient encore établir au fond qu'ils avaientun droit ou intérêt juridique quant à l'exécution desdispositions par eux invoquées et qu'ils étaient fondés àobtenir de la Cour les déclarations par eux sollicitées. Ilne saurait y avoir d'opposition entre la décision admet-tant que les demandeurs avaient qualité pour invoquerla clause juridictionnelle et la décision d'après laquelleils n'ont pas établi la base juridique de leur demande aufond.

En ce qui concerne la thèse d'après laquelle la clausejuridictionnelle du mandat conférerait un droit au fond,qui serait celui de réclamer du mandataire l'exécutiondes dispositions du mandat relatives à la gestion, ilconvient de noter qu'il serait surprenant qu'un droitaussi important ait été institute presque incidemment.Rien ne distingue la clause juridictionnelle dont il s'agitde nombreuses autres clauses juridictionnelles; c'est unprincipe presque élémentaire du droit de la procédurequ'il faut distinguer entre, d'une part, le droit de saisirun. tribunal et le droit du tribunal de connaître du fondde la demande et, d'autre part, le droit au regard del'objet de la demande que le demandeur doit établir à lasatisfaction du tribunal. Une clause juridictionnelle esten principe, par sa nature et par son effet, une disposi-tion de procédure et non de fond; elle ne détermine passi les parties ont des droits de fond mais seulement si, àsupposer qu'elles les aient, elles peuvent les faire valoirdevant un tribunal.

La Cour examine ensuite les droits des membres duConseil de la SDN en vertu de la clause juridiction-nelle des traités de minorités conclus après la premièreguerre mondiale et elle distingue cette clause de celle

qui figurait dans les actes de mandat. Dans le cas desmandats, la clause juridictionnelle avait pour but dedonner aux Membres de la SDN le moyen de protégerleurs intérêts particuliers relatifs aux territoires sousmandat; dans le cas des traités de minorités, le droitd'action des membres du Conseil en vertu de la clausejuridictionnelle ne visait que les populations minoritai-res. Au surplus, toute "divergence d'opinions" pouvaitfaire l'objet d'un recours en justice puisqu'on devaitl'assimiler à un "différend ayant un caractère interna-tional". La question de l'existence d'un droit ou intérêtjuridique ne pouvait donc se poser. En revanche, laclause juridictionnelle des mandats n'avait aucun descaractères ou des effets particuliers de celle qui figuraitdans les traités de minorités.

La Cour traite ensuite du libellé de la clause juridic-tionnelle du mandat (article 7, deuxième alinéa), quel'on a qualifié de large et sans équivoque — c'est-à-diredu sens littéral des membres de phrase juxtaposés :"tout différend, quel qu'il soit", "entre lui [le man-dataire] et un autre Membre de la Société des Nations"et "relatif [... aux . . . ] dispositions du mandat", quipermettraient, dit-on, de soumettre à la Cour un dif-férend concernant n'importe laquelle des dispositionsdu mandat. La Cour ne considère pas que les mots"quel qu'il soit" aient d'autre effet que de souligner uneexpression qui sans eux aurait exactement le mêmesens, que les termes "tout différend" (quel qu'il soit)aient intrinsèquement une autre signification que undifférend, ni que la mention des "dispositions" du man-dat au pluriel introduise une autre idée que si l'on avaitdit une disposition. De nombreuses déclarations d'ac-ceptation de la juridiction obligatoire de la Cour faitesen vertu de l'Article 36, paragraphe 2, du Statut sontrédigées en termes aussi larges et aussi peu équivoques,voire plus généraux. On ne saurait supposer que, enraison de la vaste portée des termes utilisés, l'Etatauteur de la déclaration soit dispensé d'établir l'exis-tence d'un droit ou intérêt juridique au regard de l'objetd'une demande. La Cour ne saurait admettre la propo-sition d'après laquelle une clause juridictionnelle attri-butive de compétence pourrait conférer en elle-mêmeun droit quant au fond.

En ce qui concerne le problème de la recevabilité, laCour fait observer que l'arrêt de 1962 a simplement ditque la Cour était "compétente pour statuer sur lefond"; si une question de recevabilité se posait, c'estmaintenant qu'il faudrait la trancher, comme cela s'estproduit dans la deuxième phase de l'affaire Nottebohm ;en pareil cas, la Cour statuerait exactement de la mêmemanière, c'est-à-dire que, si elle envisageait le pro-blème du point de vue de l'aptitude des demandeurs àprésenter la demande, elle dirait qu'ils n'ont pas cetteaptitude et que la demande est par conséquent irrece-vable.

La Cour traite enfin de l'argument dit de la nécessité,argument qui consiste essentiellement en ceci : puisquele Conseil de la SDN n'avait aucun moyen d'imposerson point de vue aux mandataires et qu'un avis consul-tatif de la Cour n'aurait pu être obligatoire pour cesderniers, les mandats auraient pu être tournés à vo-lonté; il était par suite essentiel, à titre d'ultime sau-vegarde ou garantie pour l'accomplissement de la mis-sion sacrée de civilisation, que chaque Membre de laSDN se voie reconnaître un droit ou intérêt juridique enla matière et puisse agir directement à cet égard. Maisen pratique, on a pris grand soin, dans le fonction-

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nement du système des mandats, d'aboutir par la voiede la persuasion, de la discussion, de la négociationet de la coopération à des conclusions généralementacceptables et d'éviter de mettre les mandataires dansl'obligation d'avoir à choisir entre l'adoption du pointde vue des autres Membres du Conseil et un vote con-traire. L'existence de droits de fond touchant à la ges-tion des mandats que les Membres de la SDN auraientpu exercer indépendamment du Conseil aurait étéétrangère à ce contexte. La Cour n'insiste pas sur le faitévident que, au cas où les auteurs du système desmandats auraient voulu que l'on puisse imposer à unmandataire une politique déterminée, ils ne s'en se-raient pas remis à l'action aléatoire et incertaine desMembres de la SDN à titre individuel. Il demeure peuvraisemblable, alors qu'on a donné de propos délibéréaux mandataires le pouvoir d'empêcher par leur veto leConseil de prendre une décision, qu'on ait en mêmetemps attribué aux Membres de l'Organisation à titreindividuel le droit d'agir en justice au cas où les man-dataires exerceraient leur veto. Dans le domaine inter-national, l'existence d'obligations dont l'exécution nepeut faire l'objet d'une procédure juridique a toujoursconstitué la règle plutôt que l'exception; cela était en-core plus vrai en 1920 qu'aujourd'hui.

Au surplus, l'argument de la nécessité revient à direque la Cour devrait admettre une sorte d'actio popu-laris, ou un droit pour chaque membre d'une collec-tivité d'intenter une action pour la défense d'un intérêtpublic. Or, le droit international tel qu'il existe actuel-lement ne reconnaît pas cette notion et la Cour nesaurait y voir l'un des "principes généraux de droit"mentionné à l'Article 38, paragraphe 1, c, de son Statut.

En dernière analyse, l'argument de la nécessité sem-ble entièrement fondé sur des considérations extra-juridiques découvertes a posteriori. La prétendue né-cessité est née uniquement des événements ultérieurset non d'éléments inhérents au système des mandats tel

qu'il a été conçu à l'origine; si elle existe, elle relève dudomaine politique et ne constitue pas une nécessité auregard du droit. La Cour n'est pas un organe législatif.Les parties à un différend peuvent toujours lui deman-der de statuer ex aequo et bono aux termes de l'Arti-cle 38, paragraphe 2, du Statut. En dehors de ce cas, lamission de la Cour est claire : elle doit appliquer le droittel qu'elle le constate et non le créer.

On peut faire valoir que la Cour serait fondée à com-bler des lacunes en application d'un principe téléo-logique d'interprétation aux termes duquel il faudraitdonner aux instruments leur effet maximal en vued'assurer l'accomplissement de leurs objectifs fonda-mentaux. Ce principe, qui est fortement sujet à con-troverse, ne pourrait en tout cas s'appliquer en descirconstances où la Cour devrait sortir du domaine quel'on peut normalement considérer comme celui de l'in-terprétation pour entrer dans celui de la rectificationou de la révision. On ne saurait présumer qu'un droitexiste simplement parce que son existence peut paraî-tre souhaitable. La Cour ne saurait remédier à unelacune si cela doit l'amener à déborder le cadre normald'une action judiciaire.

On pourrait également alléguer que la Cour est fon-dée à réparer une omission due à l'imprévoyance desauteurs du mandat et à prendre en considération cequ'on peut imaginer qu'ils auraient souhaité ou mêmeauraient expressément prévu s'ils avaient su d'avancece que réservait l'avenir. Mais la Cour ne saurait pré-sumer les vœux et les intentions des intéressés à l'égardd'événements futurs qu'ils n'ont pas prévus et quiétaient imprévisibles; le pourrait-elle, il n'en serait pasmoins impossible d'accepter les hypothèses avancéesen substance par les demandeurs quant à ces intentions.

Par ces motifs, la Cour décide de rejeter les deman-des de l'Empire d'Ethiopie et de la République du Li-béria.

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44. AFFAIRES DU PLATEAU CONTINENTALDIE LA MER DU NORD

Arrêt du 20 février 1969

La Cour internationale de Justice a rendu, par 11 voixcontre 6, son arrêt dans les affaires du Plateau conti-nental de la mer du Nord.

Le différend, soumis à la Cour le 20 février 1967,portait sur la délimitation de ce plateau entre la Répu-blique fédérale d'Allemagne et le Danemark, d'unepart, et la République fédérale d'Allemagne et les Pays-Bas, de l'autre. Les parties ont demandé à la Cour dedire quels sont les principes et règles de droit inter-national applicables et elles se sont engagées à procéderensuite aux délimitations sur cette base.

La Cour a rejeté la thèse du Danemark el des Pays-Bas selon laquelle ces délimitations doivent s'opérerd'après le principe de l'équidistance défini à l'article 6de la Convention de Genève de 1958 sur le plateaucontinental. Elle considère en effet :

— Que la République fédérale, qui n'a pas ratifié laConvention, n'est pas juridiquement liée par les dis-positions de l'article 6;

— Que le principe de l'équidistance ne s'impose pascomme une conséquence nécessaire de la conceptiongénérale du régime juridique du plateau continental etn'est pas une règle de droit international coutumier.

La Cour n'a pas accepté non plus les thèses de laRépublique fédérale pour autant que celle-ci prônait leprincipe d'une répartition du plateau continental enparts justes et équitables. Elle considère en effet quechaque partie a, par principe, droit aux zones; de plateaucontinental qui constituent le prolongement naturel deson territoire sous la mer. Il ne s'agit donc pas derépartir ou de partager ces zones, mais de les délimiter.

La Cour a dit que les délimitations en cause devronts'opérer par voie d'accord entre les Parties; et confor-mément à des principes équitables et elle a indiqué desfacteurs à prendre en considération à cette fin. Il appar-tient maintenant aux parties de négocier suivant cesprincipes, ainsi qu'elles en sont convenues.

Ces affaires, relatives à la délimitation entre les par-ties des zones du plateau continental de la mer du Nordrelevant de chacune d'elles, ont été introduites le 20 fé-vrier 1967 par le dépôt au Greffe de la Cour de deuxcompromis, conclus l'un entre le Danemark et la Ré-publique fédérale et l'autre entre les Pays-Bas et laRépublique fédérale. Par ordonnance du 26 avril 1968,la Cour a joint les deux instances.

La Cour s'est prononcée dans ces deux affaires parun seul arrêt, rendu par 11 voix contre 6. Parmi lesmembres de la Cour qui se sont ralliés au dispositif,sir Muhammad Zafrulla Khan, juge, a joint à l'arrêt unedéclaration, et M. Bustamante y Rivero, président,ainsi que MM. Jessup, Padilla Ñervo et Ammoun, ju-ges, y ont joint les exposés de leur opinion individuelle.D'un autre côté, M. Bengzon, juge, a joint à. l'arrêt une

déclaration constatant son désaccord et M. Koretsky,vice-président, ainsi que MM. Tanaka, Morelli etLachs, juges, et M. S0rensen, juge ad hoc, y ont jointles exposés de leur opinion dissidente.

Dans son arrêt, la Cour examine aux fins des déli-mitations en cause les problèmes ayant trait au régimejuridique du plateau continental qui soulèvent les thè-ses des parties.

Faits et thèses des parties (paragraphes 1 à 17 de l'arrêt)La Cour a été priée, dans les deux compromis, de

décider quels sont les principes et les règles de droitinternational applicables à la délimitation entre les par-ties des zones du plateau continental de la mer du Nordrelevant de chacune d'elles au-delà des lignes de déli-mitation partielles déjà fixées au voisinage immédiatdes côtes, d'une part, entre la République fédérale et lesPays-Bas par un accord du 1er décembre 1964 et, d'autrepart, entre la République fédérale et le Danemark parun accord du 9 juin 1965. Il n'est pas demandé à la Courd'établir effectivement les limites prolongées dont ils'agit, car les parties se sont engagées, aux termes descompromis, à procéder à la délimitation par voie d'ac-cord conformément à la décision de la Cour.

La mer du Nord est peu profonde et son lit est entiè-rement constitué, à l'exception de la fosse norvégienne,par un plateau continental situé à une profondeur demoins de 200 mètres. La majeure partie de ce plateau adéjàété délimitée entre les Etats riverains. Toutefois, laRépublique fédérale et le Danemark, d'une part, et laRépublique fédérale et les Pays-Bas, d'autre part, n'ontpu s'entendre sur le prolongement des délimitationspartielles ci-dessus mentionnées, principalement parceque le Danemark et les Pays-Bas souhaitaient que leprolongement s'effectuât d'après le principe de l'équi-distance et que la République fédérale jugeait que celaaurait réduit exagérément ce qu'elle estimait devoirêtre sa juste part de plateau continental en proportionde la longueur de son littoral. Ce résultat n'était pasattribuable à l'une ou l'autre des lignes prises isolémentmais à l'effet combiné des deux lignes prises ensemble,effet que le Danemark et les Pays-Bas considéraientcomme sans pertinence, s'agissant à leur avis de deuxdélimitations distinctes dont chacune devait être effec-tuée sans qu'il soit tenu compte de l'autre.

Une ligne de délimitation construite suivant le prin-cipe de l'équidistance est appelée ligne d'équidistance;elle attribue à chacune des Parties intéressées toutes lesportions du plateau continental plus proches d'un pointde sa côte que de tout point situé sur la côte de l'autrepartie. Dans le cas d'une côte concave ou rentrantecomme celle de la République fédérale sur la mer duNord, l'application de la méthode de l'équidistancetend à infléchir les lignes de délimitation vers la con-

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cavité. Par suite, quand deux lignes d'équidistance sonttracées dans ces conditions, elles se rencontrent iné-vitablement, si la côte est très concave, à une distancerelativement faible de cette côte, ce qui "ampute"l'Etat riverain de la zone de plateau continental situéeau-delà des lignes. A l'opposé, si une côte a une con-figuration convexe, ce qui est dans une certaine mesurele cas des côtes du Danemark et des Pays-Bas, les lignesd'équidistance s'écartent l'une de l'autre, de sorte quela zone de plateau continental située devant cette côtetend à aller en s'élargissant.

Le Danemark et les Pays-Bas soutiennent que l'en-semble de la question est régi par une règle de droitobligatoire qu'ils appellent la règle "équidistance-cir-constances spéciales", en s'inspirant des termes del'article 6 de la Convention de Genève du 29 avril 1958sur le plateau continental. Selon cette règle, à défautd'un accord entre les parties en vue d'employer uneautre méthode, toute délimitation de plateau continen-tal doit suivre la ligne d'équidistance, sauf si l'existencede "circonstances spéciales" est reconnue. Pour leDanemark et les Pays-Bas, la configuration de la côteallemande de la mer du Nord ne constitue en soi, ni pourl'une ni pour l'autre des deux délimitations en cause,une circonstance spéciale.

La République fédérale affirme pour sa part que lavéritable règle à appliquer, au moins dans les circons-tances propres à la mer du Nord, est la règle suivantlaquelle chacun des Etats en cause doit obtenir, propor-tionnellement à la longueur de son front de mer, une"part juste et équitable" du plateau continental dispo-nible. Elle soutient également qu'étant donné la formede la mer du Nord chacun des Etats intéressés peutprétendre à ce que sa zone de plateau continental aillejusqu'au point central de la mer ou atteigne en toutcas sa ligne médiane. Subsidiairement, la Républiquefédérale soutient que, dans le cas où la méthode del'équidistance serait considérée comme applicable, laconfiguration de la côte allemande de la mer du Nordconstituerait une circonstance spéciale justifiant quel'on s'écarte de cette méthode en l'espèce.

Rejet de la théorie de la répartition (paragraphes 18 à 20de l'arrêt)La Cour estime ne pas pouvoir accepter sous la forme

qui lui a été donnée la première thèse de la Républiquefédérale. La tâche de la Cour est de délimiter et nonpoint de répartir les espaces visés. L'opération de dé-limitation consiste à déterminer les limites d'une zonerelevant déjà en principe de l'Etat riverain et non àdéfinir cette zone de novo. La doctrine de la part juste etéquitable s'écarte totalement de la plus fondamentalede toutes les règles de droit relatives au plateau con-tinental : les droits de l'Etat riverain concernant la zonede plateau continental qui constitue un prolongementnaturel de son territoire sous la mer existent ipso factoet ab initio en vertu de la souveraineté de l'Etat sur ceterritoire. Il y a là un droit inhérent. Point n'est besoinpour l'exercer d'accomplir des actes juridiques spé-ciaux. Il en découle que l'idée de répartir une zone nonencore délimitée considérée comme un tout, idée sous-jacente à la doctrine de la part juste et équitable, estopposée à la conception fondamentale du régime duplateau continental.

Non-applicabilité de l'article 6 de la Convention de1958 sur le plateau continental (paragraphes 21 à 36de l'arrêt)La Cour examine ensuite la question de savoir si, en

vue des délimitations dont il s'agit, la République fédé-rale est tenue d'accepter l'application du principe del'équidistance. S'il est probablement exact qu'aucuneautre méthode de délimitation ne combine au mêmedegré les avantages de la commodité pratique et de lacertitude dans l'application, cela ne suffit pas à trans-former une méthode en règle de droit. La valeur en droitd'une telle méthode doit tenir à autre chose qu'à sesavantages.

Il convient d'abord de rechercher si la Convention deGenève de 1958 sur le plateau continental lie toutes lesparties en cause. Selon ses clauses finales, la Conven-tion n'est en vigueur à l'égard d'un Etat que si celui-ci,après l'avoir signée dans les délais prévus, l'a ensuiteratifiée. Le Danemark et les Pays-Bas ont signé etratifié la Convention et y sont parties, mais la Répu-blique fédérale, bien qu'elle l'ait signée, ne l'a pasratifiée et n'y est donc pas partie. Le Danemark et lesPays-Bas admettent que dans ces conditions la Conven-tion ne saurait en tant que telle être obligatoire pour laRépublique fédérale. Ils soutiennent néanmoins quele régime de l'article 6 de la Convention serait de-venu obligatoire pour la République fédérale, qui auraitaccepté les obligations de la Convention du fait notam-ment de son comportement, de ses déclarations publi-ques et de ses proclamations.

Il est clair qu'on ne saurait admettre pareille thèseque dans le cas où le comportement de la Républiquefédérale aurait été absolument net et constant. Lorsqueplusieurs Etats ont conclu une convention où il estspécifié que l'intention d'être lié par le régime conven-tionnel doit se manifester d'une manière déterminée, onne saurait présumer à la légère qu'un Etat n'ayant pasaccompli ces formalités n'en est pas moins tenu d'uneautre façon. En outre, si la République fédérale avaitratifié la Convention de Genève, elle aurait pu formulerune réserve à l'article 6, en usant de la faculté offertepar l'article 12.

Seule l'existence d'une situation ú1 estoppel pourraitétayer la thèse du Danemark et des Pays-Bas : il fau-drait que le République fédérale ne puisse plus contes-ter l'applicabilité du régime de la Convention, en raisond'un comportement, de déclarations, etc.. qui n'au-raient pas seulement attesté d'une manière claire etconstante son acceptation de ce régime mais auraitégalement amené le Danemark ou les Pays-Bas, sefondant sur cette attitude, à modifier leur position à leurdétriment ou à subir un préjudice quelconque. Rienn'indique qu'il en ait été ainsi en l'espèce. L'article 6 dela Convention de Genève n'est donc pas applicable entant que tel aux délimitations visées en l'espèce.

Le principe de l'équidistance n'est pas inhérent à laconception fondamentale du plateau continental(paragaphes 37 à 59 de l'arrêt)Le Danemark et les Pays-Bas soutiennent que la

République fédérale est de toute façon tenue d'accepterla méthode de l'équidistance en matière de délimita-tion, car l'emploi de cette méthode relève d'une règlede droit international général ou coutumier liant auto-matiquement la République fédérale.

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L'un des arguments avancés à l'appui de cette thèsepar le Danemark et les Pays-Bas, que l'on pourraitappeler l'argument du caractère à priori, procède de laconstatation suivante : les droits de l'Etat riverain surson plateau continental ont pour fondement la sou-veraineté qu'il exerce sur le territoire dont ce plateaucontinental est le prolongement naturel sous la mer. Decette notion de rattachement découle l'idée, acceptéepar la Cour, que les droits de l'Etat riverain existentipso facto et ab initio. Le Danemark et les Pays-Basprétendent que le critère du rattachement doit être la"proximité" : toutes les parties du plateau continentalplus proche d'un Etat riverain que de tout point situésur la côte d'un autre Etat relèvent du premier Etat. Enconséquence la délimitation doit s'opérer selon uneméthode attribuant à chacun des Etats intéressés toutesles 5r.ones qui sont plus proches de sa propre côte qued'aucune autre. Comme seule une ligne d'équidistancepermet d'y parvenir, seule une telle ligne peut êtrevalable.

Cet argument a incontestablement du poids ; dans desconditions normales, la plus grande partie du plateaucontinental relevant d'un Etat est en fait plus proche dela côte de cet Etat que d'aucune autre. Mais la véritablequestion est de savoir s'il faut réellement que toutepartie de la zone relevant d'un Etat soit plus proche desa côte que d'aucune autre. De l'avis de la Cour, cela nerésulte pas nécessairement de la notion de proximité,qui est assez imprécise.

Plus importante est la conception fondamentale duplateau continental envisagé comme un prolongementnaturel du territoire. Même si la proximité peut êtrel'un des critères applicables — et un critère importantquand les conditions s'y prêtent —, ce n'est pas néces-sairement le seul ni toujours le plus approprié. Ce n'estpas parce qu'elles sont proches de son territoire que deszones sous-marines relèvent d'un Etat, et cela ne dé-pend pas du point de savoir si les limites de ces zonessont bien définies ou non. En réalité, le titre que le droitinternational attribue ipso jure à l'Etat riverain sur sonplateau continental procède de ce que les zones sous-marines en cause peuvent être considérées comme fai-sant véritablement partie de son territoire : elles sontun prolongement de ce territoire sous la mer. La notiond'équidistance ne peut manifestement pas être iden-tifiée à celle de prolongement naturel, car l'emploi de laméthode de l'équidistance a souvent pour résultat d'at-tribuer à un Etat des zones prolongeant naturellementle territoire d'un autre Etat. Par suite, la notion d'équi-distance n'est pas liée de façon inévitable et à. priori à laconception fondamentale du plateau continental.

Un examen de la genèse de la méthode de délimita-tion fondée sur l'équidistance confirme cette conclu-sion. La proclamation Truman, que le Gouvernementdes Etats-Unis a publiée le 28 septembre 1945, peut êtreconsidérée comme le point de départ de l'élaborationdu droit positif en ce domaine; la doctrine principalequ'elle énonçait, à savoir que l'Etat riverain possède undroit originaire, naturel et exclusif sur le plateau conti-nental situé devant ses côtes, l'a emporté sur toutes lesautres et trouve désormais son expression dans la Con-vention de Genève de 1958. En ce qui concerne ladélimitation des plateaux continentaux entre Etats li-mitrophes, la proclamation Truman énonçait que laligne de délimitation serait "déterminée par les Etats-Unis et l'Etat intéressé conformément à des; principeséquitables". De ces deux notions de délimitation par

voie d'accord et de délimitation conforme à des prin-cipes équitables a procédé toute l'évolution historiqueultérieure. C'est essentiellement sur la recommanda-tion d'un comité d'experts que la Commission du droitinternational des Nations Unies a accepté le principe del'équidistance aux fins de la délimitation du plateaucontinental dans le texte qu'elle a préparé à l'intentionde la Conférence de Genève de 1958 sur le droit de lamer, conférence au cours de laquelle a été adoptée laConvention sur le plateau continental. Il est légitime desupposer que les experts ont été mus par des considéra-tions d'ordre pratique et cartographique et non par desconsidérations d'ordre juridique et doctrinal. Au sur-plus le texte adopté par la Commission donnait prioritéà la délimitation par voie d'accord et introduisait uneexception dans le cas de "circonstances spéciales".

La Cour estime donc que le Danemark et les Pays-Bas ont renversé l'ordre réel des choses : loin qu'unerègle d'équidistance ait été engendrée par un principede proximité inhérent à la conception fondamentale duplateau continental, c'est plutôt ce principe qui a étéune rationalisation de la règle.Le principe de l'équidistance ne constitue pas une règle

de droit international coutumier (paragraphes 60 à 82de l'arrêt)II reste à savoir si le principe de l'équidistance en est

venu à être considéré comme une règle de droit inter-national coutumier par les moyens du droit positif.

Contrairement à la thèse du Danemark et des Pays-Bas, la Cour considère que le principe de l'équidis-tance, tel qu'il est énoncé à l'article 6 de la Conventionde Genève, n'a pas été proposé par la Commission dudroit international à titre de règle de droit internationalcoutumier en voie de formation. On ne peut pas dire quel'article 6 ait consacré ou cristallisé une telle règle. Celaest confirmé par le fait que tout Etat peut formuler desréserves à l'article 6 de la Convention — à la différencedes articles 1,2 et 3 — au moment de la signature, de laratification ou de l'adhésion. Sans doute y a-t-il d'au-tres dispositions de la Convention qui se rapportent àdes questions relevant du droit coutumier établi et àpropos desquelles la faculté de faire des réserves n'estpas exclue non plus, mais ces questions concernenttoutes des règles de droit maritime général très anté-rieures à la Convention et ne se rattachant que demanière incidente au régime juridique du plateau con-tinental en tant que tel; si on les a mentionnées dans laConvention, c'est simplement pour faire en sorte quel'exercice des droits relatifs au plateau continental n'yporte pas atteinte. En revanche, puisque l'article 6 serattache directement au régime juridique du plateaucontinental et puisque la faculté de formuler des réser-ves n'a pas été exclue à son sujet, il est légitime d'endéduire qu'on ne l'a pas considéré comme correspon-dant à une règle de droit international coutumier en voiede formation.

Le Danemark et les Pays-Bas ont aussi soutenu que,même si à la date de la Convention de Genève il n'exis-tait aucune règle de droit international coutumier con-sacrant le principe de l'équidistance, une telle règle estapparue depuis la Convention, du fait pour une part del'influence exercée par celle-ci et pour une autre de lapratique des Etats. Il faudrait pour cela que l'article 6 dela Convention ait, en tout cas virtuellement, un carac-tère normatif. Or l'article 6 est rédigé de telle sorte qu'ilfait passer l'obligation de recourir à la méthode del'équidistance après l'obligation primordiale d'effec-

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tuer la délimitation par voie d'accord. Au surplus, lerôle que joue la notion de circonstances spéciales parrapport au principe de l'équidistance, les controversesauxquelles donnent lieu la portée et le sens de cettenotion, ainsi que la faculté d'apporter des réserves àl'article 6, ne peuvent que susciter des doutes quant aucaractère virtuellement normatif de cet article.

En outre, s'il est vrai qu'une participation très largeet représentative à une convention puisse prouverqu'une règle conventionnelle est devenue règle géné-rale de droit international, en l'espèce le nombre deratifications et d'adhésions obtenu jusqu'à présentn'est pas suffisant. Et, bien que le fait qu'il ne se soitécoulé qu'un bref laps de temps ne constitue pas néces-sairement un empêchement à la formation d'une règlenouvelle de droit international coutumier à partir d'unerègle purement conventionnelle à l'origine, il demeureindispensable que dans ce laps de temps la pratique desEtats, y compris ceux qui sont particulièrement intéres-sés, ait été fréquente et pratiquement uniforme dans lesens de la disposition invoquée et se soit manifestéede manière à établir la reconnaissance générale d'unerègle de droit. On a cité au cours de la procédure unequinzaine de cas où les Etats intéressés sont conve-nus de déterminer, ou ont effectivement déterminé,des limites de plateau continental selon le principe del'équidistance, mais rien ne prouve qu'ils l'aient faitparce qu'ils se sont senti tenus par une règle de droitcoutumier de délimiter selon cette méthode. Les exem-ples cités ne sont pas décisifs et ne suffisent pas à établirune pratique constante.

La Cour conclut que la Convention de Genève n'aété, ni dans ses origines ni dans ses prémices, décla-ratoire d'une règle de droit international coutumierimposant l'emploi du principe de l'équidistance, qu'ellen'a pas par ses effets ultérieurs abouti à la formationd'une telle règle et que la pratique des Etats jusqu'à cejour a été insuffisante à cette fin.

Principes et règles de droit applicables (paragraphes 83à 101 de l'arrêt)La situation juridique est donc que les parties ne sont

pas tenues d'appliquer la méthode de l'équidistance,que ce soit au titre de la Convention de 1958 ou en tantque règle obligatoire de droit international général oucoutumier. Dans ces conditions, la Cour n'a pas à re-chercher si la configuration de la côte allemande de lamer du Nord constitue ou non une "circonstance spé-ciale". Il lui reste cependant à indiquer aux Parties lesprincipes et les règles de droit en fonction desquels ladélimitation doit se faire.

Les principes fondamentaux en matière de délimita-tion, principes issus de la proclamation Truman, sontque celle-ci doit faire l'objet d'un accord entre les Etatsintéressés et que cet accord doit se réaliser selon desprincipes équitables. Les parties sont tenues d'engagerune négociation en vue de réaliser un accord et non pas

simplement de procéder à une négociation formellecomme une sorte de condition préalable à l'applicationautomatique d'une certaine méthode de délimitationfaute d'accord; elles doivent se comporter de telle ma-nière que la négociation ait un sens, ce qui n'est pas lecas lorsque l'une d'elles insiste sur sa propre positionsans envisager aucune modification. Cette obligationne constitue qu'une application particulière d'un prin-cipe qui est à la base de toutes relations internationaleset qui est reconnu par l'Article 33 de la Charte desNations Unies comme l'une des méthodes de règlementpacifique des différends internationaux.

Les parties sont également tenues d'agir de telle sorteque, dans le cas d'espèce et compte tenu de toutes lescirconstances, des principes équitables soient appli-qués. Il n'est pas question que la Cour rende une dé-cision ex aequo et bono, mais une règle de droit appellel'application de principes équitables et, en l'espèce, laméthode de l'équidistance aboutirait à créer une incon-testable inéquité. Or, il existe aussi d'autres méthodesque l'on peut employer, isolément ou concurremment,selon les zones visées. Bien que les parties se soientréservé l'application des principes et règles à établir parla Cour, il convient de préciser les possibilités qui s'of-frent à elles.

Par ces motifs, la Cour dit que, pour l'une et l'autreaffaire, l'application de la méthode de délimitation fon-dée sur l'équidistance n'est pas obligatoire entre lesparties; qu'il n'existe pas d'autre méthode unique dedélimitation qui soit d'un emploi obligatoire en toutescirconstances; que la délimitation doit s'opérer par voied'accord conformément à des principes équitables etcompte tenu de toutes les circonstances pertinentes, demanière à attribuer, dans toute la mesure possible, àchaque partie la totalité des zones du plateau continen-tal qui constituent le prolongement naturel de son ter-ritoire sous la mer et n'empiètent pas sur le prolon-gement naturel du territoire de l'autre; et que, si cettedélimitation doit attribuer aux parties des zones qui sechevauchent, celles-ci doivent être divisées entre lesparties par voie d'accord ou, à défaut, par parts égales,à moins que les Parties n'adoptent un régime de juridic-tion., d'utilisation ou d'exploitation commune.

Au cours des négociations, les facteurs à prendre enconsidération comprendront : la configuration généraledes côtes des parties et la présence de toute caractéris-tique spéciale ou inhabituelle; pour autant que cela soitconnu ou facile à déterminer, la structure physique etgéologique et les ressources naturelles des zones deplateau continental en cause; le rapport raisonnablequ'une délimitation opérée conformément à des prin-cipes équitables devrait faire apparaître entre l'étenduedes zones de plateau continental relevant de chaqueEtat et la longueur de son littoral mesurée suivant ladirection générale de celui-ci, compte tenu des effetsactuels ou éventuels de toute autre délimitation du pla-teau continental effectuée dans la même région.

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45. AFFAIRE DE LA BARCELONA TRACTION, LIGHTAND POWER COMPANY, LIMITED (DEUXIÈME PHASE)

Arrêt du 5 février 1970

Dans son arrêt dans la deuxième phase de l'affaire dela Barcelona Traction, Light and Power Company,Limited (nouvelle requête : 1962) [Belgique c. Espa-gne] , par 15 voix contre une, la Cour a rejeté la demandede la Belgique.

Cette demande, introduite devant la Cour le 19 juin1962, faisait suite à la mise en faillite en Espagne de laBarcelona Traction, société constituée au Canada. Elleavait pour objet la répartition du préjudice subi, selonles thèses de la Belgique, par des ressortissants belgesactionnaires de la société du fait d'actes contraires audroit international commis à l'égard de cette société pardes organes de l'Etat espagnol.

La Cour a constaté que la Belgique n'avait pas qualitépour exercer la protection diplomatique des action-naires d'une société canadienne au sujet de mesuresprises contre cette société en Espagne.

MM. Petrén et Onyeama, juges, ont joint à l'arrêt unedéclaration commune. M. Lachs, juge, y a joint unedéclaration. M. Bustamante y Rivero, président, etsir Gerald Fitzmaurice et MM. Tanaka, Jes sup, Mo-relli, Padilla Ñervo, Gros et Ammoun, juges, y ont jointles exposés de leur opinion individuelle.

M. Riphagen, juge ad hoc, a joint à l'arrêt l'exposé deson opinion dissidente.

Historique de l'affaire (paragraphes 8 à 24 de l'arrêt)La Barcelona Traction, Light and Power Company,

Limited, est une société constituée en 1911 à Toronto(Canada), où se trouve son siège. En vue de créer etde développer en Catalogne (Espagne) un réseau deproduction et de distribution d'énergie électrique, elleavait fondé plusieurs sociétés auxiliaires, dont les unesavaient leur siège au Canada et les autres en Espagne.Ces sociétés auxiliaires en 1936 assuraient la majeurepartie des besoins de la Catalogne en électricité. Se-lon le Gouvernement belge, les actions de la Barce-lona Traction étaient passées en grande partie entre lesmains de ressortissants belges quelques années après lapremière guerre mondiale, mais le Gouvernement espa-gnol soutient que la nationalité belge des actionnairesn'est pas établie.

La Barcelona Traction avait émis plusieurs sériesd'obligations. La plupart étaient libellées en livres ster-ling et leur service était assuré grâce à des versementsfaits à la Barcelona Traction par les sociétés auxiliairesexerçant leur activité en Espagne. En 1936, le servicedes obligations fut interrompu du fait de la guerre civile.Après la fin de celle-ci, l'office espagnol de contrôle deschanges refusa d'autoriser les transferts de devises né-cessaires pour la reprise du service des obligations enlivres. Ultérieurement, lorsque le Gouvernement belges'en plaignit, le Gouvernement espagnol fit valoir queces autorisations étaient subordonnées à la preuve que

les devises devaient servir à rembourser des dettesrésultant d'apports effectifs de capitaux étrangers enEspagne et que cette preuve n'avait pas été faite.

En 1948, trois porteurs espagnols d'obligations de laBarcelona Traction payables en livres demandèrent autribunal de Reus (province de Tarragone) la mise enfaillite de la société pour non-paiement d'intérêts. Le12 février 1948 fut prononcé un jugement de faillitecomportant un ordre de saisie des biens de la BarcelonaTraction et de deux des sociétés auxiliaires. En applica-tion de ce jugement, les principaux dirigeants des deuxsociétés furent destitués et des administrateurs espa-gnols furent nommés. Peu après, ces mesures furentétendues aux autres sociétés auxiliaires. De nouveauxtitres des sociétés auxiliaires furent créés et vendus en1952, par adjudication publique, à une société nou-vellement constituée, Fuerzas Eléctricas de Cataluña(Fecsa), qui obtint ainsi un contrôle complet de l'en-treprise en Espagne.

Des recours avaient été intentés sans succès par di-verses sociétés ou personnes devant les tribunaux espa-gnols. Selon le Gouvernement espagnol, il a été rendudans l'affaire, avant qu'elle ne soit soumise à la Courinternationale de Justice, 2 736 ordonnances, 494 ju-gements et 37 arrêts. La Cour constate qu'en 1948 laBarcelona Traction, qui n'avait pas reçu de notificationconcernant la procédure de faillite et n'avait pas étéreprésentée devant le tribunal de Reus, n'agit pas enjustice avant le 18 juin et n'intenta donc pas de recoursen opposition dans le délai de huit jours prévu par la loiespagnole à compter de la date de publication du juge-ment. Toutefois le Gouvernement belge fait valoir quece délai n'a jamais commencé à courir parce que la¡notification et la publication n'avaient pas été effec-îuées conformément à la loi.

Par ailleurs, les Gouvernements du Royaume-Uni,du Canada, des Etats-Unis et de la Belgique firent àpartir de 1948-1949 des démarches auprès du Gouver-nement espagnol. Le Gouvernement canadien pour sapart interrompit son action en 1955.

Procédure devant la Cour et nature de la demande(paragraphes 1 à 7 et 26 à 31 de l'arrêt)Le Gouvernement belge a introduit devant la Cour

une première requête contre le Gouvernement espagnolen 1958. Il a renoncé à poursuivre l'instance à raisonde négociations entre les représentants des intérêts pri-vés en cause et l'affaire a été rayée du rôle en 1961.Les négociations n'ayant pas abouti, le Gouvernementbelge a présenté à la Cour une nouvelle requête le19 juin 1962. Le Gouvernement espagnol a soulevéquatre exceptions préliminaires à rencontre de cetterequête en 1963. La Cour a rejeté la première et ladeuxième exception et joint au fond la troisième et laquatrième par arrêt du 24 juillet 1964.

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Dans la procédure écrite et orale qui a suivi, lesparties ont fourni une documentation et des explica-tions abondantes. La Cour constate que la longueurinusitée de l'instance est venue de ce que les parties ontdemandé de très longs délais pour la préparation deleurs pièces de procédure écrite et ont sollicité de façonrépétée des prorogations de ces délais. La Cour n'a pascru devoir rejeter ces demandes, mais elle demeureconvaincue que, pour préserver l'autorité de la justiceinternationale, les affaires devraient être réglées sansretard injustifié.

La demande présentée à la Cour est formulée par leGouvernement belge pour le compte de personnes phy-siques et morales qui seraient ressortissantes belges etactionnaires de la Barcelona Traction, société consti-tuée au Canada et y ayant son siège. L'objet de larequête est d'obtenir réparation du dommage qui auraitété causé à ces personnes par le comportement con-traire au droit international de divers organes de l'Etatespagnol à l'égard de cette société.

Selon la troisième exception préliminaire du Gouver-nement espagnol, qui a été jointe au fond, le Gouver-nement belge n'a pas qualité pour présenter une de-mande à raison d'un dommage causé à une sociétécanadienne, même si les actionnaires sont belges. Selonla quatrième exception préliminaire, également jointeau fond, les recours internes utilisables en Espagnen'ont pas été épuisés.

L'affaire soumise à la Cour concerne principalementtrois Etats, la Belgique. l'Espagne et le Canada, et ilconvient d'examiner une série de problèmes résultantde cette relation triangulaire.

Qualité du Gouvernement belge pour agir (paragra-phes 32 à 101 de l'arrêt)La Cour commence par traiter la question (soulevée

par la troisième exception préliminaire jointe au fond)du droit de la Belgique à exercer la protection diplo-matique d'actionnaires belges d'une société constituéeau Canada, alors que les mesures incriminées ont étéprises à l'égard de ladite société et non de ressortissantsbelges.

La Cour constate que, dès lors qu'un Etat admet surson territoire des investissements étrangers, il est tenude leur accorder la protection de la loi et assume cer-taines obligations quant à leur traitement. Mais pareil-les obligations ne sont pas absolues. Un autre Etat nepeut présenter une demande de réparation du fait de laviolation de l'une d'elles, avant d'avoir établi qu'il en ale droit.

Dans le domaine de la protection diplomatique, ledroit international est en évolution continue et il estappelé à reconnaître des institutions de droit interne.Or, en droit interne, la notion de société anonyme re-pose sur une stricte distinction entre les droits de lasociété et ceux de l'actionnaire. La société, dotée de lapersonnalité juridique, est la seule à pouvoir agir pourtoute question de caractère social. Un dommage qui luiest causé atteint souvent l'actionnaire, mais cela n'im-plique pas que tous deux aient le droit de demanderréparation. Chaque fois que les intérêts d'un action-naire sont lésés par des actes visant la société, c'estvers la société qu'il doit se tourner pour qu'elle intenteles recours voulus. Des actes qui n'atteignent que lesdroits de la société n'impliquent aucune responsabilitéà l'égard de l'actionnaire, même si les intérêts de celui-

ci en souffrent. Pour que la situation soit différente, ilfaudrait que les actes incriminés soient dirigés contreles droits propres de l'actionnaire en tant que tel (ce quin'est pas le cas en l'espèce, le Gouvernement belgeayant lui-même admis qu'il ne fondait pas sa demandesur une atteinte aux droits propres des actionnaires).

Le droit international doit se référer à ces règlesgénéralement acceptées par les systèmes de droitinterne. Le préjudice aux intérêts des actionnaires dé-coulant d'un préjudice aux droits de la société ne suffitpas à justifier une réclamation. S'agissant d'un acteillicite dirigé contre une société à capitaux étrangers,la règle générale de droit international n'autorise quel'Etat national de cette société à exercer sa protectiondiplomatique pour obtenir réparation. Aucune règle dedroit international général ne confère expressément cedroit à l'Etat national des actionnaires.

La Cour recherche s'il existe en l'espèce des cir-constances spéciales telles que la règle générale pour-rait ne pas avoir effet. Deux situations retiennent sonattention : a) la société aurait cessé d'exister, b) l'Etatnational de la société n'aurait lui-même pas qualité pouragir. S'agissant de la première de ces éventualités, laCour constate que, si la Barcelona Traction a perdutous ses avoirs en Espagne et a été placée sous receiver-ship au Canada, on ne saurait pour autant soutenirqu'elle ait disparu comme personne morale ni qu'elle aitperdu la capacité d'exercer l'action sociale. En ce quiconcerne la deuxième éventualité, il n'est pas contestéque la société s'est constituée au Canada et que sonsiège statutaire s'y trouve, et sa nationalité canadienneest généralement reconnue. Or le gouvernement cana-dien a exercé une protection diplomatique pour soncompte pendant des années. Si à un moment donné cegouvernement a cessé d'exercer sa protection diplo-matique, il n'en a pas moins conservé qualité pour lefaire et le Gouvernement espagnol n'a pas mis en doutece droit de protection. Quels qu'en soient les motifs, lechangement d'attitude du Gouvernement canadien nesaurait en soi justifier l'exercice d'une protection di-plomatique par un autre gouvernement.

On a soutenu qu'un Etat peut formuler une réclama-tion lorsque des investissements faits par ses ressortis-sants à l'étranger, investissements qui font partie desressources économiques de la nation, subissent un pré-judice du fait de la violation du droit de l'Etat lui-mêmeà ce que ses ressortissants bénéficient d'un certaintraitement. Mais, dans l'état actuel des choses, pareildroit ne peut résulter que d'un traité ou accord spécial.Or aucun instrument de ce genre n'est en vigueur entrela Belgique et l'Espagne.

On a soutenu aussi que, pour des raisons d'équité, unEtat devrait pouvoir assumer dans certains cas la pro-tection de ses ressortissants actionnaires d'une sociétévictime d'une violation du droit international. La Courconsidère que l'adoption de la thèse de la protectiondiplomatique des actionnaires comme tels ouvrirait lavoie à des réclamations concurrentes de la part deplusieurs Etats, ce qui pourrait créer un climat d'in-sécurité dans les relations économiques internationa-les. Dans les circonstances particulières de la présenteaffaire où l'Etat national de la société est en mesured'agir, la Cour n'est pas d'avis que des considérationsd'équité soient de nature à conférer à la Belgique qua-lité pour agir.

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Décision de la cour (paragraphes 102 et 103 de l'arrêt)La Cour a pris connaissance du grand nombre de

documents et autres moyens de preuve présentés parles Parties et elle a pu apprécier toute l'importance desproblèmes juridiques soulevés par l'allégation qui est àla base de la demande du Gouvernement belge et quiconcerne les dénis de justice qu'auraient commis desorganes de l'Etat espagnol. Cependant la possessionpar le Gouvernement belge d'un droit de protectionconstitue une condition préalable à l'examen de telsproblèmes. Attendu que la qualité de ce Gouvernementpour agir devant la Cour n'a pas été démontrée, il n'y apas lieu que la Cour se prononce sur d'autres aspects del'affaire.

En conséquence, la Cour rejette la demande duGouvernement belge par 15 voix contre une, 12 desvoix de la majorité se fondant sur les motifs ci-dessusénoncés.Déclarations, opinions individuelles, opinion dissi-

denteM. Riphagen, juge ad hoc, ajoint à l'arrêt une opinion

dissidente dans laquelle il expose qu'il n'est pas enmesure de s'associer à l'arrêt, le raisonnement juri-dique suivi par la Cour lui paraissant méconnaître lanature des règles de droit international public coutu-mier applicables en l'espèce.

Parmi les 15 membres de la majorité, trois se sontralliés au dispositif de l'arrêt (rejet de la demande duGouvernement belge) en se fondant sur des motifs dif-férents et ils ont joint à l'arrêt des opinions individuel-

les. M. Tanaka, juge, expose que les deux exceptionspréliminaires jointes au fond auraient dû être rejetées,mais que l'allégation du Gouvernement belge concer-nant les dénis de justice n'était pas fondée. M. Jessup,juge, conclut notamment qu'un Etat possède, dans cer-taines circonstances, le droit de présenter une réclama-tion diplomatique au nom d'actionnaires qui sont sesressortissants, mais que la Belgique n'a pas réussi àprouver la nationalité belge, entre les dates critiques,des personnes physiques et morales en cause. M. Gros,juge, constate en particulier que c'est à l'Etat dontl'économie nationale est atteinte en fait qu'appartient ledroit d'agir en justice, mais que la preuve de l'apparte-nance de la Barcelona Traction à l'économie belge n'apas été fournie.

Parmi les 12 membres de la majorité qui se sont ralliésau dispositif de l'arrêt en se fondant sur les mêmesmotifs (défaut de qualité pour agir de l'Etat national desactionnaires), MM. Bustamante y Rivero, président, sirGerald Fitzmaurice et MM. Morelli, Padilla Ñervo etAmmoun, juges (opinions individuelles), MM. Petrénet Onyeama, juges (déclaration commune) et M. Lacns,juge (déclaration), ont exposé qu'il y avait toutefoiscertaines différences entre leur raisonnement et celuide l'arrêt, ou qu'ils désiraient apporter des complé-ments au texte de l'arrêt.

(Sir Muhammad Zafrulla Khan, juge, avait informé lePrésident dès le stade des exceptions préliminaires que,ayant été consulté par l'une des Parties au sujet del'affaire avant son élection comme membre de la Cour,il estimait ne pas devoir participer à son règlement.)

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46. CONSÉQUENCES JURIDIQUES POUR LES ÉTATS DE LA PRÉSENCE CONTINUE DEL'AFRIQUE DU SUD EN NAMIBIE (SUD-OUEST AFRICAIN) NONOBSTANT LA RÉ-SOLUTION 276 (1970) DU CONSEIL DE SÉCURITÉ

Avis consultatif du 21 juin 1971

Dans son avis consultatif sur la question soumise parle Conseil de sécurité des Nations Unies : "Quellessont les conséquences juridiques pour les Etats de laprésence continue de l'Afrique du Sud en Namibie,nonobstant la résolution 276 (1970) du Conseil de sécu-rité ?", la Cour a été d'avis.

Par 13 voix contre 2,1) Que, la présence continue de l'Afrique du Sud en

Namibie étant illégale, l'Afrique du Sud a l'obligationde retirer immédiatement son administration de laNamibie et de cesser ainsi d'occuper le territoire;

Par 11 voix contre 4,2) Que les Etats Membres des Nations Unies ont

l'obligation de reconnaître l'illégalité de la présence del'Afrique du Sud en Namibie et le défaut de validité desmesures prises par elle au nom de la Namibie ou en cequi la concerne, et de s'abstenir de tous actes en par-ticulier de toutes relations avec le Gouvernement sud-africain qui impliqueraient la reconnaissance de la lé-galité de cette présence et de cette administration, ouqui constitueraient une aide ou une assistance à cetégard;

3) Qu'il incombe aux Etats qui ne sont pas membresdes Nations Unies de prêter leur assistance, dans leslimites du sous-paragraphe 2 ci-dessus, à l'action entre-prise par les Nations Unies en ce qui concerne la Na-mibie.

Aux fins de l'affaire, la Cour était composée commesuit : sir Muhammad Zafrulla Khan, président; M. Am-moun, vice-président; sir Gerald Fitzmaurice, MM. Pa-dilla Ñervo, Forster, Gros, Bengzon, Petrén, Lachs,Onyeama, Dillard, Ignacio-Pinto, de Castro, Morozov,Jiménez de Aréchaga, juges.

Sir Muhammad Zafrulla Khan, président, a joint àl'avis consultatif une déclaration. MM. Amoun, vice-président, et Padilla Ñervo, Petrén, Onyeama, Dillardet de Castro, juges, y ont joint les exposés de leuropinion individuelle et sir Gerald Fitzmaurice etM. Gros, juges, les exposés de leur opinion dissidente.

Procédure devant la Cour (paragraphes 1 à 18 de l'avisconsultatif)Dans son avis, la Cour rappelle tout d'abord que la

requête pour avis consultatif émanait du Conseil desécurité des Nations Unies, qui avait décidé de la luisoumettre par résolution 284 (1970) adoptée le 29juillet1970, et elle retrace les étapes de la procédure qui s'estdéroulée depuis lors.

Elle indique notamment que, par trois ordonnancesdu 26 janvier 1971, elle a décidé de ne pas faire droit auxobjections formulées par le Gouvernement sud-africainquant à la participation de trois membres de la Cour àl'affaire. Le Gouvernement sud-africain se fondait surdes déclarations que ces juges avaient faites à l'époqueoù ils représentaient leur gouvernement devant desorganes de l'ONU s'occupant de problèmes relatifs à laNamibie, ou sur leur participation en la même qualitéaux travaux de ces organes. Pour chacun d'eux, la Courest parvenue à la conclusion qu'il n'y avait pas lieud'appliquer l'Article 17, paragraphe 2, de son Statut.

Objections opposées à l'examen de la question par laCour (paragraphes 19 à 41 de l'avis consultatif)Le Gouvernement sud-africain a soutenu que la Cour

n'avait pas compétence pour rendre un avis consultatif,car la résolution 284 (1970) du Conseil de sécuritén'était pas valable motif pris : a) de ce que deux mem-bres permanent du Conseil de sécurité se sont abstenuslors du vote (Charte des Nations Unies, Art. 27, par. 3);b) de ce que, s'agissant d'un différend entre l'Afriquedu Sud et d'autres Membres des Nations Unies, l'Afri-que du Sud aurait dû être conviée à participer auxdiscussions (Charte, Art. 32) et l'on aurait dû appliquerla disposition obligeant les membres du Conseil de sé-curité parties au différend à s'abstenir de voter (Charte,Art. 27, par. 3). La Cour observe : à) que, depuis delongues années, l'abstention volontaire d'un membrepermanent a toujours été interprétée comme ne faisantpas obstacle à l'adoption d'une résolution du Conseil desécurité; b) que la question de la Namibie avait étéinscrite à Tordre du jour en tant que situation et que leGouvernement sud-africain n'avait pas appelé l'atten-tion du Conseil de sécurité sur le fait que, selon lui, ilfallait y voir un différend.

Le Gouvernement sud-africain a soutenu subsidiai-rement que, même si la Cour avait compétence, ellen'en devait pas moins, pour rester dans son rôle judi-ciaire, refuser de rendre un avis consultatif en raisondes pressions politiques auxquelles elle aurait été oupourrait être soumise. Le 8 février 1971, à l'ouverturedes audiences publiques tenues en l'affaire, le Présidenta déclaré qu'il n'y avait pas lieu de reternir ces observa-tions portant sur la nature même de la Cour, organejudiciaire principal des Nations Unies, qui, en cettequalité, ne se prononce que sur la base du droit, indé-pendamment de toute influence ou de toute interven-tion de la part de quiconque.

Le Gouvernement sud-africain a fait valoir une autreraison de ne pas donner suite à la demande d'avis con-sultatif : la question dont il s'agit serait d'ordre conten-tieux, ayant trait à un différend existant entre l'Afri-que du Sud et d'autres Etats. La Cour estime qu'il s'agit

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en l'espèce d'une requête présentée par un organe del'ONU en vue d'obtenir un avis juridique sur les con-séquences de ces décisions. Le fait que la Cour, pour yrépondre, puisse avoir à se prononcer sur des questionsjuridiques au sujet desquelles les vues de l'Afrique duSud et des Nations Unies s'opposent ne suffit pas àtransformer l'affaire en un différend entre Etats. (C'estpourquoi il n'y a pas eu lieu d'appliquer l'article 83 duRèglement de la Cour aux termes duquel, si un avisconsultatif est demandé au sujet d'une question juri-dique "actuellement pendante entre deux ou plusieursEtats", l'Article 31 du Statut sur les juges ad hoc estapplicable; le Gouvernement sud-africain ayant de-mandé à pouvoir désigner un juge ad hoc, la Cour aentendu le 27 janvier 1971 ses observations sur ce pointmais, se fondant sur les considérations ci-dessus, elle adécidé par ordonnance du 29 janvier de ne pas fairedroit à la demande.)

En conclusion, la Cour ne voit aucune raison derefuser de répondre à la demande d'avis consultatif.Historique du mandat (paragraphes 42 à 86 de l'avis

consultatif)Réfutant les thèses du Gouvernement sud-africain et

citant ses propres déclarations prononcées dans desaffaires antérieures ayant trait au Sud-Oues;t africain(avis consultatifs de 1950,1955 et 1956 et arrêt de 1962),la Cour reprend l'historique du mandat.

Le système des mandats, établi par l'Article 22 duPacte de la SDN, était fondé sur deux principes d'im-portance primordiale : celui de la non-annexion et celuiqui proclamait que le bien-être et le développement despeuples en cause formaient une mission sacrée de civili-sation. Si l'on tient compte de l'évolution des cinquantedernières années, il n'y a guère de doute que cettemission sacrée de civilisation avait pour objectif ultimel'autodétermination et l'indépendance. Le mandataireétait tenu de respecter un certain nombre d'obligationset le Conseil de la SDN devait veiller à ce qu'ellesfussent respectées. Les droits du mandataire se fon-daient sur ses obligations.

Lorsque la SDN s'est dissoute, la raison d'être etl'objet primitif de ces obligations sont demeurés.Comme leur exécution ne dépendait pas de l'existencede la SDN, elles n'ont pu devenir caduques pour laseule raison que l'organe de surveillance avait cesséd'exister. Les membres de la SDN n'ont ni déclaré niaccepté, même implicitement, que la dissolution dela Société entraînerait l'abrogation ou la caducité desmandats.

La dernière résolution de l'Assemblée de la SDN etl'Article 80, paragraphe 1, de la Charte des NationsUnies ont maintenu les obligations des mandataires. LaCour internationale de Justice a invariablement re-connu que le mandat avait survécu à la dissolution de laSDN et l'Afrique du Sud elle-même l'a admis pendantplusieurs années. L'élément de surveillance, qui estune partie essentielle du mandat devait forcément sur-vivre. L'ONU a suggéré un système de contrôle qui neserait pas plus étendu que sous le régime des; mandats,mais ses propositions ont été rejetées par l'Afrique duSud.

Résolution de l'Assemblée générale et du Conseil desécurité (paragraphes 87 à 116 de l'avis consultatif)L'Assemblée générale des Nations Unies a finale-

ment adopté en 1966 une résolution 2145 (XIX), par

laquelle elle a décidé que le mandat était terminé et quel'Afrique du Sud n'avait aucun autre droit d'adminis-trer le territoire. Ultérieurement, le Conseil de sécu-rité a pris plusieurs résolutions, dont la résolution 276(1970) déclarant illégale la présence continue de l'Afri-que du Sud en Namibie. Des objections ayant été for-mulées quant à la validité de ces résolutions, la Courobserve qu'elle n'a pas de pouvoirs de contrôle judi-ciaire ni d'appel à l'égard des organes de l'ONU dont ils'agit. Ce n'est pas sur la validité de leurs résolutionsque porte la demande d'avis consultatif. Cependant,dans l'exercice de sa fonction judiciaire et puisque desobjections ont été formulées, la Cour les examine dansson exposé des motifs avant de se prononcer sur lesconséquences juridiques découlant de ces résolutions.

Elle rappelle tout d'abord que la Charte des NationsUnies a instauré un rapport entre tous les Membres del'Organisation et chacun des mandataires et que l'undes principes fondamentaux régissant ce rapport estqu'une partie qui renie ou ne remplit pas ses obligationsne saurait être considérée comme conservant les droitsqu'elle prétend tirer dudit rapport. Or la résolution 2145(XXI) a constaté qu'il y a eu violation substantielle dumandat et que l'Afrique du Sud l'a en fait dénoncé.

Il a été soutenu : a) que le Pacte de la SDN neconférait pas au Conseil de la SDN le pouvoir de mettrefin à un mandat en raison d'une faute du mandataire etque l'ONU ne saurait avoir hérité de la SDN des pou-voirs plus étendus que celle-ci n'en avait; b) que, mêmesi le Conseil de la SDN avait eu le pouvoir de révoquerle mandat, il n'aurait pu en user qu'en coopération avecie mandataire mais non unilatéralement; c) que la réso-lution 2145 (XXI) contenait des prononcés que l'As-semblée générale n'avait pas compétence pour formu-ler, faute d'être un organe judiciaire; d) qu'un examenapprofondi des faits aurait été nécessaire; e) que larésolution 2145 (XXI) aboutissait à décider un transfertde territoire.

La Cour observe : a) que, selon un principe de droitinternational général (incorporé dans la Convention deVienne sur le droit des traités), le droit de mettre fin à untraité comme conséquence de sa violation doit êtreprésumé exister pour tous les traités, même s'il n'y estpas exprimé; b) que l'on ne pouvait, s'agissant d'unerévocation, exiger le consentement du fautif; c) qu'ilfaut voir avant tout en l'ONU, successeur de la SDN,agissant par l'intermédiaire de ses organes compétents,l'institution de surveillance ayant compétence pour seprononcer sur le comportement du mandataire; d) quel'inobservation par l'Afrique du Sud de l'obligation dese soumettre à une surveillance ne peut être contestée;e) que l'Assemblée générale n'a pas tranché des faits,mais décrit une situation juridique et qu'il serait inexactde supposer que, parce qu'elle a en principe le pou-voir de faire des recommandations, elle est empêchéed'adopter, dans des cas déterminés relevant de sa com-pétence, des résolutions ayant le caractère de décisionsou procédant d'une intention d'exécution.

Cependant, comme l'Assemblée générale ne dispo-sait pas des pouvoirs nécessaires pour obtenir quel'Afrique du Sud se retire du territoire, elle a fait appel,conformément à l'Article 11, paragraphe 2, de laCharte, au Conseil de sécurité. En adoptant les résolu-tions pertinentes, celui-ci a agi dans l'exercice de cequ'il estimait sa responsabilité principale, à savoir lemaintien de la paix et de la sécurité. L'Article 24 de la

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Charte lui conférait les pouvoirs nécessaires. Ses dé-cisions ont été adoptées conformément aux buts et auxprincipes de la Charte. Aux termes de l'Article 25, ilincombe aux Etats Membres de s'y conformer, mêmeaux membres du Conseil de sécurité qui ont voté contreet aux Membres des Nations Unies qui ne siègent pas auConseil.Conséquences juridiques pour les Etats de la présence

continue de l'Afrique du Sud en Namibie (paragra-phes 117 à 127 et 133 de l'avis consultatif)La Cour souligne que, lorsqu'un organe compétent

de l'ONU constate d'une manière obligatoire qu'unesituation est illégale, cette constatation ne peut restersans conséquence.

L'Afrique du Sud, à laquelle incombe la responsa-bilité d'avoir créé et prolongé cette situation, est tenued'y mettre fin et de retirer son administration du ter-ritoire. Tant qu'elle occupe le territoire sans titre, elleencourt des responsabilités internationales pour viola-tion persistante d'une obligation internationale. Elledemeure aussi responsable de toute violation des droitsdu peuple namibien et des obligations que le droit inter-national lui impose envers d'autres Etats et qui sontliées à l'exercice de ses pouvoirs dans le territoire.

Les Etats Membres des Nations Unies ont l'obliga-tion de reconnaître l'illégalité et le défaut de validitédu maintien de la présence sud-africaine en Namibie etils sont tenus de n'accorder à l'Afrique du Sud, pourson occupation de la Namibie, aucune aide ou aucuneassistance quelle qu'en soit la forme. Quant à savoirexactement quels actes sont permis, quelles mesuresdevraient être retenues, quelle portée il faudrait leurdonner et par qui elles devraient être appliquées, cesont là des questions qui relèvent des organes politiquescompétents de l'ONU agissant dans le cadre des pou-voirs conférés par la Charte. Ainsi, il appartient auConseil de sécurité d'indiquer toutes mesures devantfaire suite aux décisions qu'il a déjà prises. La Cour seborne donc à exprimer un avis sur les rapports avec leGouvernement sud-africain qui, en vertu de la Chartedes Nations Unies et du droit international général,doivent être considérés comme incompatibles avec larésolution 276 (1970) car ils pourraient impliquer lareconnaissance du caractère légal de la présence sud-africaine en Namibie :

a) Les Etats Membres sont tenus (sous réserve dupoint d ci-après) de ne pas établir de relations conven-tionnelles avec l'Afrique du Sud dans tous les cas où legouvernement de ce pays prétendrait agir au nom de laNamibie ou en ce qui la concerne. S'agissant des traitésbilatéraux en vigueur, les Etats Membres doivent s'abs-tenir d'invoquer ou d'appliquer les traités ou disposi-tions des traités conclus par l'Afrique du Sud au nom dela Namibie ou en ce qui la concerne qui nécessitent unecollaboration intergouvernementale active. Pour ce quiest des traités multilatéraux, la même règle ne peuts'appliquer à certaines conventions générales, commeles conventions de caractère humanitaire, dont l'inexé-cution pourrait porter préjudice au peuple namibien : ilappartiendra aux organes internationaux compétentsde prendre des mesures à cet égard;

b) Les Etats Membres doivent s'abstenir d'accré-diter auprès de l'Afrique du Sud des missions diplo-matiques ou spéciales dont lajuridiction s'étendrait à laNamibie; s'abstenir d'envoyer en Namibie des agentsconsulaires et rappeler ceux qui s'y trouvent déjà; et

signifier à l'Afrique du Sud qu'en entretenant des rela-tions diplomatiques ou consulaires avec elle ils n'enten-dent pas reconnaître par là son autorité sur la Namibie;

c) Les Etats Membres ont l'obligation de ne pasentretenir avec l'Afrique du Sud agissant au nom de laNamibie ou en ce qui la concerne des relations decaractère économique ou autre qui seraient de nature àaffirmer l'autorité de l'Afrique du Sud dans le territoire;

d) Cependant la non-reconnaissance ne devrait pasavoir pour conséquence de priver le peuple namibiendes avantages qu'il peut tirer de la coopération inter-nationale. En particulier l'illégalité ou la nullité desmesures prises par le Gouvernement sud-africain aunom de la Namibie ou en ce qui la concerne depuis lacessation du mandat ne saurait s'étendre à des actescomme l'inscription des naissances, mariages ou décèsà l'état-civil.

Bien que les Etats non membres des Nations Uniesne soient pas liés par les Articles 24 et 25 de la Charte, larésolution 276 (1970) du Conseil de sécurité les a invitésà s'associer à l'action des Nations Unies concernant laNamibie. De l'avis de la Cour, la cessation du mandat etla déclaration d'illégalité de la présence sud-africaineen Namibie sont opposables à tous les Etats, en ce sensqu'elles rendent illégale erga omnes une situation qui seprolonge en violation du droit international. En par-ticulier aucun Etat qui établit avec l'Afrique du Sud desrelations concernant la Namibie ne peut escompter quel'ONU ou ses Membres reconnaîtront la validité ou leseffets de ces relations. Dès lors qu'il a été mis fin aumandat par décision de l'organisation internationalechargée du pouvoir de surveillance, il appartient auxEtats non membres des Nations Unies d'agir en confor-mité. Tous les Etats doivent se souvenir que la présenceillégale de l'Afrique du Sud en Namibie porte préjudiceà un peuple qui doit compter sur l'assistance de lacommunauté internationale pour atteindre les objectifsauxquels correspond la mission sacrée de civilisation.

En conséquence, la Cour donne l'avis repris à lapage 102 ci-dessus.

Demandes de l'Afrique du Sud tendant à fournir desrenseignements complémentaires sur les faits et con-cernant l'organisation d'un plébiscite (paragra-phes 128 à 132 de l'avis consultatif)Le Gouvernement sud-africain a exprimé le désir de

fournir à la Cour des renseignements de fait supplémen-taires touchant les buts et les objectifs de sa politique dedéveloppement séparé. Il soutient en effet que, pourétablir l'existence d'une violation des obligations inter-nationales fondamentales imposées par le mandat, ilfaudrait prouver que l'Afrique du Sud n'a pas exercéses pouvoirs en vue d'accroître le bien-être et le progrèsdes habitants. La Cour estime qu'il n'est nul besoin depreuves sur les faits pour dire si la politique à'apartheiden Namibie est conforme aux obligations internatio-nales de l'Afrique du Sud. Il n'est pas contesté que lapolitique officielle du Gouvernement sud-africain enNamibie tend à une séparation physique complète desraces et des groupes ethniques. Cela impose des dis-tinctions, exclusions, restrictions et limitations qui sontuniquement fondées sur la race, la couleur, l'ascen-dance ou l'origine nationale ou ethnique et qui cons-tituent un déni des droits fondamentaux de la personnehumaine. La Cour y voit une violation flagrante desbuts et des principes de la Charte des Nations Unies.

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Le Gouvernement sud-africain a également présentéune demande tendant à ce qu'un plébiscite soit organisédans le territoire de la Namibie sous la surveillanceconjointe de la Cour et du Gouvernement sud-africain.La Cour ayant conclu qu'un complément de preuven'était pas nécessaire, qu'il a été valablement mis fin aumandat, qu'en conséquence la présence de l'Afrique duSud en Namibie est illégale et que toutes les mesuresprises par elle au nom de la Namibie ou en ce qui laconcerne sont illégales et nulles, elle ne saurait retenircette proposition.

Par lettre du 14 mai 1971 aux représentants des Etatset organisations ayant participé à la procédure orale, lePrésident a fait connaître que la Cour avait décidé derejeter les deux demandes ci-dessus mentionnées.

Déclaration, opinions individuelles et dissidentesLe sous-paragraphe 1 du dispositif de l'avis consul-

tatif (illégalité de la présence sud-africaine en Nami-bie — voir page 102 ci-dessus) a été adopté par 13 voixcontre 2 et les sous-paragraphes 2 et 3 (non-reconnais-sance) par 11 voix contre 4.

Sir Gerald Fitzmaurice (opinion dissidente) consi-dère que le mandat n'a pas été valablement révoqué,que le mandataire reste soumis à ses obligations dans lamesure où leur mise en œuvre reste pratiquement possi-ble et que les Etats Membres des Nations Unies sont

tenus de respecter cette situation tant qu'elle n'aura pasété modifiée par des voies légales.

M. Gros (opinion dissidente) est en désaccord avec laCour en ce qui concerne la valeur juridique et les effetsde la résolution 2145 (XXI) de l'Assemblée générale,mais considère que l'Afrique du Sud devait accepter denégocier les conditions de la transformation du mandaten tutelle de l'ONU.

MM. Petrén et Onyeama (opinions individuelles) ontvoté pour le sous-paragraphe 1 du dispositif, mais con-tre les sous-paragraphes 2 et 3, qui leur semblent attri-buer une portée trop large aux effets de la non-recon-naissance.

M. Dillard (opinion individuelle) se rallie au dispositifet présente au sujet du sous-paragraphe 2 quelquesobservations qui constituent surtout des invitations à laprudence.

En outre sir Gerald Fitzmaurice et MM. Gros, Pe-trén, Onyeama et Dillard contestent certaines des dé-cisions prises par la Cour quant à sa composition.

Le Président (déclaration) et MM. Padilla Ñervo etde Castro (opinions individuelles) acceptent intégra-lement le dispositif.

Le Vice-Président (opinion individuelle), tout en par-tageant les vues de l'avis de la Cour, considère que ledi spositif n'est pas suffisamment explicite et concluant.

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47. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES(ROYAUME-UNI C. ISLANDE) [MESURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du 17 août 1972

48. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES (RÉPUBLIQUEFÉDÉRALE D'ALLEMAGNE C. ISLANDE) [MESURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du 17 ¡août 1972

Dans deux ordonnances séparées, rendues le 17 août1972, par 14 voix contre une, la Cour a indiqué desmesures conservatoires dans les affaires de la compé-tence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c. Islandeet République fédérale d'Allemagne c. Islande).

** *

Affaire Royaume-Uni c. IslandeDans la première de ces deux ordonnances, la Cour a

indiqué à titre provisoire, en attendant son arrêt défi-nitif dans l'instance introduite le 14 avril 1972 par leGouvernement du Royaume-Uni contre le Gouverne-ment islandais, les mesures conservatoires suivantestendant à ce que :

a) Le Royaume-Uni et la République d'Islande veil-lent l'un et l'autre à éviter tout acte qui risquerait d'ag-graver ou d'étendre le différend dont la Cour est saisie;

b) Le Royaume-Uni et la République d'Islande veil-lent l'un et l'autre à éviter tout acte qui risquerait deporter atteinte au droit de l'autre Partie à obtenir l'exé-cution de tout arrêt que la Cour pourrait rendre sur lefonds de l'affaire;

c) La République d'Islande s'abstienne de toutemesure visant à appliquer le règlement du 14 juillet 1972aux navires immatriculés au Royaume-Uni et péchantdans les eaux avoisinant l'Islande au-delà de la zone depêche de 12 milles;

d) La République d'Islande s'abstienne d'appliquer,à rencontre des navires immatriculés au Royaume-Uni, de leurs équipages ou des autres personnes inté-ressées, des sanctions administratives, judiciaires ouautres ou toute autre mesure, pour le motif que cesnavires ou ces personnes auraient péché dans les eauxavoisinant l'Islande au-delà de la zone de pêche de12 milles;

e) Le Royaume-Uni veille à ce que les prises annuel-les des navires immatriculés sur son territoire ne dé-passent pas 170 000 tonnes métriques de poisson dansla zone maritime islandaise que le Conseil internationalpour l'exploration de la mer a définie comme région Va;

f) Le Gouvernement du Royaume-Uni communiqueau Gouvernement islandais et au Greffe de la Cour tous

renseignements utiles, les décisions publiées et lesarrangements adoptés en ce qui concerne le contrôle etla réglementation des prises de poisson dans la région.

La Cour a également indiqué que, à moins qu'ellen'ait auparavant rendu son arrêt définitif en l'affaire,elle réexaminerait la question en temps voulu, avant le15 août 1973, à la demande de l'une ou l'autre Partie envue de décider s'il y a lieu de maintenir ces mesures, deles modifier ou de les rapporter.Affaire République fédérale d'Allemagne c. Islande

Dans la seconde ordonnance, la Cour a indiqué à titreprovisoire, en attendant son arrêt définitif dans l'ins-tance introduite le 5 juin 1972 par la République fédéraled'Allemagne contre la République d'Islande, les mesu-res conservatoires suivantes tendant à ce que :

[Pour les points a, b, c, detf, la seconde ordonnancereprend mutatis mutandis les termes de la première; lepoint e est ainsi conçu :]

e) La République fédérale d'Allemagne veille à ceque les prises annuelles des navires immatriculés surson territoire ne dépassent pas 119 000 tonnes métri-ques de poisson dans la zone maritime islandaise que leConseil international pour l'exploration de la mer adéfinie comme région Va.

La Cour a également indiqué que, à moins qu'ellen'ait auparavant rendu son arrêt définitif en l'affaire,elle réexaminerait la question en temps voulu, avant le15 août 1973, à la demande de l'une ou l'autre Partie envue de décider s'il y a lieu de maintenir ces mesures, deles modifier ou de les rapporter.

Aux fins des deux ordonnances, la Cour était com-posée comme suit : sir Muhammad Zafrulla Khan,président; M. Ammoun, vice-président; sir Gerald Fitz-maurice, MM. Padilla Ñervo, Forster, Gros, Bengzon,Petrén, Lachs, Onyeama, Dillard, Ignacio-Pinto, deCastro, Morozov, Jiménez de Aréchaga, juges.

MM. Ammoun, Forster et Jiménez de Aréchaga ontjoint aux deux ordonnances une déclaration commune.

M. Padilla Ñervo a joint à l'une et l'autre ordonnancel'exposé de son opinion dissidente.

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49. AFFAIRE DE L'APPEL CONCERNANT LA COMPETENCEDU CONSEIL DE L'OACI

Arrêt du 18 août 1972

Dans son arrêt dans l'affaire de l'Appel concernant lacompétence du Conseil de l'OACI (Inde c. Pakistan), laCour, par 13 voix contre 3, a rejeté les objections duGouvernement pakistanais sur la question de sa com-pétence et dit qu'elle était compétente pour connaîtrede l'appel de l'Inde.

Par 14 voix contre 2, elle a décidé que le Conseil del'OACI est compétent pour connaître de la requête et dela plainte dont le Gouvernement pakistanais l'a saisi le3 mars 1971 et elle a rejeté en conséquence l'appelinterjeté devant elle par le Gouvernement indien contrela décision par laquelle le Conseil s'était déclaré com-pétent sur ces demandes.

Aux fins de l'affaire, la Cour était composée: commesuit : M. Ammoun, vice-président faisant fonction deprésident; sir Muhammad Zafrulla Khan, président;sir Gerald Fitzmaurice, MM. Padilla Ñervo, Forster,Gros, Bengzon, Petrén, Lachs, Onyeama, Dillard,Ignacio-Pinto, de Castro, Morozov, Jiménez de Aré-chaga, juges; M. Nagendra Singh, juge ad hoc.

Sir Muhammad Zafrulla Khan et M. Lachs oat joint àl'arrêt des déclarations.

MM. Petrén, Onyeama, Dillard, de Castro et Jiménezde Aréchaga y ont joint les exposés de leur opinionindividuelle.

MM. Morozov et Nagendra Singh y ont joint lesexposés de leur opinion dissidente.

Faits et thèses principales des parties (paragraphes 1à 12 de l'arrêt)Dans son arrêt, la Cour rappelle qu'elle n'a à s'oc-

cuper des faits se rattachant au fond du différend ou desthèses des parties à ce sujet que dans la mesure où ceséléments peuvent concerner la question purement ju-ridictionnelle qui seule a été portée devant elle.

En vertu de la Convention de Chicago de 1944 re-lative à l'aviation civile internationale et de l'Accord deChicago de 1944 relatif au transit des services aériensinternationaux, les aéronefs civils pakistanais avaientle droit de survoler le territoire indien. A l'occasiond'hostilités entre l'Inde et le Pakistan survenues en août1965, les survols ont été suspendus, mais en février1966 les Parties se sont mises d'accord pour leur repriseimmédiate sur la même base qu'avant le 1er août 1965.Le Pakistan interprète cet engagement comme signi-fiant que les survols devaient reprendre sur la base de laConvention de Chicago et de l'Accord de transit, maisl'Inde soutient que ces deux traités, suspendus pendantles hostilités, n'ont pas été remis en vigueur en tant quetels et que les survols ont repris sur la base d'un régimespécial les subordonnant à autorisation de l'Inde. Le

Pakistan nie qu'un tel régime ait jamais existé et sou-tient que les deux traités n'ont pas cessé d'être applica-bles depuis 1966.

Le 4 février 1971, à la suite d'un accident relatif audétournement d'un avion indien vers le Pakistan, l'Indea suspendu les survols de son territoire par les appareilscivils pakistanais. Le 3 mars 1971, le Pakistan, allé-guant que l'Inde avait violé les traités, a saisi le Conseilde l'OACI (Organisation de l'aviation civile interna-tionale) : a) d'une requête présentée en vertu de l'arti-cle 84 de la Convention de Chicago et de l'article II,section 2, de l'Accord de transit; b) d'une plainte pré-sentée en vertu de l'article II, section I, de l'Accord detransit. L'Inde ayant opposé des exceptions prélimi-naires d'incompétence, le Conseil s'est déclaré com-pétent par décisions du 29 juillet 1971. Le 30 août sui-vant, le Gouvernement indien a interjeté appel contreces décisions, invoquant comme source de son droit derecours et comme fondement de la compétence de laCour l'article 84 de la Convention de Chicago et l'arti-cle II, section 2, de l'Accord de transit (ci-après dénom-més les clauses juridictionnelles des traités).

Compétence de la Cour pour connaître de l'appel (pa-ragraphes 13 à 26 de l'arrêt)Le Pakistan soulève des objections quant à la com-

pétence de la Cour pour connaître de l'appel. L'Indefait observer que le Pakistan n'a pas soulevé ces objec-tions comme exceptions préliminaires en vertu de l'ar-ticle 62 du Règlement de la Cour, mais la Cour constatequ'elle doit toujours s'assurer de sa compétence et, s'ily a lieu, l'examiner d'office.

La thèse du Pakistan est tout d'abord que l'Inde estempêchée d'invoquer la compétence de la Cour parcequ'elle soutient, à propos du différend, que les traitésne sont pas en vigueur et parce qu'il en résulterait, sicela était exact, que leurs clauses juridictionnelles se-raient inapplicables. La Cour estime que la thèse duPakistan n'est pas fondée car : a) l'Inde ne dit pas queces traités multilatéraux ne sont plus en vigueur defaçon définitive mais dit qu'ils sont suspendus ou nesont pas appliqués en fait entre elle et le Pakistan; b) lasuspension purement unilatérale d'un traité ne peutsuffire à rendre inopérantes ses clauses juridiction-nelles; c) la compétence de la Cour ne saurait être régléepar des considérations de forclusion; d) les parties doi-vent être libres d'invoquer des clauses juridictionnellessans risquer de réduire à néant leur thèse au fond.

Le Pakistan soutient ensuite que les clauses juridic-tionnelles des traités prévoient un appel devant la Courcontre les décisions définitives du Conseil sur le fonddes différends et non contre ses décisions provisoi-res ou préliminaires. La Cour pense qu'une décisiondu Conseil sur sa compétence ne se range pas dansla même catégorie que des décisions procédurales ou

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interlocutoires portant sur la fixation de délais, la pro-duction de documents, etc. En effet : a) bien qu'unedécision sur la compétence ne tranche pas le fond mêmedu procès, c'est quand même une décision fondamen-tale qui peut régler l'affaire en y mettant fin; b) uneexception d'incompétence a notamment pour intérêtd'offrir à l'une des parties la possibilité d'éviter undébat sur le fond; c) il arrive souvent qu'une déci-sion sur la compétence comporte un certain examen dufond; d) les questions de compétence peuvent aussi êtreimportantes et complexes que celles qui se posent àpropos du fond; e) permettre à un organe internationalde connaître du fond d'un différend tant que sa com-pétence n'est pas établie serait contraire aux normesreconnues d'une bonne administration de la justice.

En ce qui concerne plus particulièrement sa plainteau Conseil de l'OACI, le Pakistan a fait valoir qu'elle sefonde sur l'article II, section 1, de l'Accord de transit(alors que la requête se fonde sur l'article 84 de laConvention de Chicago et sur l'article II, section 2, del'Accord de transit). Or les décisions prises par le Con-seil sur la base de l'article II, section 1, ne constituentpas matière à appel, car elles ne portent pas sur desactes illicites ou des violations des traités (comme lesdécisions prises en vertu des deux autres dispositionsci-dessus mentionnées), mais sur des mesures qui, touten étant licites, entraînent une injustice ou un pré-judice. La Cour constate qu'en l'espèce la plainte duPakistan ne concerne guère le genre de situation quel'article II, section I, vise surtout; en effet l'injus-tice et le préjudice invoqués dans cette plainte sontle résultat d'une mesure qui est taxée d'illicite parcequ'elle aurait violé les traités. Contenant exactementles mêmes griefs de violation des traités que la requête,la plainte peut lui être assimilée en ce qui concerne ledroit d'appel : toute autre solution pourrait conduire àdes situations paradoxales.

En résumé, les objections à la compétence de la Courfondées sur l'inapplicabilité des traités en tant que telsou surl'inapplicabilité de leurs clauses juridictionnellesne sauraient être retenues. La Cour est donc com-pétente en vertu de ces clauses et il est sans pertinenced'examiner les objections visant d'autres fondementspossibles de la compétence de la Cour.

Au surplus, puisque c'est la première fois qu'elle al'occasion de statuer sur un appel, la Cour observe que,en prévoyant un appel devant la Cour contre les dé-cisions du Conseil de l'OACI, les traités ont rendupossible un contrôle de la légalité de ces décisions par laCour et que, de ce point de vue, rien ne permet dedistinguer le contrôle de la compétence et celui du fond.

Compétence du Conseil de l'OACI pour connaître dufond de l'affaire (paragraphes 27 à 45 de l'arrêt)

En ce qui concerne le bien-fondé des décisions duConseil de l'OACI en date du 29 juillet 1971, il s'agit desavoir si l'affaire soumise au Conseil par le Pakistanimplique, aux termes des clauses juridictionnelles destraités, un désaccord à propos de l'interprétation oude l'application d'une ou plusieurs dispositions de cestraités. S'il en est ainsi, le Conseil est à première vuecompétent, que des données extérieures aux traitéspuissent aussi être invoquées ou non.

L'Inde s'efforce de montrer que le différend peut êtrerésolu sans référence aux traités et se situe donc en

dehors du champ de compétence du Conseil. Elle sou-tient que les traités n'ont jamais été remis en vigueurdepuis 1965 et qu'en tout cas elle était fondée à y mettrefin ou à en suspendre l'application à partir de 1971 enraison d'une violation substantielle commise par le Pa-kistan à l'occasion du détournement d'avion. L'Indeajoute que les clauses juridictionnelles des traités n'au-torisent le Conseil à connaître que des désaccords sur-venant à propos de l'interprétation ou de l'applicationde ces deux instruments, alors que la présente affairea trait à leur extinction ou à leur suspension. Bien queces thèses touchent manifestement au fond du diffé-rend, la Cour observe : a) que les notifications de l'Indede 1965 et 1971 paraissent avoir concerné les survolsplutôt que les traités eux-mêmes; b) qu'il ne semble pasque l'Inde ait jamais précisé quelles dispositions destraités auraient été violées; c) que lajustification qu'ellefournit pour avoir suspendu l'application des traités en1971 est tirée non pas de leurs dispositions mais d'unprincipe du droit international général ou du droit destraités. Au surplus on ne saurait admettre qu'une sim-ple assertion unilatérale de ces thèses, contestées par laPartie adverse, élimine la compétence du Conseil.

Passant à l'aspect positif de la question, la Courconstate que la demande du Pakistan révèle l'existenced'un désaccord à propos de l'interprétation ou de l'ap-plication des traités et que les moyens de défense del'Inde soulèvent aussi des problèmes d'interprétationou d'application de ces instruments. En premier lieu, lePakistan cite des dispositions précises des traités quel'Inde aurait violées en refusant les survols et l'Indeformule des griefs relatifs à une violation substantiellede la Convention qui aurait été commise par le Pakis-tan : pour vérifier le bien-fondé de ces accusationsréciproques, le Conseil serait inévitablement amené àinterpréter ou à appliquer les traités. En deuxième lieu,l'Inde soutient que les traités auraient été remplacés parun régime spécial, mais il paraît clair que les articles 82et 83 de la Convention de Chicago (relatifs à l'abroga-tion d'arrangements incompatibles et à l'enregistre-ment de nouveaux arrangements) entrent enjeu quandcertaines parties prétendent la remplacer totalement oupartiellement par un autre accord entre elles; tout ré-gime spécial ou tout désaccord au sujet de l'existenced'un pareil régime soulève donc des problèmes d'inter-prétation ou d'application de ces articles. En troisièmelieu, si l'Inde soutient — ce qui est le fondement mêmede son attitude — que les traités sont suspendus ouéteints entre elle et le Pakistan, ce dernier fait valoir quele problème est envisagé par les articles 89 et 95 de laConvention de Chicago et par les articles I et III del'Accord de transit; or les deux Parties ont donné desinterprétations divergentes de ces dispositions, qui por-tent sur l'état de guerre ou de crise nationale et sur ladénonciation des traités.

La Cour conclut que le Conseil est compétent enl'espèce et qu'elle n'a pas à définir l'étendue exacte decette compétence au-delà de ce qu'elle a indiqué.

L'Inde soutient encore, ce que le Pakistan conteste,que les décisions par lesquelles le Conseil s'est déclarécompétent en l'espèce ont été violées par des irré-gularités de procédure et que la Cour devrait en con-séquence les déclarer nulles et renvoyer le dossier auConseil pour qu'il statue de nouveau. La Cour con-sidère que les irrégularités alléguées, à les supposervérifiées, ne constituent pas une atteinte fondamentaleaux exigences d'une bonne procédure et que la com-

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pétence du Conseil est une question juridique objectivedont la réponse ne saurait dépendre de ce qui s'estpassé devant le Conseil.

Déclarations et opinions individuelles ou dissidentesMM. Morozov et Nagendra Singh (opinions dissiden-

tes) n'ont pu se rallier à la décision de la Cour sur lacompétence du Conseil de l'OACI.

Sir Muhammad Zafrulla Khan (déclaration) etMM. Petrén et Onyeama (opinions individuelles) n'ont

pu se rallier à la décision de la Cour relative à sa proprecompétence.

M. Jiménez de Aréchaga (opinion individuelle) s'estrallié au dispositif de l'arrêt, sans toutefois approuver laconclusion de la Cour quant à sa compétence pourstatuer en appel sur la décision du Conseil relative à laplainte du Pakistan.

MM. Lachs (déclaration), Dillard et de Castro (opi-nions individuelles) ont ajouté à l'arrêt des observa-tions complémentaires.

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50. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES(ROYAUME-UNI C. ISLANDE) [COMPÉTENCE DE LA COUR]

Arrêt du 2 février 1973

Dans son arrêt sur sa compétence en l'affaire dela compétence en matière de pêcheries (Royaume-Unic. Islande), la Cour, par 14 voix contre une, a dit qu'ellea compétence pour connaître de la requête déposée parle Royaume-Uni le 14 avril 1972 et statuer sur le fond dudifférend.

La Cour était composée comme suit : sir MuhammadZafrulla Khan, président, M. Ammoun, vice-président;sir Gerald Fitzmaurice, MM. Padilla Ñervo, Forster,Gros, Bengzon, Petrén, Lachs, Onyeama, Dillard,Ignacio-Pinto, de Castro, Morozov et Jiménez de Aré-chaga, juges.

Le Président a joint à l'arrêt une déclaration; sirGerald Fitzmaurice y a joint l'exposé de son opinionindividuelle et M. Padilla Ñervo l'exposé de son opi-nion dissidente.

Résumé de la procédure (paragraphes 1 à 12 de l'arrêt)Dans son arrêt, la Cour rappelle que, le 14 avril

1972, le Gouvernement du Royaume-Uni a introduitune instance contre l'Islande au sujet d'un différendportant sur l'extension jusqu'à 50 milles marins de lazone de compétence exclusive de l'Islande en matièrede pêcheries, extension à laquelle le Gouvernementislandais se proposait de procéder.

Par lettre du 29 mai 1972, le Ministre des affairesétrangères d'Islande a fait savoir que son gouverne-ment n'était pas disposé à attribuer compétence à laCour en l'espèce et ne désignerait pas d'agent. Parordonnances du 17 et du 18 août 1972., la Cour a indi-qué certaines mesures conservatoires sur demande duGouvernement du Royaume-Uni et elle a décidé que lespremières pièces écrites porteraient sur la question desa compétence pour connaître du différend. Le Gouver-nement du Royaume-Uni a déposé un mémoire et uneplaidoirie a été prononcée en son nom au cours d'uneaudience publique tenue le 5 janvier 1973. Le Gou-vernement islandais n'a déposé aucune pièce écrite etn'était pas représenté à l'audience.

La Cour constate qu'il est regrettable que ce gouver-nement ne se soit pas présenté pour exposer les objec-tions que lui inspirerait, d'après ce que l'on sait, lacompétence de la Cour pour connaître de la requête.Elle n'en doit pas moins, conformément à son Statut età sa jurisprudence constante, examiner la questiond'office; ce devoir est confirmé par l'Article 53 duStatut aux termes duquel, lorsqu'une des parties ne seprésente pas, la Cour doit s'assurer qu'elle a com-pétence avant de statuer sur le fond. Bien que le Gou-vernement islandais n'ait soumis à cet égard ni exposéde fait et de droit ni conclusions ni moyens de preuve, laCour examinera les objections qui pourraient, à son

avis, être soulevées contre sa propre compétence enl'affaire. Ce faisant, elle s'abstiendra non seulementd'exprimer une opinion sur le fond du différend maisaussi de se prononcer d'une manière qui pourrait pré-juger ou paraître préjuger toute décision qu'elle pour-rait rendre sur le fond.Clause compromissoire de l'échange de notes de 1961

(paragraphes 13 à 23 de l'arrêt)Pour établir la compétence de la Cour, le Gouver-

nement du Royaume-Uni s'est notamment fondé sur unéchange de notes qu'il a conclu le 11 mars 1961 avec leGouvernement islandais à la suite d'un précédent dif-férend relatif aux pêcheries. Aux termes de cet échangede notes, le Royaume-Uni s'engageait à reconnaître àl'Islande une zone de pêche exclusive s'étendant surune largeur de 12 milles et à en faire retirer en trois ansses navires de pêche. Venait ensuite une clause com-promissoire ainsi conçue :

"Le Gouvernement islandais continuera de s'em-ployer à mettre en œuvre la résolution de l'Althing¡Parlement] en date du 5 mai 1959 relative à l'élar-gissement de la juridiction sur le pêcheries autourde l'Islande mais notifiera six mois à l'avance auGouvernement du Royaume-Uni toute mesure en cesens; au cas où surgirait un différend en la matière, laquestion sera portée, à la demande de l'une ou l'autrepartie, devant la Cour internationale de Justice."La Cour relève qu'il ne fait pas de doute que le

Gouvernement du Royaume-Uni a exécuté les obliga-tions que pareil accord mettait à sa charge et que leGouvernement islandais lui a donné en 1971 le préavisprévu en cas de nouvel élargissement de sa compétenceen matière de pêcheries. Il n'est pas douteux non plusqu'un différend s'est élevé, qu'il a été soumis à la Courpar le Royaume-Uni et qu'à première vue il correspondexactement aux termes de la clause compromissoire.

Bien que le texte de cette clause soit suffisammentclair pour que l'on puisse se dispenser de recourir auxtravaux préparatoires, la Cour examine néanmoins lesnégociations qui ont abouti à l'échange de notes; ellesconfirment que l'intention des Parties était de donnerau Royaume-Uni, en échange de la reconnaissance dela limite de 12 milles et du retrait de ses navires depêche, des assurances réelles qui constituaient une con-dition sine qua non de l'accord et qui consistaient dansle droit de contester devant la Cour la validité de toutnouvel élargissement de la compétence de l'Islande enmatière de pêcheries au-delà de la limite de 12 milles.

Il en ressort que la Cour est compétente en l'espèce.

Validité et durée de l'échange de notes de 1961 (para-graphes 24 à 45 de l'arrêt)La Cour examine alors la question de savoir si,

comme on l'a soutenu, l'accord consacré par l'échange

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de notes de 1961 était nul dès l'origine ou a cessé d'êtreapplicable depuis lors.

Dans la lettre précitée du 29 mai 1972, le Ministre desaffaires étrangères d'Islande a dit que l'échange denotes de 1961 était intervenu "à un moment où la flottebritannique employait la force pour s'opposer à l'ap-plication de la limite de pêche de 12 milles". La Courconstate que l'accord a été négocié sur la base d'uneparfaite égalité et d'une pleine liberté de décision.

Dans la même lettre, le Ministre des affaires étran-gères d'Islande a déclaré qu'"on ne saurait considérercomme permanent un engagement de se soumettre aurèglement judiciaire"; or le Gouvernement islandaisavait fait savoir, dans un aide-mémoire du 31 août 1971,qu'à son avis la disposition sur le recours au règlementjudiciaire avait entièrement atteint son but et son objet.La Cour constate que la clause compromissoire necontenait aucune disposition expresse concernant sadurée. Le droit du Royaume-Uni de contester devant laCour toute prétention de l'Islande relative à un élargis-sement de sa zone de pêche était subordonné à l'affir-mation par l'Islande d'une telle prétention el devaitdurer aussi longtemps que l'Islande pourrait chercher àmettre en œuvre la résolution de l'Althing de 1959.

Dans une déclaration faite devant l'Althing le 9 no-vembre 1971, le Premier Ministre d'Islande a évoquécertains changements intervenus dans "l'opinion desjuristes sur la compétence en matière de pêcheries".L'argument paraît être que la clause compromissoireest le prix que l'Islande a payé pour que son cocon-

tractant admette à l'époque la limite de 12 milles; pa-reille limite étant généralement reconnue aujourd'hui,ce changement de circonstances d'ordre juridique libé-rerait l'Islande de son engagement. La Cour observeque, puisque cet Etat a retiré certains avantages desdispositions de l'accord déjà exécutées, il doit à sontour remplir les obligations lui incombant en contre-partie.

Dans la lettre et la déclaration qui viennent d'êtrementionnées, il était également fait état du "change-ment de circonstances résultant de l'exploitation tou-jours croissante des ressources de la pêche dans lesmers entourant l'Islande". Le droit international admeten effet que, si un changement fondamental des cir-constances qui ont incité les parties à accepter un traitétransforme radicalement la portée des obligations assu-mées, la partie lésée peut dans certaines conditions enprendre argument pour invoquer la caducité ou la sus-pension du traité. Toutefois il apparaît en l'espècequ'une grave divergence de vues existe entre les Partiessur le point de savoir si les progrès des techniques de lapêche ont entraîné dans les eaux entourant l'Islande deschangements d'un caractère fondamental ou vital pource pays. Cela ne saurait avoir d'intérêt qu'aux fins de ladécision relative au fond du différend. Au surplus on nesaurait dire que le changement de circonstances alléguépar l'Islande ait modifé la portée de l'obligation juridic-tionnelle qu'impose l'échange de notes de 1961. S'il sepose une question quant à la compétence de la Cour enraison d'une prétendue caducité de cette obligation,c'est à la Cour qu'il appartient d'en décider en vertu del'Article 36, paragraphe 6, de son Statut.

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51. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES(RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE D'ALLEMAGNE C. ISLANDE) [COMPÉTENCE DE LA COUR]

Arrêt du 2 février 1973

Dans son arrêt sur sa compétence en l'affaire de lacompétence en matière de pêcheries (République fédé-rale d'Allemagne c. Islande),

La Cour, par 14 voix contre une, a dit qu'elle acompétence pour connaître de la requête déposée par laRépublique fédérale d'Allemagne le 5 juin 1972 et sta-tuer sur le fond du différend.

La Cour était composée comme suit : sir MuhammadZafrulla Khan, président; M. Ammoun, vice-président;sir Gerald Fitzmaurice, MM. Padilla Ñervo, Forster,Gros, Bengzon, Petrén, Lachs, Onyeama, Dillard,Ignacio-Pinto, de Castro, Morozov et Jiménez de Aré-chaga, juges.

Le Président a joint à l'arrêt une déclaration; sirGerald Fitzmaurice y a joint l'exposé de son opinionindividuelle et M. Padilla Ñervo l'exposé de son opi-nion dissidente.

Résumé de la procédure (paragraphes 1 à 13 de l'arrêt)Dans son arrêt, la Cour rappelle que, le 5 juin 1972, le

Gouvernement de la République fédérale d'Allemagnea introduit une instance contre l'Islande au sujet d'undifférend portant sur l'extension jusqu'à 50 milles ma-rins de la zone de compétence exclusive de l'Islande enmatière de pêcheries, extension à laquelle le Gouver-nement islandais se proposait de procéder. Par lettre du27 juin 1972, le ministre des affaires étrangères d'Is-lande a fait savoir que son gouvernement n'était pasdisposé à attribuer compétence à la Cour en l'espèce etne désignerait pas d'agent. Par ordonnances du 17 au18 août 1972, la Cour a indiqué certaines mesures con-servatoires sur demande du Gouvernement de la Ré-publique fédérale et elle a décidé que les premièrespièces écrites porteraient sur la question de sa com-pétence pour connaître du différend. Le Gouvernementde la République fédérale a déposé un mémoire et leGouvernement islandais n'a déposé aucune pièceécrite.

Tenant compte de l'instance introduite par leRoyaume-Uni contre l'Islande le 14 avril 1972, ainsi quede sa composition en la présente affaire où siège un jugeayant la nationalité du Royaume-Uni, la Cour a décidé,par 8 voix contre 5, qu'en la présente phase relative à sacompétence les deux Parties faisaient cause communeau sens de l'Article 31, paragraphe 5, du Statut, ce qui ajustifié le rejet d'une demande de la République fédé-rale concernant la désignation d'un juge ad hoc.

Au cours d'une audience publique tenue le 8 janvier1973, la Cour a entendu une plaidoirie prononcée au

nom de la République fédérale mais le Gouvernementislandais n'était pas représenté.

Pour établir la compétence de la Cour, le Gouver-nement de la République fédérale s'est notammentfondé : a) sur un échange de notes qu'il a conclu le19 juillet 1961 avec le Gouvernement islandais à la suited'un précédent différend relatif aux pêcheries; et b) surune déclaration concernant son droit d'ester devant laCour qu'il a faite le 29 octobre 1971 conformément àune résolution du Conseil de sécurité du 15 octobre1946 et qu'il a déposée au Greffe de la Cour le 22 no-vembre 1971. Dans un télégramme du 28 juillet 1972,le Ministre des affaires étrangères d'Islande a relevéque le Gouvernement de la République fédérale n'avaitainsi accepté la compétence de la Cour qu'"après quele Gouvernement islandais eut notifié, dans son aide-mémoire du 31 août 1971, que la disposition prévoyantle recours au règlement judiciaire... avait entièrementatteint son but et son objet". La Cour constate que laforce obligatoire de l'échange de notes de 1961 n'aaucun rapport avec la date à laquelle la déclarationrequise par la résolution du Conseil de sécurité a étédéposée et que le Gouvernement de la République fé-dérale s'est conformé aux prescriptions de cette résolu-tion et de l'article 36 du Règlement de la Cour.

La Cour constate qu'il est regrettable que le Gouver-nement islandais ne se soit pas présenté pour exposerles objections que lui inspirerait, d'après ce que l'onsait, la compétence de la Cour pour connaître de larequête. Elle n'en doit pas moins, conformément à sonStatut et à sa jurisprudence constante, examiner laquestion d'office; ce devoir est confirmé par l'Article 53du Statut aux termes duquel, lorsqu'une des parties nese présente pas, la Cour doit s'assurer qu'elle a com-pétence avant de statuer sur le fond. Bien que le Gou-vernement islandais n'ait soumis à cet égard ni exposéde fait et de droit ni conclusions ni moyens de preuve, laCour examinera les objections qui pourraient, à sonavis, être soulevées contre sa propre compétence enl'affaire. Ce faisant, elle s'abstiendra non seulementd'exprimer une opinion sur le fond du différend, maisaussi de se prononcer d'une manière qui pourrait pré-juger ou paraître préjuger toute décision qu'elle pour-rait rendre sur le fond.

Clause compromissoire de l'échange de notes de 1961(paragraphes 13 à 23 de l'arrêt)Aux termes de l'échange de notes conclu en 1961, la

République fédérale s'engageait à reconnaître à l'Is-lande une zone de pêche exclusive s'étendant sur unelargeur de 12 milles et à en faire retirer ses navires depêche en moins de trois ans. Venait ensuite une clausecompromissoire ainsi conçue :

"Le Gouvernement islandais continuera de s'em-ployer à mettre en œuvre la résolution de l'Althing

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[Parlement] en date du 5 mai 1959 relative à l'élargis-sement de la juridiction sur les pêcheries autour del'Islande mais notifiera six mois à l'avance au Gou-vernement de la République fédérale d'Allemagnetoute mesure en ce sens; au cas où surgirait un dif-férend en la matière, la question sera portée, à lademande de l'une ou l'autre partie, devant la Courinternationale de Justice."La Cour relève qu'il ne fait pas de doute que le

Gouvernement de la République fédérale a exécuté lesobligations que pareil accord mettait à sa charge et quele Gouvernement islandais lui a donné en 1971 le préa-vis prévu en cas de nouvel élargissement de sa com-pétence en matière de pêcheries. Il n'est pas douteuxnon plus qu'un différend s'est élevé, qu'il a été soumis àla Cour par la République fédérale et qu'à première vueil correspond exactement aux termes de la clause com-promissoire.

Bien que le texte de cette clause soit suffisammentclair pour que l'on puisse se dispenser de recourir auxtravaux préparatoires, la Cour examine néanmoins lesnégociations qui ont abouti à l'échange de notes; ellesconfirment que l'intention des Parties était de donner àla République fédérale, en échange de la reconnais-sance de la limite de 12 milles et du retrait de ses naviresde pêche, les mêmes assurances que, quelques semai-nes auparavant, au Royaume-Uni, notamment le droitde contester devant la Cour la validité de tout nouvelélargissement de la compétence de l'Islande en matièrede pêcheries au-delà de la limite de 12 milles.

Il en ressort que la Cour est compétente en l'espèce.

Validité et durée de l'échange de notes de 1961 (para-graphes 24 à 45 de l'arrêt)La Cour examine alors la question de savoir si,

comme on l'a soutenu, l'accord consacré par l'échangede notes de 1961 était nul dès l'origine ou a ces;sé d'êtreapplicable depuis lors.

Dans la lettre précitée du 27 juin 1972, le Ministre desaffaires étrangères d'Islande a dit que l'échange denotes de 1961 était "intervenu dans des circonstancesextrêmement difficiles" et la République fédérale ainterprété cette affirmation comme laissant "entendreque c'est sous l'effet de quelque pression, et non de sonplein gré, que le Gouvernement islandais a acceptél'accord de 1961". La Cour constate que l'accord a éténégocié sur la base d'une parfaite égalité et d'une pleineliberté de décision.

Dans la même lettre, le Ministre des affaires étran-gères d'Islande a déclaré qu'"on ne saurait considérer

comme permanent un engagement de se soumettre aurèglement judiciaire"; or, ainsi qu'il est indiqué ci-des-sus, le Gouvernement islandais avait fait savoir, dansun aide-mémoire du 31 août 1971, qu'à son avis ladisposition sur le recours au règlement judiciaire avaitentièrement atteint son but et son objet. La Cour cons-tate que la clause compromissoire ne contenait aucunedisposition expresse concernant sa durée. Le droit de laRépublique fédérale de contester devant la Cour touteprétention de l'Islande relative à un élargissement desa zone de pêche était subordonné à l'affirmation parl'Islande d'une telle prétention et devait durer aussilongtemps que l'Islande pourrait chercher à mettre enœuvre la résolution de l'Althing de 1959.

Dans une déclaration faite devant l'Althing le 9 no-vembre 1971, le premier ministre d'Islande a évoquécertains changements intervenus dans "l'opinion desjuristes sur la compétence en matière de pêcheries".L'argument paraît être que la clause compromissoireest le prix que l'Islande a payé pour que son cocon-tractant admette à l'époque la limite de 12 milles; pa-reille limite étant généralement reconnue aujourd'hui,ce changement de circonstances d'ordre juridique libé-rerait l'Islande de son engagement. La Cour observeque, puisque cet Etat a retiré certains avantages desdispositions de l'accord déjà exécutées, il doit à sontour remplir les obligations lui incombant en contre-partie.

Dans la lettre et la déclaration qui viennent d'êtrementionnées, il était également fait état du "change-ment de circonstances résultant de l'exploitation tou-jours croissante des ressources de la pêche dans lesmers entourant l'Islande". Le droit international admeten effet que, si un changement fondamental des cir-constances qui ont incité les parties à accepter un traitétransforme radicalement la portée des obligations assu-mées, la partie lésée peut dans certaines conditionsen prendre argument pour invoquer la caducité ou lasuspension du traité. Toutefois il apparaît en l'espècequ'une divergence de vues existe entre les parties sur lepoint de savoir si des changements fondamentaux sontintervenus en ce qui concerne les techniques de pêchedans les eaux entourant l'Islande. Cela ne saurait avoird'intérêt qu'aux fins de la décision relative au fond dudifférend. Au surplus on ne saurait dire que le chan-gement de circonstances allégué par l'Islande ait modi-fié la portée de l'obligation juridictionnelle qu'imposel'échange de notes de 1961. S'il se pose une questionquant à la compétence de la Cour en raison d'une pré-tendue caducité de cette obligation, c'est à la Cour qu'ilappartient d'en décider en vertu de l'Article 36, para-graphe 6, de son Statut.

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52. AFFAIRE DES ESSAIS NUCLÉAIRES (AUSTRALIE C. FRANCE)[MESURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du 22 juin 1973

La Cour a rendu, par 8 voix contre 6, une ordonnancepar laquelle elle a indiqué à titre provisoire, en atten-dant son arrêt définitif dans l'affaire des Essais nu-cléaires (Australie c. France), les mesures conserva-toires suivantes tendant à ce que :

Le Gouvernement australien et le Gouvernementfrançais veillent l'un et l'autre à éviter tout acte quirisquerait d'aggraver ou d'étendre le différend dont laCour est saisie ou de porter atteinte au droit de l'autrePartie à obtenir l'exécution de tout arrêt que la Courpourrait rendre en l'affaire; et en particulier le Gouver-nement français s'abstienne de procéder à des essaisnucléaires provoquant le dépôt de retombées radioac-tives sur le territoire australien.

M. Lachs, président de la Cour, étant empêché desiéger pour raison de santé, c'est M. Ammoun, vice-président, qui a fait fonction de président en vertu del'Article 45 du Statut et qui a procédé à la lecture del'ordonnance. M. Dillard étant également absent pourcause de maladie, la composition de la Cour était lasuivante : M. Ammoun, vice-président faisant fonctionde président; MM. Forster, Gros, Bengzon, Petrén,Onyeama, Ignacio-Pinto, de Castro, Morozov, Jiménezde Aréchaga, sir Humphrey Waldock, MM. NagendraSingh et Ruda, juges; sirGarfield Barwick, juge ad/ioc.

Parmi les juges ayant voté pour l'indication de me-sures conservatoires, M. Jiménez de Aréchaga, sirHumphrey Waldock, M. Nagendra Singh et sir GarfieldBarwick ont joint à l'ordonnance des déclarations.Parmi les juges ayant voté contre, MM. Forster, Gros,Petrén et Ignacio-Pinto ont joint à l'ordonnance desopinions dissidentes.

Dans son ordonnance, la Cour rappelle que l'Aus-tralie a introduit le 9 mai 1973 une instance contre laFrance au sujet d'un différend portant sur des essaisd'armes nucléaires dans l'atmosphère auxquels leGouvernement français procéderait dans l'océan Paci-fique. Le Gouvernement australien a prié la Cour dedire et juger que la poursuite des essais atmosphériquesd'armes nucléaires dans l'océan Pacifique Sud n'est pascompatible avec les règles applicables du droit inter-national et d'ordonner au Gouvernement français de neplus faire de tels essais. Le même jour le Gouvernementaustralien a demandé à la Cour d'indiquer des mesuresconservatoires. Dans une lettre de l'ambassadeur de

France aux Pays-Bas remise par celui-ci au Greffier le16 mai, le Gouvernement français a fait savoir qu'ilestime que la Cour n'a manifestement pas compétenceen l'espèce et qu'il ne peut accepter sa juridiction, etqu'en conséquence le Gouvernement français n'avaitpas l'intention de désigner un agent et demandait àla Cour d'ordonner que l'affaire soit rayée de sonrôle. Joint à la lettre était un exposé des raisons pourlesquelles le Gouvernement français était parvenu à cesconclusions.

La Cour indique des mesures conservatoires sur labase de l'Article 41 de son Statut et en tenant comptenotamment des considérants suivants :

— Les éléments soumis à la Cour l'amènent à con-clure, au stade actuel de la procédure, que les disposi-tions invoquées par le demandeur en matière de com-pétence se présentent comme constituant prima facieune base sur laquelle la compétence de la Cour pourraitêtre fondée;

— On ne saurait supposer à priori que les demandesdu Gouvernement australien échappent complètementà la juridiction de la Cour ou que ce gouvernement nesoit pas en mesure d'établir à l'égard de ces demandesl'existence d'un intérêt juridique autorisant la Cour àaccueillir la requête;

— Aux fins de la présente procédure, il suffit de noterque les renseignements soumis à la Cour n'excluent pasqu'on puisse démontrer que le dépôt en territoireaustralien de substances radioactives provenant desessais cause un préjudice irréparable à l'Australie.

La Cour constate ensuite qu'elle ne peut faire droit,au stade actuel de la procédure, à la demande du Gou-vernement français tendant à ce que l'affaire soit rayéedu rôle. Toutefois la présente décision ne préjuge enrien la compétence de la Cour pour connaître du fond del'affaire ni aucune question relative à la recevabilitéde la requête ou au fond lui-même et elle laisse intactle droit du Gouvernement français de faire valoir sesmoyens en ces matières.

La Cour décide enfin que les pièces de procédureécrite porteront d'abord sur sa compétence pour con-naître du différend et sur la recevabilité de la requête etelle fixe au 21 septembre 1973 la date d'expiration dudélai pour le dépôt d'un mémoire du Gouvernementaustralien et au 21 décembre 1973 la date d'expirationdu délai pour le dépôt d'un contre-mémoire du Gouver-nement français.

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Page 125: DELA Cour internationale de Justice

53. AFFAIRE DES ESSAIS NUCLÉAIRES (NOUVELLE-ZÉLANDE C. FRANCE)[MESURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du 22 juin 1973

La Cour a rendu, par 8 voix contre 6, une ordonnancepar laquelle elle a indiqué à titre provisoire, <;n atten-dant son arrêt définitif dans l'affaire des Essais nu-cléaires (Nouvelle-Zélande c. France), les mesuresconservatoires suivantes tendant à ce que :

Le Gouvernement néo-zélandais et le Gouvernementfrançais veillent l'un et l'autre à éviter tout acte quirisquerait d'aggraver ou d'étendre le différend dont laCour est saisie ou de porter atteinte au droit de l'autrePartie à obtenir l'exécution de tout arrêt que la Courpourrait rendre en l'affaire; et en particulier le Gouver-nement français s'abstienne de procéder à des essaisnucléaires provoquant le dépôt de retombées radioac-tives sur le territoire de la Nouvelle-Zélande, des îlesCook, de l'île Nioué ou des îles Tokélaou.

M. Lachs, président de la Cour, étant empêché desiéger pour raison de santé, c'est M. Ammoun, vice-président, qui a fait fonction de président en vertu del'Article 45 du Statut et qui a procédé à la lecture del'ordonnance. M. Dillard étant également absent pourcause de maladie, la composition de la Cour était lasuivante : M. Ammoun, vice-président faisant fonctionde président; MM. Forster, Gros, Bengzon, Petrén,Onyeama, Ignacio-Pinto, de Castro, Morozov, Jiménezde Aréchaga, sir Humphrey Waldock, MM. NagendraSingh et Ruda, juges; sir Garfield Barwick, juge ad hoc.

Parmi les juges ayant voté pour l'indication de me-sures conservatoires, M. Jiménez de Aréchaga, sirHumphrey Waldock, M. Nagendra Singh et sir GarfieldBarwick ont joint à l'ordonnance des déclarations.Parmi les juges ayant voté contre, MM. Forster, Gros,Petrén, et Ignacio-Pinto ont joint à l'ordonnance desopinions dissidentes.

** *

Dans son ordonnance, la Cour rappelle que la Nou-velle-Zélande a introduit le 9 mai 1973 une instancecontre la France au sujet d'un différend concernant lalégalité des essais nucléaires réalisés en atmosphèredans la région du Pacifique Sud. Le Gouvernement néo-zélandais a prié la Cour de dire et juger que les essaisnucléaires provoquant des retombées radioactiveseffectués par le Gouvernement français dans la régiondu Pacifique Sud constituent une violation des droits dela Nouvelle-Zélande au regard du droit international etque ces droits seront enfreints par tout nouvel essai. Le14 mai, le Gouvernement néo-zélandais a demandé à laCour d'indiquer des mesures conservatoires. Dans une

lettre de l'ambassadeur de France aux Pays-Bas, re-mise par celui-ci au Greffier le 16 mai, le Gouvernementfrançais a fait savoir qu'il estime que la Cour n'a mani-festement pas compétence en l'espèce et qu'il ne peutaccepter sa juridiction, et qu'en conséquence le Gou-vernement français n'avait pas l'intention de désignerun agent et demandait à la Cour d'ordonner que l'affairesoit rayée de son rôle. Joint à la lettre était un exposédes raisons pour lesquelles le Gouvernement françaisétait parvenu à ces conclusions.

La Cour indique des mesures conservatoires sur labase de l'article 41 de son Statut et en tenant comptenotamment des considérants suivants :

— Les éléments soumis à la Cour l'amènent à con-clure, au stade actuel de la procédure, que les disposi-tions invoquées par le demandeur en matière de com-pétence se présentent comme constituant prima facieune base sur laquelle la compétence de la Cour pourraitêtre fondée;

— On ne saurait supposer à priori que les demandesdu Gouvernement néo-zélandais échappent complè-tement à la juridiction de la Cour ou que ce gouver-nement ne soit pas en mesure d'établir à l'égard de cesdemandes l'existence d'un intérêt juridique autorisantla Cour à accueillir la requête;

— Aux fins de la présente procédure, il suffit de noterque les renseignements soumis à la Cour n'excluent pasqu'on puisse démontrer que le dépôt en territoire néo-zélandais de substances radioactives provenant desessais cause un préjudice irréparable à la Nouvelle-Zélande.

La Cour constate ensuite qu'elle ne peut faire droit,au stade actuel de la procédure, à la demande du Gou-vernement français tendant à ce que l'affaire soit rayéedu rôle. Toutefois la présente décision ne préjuge enrien la compétence de la Cour pour connaître du fond del'affaire ni aucune question relative à la recevabilitéde la requête ou au fond lui-même et elle laisse intactle droit du Gouvernement français de faire valoir sesmoyens en ces matières.

La Cour décide enfin que les pièces de procédureécrite porteront d'abord sur sa compétence pour con-naître du différend et sur la recevabilité de la requête etelle fixe au 21 décembre 1973 la date d'expiration dudélai pour le dépôt d'un mémoire du Gouvernementnéo-zélandais et au 21 décembre 1973 la date d'expira-tion du délai pour le dépôt d'un contre-mémoire duGouvernement français.

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54. DEMANDE DE REFORMATION DU JUGEMENT N° 158DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF DES NATIONS UNIES

Avis consultatif du 12 juillet 1973

Une requête pour avis consultatif avait été soumiseà la Cour le 3 juillet 1972, par lettre du Secrétairegénéral des Nations Unies en date du 28 juin 1972, dansles termes suivants :

"Le Comité des demandes de réformation de ju-gements du Tribunal administratif a décidé que lademande de réformation du jugement n° 158 du Tri-bunal administratif, rendu à Genève le 28 avril 1972,reposait sur des bases sérieuses au sens de l'article 11du statut du Tribunal.

"En conséquence, le Comité prie la Cour interna-tionale de Justice de donner un avis consultatif sur lesquestions suivantes :

" 1 . Le Tribunal a-t-il omis d'exercer sa juridic-tion ainsi que le soutient le requérant dans sa de-mande présentée au Comité des demandes de ré-formation de jugements du Tribunal administratif(A/AC.86/R.59) ?

"2. Le Tribunal a-t-il commis, dans la procédure,une erreur essentielle qui a provoqué un mal-jugé,ainsi que le soutient le requérant dans sa de-mande présentée au Comité des demandes de ré-formation de jugements du Tribunal administratif(A/AC.86/R.59) ?"La Cour a décidé, par 10 voix contre 3, de donner

suite à la requête pour avis consultatif et elle a étéd'avis :

Concernant la question 1, par 9 voix contre 4, que leTribunal administratif n'a pas omis d'exercer sa juridic-tion ainsi que le soutient le requérant dans sa demandeprésentée au Comité des demandes de réformation dejugements du Tribunal administratif;

Concernant la question 2, par 10 voix contre 3, que leTribunal administratif n'a pas commis, dans la pro-cédure, une erreur essentielle qui a provoqué un mal-jugé, ainsi que le soutient le requérant dans sa demandeprésentée au Comité des demandes de réformation dejugements du Tribunal administratif.

Aux fins de l'affaire, la Cour était composée commesuit :

M. Lachs, président; M. Ammoun, vice-président;MM. Forster, Gros, Bengzon, Onyeama, Dillard, deCastro. Morozov, Jiménez de Aréchaga, sir HumphreyWaldock, MM. Nagendra Singh, Ruda, juges.

M. Lachs a joint à l'avis consultatif une déclaration,MM. Forster et Nagendra Singh y ont joint une déclara-tion commune, MM. Onyeama, Dillard et Jiménez deAréchaga des opinions individuelles et MM. Ammoun,Gros, de Castro et Morozov des opinions dissidentes.

MM. Petrén et Ignacio-Pinto n'ont pas pris part à laprocédure, ayant informé le Président, en vertu de l'Ar-

ticle 24 du Statut, qu'ils estimaient ne pas devoir yparticiper.

MM. Ammoun, Dillard et de Castro, bien qu'ayantpleinement pris part à la procédure et participé au vote,ont été empêchés, pour des raisons de santé, d'assisterà l'audience consacrée au prononcé de l'avis consul-tatif.

Faits et procédure (paragraphes 1 à 13 de l'avis consul-tatif)Dans son avis consultatif, la Cour rappelle que

M. Mohamed Fasla, fonctionnaire du Programme desNations Unies pour le développement (PNUD), étaittitulaire d'un contrat d'engagement de durée détermi-née, qui devait expirer le 31 décembre 1969. Son contratn'ayant pas été renouvelé, il s'est pourvu devant laCommission paritaire de recours, puis devant le Tri-bunal administratif des Nations Unies. Le Tribunal arendu un jugement n° 158 à Genève le 28 avril 1972. Le26 mai suivant, M. Fasla a contesté cette décision etdemandé au Comité des demandes de réformation dejugements du Tribunal administratif de prier la Cour dedonner un avis consultatif. C'est ce que le Comité adécidé de faire le 20 juin 1972.

En présentant sa requête pour avis consultatif, leComité a exercé un pouvoir que l'Assemblée géné-rale des Nations Unies lui avait conféré, par résolu-tion 957 (X) du 8 novembre 1955, en ajoutant au statutdu Tribunal administratif un nouvel article 11 quiénonce notamment :

" 1 . Si. . . la personne qui a été l'objet d'un ju-gement rendu par le Tribunal. .. conteste le jugementen alléguant que le Tribunal... n'a pas exercé sajuridiction... ou a commis, dans la procédure, uneerreur essentielle qui a provoqué un mal-jugé,...l'intéressé peut... demander par écrit au Comitécréé en vertu du paragraphe 4 du présent article deprier la Cour internationale de Justice de donner unavis consultatif sur la question.

" 2. . . . le Comité décide si cette demande reposesur des bases sérieuses. S'il en décide ainsi, il prie laCour de donner un avis consultatif et le Secrétairegénéral prend les dispositions voulues pour transmet-tre à la Cour l'opinion de la personne visée au para-graphe 1.

"3. . . . le Secrétaire général ou bien donne effet àl'avis de la Cour, ou bien prie le Tribunal de se réunirspécialement pour confirmer son jugement initial ourendre un nouveau jugement, conformément à l'avisde la Cour...

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Page 127: DELA Cour internationale de Justice

"4. Aux fins du présent article, il est créé unComité autorisé en vertu du paragraphe 2 de l'Arti-cle 96 de la Charte à demander des avis consultatif àla Cour. Le Comité est composé des Etats Membresreprésentés au Bureau de la dernière en date dessessions ordinaires de l'Assemblée générale..."Conformément à l'Article 65, paragraphe2, du Statut

de la Cour, le Secrétaire général de l'Organisation desNations Unies a transmis à la Cour le 29 aoûi: 1972 desdocuments pouvant servir à élucider la question. Con-formément à l'Article 66, paragraphe 2, du Statut de laCour, l'Organisation des Nations Unies et ses EtatsMembres ont été informés que la Cour était disposée àrecevoir des exposés écrits lui fournissant des ren-seignements sur la question posée. Dans le délai fixépar ordonnance du 14 juillet 1972 (C.I.J. Recueil 1972,p. 9), à savoir le 20 septembre 1972, l'Organisation desNations Unies a présenté un exposé écrit fait au nomdu Secrétaire général, ainsi que l'opinion de M. Faslatransmise à la Cour conformément à l'article 11, para-graphe 2, du statut du Tribunal administratif. Par lasuite M. Fasla aété admis àdéposer, par l'intermédiairedu Secrétaire général, une version corrigée de cetteopinion dans un délai venant à expiration le 5 décem-bre 1972. Le Président ayant fixé au 27 novembre 1972puis reporté au 31 janvier 1973 la date d'expiration dudélai dans lequel des observations écrites pouvaientêtre présentées conformément à l'Article 66. paragra-phe 4, du Statut de la Cour, des observations écrites ontété déposées au nom de l'Organisation des; NationsUnies, qui comprenaient des observations du Secré-taire général sur la version corrigée de l'opinion deM. Fasla ainsi que des observations de M. Fasla enréponse à l'exposé du Secrétaire général. L'Organisa-tion des Nations Unies et ses Etats Membres ont étéavisés le 6 octobre 1972 qu'il n'était pas envisagé detenir d'audiences publiques consacrées à des; exposésoraux; cela a été confirmé par décision de la Cour prisele 25 janvier 1973.Compétence de la Cour (paragraphes 14 à 40 de l'avis

consultatif)C'est la première fois que la Cour est saisie d'une

requête pour avis consultatif en application de la pro-cédure de réformation définie à l'article 11 du statut duTribunal administratif. En conséquence, quoique l'onn'ait pas soulevé dans les exposés et observationssoumis à la Cour les questions de savoir si elle a com-pétence pour rendre un avis consultatif et s'il est oppor-tun qu'elle le fasse, la Cour les examine tour à tour.

S agissant de la compétence, la Cour considère no-tamment les points de savoir si le Comité des deman-des de réformation doit être considéré comme un des"organes de l'Organisation" autorisés à demander desavis consultatifs en vertu de l'Article 96 de la Charte ets'il a une activité qui lui soit propre et permette deconsidérer qu'il puisse demander des avis consultatifssur des questions juridiques se posant dans le cadre deson activité, ainsi que le prescrit le même article. LaCour conclut que le Comité est un organe de l'Organisa-tion des Nations Unies dûment constitué en vertu desArticles 7 et 22 de la Charte et dûment autorisé, confor-mément à l'Article 96, paragraphe 2, de cet instrument,à demander à la Cour des avis consultatifs. Il e;n résulteque la Cour est compétente en vertu de l'Article 65 deson Statut pour connaître d'une requête pour avis con-sultatif présentée par le Comité dans le cadre de l'arti-cle 11 du statut du Tribunal administratif.

La Cour examine ensuite si certains aspects de laprocédure de réformation doivent l'inciter à refuser derépondre à la demande d'avis consultatif. Elle constateque rien dans la nature ni dans le mode de fonction-nement du Comité ne paraît rendre cette procédureincompatible avec les principes généraux applicables àune action en justice et elle écarte les objections fon-dées sur une inégalité inhérente qui existerait entre lefonctionnaire d'une part et le Secrétaire général et lesEtats Membres de l'autre. Tout en considérant que laprocédure de réformation n'est pas exempte de dif-ficultés, la Cour n'estime pas douteux que, dans lescirconstances de l'espèce, elle doit donner suite à larequête pour avis consultatif.

Portée des questions soumises à la Cour (paragra-phes 41 à 48 de l'avis consultatif)La Cour constate que les deux questions formulées

dans la requête pour avis consultatif sont expressémentlimitées aux motifs de contestation invoqués et auxthèses avancées par M. Fasla dans sa demande auComité. Les motifs dont il s'agit correspondent à deuxmotifs de contestation spécifiés à l'article 11 du statutdu Tribunal administratif, à savoir le non-exercice de lajuridiction et l'erreur essentielle dans la procédure.Une contestation d'une décision du Tribunal fondée surl'un ou l'autre de ces deux motifs ne peut être transfor-mée en une procédure contre le fond de la décision.

Le Tribunal administratif des Nations Unies a-t-il omisd'exercer sa juridiction ? (paragraphes 49 à 87 del'avis consultatif)Selon la Cour, le premier motif de contestation ne

vise que les cas où, soit sciemment soit par inadver-tance, le Tribunal administratif n'a pas exercé les pou-voirs juridictionnels qu'il détient et qui lui permet-tent de statuer à l'égard d'une affaire ou d'un élémentimportant d'une affaire.

A cet égard, la Cour rejette les thèses de M. Fasla,selon lesquelles le Tribunal administratif n'aurait pasexercé sa juridiction, parce qu'il n'aurait pas examinépleinement les demandes de M. Fasla visant l'obtentionde dommages-intérêts à raison du tort causé à sa réputa-tion et à son avenir professionnels et le remboursementdes dépens, et parce que le Tribunal aurait omis de fairerecalculer son taux de rémunération et de faire rectifieret compléter son dossier.

La Cour examine ensuite certaines thèses queM. Fasla n'a pas exposées pleinement dans sa demandeau Comité des demandes de réformation mais a déve-loppées dans son opinion transmise à la Cour et selonlesquelles les décisions relatives à son rappel et au non-renouvellement de son contrat auraient été fondées surdes motifs illicites constituant un abus de pouvoir. LaCour constate que, dans la requête qu'il avait adres-sée au Tribunal administratif, M. Fasla n'avait pas de-mandé l'annulation desdites décisions pour cause d'il-légalité ou de motivation illicite. On ne saurait l'accuserd'avoir omis d'exercer sa juridiction pour n'avoir pasordonné des mesures qui n'étaient pas indispensableset qu'aucune des parties ne l'avait prié d'ordonner.

Le Tribunal administratif des Nations Unies a-t-il com-mis, dans la procédure, une erreur essentielle quia provoqué un mal-jugé ? (paragraphes 88 à 100 del'avis consultatif)La Cour détermine d'abord le sens et la portée de la

notion d'erreur essentielle dans la procédure ayant

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Page 128: DELA Cour internationale de Justice

provoqué un mal-jugé. Dans les affaires dont connaît leTribunal administratif, l'idée de base est qu'un fonc-tionnaire a le droit fondamental d'exposer sa cause, soitoralement soit par écrit, et d'être assuré que le Tribunall'étudiera avant de statuer. Une erreur procédurale estessentielle et constitue un mal-jugé si elle aboutit àvioler ce droit et, en ce sens, empêche que justice soitfaite.

La Cour constate que M. Fasla rattache soit au non-exercice de la juridiction, soit à l'erreur essentielle dansla procédure, soit aux deux motifs à la fois des griefs quisont fondamentalement les mêmes et qui visent pour laplupart la manière dont le Tribunal a tranché au fond lesréclamations et non des erreurs de procédure au senspropre de l'expression. Le seul grief de M. Fasla con-cernant une erreur dans la procédure est celui suivantlequel les décisions du Tribunal administratif rejetant

ses demandes n'auraient pas été suffisamment moti-vées. Après avoir examiné ce grief, la Cour conclutque, eu égard à sa forme et à sa teneur, le jugementne contrevient pas aux exigences de la règle suivantlaquelle tout jugement du Tribunal administratif doiténoncer les raisons sur lesquelles il se fonde.

La Cour déclare enfin qu'elle n'a pas à se prononcersur une demande de M. Fasla relative au rembour-sement des dépens afférents à la procédure de réforma-tion. Elle se borne à noter que, dans les cas où le Comitédes demandes de réformation estime qu'une demanderepose sur des bases sérieuses, il n'est peut-être passouhaitable d'en faire supporter les frais au fonction-naire intéressé.

Par ces motifs, la Cour se prononce comme il a étéindiqué plus haut.

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56.

55. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES(ROYAUME-UNI C. ISLANDE) [MESURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du YX juillet 1973

AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES (RÉPUBLIQUEFÉDÉRALE D'ALLEMAGNE C. ISLANDE) [MESURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du 12 juillet 1973

Par deux ordonnances rendues le 12 juillet 1973, danschacune des deux affaires de la compétence en matièrede pêcheries (Royaume-Uni c. Islande et Républiquefédérale d'Allemagne c. Islande), la Cour a confirmé,par 11 voix contre 3, que, sous réserve du pouvoir derévocation ou de modification que l'article 61., paragra-phe 7, du Règlement de 1946 confère à la Cour, lesmesures conservatoires indiquées au paragraphe 1 dudispositif des ordonnances du 17 août 1972 resteront envigueur jusqu'à ce que la Cour ait rendu son arrêtdéfinitif dans chaque affaire.

Aux fins des deux ordonnances, la Cour était com-posée comme suit :

M. Lachs, président; M. Ammoun, vice-président;MM. Forster, Gros, Bengzon, Petrén, Ônyeama,Ignacio-Pinto, de Castro, Morozov, Jiménez de Aré-chaga, sir Humphrey Waldock, MM. Nagendra Singh,Ruda, juges.

M. Ignacio-Pinto a joint à chaque ordonnance unedéclaration et MM. Gros et Petrén y ont joint des opi-nions dissidentes, indiquant notamment qu'ils ont votécontre.

Dans les considérants de chaque ordonnance, laCour rappelle :

— Que des négociations ont eu lieu ou ont lieu entreles Etats intéressés afin de parvenir à un arrangementprovisoire en attendant le règlement définitif des dif-férends;

— Que les mesures conservatoires indiquées par laCour n'excluent pas que les gouvernements intéresséspuissent parvenir à un arrangement provisoire fondésur des chiffres prévoyant, pour les prises de poisson,des limitations autres que le maximum indiqué par laCour et sur des restrictions connexes concernant leszones interdites à la pêche, le nombre et le type desnavires autorisés et les modalités de contrôle des dis-positions convenues;

— Que la Cour, en attendant un arrêt définitif et enl'absence d'un tel arrangement provisoire, doit tou-jours se préoccuper de sauvegarder, par l'indicationde mesures conservatoires, les droits qu'elle pourraitéventuellement reconnaître dans cet arrêt à l'une oul'autre des parties.

Il convient de rappeler que, dans ses ordonnances du17 août 1972 rendues par 14 voix contre une, la Couravait, au paragraphe 1 du dispositif, indiqué des me-sures conservatoires tendant notamment à ce que lesparties veillent à éviter tout acte risquant d'aggraver oud'étendre les différends, à ce que l'Islande s'abstiennede toute mesure visant à appliquer aux navires imma-triculés au Royaume-Uni ou en République fédérale lenouveau règlement concernant la limite de sa zone decompétence exclusive sur les pêcheries et à ce que lesprises annuelles de poisson effectuées par lesdits navi-res dans la zone maritime islandaise ne dépassent pas170 000 et 119 000 tonnes métriques respectivement.Le dispositif des deux ordonnances contenait aussi unparagraphe 2 ainsi conçu :

"A moins qu'elle n'ait auparavant rendu son arrêtdéfinitif en l'affaire, la Cour réexaminera la questionen temps voulu, avant le 15 août 1973, à la demandede l'une ou l'autre partie en vue de décider s'il y a lieude maintenir ces mesures, de les modifier ou des lesrapporter." (communiqué de presse n° 72/16.)Le 2 février 1973, la Cour a rendu deux arrêts par

lesquels elle s'est déclarée compétente dans chacunedes deux afaires et, le 15 février 1973, elle a rendu deuxordonnances par lesquelles elle a fixé la date d'expira-tion des délais pour la procédure écrite sur le fond danschaque affaire (communiqués de presse n°s 73/4, 73/5<ït 73/7).

Le 22 juin 1973, l'agent du Royaume-Uni a prié laCour de confirmer que les mesures conservatoires res-teraient en vigueur jusqu'à ce que la Cour ait rendu sonarrêt définitif ou une nouvelle ordonnance, et l'agent dela République fédérale a prié la Cour de confirmerl'interprétation de son gouvernement selon laquellel'ordonnance du 17 août 1972 resterait en vigueur aprèsle 15 août 1973.

Par télégrammes du 2 juillet 1973, le Gouvernementislandais (dont on sait qu'il n'a pas désigné d'agent etn'a pas reconnu la compétence de la Cour) a présentédes observations sur ces demandes, protesté contre lemaintien en vigueur des mesures conservatoires, sou-tenu qu'il ne devrait pas être admis que des flottes depêche très mobiles menacent constamment de porteratteinte aux stocks de poisson et mettent en danger lemaintien en vie d'une économie fondée sur un élémentunique et conclu que la cristallisation de la situationdangereuse actuelle pourrait causer un préjudice irré-parable aux intérêts de la nation islandaise.

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57. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES(ROYAUME-UNI C. ISLANDE) [FOND]

Arrêt du 25 juillet 1974

Dans son arrêt sur le fond en l'affaire de la com-pétence en matière de pêcheries (Royaume-Uni c.Islande), la Cour, par 10 voix contre 4, a :

1) Dit que le règlement islandais de 1972 portantextension unilatérale des droits de pêche exclusifs del'Islande jusqu'à 50 milles marins à partir des lignes debase n'est pas opposable au Royaume-Uni;

2) Dit que l'Islande n'est pas en droit d'exclureunilatéralement les navires de pêche britanniques desrégions situées entre la limite des 12 milles et celle des50 milles, ni d'imposer unilatéralement des restrictionsà leur activité dans ces régions;

3) Dit que l'Islande et le Royaume-Uni ont l'obliga-tion mutuelle d'engager des négociations de bonne foipour aboutir à une solution équitable de leurs diver-gences;

4) Indiqué certains facteurs à prendre en considéra-tion dans ces négociations (droits préférentiels de l'Is-lande, droits établis du Royaume-Uni, intérêts d'autresEtats, conservation des ressources de la pêche, examenconcerté des mesures à prendre).

La Cour était composée comme suit : M. Lachs,président; MM. Forster, Gros, Bengzon, Petrén,Onyeama, Dillard, Ignacio-Pinto, de Castro, Moro-zov, Jiménez de Aréchaga, sir Humphrey Waldock,MM. Nagendra Singh et Ruda, juges.

Parmi les dix membres de la Cour ayant voté pourl'arrêt, le Président et M. Nagendra Singh y ont jointdes déclarations, MM. Forster, Bengzon, Jiménez deAréchaga, Nagendra Singh (déjà cité) et Ruda l'exposéde leur opinion individuelle collective et MM. Dillard,de Castro et sir Humphrey Waldock les exposés de leuropinion individuelle.

Des quatre juges ayant voté contre l'arrêt, M. Igna-cio-Pinto y a joint une déclaration et MM. Gros, Petrénet Onyeama les exposés de leur opinion dissidente.

Ces déclarations et opinions définissent la positionprise par les juges intéressés et en développent lesmotifs.

Procédure — Défaut de comparution d'une des parties(paragraphes 1 à 18 de l'arrêt)

Dans son arrêt, la Cour rappelle que l'instance a étéintroduite par le Royaume-Uni contre l'Islande le14 avril 1972. Sur demande du Royaume-Uni, la Cour aindiqué des mesures conservatoires par ordonnance du17 août 1972 et les a confirmées par ordonnance du12 juillet 1973. Par arrêt du 2 février 1973, elle s'estdéclarée compétente pour statuer sur le fond du dif-férend.

Dans ses conclusions finales, le Royaume-Uni a de-mandé à la Cour de dire et juger :

a) Que la prétention de l'Islande d'avoir droit à unezone de compétence exclusive sur les pêcheries jusqu'à50 milles marins à partir des lignes de base est sansfondement en droit international et n'est pas valable;

b) Que, vis-à-vis du Royaume-Uni, l'Islande n'estpas en droit d'établir unilatéralement une zone de com-pétence exclusive sur les pêcheries au-delà de la limitede 12 milles convenue dans un échange de notes de1961;

c) Que l'Islande n'est pas en droit d'exclure uni-latéralement les navires de pêche britanniques de larégion de la haute mer située au-delà de 12 milles nid'imposer unilatéralement des restrictions à leur acti-vité dans cette région;

d) Que l'Islande et le Royaume-Uni ont l'obligationd'examiner ensemble, soit bilatéralement soit de con-cert avec d'autres Etats intéressés, la nécessité d'ap-pliquer, pour des motifs de conservation, des restric-tions à l'activité de pêche dans ladite région de la hautemer et d'engager des négociations en vue d'instaurer unrégime garantissant notamment à l'Islande une situa-tion préférentielle conforme à sa position d'Etat spé-cialement tributaire de ses pêcheries.

L'Islande n'a pris part à aucune phase de l'instance.Par lettre du 29 mai 1972, elle a informé la Cour qu'elleconsidérait l'échange de notes de 1961 comme caduc;qu'à son avis la Cour ne pouvait trouver dans son Statutaucun fondement pour l'exercice de sa compétence etque, ses intérêts vitaux étant en jeu, elle n'était dis-posée à attribuer compétence à la Cour dans aucuneaffaire concernant l'étendue de ses pêcheries. Par lettredu 11 janvier 1974, l'Islande a dit qu'elle n'acceptaitaucun des faits énoncés, ni aucune des allégations outhèses juridiques présentées au nom du Royaume-Uni.

Le Royaume-Uni s'étant référé à l'Article 53 du Sta-tut, la Cour doit dire si les conclusions finales sontfondées en fait et en droit. Les faits que la Cour doitexaminer pour statuer sont attestés par des documentsdont l'exactitude ne semble pas soulever de doutes.Quant au droit, s'il est regrettable que l'Islande ne sesoit pas fait représenter, la Cour n'en est pas moinscensée constater le droit international, ce qui ressor-tit au domaine de sa connaissance judiciaire. Ayanttenu compte de la position juridique de chacune desParties et fait preuve d'une circonspection particulièreeu égard à l'absence du défendeur, elle se considèreen possession des éléments nécessaires pour se pro-noncer.Historique du différend — Compétence de la Cour

(paragraphes 19 à 48 de l'arrêt)La Cour rappelle qu'en 1948 le Parlement islandais

(Althing) a adopté une loi sur la conservation scien-

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tifique des pêcheries du plateau continental qui don-nait au Gouvernement le pouvoir d'établir des zonesde conservation intégralement réglementées et contrô-lées par l'Islande, dans la mesure compatible avec lesaccords conclus avec d'autres pays. Puis la Conventionanglo-danoise de 1901 fixant la limite du droit exclusifde pêche de l'Islande autour de ses côtes a été dénoncéepar l'Islande à dater de 1951, un nouveau règlementislandais de 1958 a porté cette limite à 12 milles marinset une résolution de PAlthing de 1959 a proclamé : "Ledroit de l'Islande sur toute la zone du plateau continen-tal doit être reconnu conformément à la politique con-sacrée par la loi de 1948." A la suite d'incidents et denégociations, l'Islande et le Royaume-Uni ont conclu le11 mars 1961 un échange de notes d'où il ressortaitnotamment que le Royaume-Uni n'élèverait plus d'ob-jection contre la limite de 12 milles; que l'Islande con-tinuerait de s'employer à mettre en œuvre la résolutionde 1959 relative à l'élargissement de la juridiction surles pêcheries mais notifierait six mois à l'avance auRoyaume-Uni toute mesure en ce sens; et que "au casoù surgirait un différend en la matière, la question seraitportée, à la demande de l'une ou l'autre partie, devantla Cour internationale de Justice".

En 1971, le Gouvernement islandais a annoncé quel'accord sur la compétence en matière de pêcheriesconclu avec le Royaume-Uni prendrait fin et que lalimite de la zone islandaise de pêche exclusive seraitportée à 50 milles. Par aide-mémoire du 24 février1972, cette intention a été notifiée officiellementau Royaume-Uni. Celui-ci a déclaré que l'échange denotes ne pouvait être dénoncé unilatéralement et qu'àson avis la mesure envisagée "n'aurait aucun fonde-ment en droit international". Le 14 juillet 1972, unnouveau règlement a porté la limite de pêche de l'Is-lande à 50 milles à dater du 1er septembre 1972 et ainterdit toute pêche aux navires étrangers à l'intérieurde cette limite. Son application a donné lieu, pendantque se déroulait la procédure devant la Cour et quel'Islande se refusait à reconnaître les décisions de celle-ci, à une série d'incidents et de négociations qui ontabouti le 13 novembre 1973 à un échange de notesconstituant un accord provisoire entre le Royaume-Uniet l'Islande. Valable deux ans, l'accord prévoit desarrangements temporaires "en attendant un règlementdu différend au fond et sans préjudice de la positionjuridique ni des droits de l'un ou l'autre gouvernement àcet égard".

La Cour estime que l'existence de ce dernier accordne doit pas l'inciter à ne pas statuer. En effet, on nepeut soutenir que les questions à elle soumises soientdevenues sans objet, puisque le différend subsiste. Parailleurs, s'il est en dehors des pouvoirs de la Cour dedire quel pourra être le droit entre les Parties à l'expira-tion de l'accord provisoire, cela ne saurait la déchargerde l'obligation de statuer sur la base du droit tel qu'ilexiste en ce moment. Enfin il ne faudrait pas décou-rager la conclusion, dans des différends futurs, d'arran-gements temporaires destinés à réduire les frictions.

Revenant à l'échange de notes de 1961, dont elle aconstaté dans son arrêt de 1973 qu'il est en vigueur, laCour souligne que ce serair. interpréter trop étroitementsa clause compromissoire (citée ci-dessus) que d'enconclure qu'elle n'a compétence que pour répondre paroui ou par non à la question de savoir si le règlementislandais de 1972 est conforme au droit international.Il semble évident que le différend entre les parties

englobe des désaccords quant à leurs droits respectifssur les ressources de la pêche et quant à la conservationde ces ressources. La Cour a le pouvoir de prendre enconsidération tous les éléments pertinents.Règles de droit international applicables (paragra-

phes 49 à 78 de l'arrêt)Lors de la première Conférence des Nations Unies

sur le droit de la mer (Genève, 1958) a été adoptée uneConvention sur la haute mer dont l'article 2 a posé leprincipe de la liberté de la haute mer, c'est-à-dire delibertés de navigation, de pêche, etc., "exercées partous les Etats en tenant raisonnablement compte del'intérêt que la liberté de la haute mer présente pour lesautres Etats".

Les questions de la largeur de la mer territoriale et del'étendue de la compétence de l'Etat riverain en matièrede pêcheries n'ont pu être réglées ni par la Conférencede 1958 ni par une deuxième Conférence tenue à Ge-nève en 1960. Cependant, par l'effet d'un assentimentgénéral apparu à cette deuxième Conférence, deux no-tions se sont depuis lors cristalllisées en droit cou-tumier : celle d'une zone de pêche entre la mer ter-ritoriale et la haute mer, à l'intérieur de laquelle l'Etatriverain peut prétendre à une compétence exclusive enmatière de pêcheries et dont il semble désormais géné-ralement accepté qu'elle va jusqu'à 12 milles; et celle dedroits de pêche préférentiels dans les eaux adjacentes àcette zone de pêche exclusive, en faveur de l'Etat rive-rain se trouvant dans une situation de dépendance spé-ciale à l'égard de ses pêcheries. La Cour n'ignore pasque, ces dernières années, un certain nombre d'Etatsont décidé d'élargir leur zone de pêche exclusive. Elleconnaît les efforts poursuivis actuellement sous lesauspices des Nations Unies en vue de faire avancer,lors d'une troisième Conférence sur le droit de la mer, lacodification et le développement progressif de cettebranche du droit. Elle n'ignore pas non plus les pro-positions et documents préparatoires soumis à cetteoccasion. Mais, en tant que tribunal, elle ne sauraitrendre de décision sub specie legisferendae ni énoncerle droit avant que le législateur l'ait édicté. Elle doittenir compte des règles actuelles du droit internationalet de l'échange de notes de 1961.

L'existence de droits de pêche préférentiels a étésoutenue pour la première fois par l'Islande à la Con-férence de Genève de 1958, qui s'est bornée à recom-mander que,

"lorsqu'il devient nécessaire, dans l'intérêt de laconservation, de limiter la prise totale d'un ou deplusieurs stocks de poisson dans une région de lahaute mer adjacente à la mer territoriale d'un Etatriverain, tous les autres Etats qui pratiquent la pêchedans cette région collaborent avec l'Etat riverain à lasolution équitable de cette situation, en établissantd'un commun accord des mesures qui reconnaîtronttous besoins prioritaires de l'Etat riverain résultantde sa dépendance à l'égard de la pêcherie en cause,compte tenu des intérêts des autres Etats".

A la Conférence de 1960, la même idée a trouvé sonexpression dans un amendement incorporé à une fortemajorité dans l'une des propositions concernant la zonede pêche. La pratique contemporaine des Etats montreque cette notion, de plus en plus largement acceptée,est mise en œuvre par la voie d'accords bilatéraux oumultilatéraux. En la présente espèce, où la zone depêche exclusive en deçà de 12 milles n'est pas en litige,

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le Royaume-Uni a expressément reconnu les droitspréférentiels de l'autre Partie dans les eaux contestéessituées au-delà. Il est hors de doute que l'Islande estexceptionnellement tributaire de ses pêcheries et il pa-raît bien que le moment est atteint où il devient essen-tiel de protéger des stocks de poisson aux fins d'uneexploitation rationnelle et économique.

Cependant la notion même de droits de pêche pré-férentiels en faveur des Etats riverains se trouvant dansune situation de dépendance spéciale implique que cesdroits bénéficient d'une certaine priorité mais non pasqu'ils puissent abolir les droits concurrents d'autresÉtats. Le fait que l'Islande soit fondée à revendiquerdes droits préférentiels ne suffit donc pas à justifier saprétention d'interdire unilatéralement toute pêche auxnavires britanniques au-delà de la limite de 12 millesconvenue en 1961.

Le Royaume-Uni a fait valoir que ses navires pèchentdans les eaux islandaises depuis des siècles, que depuisplus de cinquante ans leur activité est comparable à cequ'elle est aujourd'hui et que leur exclusion aurait desconséquences extrêmement graves. Il s'agit là aussi dela dépendance économique et des moyens de subsis-tance de collectivités entières. L'intérêt qui s'attache àla conservation des stocks de poisson est le même quepour l'Islande, laquelle a d'ailleurs admis l'existencedes intérêts historiques et spéciaux du Royaume-Uni ence qui concerne la pêche dans les eaux contestées. Sonrèglement de 1972 ne saurait donc être opposable auRoyaume-Uni : il méconnaît les droits établis de cetEtat, ainsi que l'échange de notes de 1961, et il viole leprincipe (Convention de 1958 sur la haute mer, art. 2)d'une prise en considération raisonnable des intérêtsdes autres Etats, y compris le Royaume-Uni.

Un règlement équitable du différend exige que soientconciliés les droits de pêche préférentiels de l'Islande etles droits de pêche traditionnels du Royaume-Uni, enessayant d'apprécier selon le moment le degré de dé-pendance respective des deux Etats à l'égard des pê-

cheries en cause et en tenant compte des droits d'autresEtats et des nécessités de la conservation. Il s'ensuitque l'Islande n'est fondée en droit ni à exclure unila-téralement les navires de pêche britanniques des zonesmaritimes situées au-delà de la limite de 12 milles con-venue en 1961 ni à imposer unilatéralement des restric-tions à leur activité. Mais cela ne signifie pas que leRoyaume-Uni n'ait envers l'Islande aucune obligationen ce qui concerne la pêche dans les eaux litigieusesentre 12 et 50 milles. Les deux parties ont l'obliga-tion de continuer à étudier la situation des ressour-ces de la pêche dans ces eaux et d'examiner ensemble,sur la base des renseignements disponibles, les mesu-res qu'imposent la conservation, le développement etl'exploitation équitable de ces ressources, en tenantcompte de tout accord international en vigueur ou àconclure.

La méthode la plus propre à résoudre le différend estde toute évidence de négocier en vue de circonscrire lesdroits et intérêts des Parties et de régler de façon équita-ble des questions comme la limitation des prises, l'at-tribution de parts ou les restrictions connexes. L'obli-gation de négocier découle de la nature même des droitsrespectifs des Parties et correspond aux dispositions dela Charte des Nations Unies concernant le règlementpacifique des différends. La Cour ne saurait admettreque l'intention commune des Parties ait été de ne pasnégocier tant que leur accord provisoire de 1973 res-terait en vigueur. Leur tâche sera de conduire les né-gociations dans un esprit tel que chacune d'elles doivede bonne foi tenir raisonnablement compte des droitsde l'autre, de la situation locale et des intérêts desautres Etats ayant dans la région des droits de pêchebien établis.

** *

Pour ces motifs, la Cour se prononce (par. 79 del'arrêt) comme il a été indiqué ci-dessus.

122

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58. AFFAIRE DE LA COMPÉTENCE EN MATIÈRE DE PÊCHERIES(RÉPUBLIQUE FÉDÉRALE D'ALLEMANGE C. ISLANDE) [FOND]

Arrêt du 25 juillet 1974

Dans l'arrêt sur le fond en l'affaire de la compétenceen matière de pêcheries (République fédérale d'Alle-magne c. Islande), la Cour, par 10 voix contre 4 a :

1) Dit que le règlement islandais de 1972 portantextension unilatérale des droits de pêche exclusifs del'Islande jusqu'à 50 milles marins à partir des lignes debase n'est pas opposable à la République fédérale d'Al-lemagne;

2) Dit que l'Islande n'est pas en droit d'exclureunilatéralement les navires de pêche de la Républiquefédérale des régions situées entre la limite des; 12 milleset celle des 50 milles, ni d'imposer unilatéralement desrestrictions à leur activité dans ces régions;

3) Dit que l'Islande et la République fédérale ontl'obligation mutuelle d'engager des négociations debonne foi pour aboutir à une solution équitable de leursdivergences;

4) Indiqué certains facteurs à prendre en considéra-tion dans ces négociations (droits préférentiels de l'Is-lande, droits établis de la République fédérale, inté-rêts d'autres Etats, conservation des ressources de lapêche, examen concerté des mesures à prendre);

5) Dit ne pas pouvoir donner suite à la conclusionde la République fédérale relative à une demande enréparation.

La Cour était composée comme suit : M. Lachs,président, MM. Forster, Gros, Bengzon, Petrén,Onyeama, Dillard, Ignacio-Pinto, de Castro, Moro-zov, Jiménez de Aréchaga, sir Humphrey Waldock,MM. Nagendra Singh et Ruda, juges.

Parmi les dix membres de la Cour ayant voté pourl'arrêt, le Président, M. Dillard et M. Nagendra Singhy ont joint des déclarations, MM. Forster, Bengzon,Jiménez de Aréchaga, Nagenda Singh (déjà cité) etRuda l'exposé de leur opinion individuelle collective etM. de Castro et sir Humphrey Waldock les exposés deleur opinion individuelle.

Des quatre juges ayant voté contre l'arrêt, M. Igna-cio-Pinto y a joint une déclaration et MM. Gros, Petrénet Onyeama les exposés de leur opinion dissidente.

Ces déclarations et opinions définissent la positionprise par les juges intéressés et en développent lesmotifs.

Procédure — Défaut de comparution de l'une des par-ties (paragraphes 1 à 19 de l'arrêt)Dans son arrêt, la Cour rappelle que l'instance a été

introduite par la République fédérale d'Allemagne con-tre l'Islande le 26 mai 1972. Sur demande de la Répu-blique fédérale, la Cour a indiqué des mesures con-

servatoires par ordonnance du 17 août 1972 et les aconfirmées par ordonnance du 12 juillet 1973. Par arrêtdu 2 février 1973, elle s'est déclarée compétente pourstatuer sur le fond du différend.

La Cour ne comptait sur le siège aucun juge de lanationalité de l'une ou l'autre partie. Par lettre du25 septembre 1973, la République fédérale a informé laCour que, l'Islande se refusant à prendre part à l'ins-tance et à se prévaloir de la faculté de désigner un jugead hoc, la République fédérale ne croyait pas devoirinsister pour en désigner un. Le 17 janvier 1974, la Coura décidé par 9 voix contre 5 de ne pas joindre l'affaire àcelle que le Royaume-Uni avait introduite de son côtécontre l'Islande. La Cour s'est ainsi prononcée parcequ'elle a considéré que, si les questions juridiquesessentielles semblaient identiques dans les deux affai-res, il existait des divergences quant à la position et auxconclusions des demandeurs et qu'une jonction auraitété contraire à leurs vœux.

Dans ses conclusions finales, la République fédéralea demandé à la Cour de dire et juger :

a) Que l'élargissement unilatéral par l'Islande de sazone de compétence exclusive sur les pêcheries jusqu'à50 milles marins à partir des lignes de base n'a aucunfondement en droit international à rencontre de la Ré-publique fédérale d'Allemagne;

b) Que le règlement islandais pris à cet effet ne doitfaire l'objet d'aucune mesure d'application à rencontrede la République fédérale, ni des navires qui y sontimmatriculés;

c) Que, si l'Islande établit que des mesures de con-servation des stocks de poisson sont nécessaires au-delà de la limite de 12 milles convenue dans un échangede notes de 1961, ces mesures ne peuvent être prisesqu'au moyen d'un accord conclu entre les Parties sur leplan bilatéral ou dans un cadre multilatéral, en tenantdûment compte de la dépendance spéciale de l'Islande àl'égard de la pêche et de l'activité de pêche tradition-nelle de la République fédérale dans les eaux dont ils'agit;

d) Que les actes des garde-côtes islandais visant àgêner les navires de pêche immatriculés dans la Répu-blique fédérale sont contraires au droit international etque l'Islande doit à ce titre réparation à la Républiquefédérale.

L'Islande n'a pris part à aucune phase de l'instance.Par lettre du 27 juin 1972, elle a informé la Cour qu'elleconsidérait l'échange de notes de 1961 comme caduc;qu'à son avis la Cour ne pouvait trouver dans son Statutaucun fondement pour l'exercice de sa compétence; etque, ses intérêts vitaux étant en jeu, elle n'était dis-posée à attribuer compétence à la Cour dans aucuneaffaire concernant l'étendue de ses pêcheries. Par lettre

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du 11 janvier 1974, l'Islande a dit qu'elle n'acceptaitaucun des faits énoncés, ni aucune des allégations outhèses juridiques présentées au nom de la Républiquefédérale.

Dans ces conditions, aux termes de l'Article 53 duStatut, la Cour doit dire si les conclusions finales dudemandeur sont fondées en fait et en droit. Les faits quela Cour doit examiner pour statuer sont attestés par desdocuments dont l'exactitude ne semble pas soulever dedoutes. Quant au droit, s'il est regrettable que l'Islandene se soit pas fait représenter, la Cour n'en est pasmoins censée constater le droit international, ce quiressortit au domaine de sa connaissance judiciaire.Ayant tenu compte de la position juridique de chacunedes Parties et fait preuve d'une circonspection par-ticulière eu égard à l'absence du défendeur, elle seconsidère en possession des éléments nécessaires pourse prononcer.

Historique du différend — Compétence de la Cour(paragraphes 20 à 40 de l'arrêt)La Cour rappelle qu'en 1948 le Parlement islandais

(Althing) a adopté une loi sur la conservation scien-tifique des pêcheries du plateau continental qui don-nait au Gouvernement le pouvoir d'établir des zonesde conservation intégralement réglementées et contrô-lées par l'Islande, dans la mesure compatible avec lesaccords conclus avec d'autres pays. En 1958 un règle-ment islandais a porté à 12 milles marins la limite dudroit exclusif de pêche de l'Islande autour de ses côteset en 1959 une résolution de 1'Althing a proclamé : "Ledroit de l'Islande sur toute la zone du plateau continen-tal doit être reconnu conformément à la politique con-sacrée par la loi de 1958. ' ' Après avoir refusé de recon-naître la validité du nouveau règlement, la Républiquefédérale a négocié avec l'Islande et conclu avec elle le19 juillet 1961 un échange de notes d'où il ressortaitnotamment que la République fédérale n'élèverait plusd'objection contre la limite de 12 milles; que l'Islandecontinuerait de s'employer à mettre en œuvre la résolu-tion de 1959 relative à l'élargissement de la juridictionsur les pêcheries mais notifierait six mois à l'avance à laRépublique fédérale toute mesure en ce sens; et que,"au cas où surgirait un différend en la matière, la ques-tion serait portée, à la demande de l'une ou l'autrepartie, devant la Cour internationale de Justice".

En 1971, le Gouvernement islandais a annoncé quel'accord sur la compétence en matière de pêcheriesconclu avec la République fédérale d'Allemagne pren-drait fin et que la limite de la zone islandaise de pêcheexclusive serait portée à 50 milles. Par aide-mémoiredu 24 février 1972, cette intention a été notifiée offi-ciellement à la République fédérale, qui a réponduqu'à son avis la mesure envisagée serait "incompatibleavec les règles générales du droit international" et quel'échange de notes ne pouvait être dénoncé unilatéra-lement. Le 14 juillet 1972, un nouveau règlement a portéla limite de pêche de l'Islande à 50 milles à dater du1er septembre 1972 et a interdit toute pêche aux naviresétrangers à l'intérieur de cette limite. Son application adonné lieu, pendant que se déroulait la procédure de-vant la Cour et que l'Islande se refusait à reconnaître lesdécisions de celle-ci, a des incidents et à des négocia-tions qui n'ont encore abouti à aucun accord.

La Cour, qui a constaté dans son arrêt de 1973 quel'échange de notes de 1961 est en vigueur, souligne quece serait interpréter trop étroitement sa clause com-

promissoire (citée ci-dessus) que d'en conclure que laCour n'a compétence que pour répondre par oui ou parnon à la question de savoir si le règlement islandaisde 1972 est conforme au droit international. Il sembleévident que le différend entre les Parties englobe desdésaccords quant à leurs droits respectifs sur les res-sources de la pêche et quant à la conservation de cesressources. La Cour a le pouvoir de prendre en con-sidération tous les éléments pertinents.Règles de droit international applicables (paragra-

phes 41 à 70 de l'arrêt)Lors de la première Conférence des Nations Unies

sur le droit de la mer (Genève, 1958) a été adoptée uneConvention sur la haute mer dont l'article 2 a posé leprincipe de la liberté de la haute mer, c'est-à-dire delibertés de navigation, de pêche, etc. (exercées par tousles Etats en tenant raisonnablement compte de l'intérêtque la liberté de la haute mer présente pour les autresEtats).

Les questions de la largeur de la mer territoriale et del'étendue de la compétence de l'Etat riverain en matièrede pêcheries n'ont pu être réglées ni par la Conférencede 1958 ni par une deuxième Conférence tenue à Ge-nève en 1960. Cependant, par l'effet d'un assentimentgénéral apparu à cette deuxième Conférence, deux no-tions se sont depuis lors cristallisées en droit coutu-mier : celle d'une zone de pêche entre la mer territorialeet la haute mer, à l'intérieur de laquelle l'Etat riverainpeut prétendre à une compétence exclusive en matièrede pêcheries et dont il semble désormais généralementaccepté qu'elle vajusqu'à 12 milles; et celle de droits depêche préférentiels dans les eaux adjacentes à cette*zone de pêche exclusive, en faveur de l'Etat riverainse trouvant dans une situation de dépendance spécialeà l'égard de ses pêcheries. La Cour n'ignore pas que,ces dernières années, un certain nombre d'Etats ontdécidé d'élargir leur zone de pêche exclusive. Elle con-naît les efforts poursuivis actuellement sous les auspi-ces des Nations Unies en vue de faire avancer, lorsd'une troisième Conférence sur le droit de la mer, lacodification et le développement progressif de cettebranche du droit. Elle n'ignore pas non plus les pro-positions et documents préparatoires soumis à cetteoccasion. Mais, en tant que tribunal, elle ne sauraitrendre de décision sub specie legisferendae ni énoncerle droit avant que le législateur l'ait édicté. Elle doittenir compte des règles actuelles du droit internationalet de l'échange de notes de 1961.

L'existence de droits de pêche préférentiels a étésoutenue pour la première fois par l'Islande à la Con-férence de Genève de 1958, qui s'est bornée à recom-mander que

"lorsqu'il devient nécessaire, dans l'intérêt de laconservation, de limiter la prise totale d'un ou deplusieurs stocks de poisson dans une région de lahaute mer adjacente à la mer territoriale d'un Etatriverain, tous les autres Etats qui pratiquent la pêchedans cette région collaborent avec l'Etat riverain à lasolution équitable de cette situation, en établissantd'un commun accord des mesures qui reconnaîtronttous besoins prioritaires de l'Etat riverain résultantde sa dépendance à l'égard de la pêcherie en cause,compte tenu des intérêts des autres Etats".

A la Conférence de 1960, la même idée a trouvé sonexpression dans un amendement incorporé à une forte

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majorité dans l'une des propositions concernant la zonede pèche. La pratique contemporaine des Etats montreque cette notion, de plus en plus largement acceptée,est mise en œuvre par la voie d'accords bilatéraux oumultilatéraux. En la présente espèce, où la zone depêche exclusive en deçà de 12 milles n'est pas en li-tige, la République fédérale a expressément reconnu lesdroits préférentiels de l'autre Partie dans les eaux con-testées situées au-delà. L'importance particulière queprésente la pêche côtière pour l'économie islandaise nefait aucun doute et il paraît bien que le moment estatteint où il devient essentiel de protéger des ¡stocks depoisson aux fins d'une exploitation rationnelle et éco-nomique.

Cependant la notion même de droits de pêche pré-férentiels en faveur des Etats riverains se trouvant dansune situation de dépendance spéciale implique que cesdroits bénéficient d'une certaine priorité mai:» non pasqu'ils puissent abolir les droits concurrents d'autresEtats. Le fait que l'Islande soit fondée à revendiquerdes droits préférentiels ne suffit donc pas à justifier saprétention d'interdire unilatéralement toute pêche auxnavires de la République fédérale au-delà de la limite de12 milles convenue en 1961.

La République fédérale d'Allemagne a fait valoir queses navires pèchent dans les eaux islandaises depuis lafin du siècle dernier et que la perte de ces fonds depêche aurait des incidences économiques appréciables.Il s'agit là aussi de la dépendance économique et desmoyens de subsistance de collectivités entières. L'in-térêt qui s'attache à la conservation des stocks de pois-son est le même que pour l'Islande, laquelle a d'ailleursadmis l'existence des intérêts historiques et spéciauxde la République fédérale pour ce qui est de la pêchedans les eaux contestées. Son règlement de 1972 nesaurait donc être opposable à la République fédérale :il méconnaît les droits établis de cet Etat, ainsi quel'échange de notes de 1961, et il viole le principe (Con-vention de 1958 sur la haute mer, art. 2) d'une prise enconsidération raisonnable des intérêts des autres Etats,y compris la République fédérale.

Un règlement équitable du différend exige «que soientconciliés les droits de pêche préférentiels de: l'Islandeet les droits de pêche traditionnels de la Républiquefédérale d'Allemagne, en essayant d'apprécier selon lemoment le degré de dépendance respective des deuxEtats à l'égard des pêcheries en cause et en tenantcompte des droits d'autres Etats et des nécessités de laconservation. Il s'ensuit que l'Islande n'est fondée endroit ni à exclure unilatéralement les navires de pêchede la République fédérale des zones maritimes situées

au-delà de la limite de 12 milles convenue en 1961, ni àimposer unilatéralement des restrictions à leur activité.Mais cela ne signifie pas que la République fédéralen'ait envers l'Islande aucune obligation en ce qui con-cerne la pêche dans les eaux litigieuses entre 12 et50 milles. Les deux Parties ont l'obligation de continuerà étudier la situation des ressources de la pêche dansces eaux et d'examiner ensemble, sur la base des ren-seignements disponibles, les mesures qu'imposent laconservation, le développement et l'exploitation équi-table de ces ressources, en tenant compte de toutaccord international en vigueur ou à conclure.

La méthode la plus propre à résoudre le différend estde toute évidence de négocier en vue de circonscrire lesdroits et intérêts des Parties et de régler de façon équita-ble des questions comme la limitation des prises, l'at-tribution de parts ou les restrictions connexes. L'obli-gation de négocier découle de la nature même des droitsrespectifs des Parties et correspond aux dispositions dela Charte des Nations Unies concernant le règlementpacifique des différends. La tâche des Parties sera deconduire leurs négociations dans un esprit tel que cha-cune d'elles doive de bonne foi tenir raisonnablementcompte des droits de l'autre, de la situation locale et desintérêts des autres Etats ayant dans la région des droitsde pêche bien établis.

Les mesures conservatoires indiquées par ordon-nance du 17 août 1972 cesseront d'avoir effet à compterde la date de l'arrêt, mais les Parties ne seront pas librespour autant de poursuivre sans restriction leur activitéde pêche dans les eaux litigieuses. Elles auront l'obliga-tion de tenir raisonnablement compte de leurs droitsréciproques et des nécessités de la conservation jusqu'àl'issue des négociations.Demande en réparation (paragraphes 71 à 76 de l'arrêt)

La quatrième conclusion de la République fédéraled'Allemagne (voir ci-dessus) vise à une réparation desactes de harcèlement que les garde-côtes islandaisauraient commis contre ses navires de pêche. Décou-lant directement de la question qui fait l'objet de larequête, cette conclusion relève de la compétence dela Cour. Toutefois elle est présentée sous une formeabstraite et la Cour ne saurait formuler une constatationgénérale de responsabilité sur une question au sujet delaquelle elle ne possède que des renseignements limitéset des preuves insuffisantes.

** *

Par ces motifs, la Cour se prononce (par. 77 de l'ar-rêt) comme il a été indiqué ci-dessus.

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59. AFFAIRE DES ESSAIS NUCLÉAIRES (AUSTRALIE C. FRANCE)

Arrêt du 20 décembre 1974

Dans son arrêt en l'affaire des essais nucléaires(Australie c. France), la Cour, par 9 voix contre 6, a ditque la demande de l'Australie était désormais sansobjet et qu'il n'y avait dès lors pas lieu à statuer.

Dans son arrêt, la Cour a motivé ce prononcé notam-ment par les considérations suivantes : avant même lesquestions de compétence et de recevabilité, la Courdoit examiner la question essentiellement préliminairede l'existence du différend et analyser la demande quilui a été présentée (par. 22 à 24 de l'arrêt); l'ins-tance introduite devant la Cour le 9 mai 1973 vise lesessais d'armes nucléaires effectués en atmosphère parla France dans le Pacifique Sud (par. 16 de l'arrêt);l'Australie a eu pour objectif initial et conserve pourobjectif ultime la cessation desdits essais (par. 25 à 30de l'arrêt); par plusieurs déclarations publiques faitesen 1974, la France a annoncé son intention de cesser deprocéder à des essais atmosphériques une fois terminéela campagne de 1974 (par. 32 à 41 de l'arrêt); la Courconstate que l'objectif de l'Australie a été effective-ment atteint du fait que la France a pris l'engagement dene plus procéder à des essais nucléaires en atmosphèredans le Pacifique Sud (par. 47 à 52 de l'arrêt); le dif-férend ayant ainsi disparu, la demande n'a plus d'objetet il n'y a rien à juger (par. 55 à 59 de l'arrêt.

Au prononcé de l'arrêt, l'ordonnance du 22 juin 1973portant indication de mesures conservatoires a cessé de

produire ses effets et ces mesures conservatoires ontpris fin (par. 61 de l'arrêt).

Aux fins de l'arrêt, la Cour était composée commesuit : M. Lachs, président; MM. Forster, Gros, Beng-zon, Petrén, Onyeama, Dillard, Ignacio-Pinto, de Cas-tro, Morozov, Jiménez de Aréchaga, sir HumphreyWaldock, MM. Nagendra Singh, Ruda, juges; sir Gar-field Barwick, juge ad hoc.

Le Président a joint à l'arrêt une déclaration etMM. Bengzon, Onyeama, Dillard, Jiménez de Aré-chaga et sir Humphrey Waldock y ont joint une déclara-tion commune.

Parmi les 9 membres de la Cour ayant voté pour ladécision, MM. Forster, Gros, Petrén et Ignacio-Pintoont joint les exposés de leur opinion individuelle.

Des 6 juges ayant voté contre la décision,MM. Onyeama, Dillard, Jiménez de Aréchaga et sirHumphrey Waldock ont joint l'exposé de leur opiniondissidente commune et M. de Castro et sir GarfieldBarwick les exposés de leur opinion dissidente.

Ces opinions définissent la position prise par les jugesintéressés et en développent les motifs.

(Voir également résumé suivant pour une analysesupplémentaire.)

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60. AFFAIRE DES ESSAIS NUCLÉAIRES (NOUVELLE-ZÉLANDE C. FRANCE)

Arrêt du 20 décembre 1974

Dans son arrêt en l'affaire des essais nucléaires(Nouvelle-Zélande c. France), la Cour, par 9 voix con-tre 6, a dit que la demande de la Nouvelle-Zélande étaitdésormais sans objet et qu'il n'y avait dès lors pas lieu àstatuer.

Dans son arrêt, la Cour a motivé ce prononcé notam-ment par les considérations suivantes : avant même lesquestions de compétence et de recevabilité, la Courdoit examiner la question essentiellement préliminairede l'existence du différend et analyser la demande quilui a été présentée (par. 22 à 24 de l'arrêt); Finstanceintroduite devant la Cour le 9 mai 1973 vise la légalitédes essais d'armes nucléaires effectués en atmosphèrepar la France dans le Pacifique Sud (par. 16 de l'arrêt);la Nouvelle-Zélande a eu pour objectif initial et con-serve pour objectif ultime la cessation desdits essais(par. 25 à 31 de l'arrêt); par plusieurs déclarations pu-bliques faites en 1974, la France a annoncé son inten-tion de cesser de procéder à des essais atmosphériquesune fois terminée la campagne de 1974 (par. 33 à 44 del'arrêt); la Cour constate que l'objectif de la Nouvelle-Zélande a été effectivement atteint du fait que la Francea pris l'engagement de ne plus procéder à des essaisnucléaires en atmosphère dans le Pacifique Sud (par. 50à 55 de l'arrêt); le différend ayant ainsi disparu, lademande n'a plus d'objet et il n'y a rien àjuger (par. 58à 62 de l'arrêt).

Au prononcé de l'arrêt, l'ordonnance du 22 juin 1973portant indication de mesures conservatoires a cessé deproduire ses effets et ces mesures conservatoires ontpris fin (par. 64 de l'arrêt).

Aux fins de l'arrêt, la Cour était composée commesuit : M. Lachs, président; MM. Forster, Gros, Beng-zon, Petrén, Onyeama, Dillard, Ignacio-Pinto, de Cas-tro. Morozov, Jiménez de Aréchaga, sir HumphreyWaldock, MM. Nagendra Singh, Ruda, juge:î; sir Gar-field Barwick, juge ad hoc.

Parmi les 9 membres de la Cour ayant voté pour ladécision, MM. Forster, Gros, Petrén et Ignacio-Pintoont joint les exposés de leur opinion individuelle.

Des 6 juges ayant voté contre la décision,MM. Onyeama, Dillard, Jiménez de Aréchaga et sirHumphrey Waldock ont joint l'exposé de leur opiniondissidente commune et M. de Castro et sir GarfieldBarwick les exposés de leur opinion dissidente.

Ces opinions définissent la position prise ps.r les jugesintéressés et en développent les motifs.

La Cour a également, le 20 décembre 1974, rendudeux ordonnances concernant les requêtes à fin d'in-

tervention présentées par le Gouvernement de Fidjiclans chacune des deux affaires des essais nucléaires(Australie c. France; Nouvelle-Zélande c. France).

Dans ces ordonnances, qui n'ont pas été lues enaudience publique, la Cour a constaté qu'en raison desarrêts lesdites requêtes tombaient et qu'il n'y avait plusaucune suite à leur donner. Ces ordonnances ont étérendues à l'unanimité, dans la même composition quepour les deux arrêts. MM. Gros, Onyeama, Jiménez deAréchaga et sir Garfield Barwick y ont joint des dé-clarations; M. Dillard et sir Humphrey Waldock y ontjoint une déclaration commune.

Bien que la Cour ait rendu un arrêt distinct pourchacune des deux affaires, des essais nucléaires men-tionnées ci-dessus, on trouvera ci-après une analyse deces arrêts valable pour l'un ou l'autre.

Procédure (paragraphes 1 à 20 de chaque arrêt)

Dans son arrêt, la Cour rappelle que, le 9 mai 1973, ledemandeur a introduit une instance contre la France ausujet d'essais d'armes nucléaires effectués en atmo-sphère par la France dans le Pacifique Sud. Pour établirla compétence de la Cour, la requête invoquait l'Actegénéral pour le règlement pacifique des différends inter-nationaux conclu à Genève en 1928 et les Articles 36et 37 du Statut de la Cour. Par lettre du 16 mai 1973, laFrance a fait savoir qu'elle estimait que la Cour n'avaitmanifestement pas compétence en l'espèce, qu'elle nepouvait accepter sa juridiction et qu'elle lui demandaitde rayer l'affaire du rôle.

Le demandeur ayant prié la Cour d'indiquer des me-sures conservatoires, celle-ci a indiqué, par ordon-nance du 22 juin 1973, des mesures tendant notammentà ce qu'en attendant l'arrêt définitif la France s'abs-tienne de procéder à des essais nucléaires provoquantte dépôt de retombées radioactives sur le territoire dudemandeur. Par diverses communications, le deman-deur a informé la Cour que de nouvelles séries d'essaisen atmosphère avaient eu lieu en juillet-août 1973 et enjuin-septembre 1974.

Par la même ordonnance du 22 juin 1973, la Cour,considérant qu'il était nécessaire de régler en premierlieu les questions relatives à sa compétence et à larecevabilité de la requête, a décidé que la procédureporterait d'abord sur ces questions. Le demandeur adéposé un mémoire et plaidé en audiences publiques. Ila conclu que la Cour est compétente et que la requêteest recevable. La France n'a pas déposé de contre-mémoire et n'était pas représentée aux audiences; son

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attitude a été définie dans la lettre précitée du 16 mai1973.

S'agissant de la demande de la France tendant à laradiation de l'affaire du rôle — dont l'ordonnance du22 juin 1973 avait dûment pris acte sans pouvoir alors yfaire droit —, la Cour constate qu'elle a eu la possibilitéd'examiner cette demande compte tenu de la suite de laprocédure. Elle estime que la présente affaire n'est pasde celles auxquelles il convient d'appliquer la procé-dure sommaire de radiation du rôle. Il est regrettableque la France ne se soit pas présentée pour développerses arguments mais la Cour doit poursuivre l'affairepour aboutir à une conclusion, sur la base des preuveset arguments présentés par le demandeur ainsi que detoute documentation ou preuve pertinente.

Objet de la demande (paragraphes 21 à 41 de l'arrêtaustralien et 21 à 44 de l'arrêt néo-zélandais)

La présente phase de la procédure concerne la com-pétence de la Cour et la recevabilité de la requête.Quand elle examine de telles questions, la Cour a ledroit et, dans certaines circonstances, peut avoirl'obligation de prendre en considération d'autres ques-tions qui, sans qu'on puisse les classer peut-être à stric-tement parler parmi les problèmes de compétence ou derecevabilité, appellent cependant une étude préalable.En vertu d'un pouvoir inhérent qu'elle possède en tantqu'organe judiciaire, la Cour doit examiner d'abord unequestion qu'elle estime essentiellement préliminaire, àsavoir l'existence d'un différend, car que la Cour ait ounon compétence en l'espèce la solution de cette ques-tion pourrait exercer une influence décisive sur la suitede l'instance. Il incombe donc à la Cour d'analyser defaçon précise la demande contenue dans la requête,laquelle doit, d'après l'Article 40 du Statut, indiquerl'objet du différend.

La requête tend à ce que la Cour :

— Dise et juge que "la poursuite des essais atmo-sphériques d'armes nucléaires dans l'océan PacifiqueSud n'est pas compatible avec les règles applicables dudroit international" et ordonne "à la République fran-çaise de ne plus faire de tels essais" (Australie);

— Dise et juge "que les essais nucléaires provoquantdes retombées radioactives effectués par le Gouver-nement français dans la région du Pacifique Sud cons-tituent une violation des droits de la Nouvelle-Zélandeau regard du droit international et que ces droits serontenfreints par tout nouvel essai" (Nouvelle-Zélande).

Il est essentiel d'examiner si le demandeur solliciteun jugement ne faisant que préciser le lien juridiqueentre les parties ou un jugement obligeant l'une desparties à prendre certaines mesures. La Cour a en effetle pouvoir d'interpréter les conclusions des parties etd'écarter, si nécessaire, certains éléments lorsqu'elle yvoit non point des indications sur ce qu'on lui demandede décider mais des motifs invoqués à l'appui de ladécision sollicitée. En l'espèce, si l'on considère l'en-semble de la requête, les échanges diplomatiques desdernières années entre les parties, les arguments déve-loppés devant la Cour par le demandeur et les déclara-tions publiques faites en son nom pendant et après laprocédure orale, il apparaît nettement que le deman-deur a eu pour objectif initial et conserve pour objectifultime la cessation des essais nucléaires français enatmosphère dans le Pacifique Sud.

Dans ces conditions, la Cour est tenue de prendre enconsidération des faits nouveaux survenus tant avantqu'après la clôture de la procédure orale, à savoir desdéclarations publiques émanant d'autorités françaises,les unes mentionnées devant la Cour en audience pu-blique, les autres ultérieures. Si la Cour avait estiméque l'intérêt de la justice l'exigeait, elle aurait donnéaux Parties la possibilité de lui présenter leurs observa-tions sur les déclarations ultérieures, par exemple enrouvrant la procédure orale. Mais cette façon de pro-céder n'aurait été justifiée que si le sujet des déclara-tions avait été entièrement nouveau ou n'avait pas étéévoqué en cours d'instance, ce qui n'est manifestementpas le cas. La Cour en possession non seulement desdéclarations françaises dont il s'agit mais aussi des vuesexprimées par le demandeur à leur sujet.

La première de ces déclarations est contenue dans uncommuniqué publié le 8 juin 1974 par la présidence de laRépublique française et transmis notamment au deman-deur : "au point où en est parvenue l'exécution de sonprogramme de défense en moyens nucléaires la Francesera en mesure de passer au stade des tirs souterrainsaussitôt que la série d'expériences prévues pour cet étésera achevée". A cela sont venues s'ajouter les décla-rations contenues dans une note de l'ambassade deFrance à Wellington (10 juin), dans une lettre du pré-sident de la République au Premier Ministre de Nou-velle-Zélande (1er juillet), dans une réunion de presse duPrésident de la République (25 juillet), dans un discoursdu Ministre des affaires étrangères à l'Assemblée gé-nérale des Nations Unies (25 septembre) et dans uneinterview télévisée et une conférence de presse du Mi-nistre de la défense (16 août et 11 octobre). La Courestime que la France a ainsi annoncé son intention decesser de procéder à des expériences nucléaires enatmosphère une fois terminée la campagne d'essais de1974.

Nature et portée des déclarations françaises (paragra-phes 42 à 60 de l'arrêt australien et 45 à 63 de l'arrêtnéo-zélandais)

II est reconnu que des déclarations revêtant la formed'actes unilatéraux et concernant des situations dedroit ou de fait peuvent avoir pour effet de créer desobligations juridiques. Aucune contrepartie, aucuneacceptation ultérieure, aucune réaction d'autres Etatsn'est nécessaire pour qu'une telle déclaration prenneeffet. La forme non plus n'est pas décisive. L'intentionde se lier doit être déterminée par l'interprétation del'acte. Le caractère obligatoire de l'engagement résultedes termes de l'acte et repose sur la bonne foi; les Etatsintéressés sont fondés à en exiger le respect.

En l'espèce, tout en admettant que le différend pour-rait être résolu par une déclaration unilatérale de laFrance, le demandeur a déclaré estimer que la pos-sibilité d'une reprise des essais atmosphériques de-meure, même après les déclarations françaises pré-citées. Il appartient cependant à la Cour de se fairesa propre opinion sur le sens et la portée que l'on aentendu confier à ces déclarations. Etant donné leurintention et les circonstances dans lesquelles elles sontintervenues, il convient de les considérer comme unengagement de l'Etat français. Celui-ci a signifié à tousles Etats du monde, y compris le demandeur, son inten-tion de mettre effectivement fin à ses essais atmosphé-riques. Il ne pouvait manquer de supposer que d'autresEtats pourraient prendre acte de ses déclarations et

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compter sur leur efficacité. Certes la France n 'a pasreconnu qu'elle fût tenue de mettre fin à ses expérien-ces par une règle de droit international mais cela nechange rien aux conséquences juridiques des déclara-tions; l 'engagement unilatéral qui en est résulté ne sau-rait être interprété comme ayant comporté l'invocationd'un pouvoir arbitraire de révision.

La Cour est donc en présence d'une situation oùl'objectif du demandeur a été effectivement atteint, dufait que la Cour constate que la France a pris l'en-gagement de ne plus procéder à des essais nucléairesen atmosphère dans le Pacifique Sud. Le demandeura cherché à obtenir de la France l 'assurance que lesessais prendraient fin et la France a, de sa propre ini-tiative, fait une série de déclarations d'où il résulte queles essais prendront fin. La Cour conclut que la Francea assumé une obligation de comportement sur la cessa-tion effective des essais et le fait que le demandeur n'aitpas exercé son droit de se désister n 'empêche pas laCour de parvenir à sa propre conclusion. En tant qu'or-

gane juridictionnel, elle a pour tâche de résoudre desdifférends existant entre Etats ; ces différends doiventpersister au moment où elle statue. En l 'espèce, ledifférend ayant disparu, la demande n 'a plus d'objet etil n 'y a rien à juger.

Dès lors que la Cour a constaté qu 'un Etat a pris unengagement quant à son comportement futur, il n 'entrepas dans sa fonction d'envisager que cet Etat ne lerespecte pas. Si le fondement du présent arrêt était misen cause, le demandeur pourrait réclamer un examen dela situation conformément aux dispositions du Statut.

Par ces motifs, la Cour dit que la demande est désor-mais sans objet et qu'il n 'y a dès lors pas lieu à sta-tuer (par. 62 de l 'arrêt australien et 65 de l 'arrêt néo-zélandais).

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61. SAHARA OCCIDENTAL

Avis consultatif du 16 octobre 1975

Dans son avis consultatif que l'Assemblée généraledes Nations Unies lui avait demandé sur deux questionsconcernant le Sahara occidental, la Cour,

En ce qui concerne la question I : "Le Sahara occi-dental (Rio de Oro et Sakiet El Hamra) était-il, aumoment de la colonisation par l'Espagne, un territoiresans maître (terra nullius) ?,

— A décidé par 13 voix contre 3 de donner suite à larequête pour avis consultatif;

— A été d'avis à l'unanimité que le Sahara occidental(Rio de Oro et Sakiet el Hamra) n'était pas un territoiresans maître (terra nullius) au moment de la colonisationpar l'Espagne.

En ce qui concerne la question II : "Quels étaient lesliens juridiques de ce territoire avec le Royaume duMaroc et l'ensemble mauritanien ?",

— A décidé par 14 voix contre 2 de donner suite à larequête pour avis consultatif;

— A été d'avis par 14 voix contre 2 que le territoireavait, avec le Royaume du Maroc, des liens juridiquespossédant les caractères indiqués à l'avant-dernier pa-ragraphe de l'avis consultatif;

— A été d'avis par 15 voix contre 1 que le territoireavait, avec l'ensemble mauritanien, des liens juridiquespossédant les caractères indiqués à l'avant-dernier pa-ragraphe de l'avis consultatif.

L'avant-dernier paragraphe de l'avis consultatifénonçait :

"Les éléments et renseignements portés à la con-naissance de la Cour montrent l'existence, au mo-ment de la colonisation espagnole, de liens juridiquesd'allégeance entre le sultan du Maroc et certaines destribus vivant sur le territoire du Sahara occidental. Ilsmontrent également l'existence de droits, y compriscertains droits relatifs à la terre, qui constituaientdes liens juridiques entre l'ensemble mauritanien, ausens où la Cour l'entend, et le territoire du Saharaoccidental. En revanche, la Cour conclut que leséléments et renseignements portés à sa connaissancen'établissent l'existence d'aucun lien de souverai-neté territoriale entre le territoire du Sahara occi-dental d'une part, le Royaume du Maroc ou l'ensem-ble mauritanien d'autre part. La Cour n'a donc pasconstaté l'existence de liens juridiques de nature àmodifier l'application de la résolution 1514 (XV) del'Assemblée générale des Nations Unies quant à ladécolonisation du Sahara occidental et en particulierl'application du principe d'autodétermination grâce àl'expression libre et authentique de la volonté despopulations du territoire."

Aux fins de l'affaire, la Cour était composée commesuit : M. Lachs, président; M. Ammoun, vice-prési-dent; MM. Forster, Gros, Bengzon, Petrén, Onyeama,Dillard, Ignacio-Pinto, de Castro, Morozov, Jiménez

de Aréchaga, sir Humphrey Waldock, MM. NagendraSingh, Ruda, juges; M. Boni, juge ad hoc.

MM. Gros. Ignacio-Pinto et Nagendra Singh ont jointà l'avis consultatif des déclarations, MM. Ammoun,Forster, Petrén, Dillard, de Castro et Boni des opinionsindividuelles et M. Ruda une opinion dissidente.

Ces déclarations et opinions définissent la positionprise par les juges intéressés et en développent lesmotifs.

Analyse de l'avis consultatif

Procédure devant la Cour (paragraphes 1 à 13 de l'avisconsultatif)Dans son avis, la Cour rappelle tout d'abord que

l'Assemblée générale des Nations Unies a décidé de luisoumettre deux questions pour avis consultatif par ré-solution 3292 (XXIX) adoptée le 13 décembre 1974 etparvenue au Greffe le 21 décembre. Elle retrace lesétapes de la procédure qui s'est déroulée depuis lors etnotamment la transmission d'un dossier de documentspar le Secrétaire général de l'ONU (Statut, art. 65,par. 2) et le dépôt d'exposés écrits ou lettres et/ou laprésentation d'exposés oraux par quatorze Etats, dontl'Algérie, l'Espagne, le Maroc, la Mauritanie et le Zaïre(Statut, art. 66).

Le Maroc et la Mauritanie ont demandé à désignerchacun un juge ad hoc pour siéger en l'affaire. Parordonnance du 22 mai 1975 (C.I.J. Recueil 1975, p. 6),la Cour a dit que le Maroc était fondé, en vertu desarticles 31 et 68 du Statut et 89 du Règlement, à désignerun juge ad hoc mais que, s'agissant de la Mauritanie, lesconditions rendant applicables ces articles n'étaient pasremplies. La Cour a précisé que ces conclusions nepréjugeaient en rien ses vues sur les deux questionsposées, ni sur toute autre question à trancher, y com-pris celles de sa compétence pour rendre un avis con-sultatif et de l'opportunité de l'exercice de cette com-pétence.

Compétence de la Cour (paragraphes 14 à 22 de l'avisconsultatif)

Aux termes de l'Article 65, paragraphe 1, du Statut,la Cour peut donner un avis consultatif sur toute ques-tion juridique, à la demande de tout organe ou institu-tion dûment autorisé. Elle constate que l'Assembléegénérale des Nations Unies s'est vu conférer cette auto-risation par l'Article 96, paragraphe 1, de la Charte desNations Unies et que les deux questions posées enl'espèce sont libellées en termes juridiques et soulèventdes problèmes de droit international. Ces questions onten principe un caractère juridique, même si elles im-pliquent aussi des questions de fait et même si elles

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n'invitent pas la Cour à se prononcer sur des droits etobligations existants. En conséquence la Cour est com-pétente pour connaître de la présente requête.Opportunité de donner un avis consultatif (paragra-

phes 23 à 74 de l'avis consultatif)L'Espagne a soulevé des objections tendant à dé-

montrer qu'en l'espèce le prononcé d'un avis consul-tatif serait incompatible avec le caractère judiciaire dela Cour. Elle s'est fondée en premier lieu sur le faitqu'elle n'a pas consenti à ce que la Cour se prononcesur des questions posées. Elle a fait valoir : a) l'objet deces questions est en substance identique à celui d'undifférend relatif au Sahara occidental que le Maroc luiavait proposé en septembre 1974 de soumettre conjoin-tement à la Cour, ce à quoi elle s'était refusée; 3a juridic-tion consultative serait donc utilisée pour tourner leprincipe selon lequel la Cour n'a compétence: pour ré-gler un différend qu'avec le consentement des parties;b) qu'il s'agit d'un différend concernant l'attribution dela souveraineté territoriale sur le Sahara occidental etque le consentement des Etats est toujours nécessairepour le règlement judiciaire d'un tel différend; c) qu'enl'espèce la Cour n'est pas en mesure de satisfaire auxexigences d'une bonne administration de la justice pource qui est de la détermination des faits. La Cour consi-dère : a) que l'Assemblée générale des Nations Unies,bien, qu'elle ait constaté qu'une controverse juridiquesur le statut du Sahara occidental avait surgi au cours deses débats, n'a pas eu pour but de soumettre à la Courun différend ou une. controverse juridique afin de pou-voir ensuite le régler pacifiquement, mais de demanderun avis consultatif utile pour pouvoir exercer ses fonc-tions relatives à la décolonisation du territoire; il enrésulte que la position juridique de l'Espagne ne sauraitêtre compromise par les réponses de la Cour aux ques-tions posées; b) que ces questions n'appellent pas dela part de la Cour un prononcé sur des droits terri-toriaux existants; c) qu'elle dispose de renseignementset d'éléments de preuve suffisants.

L'Espagne s'est fondée en second lieu sur ce que lesquestions soumises à la Cour auraient un caractèreacadémique et seraient dépourvues d'objet ou d'effetpratique, car l'ONU a déjà arrêté la méthode à sui-vre pour la décolonisation du Sahara occidental, à sa-voir une consultation de la population autochtone aumoyen d'un référendum organisé par l'Espagne sousles auspices de l'ONU. La Cour examine les résolu-tions prises par l'Assemblée générale de l'ONU en lamatière depuis la résolution 1514 (XV) du 14 décembre1960, dite déclaration sur l'octroi de l'indépendanceaux pays et aux peuples coloniaux, jusqu'à la résolu-tion 3292 (XXIX) sur le Sahara occidental contenant laprésente requête pour avis consultatif. Elle conclut quele processus de décolonisation envisagé par l'Assem-blée générale est un processus qui respectera le droitdes populations du Sahara occidental de déterminerleur statut politique futur par la libre expression de leurvolonté. Ce droit à l'autodétermination, qui n'est pasmodifié par la requête pour avis consultatif e>: qui cons-titue un élément de base des questions adressées à laCour, laisse à l'Assemblée générale une certaine lati-tude quant aux formes et aux procédés de sa mise enœuvre. L'avis consultatif fournira donc à cette Assem-blée des éléments de caractère juridique qui lui serontutiles lorsqu'elle poursuivra l'examen du problème,ainsi qu'elle en a annoncé l'intention dans sa résolu-tion 3292 (XXIX).

En conséquence la Cour ne trouve aucune raisondécisive de refuser de donner suite aux deux questionsfaisant l'objet de la présente requête pour avis consul-tatif.Question I : "Le Sahara occidental (Rio de Oro et

Sakiet El Hamra) était-il, au moment de la colonisa-tion par l'Espagne, un territoire sans maître (terranullius) ? (paragraphes 75 à 83 de l'avis consultatif)Aux fins de cet avis consultatif, le "moment de la

colonisation par l'Espagne" peut être considérécomme désignant la période commençant en 1884,année où l'Espagne a proclamé son protectorat sur leRio de Oro. C'est donc eu égard au droit en vigueur àcette époque qu'il faut interpréter la notion juridique deterra nullius. En droit, l'occupation était un moyend'acquérir pacifiquement la souveraineté sur un ter-ritoire autrement que par cession ou par succession;l'une des conditions essentielles d'une occupation vala-ble était que le territoire occupé fût une terra nullius.Selon la pratique des Etats de l'époque, les territoireshabités par des tribus ou des peuples ayant une orga-nisation sociale et politique n'étaient pas considéréscomme terra nullius; la souveraineté à leur égard nepouvait donc s'acquérir par l'occupation mais par desaccords conclus avec des chefs locaux. Or il ressort desrenseignements fournis à la Cour : a) qu'au moment dela colonisation le Sahara occidental était habité par despopulations qui, bien que nomades, étaient socialementet politiquement organisées en tribus et placées sousl'autorité de chefs compétents pour les représenter;b) que l'Espagne n'ajamais agi comme si elle établissaitsa souveraineté sur une terra nullius; ainsi, dans sonordonnance du 26 décembre 1884, le roi d'Espagne aproclamé qu'il prenait le Rio de Oro sous sa protection,sur la base d'accords conclus avec les chefs des tribuslocales.

La Cour répond donc négativement à la question I.Conformément aux termes de la requête pour avis con-sultatif, "si la réponse à la première question est néga-tive", la Cour doit répondre à la question II.Question II : "Quels étaient les liens juridiques de ce

territoire avec le Royaume du Maroc et l'ensemblemauritanien ? (paragraphes 84 à 161 de l'avis consul-tatif)Le sens des mots "liens juridiques" doit s'apprécier

par rapport à l'objet et au but de la résolution 3292(XXIX) de l'Assemblée générale des Nations Unies. Ilsemble à la Cour qu'il y a lieu de les interpréter commedésignant les liens juridiques qui pourraient influer surla politique à suivre pour la décolonisation du Saharaoccidental. La Cour ne saurait accepter l'opinion selonlaquelle ces liens ne concernaient que des liens éta-blis directement avec le territoire indépendamment desêtres humains qui pouvaient s'y trouver. Au moment oùil a été colonisé, le territoire avait une population clair-semée et composée en majeure partie de tribus noma-des dont les membres traversaient le désert suivant desparcours plus ou moins réguliers et atteignaient éven-tuellement le Maroc méridional ou des régions qui re-lèvent aujourd'hui de la Mauritanie, de l'Algérie oud'autres Etats. Ces tribus étaient de religion musul-mane.

Le Maroc (par. 90 à 129 de l'avis consultatif) a pré-senté les liens juridiques qui, selon lui, l'unissaient auSahara occidental comme des liens de souverainetédécoulant de sa possession immémoriale du territoire et

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d'un exercice ininterrompu d'autorité. De l'avis de laCour, ce qui doit déterminer de façon décisive la ré-ponse à la question II, ce sont les preuves se rapportantdirectement à un exercice effectif d'autorité au momentde la colonisation espagnole et pendant la période quil'a immédiatement précédée. Le Maroc a demandé à laCour de tenir compte en la matière de la structureparticulière de l'Etat marocain. Cet Etat était fondé surle lien religieux de l'Islam et sur l'allégeance des tribusau Sultan, par l'intermédiaire de leurs caïds ou de leurscheikhs, plus que sur la notion de territoire. Il se com-posait de régions véritablement soumises au Sultan(bled makhzen) et de régions où en fait les tribus ne luiobéissaient pas (bled siba); durant la période perti-nente, les régions situées juste au nord du Sahara occi-dental étaient comprises dans le bled siba.

Comme preuve de l'exercice de sa souveraineté auSahara occidental, le Maroc a invoqué des actes parlesquels il aurait manifesté son autorité sur le planinterne. Il a invoqué principalement des élémentsprouvant l'allégeance de caïds sahariens envers le Sul-tan, y compris des dahirs et autres documents concer-nant la nomination de caïds, la perception d'impôtscoraniques et autres et des actes militaires de résistanceà la pénétration étrangère sur le territoire. Le Maroc aaussi invoqué des actes internationaux qui auraientconstitué la reconnaissance par d'autres Etats de sasouveraineté sur tout ou partie du Sahara occidental :a) des traités conclus avec l'Espagne, les Etats-Unisd'Amérique et la Grande-Bretagne de 1767 à 1861, quicontiennent notamment des dispositions au sujet de laprotection des marins faisant naufrage sur les côtes del'oued Noun ou à proximité; b) des traités bilatéraux dela fin du xixc siècle et du début du xx% aux termesdesquels la Grande-Bretagne, l'Espagne, la France etl'Allemagne auraient reconnu qu'au sud la souverai-neté marocaine atteignait le cap Bojador ou la limite duRio de Oro.

De l'examen de ces divers éléments et des commen-taires des autres Etats ayant participé à la procédure,la Cour conclut que ni les actes internes ni les actesinternationaux invoqués par le Maroc n'indiquent, àl'époque considérée, l'existence ni la reconnaissanceinternationale de liens juridiques de souveraineté ter-ritoriale entre le Sahara occidental et l'Etat marocain.Même compte tenu de la structure particulière de cetEtat, ils ne montrent pas que le Maroc ait exercé uneactivité étatique effective et exclusive au Sahara occi-dental. Ils indiquent cependant l'existence, pendantla période pertinente, d'un lien juridique d'allégeanceentre le Sultan et certaines, mais certaines seulement,des tribus nomades de ce territoire, par l'intermédiairede caïds Tekna de la région du Noun, et ils montrent quele Sultan a manifesté et s'est vu reconnaître par d'autresEtats une certaine autorité ou une certaine influence àl'égard desdites tribus.

L'expression "ensemble mauritanien" (par. 130à 152 de l'avis consultatif) a été employée pour lapremière fois en 1974 lors de la session où l'Assem-blée générale des Nations Unies a adopté la résolution3292 (XXIX) demandant un avis consultatif à la Cour.Elle désigne l'ensemble culturel, géographique et so-cial dans lequel s'est créée la République islamique deMauritanie. Selon la Mauritanie, cet ensemble était, àl'époque pertinente, le Bilad Chinguiti ou pays chin-

guittien, groupement humain caractérisé par une com-munauté de langue, de mode de vie, de religion et desystème juridique et connaissant des types d'autoritépolitique : des émirats et des groupements de tribus.

Reconnaissant expressément que ces émirats et tri-bus ne constituaient pas un Etat, la Mauritanie a sug-géré que les concepts de nation et de peuple seraient lesplus adéquats pour expliquer la situation du peuplechinguittien au moment de la colonisation. Elle a sou-tenu que l'ensemble mauritanien s'étendait alors dufleuve Sénégal à l'oued Sakiet El Hamra. Le territoireactuellement sous administration espagnole et le ter-ritoire actuel de la République islamique de Maurita-nie étaient donc des parties indissociables d'un mêmeensemble et avaient des liens juridiques.

Les renseignements dont la Cour dispose montrentque, s'il existait bien entre eux des liens d'ordre ra-cial, linguistique, religieux, culturel et économique, lesémirats et nombre de tribus de l'ensemble étaient indé-pendants les uns des autres; ils n'avaient pas d'institu-tions ou d'organes communs. L'ensemble mauritanienn'avait donc pas le caractère d'une personne ou d'uneentité juridique distincte des émirats et tribus qui lecomposaient. La Cour conclut qu'au moment de lacolonisation espagnole il n'existait entre le Sahara occi-dental et l'ensemble mauritanien ni un lien de souverai-neté ou d'allégeance des tribus ni une simple relationd'inclusion dans une même entité juridique. Toutefois ilne semble pas que le libellé donné par l'Assembléegénérale à la question II limite strictement sa portée àl'existence de liens juridiques impliquant la souverai-neté territoriale, ce qui serait méconnaître la pertinenceque pourraient présenter d'autres liens juridiques pourle processus de décolonisation. La Cour considère que,pendant la période pertinente, les populations nomadesdu pays chinguittien possédaient des droits, y compriscertains droits quant aux terres sur lesquelles ellesnomadisaient. Ces droits constituaient des liens juri-diques entre le Sahara occidental et l'ensemble mauri-tanien. Il s'agissait de liens qui ne connaissaient pas defrontières entre les territoires et qui étaient indispensa-bles au maintien même de la vie dans la région.

Le Maroc et la Mauritanie ont mis l'accent sur lechevauchement des liens juridiques que l'un et l'autreauraient eus avec le Sahara occidental au moment de sacolonisation par l'Espagne (par. 153 à 160 de l'avisconsultatif). Bien que leurs vues paraissent avoir sen-siblement évolué à cet égard, les deux Etats ont sou-ligné à la fin de la procédure devant la Cour qu'il y avaitun nord relevant du Maroc et un sud relevant de laMauritanie sans aucun vide géographique entre eux,mais avec quelque chevauchement du fait de l'entre-croisement de parcours de nomadisation. La Cour seborne à constater que ce chevauchement géographiquetraduit la difficulté de démêler ce qu'étaient les diversesrelations existants dans la région du Sahara occidentalau moment de la colonisation.

Par ces motifs, la Cour se prononce (par. 162 et 163 del'avis consultatif) comme il a été indiqué aux pages 1et 2 du présent communiqué.

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62. AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL DE LA MER EGÉE(MESURES CONSERVATOIRES)

Ordonnance du 11 septembre 1976

Dans son ordonnance en l'affaire du Plateau conti-nental de la mer Egée, la Cour a dit, par 12 voix contreune, que les circonstances, telles qu'elles se présen-taient à la Cour, n'étaient pas de nature à exiger l'exer-cice de son pouvoir d'indiquer des mesures conser-vatoires en vertu de l'Article 41 du Statut.

La composition de la Cour était la suivante :M. Jiménez de Aréchaga, président, M. NagendraSingh, vice-président; MM. Forster, Gros, Lachs,Dillard, Morozov, sir Humphrey Waldock, MM. Ruda,Mosler, Elias, Tarazi, juges; M. Stassinopoulos, jugead hoc.

Le Président, le Vice-Président et MM. Lachs, Mo-rozov, Ruda, Mosler, Elias et Tarazi ont joint à l'ordon-nance des opinions individuelles. M. Stassinopoulos y ajoint une opinion dissidente.

** *

Dans son ordonnance, la Cour rappelle que, le10 août 1976, la Grèce a introduit une instance; contre laTurquie au sujet du Plateau continental de la mer Egée.Elle demande notamment à la Cour de dire quel est letracé de la limite entre les étendues de plateau conti-nental relevant de chacun de ces deux Etats; et de direque la Turquie n'est habilitée à entreprendre aucuneactivité d'exploration, d'exploitation, de recherche ouautre sur le plateau continental grec sans 1<; consen-tement de la Grèce.

Le même jour, la Grèce a demandé à la Cour d'in-diquer des mesures conservatoires tendant à prescrire àchacun des deux gouvernements : a) de s'abstenir, saufconsentement de l'autre gouvernement et en attendantl'arrêt définitif de la Cour, de toute activité d'explora-tion et de toute recherche scientifique concernant leszones en litiges; b) de s'abstenir de prendre de nou-velles mesures militaires ou de se livrer à des actionsqui pourraient mettre en: danger leurs relations paci-fiques.

Lors des audiences publiques des 25, 26 et 27 août1976, la Cour a entendu les observations orales présen-tées au nom du Gouvernement grec sur sa demande enindication de mesures conservatoires. Le 26 août, leGouvernement turc, qui n'avait pas désigné d'agent etne s'était pas fait représenter aux audiences, a com-muniqué au Greffe des observations écrites danslesquelles il soutient en particulier que la Cour n'a pascompétence pour connaître de l'affaire et lui suggère de

rejeter la demande en indication de mesures conser-vatoires et de rayer l'affaire du rôle.

Pour justifier sa demande en indication de mesuresconservatoires, la Grèce allègue : a) que certainesactivités turques (octroi de permis de recherches pétro-lières, explorations du navire MTA Sismik 7) enfrei-gnent ses droits souverains et exclusifs quant à l'explo-ration et à l'exploitation de son plateau continental etqu'une atteinte au droit de l'Etat riverain à l'exclusi-vité des connaissances touchant son plateau continen-tal constitue un préjudice irréparable; b) que, si lesactivités incriminées se poursuivaient, elles auraientpour conséquence d'aggraver le différend. La Turquiesoutient : a) que ces activités ne sauraient être con-sidérées comme mettant aucunement en cause l'exis-tence de droits éventuels de la Grèce sur les zonescontestées et que, même si on l'admettait, il n'y auraitaucune raison pour que le tort causé ne puisse pas êtreréparé b) que la Turquie n'a nullement l'intention deprendre l'initiative d'employer la force.

En ce qui concerne le point a, la Cour, se plaçantdans le cadre de l'Article 41 de son Statut, n'est pas enmesure de considérer que la violation alléguée desdroits de la Grèce constitue un préjudice irréparablepour les droits en litige et exige l'exercice du pouvoir«l'indiquer des mesures conservatoires. En ce qui con-cerne le point b, la Cour ne saurait présumer que l'un oul'autre gouvernement manquera aux obligations que luiimpose la Charte des Nations Unies ou ne tiendra pascompte de la résolution 395 (1976) en date du 25 août1976 par laquelle le Conseil de sécurité leur a demandéinstamment "de faire tout ce qui est en leur pouvoirpour réduire les tensions actuelles dans la région" et"de reprendre des négociations directes sur leurs dif-férends".

La Cour souligne que, pour se prononcer sur la de-mande en indication de mesures conservatoires, ellen'a été appelée à statuer sur aucune question relative àsa compétence pour connaître du différend et que saprésente décision ne préjuge en rien aucune question decompétence ou de fond. Elle ne saurait faire droit, austade actuel de la procédure, à la demande de la Turquietendant à ce que l'affaire soit rayée du rôle, mais il luisera nécessaire de résoudre en premier lieu la questionde sa compétence en l'espèce. Les pièces de la procé-dure écrite porteront d'abord sur cette question etseront déposées dans des délais que la Cour se réservede fixer ultérieurement.

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63. AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL DE LA MER EGÉE(COMPÉTENCE DE LA COUR)

Arrêt du 19 décembre 1978

Dans son arrêt sur la question de sa compétence enl'affaire du plateau continental de la mer Egée (Grècec. Turquie), la Cour, par 12 voix contre 2, a dit qu'ellen'a pas compétence pour connaître de la requête dépo-sée par le Gouvernement grec.

La Cour était composée comme suit : M. Jiménez deAréchaga, président; M. Nagendra Singh, vice-prési-dent; MM. Forster, Gros, Lachs, Dillard, de Castro,Morozov, sir Humphrey Waldock, MM. Ruda, Mosler,Elias, Tarazi, juges; M. Stassinopoulos, juge ad hoc.

Parmi les 12 membres de la Cour ayant voté pourl'arrêt, MM. Nagendra Singh, Gros, Lachs, Morozovet Tarazi y ont joint soit l'exposé de leur opinion indi-viduelle soit une déclaration.

Les deux juges ayant voté contre l'arrêt y ont jointl'exposé de leur opinion dissidente. Il s'agit de M. deCastro et de M. Stassinopoulos, juge ad hoc.

Procédure et historique des négociations (paragra-phes 1 à 31)Dans son arrêt la Cour rappelle que le 10 août 1976 la

Grèce a introduit une instance contre la Turquie ausujet d'un différend relatif à la délimitation du plateaucontinental relevant de chacun des deux Etats dans lamer Egée et aux droits de ces deux Etats sur ce plateau.Par lettre du 26 août 1976, la Turquie a fait valoir que laCour n'avait pas compétence pour connaître de la re-quête.

Le demandeur ayant prié la Cour d'indiquer des me-sures conservatoires, celle-ci a, par ordonnace du11 septembre 1976, dit que les circonstances n'étaientpas de nature à exiger l'indication de telles mesures etdécidé que les pièces écrites porteraient d'abord sur lacompétence de la Cour pour connaître du différend. LaGrèce a déposé un mémoire et plaidé en audience pu-blique; elle a conclu que la Cour était compétente pourconnaître du différend. La Turquie n'a pas déposé decontre-mémoire et n'était pas représentée aux audien-ces. Son attitude a été définie dans la lettre précitéeet dans ses communications à la Cour des 24 avril et10 octobre 1978, (par. 1 à 14).

Il est regrettable que le Gouvernement turc ne se soitpas présenté pour développer ses arguments mais la'Cour n'en doit pas moins examiner d'office la questionde sa propre compétence et cette obligation est enl'espèce renforcée par les termes de l'Article 53 duStatut en vertu duquel, lorsqu'une des parties ne seprésente pas, la Cour doit s'assurer qu'elle a com-pétence avant de statuer sur le fond, (par. 15).

Après un historique des négociations entre la Grèceet la Turquie sur la délimitation du plateau continental

depuis 1973, la Cour conclut, contrairement à ce quesuggère la Turquie, que le fait que des négociations sepoursuivent pendant la procédure ne constitue pas endroit un obstacle à l'exercice de sa fonction judiciaire etqu'un différend d'ordre juridique existe entre les deuxEtats au sujet du plateau continental de la mer Egée(par. 16 à 31).Première base de compétence invoquée : l'article 17 de

l'Acte général (paragraphes 32 à 93)Le Gouvernement grec spécifie dans sa requête deux

bases sur lesquelles il déclare fonder la compétence dela Cour en l'espèce. La première base invoquée estl'article 17 de l'Acte général de 1928 pour le règlementpacifique des différends internationaux, rapproché del'Article 36, paragraphe 1, et de l'Article 37 du Statut dela Cour.

L'article 17 de l'Acte général est ainsi conçu :"Tous différends au sujet desquels les parties se

contesteraient réciproquement un droit seront, saufles réserves éventuelles prévues à l'article 39, soumispour jugement à la Cour permanente de Justice inter-nationale, à moins que les parties ne tombent d'ac-cord , dans les termes prévus ci-après, pour recourir àun tribunal arbitral. Il est entendu que les différendsci-dessus visés comprennent notamment ceux quementionne l'Article 36 du Statut de la Cour perma-nente de Justice internationale."Cet article prévoyait donc que les différends pou-

vaient être portés devant la Cour permanente qui aprécédé la Cour actuelle. Par le jeu de l'Article 37 duStatut de la Cour actuelle, la Cour internationale deJustice est substituée à la Cour permanente dans touttraité ou convention en vigueur prévoyant le renvoi àcelle-ci. Il découle que si l'Acte général est considérécomme une convention en vigueur entre la Grèce et laTurquie, l'Acte, se conjuguant avec les Articles 37et 36, paragraphe 1, du Statut, peut fournir un fon-dement suffisant à la compétence de la Cour (par. 32à 34).

La question de la situation de l'Acte général de 1928en tant que convention en vigueur aux fins de l'Arti-cle 37 du Statut a déjà été soulevée, mais non tranchée,dans des instances précédentes. En l'espèce, le Gou-vernement grec fait valoir que l'Acte général doit êtreréputé demeuré en vigueur entre la Grèce et la Turquie;le Gouvernement turc affirme au contraire que l'Actegénéral n'est plus en vigueur (par. 35 à 38).

La Cour constate que la Grèce a appelé l'attentionsur le fait que les instruments grec et turc d'adhésion àl'Acte étaient accompagnés de déclarations compor-tant des réserves. Celles-ci seraient, selon la Grèce,sans pertinence en l'espèce. La Turquie indique aucontraire que, indépendamment du point de savoir sil'Acte général est réputé demeuré en vigueur, l'ins-

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trament d'adhésion de la Grèce en date du 14 septembre1931 comporte une réserve b qui exclurait la compé-tence de la Cour pour connaître du différend (par. 39).

Le texte de la réserve b est le suivant :"Sont exclus des procédures décrites par l'Acte

général..."¿») Les différends portant sur des questions que

le droit international laisse à la compétence exclusivedes Etats et, notamment, les différends ayant trait austatut territorial de la Grèce, y compris ceux relatifs àses droits de souveraineté sur ses ports et ses voies decommunication. ' 'La Cour considère que, si elle doit tenir pour fondée

la thèse de la Turquie quant à l'effet de la réserve b surl'applicabilité de l'Acte entre la Grèce et la Turquie euégard à l'objet du différend, il ne sera plus indispensablede dire si l'Acte est actuellement en vigueur avant depouvoir statuer sur la compétence de la Cour (par. 40).

Selon la Grèce, la Cour ne devrait pas prendre enconsidération la réserve b parce que la question de sonincidence sur l'applicabilité de l'Acte n'a pas; été sou-levée régulièrement par la Turquie dans les conditionsprescrites par le Règlement de la Cour, et que la Tur-quie ne se serait donc pas "prévalue" de la réservecomme l'exige l'article 39, paragraphe 3, de l'Acte se-lon lequel "Si une des parties en litige a formulé uneréserve, les autres parties pourront se prévaloir vis-à-vis d'elle de la même réserve." La Cour estime quela déclaration par laquelle "la Turquie invoque la ré-serve ¿"en réponse à une communication de la Courdoit être considérée comme revenant à "se prévaloir"de la réserve au sens de l'article 39, paragraphe 3, del'Acte. Elle ne saurait donc laisser en dehors de sonexamen une réserve dont l'invocation a été régulière-ment portée à sa connaissance à un stade antérieur de laprocédure (par. 41 à 47).

Le Gouvernement grec soutient que l'on, ne peutconsidérer le présent différend relatif au plateau conti-nental de la mer Egée comme l'un de ceux que vise laréserve b, de sorte que ce différend n'est pas exclu, dufait de la réserve, de l'application de l'Acte et quel'article 17 de l'Acte entre normalement enjeu. Il dit enparticulier que la réserve ne s'applique pas ¡i tous lesdifférends relatifs au statut territorial de la Grèce, maisuniquement à ceux qui, à la fois, ont trait au statutterritorial et portent sur "des questions qui le droitinternational laisse à la compétence exclusive desEtais" (par. 48 et 49).

L'argument repose sur une interprétation essentiel-lement grammaticale et il est axé sur le sens à donner àl'expression " et, notamment,". La Cour, après avoirexaminé cet argument, dit que la question de savoir sien l'occurrence cette expression a le sens que la Grècelui attribue dépend du contexte dans lequel ces motssont utilisés dans l'instrument d'adhésion de la Grèce etqu'il ne s'agit pas simplement d'une question d'usageprépondérant de la langue. Elle rappelle qu'elle ne sau-rait se fonder sur une interprétation purement gram-maticale du texte et fait observer que nombre de con-sidérations de fond semblent militer de façon décisiveen faveur de la conclusion que la réserve b comprenaitdeu x réserves distinctes et indépendantes (par. 50 à 56).

L'une de ces considérations est que la déclarationd'acceptation de la juridiction obligatoire faite par laGrèce en vertu de la disposition facultative du Statut de

la Cour permanente, déclaration qui date du 12 septem-bre 1929, deux ans seulement avant l'adhésion de laGrèce à l'Acte général, contient une clause qui est sansconteste une réserve indépendante visant "les diffé-rends ayant trait au statut territorial de la Grèce". Or onpeut difficilement supposer que, dans son instrumentd'adhésion à l'Acte, la Grèce ait voulu donner à saréserve des "différends ayant trait au statut territorialde la Grèce" une portée radicalement autre que cellequ'elle revêt dans sa déclaration d'acceptation de ladisposition facultative. Rien dans les documents del'époque qui ont été communiqués à la Cour au sujet del'élaboration de la déclaration d'acceptation et de l'ins-tniment d'adhésion ne montre que la Grèce ait voulului conférer une portée différente dans l'une et dansl'autre.

Cela étant, la Cour conclut que la réserve b consisteen deux réserves distinctes et indépendantes, l'une vi-sant les différends portant sur des questions de com-pétence exclusive et l'autre "les différends ayant traitau statut territorial de la Grèce" (par. 57 à 68).

La Cour examine ensuite ce qu'il faut entendre par' 'différends ayant trait au statut territorial de la Grèce".

La Grèce soutient que les termes de la réserve doi-vent recevoir une interprétation restrictive en raison ducontexte historique et qu'ils concernent des questionsterritoriales liées aux règlements territoriaux établis parles traités de paix qui ont suivi la première guerre mon-diale. De l'avis de la Cour, les éléments historiquesinvoqués par la Grèce paraissent plutôt confirmer quel'expression "statut territorial" dans la réserve b étaitutilisée dans son sens naturel et générique comme dé-signant toutes les questions qui peuvent légitimementêtre considérées comme entrant dans la notion de statutterritorial en droit international public. Elle inclut parconséquent non seulement le régime juridique parti-culier mais l'intégrité territoriale et les frontières d'unEtat (par. 69 à 76).

La Grèce soutient que la notion même de plateaucontinental était totalement inconnue en 1928, au mo-ment où l'Acte général a été conclu, et en 1931, lorsquela Grèce y a adhéré. Or, selon la Cour, dès lors quel'expression "statut territorial" a été employée dans laréserve grecque comme une formule générique, il fautnécessairement présumer que son sens — tout commecelui du mot "droit" à l'article 17 de l'Acte général —est censé évoluer avec le droit et revêtir à tout momentla signification que pourraient lui donner les règles envigueur. Elle est donc d'avis que les mots "différendsayant trait au statut territorial de la Grèce" doivent êtreinterprétés conformément aux règles du droit interna-tional telles qu'elles existent aujourd'hui et non tellesqu'elles existaient en 1931 (par. 77 à 80).

La Cour recherche ensuite si, compte tenu du déve-loppement du droit international relatif au plateau con-tinental, l'expression "différends ayant trait au statutterritorial de la Grèce" doit ou non s'entendre commeincluant des différends relatifs à l'étendue géographi-que des droits de la Grèce sur le plateau continental. LeGouvernement grec affirme en effet que le différendconcerne la délimitation du plateau continental, ce quiest étranger au concept de statut territorial, et que, leplateau continental ne faisant pas partie du territoire, il

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ne peut être considéré comme ayant trait au statutterritorial. La Cour fait observer qu'il est difficile d'ad-mettre que la délimitation soit entièrement étrangère àla notion de statut territorial et, de plus, considèrequ'un différend concernant la délimitation du plateaucontinental tend par sa nature à avoir trait au statutterritorial parce que les droits d'un Etat riverain sur ceplateau découlent de la souveraineté de l'Etat sur leterritoire terrestre adjacent. Il s'ensuit que le statutterritorial d'un Etat riverain comprend ipso jure lesdroits d'exploration et d'exploitation du plateau conti-nental qu'il tient du droit international (par. 80 à 89).

Eu égard aux considérations qui précèdent, la Courest d'avis que le présent différend a trait au statutterritorial de la Grèce au sens de la réserve b et quel'invocation de cette réserve par la Turquie a l'effetd'exclure le différend de l'application de l'article 17 del'Acte général. Celui-ci n'offre donc pas de fondementvalable à sa compétence (par. 90).

La Cour a pris en considération l'argument suivantlequel l'Acte n'aurait jamais été applicable entre laTurquie et la Grèce du fait de l'existence du traitégréco-turc d'amitié, de neutralité, de conciliation etd'arbitrage en date du 30 octobre 1930. La Cour estimene pas avoir à examiner la question de l'effet du traité de1930 sur l'applicabilité de l'Acte général, parce qu'elle aétabli que l'Acte n'est pas applicable au présent dif-férend par le jeu de la réserve b et que le traité de 1930n'a pas été invoqué comme fondement de la compé-tence de la Cour (par. 91 à 93).Seconde base de compétence invoquée : le commu-

niqué conjoint de Bruxelles du 31 mai 1975 (paragra-phes 94 à 108)La seconde base de compétence invoquée par

la Grèce est le communiqué conjoint de Bruxelles du31 mai 1975. Il s'agit d'un communiqué de presse publiépar les deux premiers ministres de Grèce et de Turquieà l'issue de leur réunion de la même date. Ce commu-niqué contient le passage suivant :

"Ils [les premiers ministres] ont décidé que cesproblèmes [opposant les deux pays] doivent être ré-

solus pacifiquement par la voie des négociations etconcernant le plateau continental de la mer Egée parla Cour internationale de Justice."

La Grèce soutient qu'il attribue directement compé-tence à la Cour, oblige les parties à conclure tout accordd'application nécessaire et, en cas de refus par unepartie de conclure un tel accord, permet à l'autre partiede saisir unilatéralement la Cour. La Turquie affirme deson côté que le communiqué "n'équivaut pas à unaccord en droit international" et que, de toute manière,il ne contient aucun engagement de s'adresser à la Coursans compromis et n'équivaut pas à un accord en vertuduquel un Etat accepterait de se soumettre à la juridic-tion de la Cour lorsque l'autre Etat déposerait unerequête unilatérale (par. 94 à 99).

Devant ces divergences de vues, la Cour recherche siles circonstances entourant la réunion du 31 mai 1975 etla rédaction du communiqué peuvent en éclairer lesens. Elle constate que rien ne donne à penser que laTurquie ait été disposée à envisager autre chose qu'unesoumission conjointe du différend à la Cour. Quant auxrenseignements qui lui ont été fournis sur ce qui a suivile communiqué de Bruxelles, elle y voit la confirmationque les deux premiers ministres n'ont pas pris l'en-gagement inconditionnel de saisir la Cour du différendconcernant le plateau continental (par. 100 à 106).

Le communiqué ne constitue donc pas de la part despremiers ministres de Grèce et de Turquie un enga-gement immédiat d'accepter inconditionnellement quele présent différend soit soumis à la Cour par requêteunilatérale. Il en découle que le communiqué de Bruxel-les n'offre pas de fondement valable à sa compétence.La Cour ajoute que rien de ce qu'elle a dit ne saurait êtreinteiprété comme empêchant de soumettre le différendà la Cour dès lors que les conditions établissant sajuridiction viendraient à être remplies (par. 107 et 108).

Parces motifs, la Cour dit qu'elle n'apas compétencepour connaître de la requête déposée par le Gouver-nement grec le 10 août 1976 (par. 109).

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64. AFFAIRE RELATIVE AU PERSONNEL DIPLOMATIQUE ET CONSULAIREDES ÉTATS-UNIS À TÉHÉRAN (MESURES CONSERVATOIRES)

Ordonnance du 15 décembre 1979

La Cour a rendu à l'unanimité une ordonnance parlaquelle elle a indiqué à titre provisoire, en attendantson arrêt définitif dans l'affaire du personnel diplo-matique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, lesmesures conservatoires suivantes tendant à. ce que :

A. i) Le Gouvernement de la République islamiqued'Iran fasse immédiatement en sorte que les locaux del'ambassade, de la chancellerie et des consulats desEtats-Unis soient remis en possession des autoritésdes Etats-Unis et placés sous leur contrôle exclusif etassure leur inviolabilité et leur protection effective con-formément aux traités en vigueur entre les deux Etats etau droit international général;

ii) Le Gouvernement de la République islamiqued'Iran assure la libération immédiate et sans aucuneexception de tous les ressortissants des Etats-Unis quisont ou ont été détenus à l'ambassade des Etats-Unisd'Amérique ou au ministère des affaires étrangères àTéhéran ou qui ont été détenus en otages ailleurs etaccorde pleine protection à ces personnes conformé-ment aux traités en vigueur entre les deux Etats et audroit international général;

iii) Le Gouvernement de la République islamiqued'Iran reconnaisse désormais à tous les membres dupersonnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis laplénitude de la protection, des privilèges et des immu-nités auxquels ils ont droit conformément aux traités envigueur entre les deux Etats et au droit internationalgénéral, notamment l'immunité à l'égard de toute formede juridiction criminelle et la liberté et les moyens dequitter le territoire iranien.

B. Le Gouvernement des Etats-Unis d'Amériqueet le Gouvernement de la République islamique d'Iranne prennent aucune mesure et veillent à ce qu'il n'ensoit pris aucune, qui soit de nature à aggraver la tensionentre les deux pays ou à rendre plus difficile la solutiondu différend existant.

Aux fins de l'ordonnance, la Cour était constituéecomme suit : sir Humphrey Waldock, président;M. Elias, vice-président; MM. Forster, Gros, Lachs,Morozov, Nagendra Singh, Ruda, Mosler, Tarazi, Oda,Ago, El-Érian, Sette-Camara, Baxter, juges.

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65. AFFAIRE RELATIVE AU PERSONNEL DIPLOMATIQUEET CONSULAIRE DES ÉTATS-UNIS À TÉHÉRAN

Arrêt du 24 mai 1980

Dans son arrêt dans l'affaire du personnel diploma-tique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran, la Cour adécidé : 1) que l'Iran a violé et continue de violer desobligations dont il est tenu envers les Etats-Unis ; 2) queces violations engagent sa responsabilité; 3) que le Gou-vernement iranien doit assurer la libération immédiatedes ressortissants des Etats-Unis détenus en otages etrestituer les locaux de l'ambassade; 4) qu'aucun mem-bre du personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis ne peut être retenu en Iran pour y être traduit enjustice ou cité comme témoin; 5) que l'Iran est tenu deréparer le préjudice causé aux Etats-Unis; et 6) que lesformes de cette réparation seront réglées par la Courau cas où les deux Etats ne pourraient se mettre d'ac-cord à ce sujet. (Pour le texte complet du dispositif, voirl'annexe.)

Ces décisions ont été adoptées à de larges majorités :points 1 et 2 :13 voix contre 2; points 3 et 4 : unanimité;point 5 : 12 voix contre 3; point 6 : 14 voix contre une.(Pour le nom des votants, voir l'annexe.)

** *

Une opinion individuelle a été jointe à l'arrêt parM. Lachs qui a voté contre le point 5 du dispositif. Desopinions dissidentes ont été jointes à l'arrêt par M. Mo-rozov, qui a voté contre les points 1, 2, 5 et 6, ainsi quepar M. Tarazi qui a voté contre les points 1, 2 et 5.

Procédures devant la Cour (paragraphes 1 à 10)

Dans son arrêt, la Cour rappelle que l'instance a étéintroduite par les Etats-Unis contre l'Iran, le 29 novem-bre 1979. L'affaire avait pour origine la situation del'ambassade des Etats-Unis à Téhéran et de leurs con-sulats à Tabriz et à Chiraz, ainsi que la prise et ladétention en otages de membres du personnel diplo-matique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran et dedeux autres ressortissants des Etats-Unis. Le deman-deur ayant prié la Cour d'indiquer des mesures con-servatoires, celle-ci a, par ordonnance du 15 décembre1979, indiqué à l'unanimité, en attendant son arrêt dé-finitif, des mesures conservatoires demandant la res-titution immédiate de l'ambassade et la libération desotages (voir communiqué de presse n° 80/1).

La procédure s'est poursuivie conformément auStatut et au Règlement de la Cour. Les Etats-Unis ontdéposé un mémoire, et des audiences publiques ont eulieu du 18 au 20 mars 1980. A l'issue de celles-ci, lesEtats-Unis ont déposé des conclusions finales danslesquelles ils prient la Cour de dire et juger notammentque l'Iran a violé ses obligations juridiques internatio-nales à l'égard des Etats-Unis et qu'il doit assurer la

libération immédiate des otages, reconnaître aux mem-bres du personnel diplomatique et consulaire des Etats-Unis la protection et les immunités auxquelles ils ontdroit, en particulier l'immunité à l'égard de toute formede juridiction criminelle, leur donner les moyens dequitter l'Iran, faire poursuivre par les autorités com-pétentes iraniennes ou extrader aux Etats-Unis lespersonnes responsables des infractions commises, etverser aux Etats-Unis une réparation dont la Cour dé-terminera ultérieurement le montant.

L'Iran n'a pris aucune part à l'instance. Il n'a déposéaucune pièce écrite, ne s'est pas fait représenter à laprocédure orale et aucune conclusion n'a été présentéeen son nom. Toutefois son attitude a été définie dansdeux lettres adressées à la Cour par son ministre desaffaires étrangères les 9 décembre 1979 et 16 mars 1980.Il y soutient entre autres que la Cour ne peut ni ne doitse saisir de l'affaire.

Exposé des faits (paragraphes 11 à 32)

II est regrettable que l'Iran ne se soit pas présentépour développer ses arguments. La non-participationde cet Etat à la procédure entraîne l'application del'Article 53 du Statut en vertu duquel la Cour doit, avantde se prononcer, s'assurer notamment que les con-clusions du demandeur sont fondées en fait.

A cet égard, la Cour constate qu'elle dispose, dansles documents présentés par les Etats-Unis, d'unemasse de renseignements de sources diverses, y com-pris de nombreuses déclarations officielles des auto-rités iraniennes et américaines, qui sont parfaitementconcordants quant aux principaux faits et qui ont étécommuniqués à l'Iran sans que celui-ci y oppose lamoindre dénégation. En conséquence la Cour est con-vaincue que les allégations de fait sur lesquelles re-posent les demandes des Etats-Unis sont fondées.

Recevabilité (paragraphes 33 à 44)

La Cour doit aussi, conformément à l'Article 53 duStatut et en vertu d'une jurisprudence constante, exa-miner d'office toute question préliminaire de receva-bilité ou de compétence.

La Cour dit, sur la recevabilité, que les considéra-tions avancées par l'Iran dans ses deux lettres précitéesne font apparaître aucun motif qui obligerait à conclureque la Cour ne peut ni ne doit se saisir de l'affaire. Elleajoute qu'elle ne voit aucune incompatibilité entre lapoursuite d'une procédure devant la Cour et la constitu-tion par le Secrétaire général de l'ONU, avec l'accorddes deux Etats, d'une commission chargée d'entre-prendre une mission d'établissement des faits en Iranen vue d'entendre les griefs de l'Iran et de permettreune solution rapide de la crise entre les deux pays.

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Compétence (paragraphes 45 à 55)Des quatre instruments invoqués par les Etats-Unis

comme base de la compétence de la Cour pour con-naître de leurs réclamations, la Cour constate que lestrois premiers, à savoir les protocoles de signature fa-cultative accompagnant les conventions de Vienne de1961 sur les relations diplomatiques et de 1963 sur lesrelations consulaires, et le traité d'amitié, de commerceet de droits consulaires de 1955 entre les Etats-Unis etl'Iran, peuvent en effet servir de fondement à l'exercicede sa compétence en l'espèce.

En ce qui concerne le quatrième, à savoir la Conven-tion de 1973 sur la prévention et la répression des infrac-tions contre les personnes jouissant d'une protectioninternationale, y compris les agents diplomatiques, laCour n'estime pas nécessaire de rechercher dans l'arrêtsi l'article 13 de cet instrument peut servir de fon-dement à l'exercice de sa compétence pour connaîtredes demandes formulées par les Etats-Unis au titre decette convention.Fonds. Imputabilité à l'Iran des comportements incri-

minés et violations par l'Iran de certaines obligations(paragraphes 56 à 94)La Cour doit enfin s'assurer aux termes de l'article 53

du Statut que les conclusions du demandeur sont fon-dées en droit. A cette fin, elle recherche dans quellemesure les comportements incriminés peuvent êtreconsidérés comme juridiquement imputables à l'Etatiranien (par opposition aux occupants de l'ambassade)et s'ils sont compatibles ou non avec les obligationsincombant à l'Iran en vertu des traités en vigueur ou detoute autre règle de droit international éventuellementapplicable.

a) Les événements du 4 novembre 1979 (paragra-phes 56 à 68)

La première phase des événements donnant lieu auxréclamations des Etats-Unis recouvre l'attaque arméeperpétrée le 4 novembre 1979 contre l'ambassade desEtats-Unis par des étudiants musulmans partisans de lapolitique de l'Imam (appelés les militants dans l'arrêt),l'invasion des locaux de l'ambassade, la prise en otagesdes personnes qui s'y trouvaient, la saisie de ses bienset de ses archives et le comportement des autoritésiraniennes devant ces événements.

ha Cour fait observer que le comportement des mili-tants ne pourrait être directement imputable à l'Etatiranien que s'il était avéré qu'ils agissaient alors effec-tivement pour son compte. Or les éléments d'informa-tion dont elle dispose ne permettent pas de l'établiravec le degré de certitude nécessaire. Toutefois l'Etatiranien, qui avait, en tant qu'Etat accréditaire, l'obliga-tion de prendre des mesures appropriées pour protégerl'ambassade, n'a rien fait pour prévenir l'attaque oul'empêcher d'aboutir, ni pour contraindre les militantsà évacuer les locaux et à libérer les otages. (Dette ca-rence contraste avec le comportement des autoritésiraniennes à la même époque dans plusieurs situationssimilaires, où elles ont pris les mesures nécessaires.Elle constitue, selon la Cour, une violation grave etmanifeste des obligations dont l'Iran est tenu à l'égarddes Etats-Unis en vertu des articles 22 (2), 24, 25, 26,27 et 29 de la Convention de Vienne de 1961 sur lesrelations diplomatiques, des articles 5 et 36 de la Con-vention de Vienne de 1963 sur les relations consulaireset de l'article II (4) du traité de 1955. L'absence de

protection accordée aux consulats de Tabriz et Chirazconstitue la violation de plusieurs autres dispositions dela Convention de 1963.

La Cour est amenée à conclure que, le 4 novembre1979, les autorités iraniennes étaient pleinement cons-cientes des obligations que leur imposaient les conven-tions en vigueur, qu'elles savaient que des mesuresurgentes de leur part s'imposaient, qu'elles disposaientdes moyens de s'acquitter de ces obligations et qu'ellesont totalement manqué d'y conformer leur conduite.

b) Les événements postérieurs au 4 novembre 1979(paragraphes 69 à 79)

La seconde phase des événements qui motivent lesréclamations des Etats-Unis comprend toute la sériedes faits qui se sont déroulés après l'occupation del'ambassade par les militants. Alors que le Gouver-nement iranien avait le devoir de prendre toutes lesdispositions appropriées pour mettre fin aux atteintesinfligées à l'inviolabilité des locaux et du personnelde l'ambassade et proposer la réparation du préjudicesubi, il n'a rien fait de semblable. De nombreusesautorités iraniennes ont immédiatement manifesté leurapprobation. L'ayatollah Khomeini en particulier aproclamé que l'Etat iranien apportait sa caution tant à laprise de l'ambassade qu'à la détention des otages. Il aqualifié la première de "centre d'espionnage", il a dé-claré que les seconds resteraient (sauf quelques excep-tions) "en état d'arrestation" jusqu'à ce que les Etats-Unis aient livré l'ancien Chah et ses biens à l'Iran et il ainterdit toute négociation avec les Etats-Unis à ce sujet.Des organes de l'Etat iranien ayant approuvé les faitsincriminés et décidé de les laisser durer afin de fairepression sur les Etats-Unis, ces faits ont pris le carac-tère d'actes de l'Etat iranien. Les militants sont de-venus des agents de l'Etat iranien dont les actes enga-gent sa responsabilité internationale. La situation n'apas sensiblement évolué au cours des six mois écoulés :l'ordonnance de la Cour du 15 décembre 1979 a étérejetée publiquement et l'ayatollah a dit que les otagesresteraient détenus tant que le nouveau parlement ira-nien n'aurait pas réglé leur sort.

La décision des autorités iraniennes de continuer àsoumettre les locaux de l'ambassade des Etats-Unis àune occupation et à détenir les membres de son person-nel en otages a entraîné des manquements répétés etmultiples aux Conventions de Vienne et ajouté d'autresviolations à celles qui avaient été commises lors de laprise de l'ambassade (Convention de Vienne de 1961,articles 22, 24, 25, 26, 27 et 29; Convention de Viennede 1963, article 33 (entre autres); traité de 1955, arti-cle II (4)).

En ce qui concerne le chargé d'affaires et deux autresmembres de la mission des Etats-Unis qui se trouventau ministère des affaires étrangères d'Iran depuis le4 novembre 1979, la Cour constate que les autoritésiraniennes leur ont retiré la protection et les moyensnécessaires pour qu'ils puissent quitter le ministère entoute sécurité. La Cour estime donc qu'à leur égard il ya violation des articles 26 à 29 de la Convention deVienne de 1961.

Notant en outre que diverses autorités iraniennes ontmenacé de faire juger certains des otages par un tribunalou de les obliger à témoigner, la Cour estime que, sicette intention se traduisait dans les faits, cela consti-tuerait une violation de l'article 31 de la même con-vention.

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c) Existence éventuelle de circonstances spéciales(paragraphes 80 à 89)

La Cour croit devoir examiner la question de savoirsi le comportement de l'Iran pourrait être justifié parl'existence de circonstances spéciales. Le ministre desaffaires étrangères d'Iran a en effet allégué, dans sesdeux lettres susmentionnées, des agissements crimi-nels de la part des Etats-Unis en Iran. La Cour consi-dère que, même si ces agissements pouvaient être con-sidérés comme établis, ils ne constitueraient pas unmoyen de défense opposable aux demandes des Etats-Unis car le droit diplomatique permet notamment derompre les relations diplomatiques ou de déclarer per-sona non grata les membres de missions diplomatiquesou consulaires exerçant des activités illicites. La Courconclut que l'Iran a recouru à la contrainte contre l'am-bassade des Etats-Unis et son personnel au lieu d'em-ployer les moyens normaux et efficaces qui étaient à sadisposition.

d) Responsabilité internationale (paragraphes 90à 92)

La Cour constate que les violations successives etcontinues par l'Iran des obligations qui lui incombentau titre des Conventions de Vienne de 1961 et de 1963,du traité de 1955 et des règles du droit internationalgénéral engagent la responsabilité de l'Iran à l'égard desEtats-Unis. Il en résulte que l'Etat iranien a l'obligationde réparer le préjudice causé aux Etats-Unis. Toute-fois, les violations persistant, les formes et le montantde la réparation ne peuvent être déterminés à la date duprésent arrêt.

En même temps, la Cour estime essentiel de réitérersolennellement les observations qu'elle avait présen-tées dans son ordonnance du 15 décembre 1979 surl'importance des principes du droit international régis-sant les relations diplomatiques et consulaires. Aprèsavoir souligné que l'affaire présente une gravité par-ticulière parce qu'en l'occurrence ce ne sont pas seu-lement des individus ou des groupes d'individus quiont agit au mépris de l'inviolabilité d'une ambassadeétrangère mais le gouvernement de l'Etat accréditairelui-même, elle attire l'attention de la communauté inter-nationale tout entière sur le danger peut-être irrépara-ble d'événements comme ceux dont elle est saisie. Cesévénements ne peuvent que saper à la base un édificejuridique patiemment construit et dont la sauvegardeest essentielle pour la sécurité et le bien-être de lacommunauté internationale.

é) Opération des Etats-Unis en Iran les 24 et 25 avril1980 (paragraphes 93 et 94)

A propos de l'opération déclenchée en Iran par desunités militaires américaines les 24 et 25 avril 1980, laCour ne peut manquer d'exprimer le souci qu'elle luiinspire. Elle croit devoir faire observer qu'une opéra-tion entreprise dans ces circonstances, pendant que laCour délibérait sur le présent arrêt, quels qu'en soientles motifs, est de nature à nuire au respect du règlementjudiciaire dans les relations internationales. Néanmoinsla question de la légalité de cette opération ne sauraitinfluer sur son appréciation du comportement de l'Irandepuis le 4 novembre 1979. Les conclusions auxquelleselle est parvenue ne sont donc pas modifiées du fait del'opération.

Par ces motifs, la Cour rend la décision dont le textecomplet est reproduit ci-dessous :

Dispositif de l'arrêt

La Cour*,1. Par treize voix1 contre deux2,Décide que, par le comportement mis en évidence

par la Cour dans le présent arrêt, la République isla-mique d'Iran a violé à plusieurs égards et continue devioler des obligations dont elle est tenue envers lesEtats-Unis d'Amérique en vertu de conventions inter-nationales en vigueur entre les deux pays ainsi que derègles de droit international général consacrées par unelongue pratique;

2. Par treize voix1 contre deux2,Décide que les violations de ces obligations engagent

la responsabilité de la République islamique d'Iranenvers les Etats-Unis d'Amérique selon le droit inter-national;

3. A l'unamimité,Décide que le Gouvernement de la République isla-

mique d'Iran doit prendre immédiatement toutes me-sures pour remédier à la situation qui résulte des évé-nements du 4 novembre 1979 et de leurs suites, et àcette fin :

a) Doit faire cesser immédiatement la détention illi-cite du chargé d'affaires, d'autres membres du person-nel diplomatique et consulaire des Etats-Unis et d'au-tres ressortissants des Etats-Unis détenus en otages enIran, et doit assurer la libération immédiate de toutesces personnes sans exception et les remettre à la puis-sance protectrice (article 45 de la Convention de Viennede 1961 sur les relations diplomatiques);

b) Doit assurer à toutes les personnes en question lesmoyens, notamment les moyens de transport, qui leursont nécessaires pour pouvoir quitter le territoireiranien;

c) Doit remettre immédiatement à la puissance pro-tectrice les locaux, biens, archives et documents del'ambassade des Etats-Unis à Téhéran et de leurs con-sulats en Iran;

4. A l'unanimité,Décide qu'aucun membre du personnel diplomatique

et consulaire des Etats-Unis ne peut être retenu en Iranafin d'être soumis à une forme quelconque de pro-cédure judiciaire ou d'y participer en qualité de témoin;

5. Par douze voix3 contre trois4,Décide que le Gouvernement de la République isla-

mique d'Iran est tenu envers le Gouvernement desEtats-Unis d'Amérique de l'obligation de réparer le

* Composée comme suit : Sir Humphrey Waldock, président;M. Elias, vice-président; MM. Forster, Gros, Lachs, Morozov,Nagendra Singh, Ruda, Mosler, Tarazi, Oda, Ago, El-Erian, Sette-Camara, Baxter, juges.

1 Sir Humphrey Waldock, président; M. Elias, vice-président;MM. Forster, Gros, Lachs, Nagendra Singh, Ruda, Mosler, Oda,Ago, El-Erian, Sette-Camara, Buster, juges.

2 MM. Morozov et Tarazi, juges.! Sir Humphrey Waldock, président; M. Elias, vice-président;

MM. Forster, Gros, Nagendra Singh, Ruda, Mosler, Oda, Ago, El-Erian, Sette-Camara, Baster, juges.

4 MM. Lachs, Morozov et Tarazi, juges.

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préjudice causé à celui-ci par les événements du 4 no-vembre 1979 et leurs suites;

6. Par quatorze voix5 contre une6,Décide que les formes et le montant de cette répara-

tion seront réglés par la Cour, au cas où les parties nepourraient se mettre d'accord à ce sujet, et réserve à ceteffet la suite de la procédure.

Résumé des opinions jointes à l'arrêt

M. Lachs indique qu'il a voté contre la premièrepartie du paragraphe 5 du dispositif car il l'estimaitinutile. Une fois la responsabilité établie, toute la ques-tion de la réparation aurait dû être laissée pour la suitede la procédure, y compris les formes et le montant decette réparation, comme il est déjà dit dans l'arrêt.

L'opinion souligne l'importance de l'arrêt pour ledroit diplomatique et l'essentiel est consacré à la ques-tion de la solution pratique du différend entre les partiespar des moyens diplomatiques. Une fois les questionsde droit éclairées par l'arrêt, les parties devraient agirrapidement et faire le maximum d'efforts pouir dissiperla tension et la méfiance; pour cela, une initiative éma-nant d'un tiers pourrait être importante. M. Lachs envi-sage un rôle particulier pour le Secrétaire général del'Organisation des Nations Unies à cet égard et l'actiond'une commission spéciale ou d'un organe spécial demédiation. Vu la gravité de la situation, une solutions'impose d'urgence.

Dans son opinion dissidente, M. Morozov indiqueque le paragraphe 1 du dispositif de l'arrêt est rédigé detelle manière qu'il ne se limite pas à la question de laviolation des conventions de Vienne de 1961 et 1963mais s'applique aussi, si on le combine avec certainsparagraphes des motifs, à. la question des prétenduesviolations du traité d'amitié, de commerce et de droitsconsulaires de 1955 entre l'Iran et les Etats-Unis; cetraité, estime-t-il, ne donne pas aux parties le droitinconditionnel d'invoquer la juridiction obligatoire dela Cour et, en l'occurrence, la Cour n'apas compétencepour examiner les violations alléguées.

En outre, M. Morozov fait observer que les Etats-Unis ont commis, pendant la période du délibéré nom-bre d'actes illicites pour aboutir à l'invasion militaire duterritoire de la République islamique d'Iran, et qu'ilsont donc perdu le droit d'invoquer le traité dans leursrelations avec l'Iran.

M. Morozov a voté contre les paragraphes 2,5 et 6 dudispositif car il a noté qu'une série d'actes avaient étécommis par les Etats-Unis contre l'Iran pemdant ladurée du délibéré; il a noté en particulier le g si par les

5 Sir Humphrey Waldock, président; M. Elias, vice-président;MM. Forster, Gros, Lachs, Nagendra Singh, Ruda, Mosler, Tarazi,Oda, Ago, El-Erian, Sette-Camara, Baxter, juges.

6 M. Morozov, juge.

Etats-Unis d'avoirs iraniens très importants ainsi quel'intention, clairement exprimée le 7 avril 1980 par lePrésident des Etats-Unis, d'utiliser éventuellement cesavoirs conformément à des décisions qui seraient prisespar les Etats-Unis eux-mêmes dans le cadre interne;cela signifie que les Etats-Unis étaient à la fois jugeet partie. Selon M. Morozov, la situation, marquée parles actes des Etats-Unis, qui existait pendant que laCour poursuivait ses délibérations judiciaires en l'es-pèce ne connaît aucun précédent dans toute l'adminis-tration de la justice internationale, aussi bien devant laCour que devant toute instance judiciaire internatio-nale. Les Etats-Unis ayant causé à l'Iran de gravespréjudices ont perdu sur le plan juridique comme surle plan moral le droit d'attendre des réparations del'Iran, contrairement à ce qu'indiquent les paragra-phes 2, 5 et 6 du dispositif. M. Morozov constate aussique certains paragraphes des motifs décrivent les cir-constances de l'affaire d'une manière inexacte et ten-dancieuse.

Il considère que, sans préjudice de la compétenceexclusive du Conseil de sécurité, la Cour, d'un point devue strictement juridique, aurait pu attirer l'attentionsur le fait incontestable que l'Article 51 de la Charte desNations Unies prévoyant le droit de légitime défense,article auquel les Etats-Unis d'Amérique se réfèrentau sujet des événements des 24 et 25 avril, ne peut êtreinvoqué que "dans le cas où un Membre des NationsUnies est l'objet d'une agression armée"; or il n'y aaucune preuve que les Etats-Unis aient été l'objet d'uneagression armée.

M. Morozov souligne aussi qu'il aurait fallu indiquerdans l'arrêt d'une manière ou d'une autre que le règle-ment du différend entre les Etats-Unis et la Républiqueislamique d'Iran doit être obtenu exclusivement par desmoyens pacifiques.

** *

M. Tarazi a voté en faveur des paragraphes 3 et 4 dudispositif de l'arrêt parce qu'il considère que la saisie del'ambassade et la prise en otages des personnes qui s'ytrouvaient constituaient un acte accompli en violationdes dispositions des conventions de Vienne de 1961 et1963 sur les relations diplomatiques et consulaires.

Par contre, M. Tarazi s'est vu dans l'obligation devoter contre le paragraphe 1 du dispositif parce qu'ilconsidère que seules les conventions de Vienne de 1961et 1963 accordent à la Cour la compétence de statuer surl'instance.

Il a également voté contre les paragraphes 2 et 5 parceque, de son point de vue, la Cour ne pouvait, au stadeactuel de la procédure et vu les circonstances qui ontaccompagné celle-ci, statuer sur la responsabilité duGouvernement de la République islamique d'Iran.

Par contre, M. Tarazi a voté en faveur du paragra-phe 6 parce qu'il estime que les réparations, au cas oùelles seraient dues, devraient être déterminées et fixéespar la Cour internationale de Justice; elles ne sauraientfaire l'objet d'instances devant les juridictions internes.

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66. INTERPRÉTATION DE L'ACCORD DU 25 MARS 1951ENTRE L'OMS ET L'EGYPTE

Avis consultatif du 20 décembre 1980

Dans son avis consultatif que l'Assemblée mondialede la santé lui avait demandé au sujet de l'interprétationde l'Accord du 25 mars 1951 entre l'OMS et l'Egypte, laCour a énoncé les principes et les règles juridiques quiseraient applicables en matière de consultation, denégociation et de préavis entre l'OMS et l'Egypte si leBureau régional de l'OMS pour la Méditerranée orien-tale, situé à Alexandrie, était transféré hors du territoireégyptien.

1. Par 12 voix contre une, la Cour décide de donnersuite à la requête pour avis consultatif.

2. En ce qui concerne la question 1 ainsi conçue :"Les clauses de négociation et de préavis énon-

cées dans la section 37 de l'Accord du 25 mars 1951entre l'Organisation mondiale de la santé et l'Egyptesont-elles applicables au cas où l'une ou l'autre partieà l'accord souhaite que le Bureau régional soit trans-féré hors du territoire égyptien ?"Par 12 voix contre une, la Cour a exprimé l'avis que,

dans l'éventualité d'un transfert du Bureau régional del'OMS hors d'Egypte, l'OMS et l'Egypte auraient enparticulier : a) l'obligation réciproque de se consulterde bonne foi au sujet de la question de savoir selonquelles conditions et modalités pourrait être effectuéle transfert; b) l'obligation réciproque de se consulteret de négocier au sujet des dispositions à prendre pourque ce transfert s'effectue en bon ordre et nuise lemoins possible aux travaux de l'OMS et aux intérêtsde l'Egypte; c) l'obligation à la charge de la partiesouhaitant le transfert de donner à l'autre un préavisraisonnable.

3. En ce qui concerne la question 2 ainsi conçue :"Dans l'affirmative, quelles seraient les respon-

sabilités juridiques tant de l'Organisation mondialede la santé que de l'Egypte en ce qui concerne leBureau régional à Alexandrie, au cours des deux ansséparant la date de dénonciation de l'accord et la dateoù celui-ci deviendrait caduc ?"Par 11 voix contre 2, la Cour a exprimé l'avis que,

dans l'éventualité d'une décision de transfert, les res-ponsabilités juridiques de l'OMS et de l'Egypte, entrela notification du préavis et l'accomplissement dutransfert, seraient de s'acquitter de bonne foi desobligations réciproques énoncées dans la réponse à laquestion 1.

La Cour était composée comme suit : sir Hum-phrey Waldock, président; M. Elias, vice-président;MM. Forster, Gros, Lachs, Morozov, Nagendra Singh,Ruda, Mosler, Oda, Ago, El-Erian, Sette-Camara,juges.

MM. Gros, Lachs, Ruda, Mosler, Oda, Ago, El-Erian et Sette-Camara ont joint à l'avis consultatif desopinions individuelles.

M. Morozov a joint à l'avis consultatif une opiniondissidente.

Les juges intéressés définissent et expliquent dansces opinions la position qu'ils prennent sur diverspoints traités dans l'avis de la Cour.

** *

Contexte défait et de droit dans lequel la requête pouravis consultatif est soumise (paragraphes 1 à 32 del'avis consultatif)Après avoir rappelé les étapes de la procédure qui

s'est déroulée devant elle (par. 1 à 9), la Cour fait unhistorique du Bureau régional de l'OMS à Alexandrie,depuis la création en 1831 dans cette ville d'une com-mission générale de la santé destinée à enrayer la pro-pagation d'éventuelles épidémies jusqu'à l'intégrationdans l'OMS en 1949 comme institution régionale dubureau sanitaire qui était installé à Alexandrie. Le Bu-reau régional de la Méditerranée orientale a commencéà fonctionner le 1er juillet 1949 alors que des négocia-tions étaient engagées entre l'OMS et l'Egypte en vuede la conclusion d'un accord sur les privilèges, immu-nités et facilités qui devraient être accordés à l'OMS.Cet accord a été finalement signé le 25 mars 1951 et estentré en vigueur le 8 août 1951 (par. 10 à 27).

La Cour examine ensuite les événements qui ontabouti à la soumission de la requête pour avis consul-tatif. Elle en relate les diverses étapes depuis la recom-mandation par un sous-comité régional de la Médi-terranée orientale le 12 mai 1979 de transférer le Bureaudans un autre Etat de la région jusqu'à la recommanda-tion par le même sous-comité le 9 mai 1980 de transférerle plus tôt possible le Bureau régional à Amman (Jor-danie) et à l'adoption par l'Assemblée mondiale de laSanté le 20 mai 1980 de la résolution WHA 33.16 où,compte tenu des divergences de vues quant à l'ap-plicabilité de ia section 37 de l'accord du 25 mars 1951au transfert du Bureau régional, elle soumettait à laCour deux questions pour avis consultatif avant qu'unedécision soit prise (par. 28 à 32).Compétence pour donner un avis (paragraphe 33 de

l'avis consultatif)Avant d'aller plus loin, la Cour examine si elle devrait

refuser de répondre à la requête pour avis consultatif enraison du caractère politique qu'elle présenterait. Elleconclut que cela irait à rencontre de sa jurisprudenceconstante. S'il advient qu'une question formulée dansune requête relève à d'autres égards de l'exercice nor-mal de sa juridiction, la Cour n'a pas à traiter desmobiles qui ont pu inspirer la requête.

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Signification et portée des questions posées à la Cour(paragraphes 34 à 36 de l'avis consultatif)La Cour considère ensuite la signification et la por-

tée des questions hypothétiques auxquelles il lui estdemandé de répondre. La section 37 de l'Accord du25 mars 1951 à laquelle la première question se réfèreest libellée comme suit :

"Le présent Accord peut être revisé à la demandede l'une ou l'autre partie. Dans cette éventualité, lesdeux parties se consultent sur les modifications qu'ilpourrait y avoir lieu d'apporter aux dispositions duprésent Accord. Au cas où, dans le délai d'un an,les négociations n'aboutiraient pas à une entente, leprésent accord peut être dénoncé par l'une ou l'autrepartie moyennant un préavis de deux ans."La Cour souligne que, pour rester fidèle aux exigen-

ces de son caractère judiciaire dans l'exercice de sacompétence consultative, elle doit rechercher quellessont véritablement les questions juridiques que sou-lèvent les demandes formulées dans une requête. Elle aeu l'occasion de le faire dans le passé, et la Cour per-manente de Justice internationale également. La Cournote en outre qu'une réponse incomplète à des ques-tions comme celles de la requête qui lui a été: soumisepeut non seulement être inefficace, mais induire réel-lement en erreur sur les règles juridiques qui régissenten fait le sujet examiné par l'OMS.

Compte tenu des divergences de vues qui se sontmanifestées à l'Assemblée mondiale de la santé et quiportaient sur nombre de points, il appert que la vérita-ble question qui se pose à. l'Assemblée mondiale de lasanté et qui doit aussi être considérée comme la ques-tion juridique soumise à la Cour dans la requête del'OMS est celle-ci :

Quels sont les principes et règles juridiques applica-bles à la question de savoir selon quelles conditions etselon quelles modalités peut être effectué un transfertdu Bureau régional hors d'Egypte ?Les thèses en présence (paragraphes 37 à 42)

Pour répondre à la question ainsi libellée, la Cournote d'abord que le droit pour une organisation inter-nationale de choisir l'emplacement de son siège ou d'unbureau régional n'est pas contesté. Elle expose ensuiteles divergences de vues qui se sont fait jour à l'Assem-blée mondiale de la santé et se sont accusées; dans lesexposés écrits et oraux sur la pertinence de l'Accord du25 mars 1951 et sur l'applicabilité de la section 37 à untransfert du Bureau régional hors d'Egypte.

A propos de la pertinence de l'Accord de 1951, l'unedes thèses soutenues est que cet accord est une transac-tion distincte, postérieure à l'établissement du Bureaurégional et que s'il mentionne le siège du Bureau régio-nal à Alexandrie, aucune de ses dispositions ne spécifieque ce siège y est situé. Il en résulte que cet accord netouche en rien le droit que possède l'Organisation detransférer son Bureau hors d'Egypte. Il concerne lesimmunités et privilèges accordés au Bureau dans lecadre plus large des immunités et privilèges accordéspar l'Egypte à l'OMS.

D'après la thèse contraire, l'établissement du Bureaurégional et son intégration dans l'OMS n'ont pas étéachevés en 1949; ils sont le résultat d'un processuscomplexe, comportant une série d'actes, dont l'étapedéfinitive a été la conclusion de l'accord de siège de1951. On soutient entre autres que l'absence d'une

disposition prévoyant expressément l'établisssementdu Bureau à Alexandrie tient à ce que l'accord concer-nait un bureau sanitaire pré-existant et qui s'y trouvaitdéjà installé. Au surplus l'Accord est constammentdésigné par l'expression accord de siège dans les do-cuments de l'OMS et les actes officiels de l'Etat égyp-tien (par. 37 à 39).

Pour ce qui est de Y applicabilité de la section 37 autransfert du Bureau hors d'Egypte, les divergences dé-coulent essentiellement de la signification attribuée auterme réviser employé dans la première phrase. Selonune thèse, un transfert de siège ne constituerait pas unerévision si bien que cette opération ne relèverait pasde la section 37 et que celle-ci ne s'appliquerait pas àla dénonciation qu'entraînerait le transfert du Bureauhors d'Egypte. Les tenants de cette thèse en déduisentque, la dénonciation n'étant pas prévue dans l'accord,les règles générales de droit international qui prévoientla possibilité d'une dénonciation et la nécessité d'unpréavis pour un accord de ce genre s'appliquent enl'occurrence. Selon la thèse adverse, le verbe réviserpeut désigner une révision générale de l'accord, y com-pris son extinction, et telle est d'après les partisans decette thèse son acceptation dans l'accord de 1951. Ilssoutiennent que, même si cette interprétation est re-jetée, l'Egypte n'en a pas moins droit à un préavis enapplication des règles générales de droit international.

Quoi que l'on puisse penser des thèses présentées surla pertinence et l'applicabilité de l'accord de 1951, ilreste que certains principes et règles juridiques s'ap-pliquent dans l'hypothèse d'un transfert (par. 40 à 42).Obligations réciproques de coopération et de bonne foi

(paragraphes 43 à 47)Que les ententes auxquelles l'Egypte et l'OMS sont

parvenues de 1949 à 1951 soient des accords distinctsou des éléments d'une seule et même transaction, unrégime juridique contractuel a été créé entre l'Egypte etl'Organisation, qui constitue aujourd'hui encore le fon-dement de leurs relations juridiques. Ces relations de-meurent celles d'un Etat hôte et d'une organisationinternationale, c'est-à-dire des relations dont l'essencemême consiste en un ensemble d'obligations récipro-ques de coopération et de bonne foi. Vu les problè-mes pratiques que susciterait un transfert, l'OMS etl'Egypte doivent coopérer étroitement pour éviter toutrisque de perturbation grave des travaux du Bureaurégional. En particulier un laps de temps raisonnabledoit être prévu (par. 43 et 44).

La Cour est d'avis qu'il se dégage de nombreuxaccords de siège ainsi que du paragraphe 2 de l'arti-cle 56 de la convention de Vienne sur le droit des traitéset de la disposition correspondante du projet d'articlesde la Commission du droit international sur les traitésentre Etats et organisations internationales ou entreorganisations internationales certaines indications gé-nérales quant à ce que peut impliquer l'obligation réci-proque des organisations et des Etats hôtes de coopérerde bonne foi dans des situations comme celle dont laCour connaît en l'espèce (par. 45 à 47).Principes et règles juridiques applicables (paragra-

phes 48 et 49)La Cour énonce les principes et règles juridiques

applicables, ainsi que les obligations qui en découlent :— Consultation de bonne foi sur la question de savoir

selon quelles conditions et modalités peut être effectuéun transfert du Bureau régional hors d'Egypte;

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— Si un transfert est décidé, consultations et négo-ciations sur les dispositions à prendre pour que le trans-fert s'effectue en bon ordre et nuise le moins possibleaux travaux de l'OMS et aux intérêts de l'Egypte;

— Préavis raisonnable par la partie qui souhaite letransfert à l'autre partie.Les délais précis qui peuvent être nécessaires pours'acquitter des obligations de consultation et de négo-ciation et le préavis exact qui doit être donné varientforcément en fonction des nécessités de l'espèce. Enprincipe c'est donc aux parties qu'il appartient de déter-miner dans chaque cas la durée de ces délais. On peuttrouver certaines indications à ce sujet dans les disposi-tions des accords de siège, y compris la section 37 del'accord du 25 mars 1951, dans l'article 56 de la conven-tion de Vienne sur le droit des traités et dans l'articlecorrespondant du projet de la Commission du droitinternational sur les traités entre Etats et organisationsinternationales ou entre organisations internationales.La considération primordiale aussi bien pour l'OMSque pour l'Etat hôte doit être dans tous les cas l'obliga-tion de coopérer de bonne foi pour servir les buts et lesobjectifs de l'OMS.Seconde question soumise à la Cour (paragraphe 50)

II découle de ce qui précède que la réponse de la Courà la deuxième question est que, au cours de la périodetransitoire séparant la notification du préavis de l'ac-complissement du transfert, l'OMS et l'Egypte auraientla responsabilité juridique de s'acquitter de bonne foides obligations réciproques énoncées plus haut.

Par ces motifs, la Cour rend l'avis consultatif dont ontrouvera le dispositif complet ci-dessous :

Dispositif de l'avis consultatif

La Cour*,1. Par 12 voix' contre une2,Décide de donner suite à la requête pour avis consul-

tatif;2. En ce qui concerne la question 1,Par 12 voix1 contre une2,Est d'avis que, dans l'éventualité spécifiée dans la

requête, les principes et règles juridiques et les obliga-tions réciproques qui en découlent, applicables en ma-tière de consultation, de négociation et de préavis entrel'Organisation mondiale de la santé et l'Egypte, sontceux qui ont été énoncés au paragraphe 49 du présentavis consultatif, et en particulier que :

a) Leurs obligations réciproques en vertu de cesprincipes et règles juridiques imposent à l'Organisationet à l'Egypte de se consulter de bonne foi au sujet de laquestion de savoir selon quelles conditions et selonquelles modalités peut être effectué un transfert duBureau régional hors du territoire égyptien;

* Composée comme suit : sir Humphrey Waldock, président;M. Elias, vice-président; MM. Forster, Gros, Lachs, Morozov,Nagendra Singh, Ruda, Mosler, Oda, Ago, El-Erian, Sette-Camara,juges.

1 Sir Humphrey Waldock, président; M. Elias, vice-président;MM. Forster, Gros, Lachs, Nagendra Singh, Ruda, Mosler, Oda,Ago, El-Erian, Sette-Camara, juges.

2 M. Morozov, juge.

b) Au cas où il serait finalement décidé de transférerle Bureau régional hors d'Egypte, leurs obligations ré-ciproques de coopération leur imposeraient de se con-sulter et de négocier au sujet des diverses dispositions àprendre pour que le transfert de l'ancien au nouvelemplacement s'effectue en bon ordre et nuise le moinspossible aux travaux de l'Organisation et aux intérêtsde l'Egypte;

c) Leurs obligations réciproques en vertu de cesprincipes et règles juridiques imposent à la partie quisouhaite le transfert de donner à l'autre un préavisraisonnable pour mettre fin à la situation actuelle duBureau régional à Alexandrie, compte étant dûmenttenu de toutes les dispositions pratiques à prendre pourque le transfert du Bureau en son nouvel emplacements'effectue dans l'ordre et dans des conditions équi-tables.

3. En ce qui concerne la question 2,Par onze voix3 contre deux4,Est d'avis que, dans l'éventualité d'une décision ten-

dant à transférer le Bureau régional hors d'Egypte, lesresponsabilités juridiques de l'Organisation mondialede la santé et de l'Egypte, au cours de la périodetransitoire séparant la notification du préavis pour letransfert projeté du Bureau et l'accomplissement de cetransfert, consisteraient à s'acquitter de bonne foi desobligations réciproques que la Cour a énoncées dans saréponse à la question 1.

Résumé de l'opinion dissidente de M. Morozov

M. Morozov a voté contre l'avis consultatif parcequ'il s'agit au fond d'une tentative pour impliquer laCour dans le traitement de l'une des conséquences d'unconflit politique grave au Moyen-Orient. Ce conflit estlié directement à la situation de plus en plus tenduequi sévit dans la région de la Méditerranée orientaleet dont la cause se trouve dans les accords signés àCamp David aux Etats-Unis d'Amérique le 27 septem-bre 1973, accords qui, comme il est dit notamment dansl'exposé écrit de la République arabe syrienne, "ontempêché la région de parvenir à la paix globale et vérita-ble réclamée par les Etats arabes".

Selon l'opinion dissidente, la Cour qui, d'après l'Ar-ticle 65 de son Statut, a le droit discrétionnaire dedonner ou de ne pas donner un avis consultatif devraitrefuser de le faire en l'espèce pour éviter une situationembarrassante où elle serait impliquée dans le traite-ment d'un conflit entre Etats présentant un net carac-tère politique.

M. Morozov a exprimé aussi l'avis que la Cour,même au point de vue de ceux qui tiennent la requêtede l'OMS pour purement juridique, a agi erronémentquand elle a changé au fond les deux questions sou-mises par l'OMS pour en faire ses propres questions.C'est ainsi que la question 1 sur l'applicabilité de lasection 37 de l'accord de 1951 a été remplacée par laquestion "selon quelles conditions et selon quellesmodalités peut être effectué un transfert du Bureaurégional hors d'Egypte ?". La Cour a de même tenté deréécrire la question 2.

3 Sir Humphrey Waldock, président; M. Elias, vice-président;MM. Forster, Gros, Nagendra Singh, Ruda, Mosler, Oda, Ago, El-Erian, Sette-Camara, juges.

4 MM. Lachs et Morozov.

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Les références faites à la pratique passée de la Courne justifient pas à son avis ce genre de refonte rédac-tionnelle qui est en principe incompatible avec le s fonc-tions judiciaires de la Cour telles qu'elles sont définiesau chapitre IV du Statut. En outre, la Cour a reconnutacitement que la section 37 de l'accord de 1951 n'estpas applicable à la question du transfert du Bureaupuisqu'elle ne répond pas à la question posée parl'OMS.

M. Morozov a estimé que certaines recommanda-tions faites par la Cour à l'OMS ne sont pas au fond desréponses à la requête de l'Organisation. Elles cons-tituent des tentatives d'immixtion dans l'activité del'OMS, laquelle, selon sa constitution, a le droit exclu-sif de prendre une décision concernant l'établissementde ses bureaux régionaux et en conséquence leur trans-ferí:, y compris toutes les mesures relatives à la mise enœuvre de la décision en cause.

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67. AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL(TUNISIE/JAMAHIRIYA ARABE LIBYENNE) [REQUÊTE À FIN D'INTERVENTION]

Arrêt du 14 avril 1981

Dans son arrêt sur la requête à fin d'interventionprésentée par le Gouvernement de Malte en vertu del'Article 62 du Statut dans l'affaire du plateau continen-tal entre la Tunisie et la Libye, la Cour a dit, à l'unani-mité que la requête de Malte à fin d'intervention nepouvait être admise.

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La Cour était composée comme suit : sir Hum-phrey Waldock, président; M. Elias, vice-président;MM. Gros, Lachs, Morozov, Nagendra Singh, Ruda,Mosler, Oda, Ago, El-Erian, Sette-Camara, El-Khani,Schwebel,7M|>es; MM. Evensen, Jiménez de Aréchaga,juges ad hoc.

Des opinions individuelles ont été jointes à l'arrêt parMM. Morozov, Oda et Schwebel.

Les juges intéressés définissent et expliquent dansces opinions la position qu'ils prennent sur certainspoints traités dans les motifs de l'arrêt.Procédure devant la Cour (paragraphes 1 à 10)

Dans son arrêt, la Cour rappelle que le Gouverne-ment tunisien et le Gouvernement libyen ont respec-tivement notifié à la Cour le 1er décembre 1978 et le19 février 1979 un compromis conclu entre la Tunisie etla Jamahiriya arabe libyenne le 10 juin 1977 en vue desoumettre à la Cour un différend concernant la délimita-tion du plateau continental entre ces deux Etats.

La procédure s'est poursuivie conformément auStatut et au Règlement compte tenu du compromisconclu entre les deux Etats. Les mémoires de l'un et del'autre ont été déposés et échangés le 30 mai 1980 et lescontre-mémoires, déposés respectivement le 1er décem-bre 1980 par la Tunisie et le 2 février 1981 par la Jama-hiriya arabe libyenne, ont été échangés à cette dernièredate.

La Cour ne comptant sur le siège aucun juge denationalité tunisienne ou libyenne, chacune des Par-ties s'est prévalue du droit que lui confère l'Article 31du Statut de désigner un juge ad hoc pour siéger enl'affaire. La Jamahiriya arabe libyenne a nomméM. E. Jiménez de Aréchaga et la Tunisie M. J. Evensen.

Le 30 janvier 1981, le Gouvernement de Malte a dé-posé une requête à fin d'intervention aux termes del'Article 62 du Statut. Les Gouvernements de la Tuni-sie et de la Jamahiriya arabe libyenne ont soumis desobservations écrites sur cette requête le 26 février 1981,dans le délai qui leur avait été imparti à cet effet. Objec-tion ayant été faite à la demande d'intervention deMalte, la Cour a tenu conformément à l'article 84 duRèglement, des audiences publiques entre le 19 et le23 mars 1981 pour entendre l'Etat désireux d'intervenir

et les parties sur la question de savoir si la requête deMalte à fin d'intervention devait être admise ou rejetée.Dispositions du Statut et du Règlement de la Cour

régissant l'intervention (paragraphe 11)L'Article 62 du Statut invoqué par Malte dispose :

" 1 . Lorsqu'un Etat estime que, dans un diffé-rend, un intérêt d'ordre juridique est pour lui encause, il peut adresser à la Cour une requête, à find'intervention.

"2. La Cour décide."

Aux termes de l'article 81, paragraphe 2, du Rè-glement, une requête à fin d'intervention fondée surl'Article 62 du Statut doit préciser l'affaire qu'elle con-cerne et spécifier :

"a) L'intérêt d'ordre juridique qui, selon l'Etatdemandant à intervenir, est pour lui en cause;

"¿») L'objet précis de l'intervention;

"c) Toute base de compétence qui, selon l'Etatdemandant à intervenir, existerait entre lui et lesparties."

Exposé des thèses de Malte et des deux parties (para-graphes 12 à 16)

La Cour résume l'argumentation présentée par Maltedans sa requête et ses plaidoiries et par les deux Partiesdans leurs observations écrites sur la requête maltaiseet les plaidoiries de leurs conseils.

Problèmes juridiques soulevés par la requête de Malteafin d'intervention (paragraphes 17 à 27)

La Cour constate que des objections, correspondantaux trois alinéas de l'Article 81, paragraphe 2, ont étésoulevées par les deux parties contre la requête mal-taise, à savoir que Malte n'a pas établi l'existence d'un"intérêt d'ordre juridique" qui soit pour elle "encause", que l'objet de cette requête est tout à faitétranger au mode d'intervention visé à l'Article 62 etque Malte n'a pas établi l'existence d'un lien juridic-tionnel entre elle et les Parties à l'instance. Si la Courvenait à conclure que l'une quelconque de ces objec-tions est fondée, il lui serait impossible de donner suiteà la demande d'intervention.

Avant d'examiner ces objections, la Cour fait unhistorique des dispositions du Statut et du Règlementapplicables en matière d'intervention, d'où elle conclutque, dès l'origine, il a été convenu de ne pas essayer derésoudre dans le Règlement les questions qui avaientété soulevées et de se réserver de les trancher sur labase du Statut et eu égard aux circonstances parti-culières de l'espèce.

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Intérêt d'ordre juridique et objet de l'intervention (pa-ragraphes 28 à 35)La Cour examine si l'intérêt d'ordre juridique invo-

qué par Malte et l'objet déclaré de son interven tion sontde nature à justifier l'autorisation d'intervenir.

L'intérêt d'ordre juridique de Malte tient, selonMalte, à ce que toute conclusion de la Cour sur l'iden-tité et la pertinence de facteurs géographiques ou géo-morphologiques, aux fins de la délimitation du plateaucontinental entre la Libye et la Tunisie ainsi que toutprononcé portant par exemple sur l'incidence de cir-constances spéciales ou l'application de principeséquitables dans cette délimitation peuvent avoir desrépercussions sur les droits et intérêts juridiques deMalte dans un règlement futur relatif aux limites duplateau continental maltais avec la Libye et la Tunisie.Malte souligne que des éléments de ce genre consti-tuent le seul objet de sa demande et qu'elle ne se préoc-cupe ni du choix de la ligne de délimitation entre cesdeux pays ni de l'énoncé par la Cour de principes géné-raux applicables entre eux.

De ce que la demande de Malte a trait à des élémentsparticuliers de l'affaire entre la Tunisie et la Libye, ilressort que l'intérêt juridique dont elle se prévaut por-terait sur des questions qui sont ou peuvent êi:re direc-tement enjeu entre les Parties en l'affaire Tunisie/Libyeet qui, sous la forme où Malte les présente, font partiede l'objet même de cette affaire. Pourtant Malte préciseen même temps qu'elle ne cherche pas à soumettre sonpropre intérêt dans ces questions à une décision entreelle et la Libye ou entre elle et la Tunisie, son objectifn'étant pas d'obtenir une décision quelconque de laCour au sujet des limites de son plateau continental parrapport à ces deux pays ou à l'un d'eux.

S'il n'est pas douteux que, comme elle le soutient,Malte possède quant à la manière dont la Cour traiterales facteurs physiques et les considérations juridiquesconcernant la délimitation du plateau continental desEtats dans la région de la Méditerranée centrale uncertain intérêt sensiblement plus spécifique et plus di-rect que celui des Etats étrangers à la région, il reste quecet intérêt n'est pas par nature différent des intérêtsd'autres Etats de la région. Ce que Malte doit établirpour être autorisée à intervenir en vertu de l'Article 62du Statut, c'est un intérêt d'ordre juridique pouvantêtre affecté par la décision de la Cour dans l'affaireentre la Tunisie et la Libye.

En vertu du compromis entre les deux Etats, la Courest appelée à décider des principes et règles du droitinternational applicables à la délimitation des zones duplateau continental relevant de la Libye et de la Tunisie.Les deux Etats mettent donc en jeu leurs prétentionspour ce qui est des questions visées dans le compromiset, aux termes de l'Article 59 du Statut, la décision quela Cour rendra les liera à cet égard. De son côté Maltedemande à exposer ses vues en faisant cette réserveexpresse que son intervention ne doit pas avoir poureffet de mettre en jeu ses propres prétentions par rap-port à la Libye et à la Tunisie. Le caractère même del'intervention demandée par Malte montre que l'intérêtd'ordre juridique invoqué par elle ne peut être con-sidéré comme susceptible d'être en cause en l'espèceau sens de l'Article 62 du Statut.

Ce que Malte recherche en réalité, c'est que l'oc-casion lui soit offerte de plaider en faveur d'une dé-cision dans laquelle la Cour s'abstiendrait d'adopter ou

d'appliquer des critères qu'elle aurait pu sans celajugerappropriés aux fins de la délimitation du plateau conti-nental entre la Libye et la Tunisie. Autoriser une telleintervention dans les circonstances de l'espèce lais-serait les Parties dans l'incertitude sur le point de sa-voir si, et dans quelle mesure, elles devraient con-sidérer leurs propres intérêts juridiques vis-à-vis deMalte comme faisant partie en réalité de l'objet del'instance. De l'avis de la Cour, un Etat cherchant àintervenir en vertu de l'Article 62 du Statut n'a manifes-tement pas le droit de mettre les Parties à l'instancedans cette situation.

La Cour comprend les préoccupations de Malte ausujet des effets éventuels pour ses propres intérêts desconstatations et prononcés de la Cour sur des aspectsparticuliers de l'affaire entre la Tunisie et la Libye. Iln'empêche que, pour les motifs énoncés plus haut, lademande d'intervention n'est pas de celles auxquellesla Cour puisse accéder en vertu de l'Article 62.Lien juridictionnel (paragraphe 36)

Etant déjà parvenue à la conclusion qu'elle ne sauraitaccéder à la requête à fin d'intervention présentée parMalte, la Cour n'estime pas nécessaire de décider enl'espèce si l'existence d'un lien juridictionnel valableentre l'Etat désireux d'intervenir et les Parties à l'ins-tance constitue une condition essentielle pour qu'unEtat puisse être admis à intervenir en vertu de l'Arti-cle 62 du Statut.

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Par ces motifs, la Cour dit que la requête de Malte àfin d'intervention dans l'instance sur la base de l'Arti-cle 62 du Statut ne peut être admise (paragraphe 37).

Résumés des opinions jointes à l'arrêt

M. Morozov a voté pour le dispositif de la décisionmais pour le motif suivant : il considère que la Cour nepeut connaître d'une requête à fin d'intervention que sielle a compétence, sous une forme ou sous une autre, envertu du chapitre II du Statut. Le principe consacré parce chapitre est que la Cour ne peut connaître d'undifférend sans le consentement de tous les Etats par-ties à ce différend. Les dispositions fondamentales duchapitre II doivent être respectées aussi avant qu'unedemande d'intervention présentée aux termes de l'Arti-cle 62 puisse être autorisée. D'où la nécessité du con-sentement qui s'applique à la demande de Malte commeà la demande de tout autre Etat désireux d'intervenirsur la base de l'Article 62.

Malte a reconnu qu'un tel consentement n'existe pasentre elle et la Libye et la Tunisie, qui l'une et l'autreont invoqué l'incompétence de la Cour. Là est parprincipe la question déterminante que la Cour aurait dûexaminer d'abord.

M. Oda a voté en faveur de l'arrêt parce que la Courest habilitée à décider s'il convient d'admettre ou nonl'intervention d'un Etat en vertu de l'Article 62 du Sta-tut. Ce pouvoir est cependant interprété d'une façontrop restrictive dans l'arrêt car il est loin d'être certainqu'un Etat intervenant doit dans tous les cas mettre enjeu ses intérêts comme le fait une partie à l'instance. La

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Couraaussi, selonM. Oda, imposé un critère trop strictpour déterminer si un intérêt d'ordre juridique est encause pour Malte. En ce qui concerne le point de savoirsi un lien juridictionnel doit exister entre l'intervenantet les parties originaires pour qu'une intervention soitautorisée, M. Oda est d'avis que cela dépend entreautres de la question de savoir si l'Etat tiers invoque undroit directement lié à l'objet de l'affaire.

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M. Schwebel s'est prononcé pour l'arrêt de la Courselon lequel l'intervention de Malte n'est pas, vu sonobjet, une intervention au sens de l'Article 62 du Sta-tut. A son avis, la Cour peut raisonnablement déciderd'exclure la requête de Malte à fin d'interventioncomme étant celle d'une "non-partie". Il ne partage

cependant pas l'avis d'après lequel Malte n'a pasprouvé l'existence d'un intérêt d'ordre juridique qui"peut" simplement être "affecté" par la décision enl'affaire. M. Schwebel considère que, vu la situationgéographique de Malte, de la Libye et de la Tunisie— E',tats qui selon Malte partagent un plateau continen-tal unique —, l'important n'est pas l'objet de l'affairemais les sujets de l'affaire, tels que la Cour les traiteraprobablement. Ces sujets, sur lesquels porteront despassages de l'arrêt que la Cour rendra dans l'instanceprincipale, pourraient bien affecter les intérêts juri-diques de Malte. M. Schwebel ajoute que la Cour s'est àjuste titre abstenue de se prononcer sur le point desavoir si un Etat désireux d'intervenir doit prouverl'existence d'un lien juridictionnel avec les Parties àl'instance principale, mais il estime quant à lui quel'Article 62 du Statut suffit à fournir la base de com-pétence voulue.

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68. AFFAIRE DE LA DÉLIMITATION MARITIME DANS LA RÉGIONDU GOLFE DU MAINE (CONSTITUTION DE CHAMBRE)

Ordonnance du 20 janvier 1982

La Cour, par une ordonnance, a constitué une cham-bre à laquelle le Canada et les Etats-Unis ont soumis undifférend qui les oppose depuis longtemps sur la ques-tion de la délimitation de la frontière maritime divisantles zones de pêche et les zones de plateau continentalentre les deux pays au large de la côte atlantique dugolfe du Maine.

C était la première fois dans l'histoire de la Cour queles Parties à un différend se sont prévalues de la pos-sibilité qui leur est donnée par les dispositions du Statutet du Règlement de porter l'affaire devant une chambreplutôt que devant la Cour plénière.

On trouvera ci-après des détails sur la consti tution decette chambre en l'espèce.

Le 25 novembre 1981, le Gouvernement du Canada etle Gouvernement des Etats-Unis d'Amérique ont noti-fié à la Cour un compromis conclu par eux le: 29 mars1979 et entré en vigueur le 20 novembre 1981 aux termesduquel ils soumettaient à une chambre de la. Cour laquestion de la délimitation de la frontière maritimedivisant le plateau continental et les zones de p>êche desdeux parties dans la région du golfe du Maine.

Le compromis prévoyait la saisine d'une chambrecomposée de cinq personnes et constituée, après con-sultation avec les parties„ en application du paragra-phe 2 de l'Article 26 et de l'Article 31 du Statutde la Cour. Le premier de ces articles dispose que laCour peut constituer une chambre pour connaître d'uneaffaire déterminée, et le second qu'une partie peut,quand la Cour ne compte sur le siège aucun juge de sanationalité, désigner une personne de son choix poursiéger en qualité de juge ad hoc.

Les parties ont été dûment consultées et avaient déjàfait savoir à la Cour par lettre conjointe déposée aumoment de l'introduction de l'instance que, la Cour necomptant pas sur son siège déjuge de nationalité cana-dienne, le Gouvernement du Canada se proposait dedésigner un juge ad hoc pour siéger en l'affaire.

Ayant décidé d'accueillir favorablement en principela demande des parties tendant à constituer la chambrespéciale et procédé à une élection le 15 janvier 1982, laCour, composée comme suit : M. Elias, président enexercice; MM. Forster, Gros, Lachs, Morozov, Nagen-dra Singh, Ruda, Mosler, Oda, Ago, Sette-Carnara, El-Khani et Scbwebel, juges, a adopté le 20 janvier 1982,par 11 voix contre 2, une ordonnance aux termes delaquelle elle a dûment constitué une chambre spécialepour connaître de la question de la délimitation de la

frontière maritime entre le Canada et les Etats-Unisdans la région du golfe du Maine, cette chambre, à lasuite de l'élection susmentionnée, étant composée deMM. Gros, Ruda, Mosler, Ago et Schwebel. L'ordon-nance prend acte de ce que, en l'application de l'Arti-cle 31, paragraphe 4, du Statut de la Cour, le Présidenten exercice a prié M. Ruda de céder sa place le momentvenu au juge ad hoc désigné par le Gouvernement duCanada et de ce que M. Ruda s'est déclaré prêt à lefaire.

M. Oda, juge, a joint une déclaration à l'ordonnancede la Cour du 20 janvier 1982.

MM. Morozov et El-Khani, juges, ont voté contrel'ordonnance dans son ensemble et joint à celle-cil'exposé de leur opinion dissidente dans laquelle ilsindiquent les motifs de leur opposition.

Résumé de la déclaration jointe à l'ordonnance

M. Oda indique dans sa déclaration que, quoiqueayant voté pour l'ordonnance, il estime qu'il eût fallu yindiquer que la Cour, pour des raisons qui lui sontpropres, approuvait une composition de la chambrecorrespondant entièrement aux vues les plus récentesdes parties.

Résumé des opinions dissidentesjointes à l'ordonnance

Dans son opinion dissidente, M. Morozov soulignequ'en substance le compromis entre les Etats-Unisd'Amérique et le Canada partait manifestement del'idée erronée que, malgré les dispositions de l'Arti-cle 26, paragraphe 2, du Statut, les parties qui deman-dent la constitution d'une chambre chargée de connaî-tre d'une affaire déterminée pouvaient, non seulementdécider du nombre des membres de la chambre, maisencore choisir et indiquer formellement les noms desjuges à élire au scrutin secret, et même faire ces pro-positions à la Cour en leur donnant la forme d'une sorted"'ultimatum".

Dans ces conditions, le droit souverain de la Cour deprocéder à une telle élection de façon indépendante parrapport à la volonté des parties, au scrutin secret, con-formément aux dispositions de son Statut et de sonRèglement, perd toute signification véritable.

Selon lui, la question pourrait être réglée de manièresatisfaisante par la Cour dans sa nouvelle composition,en février 1982.

M. El-Khani a voté contre l'ordonnance et déclaredans son opinion dissidente qu'à son avis l'imposition

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d'un temps précité et limité pour la constitution de lachambre et d'une composition particulière ôte à la Coursa volonté d'action, sa liberté de choix et entrave l'ad-ministration d'une bonne justice. Ceci diminue, enoutre, le prestige de la Cour, affecte sa dignité commeorgane judiciaire principal de l'Organisation des Na-tions Unies. Il aboutit à sa régionalisation en lui ôtant sa

qualité essentielle et primordiale qui est l'universalité etconduit, d'une façon indirecte, à avoir plus d'un juge demême nationalité agissant au nom de la Cour, l'un dansla chambre, l'autre dans la Cour, ce qui ne correspondpas au Statut. Pour ces motifs il trouve que cela nedevrait pas constituer un précédent car il serait dan-gereux de le suivre à l'avenir.

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69. AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL(TUNISIE/JAMAHIRIYA ARABE LIBYENNE)

Arrêt du 24 février 1982

Dans son arrêt dans l'affaire du plateau continentalentre la Tunisie et la Libye, la Cour a énoncé les prin-cipes et les règles de droit international applicables à ladélimitation des zones de plateau continental relevantrespectivement de la Tunisie et de la Libye dans larégion en litige.

Elle a énuméré les circonstances pertinentes dont ilfaut tenir compte pour aboutir à une délimitation équi-table et précise la méthode pratique à utiliser pour ladélimitation.

La délimitation qui ressort de la méthode indiquéepar la Cour se divise en deux secteurs : dans le premiersecteur, la délimitation part de la limite extérieure de lamer territoriale des Parties, à l'intersection de cettelimite avec une ligne droite tirée du point frontièrede Ras Ajdir selon un angle de 26° environ à l'estdu méridien; de là elle se dirige en ligne droite vers lenord-est selon le même angle de 26° environ jusqu'à cequ'elle rencontre le parallèle du point le plus occidentalde la côte du golfe de Gabès à environ 34° 10' 30" delatitude nord. Au-delà de cette latitude, commence ledeuxième secteur et la délimitation s'infléchit vers l'esten suivant une ligne droite qui forme un angle de 52°avec le méridien.

Cette décision a été adoptée par 10 voix contre 4.

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La Cour était composée comme suit : M. Elias, pré-sident en exercice; MM. Forster, Gros, Lachs, Moro-zov, Nagendra Singh, Mosler, Oda, Ago, Sette-Camara, El-Khani, Schwebel, juges; MM. Evensen,Jimenez de Aréchaga, juges ad hoc.

Des opinions individuelles ont été jointes à l'arrêt parMM. Ago, Schwebel et Jiménez de Aréchaga.

Des opinions dissidentes ont été jointes à l'arrêt parMM. Gros, Oda et Evensen.

Les juges intéressés définissent et expliquent dansces opinions la position qu'ils prennent sur certainspoints traités dans l'arrêt.

Au début de son arrêt, la Cour esquisse à grands traitsles étapes de la procédure (par. 1 à 16) et le cadregéographique du différend qui est celui de la région ditebloc (ou bassin) pélagien (par. 17 à 20 et 32 à 35) et elleindique que des activités de prospection et d'exploita-tion pétrolières ont été menées sur le plateau continen-tal (par. 21).

S'agissant du compromis conclu entre la Tunisie et laLibye par lequel elle a été saisie de l'affaire (par. 22à 31), la Cour rappelle que, en vertu de son article 1,premier alinéa, elle est invitée à énoncer les "principeset règles du droit international [qui] peuvent être appli-qués pour la délimitation de la zone du plateau conti-nental" relevant respectivement de chacun des deuxEtats. Elle est en outre expressément priée de se pro-noncer en tenant compte des trois facteurs suivants :a) les principes équitables; b) les circonstances perti-nentes propres à la région; c) les nouvelles tendancesacceptées à la troisième Conférence des Nations Uniessur le droit de la mer.

Aux termes de l'article 1, deuxième alinéa, du com-promis, la Cour est priée de "clarifier la méthode pra-tique pour l'application de ces principes et de ces rè-gles" à la délimitation "de manière à permettre auxexperts des deux pays de délimiter ces zones sans dif-ficulté aucune". La Cour n'est donc pas invitée à tracerelle-même cette délimitation. Les parties ont marquéun désaccord sur la portée de la tâche que ce texteconfie à la Cour, mais une analyse approfondie desécritures et plaidoiries sur ce point amène la Cour àconclure que les parties ne s'écartent l'une de l'autreque par des nuances sur les rôles respectifs de la Cour etdes experts. Il ressort des articles 2 et 3 du compromisque les parties reconnaissent leur obligation de se con-former à l'arrêt de la Cour qui aura l'effet et la forceobligatoire que lui attribuent l'Article 94 de la Charte,les Articles 59 et 60 du Statut et l'article 94, paragra-phe 2, du Règlement. Les Parties devront se réuniraussitôt que possible après l'arrêt en vue de la con-clusion d'un traité. La Cour considère qu'à ce stade-làles experts des parties n'auront pas à négocier au sujetdes facteurs à faire intervenir dans leurs calculs, car laCour aura réglé cette question.

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La Cour en vient ensuite aux principes et règles dedroit international applicables à la délimitation (par. 36à 107) qu'elle examine à la lumière de l'argumentationdes Parties. Elle présente d'abord des observationsgénérales (par. 36 à 44) puis examine le rôle des nouvel-les tendances acceptées à la troisième Conférence desNations Unies sur le droit de la mer (par. 45 à 50). Ellerecherche si le prolongement naturel de chacun desdeux pays peut être déterminé en fonction de critèresphysiques (par. 51 à 68). Ayant constaté qu'il n'existequ'un plateau continental unique, commun aux deuxEtats, elle conclut que la définition des étendues deplateau relevant de chacun des deux Etats ne sauraitêtre tirée du prolongement naturel. Elle recherche ceque prescrivent les principes équitables (par. 69 à 71) etexamine les différentes circonstances propres à la ré-

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gion susceptibles d'être pertinentes aux fins de la déli-mitation (par. 72 à 107).

La Cour examine enfin les méthodes de délimitation(par. 108 à 132) dont les Parties ont fait état dans l'ins-tance et explique les raisons pour lesquelles elle ne peutles retenir. Elle indique la méthode de délimitationpermettant selon elle d'aboutir à une solution équitable.

Les conclusions auxquelles la Cour parvient aprèsson examen sont indiquées dans le dispositif de l'arrêtqui est ainsi conçu :

La Cour, par dix voix contre quatre, dit que :A. Les principes et règles du droit international

applicables à la délimitation, qui devra être effectuéepar accord en exécution du présent arrêt, des zones deplateau continental relevant respectivement de la Ré-publique tunisienne et de la Jamahiriya arabe libyennepopulaire et socialiste dans la région du bloc pélagien enlitige entre ces deux Etats, telle qu'elle est définie auparagraphe B 1) ci-après, sont les suivants :

1) La délimitation doit s'opérer conformément àdes principes équitables en tenant compte de toutes lescirconstances pertinentes;

2) La région à prendre en considération aux fins dela délimitation consiste en un seul plateau continental,prolongement naturel du territoire terrestre des deuxparties, de sorte qu'en l'espèce aucun critère de déli-mitation des zones de plateau continental ne sauraitêtre tiré du principe du prolongement naturel en tantque tel;

3) Dans les circonstances géographiques particu-lières de l'espèce, la structure physique des zones deplateau continental n'est pas de nature à déterminer uneligne de délimitation équitable;

B. Les circonstances pertinentes visées au paragra-phe A, 1, ci-dessus, dont il faut tenir compte pouraboutir à une délimitation équitable, comprennent :

1) Le fait que la région à prendre en considérationaux fins de la délimitation en l'espèce est compriseentre la côte tunisienne de Ras Ajdir à Ras Kapoudia, lacôte libyenne de Ras Ajdir à Ras Tadjoura, le parallèlede Ras Kapoudia et le méridien de Ras Tadjoura, lesdroits des Etats tiers étant réservés;

2) La configuration générale des côtes des parties,et en particulier le net changement de direction de lacôte tunisienne entre Ras Ajdir et Ras Kapoudia;

3) L'existence et la position des îles Kerkennah;4) La frontière terrestre entre les parties et l'at-

titude adoptée par elles avant 1974 en matière d'octroide concessions et permis pétroliers, qui s'est traduitepar l'utilisation d'une ligne partant de Ras Ajdir et sedirigeant vers le large selon un angle d'approximati-vement 26° à l'est du méridien, laquelle ligne corres-pond à la ligne perpendiculaire à la côte au point fron-tière observée dans le passé comme limite maritimede facto;

5) Le rapport raisonnable qu'une délimitation opé-rée conformément à des principes équitables devraitfaire apparaître entre l'étendue des zones de plateaucontinental relevant de l'Etat riverain et la longueur dela partie pertinente de son littoral mesurée suivant la

direction générale de celui-ci, compte tenu à cette findes effets actuels ou éventuels de toute autre délimita-tion de plateau continental effectuée entre Etats de lamême région;

C. La méthode pratique pour appliquer les prin-cipes et règles du droit international susmentionnésdans la situation précise de l'espèce est la suivante :

1) La prise en considération des circonstances per-tinentes propres à la région définie au paragraphe B, 1,ci-dessus, y compris l'étendue de ladite région, conduità traiter celle-ci aux fins de la délimitation entre lesparties en l'espèce comme étant composée de deuxsecteurs appelant chacun l'application d'une méthodede délimitation particulière, de manière à parvenir à unesolution d'ensemble équitable;

2) Dans le premier secteur, le plus proche des cô-tes des parties, le point de départ de la ligne de déli-mitation est l'intersection de la limite extérieure dela mer territoriale des Parties et d'une ligne droitetirée du point frontière de Ras Ajdir et passant par lepoint 33° 55' N, 12° E, à un angle de 26° environ à l'estdu méridien, correspondant à l'angle de la limite nord-ouest des concessions pétrolières libyennes nos NC 76,137, NC 41 et NC 53, laquelle est alignée sur la limitesud-est du permis tunisien dit "permis complémentaireoffshore du golfe de Gabès" (21 octobre 1966); à partirdu point d'intersection ainsi déterminé, la ligne de dé-limitation entre les deux plateaux continentaux se diri-gera vers le nord-est selon le même angle en passant parle point 33° 55' N, 12° E jusqu'à ce qu'elle rencontre leparallèle du point le plus occidental de la cote tuni-sienne entre Ras Kapoudia et Ras Ajdir, à savoir lepoint le plus occidental de la ligne de rivage (laisse debasse mer) du golfe de Gabès;

3) Dans le deuxième secteur, s'étendant vers lelarge au-delà du parallèle passant par le point le plusoccidental du golfe de Gabès, la ligne de délimitationentre les deux zones de plateau continental s'infléchiravers l'est de manière à tenir compte des îles Kerkennah ;c'est-à-dire que la ligne de délimitation sera parallèle àune ligne tracée à partir du point le plus occidental dugolfe de Gabès et constituant la bissectrice de l'angleformé par une ligne reliant ce point à Ras Kapoudia etune autre ligne partant du même point et longeant lacôte des Kerkennah du côté du large, de sorte que laligne de délimitation parallèle à ladite bissectrice for-mera un angle de 52° avec le méridien; la longueur de laligne de délimitation vers le nord-est est une questionqui n'entre pas dans la compétence de la Cour en l'es-pèce, étant donné qu'elle dépendra de délimitations àconvenir avec des Etats tiers.

POUR : M. Elias, président en exercice; MM. Lachs,Morozov, Nagendra Singh, Mosler, Ago, Sette-Camara, El-Khani, SchwebeX, juges, et M. Jiménez deAréchaga, juge ad hoc;

CONTRE : MM. Forster, Gros, Oda, juges, etM. Evensen,juge ad hoc.

Résumé d'opinions dissidentes jointes à l'arrêt

De l'avis de M. Oda, la Cour n'énonce ni principepositif ni règle positive de droit international et la lignesuggérée ne résulte d'aucune considération convain-cante. Qui plus est, il semble que l'arrêt rendu soit telqu'il corresponde au cas où la Cour statue ex aequo et

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bono en vertu de l'Article 38, paragraphe 2, du Statut.Considérant que le critère de la distance est devenuprépondérant dans la nouvelle conception des limitesdu plateau continental comme des limites de la zoneéconomique exclusive, ce qui a inévitablement des con-séquences considérables sur l'exploitation des ressour-ces minérales sous-marines, une méthode fondée surl'équidistance convient en principe à la délimitation duplateau continental entre la Tunisie et la Libye: mais àla seule condition que la ligne de délimitation soit ajus-tée eu égard à toute caractéristique des côtes qui, àdéfaut d'ajustement, pourrait entraîner des distorsionsdu point de vue général de la proportionnalité entre lalongueur des côtes et les étendues à attribuer. M. Odasuggère, pour un cas très normal de délimitation duplateau continental entre deux Etats adjacents, uneligne equidistante du littoral des deux pays, en excluantles îles Kerkennah et les hauts-fonds découvrants, ainsiqu'il l'indique sur les cartes jointes à son opinion.

M. Evensen, juge ad hoc, déclare dans son opinionque, bien que l'équité fasse partie du droit interna-tional, elle ne saurait jouer un rôle dans un vide juri-

dique. En l'espèce, les côtes des deux Etats sont adja-centes tout en se faisant presque face. La Cour n'a pasprêté suffisamment attention à ce fait géographique.Elle a également négligé des caractéristiques des côtesen question aussi importantes que l'île de Djerba, lespromontoires de Zarsis et l'archipel des Kerkennahavec les hauts-fonds découvrants qui l'entourent. LaCour n'a pas non plus suffisamment examiné des ten-dances nouvelles qui se sont dégagées à la conférencedes Nations Unies sur le droit de la mer comme la zoneéconomique exclusive de 200 milles et la tendance àretenir des critères fondés sur la distance pour certainsaspects du plateau continental. M. Evensen estimequ'en l'espèce le critère de l'équidistance aurait pu êtreun point de départ plus approprié aux fins de la délimita-tion, après adaptation en fonction de considérationsd'équité, que la méthode proposée par la Cour. A sonsens, la distinction entre une décision fondée sur desprincipes et des règles de droit international confor-mément à l'Article 38, paragraphe 1, du Statut et unedécision rendue ex aequo et bono aux termes de l'Arti-cle 38, paragraphe 2, s'est estompée.

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70. DEMANDE DE REFORMATION DU JUGEMENT N° 273DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF DES NATIONS UNIES

Avis consultatif du 20 juillet 1982

Dans son avis consultatif concernant la demande deréformation du jugement n° 273 du Tribunal adminis-tratif des Nations Unies, la Cour a décidé que dans lejugement n° 273 le Tribunal administratif des NationsUnies n'a pas commis d'erreur de droit concernant lesdispositions de la Charte des Nations Unies et n'a pasoutrepassé sa juridiction ou sa compétence.

La question posée à la Cour par le Comité des deman-des de réformation de jugements du Tribunal adminis-tratif était la suivante :

"Dans son jugement n° 273 concernant l'affaireMortished c. le Secrétaire général de l'Organisationdes Nations Unies, le Tribunal administratif des Na-tions Unies pouvait-il légitimement déterminer que larésolution 34/165 de l'Assemblée générale en date du17 décembre 1979, qui subordonne le paiement de laprime de rapatriement à la présentation de piècesattestant la réinstallation du fonctionnaire dans unpays autre que celui de son dernier lieu d'affectation,ne pouvait prendre immédiatement effet ?"La Cour ayant interprété la question comme l'in-

vitant à décider si, sur les points mentionnés dans cettequestion, le Tribunal administratif "a commis uneerreur de droit concernant les dispositions de laCharte" ou "outrepassé sa juridiction ou sa compé-tence", la Cour s'est prononcée comme suit :

1. Par 9 voix contre 6, la Cour décide de donnersuite à la requête pour avis consultatif.

2 A. Par 10 voix contre 5, la Cour décide que dansle jugement n° 273 le Tribunal administratif des NationsUnies n'a pas commis d'erreur de droit concernant lesdispositions de la Charte des Nations Unies.

2 B. Par 12 voix contre 3,1a Cour décide que dans lejugement n° 273 le Tribunal administratif des NationsUnies n'a pas outrepassé sa juridiction ou sa com-pétence.

La Cour était composée comme suit : M. Elias, pré-sident; M. Sette-Camara, vice-président; MM. Lachs,Morozov, Nagendra Singh, Ruda, Mosler, Oda, Ago,El-Khani, Schwebel, sir Robert Jennings, MM. de La-charrière, Mbaye, Bedjaoui, juges.

MM. Nagendra Singh, Ruda, Mosler et Oda ont jointà l'avis consulttif des opinions individuelles.

MM. Lachs, Morozov, El-Khani et Schwebel ontjoint à l'avis consultatif des opinions dissidentes.

Les juges intéressés définissent et expliquent dansces opinions la position qu'ils prennent sur diverspoints traités dans l'avis de la Cour.

Exposé des faits (paragraphes 1 à 15 de l'avis consul-tatif)Après avoir rappelé les étapes de la procédure qui

s'est déroulée devant elle (par. 1 à 9), la Cour résume lesfaits de l'espèce (par. 10 à 15) dont les principaux sontles suivants :

M. Mortished, de nationalité irlandaise, entre en 1949au service de l'Organisation de l'aviation civile inter-nationale (OACI). Il est muté à l'Organisation des Na-tions Unies à New York en 1958, puis en 1967 à Genève.Il prend sa retraite le 30 avril 1980 ayant atteint l'âge de60 ans.

Une prime dite "prime de rapatriement" est payabledans certains cas aux fonctionnaires au moment de lacessation de service en vertu de l'article 9.4 du Statutdu personnel de l'ONU et de l'annexe IV à ce statut.Les conditions de paiement de cette prime sont fixéespar le Secrétaire général dans la disposition 109.5 duRèglement du personnel.

Peu de temps avant le départ à la retraite de M. Mor-tished, l'Assemblée générale adopta successivementdeux résolutions traitant notamment de la prime derapatriement. Par sa résolution 33/119 du 19 décembre1978, l'Assemblée générale décida ce qui suit :

"Le paiement de la prime de rapatriement auxfonctionnaires qui peuvent y prétendre sera subor-donnée à la présentation, par les intéressés, de piècesattestant leur changement effectif de résidence, selonles modalités qui seront établies par la Commission[de la fonction publique internationale]."Mettant en vigueur à compter du 1er juillet 1979 les

modalités prévues par la Commission pour le paiementde la prime de rapatriement — paiement qui, jusque-là,s'effectuait sans présentation de pièces justificati-ves —, le Secrétaire général modifia la disposition109.5 du règlement pour subordonner le paiement de laprime de rapatriement à des pièces attestant que l'an-cien fonctionnaire "change de résidence en s'installantdans un pays autre que celui de son dernier lieu d'affec-tation" (alinéa d). Néanmoins l'alinéa/de cette disposi-tion était ainsi libellé :

"/) Nonobstant l'alinéa d ci-dessus, les fonction-naires ayant pris leurs fonctions avant le 1er juillet1979 conservent le droit au montant de la primequi correspond aux années et aux mois de serviceouvrant droit à ladite prime déjà accomplis à cettedate, sans avoir à produire, en ce qui concerne cettepériode de service, une pièce attestant leur chan-gement de résidence."M. Mortished ayant accumulé bien avant le 1" juillet

1979 le nombre maximum d'années de service ouvrantdroit à la prime ( 12 ans), l'alinéa/l'aurait complètementexempté de l'obligation de faire la preuve de sa réins-tallation.

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Le 17 décembre 1979, l'Assemblée générale adopta larésolution 34/165 par laquelle elle prenait entre autres ladécision suivante :

"Avec effet au 1er janvier 1980, les fonctionnairesn'ont droit à aucun montant au titre de la prime derapatriement à moins qu'ils ne présentent des piècesattestant qu'ils se réinstallent dans un pays autre quecelui de leur dernier lieu d'affectation."A la suite de cela, le Secrétaire général publia

une instruction administrative abrogeant la disposi-tion 109.5,/, à partir du 1er janvier 1980, instructionsuivie d'une revision du règlement du personnel com-portant la suppression de cet alinéa/.

Lors de son départ à la retraite, le Secrétariat refusa àM. Mortished le versement de la prime de rapatriementen l'absence de preuve de réinstallation et M. Morti-shed saisit le Tribunal administratif des Nations Uniesle 10 octobre 1980.

Le Tribunal administratif, dans son jugement n° 273du 15 mai 1981, estima notamment que le Secrétairegénéral avait "méconnu le droit acquis du requérantrésultant pour lui du régime transitoire énoncé dans ladisposition 109.5,/, en vigueur du 1er juillet au 31 dé-cembre 1979". Il conclut que M. Mortished étant " endroit de recevoir cette prime dans les conditions quiavaient été définies par la disposition 109.5,/, bien quecelle-ci ait cessé d'être en vigueur à la date a laquelle lerequérant a terminé ses services à l'Organisation desNations Unies", il était donc en droit d'obtenir répara-tion du préjudice "subi... du fait de la méconnaissancede l'article 12.1 du Statut du personnel et de la disposi-tion 112.2, a, du Règlement du personnel" dont le texteest le suivant :

"Article 12.1 — Les dispositions du présent Statutpeuvent être complétées ou amendées par l'Assem-blée générale, sans préjudice des droits acquis desfonctionnaires."

"Disposition 112.2"AMENDEMENTS... AU RÈGLEMENT DU PER-

SONNEL

"a) Le Secrétaire général peut apporter au pré-sent règlement les amendements compatibles avec leStatut du personnel."Le préjudice était évalué par le Tribunal au montant

de la prime de rapatriement dont le versement avait étérefusé à M. Mortished.

Les Etats-Unis d'Amérique n'acceptèrent pas le ju-gement du Tribunal et saisirent alors le Comité desdemandes de réformation de jugements du Tribunaladministratif des Nations Unies (ci-après dénommé leComité), afin qu'il prie la Cour de donner un avis con-sultatif. La requête des Etats-Unis était faite en sefondant sur l'article 11, paragraphe 1, du statut duTribunal qui ouvre aux Etats Membres, au Secrétairegénéral ou à la personne qui a été l'objet d'un jugementdu Tribunal administratif le droit de contester ce juge-ment. Si le Comité estime que la demande repose surdes bases sérieuses, il y fait droit et saisit la Cour. Enl'occurence, après avoir examiné la demande au coursde deux séances auxquelles le conseil de M. Mortishedn'a pas été autorisé à assister, le Comité décida que la

demande reposait sur des bases sérieuses au doublemotif que le Tribunal administratif aurait commis uneerreur de droit concernant les dispositions de la Chartedes Nations Unies et que le Tribunal aurait outrepassésa juridiction ou sa compétence.Compétence pour donner un avis (paragraphes 16 à 21)

La Cour recherche d'abord si elle a compétence pourdonner suite à la requête pour avis consultatif présentéepar le Comité. Elle rappelle qu'il s'agit de la seconderequête qui lui est adressée en vertu de l'article 11,paragraphes 1 et 2, du statut du Tribunal administratif(la première l'ayant été en l'affaire concernant la De-mande de réformation du jugement n" 158 du Tribunaladministratif des Nations Unies) mais que c'est lapremière requête de ce genre qui fasse suite à l'exa-men par le Comité d'une demande émanant d'un EtatMembre — la précédente procédure ayant été provo-quée par la demande d'un fonctionnaire. Lorsqu'elle aaccepté de donner un avis en 1973 dans l'affaire pré-citée, la Cour a reconnu le devoir qui lui incomberaitd'examiner les caractéristiques qu'aurait une demanded'avis provoquée par l'initiative d'un Etat Membre etindiqué que la Cour devrait alors avoir à l'esprit, outreles considérations valables à l'égard de la procédure deréformation en général, les considérations addition-nelles correspondant aux spécificités de la situationcréée par l'interposition d'un Etat Membre dans leprocessus de réformation. La Cour considère que lesspécificités de la procédure ayant conduit à l'actuellerequête ne constituent pas un motif pour modifier saposition antérieure.

Pouvoir discrétionnaire et opportunité pour la Cour dedonner un avis (paragraphes 22 à 45)La Cour examine si, bien qu'elle se considère com-

pétente, certains aspects de la procédure ne doivent pasl'inciter à refuser de rendre l'avis consultatif, comptetenu des exigences de son caractère judiciaire et desprincipes régissant une bonne administration de la jus-tice, auxquels elle doit rester fidèle dans l'exercice desa fonction consultative aussi bien que contentieuse.

La Cour réfute tout d'abord diverses objections con-cernant le point savoir :

— Si la demande de réformation émanant d'un EtatMembre constitue une intervention d'un tiers par rap-port au procès initial;

— Si l'effet décisoire de l'avis rendu par la Cour iraità. rencontre de l'exercice par la Cour de sa compétenceconsultative;

— Si un refus de la Cour de donner l'avis remettraiten question le statut du jugement n° 273 du Tribunaladministratif;

— Si la demande de réformation émanant d'un EtatMembre serait en contradiction avec certains articlesde la Charte et empiéterait sur les pouvoirs conférés auSecrétaire général par d'autres articles.

En ce qui concerne la procédure qui s'est dérouléedevant elle, la Cour attribue une grande importance aupoint de savoir si se trouve assurée une égalité effec-tive entre les parties en dépit d'une inégalité apparenteou théorique, résultant de l'Article 66 du Statut quiréserve aux Etats et aux organisations internationalesla faculté de présenter des exposés écrits ou oraux. Elleconstate à cet égard que les vues du fonctionnaire encause lui ont été transmises par l'intermédiaire du Se-

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crétaire général — lequel n'a pas eu à en contrôler lecontenu — et qu'elle a renoncé à la phase orale parsouci d'assurer une égalité effective. En ce qui con-cerne la phase de la procédure de réformation qui faitintervenir le Comité, la Cour note que ce Comité n'estqu'un organe de la partie qui a succombé devant leTribunal, c'est-à-dire l'Organisation des NationsUnies. Celle-ci possède donc le droit de faire décider dusort qu'elle réserve à la demande de réformation éma-nant de l'autre partie, le fonctionnaire, par la volontéd'un organe politique. C'est là une inégalité fondamen-tale qui conduit la Cour à examiner avec soin le compor-tement concret du Comité lorsqu'il a été saisi de lademande émanant des Etats-Unis.

Evoquant la question de la composition du Tribunaladministratif dans l'affaire dont elle est saisie, la Cours'interroge sur les raisons pour lesquelles, alors que lestrois membres réguliers étaient présents sur le siège, il aparu opportun de laisser siéger le suppléant, lequel ad'ailleurs joint une opinion dissidente au jugement. Saparticipation paraît appeler des éclaircissements maisla Cour constate qu'elle n'est pas priée d'examiner si leTribunal a commis dans la procédure une erreur essen-tielle qui a provoqué un mal-jugé. La question ne luiparaît donc pas appeler un examen plus approfondi.

S'agissant des débats du Comité, la Cour fait encoreobserver qu'ils ont été marqués par d'importantes irré-gularités témoignant du défaut de rigueur avec lequelont été menés ses travaux. Ces irrégularités ont con-cerné :

— Sa composition à la vingtième session,— La demande soumise au Comité par les Etats-

Unis,

— Le déroulement des séances.

En dépit de ces irrégularités et du fait que le Comitén'a pas montré le souci d'égalité qui eût convenu àun organisme chargé de fonctions quasi judiciaires, laCour croit devoir donner suite à la requête pour avisconsultatif. Certes les irrégularités qui ont marqué l'af-faire pourraient être considérées comme des "raisonsdécisives" permettant à la Cour de décliner la requêtemais la stabilité et l'efficacité des organisations inter-nationales sont d'une importance si fondamentale pourl'ordre mondial que la Cour ne saurait manquer d'aiderun organe subsidiaire de l'Assemblée générale des Na-tions Unies à asseoir son fonctionnement sur des basesfermes et sûres. En outre, un tel refus laisserait sansréponse une très grave allégation dirigée contre le Tri-bunal administratif selon laquelle le Tribunal aurait enréalité défié l'autorité de l'Assemblée générale.

Portée de la question posée à la Cour (paragraphes 46à 56)

La Cour en vient à la question même sur laquelle il luiest demandé de donner un avis consultatif (voir plushaut p. 154) et recherche si, compte tenu de sa rédac-tion, c'est une question à laquelle elle puisse à bon droitrépondre. Considérant qu'elle est mal rédigée et neparaît pas cadrer avec les intentions réelles du Comité,la Cour interprète cette question à la lumière des débatsqui se sont déroulés au sein du Comité comme l'invitantà décider si, sur les points mentionnés dans cette ques-tion, le Tribunal administratif a "commis une erreur dedroit concernant les dispositions de la Charte" ou"outrepassé sa juridiction ou sa compétence".

La Cour rappelle la nature de la demande soumise auTribunal administratif, ce qu'il a décidé et les motifsqu'il a donnés de sa décision. Elle fait observer que loinde dire que la résolution 34/165 (voir plus haut p. 155) nepouvait prendre immédiatement effet, le Tribunal a ditque, précisément parce que le Secrétaire général avaitdonné effet immédiat à la résolution en adoptant unnouveau texte de Règlement où ne figurait plus la dis-position 109.5,/, le requérant avait subi un préjudice— préjudice dont il devait obtenir réparation et qui a étéévalué au montant de la prime refusée. Le Tribunal n'apas cherché à mettre en doute la validité de la résolution34/165 et de la disposition réglementaire susvisée mais ila tiré les conséquences qui d'après lui s'imposaient dufait que l'adoption de ces mesures avait porté atteinte àce que le Tribunal a estimé avoir été un droit acquis,protégé à ce titre par l'article 12.1 du Statut du person-nel (voir plus haut p. 155). Si la question posée par leComité suscite cette réponse, il semble qu'une autrequestion se dissimule en quelque sorte derrière les li-gnes du texte soumis à la Cour et qui est celle-ci : leTribunal n'a-t-il pas empêché que des décisions de l'As-semblée générale prennent pleinement effet et commispar là une erreur de droit concernant les dispositions dela Charte ou outrepassé sa juridiction ou sa compé-tence ? Telle paraît être, de l'avis de la Cour, la ques-tion qui est à la base de l'objection contre le jugementdu Tribunal et qu'il entrait dans les intentions du Co-mité de soulever.

Le Tribunal administratif des Nations Unies a-t-il com-mis une erreur de droit concernant les dispositions dela Charte ? (paragraphes 57 à 76)Pour répondre à cela, la Cour examine tout d'abord le

rôle qu'elle doit jouer quand elle est appelée à rendre unavis consultatif lorsque le motif de contestation est1'"erreur de droit concernant les dispositions de laCharte". Qu'elle n'ait pas pour mission de refaire leprocès qui s'est déroulé devant le Tribunal ni de sub-stituer son opinion à celle du Tribunal sur le fond del'affaire tranchée par celui-ci, cela résulte de ce que laquestion sur laquelle la Cour est consultée diffère decelle sur laquelle le Tribunal a été appelé à statuer. Maisil existe d'autres raisons. L'une d'elles est qu'il seraitforcément difficile de se servir de la juridiction consul-tative de la Cour pour juger une affaire contentieuse caril n'est pas sûr que les exigences de l'égalité des partiesseraient satisfaites si la Cour devait statuer commejuridiction d'appel et non dans le cadre consultatif. Demême l'interposition du Comité, organe essentielle-ment politique, entre l'instance devant le Tribunal etl'instance devant la Cour apparaîtrait inacceptable sil'avis consultatif devait être assimilé à une décision enappel. La difficulté est encore plus grande si, comme enl'espèce, le Comité refuse d'admettre à ses débats unepartie à l'instance devant le Tribunal alors que l'Etatdemandeur est à même de faire valoir ses arguments.En outre le fait que l'article 11 du statut du Tribunaladministratif ouvre la procédure de réformation auxEtats Membres — non parties à l'instance judi-ciaire —, donc à des tiers, n'est explicable que si l'onadmet que l'avis consultatif doit traiter d'une questiondifférente de celle dont le Tribunal s'est occupé.

Dès lors que l'on ne pouvait demander à la Cour dereconsidérer au fond l'affaire Mortishedc. le Secrétairegénéral de l'Organisation des Nations Unies, la pre-mière question pour la Cour est de préciser l'étendue del'enquête à entreprendre pour être à même de décider si

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le Tribunal a commis une erreur de droit concernant lesdispositions de la Charte. Il est évident que la Cour nesaurait décider si un jugement interprétant le Statut et leRèglement du personnel comporte une telle erreur sansse reporter à ce jugement. Dans cette limite la Cour doitdonc examiner la décision du Tribunal au fond. Maiselle n'a pas à se pencher sur le point de savoir ce queserait la bonne interprétation du Statut et du Règlementdu personnel au-delà de ce qui est strictement néces-saire pour déterminer si l'interprétation du Tribunal estcontraire à ce que prescrivent les dispositions de laCharte. Il serait d'ailleurs erroné de supposer que, cha-que fois qu'une interprétation du Statut ou du Règle-ment du personnel donnée par le Tribunal serait contes-tée, il deviendrait possible de demander à la Cour unavis consultatif.

La Cour procède à un examen des textes applicablesen matière de prime de rapatriement. Les relations del'Organisation avec son personnel sont régies avanttout par le Statut du personnel établi par l'Assembléegénérale conformément à l'Article 101, paragraphe 1,de la Charte. Ce Statut est à son tour précisé et appliquéau moyen du Règlement du personnel, rédigé par leSecrétaire général qui pour cela dispose nécessaire-ment d'un certain pouvoir discrétionnaire. Certes l'As-semblée elle-même a le pouvoir de promulguer desrègles détaillées comme dans l'annexe IV du Statut dupersonnel où l'on trouve le barème de la prime derapatriement mais, dans les résolutions 33/119 et 34/165(voir plus haut p. 154 et 155), l'Assemblée générale n'apas fait cela : elle a posé un principe en laissant auSecrétaire général le soin de lui donner effet. Il n'est pascontestable qu'en s'acquittant de cette tâche le Secré-taire général a représenté et engagé l'Organisation dansses relations avec le personnel.

Saisi de la requête de M. Mortished, le Tribunaladministratif devait tenir compte de tout l'ensemble dedispositions statutaires ou réglementaires applicablesau cas de M. Mortished (voir plus haut p. 1.54 et 155).

Le Tribunal a invoqué en outre l'article 12.1 du Statutdu personnel où l'Assemblée générale avait affirmé "leprincipe fondamental du respect des droits ac quis" et ladisposition 112.2, a du règlement du personnel n'auto-risant que les amendements compatibles ave:c le Statutdu personnel (voir plus haut p. 155). Il a donc estiméque M. Mortished avait effectivement un droit acquisau sens de l'article 12.1 du Statut et que M. Mortishedavait par suite subi un préjudice du fait qu' il avait étéprivé de ce droit par le jeu de la résolution 34/165 et destextes y donnant effet. Dans son jugement le Tribunalne laisse nulle part entendre qu'il puisse y avoir con-tradiction entre l'article 12.1 du Statut du personnel etla disposition pertinente de la résolution 34/165.

Les opinions peuvent diverger quant à ce qui cons-titue un droit acquis et le Gouvernement des Etats-Unisconteste, dans son exposé écrit, que M. Mortished eûtaucun droit en vertu de 1 alinéa/de la disposition 109.5du règlement. Mais entrer dans l'examen de cette ques-tion reviendrait précisément à refaire le procès et tellen'est pas la tâche de la Cour. Le Tribunal pour sa part aconclu que M. Mortished avait un droit acquis. Il devaitinterpréter et faire jouer deux séries de dispositionsl'une et l'autre applicables à la situation de l'intéressé.Le Tribunal n'ayant fait qu'essayer d'appliquer à soncas les dispositions du Statut et du Règlement établiessous l'autorité de l'Assemblée générale qu'il a jugées

pertinentes, il est manifeste qu'il n'a pas commis uneerreur de droit concernant les dispositions de la Charte.Le Tribunal administratif des Nations Unies a-t-il

outrepassé sa juridiction ou sa compétence ? (para-graphes 77 et 78)S'agissant du deuxième motif de contestation, tiré de

ce que le Tribunal aurait outrepassé sa juridiction ou sacompétence, il semble qu'il n'ait pas été avancé commeentièrement distinct de celui de l'erreur de droit concer-nant les dispositions de la Charte mais plutôt commeune autre façon de prétendre que le Tribunal avait vouluexercer un contrôle judiciaire sur une résolution del'Assemblée générale, question déjà examinée. Quoiqu'il en soit, il est certain que la compétence du Tri-bunal, en vertu de l'article 2 de son statut, s'étend nonseulement aux clauses du contrat d'engagement et auxconditions d'emploi de M. Mortished mais aussi à laportée des dispositions du Statut et du Règlement dupersonnel en vigueur à la date de l'inobservation invo-quée. Il n'est pas possible de soutenir que le Tribu-nal — qui s'est efforcé d'interpréter et d'appliquer lesconditions d'emploi de M. Mortished ainsi que les dis-positions applicables du Statut du personnel, du Rè-glement du personnel et des résolutions de l'Assembléegénérale — s'est en un point quelconque aventuré au-delà des limites de sa compétence telle qu'elle est cir-conscrite par l'article 2 de son Statut. La question desavoir si sa décision est correcte ou non est sans rapportavec la question de la compétence.

On trouvera ci-après le texte complet du dispositif.

Dispositif de l'avis consultatif

La Cour*,1. Par 9 voix contre 6,Décide de donner suite à la requête pour avis consul-

tatif;POUR : M. Elias, président; M. Sette-Camara, vice-

président; MM. Nagendra Singh, Mosler, Ago,Schwebel, sir Robert Jennings, MM. de Lacharrière etMbaye, juges;

CONTRE : MM. Lachs, Morozov, Ruda, Oda, El-Khani et Bedjaoui, ywges.

2. Concernant la question telle qu'elle est formuléeau paragraphe 48 ci-dessus, est d'avis :

A. Par 10 voix contre 5,Que dans le jugement n° 273 le Tribunal administratif

des Nations Unies n'a pas commis d'erreur de droitconcernant les dispositions de la Charte des NationsUnies;

POUR : M. Elias, président; M. Sette-Camara, vice-président; MM. Nagendra Singh, Ruda, Mosler, Oda,Ago, sir Robert Jennings, MM. de Lacharrière etMbaye, juges;

CONTRE : MM. Lachs, Morozov, El-Khani, Schwe-bel et Bedjaoui, juges.

* Composée comme suit : M. Elias, président; M. Sette-Camara,vice-président; MM. Lachs, Morozov, Nagendra Singh, Ruda, Mos-ler, Oda, Ago, El-Khani, Schwebel, sir Robert Jennings, MM. deLacharrière, Mbaye, Bedjaoui, juges.

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B. Par 12 voix contre 3,Que dans le jugement n° 273 le Tribunal administratif

des Nations Unies n'a pas outrepassé sa juridiction ousa compétence;

POUR : M. Elias, président; M. Sette-Camara, vice-président; MM. Lachs, Nagendra Singh, Ruda, Mosler,Oda, Ago, sir Robert Jennings, MM. de Lacharrière,Mbaye et Bedjaoui, juges.

CONTRE : MM. Morozov, El-Khani et Schwebel,juges.

Aperçu des opinions jointesà l'avis consultatif

Opinions individuellesTout en étant essentiellement d'accord sur le dis-

positif de la Cour en l'espèce, M. Nagendra Singh faitobserver dans son opinion individuelle que la Couraurait dû appliquer les principes d'interprétation etd'application des lois et règlements à la résolution34/165 de l'Assemblée générale et conclure que celle-cine pouvait s'appliquer rétroactivement au cas deM. Mortished puisqu'il avait droit à l'intégralité de laprime de rapatriement bien avant le 1er janvier 1980,date à partir de laquelle seulement la résolution del'Assemblée générale entrait en vigueur. La Cour auraitdonc pu arriver à cette conclusion sans avoir à entrerdans la question des droits acquis de M. Mortished dèslors que cette résolution visait de façon claire et sanséquivoque uniquement l'avenir et qu'on ne pouvait lasolliciter pour qu'elle s'applique à des cas passéscomme celui de M. Mortished. Quoi qu'il en soit, larésolution 34/165 jouerait certainement dans tous lescas où la prime de rapatriement continuerait à s'ac-quérir au-delà du lcrjanvier 1980, le résultat étant que laprime serait dans de tels cas subordonnée à la preuve dela réinstallation pour toute la période de service, qu'elleait été accomplie avant ou après le 1er janvier 1980.

M. Ruda a voté pour les paragraphes 2 A et 2 B dudispositif de l'avis consultatif où se trouvent les dé-cisions de la Cour sur le fond; comme en revanche il avoté contre le paragraphe 1 portant sur la questionpréliminaire de savoir si la Cour devait ou non donnersuite à la requête, il a cru devoir expliquer les raisons deson vote par une opinion individuelle.

gernents du Tribunal administratif n'ont montré de fa-çon convaincante aucun motif raisonnable pour lequelle jugement du Tribunal administratif aurait pu êtrecontesté; il semble en outre que la demande d'avis aitété rédigée à partir d'une prémisse tout à fait fausse.M. Oda considère de plus que si en 1979 le Règlementdu personnel avait été revisé de manière plus prudenteet plus avisée pour répondre aux vœux des Etats Mem-bres des Nations Unies, on aurait pu éviter la situationconfuse qui s'est produite; le système de la prime derapatriement se présenterait aujourd'hui d'une façontotalement différente et le Tribunal administratif auraitpeut-être rendu un jugement différent en l'espèce.Opinions dissidentes

M. Lachs expose, dans son opinion dissidente, quebien qu'il n'ait constaté l'existence d'aucune raisondécisive de refuser de rendre l'avis consultatif, lesirrégularités de procédure commises au stade du Co-mité des demandes de réformation l'ont amené nonsans hésitation à voter contre le point 1 du dispositif.Cependant, la décision de la Cour de rendre l'avis lui afourni une bonne occasion d'examiner l'affaire au fond.Selon lui, la Cour aurait dû approfondir la question dela nature de la prime de rapatriement et des intentionsde l'Assemblée générale. Au lieu de cela, elle a estiméque ses pouvoirs de réformation ne lui permettaient pasde mettre en cause la constatation du Tribunal selonlaquelle M. Mortished possédait un droit acquis quiavait été méconnu par la disposition réglementaire ré-sultant de la résolution 34/165 de l'Assemblée générale.Le préjudice censément attribuable à une décision del'Assemblée générale et l'importance insuffisante attri-buée aux effets de résolutions de l'Assemblée généraleen matière de Statut du personnel n'en ont pas moinsposé la question essentielle des droits acquis et permis àla Cour de l'examiner. M. Lachs estime que le Tribunala eu tort de considérer que la disposition 109.5,/, dis-position abrogée, inspirée comme elle l'était par la ma-nière dont la Commission de la fonction publique inter-nationale interprétait sa mission et incompatible avec lanature de la prime de rapatriement, avait pu être àl'origine d'un droit acquis quelconque. En revanche, ence qui concerne le point 2 B de l'avis, il estime que leTribunal a agi dans les limites de sa compétence.

M. Lachs conclut en développant les observationsqu'il a présentées en 1973 en ce qui concerne l'amé-lioration de la procédure de réformation et l'établis-sement d'un tribunal administratif international unique.

Bien que M. Mosler partage l'opinion formulée par laCour dans le dispositif de l'avis consultatif et souscrivedans une large mesure aux motifs avancés à l'appui decette opinion, il croit devoir soulever un certain nombrede questions qui appellent à son sens un complémentd'explications ou une argumentation différente.

Selon M. Oda qui a voté contre le point 1 du disposi-tif, la Cour n'aurait pas dû répondre à la demande d'avisconsultatif en raison des irrégularités fondamentalesqui ont eu lieu, et notamment du fait que les délibéra-tions du Comité des demandes de réformation de ju-

M. Morozov considère que, faute d'être guidé par lesrésolutions de l'Assemblée générale et par son proprestatut, tel que l'Assemblée générale l'a adopté, ainsique par les dispositions de la Charte qui, en dernièreanalyse, sont les seules sources de droit pour le Tribu-nal, celui-ci dans son jugement n° 273 ne pouvait légi-timement déterminer que la résolution 34/165 du 17 dé-cembre 1979 ne pouvait prendre immédiatement effet.En réalité le jugement ne visait pas le défendeur — leSecrétaire général — mais la résolution 34/165 de l'As-semblée générale, dans sa lettre et dans son esprit.M. Morozov pense que, en agissant contrairement auxdispositions de son statut, le Tribunal a outrepassé sacompétence et a en fait écarté la résolution 34/165 del'Assemblée générale.

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Sous prétexte d'interpréter les résolutions adoptéesen 1978 et 1979 par l'Assemblée générale, le Tribunal acommis une erreur de droit au sujet des dispositions dela Charte et a outrepassé sa juridiction ou sa com-pétence.

M. Morozov ne saurait appuyer l'avis consultatif quiénonce que le Tribunal n'a pas commis d'erre ur de droitconcernant les dispostions de la Charte des NationsUnies et il ne peut donc considérer l'avis comme untexte correspondant à sa conception de l'administrationde la justice internationale.

M. EI-Khani a voté contre le point 1 du dispositif del'avis consultatif parce qu'il considère :

a) Que la Cour, dont le rôle primordial est de con-naître des affaires entre les Etats, ne devrait pas êtreamenée à donner des avis qui aboutissent finalement àla détourner de sa juridiction principale et à la réduire àêtre une Cour d'appel des jugements du Tribunal admi-nistratif des Nations Unies opposant des fonctionnairesau Secrétaire général; et

b) Que les erreurs graves dont la requête est enta-chée constituent des "raisons décisives" devant inciterla Cour à considérer la requête pour avis consultatifcomme irrecevable.

Il a voté contre le point 2, paragraphes A et B, pourêtre conséquent et parce qu'il croit que la Cour auraitdû s'arrêter au premier point.

M. Schwebel s'est dissocié de l'avis de la Cour essen-tiellement pour deux motifs. Se faisant une idée pluslarge que la Cour de la compétence de celle-ci pourréexaminer au fond un jugement du Tribunal adminis-tratif des Nations Unies, il soutient en particulier que,quand une objection fondée sur l'erreur de droit relativeaux dispositions de la Charte des Nations Unies estsoulevée à l'égard d'un jugement, la Cour doit statuercomme juridiction d'appel et se prononcer sur le juge-ment au fond dans la mesure où cela est nécessaire pourrépondre à la question qui lui est posée.

Pour ce qui est du fond de la décision rendue enl'espèce, M. Schwebel conclut que le Tribunal a com-mis une erreur de droit sur des points de droit touchantaux dispositions de la Charte et qu'il a outrepassé sajuridiction surtout en ce que son jugement a écarté lepouvoir que l'Assemblée générale possède sans équi-voque de fixer en vertu de l'Article 101, paragraphe 1,de la Charte les conditions d'emploi du Secrétariat del'ONU.

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71. AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL (JAMAHIRIYA ARABE LIBYENNE/MALTE)[REQUÊTE À FIN D'INTERVENTION]

Arrêt du 21 mars 1984

Dans son arrêt sur la requête à fin d'interventionprésentée par l'Italie en vertu de l'Article 62 du Statutdans l'affaire du plateau continental entre la Libye etMalte, la Cour, par 11 voix contre 5, a dit que la requêtede l'Italie à fin d'intervention ne pouvait être admise.

La Cour était composée comme suit : M. Elias, pré-sident; M. Sette-Camara, vice-président; MM. Lachs,Morozov, Nagendra Singh, Ruda, Oda, Ago, El-KhaniSchwebel, sir Robert Jennings, MM. de Lacharrière,Mbaye, Beajaoui, juges; MM. Jiménez de Aréchaga etCastañeda, juges ad hoc.

Des opinions individuelles ont été jointes à l'arrêtpar MM. Morozov, Nagendra Singh, Mbaye et Jiménezde Aréchaga.

Des opinions dissidentes ont été jointes à l'arrêt parMM. Sette-Camara, vice-président, Oda, Ago, Schwe-bel et sir Robert Jennings.

** *

Procédure devant la Cour (paragraphes 1 à 9)Dans son arrêt, la Cour rappelle que le Gouverne-

ment libyen et le Gouvernement maltais lui ont notifiéconjointement le 26 juillet 1982 un compromis concluentre Malte et la Jamahiriya arabe libyenne le 23 mai1976 en vue de soumettre à la Cour un différend concer-nant la délimitation du plateau continental entre cesdeux Etats.

La procédure s'est poursuivie conformément auStatut et au Règlement compte tenu du compromisentre les deux Etats. Les mémoires de l'un et de l'autreont été déposés le 26 avril 1983 et les contre-mémoiresle 26 octobre 1983.

La Cour ne comptant sur le siège aucun juge de natio-nalité libyenne ou maltaise, chacune des Parties s'estprévalue du droit que lui confère l'Article 31 du Statutde désigner un juge ad hoc pour siéger en l'affaire. LaJamahiriya arabe libyenne a nommé M. E. Jiménez deAréchaga et Malte M. J. Castañeda.

Le 24 octobre 1983 le Greffe a reçu du Gouvernementitalien une requête à fin d'intervention aux termes del'Article 62 du Statut. Les Gouvernements de la Jama-hiriya arabe libyenne et de Malte ont soumis des obser-vations écrites sur cette requête le 5 décembre 1983,dans le délai qui leur avait été imparti à cet effet. Objec-tion ayant été faite à la demande d'intervention del'Italie, la Cour a tenu, conformément à l'article 84 duRèglement, des audiences publiques entre le 25 et le30 janvier 1984 pour entendre l'Etat désireux d'inter-venir et les Parties sur la question de savoir si la requête

de l'Italie à fin d'intervention devait être admise ourejetée.Dispositions du Statut et du Règlement de la Cour

régissant Vintervention (paragraphe 10)L'Article 62 du Statut invoqué par l'Italie dispose :

" 1 . Lorsqu'un Etat estime que, dans un diffé-rend, un intérêt d'ordre juridique est pour lui encause, il peut adresser à la Cour une requête, à find'intervention.

"2. La Cour décide."Aux termes de l'article 81, paragraphe 2, du Règle-

ment, une requête à fin d'intervention fondée sur l'Arti-cle 62 du Statut doit préciser l'affaire qu'elle concerneet spécifier :

"a) L'intérêt d'ordre juridique qui, selon l'Etatdemandant à intervenir, est pour lui en cause;

"b) L'objet précis de l'intervention;"c) Toute base de compétence qui, selon l'Etat

demandant à intervenir, existerait entre lui et lesparties".

Recevabilité formelle de la requête italienne afin d'in-tervention (paragraphes 10 à 12)Constatant que la requête italienne satisfait formel-

lement aux trois conditions posées à l'article 81, para-graphe 2, du Règlement et qu'elle n'a pas été déposéehors délai, la Cour conclut qu'elle ne comporte aucunvice de forme qui la rendrait irrecevable.Exposé des thèses de l'Italie et des deux parties (para-

graphes 13 à 27)La Cour résume l'argumentation présentée par l'Ita-

lie dans sa requête et ses plaidoiries (paragraphes 13à 17). Elle note en particulier que l'intérêt juridiqueinvoqué par l'Italie est constitué par la protection desdroits souverains qu'elle revendique sur certaines zo-nes du plateau continental en cause dans l'instanceentre la Jamahiriya arabe libyenne et Malte. Elle noteen outre que l'objet de l'intervention est de permettre àl'Italie de défendre ces droits de sorte que la Cour ensoit aussi complètement informée que possible, qu'ellepuisse les prendre en considération dans sa décision etdonner aux Parties toutes indications utiles pourqu'elles n'incluent pas, dans l'accord de délimitationqu'elles concluront en application de l'arrêt de la Cour,des zones sur lesquelles l'Italie a des droits. La Cournote enfin que selon l'Italie l'Article 62 du Statut cons-titue en l'espèce une base de compétence suffisante quin'a pas à être complétée par un lien spécial de juridic-tion entre elle et les Parties à l'instance.

La. Cour résume ensuite l'argumentation présentéepar la Jamahiriya arabe libyenne (paragraphes 18 à 24)et par Malte (paragraphes 25 à 27) tant dans leurs obser-

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vations écrites sur la requête italienne que dans lesplaidoiries de leurs conseils.

Intérêt d'ordre juridique et objet de l'intervention (pa-ragraphes 28 à 38)

Afin de déterminer si 1a requête italienne est justifiée,la Cour doit examiner l'intérêt d'ordre juridique sus-ceptible d'être en cause, ce qui l'oblige à évaluer l'objetde la requête et la manière dont celui-ci correspond à cequ'envisage le Statut — à savoir assurer la protectiond'un "intérêt d'ordre juridique" en empêchant qu'ilsoit "affecté" par la décision.

La Cour rappelle que, dans le cas d'une intervention,c'est normalement par rapport à la définition de l'in-térêt d'ordre juridique et de l'objet indiqué par l'Etatdemandant à intervenir que la Cour devrait juger sil'intervention peut ou non être admise. Il lui appartientnéanmoins de s'assurer de l'objet véritable de la de-mande. Or en l'occurrence, compte tenu de toutes lescirconstances et de la nature de l'objet de l'instanceintroduite par la Libye et Malte, il apparaît à la Cour quesi, sur le plan formel, l'Italie lui demande de sauvegar-der ses droits, sa requête a pour effet pratique inélucta-ble d'inviter la Cour à reconnaître ceux-ci et, pour cefaire, à statuer au moins partiellement sur les différendsentre l'Italie et l'une des Parties ou les deux. Certesl'Italie demande à la Cour de ne statuer que sur ce quirelève vraiment de Malte et de la Libye. Mais, pour quela Cour puisse procéder à cette opération, il faudraitqu'elle détermine d'abord les zones sur lesquelles l'Ita-lie a des droits et celles sur lesquelles elle n'en a pas.Elle devrait donc statuer sur l'existence de droits ita-liens sur certaines zones et sur l'absence de droitsitaliens sur d'autres zones. La Cour serait appelée,pour donner effet à l'intervention, à trancher un dif-férend ou un élément de différend, entre l'Italie et l'uneou l'autre des Parties principales ou les deux, ce quil'amènerait à se prononcer sur les relations juridiquesentre l'Italie et la Libye sans le consentement de laLibye et sur celles entre l'Italie et Malte sans le consen-tement de Malte. Sa décision ne pourrait pas être inter-prétée simplement comme n"'affectant" pas les droitsde l'Italie mais comme les reconnaissant ou les rejetanten totalité ou en partie.

La Cour ayant conclu que le fait d'autoriser l'in-tervention impliquerait l'introduction d'un nouveaudifférend, on peut envisager de deux manières les con-séquences à tirer de cette conclusion par rapport àl'Article 62 du Statut.

Selon la première conception, dès lors que l'Italiedemande à la Cour de statuer sur les droits qu'elle arevendiqués, la Cour doit dire si elle est compétentepour rendre, par la voie de l'intervention, la décisiondemandée par l'Italie. Comme on l'a vu, le Gouver-nement italien soutient que le jeu de l'Article 62 duStatut est suffisant pour créer en l'espèce la base decompétence de la Cour. Il apparaît à la Cour que, si elledevait admettre la thèse italienne, elle admettrait par làmême que la procédure de l'intervention fondée surl'Article 62 constitue une exception aux principes fon-damentaux à la base de sa compétence : le principe duconsentement mais aussi les principes de réciprocité etd'égalité entre les Etats. Or une exception de ce genrene pourrait être admise que si elle était très clairementexprimée, ce qui n'est pas le c as. Elle considère doncque l'invocation de l'Article 62 devrait, pour fonder une

intervention dans un cas tel que celui de la requêteitalienne, s'accompagner d'une base de compétence.

Selon la deuxième conception, dès lors que l'Etatrequérant l'intervention demande à la Cour de statuersur les droits qu'il revendique, on ne se trouve pas enprésence d'une véritable intervention au sens de l'Arti-cle 62. L'Article 62 ne dérogerait pas au consensua-lisme qui est à la base de la compétence de la Cour carles seuls cas d'intervention ouverts par cet articleseraient ceux dans lesquels l'intervenant ne rechercheque la préservation de ses droits sans tenter de les fairereconnaître. Rien n'indique que l'Article 62 ait étéconçu comme un autre moyen de saisir la Cour d'unlitige supplémentaire ou comme un moyen de faire va-loir les droits propres d'un Etat non partie à l'instance.Un tel litige ne saurait être porté devant la Cour par voied'intervention.

La Cour conclut que l'intervention demandée parl'Italie relève, vu son objet, d'une catégorie qui, se-lon la démonstration même de l'Italie, ne saurait êtreadmise. Cette conclusion découle de l'une comme del'autre des deux manières de voir exposées ci-dessus,de sorte que la Cour n'a pas à choisir entre elles.

La Cour estimant qu'elle ne doit pas aller au-delà desconsidérations qu'elle juge nécessaires à sa décision,l'arrêt n'a pas à trancher les diverses autres questionssoulevées au sujet des conditions et du fonctionnementde l'intervention au titre de l'Article 62 du Statut. Enparticulier, pour se prononcer sur la demande d'in-tervention de l'Italie en l'espèce, la Cour n'a pas àdécider si, en règle générale, pour toute interventionfondée sur l'Article 62, et comme condition de sonadmission, l'existence d'un lien juridictionnel valabledoit être démontrée.

Protection des intérêts de l'Italie (paragraphes 39 à 43)L'Italie souligne en outre l'impossibilité, ou du moins

la difficulté beaucoup plus grande, qu'éprouverait laCour à s'acquitter de la tâche à elle confiée par lecompromis si l'Italie ne participait pas à la procédure enqualité d'intervenant. Tout en reconnaissant que, si elleétait pleinement instruite des prétentions et des thèsesde l'Italie, elle serait mieux à même de donner auxParties des indications telles qu'elles puissent délimiterleurs zones de plateau continental sans difficulté (mêmesi pendant la procédure elle a obtenu des renseigne-ments suffisants pour la sauvegarde des droits de l'Ita-lie), la Cour note que la question n'est pas de savoir si laparticipation de l'Italie peut être utile ou même néces-saire à la Cour; elle est de savoir, à supposer que l'Italiene participe pas à l'instance, si l'intérêt juridique del'Italie est en cause ou s'il est susceptible d'être affectépar la décision.

Or la Cour considère qu'il est possible de tenircompte de l'intérêt juridique de l'Italie — et d'autresEtats de la région méditerranéenne — tout en répon-dant à la question posée par le compromis. En effet lesdroits revendiqués par l'Italie seraient sauvegardés parl'Article 59 du Statut qui stipule : "La décision de laCour n'est obligatoire que pour les parties en litige etdans le cas qui a été décidé." Il en résulte clairementque les principes et règles de droit international que laCour aura estimés applicables à la délimitation entre laLibye et Malte, et les indications qu'elle aura donnéesquant à leur application pratique, ne pourront pas êtreinvoquées par les Parties à {'encontre de tout autreEtat. De plus il ne fait pas de doute que, dans son arrêt

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futur, la Cour tiendra compte de l'existence d'autresEtats ayant des prétentions dans la région. L'arrêt nesera pas seulement limité dans ses effets par l'Article 59du Statut; il sera exprimé sans préjudice des droits ettitres d'Etats tiers.Interprétation de l'Article 62 (paragraphes 44 à 46)

Revenant sur le point de savoir si l'intervenant doitou non établir un lien juridictionnel entre lui et lesparties principales, la Cour rappelle qu'elle a déjà ré-sumé l'origine et l'évolution de l'Article 62 du Statutdans son arrêt du 14 avril 1981 sur la requête de Malteà fin d'intervention dans l'affaire Tunisie/Libye. Elleestime possible de se prononcer sur la requête italiennesans résoudre à titre général la question délicate du"lien de compétence valable" (voir plus haut) et seborne à déclarer qu'elle demeure convaincue de la sa-gesse de la conclusion à laquelle la Cour permanente de

Justice internationale était parvenue en 1922, à savoirqu'elle ne devrait pas essayer de résoudre dans le Rè-glement les différentes questions qui ont été soulevées,mais les laisser de côté pour les trancher à mesurequ'elles se présentent dans la pratique et en fonctiondes circonstances de chaque espèce.Dispositif (paragraphe 47)

Par ces motifs, la Cour dit que la requête de l'Italie àfin d'intervention sur la base de l'Article 62 du Statut dela Cour ne peut être admise.

POUR : M. Elias, président; MM. Lachs, Morozov,Nagendra Singh, Ruda, El-Khani, de Lacharrière,Mbaye, Beàjâoui, juges; MM. Jiménez de Aréchaga etCastañeda, juges ad hoc;

CONTRE : M. Sette-Camara, vice-président;MM. Oda, Ago, Schwebel et sir Robert Jennings,./Hge.y.

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72. AFFAIRE DES ACTIVITÉS MILITAIRES ET PARAMILITAIRES AU NICARAGUA ETCONTRE CELUI-CI (NICARAGUA C. ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE) [MESURES CON-SERVATOIRES]

Ordonnance du 10 mai 1984

Dans une ordonnance rendue dans l'affaire concer-nant les activités militaires et paramilitaires au Nica-ragua et contre celui-ci, la Cour

A. a rejeté la demande des Etats-Unis de rayerl'affaire du rôle et

B. a indiqué, à titre provisoire, en attendant sonarrêt définitif, les mesures conservatoires suivantes :

B. 1. les Etats-Unis doivent mettre immédiatementfin à toute action ayant pour effet de limiter l'entrée et lasortie des ports nicaraguayens, en particulier par lapose des mines;

B.2. le droit à la souveraineté et à l'indépendancepolitique que possède la République du Nicaragua,comme tout autre Etat de la région et du monde doitêtre pleinement respecté et ne pas être compromisd'aucune manière par des activités militaires et para-militaires qui sont interdites par les principes du droitinternational, notamment par le principe que les Etatss'abstiennent, dans leurs relations internationales, derecourir à la menace ou à l'emploi de la force contrel'intégrité territoriale ou l'indépendance politique detout Etat, et par le principe relatif au devoir de ne pasintervenir dans les affaires relevant de la compétencenationale d'un Etat, consacrés par la Charte des Na-tions Unies et la Charte de l'Organisation des Etatsaméricains;

B.3. les Etats-Unis et le Nicaragua doivent veiller àce qu'aucune mesure ne soit prise qui puisse aggraverou étendre le différend soumis à la Cour;

B.4. les Etats-Unis et le Nicaragua doivent veiller àce qu'aucune mesure ne soit prise qui puisse porteratteinte au droit de l'autre Partie touchant l'exécutionde toute décision que la Cour pourrait rendre.

Ces décisions ont été adoptées à l'unanimité sauf lepoint B.2. qui a été adopté par 14 voix contre une.

La composition de la Cour était la suivante :M. T. O. Elias, président; M. J. Sette-Camara, vice-président; MM. M. Lachs, P. Morozov, Nagen-dra Singh, J. M. Ruda, H. Mosler, S. Oda, R. Ago,A. El-Khani, S. M. Schwebel, sir Robert Jennings,MM. G. de Lacharrière, K. Mbaye, M. Bedjaoui,juges.

Une opinion conjointe a été jointe à l'ordonnance parM. Mosler et sir Robert Jennings. Un opinion dissi-

dente a été jointe à l'ordonnance par M. Schwebel qui avoté contre le point B.2. du dispositif.

Procédure devant la Cour (paragraphes 1 à 9)Dans son ordonnance, la Cour rappelle que le 9 avril

1984 le Nicaragua a introduit une instance contre lesEtats-Unis d'Amérique au sujet d'un différend relatif àla responsabilité encourue du fait d'activités militaireset paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci. S'ap-puyant sur les faits allégués dans sa requête, le Nica-ragua prie notamment la Cour de dire et juger :

— Que les Etats-Unis ont violé et continuent à violerun certain nombre d'obligations internationales àl'égard du Nicaragua telles qu'elles résultent de plu-sieurs instruments internationaux et du droit interna-tional général et coutumier,

— Que les Etats-Unis ont le devoir exprès de mettrefin et de renoncer immédiatement à toute utilisation dela force contre le Nicaragua, à toutes violations de lasouveraineté, de l'intégrité territoriale ou de l'indépen-dance politique du Nicaragua, à tout appui de quelquenature qu'il soit à quiconque se livre à des activitésmilitaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, à toute tentative pour limiter l'accès aux ports duNicaragua,

— Que les Etats-Unis doivent réparation au Nica-ragua pour les dommages subis à raison de ces vio-lations.

Le même jour, le Nicaragua a demandé à la Courd'indiquer d'urgence des mesures conservatoires ten-dant à ce que :

"— Les Etats-Unis cessent et s'abstiennentimmédiatement de fournir, directement ou indirec-tement, tout appui — entraînement, armes, muni-tions, approvisionnements, assistance, ressourcesfinancières, commandement ou autre forme de sou-tien — à toute nation ou tout groupe, organisation,mouvement ou individu se livrant ou se disposant à selivrer à des activités militaires ou paramilitaires auNicaragua ou contre celui-ci;

"— Les Etats-Unis mettent fin et renoncentimmédiatement à toute activité militaire ou parami-litaire de leurs représentants, agents ou forcesarmées au Nicaragua ou contre le Nicaragua, et à toutautre emploi de la force ou menace de la force dansleurs relations avec le Nicaragua."

Peu après l'introduction de l'instance, les Etats-Unisont avisé le Greffe qu'ils désignaient un agent pourl'affaire et, ayant la conviction que la Cour n'avait pas

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compétence pour en connaître, priaient la Cour de nedonner aucune suite procédurale à l'affaire et la rayerdu rôle (lettres des 13 et 23 avril 1984). Le 24 avril,tenant compte d'une lettre du même jour émanant duNicaragua, la Cour a décidé qu'elle ne disposait pasalors d'éléments suffisants pour accéder aux demandesdes Etats-Unis.

Compétence (paragraphes 10 à 26)Déclaration du Nicaragua et demande de radiation

formulée par les Etats-Unis (paragraphes 10 à 21)Afin de fonder la compétence de la Cour pour con-

naître de l'affaire, le Nicaragua invoque les déclara-tions des Parties acceptant la juridiction obligatoire dela Cour en vertu de l'Article 36, paragraphe 2, de sonStatut, à savoir la déclaration des Etats-Unis en date du26 août 1946 et la déclaration du Nicaragua en date du24 septembre 1929. Dans le système du règlement judi-ciaire international où le consentement des Etats est à labase de la juridiction de la Cour, un Etat ayant donnéson consentement à la compétence de la Cour par unedéclaration peut se prévaloir de la déclaration parlaquelle un autre Etat a lui aussi donné son consen-tement à la compétence de la Cour pour porter uneaffaire devant la Cour.

Le Nicaragua dit avoir reconnu la juridiction obli-gatoire de la Cour permanente de Justice internationaledans sa déclaration du 24 septembre 1929, qui selon luiserait encore en vigeur et constituerait par le jeu del'Article 36, paragraphe 5, du Statut de la Cour actuelleune acceptation de la juridiction obligatoire de celle-ci'.

Les Etats-Unis font valoir que le Nicaragua n'a ja-mais ratifié le protocole de signature de la Cour perma-nente de Justice internationale, que le Nicaragua n'estjamais devenu partie au Statut de la Cour permanente,qu'en conséquence la déclaration nicaraguayenne de1929 n'est jamais entrée en vigueur et que le Nicaraguane peut être considéré comme ayant accepté la juridic-tion obligatoire de la Cour actuelle par le jeu de l'Arti-cle 36 de son Statut. Cela étant, ils prient la Cour de nedonner aucune suite à la procédure et de rayer l'affairedu rôle.

Le Nicaragua pour sa part affirme avoir ratifié entemps utile le protocole de signature du Statut dela Cour permanente et a avancé un certain nombred'éléments à l'appui de la validité juridique de la dé-claration nicaraguayenne de 1929. Les deux Parties ontdéveloppé leur argumentation pendant la procédureorale.

La Cour considère qu'en l'espèce la question est desavoir si le Nicaragua, ayant déposé une déclarationd'acceptation de la compétence de la Cour permanente,peut se dire "Etat acceptant la même obligation" ausens de l'Article 36, paragraphe 2, du Statut afin depouvoir invoquer la déclaration des Etats-Unis. Les

1 En vertu de l'Article 36, paragraphe 5, du Statut de la Cour, unedéclaration faite en application du Statut de la Cour permanente pourune durée non encore expirée doit être considérée, dans les rapportsentre parties au Statut, comme comportant acceptation de la juridic-tion de la Cour internationale de Justice pour la durée restant à courir.

thèses des Parties faisant apparaître une contestationsur le point de savoir si la Cour est compétente, ilappartient à celle-ci de décider, après avoir entendu lesParties. Elle ne peut donc accéder à la demande desEtats-Unis de rayer l'affaire du rôle sans autre examen.

Déclaration des Etats-Unis (paragraphes 22 et 23)Les Etats-Unis contestent en outre la compétence de

la Cour en l'espèce en s'appuyant sur la déclarationqu'ils ont eux-mêmes déposée le 6 avril 1984, qui ren-voie à leur déclaration de 1946 et stipule que cettedernière "ne s'applique pas aux différends avec toutEtat d'Amérique centrale faisant suite ou se rapportantà des événements qui se déroulent en Amérique cen-trale" et qu'elle "prend effet immédiatement et de-meurera en vigueur pour une durée de deux ans".Comme le différend avec le Nicaragua rentre nettementselon eux dans un domaine exclu par la déclaration du6 avril 1984, ils estiment que la déclaration de 1946 nepeut conférer compétence à la Cour pour connaître del'affaire. Le Nicaragua considère pour sa part que ladéclaration du 6 avril 1984 n'a pas pu modifier la dé-claration de 1946 qui, n'ayant pas valablement pris fin,reste en vigueur.

Conclusion (paragraphes 24 à 26)La Cour fait observer qu'elle ne doit indiquer des

mesures conservatoires que si les dispositions invo-quées par le requérant paraissent constituer prima facieune base sur laquelle sa compétence pourrait être fon-dée. Elle n'a pas à se prononcer pour l'instant sur laquestion de savoir si la déclaration nicaraguayenne du24 septembre 1929 est valable et si le Nicaragua peutpar suite se prévaloir de la déclaration américaine du26 août 1946 ni sur celle de savoir si, du fait de ladéclaration du 6 avril 1984, la requête n'entre plus àpartir de cette date dans le cadre de l'acceptation par lesEtats-Unis de la juridiction obligatoire de la Cour. Elleestime cependant que les déclarations déposées par lesdeux Parties respectivement en 1929 et en 1946 parais-sent constituer une base sur laquelle la compétence dela Cour pourrait être fondée.Mesures conservatoires (paragraphes 27 à 40)

L'ordonnance énumère les circonstances alléguéespar le Nicaragua qui selon lui exigent l'indication demesures conservatoires et les éléments qu'il a four-nis pour étayer ses allégations. Le Gouvernement desEtats-Unis a déclaré que les Etats-Unis n'avaient pasl'intention d'entrer dans un débat sur les faits alléguéspar le Nicaragua, étant donné l'absence de juridiction,mais ils n'ont admis aucun des faits allégués par leNicaragua. La Cour dispose de nombreuses informa-tions sur les faits de l'espèce y compris des déclarationsofficielles des autorités des Etats-Unis et doit examinersi les circonstances portées à son attention exigentl'indication de mesures conservatoires mais elle préciseque sa décision doit laisser intact le droit du défendeurde contester les faits allégués.

Après avoir rappelé les droits qui selon le Nicaraguadoivent être protégés d'urgence par l'indication de me-sures conservatoires, la Cour examine trois objectionssoulevées par les Etats-Unis (en plus de l'objectionrelative à la compétence) contre l'indication de tellesmesures.

Premièrement, l'indication de mesures conservatoi-res ferait obstacle aux négociations qui se déroulentdans le cadre des travaux du groupe de Contadora, et

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mettrait directement enjeu les droits et intérêts d'Etatsnon parties à l'instance; deuxièmement, ces consulta-tions constituent un mécanisme régional dans le cadreduquel le Nicaragua a l'obligation de négocier de bonnefoi; troisièmement, la demande du Nicaragua soulèvedes questions qui se prêtent mieux à un règlement de lapart des organes politiques des Nations Unies et del'Organisation des Etats américains.

Le Nicaragua conteste la pertinence en l'espèce desconsultations de Contadora — auxquelles il continue àparticiper activement —, nie que sa demande puisseporter préjudice aux droits d'autres Etats et rappelle lajurisprudence de la Cour selon laquelle la Cour n'estpas tenue de refuser de s'acquitter d'une tâche essen-tiellement judiciaire pour la seule raison que la questiondont elle est saisie serait étroitement liée à des ques-tions politiques.

La Cour conclut que les circonstances exigent qu'elleindique des mesures conservatoires, ainsi qu'il estprévu à 1 ' Article 41 du Statut, en vue de sauvegarder lesdroits invoqués. Elle précise que sa décision ne préjugeen rien sa compétence pour connaître du fond de l'af-faire et laisse intact le droit du Gouvernement desEtats-Unis et du Gouvernement du Nicaragua de fairevaloir leurs moyens tant sur la compétence que sur lefond.

Par ces motifs la Cour rend la décision dont le textecomplet est reproduit ci-après.

Dispositif de l'ordonnance

La Cour*,A. A l'unanimité,Rejette la demande des Etats-Unis d'Amérique ten-

dant à ce qu'il soit mis fin, par la radiation du rôle, à laprocédure sur la requête et sur la demande en indicationde mesures conservatoires déposées le 9 avril 1984 parla République du Nicaragua;

B. Indique à titre provisoire, en attendant son arrêtdéfinitif dans l'instance introduite le 9 avril 1984 parla République du Nicaragua contre les Etats-Unisd'Amérique, les mesures conservatoires suivantes :

1. A l'unanimité,Que les Etats-Unis mettent immédiatement fin àtoute action ayant pour effet de restreindre, debloquer ou de rendre périlleuses l'entrée ou lasortie des ports nicaraguayens, en particulier parla pose de mines, et s'abstiennent désormais detoute action semblable.

2. Par 14 voix contre une,Que le droit à la souveraineté et à l'indépendancepolitique que possède la République du Nica-ragua, comme tout autre Etat de la région et du

* Composée comme suit : M. Elias, président; M. Sette-Camara,vice-président; MM. Lachs, Morozov, Nagendra Singh, Ruda, Mos-ler, Oda, Ago, El-Khani, Schwebel, sir Robert Jennings, MM. deLacharrière, Mbaye, Bedjaoui,j«ge.î.

monde, soit pleinement respecté et ne soit com-promis d'aucune manière par des activités mili-taires et paramilitaires qui sont interdites par lesprincipes du droit international, notamment parle principe que les Etats s'abstiennent, dans leursrelations internationales, de recourir à la menaceou à l'emploi de la force contre l'intégrité ter-ritoriale ou l'indépendance politique de toutEtat, et par le principe relatif au devoir de ne pasintervenir dans les affaires relevant de la com-pétence nationale d'un Etat, consacrés par laCharte des Nations Unies et la Charte de l'Or-ganisation des Etats américains.POUR : M. Elias, président; M. Sette-Camara,vice-président; MM. Lachs, Morozov, Nagen-dra Singh, Ruda, Mosler, Oda, Ago, El-Khani,sir Robert Jennings, MM. de Lacharrière,Mbaye, Bedjaoui,./wges;CONTRE : M. Schwebel, juge.

3. A l'unanimité,Que les gouvernements des Etats-Unis d'Amé-rique et de la République du Nicaragua veillentl'un et l'autre à ce qu'aucune mesure d'aucunesorte ne soit prise qui puisse aggraver ou étendrele différend soumis à la Cour.

4. A l'unanimité,Que les Gouvernements des Etats-Unis d'Amé-rique et de la République du Nicaragua veillentl'un et l'autre à ce qu'aucune mesure ne soit prisequi puisse porter atteinte aux droits de l'autrePartie touchant l'exécution de toute décision quela Cour rendrait en l'affaire.

C. A l'unanimité,Décide en outre que, jusqu'à ce que la Cour rende son

arrêt définitif en l'espèce, elle demeurera saisie desquestions qui font l'objet de la présente ordonnance.

D. A l'unanimité,Décide que les pièces écrites porteront d'abord sur la

question de la compétence de la Cour pour connaître dudifférend et sur celle de la recevabilité de la requête;

Réserve la fixation des délais pour le dépôt desditespièces, ainsi que la suite de la procédure.

Aperçu des opinions jointes à l'ordonnance de la Cour

Opinion conjointe de M. Mosler et de sir RobertJenningsM. Mosler et sir Robert Jennings soulignent dans leur

opinion que les obligations de s'abstenir de recouririllégalement à la menace ou à l'emploi de la force et dene pas intervenir dans les affaires d'un autre Etat s'ap-pliquent au Nicaragua aussi bien qu'aux Etats-Unis; etque les deux Etats ont l'obligation de mener des négo-ciations de bonne foi dans le cadre des arrangementsrégionaux.Opinion dissidente de M. Schwebel

M. Schwebel a voté en faveur du rejet, par la Cour, dela demande des Etats-Unis tendant à débouter le Nica-ragua pour des motifs ayant trait à la compétence, ainsique pour l'indication donnée par la Cour et tendant à ceque les Etats-Unis ne limitent pas l'accès aux portsnicaraguayens, en particulier en posant des mines. Il aexprimé son "total désaccord" avec la disposition de

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l'ordonnance où il est spécifié que le droit à la sou-veraineté et à l'indépendance politique que possède leNicaragua "soit pleinement respecté et ne soit com-promis d'aucune manière par des activités militaires ouparamilitaires qui sont interdites par les principes dudroit international". M. Schwebel caractérise "l'insis-tance mise dans ce paragraphe sur les droits du Nica-ragua — alors que le Nicaragua lui-même est accusé devioler l'intégrité territoriale et l'indépendance politiquede ses voisins" comme "ne se justifiant pas" et comme"contraire aux principes de l'égalité des Etats et de lasécurité collective".

M. Schwebel rappelle que les accusations formuléespar les Etats-Unis contre le Nicaragua "ne sont pasmoins graves" que celles du Nicaragua contre lesEtats-Unis et que El Salvador, le Honduras et le CostaRica ont porté contre le Nicaragua des accusationssemblables. Ces trois Etats d'Amérique centrale nesont pas parties à l'instance. Les Etats-Unis sontnéanmoins fondés à faire valoir que le Nicaragua porteatteinte à leur sécurité et la Cour peut connaître deces allégations car, déclare M. Schwebel, les droits encause en l'espèce "ne dépendent pas d'étroites con-sidérations sur le point de savoir qui est partie à un

différend devant la Cour. Ils dépendent des considéra-tions plus larges de la sécurité collective". Tout Etat a"un intérêt juridique" à l'observation des principes dela sécurité collective. Les Etats-Unis sont donc justifiésà invoquer devant la Cour ce qu'ils considèrent commedes actes illicites du Nicaragua contre d'autres Etatsd'Amérique centrale "non pas parce qu'ils peuventparler au nom du Costa Rica, du Honduras et du Sal-vador mais parce que la violation de la sécurité de cesEtats qui est reprochée au Nicaragua constitue uneviolation de la sécurité des Etats-Unis".

M. Schwebel indique qu'il a cru pouvoir voter pour ladisposition de l'ordonnance de la Cour concernant lapose de mines — qui ne vise que les Etats-Unis —parce que les Etats-Unis n'ont pas allégué devant laCour que le Nicaragua mine les ports et les eaux d'au-tres Etats.

M. Schwebel appuie le rejet par la Cour de la contes-tation de sa compétence par les Etats-Unis au motifqu'au stade de l'indication de mesures conservatoiresle Nicaragua est seulement tenu d'établir, prima facie,une base sur laquelle la compétence de la Cour pourraitêtre fondée.

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73. AFFAIRE DES ACTIVITÉS MILITAIRES ET PARAMILITAIRES AU NICARAGUA ETCONTRE CELUI-CI (NICARAGUA C. ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE) [DÉCLARATIOND'INTERVENTION]

Ordonnance du 4 octobre 1984

Dans son ordonnance, la Cour a décidé, par 9 voixcontre 6, de ne pas tenir audience au sujet do la décla-ration d'intervention présentée par El Salvador dansl'affaire des activités militaires et paramilitaires au Ni-caragua et contre celui-ci (Nicaragua c. E!tats-Unisd'Amérique).

Dans la même ordonnance, la cour a également dé-cidé, par 14 voix contre une, de remettre ai un stadeultérieur de la procédure la suite de l'examen de laquestion de la recevabilité de l'intervention d'El Sal-vador.

Sur le premier point, MM. Ruda, Mosler, Ago, Sch-webel, sir Robert Jennings, M. de Lacharrière ont votécontre.

Sur le second point, M. Schwebel a voté contre.

** *

Le texte du dispositif de l'ordonnance est ainsiconçu :

"La Cour,"i) Par 9 voix contre 6,"Décide de ne pas tenir d'audience sur la déclara-

tion d'intervention de la République d'El Salvador,"POUR : M. Elias, président; M. Sette-Camara,

vice-président; MM. Lachs. Morozov, NagendraSingh, Oda, El-Khani, Mbaye, Bedjaoui, juges;

"CONTRE : MM. Ruda, Mosler, Ago, Schwebel,sir Robert Jennings, M. de Lacharrière, juges.

"ii) Par 14 voix contre une,"Décide que la déclaration d'intervention de la

République d'El Salvador est irrecevable en cequ'elle se rapporte à la phase en cours de l'instanceintroduite par le Nicaragua contre les Etats-Unisd'Amérique.

"POUR : M. Elias, président; M. Sette-Camara,vice-président; MM. Lachs, Morozov, NagendraSingh, Ruda, Mosler, Oda, Ago, El-Khani, sir RobertJennings, MM. de Lacharrière, Mbaye, Bedjaoui,juges.

"CONTRE : M. Schwebel, juge."MM. Nagendra Singh., Oda et Bedjaoui ont joint à

l'ordonnance des opinions individuelles; MM. Ruda,Mosler, Ago, sir Robert Jennings et M. de Lachar-rière y ont joint une opinion conjointe concordante.M. Schwebel a joint à l'ordonnance une opinion dis-sidente.

Aperçu des opinions jointesà Vordonnance de la Cour

Opinion individuelle de M. Nagendra SinghDans son opinion individuelle, M. Nagendra Singh

fait observer qu'étant donné que la déclaration d'in-tervention d'El Salvador à ce stade de la procédure serapporte en réalité au fond de l'affaire toute audienceaccordée à l'heure actuelle deviendrait forcément l'oc-casion de présenter des arguments sur le fond : il yaurait donc deux plaidoiries sur le fond, l'une mainte-nant et la seconde au cas où la Cour examinerait le fondde l'affaire. Cela serait une source de confusion et neserait ni souhaitable ni acceptable. La Cour a doncprévu comme il convient le déroulement des opérationset donné acte de l'intention d'El Salvador d'intervenirdans la phase suivante de l'affaire, s'il y a une pro-cédure sur le fond. El Salvador n'a donc pas été traitésans ménagements, car la Cour a sauvegardé son droitd'intervention, qui sera examiné au stade suivant del'affaire. Il ne servait à rien de tenir des audiences dansla phase actuelle, alors que par 14 voix contre une laCour avait conclu à l'irrecevabilité de l'interventiond'El Salvador. Dans ces conditions, El Salvador seraentendu le moment venu, compte tenu des moyens etarguments qu'il a déjà soumis à la Cour à l'appui de sonintervention.

Opinion conjointe de MM. Ruda, Mosler, Ago, sir Ro-bert Jennings et M. de LacharrièreMM. Ruda, Mosler, Ago, sir Robert Jennings et

M. de Lacharrière ont joint à l'ordonnance une opinionconjointe pour indiquer que, tout en estimant que ladéclaration d'intervention d'El Salvador est irreceva-ble au stade actuel de la procédure, ils sont d'avis qu'ilaurait été plus conforme aux exigences d'une bonnejustice que la Cour accepte d'entendre l'Etat désireuxd'intervenir.Opinion individuelle de M. Oda

M. Oda estime que la déclaration d'intervention d'ElSalvador, du 15 août 1984 était vague et ne semblait pasremplir les conditions auxquelles l'article 82, b et c, duRèglement subordonne l'intervention à ce stade, maisEl Salvador l'a ensuite complétée par ses communica-tions des 10 et 17 septembre et celles-ci satisfont peut-être aux dispositions de l'article 82. M. Oda regretteque la Cour, qui connaissait les vues du Nicaragua etdes Etats-Unis seulement sur le premier document d'ElSalvador, ne se soit pas informée de ce qu'ils pensaientdes deux communications ultérieures et notamment dela recevabilité de l'intervention d'El Salvador au stadedes débats sur la compétence.

Si l'on avait admis, comme de l'avis de M. Oda ill'aurait fallu, que les observations du Nicaragua cons-

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tituaient une objection à l'intervention d'El Salvador àce stade, l'article 84, paragraphe 2, se serait sans aucundoute appliqué. M. Oda a voté contre la tenue d'uneaudience simplement parce que, selon son interpréta-tion de l'opinion de la Cour, le Nicaragua n'avait pasfait d'objection.

M. Oda regrette aussi que la date du 8 octobre ait étéfixée pour l'ouverture des audiences entre le Nicaraguaet les Etats-Unis avant que la Cour ne se réunisse le4 octobre afin d'examiner la déclaration d'El Salvador.De fait, la demande d'El Salvador tendant à ce que laCour tienne audience et la recevabilité de son interven-tion à la phase juridictionnelle actuelle ont été l'une etl'autre examinées le 4 octobre, à l'issue d'une seulejournée de délibérations.

Si cela s'était passé autrement, la déclaration d'ElSalvador aurait bien pu devenir la première interven-tion fondée sur l'Article 63 du Statut de la Cour dont laCour ait à connaître à la phase juridictionnelle de l'af-faire.Opinion individuelle de M. Bedjaoui

M. Bedjaoui indique qu'à son sens on ne peut être à lafois en faveur du rejet de la demande d'intervention etde la tenue d'une audience aux fins d'examiner une telledemande. La Cour étant parvenue à la conclusion quela demande d'intervention d'El Salvador était irreceva-ble, la tenue d'une audience devenait logiquement sansobjet.

Opinion dissidente de M. SchwebelM. Schwebel n'est pas d'accord avec l'ordonnance

de la Cour pour deux motifs. Il considère qu'en déci-

dant de ne pas tenir audience sur la déclaration d'ElSalvador la Cour s'est écartée d'une procédure judi-ciaire régulière conforme à sa tradition. Il conclut que,malgré certaines incertitudes en la matière, El Salvadoravait le droit d'intervenir et que la Cour ayant refusé del'entendre tout doute aurait dû être résolu dans le sensde la recevabilité de la déclaration d'intervention.

M. Schwebel comprend la déclaration d'El Salvadorcomme une requête présentée afin d'intervenir à pro-pos de l'interprétation d'articles du Statut de la Cour,de la Charte des Nations Unies et de trois traités inter-américains, ainsi qu'à propos de l'interprétation de dé-clarations d'acceptation de la juridiction obligatoire dela Cour déposées conformément à son Statut. De l'avisde M. Schwebel, le Nicaragua, tout en se défendantd'objecter à l'intervention d'El Salvador, a soulevé desobjections qui rendaient nécessaire qu'il fût entendu envertu de la disposition imperative qu'est l'article 84,paragraphe 2, du Règlement, aux termes duquel, s'il estfait objection à la recevabilité d'une déclaration d'in-tervention, "la Cour entend, avant de statuer, l'Etatdésireux d'intervenir ainsi que les parties". Selon lui, ladéclaration d'El Salvador était recevable, première-ment, parce que l'intervention fondée sur l'Article 63du Statut de la Cour est possible pendant la phase rela-tive à la compétence et, deuxièmement, parce qu'ellepeut se rapporter à l'interprétation de conventions tel-les que la Charte des Nations Unies, le Statut de la Couret les traités interaméricains cités par El Salvador. Asupposer que les déclarations d'acceptation de la juri-diction obligatoire de la Cour ne doivent pas être trai-tées comme des conventions, la Cour devait se borner àrejeter cet aspect de l'intervention d'El Salvador.

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74. AFFAIRE DE LA DÉLIMITATION DE LA FRONTIERE MARITIMEDANS LA RÉGION DU GOLFE DU MAINE

Arrêt du 12 octobre 1984

Dans son arrêt, la chambre constituée par la Couren l'affaire de la délimitation de la frontière maritimedans la région du golfe du Maine (Canada/Etats-Unisd'Amérique), a décidé, par 4 voix contre une :

"Que le tracé de la frontière maritime unique di-visant le plateau continental et les zones de pêcheexclusives du Canada et des Etats-Unis d'Amériquedans la zone spécifiée dans le compromis conclu le29 mars 1979 entre ces deux Etats est défini par deslignes géodésiques reliant les points dont les coodon-nées sont indiquées ci-après :

A.B.C.D.

Latitude nord

44° IV 12"42° 53' 14"42° 31'08"40" 27' 05"

Longitud*

67° 16'67° 44'67° 28'65° 41 '

s ouest

46"35"05"59""

(Pour la localisation de ces coordonnées voir carte 4.)

Les voix se sont réparties comme suit :POUR : M. Ago,président, MM. Mosler et Schwebel,

juges; M. Cohen juge ad hoc;CONTRE : M. Gros, juge.La chambre était composée comme suit : M. Ago,

président; MM. Gros, Mosler, Schwebel, juges,M. Cohen, juge ad hoc.

** *

Une opinion individuelle a été jointe à l'arrêt parM. Schwebel et une opinion dissidente par M. Gros.

Les juges intéressés ont défini et expliqué dans cesopinions la position qu'ils ont prises sur certains pointstraités dans l'arrêt.

I. — Le compromis et la compétence de la chambre(paragraphes 1 à 27)

Après avoir récapitulé les phases successives de laprocédure et indiqué les conclusions des parties (par. 1à 13), la chambre prend note des dispositions du com-promis en vertu duquel l'affaire a été portée d evant elle.En vertu de l'article II, paragraphe 1, de ce compromiselle est

"priée de statuer, conformément aux règles et prin-cipes du droit international applicables en la matièreentre les Parties, sur la question suivante :

"Quel est le tracé de la frontière maritime uniquedivisant le plateau continental et les zones de pêchedu Canada et des Etats-Unis d'Amérique à partird'un point situé par 44° 11' 12" de latitude nord et67° 16' 46" de longitude ouest jusqu'à un point devantêtre fixé par la chambre à l'intérieur d'une zone dé-limitée par des lignes droites reliant les coordon-nées géographiques suivantes : 40° de latitude nord et67e de longitude ouest; 40° de latitude nord et 65° delongitude ouest; 42° de latitude nord et 65° de lon-gitude ouest ?(Pour la localisation du point de départ de la délimi-

tation et de la zone d'aboutissement, voir annexe 2,carte 1.)

La chambre constate que le compromis ne fixe à sacompétence aucune autre limite que celle qui résultedes termes mêmes de la question posée et que les droitsdes Etats tiers dans les zones maritimes et sous-marinesen question ne peuvent en aucune manière être touchésparla délimitation que la chambre est requise de tracer.Elle constate aussi que, l'affaire ayant été soumise parvoie de compromis, il ne se pose pas de question préli-minaire de compétence. Le seul problème théorique-ment susceptible d'être soulevé au préalable pourraitêtre celui de savoir dans quelle mesure la chambre estobligée de s'en tenir aux dispositions du compromis ence qui concerne le point de départ de la ligne de déli-mitation à tracer — dénommé point A — et le triangleà l'intérieur duquel cette ligne est censée aboutir. Lachambre prend note des raisons pour lesquelles lesparties ont choisi ce point et ce triangle et voit uneconsidération décisive pour ne pas adopter un autrepoint de départ et une autre zone d'aboutissement, àsavoir le fait que le droit international reconnaît commecritère prioritaire par rapport à tout autre, aux finsd'une délimitation maritime, le critère selon lequel ladélimitation doit être recherchée avant tout par voied'accord entre les parties intéressées. Puisque le Ca-nada et les Etats-Unis ont déjà accompli par voie d'ac-cord un pas vers une solution de leur différend et qu'ilconvient d'en tenir compte, la chambre en conclut que,dans l'exécution de la tâche qui lui a été confiée, elledoit s'en tenir aux termes par lesquels les Parties ontdéfini celle-ci.

La chambre fait observer que l'affaire dont elle estsaisie se distingue profondément des affaires précé-demment portées devant la Cour : a) en ce qu'elle estrequise de tracer elle-même une ligne de délimitation etnon pas de remplir une tâche préliminaire par rapport àla détermination du tracé d'une telle ligne; b) en ce quela délimitation à laquelle il est demandé à la chambre deprocéder ne concerne plus uniquement le plateau con-tinental mais à la fois le plateau et la zone de pêcheexclusive, cette délimitation devant résulter d'une ligneunique. S'agissant de ce deuxième aspect, la chambre

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est d'avis que le droit international ne comporte pas derègles qui s'y opposent et que, dans le cas d'espèce, iln'existe pas d'impossibilité matérielle de tracer uneligne de cette nature.

II. — L'aire de la délimitation (paragraphes 28 à 59)

La chambre estime indispensable de préciser la zonegéographique — "la région du golfe du Maine" — àl'intérieur de laquelle la délimitation doit être effectuée.Elle note que le golfe du Maine proprement dit se pré-sente comme une vaste échancrure de la côte est ducontinent nord-américain, ayant grosso modo la formed'un rectangle allongé, dont les deux petits côtés op-posés seraient constitués essentiellement par les côtesdu Massachusetts à gauche et celles de la Nouvelle-Ecosse à droite, dont un grand côté terrestre seraitformé par les côtes du Maine depuis le cap Elizabethjusqu'au point terminal de la frontière internationaleentre les Etats-Unis et le Canada et dont le quatrièmecôté vers l'Atlantique consisterait en une ligne imagi-naire unissant l'île de Nantucket au cap de Sable, où lesdeux Parties sont d'accord pour situer la "ligne defermeture" du golfe du Maine vers l'extérieur.

La chambre met en relief le quasi-parallélisme frap-pant des deux côtes opposées du Massachusetts et de laNouvelle-Ecosse. Elle souligne que l'emploi des appel-lations du "petit" ou de "grand" côté ne doit pas êtreinterprété comme une adhésion à l'idée que certainesfaçades maritimes devraient être considérées comme"principales" et d'autres comme "secondaires". Ladistinction n'est qu'un jugement de valeur porté parl'esprit humain et nécessairement subjectif, qui peutvarier selon les fins à propos desquelles il intervient.Elle fait observer au sujet de certains arguments desParties que les faits géographiques sont le résultat dephénomènes naturels et ne peuvent donc qu'être cons-tatés tels qu'ils sont.

La chambre signale que le golfe du Maine n'est pas latotalité de l'aire de délimitation; celle-ci comprend uneautre étendue maritime, située au-delà de la ligne defermeture du golfe du Maine et en face de celui-ci, àl'intérieur de laquelle se situe en totalité le banc deGeorges, objet essentiel du litige. Elle rejette cependantles arguments des Parties tendant à impliquer des côtesautres que celles qui entourent directement le golfe afind'étendre l'aire de la délimitation à des espaces mari-times qui n'ont en réalité rien à faire avec elle.

Après avoir noté qu'elle s'est jusque-là appuyée surdes éléments surtout inhérents à la géographie phy-sique, la chambre examine les caractéristiques géolo-giques et géomorphologiques de la région. Elle indiqueque les Parties sont d'accord pour constater la non-incidence des facteurs géologiques dans le cas d'espèceet elle conclut, en ce qui concerne les aspects géomor-phologiques, à l'unité et à l'uniformité des fonds ma-rins, rien ne permettant de distinguer sur le plateaucontinental de cette zone une étendue que l'on pourraitconsidérer comme le prolongement naturel des côtesdes Etats-Unis et une autre qui apparaîtrait comme leprolongement naturel des côtes canadiennes. Mêmele chenal Nord-Est qui est l'accident le plus marqué nepossède pas les caractéristiques d'une véritable fossequi marquerait une séparation entre deux unités géo-morphologiques distinctes.

S'agissant d'un autre élément constitutif de l'aire dedélimitation, la "colonne d'eau", la chambre note que

le Canada a souligné son caractère globalement unitairealors que les Etats-Unis ont distingué trois régimesécologiques différents séparés par des frontières natu-relles dont la plus importante se situerait le long duchenal Nord-Est. Elle n'est toutefois pas convaincuequ'il soit possible de reconnaître dans un milieu aussimouvant que les eaux de l'océan de véritables fron-tières naturelles qui soient susceptibles de servir debase à une opération de délimitation comme celle quiest requise.

III. — Origine et évolution du différend (paragra-phes 60 à 78)

La chambre résume l'origine et l'évolution du dif-férend depuis l'époque des proclamations Truman de1945. Elle rappelle que ce différend se manifested'abord au sujet du plateau continental, dès les débutsde l'activité exploratrice menée de part et d'autre dansles années 60 en vue de déceler des ressources enhydrocarbures, particulièrement dans le sous-sol decertaines parties du banc de Georges. En 1976-1977, denouveaux événements intervinrent qui ajoutèrent à ladimension "plateau continental" du différend une nou-velle dimension relative aux eaux et à leurs ressourcesbiologiques. Les deux Etats ont en effet procédé àl'instauration d'une zone exclusive de pêche de 200 mil-les au large de leurs côtes et adopté une réglementationspécifiant les limites de la zone et du plateau continentalrevendiqués par chacun d'eux. Dans le cadre de l'his-torique qu'elle présente des négociations ayant abouti àla saisine de la Cour, la chambre relève l'adoption parles Etats-Unis en 1976 d'une ligne délimitant à la foisle plateau continental et les zones de pêche et l'adop-tion par le Canada d'une première ligne en 1976 (voirannexe 2, carte 2).

La chambre note les lignes de délimitation proposéesactuellement par chacune des Parties (voir annexe 2,carte 3). La ligne canadienne, qualifiée de ligne d'équi-distance, comme celle de 1976, consiste en une ligneconstruite dans sa quasi-totalité à partir des points lesplus proches des lignes de base d'où est mesurée lalargeur de la mer territoriale. Il s'agit en l'occurrenceuniquement d'îles, de rochers et de hauts-fonds dé-couvrants; toutefois les points de base initialementchoisis sur la côte du Massachusetts pour le tracé de laligne de 1976 ont été transférés plus à l'ouest de sorteque la nouvelle ligne ne tient plus compte des saillantsformés par le cap Cod et l'île de Nantucket et qu'elle estde ce fait déplacée vers l'ouest. La ligne proposée parles Etats-Unis est présentée comme consistant en uneperpendiculaire à la direction générale de la côte tracéeau point de départ convenu par les parties, cette per-pendiculaire étant ensuite ajustée pour éviter de diviserdes bancs de pêche. Cette ligne diffère de la ligne duchenal Nord-Est adoptée en 1976 qui, selon ses auteurs,était conforme à la règle "équidistance/circonstancesspéciales" énoncée par l'article 6 de la convention deGenève de 1958. Selon la chambre on peut dire que lesdeux lignes de délimitation successivement avancéespar le Canada sont toutes deux des propositions éta-blies surtout en considération du plateau continentaltandis que les deux lignes de délimitation des Etats-Unis sont des propositions procédant au départ de con-sidérations différentes mais qui toutes deux attribuentune valeur essentielle au régime des pêcheries.

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IV. — Les règles et principes du droit internationalrégissant la matière (paragraphes 79 à 112)

Après avoir dit que les termes "règles et principes"énoncent en réalité la même idée, la chambre soulignequ'il convient de faire une distinction entre ce qui cons-titue des principes et règles et ce qui serait plutôt descritères équitables et des méthodes pratiques suscepti-bles d'être utilisés pour faire en sorte qu'une situa-tion déterminée soit concrètement réglée en conformitéavec les principes et règles en question. Le droit inter-national coutumier, par sa nature même, ne peut fournirque quelques principes juridiques de base qui énoncentdes directives à suivre et l'on ne peut s'attendre qu'ilspécifie aussi les critères équitables à appliquer et lesméthodes pratiques à utiliser. Les choses pe:uvent seprésenter différemment dans le droit international con-ventionnel.

Pour déterminer les principes et règles de droit inter-national régissant la matière des délimitations mariti-mes , la chambre commence par examiner la co n ventionde Genève du 29 avril 1958 sur le plateau continental,ratifiée par les deux Etats qui la reconnaissent commeen vigueur entre eux, et en particulier l'article 6, para-graphes 1 et 2. Celui-ci énonce un principe de droitinternational en vertu duquel une délimitation du pla-teau continental établie par voie unilatérale, sans sesoucier des vues des autres Etats concernés par ladélimitation, est inopposable à ces derniers en droitinternational. On peut estimer qu'une règle logique-ment sous-jacente à ce principe demande que toutaccord ou toute autre solution équivalente se traduisepar l'application de critères équitables. La chambreévoque ensuite la portée de plusieurs décisions judi-ciaires puis commente les travaux de la troisième Con-férence des Nations Unies sur le droit de la mer et laconvention adoptée en 1982 et constate que certainesdispositions relatives au plateau continental et à la zoneéconomique exclusive n'ont pas rencontré d'objectionset peuvent être considérées comme conforme au droitinternational général en la matière.

En ce qui concerne la position des parties au regarddes constatations qui précèdent, la chambre relève leurconcordance de vues sur l'existence d'une norme fon-damentale du droit international d'après laquelle letracé d'une limite maritime unique doit être déterminéselon le droit applicable, conformément à des principeséquitables, en tenant compte de toutes les circonstan-ces pertinentes, de manière à aboutir à un résultat équi-table. Mais la concordance de vues des Parties disparaîtsur le point de savoir si le droit international ne compor-terait pas d'autres règles obligatoirement applicablesdans le même domaine. La chambre rejette la thèsecanadienne qui déduit de la notion d'adjacence géogra-phique une règle en vertu de laquelle l'Etat dont unepartie des côtes se trouverait, par rapport aux zones àattribuer, à une distance moindre que celles des côtesde l'autre Etat a le droit de se voir reconnaître commesiennes les zones en question. Elle tient pour inaccepta-ble la distinction faite par les Etats-Unis entre des côtes"principales" et des côtes "secondaires" et le rapportprivilégié qui existerait entre les côtes "principales" etles zones maritimes et sous-marines situées frontale-ment devant elles.

Pour conclure cette partie de son examen, la chambreprésente une reformulation plus précise de la normefondamentale dont les parties ont reconnu l'existence :

"1) Aucune délimitation maritime entre Etatsdont les côtes sont adjacentes ou se font face ne peutêtre effectuée unilatéralement par l'un de ces Etats.Cette délimitation doit être recherchée et réalisée aumoyen d'un accord faisant suite à une négociationmenée de bonne foi et dans l'intention réelle d'abou-tir à un résultat positif. Au cas où, néanmoins, un telaccord ne serait pas réalisable, la délimitation doitêtre effectuée en recourant à une instance tierce do-tée de la compétence nécessaire pour ce faire.

"2) Dans le premier cas comme dans le second,la délimitation doit être réalisée par l'application decritères équitables et par l'utilisation de méthodespratiques aptes à assurer, compte tenu de la con-figuration géographique de la région et des autrescirconstances pertinentes de l'espèce, un résultatéquitable." (Par. 112.)

V. — Les critères équitables et les méthodes pratiquesapplicables à la délimitation (paragraphes 113à 163)

S'agissant des critères et méthodes aptes à assurer unrésultat équitable — dont l'application est prescrite parla règle énoncée ci-dessus —, la chambre est d'avisqu'ils doivent être recherchés non pas dans le droitinternational coutumier mais dans le droit internationalparticulier et elle examine à cet égard ceux que prévoitla convention de 1958 sur le plateau continental dansson article 6 (ligne médiane lorsque les côtes se fontface, ligne d'équidistance latérale lorsque les côtes sontadjacentes). Elle est d'avis qu'une obligation conven-tionnelle concernant la délimitation du plateau conti-nental ne peut être étendue au domaine différent qu'estla masse d'eau surjacente et, après avoir écarté la thèsecanadienne selon laquelle la règle combinée équidis-tance-circonstances spéciales serait devenue une règledu droit international général, conclut que les disposi-tions de l'article 6, tout en étant en vigueur entre lesParties, ne comportent pour elles ni pQur la chambreune obligation juridique de les appliquer à la délimita-tion dont il s'agit.

La chambre examine ensuite si le comportement desparties aurait pu être à l'origine d'une obligation de cegenre et si la conduite suivie par elles n'aurait pasentraîné pour l'une d'elles un acquiescement à l'ap-plication à la délimitation d'une méthode spécifique ouaurait eu pour effet d'instaurer autour d'une ligne cor-respondant à une telle application un modus vivendi.Traitant d'abord de la thèse canadienne selon laquellela conduite des Etats-Unis montrerait une sorte de con-sentement à l'application de la méthode de l'équidis-tance, notamment dans le secteur du banc de Georges,la chambre conclut que les conditions requises pourqu'on puisse invoquer l'acquiescement ou Vestoppel nesont pas réunies et que la conduite des parties ne prouvepas l'existence d'un modus vivendi sur l'existence de lalimite maritime. En ce qui concerne l'absence d'uneréaction canadienne à la proclamation Truman que lesEtats-Unis invoquent pour affirmer que la délimitationdoit être effectuée conformément à des principes équi-tables, la chambre fait observer que la position amé-ricaine ne fait que renvoyer à la norme fondamentalereconnue par les parties. Elle conclut de l'examen quiprécède que, dans l'état du droit régissant les rapportsentre les parties, celles-ci ne sont pas obligées, en vertud'une règle conventionnelle ou autrement établie, d'ap-

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pliquer certains critères ou d'utiliser certaines métho-des déterminées pour tracer entre elles une ligne mari-time unique, et la chambre n'est pas non plus tenue parune telle obligation.

A propos des critères possibles, la chambre n'estimepas qu'il soit utile de procéder dans l'abstrait à uneenumeration plus ou moins complète de ceux qui sonten théorie concevables ni à une évaluation de leur ca-ractère plus ou moins équitable. Elle note également,au sujet des méthodes pratiques, qu'aucune méthodene porte en soi la marque d'une plus grande justice nid'une plus grande utilité pratique et qu'il faut être dis-posé à adopter une combinaison de méthodes toutes lesfois que l'on constaterait que cela serait requis par lescirconstances.

VI. — Les critères et méthodes proposées par les par-ties et les lignes résultant de leur application à ladélimitation (paragraphes 164 à 189)

Lorsque le différend a pris sa double dimensionactuelle (aspect "plateau continental" auquel s'estajouté l'aspect "pêcheries") les deux Parties se sontattachées à préciser et à rendre publiques leurs reven-dications respectives en proposant des critères et desméthodes très dissemblables. Chacune a proposé suc-cessivement deux lignes de délimitation (voir annexe 2,cartes 2 et 3).

Pour ce qui est des Etats-Unis, ils ont retenu en 1976un critère visant à donner une valeur déterminante auxfacteurs naturels, surtout écologiques, de la région. Letracé correspondait approximativement à la ligne desplus grandes profondeurs et laissait sur sa gauche lebanc German au Canada et sur sa droite le banc deGeorges aux Etats-Unis. La chambre considère quecette ligne, répondant à l'objectif d'une répartition desressources halieutiques d'après un critère "naturel",était pas trop axée sur une seule face du problème (lespêcheries) pour pouvoir être considérée comme équita-ble par rapport à l'ensemble du problème à résoudre.Les Etats-Unis ont proposé une seconde ligne en 1982qui procède de l'idée centrale de la direction généralede la côte et le critère appliqué est celui de la pro-jection ou extension centrale de la façade côtière prin-cipale. Il en résulte une ligne perpendiculaire à la direc-tion générale de la côte mais qui a été ajustéepour tenir compte de diverses circonstances perti-nentes, notamment d'ordre écologique (existence debancs de poissons). La chambre estime que la conditionpresque sine qua non de l'utilisation de cette méthodeest que la délimitation concerne deux pays dont lesterritoires se suivent, sur une certaine longueur aumoins, le long d'une côte plus ou moins rectiligne. Oron peut difficilement imaginer un cas se prêtant moins àl'application de cette méthode que celui du golfe duMaine. En outre les circonstances lui imposent tantd'ajustements qu'ils en défigurent totalement le carac-tère.

Pour ce qui est du Canada, la chambre prend enconsidération ensemble les deux lignes qu'ils a propo-sées en 1976 puis en 1977, car elles s'inspirent pourl'essentiel du même critère — celui de la division parparts égales des zones contestées — et fait appel àla même méthode — l'équidistance. La première li-gne correspondait selon le Canada à une ligne d'équi-distance stricte. La seconde correspond à une ligned'équidistance corrigée eu égard à la circonstance spé-

ciale que constitue la saillie formée par l'île de Nan-tucket et la péninsule du cap Cod, prétendues ano-malies géographiques que le Canada s'est cru autorisé àsupprimer. Il en résulte un déplacement de la ligne dedélimitation vers l'ouest. Dans le cas qui lui est soumis,la chambre note que la différence dans la longueur descôtes des deux Etats comprises dans l'aire de délimita-tion est particulièrement notable et justifierait une cor-rection même si cet élément ne constitue en soi ni uncritère ni une méthode de délimitation. Elle note enoutre que la ligne canadienne paraît négliger la dif-férence entre deux situations bien distinguées par laconvention de 1958, selon que les côtes sont adjacentesou se font face, et ne pas tenir compte de ce que lerapport d'adjacence latérale entre une partie des côtesde la Nouvelle-Ecosse et leur prolongement au-dessusde l'ouverture de la baie de Fundy d'une part et lescôtes du Maine de l'autre fait place à un rapport d'op-position frontale entre le restant des côtes de la Nou-velle-Ecosse et celles du Massachusetts. Or la lignecanadienne omet de prendre en considération ce nou-veau rapport qui marque de façon caractéristique lasituation objective dans le cadre de laquelle la délimita-tion doit se poursuivre.

VII. — Les critères et les méthodes retenues par lachambre comme applicables en l'espèce. Li-gne résultant de leur application à la délimita-tion (paragraphes 190 à 229)

La chambre estime que, compte tenu de ce qui pré-cède, elle doit formuler sa propre solution indépendam-ment des Parties. Elle doit exclure les critères qui, touten pouvant paraître en eux-mêmes comme équitables,ne seraient pas adaptés à la délimitation des deux objetspour lesquels la délimitation est demandée — le pla-teau continental et les zones de pêche. La préférenceira inévitablement à des critères se prêtant mieux, parleur caractère neutre, à une délimitation polyvalente.C'est vers une application au cas présent de critèresrelevant surtout de la géographie que la chambre croitdevoir s'orienter. Son choix de base ne peut que seporter sur le critère qui consiste à viser une division parparts égales des zones de convergence et de chevau-chement des projections marines des côtes des Etatsentre lesquels la délimitation est recherchée. Toutefoisdes corrections doivent être apportées à certains effetsde son application qui pourraient être déraisonnables etl'intervention concurrente de critères complémentairespeut apparaître indispensable. En ce qui concerne lesméthodes pratiques à utiliser pour la mise en œuvre descritères indiqués, la chambre estime que, tout commeces critères, elles doivent s'appuyer fondamentalementsur la géographie et doivent convenir aussi bien à ladélimitation des fonds marins et de leur sous-sol qu'àcelle des eaux surjacentes et de leurs ressources halieu-tiques. Elles ne peuvent donc être que des méthodesgéométriques.

Passant aux choix concret des méthodes qu'elleestime approprié d'utiliser pour donner effet aux critè-res équitables dont elle a décidé de s'inspirer, la cham-bre note que la configuration des côtes du golfe duMaine exclut que la ligne à tracer puisse être une ligneà direction fondamentalement unique, étant donné lechangement de situation que l'on relève dans la géogra-phie de ce golfe. C'est seulement dans le secteur nord-est du golfe que le rapport dominant entre les côtes desEtats-Unis et du Canada est celui de l'adjacence laté-

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rale. Plus près de la fermeture du golfe, le rapportdominant est celui d'opposition frontale. Il est évidentpour la chambre que, entre le point A et la ligne Nan-tucket-cap de Sable, à l'intérieur du golfe du Maineproprement dit, la ligne de délimitation doit comporterdeux segments.

Pour le premier segment, le secteur le plus rapprochédu point terminal de la frontière internationale, aucunecirconstance spéciale ne s'oppose à ce que la chambredivise autant que possible par parts égales la zone dechevauchement créée par la superposition latérale desprojections maritimes des côtes des deux Etats. Ecar-tant l'emploi d'une ligne d'équidistance latérale en rai-son des inconvénients qu'elle lui trouve, la chambresuit la méthode qui consiste à tracer, à partir du point A,deux lignes respectivement perpendiculaires aux deuxlignes côtières fondamentales, à savoir la ligne allant ducap Elizabeth au point terminal de la frontière inter-nationale, et la ligne allant de ce même point au cap deSable. Au point A, ces deux perpendiculaires formententre elles un angle obtus de 278°. C'est la bissectrice decet angle qui formera le premier secteur de la ligne dedélimitation (voir annexe 2, carte 4).

Pour le deuxième segment, la chambre procède endeux étapes. Dans une première étape, elle fixe la mé-thode à employer étant donné le quasi-parallélismeentre les côtes de Nouvelle-Ecosse et du Massachu-setts. S'agissant de côtes qui se font face, l'applicationde toute méthode d'inspiration géométrique ne: peut setraduire que par une ligne de délimitation médiane,approximativement parallèle aux deux côtes opposées.La chambre ajoute cependant qu'une ligne médianeserait absolument légitime dans l'hypothèse où la fron-tière internationale aboutirait au milieu de la côte quiborde le fond du golfe. Mais en réalité la frontièreinternationale aboutit à l'angle nord-est du rectanglereprésentant géométriquement la forme du golfe et uneligne médiane risquerait de produire un effet déraison-nable en ce qu'elle attribuerait au Canada la mêmeprojection maritime globale dans l'aire de délimitationque si toute la partie droite de la côte du Maine appar-tenait au Canada au lieu d'appartenir aux Etats-Unis.Dans ces conditions, la chambre en conclut à la néces-sité d'apporter dans une deuxième étape une correc-tion à la ligne médiane pour tenir compte de la circons-tance, d'une importance indéniable, qu'il existe unedifférence de longueur entre les côtes des deux Etatsvoisins donnant sur l'aire de la délimitation. La lon-gueur totale des côtes des Etats-Unis dans le golfe étantd'environ 284 milles marins et la longueur dus côtescanadiennes (y compris une partie des côtes de la baiede Fundy) étant d'environ 206 milles marins, la propor-tion entre les longueurs des façades maritimes est de1,38 à 1. Une nouvelle correction s'impose cependantdu fait de la présence de l'île Seal, au large de laNouvelle-Ecosse. La chambre estimerait excessif deconsidérer la ligne côtière de la Nouvelle-Ecossecomme déplacée vers le sud-ouest de la totalité de ladistance séparant l'île Seal de cette côte et juge doncapproprié de lui donner un demi-effet. Cela étant, laproportion à appliquer pour déterminer la position de laligne médiane corrigée sur une ligne tracée à travers legolfe entre les points où les côtes de la Nouvelle-Ecosseet du Massachusetts sont les plus proches l'une del'autre (extrémité du cap Cod-pointe Chebogue) setrouve finalement ramenée à 1,32 à 1. Le deuxièmesegment de la ligne de délimitation correspondra donc à

la ligne médiane ainsi corrigée, depuis son intersectionavec la bissectrice tracée à partir du point A (premiersegment) jusqu'au point où elle atteint la ligne de fer-meture du golfe (voir annexe 2, carte 4).

Pour le troisième segment de la ligne de délimitation,qui concerne la partie de l'aire de la délimitation setrouvant à l'extérieur du golfe du Maine, son tracé doitse situer sur toute sa longueur en plein océan. Il paraîtclair que la méthode géométrique la plus appropriée estcelle qui consiste à tracer une perpendiculaire à la li-gne de fermeture du golfe. Cette ligne présente entreautres l'avantage que son orientation soit pratiquementla même que celle que les deux Parties ont imprimée à ladernière portion des lignes envisagées par elles. Quantau point exact, sur la ligne de fermeture du golfe, àpartir duquel la perpendiculaire à cette ligne doit sediriger vers le large, il coïncidera avec le point même oùla ligne médiane corrigée rencontre la ligne de fer-meture du golfe. En partant du point ainsi indiqué, letroisième segment traverse le banc de Georges entredes points sur l'isobathe des 100 brasses dont les coor-données sont les suivantes :

42° 11,8' nord41° 10,1' nord

67° 11,0' ouest66° 17,9' ouest

Le point d'arrivée de ce denier segment se trouvera àl'intérieur du triangle fixé par le compromis des Par-ties et coïncidera avec le dernier point de chevauche-ment des zones de 200 milles revendiquées par les deuxEtats.

VIII. — Vérification du caractère équitable du résultatobtenu (paragraphes 230 à 241)

Ayant tracé la ligne de délimitation que les Parties luiont demandées, la chambre a pour dernière tâche devérifier si le résultat obtenu peut être considéré commeétant en lui-même équitable à la lumière de toutes lescirconstances. Si cette vérification ne s'impose paspour les deux premiers segments de la ligne car lesparamètres qui ont servi de guide à la chambre sontceux que fournit la géographie, la situation est dif-férente pour le troisième segment, celui qui présentele plus d'intérêt pour les Parties à cause de la pré-sence dans cette zone du banc de Georges, enjeu prin-cipal du procès en raison des ressources potentielles deson sous-sol et de l'importance économique de sespêcheries.

Pour les Etats-Unis, le facteur décisif est l'activité depêche exercée par les Etats-Unis et leurs ressortis-sants, depuis leur indépendance et même avant cela,dont ils disent avoir eu pratiquement l'exclusivité pen-dant la plus grande partie de cette période et qui com-portait aussi d'autres activités maritimes concernantl'aide à la navigation, les secours, la recherche, ladéfense, etc. Le Canada insiste sur l'importance desaspects socio-économiques, s'attachant à la périoderécente, les quinze dernières années surtout, et cher-chant à ériger en principe équitable l'idée qu'une fron-tière maritime unique devrait assurer le maintien desstructures de pêche existantes qui sont selon lui d'uneimportance vitale pour les collectivités côtières dans larégion considérée.

La chambre explique pour quelles raisons elle nepeut s'associer à ces positions des Parties et déclarequ'il lui paraît évident que l'ampleur des activités

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humaines liées à la pêche où à l'exploitation d'hydro-carbures ne saurait être considérée comme un critèreéquitable à appliquer à la détermination de la ligne dedélimitation. La chambre n'en a pas moins le scrupulede vérifier si le résultat global ne se révèle pas d'unemanière inattendue comme radicalement inéquitable,susceptible d'entraîner des répercussions catastrophi-ques pour la subsistance et le développement écono-mique des populations des pays intéressés. Elle con-sidère qu'aucun danger de cette nature n'est à craindredans le cas présent à cause du choix que la chambre afait, pour le troisième segment notamment, et conclutque la délimitation effectuée a produit un résultat d'en-semble équitable. Notant la longue tradition de coopé-ration amicale et fructueuse du Canada et des Etats-Unis dans le domaine maritime, la chambre considèreque les Parties seront à même de surmonter les difficul-tés éventuelles et d'adopter les mesures opportunespour un développement bénéfique de leurs activitésdans les importants domaines concernés.

Par ces motifs la chambre rend la décision dont ontrouvera le texte ci-après :

Dispositif de l'arrêt de la chambre

"La chambre,"Par quatre voix contre une,"Décide"Que le tracé de la frontière maritime unique di-

visant le plateau continental et les zones de pêcheexclusives du Canada et des Etats-Unis d'Amériquedans la zone spécifiée dans le compromis conclu le29 mars 1979 entre ces deux Etats est défini par deslignes géodésiques reliant les points dont les coor-données sont indiquées ci-après :

A.B.C.D.

Latitude nord

44° 11' 12"42° 53' 14"42° 31'08"40° 27' 05"

Longitude ouest

67° 16' 46"67° 44' 35"67° 28' 05"65° 41' 59"

"POUR : M. Ago, président; MM. Mosler etSchwebel, jMges; M. Cohen, juge ad hoc;

"CONTRE : M. Gros, juge."

Pour la localisation des coordonnées indiquées ci-dessus, voir carte 4.

Aperçu des opinions jointes à l'arrêt de la chambre

Opinion individuelle de M. SchwebelM. Schwebel a voté pour l'arrêt de la chambre parce

qu'il est d'accord avec l'essentiel de son analyse et deson raisonnement et a constaté que la ligne de délimita-tion qui en résulte "n'est pas équitable". Selon lui, lachambre a eu raison de rejeter aussi bien les revendica-tions du Canada que celles des Etats-Unis, non pasdans l'intention de "couper la poire en deux", mais

parce que ces revendications ne sont pas suffisammentfondées en droit et en équité. Il est juste — contrai-rement à la thèse des Etats-Unis — de partager le bancde Georges entre les Etats-Unis et le Canada. Toute-fois, M. Schwebel demeure d'avis que la ligne de déli-mitation tracée par la chambre est contestable.

Cette ligne est correctement fondée sur la notion dedivision par parts égales des zones où les juridictionsdes Etats-Unis et du Canada se chevauchent sous ré-serve cependant d'un ajustement critique ayant pourobjet de tenir compte du fait que la majeure partie dugolfe du Maine est bordée par le territoire des Etats-Unis. De l'avis de M. Schwebel, l'ajustement effectuépar la chambre est inadéquat, car il considère la lon-gueur des côtes de la baie de Fundy jusqu'à la limite deseaux territoriales canadiennes comme faisant partie dugolfe du Maine. Selon lui, c'est seulement la portion dela baie de Fundy qui fait face au golfe du Maine quiaurait dû être considérée dans ce calcul de proportion-nalité. Si cela avait été fait, la ligne de délimitationaurait été déplacée vers la Nouvelle-Ecosse, ce quiaurait accordé aux Etats-Unis une zone sensiblementplus étendue. M. Schwebel reconnaît néanmoins queles considérations d'équité dont la chambre et lui-mêmetirent des conclusions différentes sur cette questionessentielle se prêtent à plus d'une interprétation.

Opinion dissidente de M. GrosM. Gros expose qu'un revirement de jurisprudence a

résulté de l'arrêt rendu par la Cour le 24 février 1982dans l'affaire du Plateau continental (Tunisie!Jama-hiriya arabe libyenne). Cet arrêt a mis fin à la situationdécoulant de la convention de 1958 sur le plateau con-tinental telle qu'elle avait été interprétée jusque-là parla Cour dans son arrêt de 1969 sur le Plateau continen-tal de la Mer du Nord et par le tribunal arbitral franco-britannique dans sa décision de 1977.

Ce revirement, confirmé par l'arrêt de la chambre, aconsisté à se fonder uniquement sur les travaux de latroisième Conférence des Nations Unies sur le droit dela mer qui fournissent comme indication pour délimiterles espaces maritimes un accord entre les Parties plusl'équité, formule jugée très faible par M. Gros.

Pour M. Gros, cette conception indécise d'une équitéqui n'est plus l'équité très contrôlée de 1969 et de1977 engendre une autre façon de rendre la justice — ilsonge à cet égard à l'évolution des Courts of Equityen Angleterre. En reprenant la logique du raisonnementde la chambre, M. Gros considère qu'il n'y a plus derègle de droit pour la délimitation des espaces mari-times car le principe évoqué par la chambre, les mé-thodes employées pour leur donner effet et les correc-tions apportées à l'ensemble du processus transformentselon lui toute l'opération de délimitation en une appré-ciation discrétionnaire par chaque juge de ce qui luisemble équitable.

Sans aller jusqu'à soutenir que la ligne tracée parla chambre est équitable, M. Gros se demande s'il avraiment été démontré que cette ligne était plus équita-ble que l'une quelconque des autres lignes qui ont étéexaminées en l'espèce.

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ANNEXE

CARTE N° 1

Carte générale de la région montrant le point de départ et la zone d'arrivée de la ligne de délimitation.

Les cartes incorporées au présent arrêt ont été établies d'après les documents soumis à la Cour par les parties et ont pour seul objetd'illustrer graphiquement les paragraphes pertinents de l'arrêt.

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CARTE N° 2

Limites des zones de pêche et du plateau continental revendiquées par les parties, au 1" mars 1977

(voir par. 68 à 78)

Ligne des Etats-Unis

Ligne du Canada . . . . . .

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CARTE N° 3

Lignes de délimitation proposées par les Parties devant la chambre

(voir par. 71, 77 à 78)

Ligne des Etats-Unis

Ligne du Canada . . .. . — . — . —

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CARTE N° 4

Ligne de délimitation tracée par la chambre.

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Ligne de délimitation tracée par la chambre.

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75. AFFAIRE DES ACTIVITÉS MILITAIRES ET PARAMILITAIRES AU NICARAGUA ETCONTRE CELUI-CI (NICARAGUA C. ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE) [COMPÉTENCEET RECEVABILITÉ]

Arrêt du 26 novembre 1984

Dans son arrêt, rendu en l'affaire des activités mili-taires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci(Nicaragua c. Etats-Unis d'Amérique), la Cour a dit,par 15 voix contre une, qu'elle avait compétence pourconnaître de l'affaire et, à l'unanimité, que la requêteintroduite par le Nicaragua contre les Etats-Unisd'Amérique était recevable.

La composition de la Cour était la suivante :M. Elias, président; M. Sette-Camara, vice-président;MM. Lachs, Morozov, Nagendra Singh, Ruda, Mosler,Oda, Ago, El-Khani, Schwebel, sir Robert Jennings,MM. dé Lacharrière, Mbaye, Bedjaoui, juges; M. Col-liard, juge ad hoc.

Le dispositif complet de l'arrêt de la Cour, y comprisles votes, est reproduit ci-après :

"La Cour,"1) a) dit, par 11 voix contre 5, qu'elle a com-

pétence pour connaître de la requête déposée par laRépublique du Nicaragua le 9 avril 1984, sur la basede l'Article 36, paragraphes 2 et 5, de son Statut;

"POUR : M. Elias, président; M. Sette-Camara,vice-président; MM. Lachs, Morozov, NagendraSingh, Ruda, El-Khani, de Lacharrière, Mbayé,Bedjaoui, juges; M. Colliard,./Mge ad hoc;

"CONTRE : MM. Mosler, Oda, Ago, Schwebel etsir Robert Jennings, juges;

' 'b) dit, par 14 voix contre 2, qu'elle a compétencepour connaître de la requête déposée par la Répu-blique du Nicaragua le 9 avril 1984, dans la mesure oùelle se rapporte à un différend concernant l'inter-prétation ou l'application du traité d'amitié, de com-merce et de navigation entre les Etats-Unis d'Amé-rique et la République du Nicaragua signé à Managuale 21 janvier 1956, sur la base de l'article XXIV de cetraité;

"POUR : M. Elias, président; M. Sette-Camara,vice-président; MM. Lachs, Morozov, NagendraSingh, Mosler, Oda, Ago, El-Khani, sir Robert Jen-nings, MM. de Lacharrière, Mbaye, Bedjaouijuges;M. Colliard,y«ge ad hoc;

"CONTRE : MM. Ruda, Schwebel, juges;"c) dit, par quinze voix contre une, qu'elle a com-

pétence pour connaître de l'affaire;"POUR : M. Elias, président; M. Sette-Camara,

vice-président; MM. Lachs, Morozov, NagendraSingh, Ruda, Mosler, Oda, Ago, El-Khani, sir RobertJennings, MM. de Lacharrière, Mbaye, Bedjaoui,juges; M. CoWiard, juge ad hoc;

"CONTRE : M. Schwebel, juge;"2) dit, à l'unanimité, que ladite requête est re-

cevable."

Des opinions individuelles ont été jointes à l'arrêt parMM!. Nagendra Singh, Ruda, Mosler, Oda, Ago et sirRobert Jennings.

Une opinion dissidente a été jointe à l'arrêt parM. Schwebel.

Les juges intéressés ont défini et expliqué dans cesopinions la position qu'ils ont prise sur certains pointstraités dans l'arrêt.Procédure et conclusions des parties (paragraphes 1

à 11)Après avoir brièvement indiqué les étapes de la pro-

cédure et énoncé les conclusions des Parties (par. 1à 10), la Cour rappelle que l'affaire porte sur un dif-férend entre le Gouvernement de la République duNicaragua et le Gouvernement des Etats-Unis d'Amé-rique du fait d'activités militaires et paramilitaires sedéroulant au Nicaragua et dans les eaux au large de sescôtes, activités dont le Nicaragua impute la respon-sabilité aux Etats-Unis. En la phase actuelle, l'affaireconcerne la compétence de la Cour pour connaître dudifférend et le trancher, ainsi que la recevabilité dela requête par laquelle le Nicaragua a saisi la Cour(par. 11).

I. — La question de la compétence de la Cour pourconnaître du différend (paragraphes 12 à 83)

A. — La déclaration du Nicaragua et l'Article 36,paragraphe 5, du Statut de la Cour (paragra-phes 12 à 51)

Pour établir la compétence de la Cour, le Nicaraguas'est fondé sur l'Article 36 du Statut de la Cour et sur lesdéclarations acceptant la juridiction obligatoire de laCour formulées par les Etats-Unis et par lui-même.

Les textes pertinents et l'historique de la déclara-tion du Nicaragua (paragraphes 12 à 16)

L'Article 36, paragraphe 2, du Statut de la Courinternationale de Justice dispose :

"Les Etats parties au présent Statut pourront, àn'importe quel moment, déclarer reconnaître commeobligatoire de plein droit et sans convention spéciale,à l'égard de tout autre Etat acceptant la même obli-

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Page 191: DELA Cour internationale de Justice

gation, la juridiction de la Cour sur tous les différendsd'ordre juridique ayant pour objet :

"a) L'interprétation d'un traité;"b) Tout point de droit international;"c) La réalité de tout fait qui, s'il était établi,

constituerait la violation d'un engagement interna-tional;

"c/) La nature ou l'étendue de la réparation duepour la rupture d'un engagement international."En vertu de cette disposition, les Etats-Unis ont fait

le 14 août 1946 une déclaration comportant deis réservesdont il sera question plus loin (p. 183) et où il étaitprécisé :

"cette déclaration demeure en vigueur pour une du-rée de cinq ans.. . elle reste en vigueur de plein droitjusqu'à l'expiration d'un délai de six mois à compterde la date où notification est donnée de l'intention d'ymettre fin".

Le 6 avril 1984 le Gouvernement des Etats-Unis a dé-posé auprès du Secrétaire général de l'Organisation desNations Unies une notification signée par le Secrétaired'Etat, M. George Shultz (ci-après dénommée "noti-fication de 1984"), qui se référait à la déclaration de1946 et stipulait :

"que ladite déclaration ne sera pas applicable auxdifférends avec l'un quelconque des Etats de l'Amé-rique centrale ou découlant d'événements en Amé-rique centrale ou s'y rapportant, tous différends quiseront réglés de la manière dont les parties pourrontconvenir.

"Nonobstant les termes de la déclaration susmen-tionnée, la présente notification prendra effet immé-diatement et restera en vigueur pendant deux ans, demanière à encourager le processus continu de rè-glement des différends régionaux qui vise à une solu-tion négociée des problèmes interdépendants d'ordrepolitique, économique et de sécurité qui se posent enAmérique centrale."Afin de pouvoir invoquer la déclaration américaine

de 1946 comme fondement de la compétence de la Couren l'espèce, le Nicaragua doit prouver qu'il esi: un "Etatacceptant la même obligation" que les Etats-Unis ausens de l'Article 36, paragraphe 2, du Statut.

A cet effet il invoque la déclaration qu'il a faite le24 septembre 1929 en application de l'Article 36, para-graphe 2, du Statut de la Cour permanente de Justiceinternationale, devancière de la Cour actuelle, aux ter-mes duquel :

"Les Membres de la Société [des Nations] et Etatsmentionnés à l'annexe au Pacte [de la Société desNations] pourront, soit lors de la signature ou de laratification du Protocole, auquel le présent Acte estjoint, soit ultérieurement, déclarer reconnaître dès àprésent comme obligatoire, de plein droit et sansconvention spéciale, vis-à-vis de tout autre; Membreou Etat acceptant la même obligation, la juridictionde la Cour..."

pour toutes les catégories de différends énumérées quisont les mêmes que celles de l'Article 36, paragraphe 2,du Statut de la Cour actuelle.

Le Nicaragua invoque en outre l'Article 36, paragra-phe 5, du Statut de la présente Cour, lequel dispose :

"Les déclarations faites en application de l'Arti-cle 36 du Statut de la Cour permanente de Justiceinternationale pour une durée qui n'est pas encoreexpirée seront considérées, dans les rapports entreparties au présent Statut, comme comportant accep-tation de la juridiction obligatoire de la Cour inter-nationale de Justice pour la durée restant à courird'après ces déclarations et conformément à leurstermes."L'arrêt rappelle les circonstances dans lesquelles le

Nicaragua a fait sa déclaration : il a signé le 14 septem-bre 1929 en qualité de membre de la Société des Nationsle protocole de signature du Statut de la Cour perma-nente de Justice internationale1 — protocole qui sti-pulait qu'il devait être ratifié et que l'instrument deratification devait être adressé au Secrétaire général dela SDN —, et il a déposé le 24 septembre auprès duSecrétaire général de la SDN une déclaration faite envertu de l'Article 36, paragraphe 2, du Statut de la Courpermanente. Son texte était le suivant :

' 'Au nom de la République du Nicaragua je déclarereconnaître comme obligatoire et sans condition lajuridiction de la Cour permanente de Justice inter-nationale.

"Genève, le 24 septembre 1929(Signé) T. F. MEDINA"

Les autorités internes du Nicaragua ont autorisé laratification et le 29 novembre 1939 le ministre des affai-res étrangères du Nicaragua a envoyé un télégramme àla Société des Nations l'avisant de l'envoi de l'instru-ment de ratification. Les archives de la SDN ne renfer-ment toutefois aucune pièce attestant qu'un instrumentde ratification ait été reçu et la preuve qu'un instrumentde ratification avait bien été envoyé à Genève n'a pasété administrée. Après la seconde guerre mondiale, leNicaragua est devenu Membre originaire de l'Organi-sation des Nations Unies du fait qu'il a ratifié la Chartele 6 septembre 1945; le 24 octobre 1945 le Statut de laCour internationale de Justice, qui fait partie intégrantede la Charte, est entrée en vigueur.

L'argumentation des parties (paragraphes 17 à 23)et le raisonnement de la Cour (paragraphes 24à 42)

Cela étant, les Etats-Unis allèguent que le Nicaraguan'est jamais devenu partie au Statut de la Cour perma-nente, qu'il n'a de ce fait jamais accepté la juridictionobligatoire de la Cour permanente et que sa déclarationde 1929 n'était par conséquent pas "still in force" ausens de la version anglaise de l'Article 36, paragraphe 5,du Statut de la Cour actuelle.

Eu égard à l'argumentation des Etats-Unis et à celleque présente le Nicaragua à rencontre des thèses amé-ricaines, la Cour s'attache à déterminer si l'Article 36,paragraphe 5, a pu jouer au bénéfice de la déclarationnicaraguayenne de 1929.

Elle constate que la déclaration nicaraguayenne étaitvalide au moment où se posait la question de l'applica-tion du nouveau Statut, celui de la Cour internationalede Justice, puisque dans le système de la Cour perma-

1 Alors qu'un Etat admis aux Nations Unies devient automati-quement partie au Statut de la Cour internationale de justice, un Etatmembre de la Société des Nations ne devenait partie à la Courfiermanente de Justice internationale que s'il le souhaitait et devait àcet effet accéder au protocole de signature du Statut de la Cour.

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nente il suffisait qu'elle fût faite par un Etat ayant signéle protocole de signature du Statut. Toutefois cettedéclaration n'avait pas acquis force obligatoire dans lecadre de ce Statut puisque le Nicaragua n'avait pasdéposé son instrument de ratification du protocole designature et qu'il n'était donc pas partie à ce Statut. Iln'est cependant pas contesté que la déclaration de 1929aurait pu acquérir cette force obligatoire. Il aurait suffipour cela que le Nicaragua dépose son instrument deratification, ce qu'il aurait pu faire à tout moment jus-qu'à l'entrée en existence de la nouvelle Cour. La dé-claration avait donc un certain effet potentiel qui pou-vait être maintenu pendant de longues années. Commeelle était faite "purement et simplement" et valablepour une durée illimitée, elle avait conservé son effetpotentiel au moment où le Nicaragua est devenu partieau Statut de la nouvelle Cour.

Pour prendre position sur le point de savoir si l'effetd'une déclaration n'ayant pas acquis force obligatoiredu temps de la Cour permanente pouvait être reportésur la Cour internationale de Justice par le jeu de l'Arti-cle 36, paragraphe 5, du Statut de celle-ci, la Cour faitvaloir plusieurs considérations :

En ce qui concerne l'expression française "pour unedurée qui n'est pas encore expirée" s'appliquant auxdéclarations faites dans le cadre du système antérieur,la Cour ne pense pas qu'elle implique que la durée nonexpirée soit celle d'un engagement ayant valeur obli-gatoire. Le choix délibéré de l'expression lui paraîtau contraire dénoter une volonté d'élargir le bénéficede l'Article 36, paragraphe 5, aux déclarations n'ayantpas acquis force obligatoire. Pour l'expression anglaise"still in force", elle n'exclut pas expressément unedéclaration valide, de durée non expirée, émanant d'unEtat non partie au protocole de signature du Statut de laCour permanente et n'ayant donc pas force obligatoire.

S'agissant des préoccupations qui ont présidé à latransmission des compétences de l'ancienne Cour à lanouvelle, la Cour est d'avis que le souci essentiel desrédacteurs de son Statut a été de maintenir la plusgrande continuité possible entre elle et la Cour perma-nente, et qu'ils ont voulu que la substitution d'une Courà une autre ne se traduise pas par un recul par rapportaux progrès accomplis dans la voie de l'adoption d'unsystème de juridiction obligatoire. La logique du sys-tème général de dévolution des compétences entre l'an-cienne Cour et la nouvelle conduisait à faire produire àla ratification du nouveau Statut exactement les effetsqu'aurait produits la ratification du protocole de signa-ture de l'ancien, c'est-à-dire, dans le cas du Nicaragua,le passage de l'engagement potentiel à l'engagementeffectif. On peut donc admettre que le Nicaragua adonné son consentement au transfert de sa déclarationà la Cour internationale de Justice lorsqu'il a signé etratifié la Charte, acceptant ainsi le Statut où figurel'Article 36, paragraphe 5.

Pour ce qui est des publications de la Cour invoquéespar les Parties en des sens contradictoires, la Courconstate qu'elles classent constamment le Nicaraguaparmi les États ayant accepté la compétence obligatoirede la Cour au titre de l'Article 36, paragraphe 5, duStatut. Les témoignages qu'elles fournissent ont ététout à fait officiels, publics, extrêmement nombreux etétendus sur une période de presque 40 ans. Ils amènentla Cour à conclure que la conduite ultérieure des Etatsparties au Statut confirme l'interprétation de l'Arti-

cle 36, paragraphe 5, du Statut admettant la déclarationnicaraguayenne au bénéfice de ses dispositions.

Le comportement des parties (paragraphes 43à 51)

Le Nicaragua affirme que la validité de son accepta-tion de la juridiction obligatoire de la Cour se fonde, defaçon autonome, sur le comportement des parties. Ilfait valoir que son comportement pendant 38 ans cons-titue sans ambiguïté un consentement à être lié par lajuridiction obligatoire de la Cour et que le compor-tement des Etats-Unis pendant la même période cons-titue sans ambiguïté la reconnaissance de la validité dela déclaration nicaraguayenne de 1929 comme accepta-tion de la juridiction obligatoire de la Cour. Les Etats-Unis objectent cependant que la thèse du Nicaragua estinconciliable avec le Statut et en particulier que la juri-diction obligatoire doit reposer sur une manifestationde volonté de l'Etat d'une clarté absolue. La Cour,après avoir examiné les circonstances particulièresdans lesquelles le Nicaragua s'est trouvé placé et cons-taté que sa situation était tout à fait unique, s'estimefondée à admettre que, compte tenu de l'origine et de lagénéralité des affirmations selon lesquelles le Nica-ragua était lié par sa déclaration de 1929, l'acquies-cement constant de cet Etat à ces affirmations constitueune manifestation valable de son intention de recon-naître la compétence obligatoire de la Cour au titre del'Article 36, paragraphe 2, du Statut. Elle considère enoutre que Y estoppel invoqué par les Etats-Unis et quiinterdirait au Nicaragua de recourir contre eux à lajuridiction de la Cour ne lui est pas applicable.

Conclusion. La Cour tient en conséquence pour va-lide la déclaration nicaraguayenne de 1929 et en conclutqu'aux fins de l'Article 36, paragraphe 2, du Statut de laCour le Nicaragua était un "Etat acceptant la mêmeobligation" que les Etats-Unis à la date du dépôt de larequête, ce qui l'autorisait à invoquer la déclaration desEtats-Unis de 1946.

B. — La déclaration des Etats-Unis (paragra-phes 52 à 76)

La notification de 1984 (paragraphes 52 à 66)L'acceptation de la juridiction de la Cour par les

Etats-Unis que le Nicaragua invoque résulte de la dé-claration américaine du 14 août 1946. Mais les Etats-Unis soutiennent qu'il faut également donner effet à lalettre envoyée au Secrétaire général de l'ONU le 6 avril1984 (voir plus haut p. 181). Il est évident que si cettenotification est opposable au Nicaragua à la date dudépôt de la requête, la Cour n'a pas compétence pourconnaître de celle-ci sur la base de l'Article 36 duStatut. Après avoir exposé l'argumentation des Partiesen la matière, la Cour fait observer que la question laplus importante à propos de la notification de 1984 estde savoir s'il est loisible aux Etats-Unis de ne teniraucun compte de la clause de préavis de six mois qu'ilsont librement choisi d'insérer dans leur déclarationd'acceptation, malgré l'obligation qu'ils ont assumée àl'égard des autres Etats ayant fait eux-mêmes une dé-claration. Elle note que les Etats-Unis ont fait valoirque la déclaration du Nicaragua, étant d'une duréeindéfinie, était dénonçable sans préavis, et que le Ni-caragua n'avait pas accepté la "même obligation"qu'eux-mêmes et ne pouvait leur opposer leur clause depréavis. La Cour ne considère pas que cet argument

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autorise les Etats-Unis à passer outre à la clause depréavis figurant dans leur déclaration de 1946. Selonelle, en effet, la notion de réciprocité consacrée parl'Article 36 du Statut porte sur l'étendue et la substancedes engagements, y compris les réserves dont ils s'ac-compagnent, et non sur les conditions formelles re-latives à leur création, leur durée ou leur dénonciation.La réciprocité ne peut être invoquée par un Etat pourne pas respecter les termes de sa propre déclaration.Les Etats-Unis ne peuvent invoquer la réciprocité àleur avantage puisque la déclaration nicaraguayenne necomporte aucune restriction expresse. Au contraire leNicaragua peut leur opposer la clause de préavis de sixmois, non pas au titre de la réciprocité, mais parcequ'elle constitue un engagement faisant partie inté-grante de l'instrument où elle figure. La notification de1984 ne saurait donc abolir l'obligation des Etats-Unisde se soumettre à la juridiction de la Cour vis-à-vis duNicaragua.

La réserve de la déclaration des Etats-Unis re-lative aux traités multilatéraux (paragraphes 67à 76)

Reste à savoir si la déclaration des Etats-Un is de 1946établit le consentement nécessaire des Etats-Unis à lacompétence de la Cour en l'espèce, étant donné lesréserves qu'elle comporte. Plus précisément Jes Etats-Unis ont invoqué la réserve c jointe à cette déclarationqui stipule que l'acceptation de la juridiction obligatoirede la Cour ne s'applique pas aux

"différends résultant d'un traité multilatéral, à moinsque : 1) toutes les parties au traité que la décisionconcerne soient également parties à l'affaire sou-mise à la Cour; ou que 2) les Etats-Unis d'Amériqueacceptent expressément la compétence de la Cour".[Traduction du Secrétariat de l'ONU reproduite dansY Annuaire de la Cour.]

Cette réserve est ci-après dénommée la "réserve re-lative aux traités multilatéraux".

Les Etats-Unis font valoir que le Nicaragua s'appuiedans sa requête sur quatre traités multilatéraux et que laCour, vu la réserve ci-dessus, ne pourrait exercer sajuridiction que si toutes les parties aux traités affectéespar une éventuelle décision de la Cour étaient aussiparties à l'instance.

La Cour relève que les Etats qui, d'après ¡¡es Etats-Unis, pourraient être touchés par la décision future dela Cour, ont fait des déclarations d'acceptation de lajuridiction obligatoire de la Cour et sont libres à toutmoment de choisir la Cour d'une requête introductived'instance ou de recourir à la procédure incidente del'intervention. Ils ne seraient donc pas désarmés contreles éventuels effets d'une décision de la Cour et n'au-raient pas besoin d'être protégés par la réserve relativeaux traités multilatéraux (pour autant d'ailleurs quel'Article 59 du Statut ne les protège pas déjà). La Courconsidère que de toute évidence la question de savoirquels Etats pourraient être affectés n'est pas juridic-tionnelle et elle n'a pas d'autre choix que de: déclarerque l'objection tirée de la réserve relative aux traitésmultilatéraux n'a pas dans les circonstances de l'espèceun caractère exclusivement préliminaire.

Conclusion. La Cour conclut que, nonobstant la no-tification de 1984, la requête du Nicaragua n'est pasexclue du champ de l'acceptation par les Etats-Unis dela juridiction obligatoire de la Cour. Les deux déclara-tions offrent donc une base à sa compétence.

C. — Le traité d'amitié, de commerce et de naviga-tion du 21 janvier 1956 comme base de com-pétence (paragraphes 77 à 83)

Le Nicaragua invoque aussi dans son mémoirecomme "base subsidiaire" de compétence de la Couren l'espèce le traité d'amitié, de commerce et de navi-gation qu'il a conclu à Managua avec les Etats-Unis le21janvier 1956 et qui est entré en vigueur le 24 mai 1958.Son article XXIV, paragraphe 2, est ainsi conçu :

"Tout différend qui pourrait s'élever entre les Par-ties quant à l'interprétation ou à l'application du pré-sent traité et qui ne pourrait pas être réglé d'unemanière satisfaisante par la voie diplomatique seraporté devant la Cour internationale de Justice, àmoins que les Parties ne conviennent de le régler pard'autres moyens pacifiques."Le Nicaragua fait valoir que ce traité est violé du fait

des activités militaires et paramilitaires des Etats-Unisdécrites dans la requête. Les Etats-Unis affirment que,la requête ne formulant aucun grief fondé sur l'éven-tuelle violation du traité, la Cour n'est régulièrementsaisie d'aucune demande sur laquelle elle puisse statueret que, aucune tentative de règlement par la voie di-plomatique n'ayant été faite, la clause compromissoiredu traité ne peut jouer. La Cour croit devoir s'assurerde sa compétence en vertu du traité dès lors qu'elle ajugé que l'objection tirée de la réserve relative auxtraités multilatéraux dans la déclaration des Etats-Unisne l'empêche pas de connaître de la requête. De l'avisde la Cour, le fait qu'un Etat ne s'est pas référé, dansses négociations avec un autre Etat, à un traité par-ticulier qui aurait été violé par la conduite de celui-ci,n'empêche pas le premier d'invoquer la clause com-promissoire de ce traité. En conséquence, la Cour con-clut qu'elle a compétence en vertu du traité de 1956pour connaître des demandes formulées par le Nica-ragua dans sa requête.

II. — La question de la recevabilité de la requête duNicaragua (paragraphes 84 à 108)

La Cour en vient à la question de la recevabilité dela requête du Nicaragua. Les Etats-Unis ont soutenuqu'elle est irrecevable pour cinq motifs distincts dontchacun, disent-ils, suffit à établir l'irrecevabilité, que cesoit à titre d'empêchement à statuer ou en raison de la"nécessité de se montrer prudent pour protéger l'in-tégrité de la fonction judiciaire".

Le premier motif d'irrecevabilité (par. 85 à 88)énoncé par les Etats-Unis est que le Nicaragua n'a pascité devant la Cour certaines parties dont la présence etla participation seraient indispensables pour la protec-tion de leurs droits et pour le règlement des questionssoulevées dans la requête. A ce sujet, la Cour rappellequ'elle se prononce avec effet obligatoire pour les Par-ties en vertu de l'Article 59 du Statut et les Etats quipensent pouvoir être affectés par la décision ont lafaculté d'introduire une instance distincte ou de re-courir à la procédure de l'intervention. Dans le Statutcomme dans la pratique des tribunaux internationaux,on ne trouve aucune trace d'une règle concernant les"parties indispensables" qui ne serait concevable queparallèlement à un pouvoir, dont la Cour est dépour-vue, de prescrire la participation à l'instance d'un Etattiers. Aucun des pays mentionnés en la présente espèce

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n'est dans une telle situation que sa présence seraitvéritablement indispensable à la poursuite de l'ins-tance.

Le deuxième argument (par. 89 et 90) invoqué par lesEtats-Unis contre la recevabilité de la requête est que leNicaragua demande en fait à la Cour de se prononcersur l'existence d'une menace contre la paix et que laquestion relève essentiellement du Conseil de sécuritéparce qu'elle concerne une plainte du Nicaragua met-tant en cause l'emploi de la force. La Cour examine cemotif d'irrecevabilité en même temps que le troisièmemotif'(par. 91 à 98) fondé sur la place que tient la Courdans le système des Nations Unies et eu égard notam-ment aux effets qu'aurait une instance devant la Coursur l'exercice du droit naturel de légitime défense, indi-viduelle ou collective, prévu à l'Article 51 de la Charte.La Cour est d'avis que le fait qu'une question est sou-mise au Conseil de sécurité ne doit pas empêcher laCour d'en connaître et que les deux procédures peuventêtre menées parallèlement. Le Conseil a des attribu-tions politiques; la Cour exerce des fonctions purementjudiciaires. Les deux organes peuvent s'acquitter deleurs fonctions distinctes mais complémentaires à pro-pos des mêmes événements. En l'occurrence la plaintedu Nicaragua ne concerne pas un conflit armé en coursentre ce pays et les Etats-Unis mais une situation quiexige le règlement pacifique d'un différend dont traite lechapitre VI de la Charte. C'est donc ajuste titre quecette plainte a été portée devant l'organe judiciaireprincipal de l'Organisation aux fins d'un règlement pa-cifique. Ce n'est pas un cas dont seul le Conseil desécurité puisse connaître conformément aux disposi-tions du chapitre VII de la Charte.

S'agissant de l'Article 51 de la Charte, la Cour noteque le fait précisément que la Charte qualifie de ' 'droit' 'le droit naturel de légitime défense indique une di-mension juridique et conclut que si, dans la présenteinstance, elle devait avoir à statuer à cet égard entre lesParties, l'existence d'une procédure exigeant que leConseil de sécurité soit informé ne saurait l'empêcherde le faire.

Le quatrième motif d'irrecevabilité (par. 99 à 101)invoqué par les Etats-Unis est que la fonction judiciairene permettrait pas de faire face aux situations de con-flit armé en cours car l'emploi de la force durant unconflit armé ne présente pas de caractéristiques quise prêtent à l'application de la procédure judiciaire, àsavoir l'existence de faits juridiquement pertinents queles moyens dont dispose le tribunal saisi permettentd'apprécier. La Cour fait observer que tout arrêt defond se borne à faire droit aux conclusions des Partiesqui auront été étayées par des preuves suffisantes desfaits pertinents et c'est en définitive au plaideur qu'in-combe la charge de la preuve.

Le cinquième motif d'irrecevabilité (par. 102 à 108)avancé par les Etats-Unis est tiré du non-épuisementdes procédures existantes pour résoudre les conflits quise déroulent en Amérique centrale. Ils allèguent que larequête du Nicaragua est incompatible avec les con-sultations de Contadora auxquelles le Nicaragua estpartie.

La Cour rappelle sa jurisprudence d'après laquellerien ne l'oblige à refuser de connaître d'un aspect d'undifférend pour la simple raison que ce différend encomporterait d'autres {Personnel diplomatique et con-sulaire des Etats-Unis à Téhéran, C.I.J. Recueil 1980,

p. 19, par. 36) et le fait que des négociations se pour-suivent activement pendant l'instance ne constitue pas,en droit, un obstacle à l'exercice par la Cour de safonction judiciaire (Plateau continental de la mer Egée,CM. Recueil 1978, p. 12, par. 29). Elle n'est en mesured'admettre ni qu'il existe une obligation quelconqued'épuisement préalable des procédures régionales denégociations avant de pouvoir la saisir ni que l'exis-tence du processus de Contadora empêche la Cour enl'espèce d'examiner la requête nicaraguayenne.

La Cour ne peut donc déclarer la requête irrecevablepour l'un quelconque des motifs avancés par les Etats-Unis.Conclusions (paragraphes 109 à 111)Situation en ce qui concerne les mesures conserva-

toires (paragraphe 112)La Cour précise que son ordonnance du 10 mai 1984

et les mesures conservatoires qui y sont indiquées con-tinueront d'avoir effet jusqu'au prononcé définitif enl'espèce.

Dispositif de l'arrêt de la Cour

"La Cour,"1) a) dit, par 11 voix contre 5, qu'elle a com-

pétence pour connaître de la requête déposée par laRépublique du Nicaragua le 9 avril 1984, sur la basede l'Article 36, paragraphes 2 et 5, de son Statut;

"POUR : M. Elias, président; M. Setta-Camara,vice-président; MM. Lachs, Morozov, NagendraSingh, Ruda, El-Khani, de Lacharrière, Mbaye,Bedjaoui, juges, M. Colliard, juge ad hoc;

"CONTRE : MM. Mosler, Oda, Ago, Schwebel etsir Robert Jennings, juges;

"b) dit, par 14 voix contre 2, qu'elle a compétencepour connaître de la requête déposée par la Républi-que du Nicaragua le 9 avril 1984, dans la mesure oùelle se rapporte à un différend concernant l'inter-prétation ou l'application du traité d'amitié, de com-merce et de navigation entre les Etats-Unis d'Amé-rique et la République du Nicaragua signé à Managuale 21 janvier 1956, sur la base de l'article XXIV de cetraité;

"POUR : M. Elias, président, M. Sette-Camara,vice-président; MM. Lachs, Morozov, NagendraSingh, Mosler, Oda, Ago, El-Khani, sir Robert Jen-nings, MM. de Lacharrière, Mbaye, Bedj&ouijuges;M. Colliard, juge ad hoc;

"CONTRE : MM. Ruda, Schwebel, juges;

"c) dit, par 15 voix contre une, qu'elle a com-pétence pour connaître de l'affaire;

"POUR : M. Elias, président; M. Sette-Camara,vice-président; MM. Lachs, Morozov, NagendraSingh, Ruda, Mosler, Oda, Ago, El-Khani, sir RobertJennings, MM. de Lacharrière, Mbaye, Bedjaoui,juges; M. Colliard, juge ad hoc;

"CONTRE : M. Schwebel, juge;

"2) dit, à l'unanimité, que ladite requête est re-ce vable."

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Aperçu des opinions jointes à l'arrêt de la Cour

Opinion individuelle de M. Nagendra SinghBien que M. Nagendra Singh ait voté pour les deux

chefs de compétence de la Cour — en vertu de la clausefacultative de l'Article 36, paragraphes 2 et 5, du Sta-tut de la Cour et en vertu de l'Article 36, paragraphe 1,du Statut sur la base de l'article XXIV, paragraphe 2,du Traité d'amitié, de commerce et de navigation du21 janvier 1956 —, il n'en a pas moins estimé pendanttoute la procédure qu'il était plus clair et plus solide defonder la compétence de la Cour sur le traité d'amitié,de commerce et de navigation du 21 janvier 1956 que surla clause facultative de l'Article 36, paragraphes 2 et 5,du Statut. A cet égard, les difficultés auxquelles la Course heurte sont nombreuses, à commencer par le carac-tère imparfait de l'acceptation de la juridiction de laCour par le Nicaragua et la réaction défavorable desEtats-Unis telle qu'elle ressort de leur déclaration du6 avril 1984 dont l'objet est de faire obstacle à la juri-diction de la Cour pour tout différend avec les Etatsd'Amérique centrale pendant une période de deux ans.En outre se pose la question de la réciprocité en ce quiconcerne le préavis de six mois stipulé dans la déclara-tion des Etats-Unis du 14 août 1946. En revanche, letraité de 1956 fournit une base juridictionnelle claire,même si le champ d'application est restreint aux dif-férends relatifs à l'interprétation et à l'application de cetraité. Qui plus est, la compétence n'est pas soumise àla réserve des Etats-Unis relative aux traités multi-latéraux, applicable à la compétence de la Cour en vertude la clause facultative de l'Article 36, paragraphe 2, duStatut. Il y a un autre motif, d'utilité celui-là, pourpréférer le traité de 1956 comme base de compétence,c'est qu'il contribue à préciser et à isoler juridiquementles points en litige. Les Parties devront s'en tenir de-vant la Cour aux termes du traité, invoquer des prin-cipes et adopter des procédures juridiques qui mettrontd'utiles limites de droit à la présentation de ce différendaux contours mal tracés, présentation qui sans celapourrait prendre un tour non juridique et obligerait dece fait à différencier, parmi les éléments soumis à laCour, ceux qui relèvent du juge et ceux qui n'en re-lèvent pas. M. Nagendra Singh conclut donc que, fon-dée sur le traité, la compétence de la Cour est claire,convaincante et sûre. Quand la Cour en viendra à exa-miner l'affaire au fond, le Nicaragua devra indiquernettement et spécifiquement les violations du traité quiimpliquent son interprétation et son application.

Opinion individuelle de M. RudaL'opinion individuelle de M. Ruda, qui a souscrit à la

décision de la Cour selon laquelle elle a compétencepour connaître de l'affaire sur la base de l'Article 36,paragraphes 2 et 5, du Statut de la Cour, porte sur troispoints : le traité d'amitié, de commerce et de navigationde 1956 comme base de juridiction de la Cour, la réservecontenue à l'alinéa c de la déclaration des Etats-Unisde 1946 et la conduite des Etats comme base de lajuridiction de la Cour.

Sur le premier point, M. Ruda soutient que k:s Partiesn'ont pas rempli les conditions énoncées à l'articleXXIV du traité et que celui-ci ne saurait donc servir defondement à la compétence de la Cour.

Sur le deuxième point, M. Ruda pense que la réservevisée à l'alinéa c de la déclaration ne s'applique pas enl'espèce parce qu'il existe non seulement un différend

entre les Etats-Unis et le Nicaragua mais aussi un dif-férend distinct entre le Honduras, El Salvador et leCosta Rica, d'une part, et le Nicaragua, de l'autre.

Sur le troisième point, M. Ruda est d'avis que laconduite des Etats ne constitue pas une base autohomede juridiction pour la Cour, s'il n'y a pas eu dépôt de ladéclaration d'acceptation de la clause facultativeauprès du Secrétaire général de l'Organisation des Na-tions Unies.

M. Ruda souscrit à l'interprétation donnée par laCour de l'Article 36, paragraphe 5, du Statut.Opinion individuelle de M. Mosler

M. Mosler ne souscrit pas à l'opinion de la Cour selonlaquelle elle a compétence sur la base de la déclarationnicaraguayenne de 1929 relative à la juridiction de laCour permanente de Justice internationale. Selon lui, laCour n'a compétence que sur la base de traité d'amitié,de commerce et de navigation conclu entre les Partiesen 1956.Opinion individuelle de M. Oda

M. Oda souscrit à la conclusion de la Cour unique-ment parce qu'elle peut connaître de l'affaire en vertudu traité de 1956 entre le Nicaragua et les Etats-Unis.C'est pourquoi à son sens la portée de l'affaire devraitse limiter strictement aux violations de dispositionsprécises du traité.

M. Oda est fermement d'avis que l'affaire ne sauraitêtre examinée en vertu de la clause facultative du Statutpour les deux motifs suivants. En premier lieu, il n'y aaucune raison de conclure que le Nicaragua doit êtreconsidéré comme ayant qualité pour agir dans la pré-sente procédure sur la base de l'acceptation de la clausefacultative. En second lieu, à supposer que le Nica-ragua ait qualité pour agir en l'espèce, les Etats-Unisont effectivement exclu par la lettre de Shultz du 6 avril1984, antérieure à la saisine de la Cour, le genre dedifférend dont il s'agit de l'obligation qu'ils ont assuméeconformément à la clause facultative dans leurs rap-ports avec le Nicaragua : quand on cherche à porter uneaffaire devant la Cour en vertu de cette clause, unedisposition fixant une certaine durée, comme celle quel'on trouve dans la déclaration des Etats-Unis, ne peut,par le jeu de la règle de la réciprocité, être invoquée parl'autre partie dont la déclaration peut prendre fin ouêtre modifiée à tout moment.Opinion individuelle de M. Ago

M. Ago a pu voter en faveur de la conclusion d'aprèslaquelle la Cour a, dans le cas présent, une compétencepermettant de procéder à l'examen de l'affaire quant aufond, car il est convaincu qu'il existe entre les Par-ties un lien valable de juridiction, découlant de l'ar-ticle XXIV, 2, du traité d'amitié, de commerce et denavigation du 21 janvier 1956 entre les Etats-Unisd'Amérique et le Nicaragua. Ce lien confère à la Cour lacompétence pour connaître des griefs allégués par leNicaragua à propos de violations de ce traité par lesEtats-Unis.

M. Ago ne saurait malheureusement en dire autant àpropos du lien de juridiction de plus vaste portée que leprésent arrêt déduit de la rencontre, qu'il croit pouvoirconstater dans les faits, de l'acceptation, par le Nica-ragua aussi bien que parles Etats-Unis, de la juridictionobligatoire de la Cour par voie de déclaration unila-térale, n'étant pas convaincu, ni en fait ni en droit, del'existence de ce lien.

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Opinion individuelle de sir Robert JenningsLa Cour n'a pas compétence en vertu de l'Article 36,

paragraphe 5, de son Statut parce que le Nicaraguan'est jamais devenu partie au Statut de la Cour perma-nente; en conséquence, la déclaration qu'il a faite auxtermes de l'Article 36 du Statut de cette Cour ne sauraitêtre "Still in force" au sens de l'Article 36, paragra-phe 5, du Statut de la Cour actuelle car il n'a jamais étéen vigueur. Chercher à étayer une opinion différentesur les rubriques figurant dans des ouvrages de réfé-rence comme les Annuaires de la Cour est erroné enprincipe et non confirmé par les faits invoqués.

De tout manière la lettre du Secrétaire d'Etat desEtats-Unis en date du 6 avril 1984 fait obstacle à lacompétence car la pratique récente montre que lesEtats ont le droit de retirer ou de modifier avec effetimmédiat les déclarations déposées aux termes de laclause facultative, dès lors qu'ils le font avant l'in-troduction d'une requête à la Cour fondée sur une deces déclarations.

Sir Robert Jennings souscrit à la décision de la Couren ce qui concerne la réserve des Etats-Unis relativeaux traités multilatéraux et le traité d'amitié, de com-merce et de navigation de 1956.Opinion dissidente de M. Schwebel

M. Schwebel ne souscrit pas à l'arrêt de la Cour qu'ilconsidère comme erroné sur les questions principalesde compétence en cause. Toutefois, à supposer que laCour ait raison de se déclarer compétente, l'affaire estrecevable.

Sur la question de savoir si le Nicaragua est partie à lajuridiction obligatoire de la Cour en vertu de la clausefacultative, et si par suite il a qualité pour introduire uneaction contre les Etats-Unis, M. Schwebel conclut quele Nicaragua n'est pas une partie et n'a donc pas cettequalité. Il n'a jamais adhéré à la juridiction obligatoirede la Cour internationale de Justice aux termes de laclause facultative. Il prétend néanmoins être partie enraison de la déclaration par laquelle il a accepté en 1929la juridiction obligatoire de la Cour permanente de Jus-tice internationale. Si la déclaration de 1929 était entréeen vigueur, le Nicaragua aurait été considéré commepartie à la juridiction obligatoire de la Cour actuelle parle jeu de l'Article 36, paragraphe 5, du Statut de la Cour.Mais la déclaration du Nicaragua de 1929 n'est jamaisentrée en vigueur. Par conséquent, en vertu de l'Arti-cle 36, paragraphe 5, elle n'ajamais pu à aucun momentcontinuer à courir puisqu'elle n'avait jamais commencéà le faire. On ne saurait dire que sa durée n'était pasencore expirée puisqu'il n'y avait jamais eu de début.

Que telle soit l'interprétation exacte de l'Article 36,paragraphe 5, résulte non seulement du sens clair deson texte mais aussi de l'historique de sa rédaction à laConférence de San Francisco et également de quatreaffaires dont la Cour s'est occupée. L'interprétation quidécoule de tout cela, de façon claire et constante, estque l'Article 36, paragraphe 5, se réfère exclusivementà des déclarations faites en vertu du Statut de la Courpermanente par des Etats qui étaient "liés", autrementdit à des déclarations en vigueur (in force).

Le fait que, pendant près de 40 ans, le Nicaragua aitété classé dans VAnnuaire de la Cour et ailleurs parmiles Etats liés conformément à la clause facultative nesuffit pas à infirmer cette conclusion ou à établirde façon indépendante la qualité du Nicaragua. LesAnnuaires ont toujours contenu ou visé par référenceune note de bas de page avertissant le lecteur quel'adhésion du Nicaragua à la clause facultative étaitdouteuse. En outre, la conduite du Nicaragua a étééquivoque. Non seulement il n'a pas manifesté sonintention d'être lié par la juridiction obligatoire de laCour en déposant une déclaration mais encore il a laissépasser des occasions évidentes de déclarer qu'il sereconnaissait lié en vertu de l'Article 36, paragraphe 5,comme cela a été le cas dans l'affaire concernant laSentence rendue par le roi d'Espagne.

A supposer cependant que le Nicaragua ait qualitépour engager une action en vertu de la clause facul-tative, il ne saurait le faire contre les Etats-Unis. Enadmettant que la déclaration du Nicaragua ait valeurobligatoire, le Nicaragua pourrait y mettre fin avec effetimmédiat à tout moment. Par le jeu de la règle de laréciprocité, les Etats-Unis pourraient de même mettrefin à leur adhésion à la juridiction obligatoire de la Cour,pour ce qui concerne le Nicaragua, avec effet immédiat.Ainsi donc, alors que d'une façon générale les Etats-Unis ne pourraient pas mettre fin à leur adhésion à lajuridiction obligatoire ou la modifier — ce à quoi tendleur notification d'avril 1984 — sans un préavis de sixmois au moins, ils pourraient le faire à l'égard du Nica-ragua.

De tout manière, même si les Etats-Unis ne pou-vaient mettre fin à leur déclaration vis-à-vis du Nica-ragua, il reste que, vu les termes de la réserve rela-tive aux traités multilatéraux dont leur déclaration estassortie, ils ont le droit d'empêcher le Nicaragua d'in-voquer les quatre traités multilatéraux visés dans sarequête, y compris la Charte des Nations Unies et laCharte de l'Organisation des Etats américains, à moinsque toutes les autres parties aux traités que la décisionconcerne soient également parties à l'affaire soumise àla Cour. Ces parties, comme les pièces du Nicaragua enl'espèce le montrent, sont le Honduras, le Costa Rica etEl Salvador. Puisque ces Etats ne sont pas parties àl'affaire, la Cour aurait dû empêcher le Nicaragua d'in-voquer les quatre traités en question. Néanmoins laCour a décidé, à tort selon M. Schwebel, que ces Etatsne peuvent être identifiés et paraît avoir remis jusqu'à laphase relative au fond la question de l'application de laréserve.

Enfin, de l'avis de M. Schwebel, la Cour n'a pascompétence à l'égard des plaintes formulées contre lesEtats-Unis par le Nicaragua dans sa requête au motifqu'ils sont parties à un traité bilatéral d'amitié, decommerce et de navigation. Le Nicaragua n'a pas rem-pli les conditions procédurales préliminaires à défautdesquelles il ne peut invoquer le traité comme base de lajuridiction de la Cour. Qui plus est, ce traité purementcommercial n'a aucun rapport plausible avec les accu-sations d'agression et d'intervention portées par le Ni-caragua dans sa requête.

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76. AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL (JAMAHIRIYA ARABE LIBYENNE/MALTE)

Arrêt du 3 juin 1985

Dans son arrêt dans l'affaire du plateau continentalentre la Jamahiriya arabe libyenne et Malte, La Cour,par 14 voix contre 3, a indiqué les principes et règlesde droit international applicables à la délimitation duplateau continental entre les deux Etats ainsi que lescirconstances et facteurs à prendre en considérationpour parvenir à une délimitation équitable. Elle a ditqu'un résultat équitable pouvait être obtenu en traçantd'abord entre le méridien 13° 50' et le méridien 15° 10'une ligne médiane dont chaque point soit equidistant dela laisse de basse mer de ¡la côte pertinente de Malted'une part et de la côte pertinente de la Libye d'au-tre part puis en faisant subir à cette ligne une transla-tion vers le nord de 18' de latitude de manière qu'ellevienne couper le méridien 15° 10' E à une latituded'environ 34° 30' N.

Les voix se sont réparties comme suit :POUR : M. Elias, président; M. Sette-Camara, vice-

président; MM. Lachs, Morozov, Nagendra Singh,Ruda, Ago, El-Khani, sir Robert Jennings, MM. deLacharrière, Mbaye, Bedjaoui, juges; MM. Valticos,Jiménez de Aréchaga, juges ad hoc;

CONTRE : MM. Mosler, Oda et Schwebel,>^ei.La composition de la Cour pour l'affaire était la sui-

vante : M. Elias, président; M. Sette-Camara, vice-président; MM. Lachs, Morozov, Nagendra Singh,Ruda, Mosler, Oda, Ago, El-Khani, Schwebel, sir Ro-bert Jennings, MM. de Lacharrière, Mbaye, Bedjaoui,juges; MM. Valticos et Jiménez de Aréchaga, jugesad hoc.

M. El-Khani, juge, joint une déclaration à l'arrêt.M. Sette-Camara, vice-président, joint à. l'arrêt

l'exposé de son opinion individuelle; MM. Ruda etBedjaoui, juges, et M. Jiménez de Aréchaga, jugead hoc, y joignent celui de leur opinion conjointe,M. Mbaye, juge, et M. Valticos, juge ad hoc, lesexposés de leur opinion individuelle.

MM. Momsler, Oda et Schwebel, juges, joignent àl'arrêt les exposés de leur opinion dissidente.

Les juges intéressés ont défini et expliqué dans cesopinions la position qu'ils ont prise sur certains pointstraités dans l'arrêt.

Procédure et conclusions des parties (paragraphes 1à 13)La Cour commence par récapituler les phases de la

procédure et par indiquer les dispositions du compro-mis conclu entre la Jamahiriya arabe libyenne et Malteen vue de soumettre à la Cour le différend qui lesoppose sur la délimitation du plateau continental entreeux.

Aux termes de l'article I du compromis, la Cour estpriée de trancher la question suivante :

"Quels sont les principes et les règles de droitinternational qui sont applicables à la délimitation dela zone du plateau continental relevant de la Répu-blique de Malte et de la zone du plateau continentalrelevant de la République arabe libyenne, et com-ment, dans la pratique, ces principes et règles peu-vent-ils être appliqués par les deux parties dans le casd'espèce afin qu'elles puissent délimiter ces zonessans difficulté par voie d'un accord, comme le pré-voit l'article III ?"Selon l'article III :

"Une fois que la Cour internationale de Justiceaura rendu son arrêt, le Gouvernement de la Répu-blique de Malte et le Gouvernement de la Républiquearabe libyenne entameront des négociations en vuede déterminer les zones respectives de leur plateaucontinental et de conclure un accord à cette fin con-formément à l'arrêt de la Cour."

Après avoir esquissé le cadre géographique (par. 14à 17) dans lequel doit s'effectuer globalement la déli-mitation du plateau continental, objet du procès, laCour précise la manière dont elle conçoit la tâche qu'illui appartient d'accomplir (par. 18 à 23).

Si les parties sont d'accord sur la tâche de la Cour ence qui concerne la définition des principes et règles dedroit international applicables en l'espèce, elles sont endésaccord sur la manière dont la Cour pourra indiquerdans la pratique leur mise en œuvre. Malte est d'avisque les principes et règles applicables doivent se tra-duire concrètement par le tracé d'une ligne déterminée(en l'occurrence une ligne médiane) alors que la Libyeaffirme que la tâche de la Cour ne va pas jusqu'à tracereffectivement la ligne de délimitation. Après avoir re-cherché l'intention des Parties au compromis, dont elletient sa compétence, la Cour ne considère pas que lestermes du compromis lui interdisent d'indiquer uneligne de délimitation.

Pour ce qui est de la portée de l'arrêt, la Cour sou-ligne que la délimitation envisagée par le compromis neconcerne que des zones de plateau continental "re-levant" des parties, à l'exclusion de zones qui pour-

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raient "relever" d'un Etat tiers. Bien que les partiesl'aient en fait invitée à ne pas limiter son arrêt à la régionoù elles sont seules en présence, elle ne pense pas avoirune telle liberté d'action, vu l'intérêt manifesté àl'égard de l'instance par l'Italie dont on sait qu'elle aintroduit en 1984 une requête à fin d'intervention envertu de l'Article 62 du Statut, requête que la Cour n'apas cru pouvoir admettre. Comme la Cour l'avait laisséprévoir dans son arrêt du 21 mars 1984, la présentedécision doit être d'une portée géographique limitée etne doit porter que sur la zone où, selon les indicationsdonnées par l'Italie, cet Etat n'émet pas de prétentionssur le plateau continental. La Cour accorde ainsi àl'Italie la protection qu'elle recherchait en intervenant.La localisation de ces prétentions l'amène, du côté est,à limiter la zone à l'intérieur de laquelle elle va sta-tuer au méridien 15° 10' E, y compris au sud du parallèle34° 30' N, et du côté ouest, à adopter pour limite leméridien 13° 50' E. Les parties ne sauraient se plaindrecar, selon la Cour, en émettant un avis défavorable à lademande d'intervention italienne, elles ont marqué leurpréférence pour une portée géographique limitée del'arrêt que la Cour serait appelée à rendre.

La Cour fait observer qu'aucune considération tiréede /'historique du différend, des mesures législatives etdes activités de prospection se rapportant au plateaucontinental ne joue en l'espèce un rôle décisif (par. 24et 25). La Cour n'y a trouvé ni acquiescement par l'unedes Parties à une revendication de l'autre ni indicationutile des vues de l'une des Parties sur une solutionéquitable qui soit différente des thèses avancées par elledevant la Cour. Elle doit en conséquence statuer enappliquant aux conclusions qui lui sont soumises lesprincipes et règles généraux du droit international.

** *

Les principes et règles de droit international applica-bles (paragraphes 26 à 35)Les deux parties reconnaissent que le différend doit

être régi parle droit international coutumier. En effet, siMalte est partie à la convention de Genève de 1958 surle plateau continental, la Libye ne l'est pas et si tousdeux ont signé la convention de 1982 sur le droit dela mer, cet instrument n'est pas encore entré en vi-gueur. Les parties s'accordent cependant pour estimerque certaines de ses dispositions expriment le droitcoutumier, tout en ayant des avis divergents sur lesdispositions qui présentent ce caractère. Vu l'impor-tance majeure de cette convention qui a été adoptée parl'écrasante majorité des Etats, il incombe à la Courd'examiner jusqu'à quel point l'une ou l'autre de sesdispositions peut lier les Parties en tant que règle dedroit coutumier.

Dans ce contexte, les parties se sont attachées àdistinguer entre le droit applicable au fondement dutitre sur des zones de plateau continental et le droitgouvernant la délimitation des étendues de plateauentre Etats voisins. Sur le deuxième point, régi parl'article 83 de la convention de 1982, la Cour relève quela convention fixe le but à atteindre, à savoir "aboutirà une solution équitable" mais reste muette sur la mé-thode à suivre pour y parvenir, laissant aux Etats ou au

juge le soin de lui donner un contenu précis. Elle relèveaussi que les deux Parties conviennent que, quel quesoit le statut de l'article 83 de la convention de 1982, ladélimitation doit se faire conformément à des principeséquitables en tenant compte de toutes les circonstancespertinentes.

Sur le fondement du titre au plateau continental, enrevanche, les positions des Parties sont inconciliables.Pour la Libye, le prolongement naturel du territoireterrestre d'un Etat dans la mer reste la base essentielledu titre juridique sur des zones de plateau continental.Pour Malte les droits sur le plateau continental ne sontplus définis en fonction de critères physiques et sontrégis par la notion de distance à partir de la côte.

De l'avis de la Cour, il n'est pas possible de faireabstraction, dans la présente affaire qui porte sur ladélimitation du plateau continental, des principes etrègles sur lesquels repose le régime de la zone éco-nomique exclusive. Les deux institutions sont liéesdans le droit international moderne et l'une des cir-constances pertinentes à prendre en compte pour ladélimitation du plateau continental d'un Etat est l'éten-due légalement autorisée de la zone économique exclu-sive relevant de ce même Etat. La pratique des Etatsdémontre que l'institution de la zone économiqueexclusive, où il est de règle que le titre soit déterminépar la distance, s'est intégrée au droit coutumier et s'ilest vrai que les institutions du plateau continental et dela zone économique exclusive ne se confondent pas, lesdroits qu'une zone exclusive comporte sur les fondsmarins de cette zone sont définis par renvoi au régimeprévu pour le plateau continental. S'il peut y avoir unplateau continental sans zone économique exclusive, ilne saurait exister de zone économique exclusive sansplateau continental correspondant. Par suite, pour desraisons tant juridiques que pratiques, le critère de dis-tance doit dorénavant s'appliquer au plateau continen-tal comme à la zone économique exclusive, indépen-damment de la disposition relative à la distance quel'on trouve à l'article 76 de la convention. A moins de200 milles de la côte, le prolongement naturel se définiten partie par la distance du rivage. Les notions deprolongement naturel et de distance ne sont pas desnotions opposées mais complémentaires qui demeurentl'une et l'autre des éléments essentiels de la conceptionjuridique du plateau continental. La Cour ne peut doncfaire sienne la thèse libyenne suivant laquelle la dis-tance de la côte ne serait pas un élément pertinent auxfins de la décision en l'espèce.

L'argument libyen relatif à la zone d'effondrement (pa-ragraphes 36 à 41)

La Cour examine ensuite l'argument libyen tiré del'existence d'une "zone d'effondrement" dans la ré-gion à délimiter. La Libye soutenant que le prolon-gement naturel, au sens physique, du territoire terrestredans la mer demeure la base essentielle du titre auplateau continental, il en résulterait que, s'il existe unediscontinuité fondamentale entre la zone de plateauadjacente à une Partie et celle qui est adjacente à l'au-tre, la limite doit se situer sur la ligne générale decette discontinuité fondamentale. Or, d'après la Libye,on se trouve en l'espèce en présence de deux plateauxcontinentaux distincts divisés par ce qu'elle appelle la"zone d'effondrement", "à l'intérieur et selon la direc-tion générale" de laquelle la délimitation devrait êtreeffectuée.

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La Cour est d'avis que, du moment que l'évolutiondu droit permet à un Etat de prétendre à un plateaucontinental jusqu'à 200 milles de ses côtes, quelles quesoient les caractéristiques géologiques du sol et dusous-sol correspondant, il n'existe aucune raison defaire jouer un rôle aux facteurs géologiques eu géophy-siques jusqu'à cette distance. En l'occurrence commela distance entre les côtes des Parties n'atteint pas400 milles, de sorte qu'aucune particularité géophy-sique ne peut se trouver à plus de 200 milles de chaquecôte, la "zone d'effondrement" ne constitue pas unediscontinuité fondamentale interrompant, comme unesorte de frontière naturelle, l'extension du plateau con-tinental maltais vers le sud et celle du plateau conti-nental libyen vers le nord. Au demeurant la nécessitéd'interpréter les preuves avancées pour et contre l'ar-gument libyen obligerait la Cour à trancher d'abordun désaccord entre des hommes de science réputéssur l'interprétation plus ou moins plausible de donnéesscientifiques apparemment incomplètes, ce qu'elle nesaurait accepter. Elle rejette donc l'argumentation li-byenne relative à la "zone d'effondrement".

L'argument maltais relatif à la primauté de l'équidis-tance (paragraphes 42 à 44)La Cour ne peut davantage accepter l'argument de

Malte selon lequel l'importance nouvellement accordéeà la notion de distance de la côte a eu pour effet deconférer la primauté à la méthode de l'équidistance auxfins de la délimitation du plateau continental, au moinsentre Etats se faisant face, ce qui est le cas de Malte etde la Libye. Malte considère que le principe de distanceexige, au départ de l'opération de délimitation, qu'uneligne d'équidistance soit envisagée, quitte à vérifierensuite si cette délimitation primaire aboutit à un résul-tat équitable. La Cour ne saurait admettre que, mêmecomme étape préliminaire du tracé d'une ligne de dé-limitation, la méthode de l'équidistance doive forcé-ment être utilisée. Ce n'est ni la seule méthode appro-priée ni le seul point de départ possible. Au surplus laCour considère que la pratique des Etats dans ce do-maine ne suffit pas à prouver l'existence d'une règleprescrivant le recours à l'équidistance ou à toute autreméthode tenue pour obligatoire.

Les principes de l'équité (paragraphes 45 à 47)Les parties admettent que la délimitation du plateau

continental doit s'effectuer par application de principeséquitables en tenant compte de toutes les circonstancespertinentes afin d'aboutir à un résultat équitable. LaCour énumère certains de ces principes : le principequ'il ne saurait être question de refaire complètement lagéographie; le principe du non-empiétement d'une par-tie sur les étendues relevant de l'autre; le principe durespect dû à toutes les circonstances pertinentes; leprincipe suivant lequel l'"équité n'implique pas néces-sairement l'égalité" et qu'il ne saurait être question dejustice distributive.

Les circonstances pertinentes (paragraphes 48 à 54)La Cour doit encore apprécier le poids qu'il convient

d'accorder aux circonstances pertinentes aux fins de ladélimitation. Bien qu'il n'y ait pas de liste limitative desconsidérations auxquelles le juge peut faire appel, laCour souligne que seules pourront intervenir celles quise rapportent à l'institution du plateau continental tellequ'elle s'est constituée en droit et à l'application deprincipes équitables à sa délimitation.

C'est ainsi qu'elle écarte comme sans fondementdans la pratique des Etats, la jurisprudence ou les tra-vaux de la troisième Conférence des Nations Unies surle droit de la mer l'argument libyen d'après lequel lamasse terrestre fournirait la justification juridique dutitre à des droits sur le plateau continental, de sortequ'un Etat doté d'une masse terrestre plus grandeaurait un prolongement naturel plus marqué. Contrai-rement à l'argumentation que Malte a fait valoir, ellene pense pas non plus qu'une délimitation doive êtreinfluencée par la situation économique relative desdeux Etats en cause. Pour ce qui est de la sécurité oudes intérêts de défense des deux Parties, la Cour relèveque la limite qui résultera du présent arrêt ne sera pasassez proche de la côte de l'une ou l'autre Partie pourque ces questions entrent en ligne de compte. S'agis-sant du traitement des îles en matière de délimitation duplateau continental, Malte a fait une distinction entrecelles qui forment des entités étatiques souveraines etcelles qui sont politiquement rattachées à un Etat con-tinental. A cet égard la Cour note simplement que,Malte étant indépendante, la relation entre ses côtes etcelles de ses voisins n'est pas la même que si elle fai-sait partie du territoire de l'un d'entre eux. Cet aspectde la question lui paraît lié aussi à la situation des îlesmaltaises dans le cadre géographique d'ensemble surlaquelle elle reviendra.

La Cour écarte un autre argument de Malte tiré del'égalité souveraine des Etats et d'après lequel les pro-jections maritimes engendrées par la souveraineté desEtats doivent être d'une valeur juridique égale, quelleque soit la longueur des côtes. La Cour considère que siles Etats côtiers ont un titre égal ipso jure et ab initio àl'égard de leur plateau continental, cela n'implique pasl'égalité de l'étendue de ce plateau et il n'est donc paspossible d'exclure à priori la prise en compte de lalongueur des côtes comme considération pertinente.

La proportionnalité (paragraphes 55 à 59)La Cour examine ensuite la place à attribuer à la

proportionnalité en l'espèce, la Libye ayant attachéune grande importance à ce facteur. Elle rappelle que,d'après la jurisprudence, la proportionnalité est un fac-teur éventuellement pertinent parmi d'autres à prendreen considération sans être jamais mentionné parmi "lesprincipes et les règles de droit international applicablesà la délimitation" ni "comme un principe général quiconstituerait une source indépendante de droits sur desétendues de plateau continental". L'argumentation li-byenne va cependant plus loin. Dès lors que la con-clusion relative à la zone d'effondrement a été rejetée, ilne reste rien d'autre dans les conclusions libyennes quipuisse fournir un principe indépendant et une méthodede tracé de la ligne, à moins de considérer comme tellela mention des longueurs de côte. La Cour estime queretenir le rapport entre ces longueurs comme détermi-nant en lui-même la projection en mer et la superficie duplateau continental qui relève de chaque Etat, c'estaller bien au-delà d'un recours à la proportionnalitépour vérifier l'équité du résultat, ainsi qu'elle l'avait faitdans l'affaire du Plateau continental (Tunisie/Jama-hiriya arabe libyenne). Cette utilisation ne trouveaucun appui dans la pratique des Etats, leurs prises deposition publiques non plus que la jurisprudence.

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Processus de délimitation et tracé d'une ligne d'équi-distance provisoire (paragraphes 60 à 64)Pour appliquer les principes équitables qu'elle a dé-

gagés en tenant compte des circonstances pertinentes,la Cour procède par étapes : elle effectue d'abord unedélimitation provisoire puis la confronte avec les exi-gences découlant d'autres critères pouvant imposer lacorrection de ce premier résultat.

Constatant que le droit applicable au présent litige sefonde sur le critère de la distance par rapport à la côte(principe d'adjacence mesurée parla distance) et notantque l'équité de la méthode de l'équidistance est par-ticulièrement prononcée dans les cas où la délimitationintéresse des Etats dont les côtes se font face, la Courconsidère que le tracé d'une ligne médiane entre lescôtes de Malte et de la Libye, à titre d'élément pro-visoire dans un processus devant se poursuivre pard'autres opérations, correspond à la démarche la plusjudicieuse en vue de parvenir finalement à un résultatéquitable. La méthode de l'équidistance n'est pas laseule possible et il doit être démontré qu'elle aboutitbien, dans le cas considéré, à un résultat équitable— c'est ce dont on peut s'assurer en confrontant lerésultat auquel elle aboutit avec l'application d'autresprincipes équitables aux circonstances pertinentes. Ace stade, la Cour croit utile de préciser qu'elle jugeéquitable de ne pas tenir compte de l'îlot maltais inha-bité de Filfla pour la construction de la médiane pro-visoire entre Malte et la Libye, par souci d'éliminerl'effet exagéré qu'il pourrait avoir sur le tracé de cetteligne.

Ajustement de la ligne d'équidistance compte tenu enparticulier de la longueur des côtes respectives desparties (paragraphes 65 à 73)La Cour recherche si, dans l'appréciation de l'équité,

certaines circonstances pertinentes peuvent être d'unpoids tel que leur prise en compte se justifie et imposeun ajustement de la ligne médiane provisoirementtracée.

On a fait valoir devant elle la très grande différence delongueur des côtes pertinentes des parties. En l'oc-currence, la Cour compare d'une part la côte de Malteet d'autre part la côte libyenne entre Ras Adjir (fron-tière avec la Tunisie) et Ras Zarrouk (15° 10' environ) etconstate qu'il existe entre la longueur de ces côtes unedisparité considérable puisque la côte maltaise a 24 mil-les et la côte libyenne 192 milles. Il y a là une circons-tance pertinente qui appelle un ajustement de la lignemédiane, afin d'attribuer à la Libye une plus grandeétendue de plateau. Reste cependant à déterminer cetajustement.

Une autre particularité géographique doit être priseen considération comme circonstance pertinente; ils'agit de la position méridionale des côtes des îles mal-taises à l'intérieur du cadre géographique d'ensembledans lequel la délimitation doit s'opérer. La Cour indi-que une autre raison de ne pas accepter la ligne médianesans ajustement comme limite équitable, à savoir quecette ligne est pratiquement commandée dans sa tota-lité de part et d'autre par un petit nombre de pointssaillants se trouvant sur un court segment de littoral(deux points distants de 11 milles pour Malte; quelquespoints concentrés immédiatement à l'est de Ras Tad-joura pour la Libye).

La Cour estime donc nécessaire d'ajuster la ligne dedélimitation de manière à la rapporter des côtes de

Malte. Les côtes se faisant face et la ligne d'équidis-tance entre elles étant orientée d'ouest en est, cet ajus-tement peut se faire d'une façon simple et satisfaisanteen opérant sa translation vers le nord.

La Cour détermine alors quelle doit être la limiteextrême de cette translation. Son raisonnement est lesuivant : à supposer que les îles maltaises fassent partiedu territoire italien et qu'un problème de délimitationdu plateau se pose entre la Libye et l'Italie, la limiteserait tracée en fonction des côtes de la Libye au sud etde la Sicile au nord. Il faudrait cependant tenir comptedes îles maltaises si bien que cette délimitation seraitsituée quelque peu au sud de la médiane entre la Sicileet la Libye. Malte n'étant pas une partie de l'Italie maisun Etat indépendant ne saurait être, du fait de sonindépendance, dans une situation moins favorable ence qui concerne les droits sur le plateau continental.Il est donc raisonnable de supposer qu'une limite équi-table entre la Libye et Malte doit se trouver au sudd'une médiane hypothétique entre la Libye et la Sicile.Celle-ci coupe le méridien 15° 10' E à une latitude de34° 36' environ. La ligne médiane entre Malte et laLibye (tracée en excluant l'îlot de Filfla) coupe le mé-ridien 15° 10' E à une latitude d'environ 34° 12' N. Unetranslation de 24' de latitude de cette médiane Malte-Libye vers le nord serait donc la limite extrême d'un telajustement.

De la pondération des diverses circonstances en pré-sence indiquées précédemment, la Cour conclut qu'undéplacement des deux tiers environ de la distance entrela ligne médiane Malte-Libye et la ligne située à 24' plusau nord donne un résultat équitable et que la ligne dedélimitation sera obtenue en imprimant à la ligne mé-diane une translation vers le nord de 18' de latitude. Ellecoupera le méridien 15° 10' E à 34° 30' N environ. Ilappartiendra aux Parties et à leurs experts de déter-miner la position exacte.Le critère de proportionnalité (paragraphes 74 et 75)

Tout en estimant qu'aucune raison de principe nel'empêche d'employer, pour apprécier l'équité du ré-sultat, un test de proportionnalité fondé sur le rapportentre les longueurs des côtes pertinentes et les surfacesde plateau attribuées, la Cour dit que certaines difficul-tés pratiques peuvent fort bien rendre ce test inappro-prié. Elles sont particulièrement manifestes en la pré-sente espèce du fait notamment que la zone à laquellel'arrêt s'appliquera est limitée par l'existence des re-vendications d'Etats tiers et qu'il serait illusoire den'appliquer la proportionnalité qu'aux surfaces com-prises dans ces limites. Il lui semble cependant possiblede se faire une idée approximative de l'équité du résul-tat sans essayer de l'exprimer en chiffres. Elle conclutqu'il n'y a certainement pas de disproportion évidenteentre les surfaces de plateau attribuées à chacune desParties, au point que l'on pourrait dire que les exigen-ces du critère de proportionnalité en tant qu'aspect del'équité ne sont pas satisfaites.

La Cour présente un résumé des conclusions (par. 76à 78) et rend la décision dont on trouvera le textecomplet ci-après (par. 79).

Dispositif de l'arrêt de la Cour

La Cour,Par 10 voix contre 3,Dit que, en ce qui concerne les zones de plateau

continental comprises entre les côtes des Parties à l'in-

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térieur des limites définies dans le présent arrêt, à sa-voir le méridien 13° 50' E et le méridien 15° 10' E :

A. Les principes et règles du droit inteirnationalapplicables à la délimitation, qui devra être réiilisée parvoie d'accord en exécution du présent arrêt, des zonesde plateau continental relevant respectivement de laJamahiriya arabe libyenne populaire et socialiste et dela République de Malte, sont les suivants :

1) La délimitation doit s'opérer conformément àdes principes équitables et compte tenu de toutes lescirconstances pertinentes, de manière à aboutir à unrésultat équitable;

2) Du fait que la zone de plateau continental qui setrouvera relever de chaque Partie ne s'étend pas à plusde 200 milles de la côte de la Partie concernée, aucuncritère de délimitation des zones de plateau ne sauraitêtre tiré du principe du prolongement naturel au sensphysique.

B. Les circonstances et facteurs à prendre en con-sidération pour parvenir à une délimitation équitable enla présente espèce sont les suivants :

1) La configuration générale des côtes des Parties,le fait qu'elles se font face et leur situation réciproquedans le cadre géographique général;

2) La disparité des longueurs des côtes pertinentesdes Parties et la distance qui les sépare;

3) La nécessité d'éviter dans la délimitation toutedisproportion excessive entre l'étendue de lai zone deplateau continental relevant de l'Etat côtier et la lon-gueur de la partie pertinente de son littoral, mesuréesuivant la direction générale de la côte.

C. En conséquence, un résultat équitable peut êtreobtenu en traçant, dans une première étape de la déli-mitation, une ligne médiane dont chaque point soitequidistant de la laisse de basse mer de la côte perti-nente de Malte (à l'exclusion de l'îlot de Filfla) et de lalaisse de basse mer de la côte pertinente de la Libye,ladite ligne initiale étant ensuite ajustée eu égard auxcirconstances et facteurs susmentionnés.

D. L'ajustement de la ligne médiane visé sous Cs'opérera en faisant subir à celle-ci une translation versle nord de 18' de latitude (de manière qu'elle viennecouper le méridien 15° 10' E à une latitude d'environ34° 30' N), la ligne ainsi déplacée constituant la ligne dedélimitation entre les zones de plateau continental quirelèvent respectivement de la Jamahiriya arabe li-byenne populaire et socialiste et de la République deMalte.

POUR : M. Elias, président; M. Sette-Camara, vice-président; MM. Lachs, Morozov, Nagendra Singh,Ruda, Ago, El-Khani, sir Robert Jennings, MM. deLacharrière, Mbaye, Hzái&oux, juges; et MM. Valticoset Jiménez de Aréchaga, juges ad hoc;

CONTRE : MM. Mosler, Oda et Schwebel, juges.

Aperçu de la déclaration et des opinionsjointes à l'arrêt de la Cour

Déclaration de M. El-Khani, juge

M. El-Khani a voté pour l'arrêt mais estime qu'uneligne située plus au nord que la ligne suggérée auraitdavantage satisfait à la proportionnalité et répondu àl'équité.

Opinion individuelle de M. Sette-Camara, vice-présidentM. Sette-Camara, vice-président, tout en votant en

faveur de l'arrêt, a déposé une opinion individuellepour les motifs suivants :

1. La théorie du prolongement naturel formuléedans l'arrêt de 1969 sur le Plateau continental de la merdu Nord reste à la base de la notion de plateau continen-tal. Bien que la notion initiale — une "espèce de so-cle" — ait été remplacée par une définition de plus enplus juridique du plateau continental, le prolongementnaturel reste l'élément fondamental de cette définition.L'article 76, paragraphe 1, de la convention de Mon-tego Bay de 1982 confirme encore l'importance du pro-longement naturel.

2. M. Sette-Camara ne voit pas la nécessité de re-courir au "principe de distance", défini dans la par-tie finale de l'article 76 de la convention de MontegoBay de 1982, pour motiver l'arrêt. La distance entreles côtes de Malte et de la Libye étant seulement de180 milles, la situation géographique particulière quevise cet article de la convention ne se trouve pas réali-sée en l'espèce. Même si l'on voit là l'expression d'unerègle de droit international coutumier — la conventionde Montego Bay n'étant pas en vigueur — cette règleest sans rapport avec les circonstances de l'affaire.

3. Etant donné qu'aucune des parties n'a proclaméde zone économique exclusive, les considérations del'arrêt sur ce point sont dépourvues de nécessité.

4. Tout en s'associant à la méthode qui consiste àtracer une ligne médiane entre les côtes de Malte et de laLibye, puis à la corriger en lui imprimant une transla-tion de 18' vers le nord, M. Sette-Camara ne souscritpas à la démarche suivie dans l'arrêt pour fixer une ligneextrême vers le nord en vue de cette opération. Il re-grette l'opération par laquelle la Cour invoque une lignemédiane "hypothétique" entre les côtes de la Sicile etcelles de Malte, où il voit une refonte artificielle de lagéographie. M. Sette-Camara estime qu'il aurait étébeaucoup plus simple d'attribuer un effet partiel auxcôtes de Malte, en l'équilibrant avec un autre effetpartiel, attribué à la disproportion entre les longueursde côte pertinentes, de façon à aboutir à un résultatéquitable.

Opinion conjointe de MM. Ruda et Bedjaoui, juges, etde M. Jiménez de Aréchaga, juge ad hocLes auteurs de l'opinion souscrivent à nombre des

constatations et conclusions de la Cour mais font obser-ver que l'arrêt ne se prononce pas sur la revendicationde Malte relative au trapèze qu'ils considèrent commeexcessive et contraire à la pratique des Etats dans lesmers fermées ou semi-fermées.

Ils croient également qu'il aurait été plus équitable decorriger la ligne médiane vers le nord de 28', ce quiaurait donné à Malte trois quarts d'effet, abouti à unrapport de proportionnalité de 1 à 3,54 et divisé éga-lement la zone litigieuse.

Opinion individuelle de M. Mbaye, juge

M. Mbaye a voté en faveur de l'arrêt car il partage lesconclusions auxquelles la Cour est arrivée et accepted'une façon générale les motifs qui leur servent de base.

Son opinion porte sur deux points : ce qu'il a appeléles "deux sens de la notion de prolongement continu"

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et la circonstance de la "grande distance qui sépare lescôtes des deux Etats".

Sur le premier point, M. Mbaye, tout en déclarant nepas être en désaccord avec la Cour, notamment sur laconclusion selon laquelle le prolongement naturel ausens physique ne peut, dans la présente espèce, avoiraucun effet sur la délimitation des zones de plateaucontinental relevant respectivement de chaque Partie,regrette que la Cour, qui selon lui a fort judicieusementanalysé l'évolution du droit international coutumier re-latif au plateau continental en faisant la distinction entrele prolongement naturel "principe juridique" et le pro-longement naturel "au sens physique", n'ait pas saisil'occasion pour faire mieux apparaître cette idée fon-damentale qui marque un tournant dans l'évolution dece droit tel qu'il résulte de la Convention des NationsUnies sur le droit de la mer du 10 décembre 1982.

Sur le deuxième point, M. Mbaye conteste à la"grande" dimension de la distance qui sépare les côtesdes deux Etats la qualité de "circonstance pertinente"susceptible de justifier de quelque manière que ce soit latranslation de la ligne médiane initialement tracée par laCour, vers le nord. Selon M. Mbaye la raison détermi-nante de cette translation c'est la différence de longueurdes côtes et aussi la configuration générale de ces côteset la géographie de la région.

Opinion individuelle de M. Valticos, juge ad hocTout en souscrivant à l'arrêt dans son ensemble,

M. Valticos souligne que, en limitant la zone surlaquelle porte sa décision à une étendue restreinte envue de ne pas affecter les intérêts de l'Italie, la Cour aprécisé que Malte et la Libye gardent la possibilitéd'examiner avec l'Italie la question de la délimitation,entre ces trois pays, des zones extérieures à cette éten-due restreinte. Il exprime son plein accord quant audéfaut de pertinence des éléments géologiques et géo-morphologiques, mais estime, par ailleurs, que la dé-limitation aurait dû coïncider avec la ligne médianeentre Malte et la Libye, pour une série de raisons, dontla position des deux pays qui se font face, les nouvellestendances du droit international, la pratique des Etatset la mission de la Cour qui est de préciser la règle dedroit international. Il considère que le facteur de ladifférence de longueur entre les côtes n'aurait pas dûêtre pris en considération et n'appelait pas de "correc-tion" à la ligne médiane. Il estime aussi qu'il aurait fallutenir compte des facteurs économiques en cause et desbesoins de sécurité, circonstances qui justifiaient d'au-tant plus la solution de la ligne médiane.

Opinion dissidente de M. Mosler, jugeM. Mosler est d'avis que la ligne médiane entre Malte

et la Libye constitue une solution équitable dans lescirconstances de l'espèce. Il critique la translation glo-bale de 18' vers le nord qui a été imprimée à la lignemédiane ainsi que la méthode utilisée par la Cour pourparvenir à ce résultat.

Opinion dissidente de M. Oda, jugeDe l'avis de M. Oda, la Cour n'a pas tenu pleinement

compte de toute l'évolution récente du droit de la mer etelle risque de confondre le principe de l'équité avec cequ'elle estime subjectivement équitable en une affairedonnée. L'arrêt construit de façon erronée la zone àlaquelle il est censé s'appliquer, du fait qu'il insiste tropsur les intérêts d'Etats tiers qui n'ont pas été judi-

ciairement établis. De plus, l'arrêt se sert de la pro-portionnalité pour vérifier l'équité de la délimitationproposée d'une façon paradoxale, en ce qu'il com-mence par affirmer la nécessité de définir la zone perti-nente et les côtes pertinentes, puis abandonne cetterecherche au motif qu'une telle opération serait impos-sible. M. Oda considère comme dépourvu de fonde-ment l'ajustement, ou la translation, de la ligne médianeentre la Libye et Malte, qui doit la déplacer de 18' versle nord sur chaque méridien. Bien que l'arrêt affirmeretenir à titre initial ou provisoire la médiane entre laLibye et Malte, la ligne qu'il propose finalement aprèsla translation de 18' ne présente aucun des caractèresqui se rattachent à la notion d'équidistance, de sorteque la ligne résultante ne saurait être considérée commeune médiane ajustée. En réalité, la méthode adoptéedans l'arrêt consiste à faire du territoire entier de l'unedes Parties une circonstance spéciale influant sur unedélimitation (Sicile/Libye) que la Cour n'avait pas àeffectuer et qui exclut cette Partie. Dans ces conditions,l'effet partiel qui peut parfois être attribué aux îles estinterprété tout autrement que dans l'Arbitrage franco-britannique de 1977. La notion de "demi-effet" n'étaitpas mieux interprétée dans l'arrêt de 1982 en l'affaireTunisie/Libye, ni dans l'arrêt de la Chambre de 1984 enl'affaire du Golfe du Maine. Pour préciser ses critiques,M. Oda analyse certains passages de ces arrêts, ainsique le critère de "proportionnalité", tel qu'appliqué àl'origine dans les affaires du Plateau continental de lamer du Nord.

M. Oda continue à penser que la règle "équidistance-circonstances spéciales", indiquée dans la conventionsur le plateau continental de 1958, reste un principe dedroit international, et qu'en outre les circonstancesspéciales n'autorisent pas à remplacer la ligne d'équi-distance par une autre ligne, mais doivent servir à enrectifier les bases pour éviter tout effet de déformation.Dans la présente affaire, il estime que l'îlot de Filfla doitêtre laissé de côté dans le tracé d'une ligne d'équidis-tance entre la Libye et Malte. La ligne ainsi obtenueconstituerait une délimitation correcte. Y recourir,dans les circonstances de l'espèce, n'aurait eu aucuneincidence juridique sur les prétentions des Etats tiers,mais cette solution aurait signifié que ni la Libye niMalte n'étaient fondées à se réclamer l'une à l'autre unespace situé au-delà.

Opinion dissidente de M. Schwebel, jugeM. Schwebel est en désaccord avec l'arrêt de la Cour

sur deux points. A son avis, la ligne de délimitation quiest indiquée est abusivement tronquée dans le but deménager les prétentions de l'Italie; et cette ligne n'estpas une ligne médiane entre les côtes opposées de laLibye et de Malte, mais une ligne médiane "corrigée"qui, en tant que telle, n'est pas correcte.

D'après M. Schwebel, bien que la Cour ait rejeté lademande d'intervention italienne dans l'affaire entre laLibye et Malte, l'arrêt d'aujourd'hui accorde à l'Italietout ce que cet Etat cherchait à obtenir par cette de-mande. La Cour, dit-il, justifie cette conclusion peuconvaincante en soutenant que le compromis entreMalte et la Libye ne lui donnait compétence que pourstatuer sur la délimitation du plateau continental "re-levant" de Malte ou de la Libye, et non d'un quelcon-que Etat tiers. Mais le compromis ne parle pas de zo-nes relevant exclusivement des Parties. De plus, lajurisprudence de la Cour dans les différends frontaliers

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montre que la Cour a pour obligation de ne pas statuerdans l'absolu. La Cour aurait donc pu, dans le différendentre Malte et la Libye, statuer sur les zones où l'Italieavait elle aussi fait connaître ses prétention!;, tout enréservant les droits de ce pays. Le fait que telle soit lameilleure interprétation du compromis est confirmé parl'adhésion que lui ont donnée Malte et la Libye. Or laCour, contrairement aux règles d'interprétation destraités, n'a pas tenu compte de l'interprétation quedonnaient ainsi les Parties du compromis signé parelles. L'arrêt inspire à M. Schwebel des réserves, parcequ'il semble abandonner à une tierce partie la pos-sibilité de fixer l'étendue de la compétence que les deuxEtats parties à l'instance avaient conférée à la Cour.

En ce qui concerne le tracé de la ligne de délimita-tion, M. Schwebel convient que la ligne médiane est unpoint de départ correct dans le cas de coter» en purerelation d'opposition, mais il n'est pas d'accord avecla décision de la Cour d'opérer un déplacement sub-stantiel de cette ligne vers le nord, attribuant par làà la Libye une étendue de plateau continental beau-coup plus importante que ne l'eût fait une ligne mé-diane. La Cour s'appuie essentiellement sur le fait queles côtes de la Libye sont beaucoup plus longues quecelles de Malte et que, dans le contexte géographiquegénéral en cause, les îles maltaises apparaissent commeun petit accident situé au sud de la ligne médiane entre

les deux continents. Mais elle ne démontre pas le carac-tère probant de ces circonstances, ni même leur perti-nence. Elle n'explique pas pourquoi il est fait abstrac-tion de la totalité des îles de Malte — qui constituent unEtat indépendant — comme s'il s'agissait d'une ano-malie dépendant d'un Etat continental. Le contextegéographique général — que d'ailleurs la Cour rétrécitconsidérablement pour ménager les revendications del'Italie — ne jouait pas plus contre Malte que contre laLibye. Pour ce qui est du fait que les côtes de la Libyesont plus longues, il a toujours été tenu pour évidentque la base d'un triangle est plus longue que son som-met, et que par conséquent la surface adjacente à sabase (Libye) est plus étendue que la surface adjacente àson sommet (Malte). Mais la Cour va plus loin, etaccorde à la Libye une prime au motif que ses côtes sontplus longues. Elle affirme que ce n'est pas en vertu de laproportionnalité, mais elle n'invoque aucun autre mo-tif. Elle semble plutôt fonder son arrêt sur une intuitionqui la pousse à accorder une prime à la Libye parce queses côtes sont beaucoup plus longues que celles deMalte. De plus, la Cour ne fait état d'aucun lien objectifet verifiable entre les circonstances qu'elle juge perti-nentes et le choix de la ligne qu'elle juge équitable. Ellen'essaie même pas de démontrer comment ces circons-tances dictent l'ampleur de l'ajustement auquel elleprocède.

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77. DEMANDE EN RÉVISION ET EN INTERPRÉTATION DE L'ARRÊT DU 24 FÉVRIER1982 EN L'AFFAIRE DU PLATEAU CONTINENTAL (TUNISIE/JAMAHIRIYA ARABELIBYENNE)

Arrêt du 10 décembre 1985

Dans son arrêt sur la demande en révision et eninterprétation présentée par la Tunisie contre la Jama-hiriya arabe libyenne en ce qui concerne l'arrêt rendu le24 février 1982 en l'affaire du plateau continental (Tu-nisie/Jamahiriya arabe libyenne), la Cour, à l'unani-mité :

— A déclaré irrecevable la demande tendant à unerévision de l'arrêt du 24 février 1982;

— A déclaré recevable la demande tendant à uneinterprétation de l'arrêt du 24 février 1982 en tantqu'elle concernait le premier secteur de la délimitationenvisagé dans cet arrêt, a indiqué l'interprétation qu'ilconvenait d'en donner à cet égard et a dit ne pouvoirfaire droit à la conclusion présentée par la Tunisie re-lativement à ce secteur;

— A dit que la demande de rectification d'une erreurmatérielle formulée par la Tunisie était sans objet etqu'il n'y avait dès lors pas lieu à statuer à son sujet;

— A déclaré recevable la demande tendant à l'inter-prétation de l'arrêt du 24 février 1982 en tant qu'elleconcernait le point le plus occidental du golfe de Gabèsdans le deuxième secteur de la délimitation envisagédans cet arrêt, a indiqué l'interprétation qu'il convenaitd'en donner à cet égard et a dit ne pas pouvoir retenir laconclusion présentée par la Tunisie relativement à cesecteur;

— A dit qu'il n'y avait pas lieu pour le moment que laCour ordonnât une expertise en vue de déterminer lescoordonnées exactes du point le plus occidental dugolfe de Gabès.

La Cour internationale de justice était composéecomme suit : M. Nagendra Singh, président; M. deLacharrière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias,Oda, Ago, Sette-Camara, Schwebel, Mbaye, Bedjaoui,Ni, juges; Mme Bastid, M. Jiménez de Aréch&gajugesad hoc.

* *

MM. Ruda, Oda et Schwebel, juges, et Mme Bastid,juge ad hoc, joignent à l'arrêt les exposés de leur opi-nion individuelle.

Les juges intéressés ont défini et expliqué dans cesopinions la position qu'ils ont prise sur certains pointstraités dans l'arrêt.

** *

Rappel partiel du dispositif de l'arrêtdu 24 février 1982

ï\ paraît utile de rappeler le dispositif de l'arrêt du24 févjier 1982 auquel la Cour se réfère fréquemment.

La Cour y énonce les principes et règles du droitinternational applicables à la délimitation des zones deplateau continental relevant respectivement de la Tu-nisie et de la Jamahiriya arabe libyenne dans la régionen litige. Elle énumère les circonstances pertinentesdont il faut tenir compte pour aboutir à une délimitationéquitable et précise la méthode pratique à utiliser pourla délimitation.

La délimitation qui ressort de la méthode indiquéepar la Cour se divise en deux secteurs :

"Dans le premier secteur, le plus proche des cô-tes des Parties, le point de départ de la ligne dedélimitation est l'intersection de la limite extérieurede la mer territoriale des Parties et d'une ligne droitetirée du point frontière de Ras Ajdir et passant parle point 33° 55' N 12° E, à un angle de 26° environ àl'est du méridien, correspondant à l'angle de la li-mite nord-ouest des concessions pétrolières libyen-nes nOi NC 76, 137, NC 41 et NC 53, laquelle estalignée sur la limite sud-est du permis tunisien dit'Permis complémentaire offshore du golfe de Gabès'(21 octobre 1966); à partir du point d'intersec-tion ainsi déterminé, la ligne de délimitation entreles deux plateaux continentaux se dirigera versle nord-est selon le même angle en passant par lepoint 33° 55' N 12° E, jusqu'à ce qu'elle rencontre leparallèle du point le plus occidental de la côte tuni-sienne entre Ras Kapoudia et Ras Ajdir, à savoir lepoint le plus occidental de la ligne de rivage (laisse debasse mer) du golfe de Gabès;

"Dans le deuxième secteur, s'étendant vers lelarge au-delà du parallèle passant par le point le plusoccidental du golfe de Gabès, la ligne de délimitationentre les deux zones de plateau continental s'inflé-chira vers l'est de manière à tenir compte des îlesKerkennah; c'est-à-dire que la ligne de délimitationsera parallèle à une ligne tracée à partir du point leplus occidental du golfe de Gabès et constituant labissectrice de l'angle formé par une ligne reliant cepoint à Ras Kapoudia et une autre ligne partant dumême point et longeant la côte des Kerkennah ducôté du large, de sorte que la ligne de délimitationparallèle à ladite bissectrice formera un angle de 52°avec le méridien; la longueur de la ligne de délimita-tion vers le nord-est est une question qui n'entre pasdans la compétence de la Cour en l'espèce, étantdonné qu'elle dépendra de délimitations à conveniravec des Etats tiers."

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On trouvera à la fin de ce résumé une reproductionde la carte n° 3 jointe à l'arrêt de 1982 qui était établie àdes fins purement illustratives.

Dans la requête introductive d'instance qu'elle a dé-posée le 27 juillet 1984, la Tunisie a soumis à la Courplusieurs demandes distinctes, à savoir une demandeen révision de l'arrêt rendu par la Cour le 24 février 1982(ci-après "l'arrêt de 1982") présentée sur la base del'Article 61 du Statut de la Cour, une demande eninterprétation de cet arrêt présentée en vertu de l'Arti-cle 60 du Statut, et une demande de rectificationd'erreur matérielle. A cela s'est ajoutée plus tard unedemande tendant à ce que la Cour ordonne une exper-tise. La Cour statuera sur ces demandes dans un mêmearrêt.Question de la recevabilité de la requête en révision

(paragraphes l i a 40)Aux termes de l'Article 61 du Statut, la procédure de

révision s'ouvre par un arrêt de la Cour déclarant larequête recevable pour les motifs envisagés par le Sta-tut. Une procédure sur le fond ne s'engage que si laCour a déclaré la requête recevable. La Cour doit doncse prononcer d'abord sur la recevabilité de la requête enrévision de l'arrêt de 1982 présentée par la Tunisie. Lesconditions de recevabilité sont indiquées à l'Article 61dont les paragraphes 1, 4 et 5 sont ainsi conçus :

" I. La révision de l'arrêt ne peut être éventuel-lement demandée à la Cour qu'en raison de la dé-couverte d'un fait de nature à exercer une influencedécisive et qui, avant le prononcé de l'arrêt, étaitinconnu de la Cour et de la partie qui demande larévision, sans qu'il y ait, de sa part, faute à l'ignorer.

"4. La demande en. révision devra être formée auplus tard dans le délai de six mois après la découvertedu fait nouveau.

"5. Aucune demande de révision ne pourra êtreformée après l'expiration d'un délai de dix ans à daterde l'arrêt."

Le fait qui, selon la Tunisie, était inconnu de la Cour etd'elle-même avant le prononcé de l'arrêt de 1982 est letexte de la résolution du conseil des ministres; libyen du28 mars 1968 déterminant le "véritable tracé" de lalimite nord-ouest d'une concession pétrolière, dite con-cession n° 137, accordée par la Libye et dont il est faitétat dans l'arrêt, en particulier dans le dispositif (voirplus haut p. 194).

La Tunisie affirme que le tracé de cette limite est trèsdifférent de celui qui résulte des diverses descriptionsdonnées par la Libye devant la Cour lors de la pro-cédure relative à l'arrêt de 1982. Elle fait en outreobserver que la ligne de délimitation passant par lepoint 33° 55 ' N 12° E attribuerait à la Libye des zones deplateau continental se trouvant à l'intérieur du permistunisien de 1966 contrairement à ce qui a été clairementdécidé par la Cour dont, selon elle, toute la décisionrepose sur l'idée d'alignement entre les permis et con-cessions accordés par les deux Parties et sur l'absencede chevauchement des prétentions en résultant jus-qu'en 1974.

Sans contester les faits géographiques relatifs auxpositions des limites des concessions considérées, tel-

les qu'elles sont indiquées par la Tunisie, la Libyerelève qu'elle n'a nullement présenté un tableau dé-formé de ces concessions. Elle s'est abstenue de toutedéclaration sur les liens précis entre la concession li-byenne n° 137 et le permis tunisien de 1966 et s'estbornée à indiquer l'existence d'une démarcation com-mune à ces deux concessions, suivant une direction d'àpeu près 26° à partir de Ras Ajdir.

La Libye conteste cependant la recevabilité de larequête en révision pour des raisons de fait et de droit.Elle ne remplirait selon elle aucune des conditionsénoncées dans l'Article 61 du Statut, sauf pour ce quiest du délai de dix ans prévu au paragraphe 5. Elleaffirme en effet que :

— La Tunisie avait connaissance du fait qu'elleinvoque aujourd'hui au moment où l'arrêt de 1982 a étérendu, ou en tout cas plus de six mois avant le dépôt dela requête;

— Si la Tunisie n'en avait pas connaissance, il y avaitde sa part, faute à l'ignorer; et

— La Tunisie n'a pas établi que le fait découvert était"de nature à exercer une influence décisive".

La Cour rappelle que tout ce qui est connu de la Courdoit être présumé également connu de la partie quidemande la révision et une partie ne peut prétendreavoir ignoré un fait produit régulièrement devant elle.

La Cour examine la question soulevée par la Tunisieen partant de l'idée que le fait censé ne pas avoir étéconnu en 1982 concernait uniquement les coordonnéesdéfinissant la limite de la concession n° 137 puisquel'existence d'un chevauchement entre le bord nord-ouest de la concession libyenne n° 137 et le bord sud-estdu permis tunisien pouvait difficilement échapper à laTunisie. Elle note que, selon la Libye, les indicationsdonnées à la Cour étaient en elles-mêmes exactes maisque les coordonnées précises de la concession n° 137n'ont été soumises à la Cour par aucune des Parties desorte que la Tunisie n'aurait pas été en mesure des'assurer de la situation exacte de la concession li-byenne d'après les pièces de procédure et autres do-cuments alors soumis à la Cour. La Cour doit cepen-dant rechercher si, en l'occurrence, la Tunisie avaitles moyens d'obtenir d'autres sources les coordonnéesexactes de la concession et si au demeurant il était deson intérêt de le faire. Dans l'affirmative, la Cour nepense pas que la Tunisie puisse faire état de ces coor-données comme d'un fait qui aurait été inconnu au sensde l'Article 61, paragraphe 1, du Statut. Après avoirexaminé les possibilités qu'avait la Tunisie de se pro-curer ces renseignements et en avoir déduit que laTunisie pouvait obtenir les coordonnées exactes deslimites de concession et qu'il était de son intérêt de s'enassurer, la Cour conclut que l'une des conditions essen-tielles de recevabilité d'une demande en révision, poséeàl'Article 61, paragraphe 1, du Statut — celle de l'igno-rance non fautive d'un fait nouveau — n'est pas satis-faite.

La Cour croit utile de rechercher ensuite si le faitafférent aux coordonnées de la concession était "denature à exercer une influence décisive", commel'exige l'Article 61, paragraphe 1. Elle relève que, selonla Tunisie, la coïncidence des limites des concessionslibyennes et du permis tunisien de 1966 est un "élémentessentiel de la délimitation... et véritablement la ratiodecidendi de l'arrêt' '. L'idée qu'elle se fait du caractère

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décisif de cette coïncidence découle de son interpréta-tion du dispositif de l'arrêt de 1982 (voir plus hautp. 194).Or celui-ci, d'après la Cour, compte deux par-ties distinctes : dans la première, la Cour établit le pointde départ de. la ligne de délimitation — ce point setrouve à l'intersection de la limite de la mer territorialedes Parties et d'une ligne qu'elle appelle "ligne déter-minante" tirée du point frontière de Ras Ajdir et pas-sant par le point 33° 55' N 12° E —; dans la seconde, laCour ajoute que la ligne est orientée selon un certainazimut approximatif et que cet azimut correspond àl'angle formé par la limite des concessions mention-nées. Elle définit ensuite la ligne de délimitation pro-prement dite comme se dirigeant à partir de ce pointd'intersection vers le nord-est selon le même angle (26°environ) en passant par le point 33° 55' N 12° E.

La Cour constate que le dispositif de l'arrêt énonceun seul critère précis pour le tracé de la ligne de déli-mitation, à savoir que celle-ci doit passer par deuxpoints expressément définis. Les autres mentions nefont aucunement partie de la description de la ligne dedélimitation elle-même; elles ne sont reprises dans ledispositif qu'à titre d'explication et non de définition dela "ligne déterminante".

La Cour examine ensuite la question de savoir si elleserait parvenue à une autre décision dans l'hypothèseoù elle aurait connu les coordonnées exactes de laconcession n° 137. Elle fait à cet égard trois observa-tions. En premier lieu la ligne résultant de l'octroi deconcessions pétrolières n'était en aucune façon la seuleconsidération retenue par la Cour et la méthode indi-quée par la Cour pour aboutir à une délimitation équita-ble découlait en fait de la mise en balance de diversesconsidérations.

En deuxième lieu, l'argument tunisien selon lequel lefait que les concessions libyennes ne venaient pas s'ac-coler à l'ouest sur la limite tunisienne aurait conduitla Cour, si elle l'avait connu, à adopter une démarchedifférente procède d'une interprétation étroite duterme "alignée" employé dans le dispositif de l'arrêt de1982. Il est évident qu'en utilisant ce terme la Cour nevoulait pas dire que les limites des concessions con-sidérées s'accolaient parfaitement en ce sens qu'il n'yavait ni chevauchement ni étendue de fond marin res-tant libre entre les limites. Elle savait d'ailleurs, d'aprèsce qui avait été dit à l'instance, que la limite libyenneétait une ligne droite (suivant un azimut de 26°) etla limite tunisienne une ligne en escalier, ce qui créaitsoit des vides soit des chevauchements. La limite tuni-sienne suivait une direction générale de 26° à partir deRas Ajdir et c'est avec cette direction générale que lalimite de la concession libyenne était alignée selon laCour.

En troisième lieu, ce que la Cour a jugé important,dans 1"'alignement" des limites de concessions, cen'est pas simplement le fait que la Libye avait apparem-ment limité sa concession de 1968 de manière qu'ellen'empiète pas sur le permis tunisien de 1966, c'est queles deux Parties avaient retenu comme limite des per-mis ou concessions qu'elles octroyaient une ligné cor-respondant plus ou moins à celle tracée de Ras Ajdir etfaisant un angle de 26° avec le méridien. Leur choixdonnait à penser qu'à l'époque une ligne à 26° étaittenue pour équitable par les deux Etals.

Il résulte de ce qui précède que les preuves produitesà présent au sujet des limites de la concession n° 137

n'entament en rien le raisonnement suivi parla Cour en1982. Cela ne revient pas à dire que, si les coordonnéesde la concession n° 137 avaient été clairement indiquéesà la Cour, la rédaction de l'arrêt de 1982 aurait étéinchangée. Peut-être certaines précisions auraient-ellesété données. Mais pour qu'une requête en révision soitrecevable. il ne suffit pas que le fait nouveau invoquéeût permis à la Cour, si elle en avait eu connaissance, dese montrer plus spécifique dans sa décision, il fautencore que ce fait ait été "de nature à exercer uneinfluence décisive". Or loin de constituer un tel fait lesprécisions quant aux coordonnées exactes de la conces-sion n° 137 n'auraient pas changé la décision de la Courquant au permier secteur de la délimitation. En con-séquence, la Cour ne peut que conclure que la requêtetunisienne en révision de l'arrêt de 1982 n'est pas re-cevable étant donné les termes de l'Article 61 du Statut.Demande en interprétation pour le premier secteur de

la délimitation (paragraphes 41 à 50)Au cas où la Cour ne jugerait pas recevable sa requête

en révision, la Tunisie a présenté une demande sub-,sidiaire en interprétation pour le premier secteur de ladélimitation fondée sur l'Article 60 du Statut. La Courexamine d'abord à ce sujet une exception d'incom-pétence soulevée par la Libye. Celle-ci fait valoir que,si des éclaircissements ou explications sont nécessai-res, les Parties doivent revenir ensemble devant la Courconformément à l'article 3 du compromis sur la baseduquel la Cour a été saisie à l'origine'. La question sepose donc du lien entre la procédure envisagée à l'arti-cle 3 du compromis et la possibilité pour l'une ou l'autredes Parties de demander unilatéralement l'interpréta-tion d'un arrêt en application de l'Article 60 du Statut.Après avoir étudié les thèses des parties, la Cour con-clut que l'existence de l'article 3 du compromis ne faitpas obstacle à la demande en interprétation présentéepar la Tunisie sur la base de l'Article 60 du Statut.

La Cour examine ensuite si la demande tunisienneremplit les conditions de recevabilité permettant qu'ily soit donné suite. Elle estime qu'il existe bien unecontestation entre les Parties sur le sens et la por-tée de l'arrêt de 1982, puisqu'elles sont en désac-cord sur le point de savoir si l'indication donnée dansl'arrêt de 1982 selon laquelle la ligne passe par lepoint 33° 55' N 12° E constitue ou non une décisionayant force obligatoire : la Libye soutenant qu'il en estbien ainsi, ce que nie la Tunisie. Elle conclut donc à larecevabilité de la demande tunisienne en interprétationrelativement au premier secteur.

La Cour précise ensuite la portée du principe de lachose jugée dans les circonstances de l'espèce. Elle faitnotamment observer que, même si les parties ne l'ontpas chargée de tracer la ligne de délimitation elle-même, elles se sont engagées à appliquer les principeset les règles indiqués par la Cour dans son arrêt. Pour cequi est des données chiffrées qu'elle y formule, chaqueélément doit être replacé dans son contexte qui permet

' L'article 3 du compromis est ainsi libellé :"Au cas où l'accord visé à l'article 2 ne serait pas obtenu dans un

délai de trois mois, renouvelable de commun accord, à compter dela date du prononcé de l'arrêt de la Cour, les deux Parties revien-dront ensemble devant la Cour et demanderont toutes explicationsou tous éclaircissements qui faciliteraient la tâche des deux déléga-tions pour parvenir à la ligne séparant les deux zones du plateaucontinental, et les deux Parties se conformeront à l'arrêt de la Courainsi qu'à ses explications et éclaircissements."

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Page 207: DELA Cour internationale de Justice

seul de déterminer si la Cour y voit une énonciationprécise ou simplement une indication sujette à certainesvariations.

La Tunisie expose que, s'agissant du premier sec-teur, sa demande en interprétation vise à "obtenir desprécisions notamment en ce qui concerne la hiérarchieà établir entre les critères retenus par la Cour, comptetenu de l'impossibilité d'appliquer simultanément cescritères pour déterminer le point de départ de la ligne dedélimitation". Elle soutient que la limite à prendre enconsidération pour l'établissement d'une ligne de dé-limitation ne peut être que la limite sud-est du permistunisien de 1966. La Cour a déjà expliqué à propos de lademande en révision que l'arrêt de 1982 énonce aux finsde la délimitation un seul critère précis pour le tracé dela ligne, à savoir que celle-ci doit être une ligne droitepassant par deux points expressément définis. La de-mande tunisienne en interprétation repose donc sur uneerreur d'appréciation quant à la portée du passage per-tinent du dispositif de l'arrêt de 1982. La Cour estime enconséquence qu'il ne lui est pas possible de faire droit àla conclusion de la Tunisie sur l'interprétation de l'arrêtà cet égard et qu'il n'y a rien à ajouter à ce qu'elle a ditdans son raisonnement sur la recevabilité de la de-mande en révision quant au sens et à la portée de l'arrêtde 1982 (voir les paragraphes 32 à 39 de l'arrêt).

Demande en rectification d'une erreur matérielle re-lative au premier secteur de la délimitation (paragra-phes 51 et 52)En ce qui concerne la demande tunisienne en rectifi-

cation d'erreur matérielle, présentée à titre subsidiaireet tendant à substituer aux coordonnées 33° 55 ' N, 12e Ed'autres coordonnées, la Cour estime qu'elle repose surl'opinion exprimée par la Tunisie que le choix de cepoint par la Cour résultait de l'application d'un critèred'après lequel la ligne de délimitation ne devait pasempiéter sur le permis tunisien de 1966. Or tel n'est pasle cas et le point en question a été choisi comme moyenpratique et concret de définir la ligne suivant an azimutde 26° par rapport à Ras Ajdir. Cela étant il apparaît quela requête tunisienne procède à cet égard d'une erreurd'appréciation et est donc désormais sans objet. Il n'y adès lors pas lieu de statuer à son sujet.

Demande en interprétation pour le deuxième secteur dela délimitation (paragraphes 53 à 63)La Cour aborde ensuite la demande en interprétation

de l'arrêt de 1982 présentée par la Tunisie en ce quiconcerne le deuxième secteur de la délimitation. On saitque, selon cet arrêt, la ligne de délimitation du premiersecteur devait être tirée ' 'jusqu'à ce qu'elle rencontre leparallèle du point le plus occidental de la côte tuni-sienne entre Ras Kapoudia et Ras Ajdir, à savoir lepoint le plus occidental de la ligne de rivage (laisse debasse mer) du golfe de Gabès". Au-delà de ce parallèle,la ligne de délimitation devait refléter le changementradical dans la direction du littoral tunisien marqué parle golfe de Gabès. Aucune coordonnée, même approxi-mative, n'était indiquée dans le dispositif de l'arrêtpour localiser ce qui, selon la Cour, constituait lepoint le plus occidental du golfe de Gabès. "C'est auxexperts", dit l'arrêt, "qu'il appartiendra d'établir lescoordonnées exactes mais il apparaît à la Cour que cepoint se trouve à environ 34° 10' 30" de latitude nord."

La Tunisie soutient que la coordonnée 34° 10' 30" delatitude nord indiquée dans l'arrêt ne s'impose pas aux

Parties de façon imperative puisqu'elle n'est pas répé-tée dans le dispositif. La Libye fait valoir en revancheque, la Cour ayant déjà fait ses propres calculs, le re-levé exact du point par les experts comporte une marge'de quelques secondes" tout au plus. Cela étant, laCour considère, aux fins des conditions de recevabilitéqu'elle doit d'abord examiner, qu'il y a bien contesta-tion entre les Parties sur ce que l'arrêt de 1982 a tranchéavec force obligatoire. Il lui apparaît en outre que laTunisie vise bien à faire éclaircir par la Cour"le sens etla portée de ce qui a été décidé ' ' sur ce point dans l'arrêtde 1982. Elle tient donc pour recevable la demandetunisienne en interprétation relativement au deuxièmesecteur.

La Tunisie attache une grande importance au fait quele parallèle 34° 10' 30" indiqué par la Cour coupe la côtedans l'embouchure d'un oued. Tout en reconnaissantqu'il existe près de ce parallèle un point où les eaux demarée pénètrent jusqu'à une longitude plus occidentaleque l'un quelconque des autres points considérés, laTunisie n'en tient pas compte et fixe à 34° 05' 20" N(Carthage) le point le plus occidental sur la ligne derivage du golfe de Gabès. Au sujet des motifs du rejetavancés par elle, la Cour précise que par "le point leplus occidental de la ligne de rivage (laisse de bassemer) du golfe de Gabès" elle entendait simplement lepoint, sur la côte, qui se trouve plus à l'ouest que toutautre point de la même côte et qui a l'avantage d'êtreobjectivement définissable. Quant à la présence d'unoued aux environs de la latitude mentionnée par laCour, la Cour s'est bornée à renvoyer à la notion con-nue de "laisse de basse mer". Elle n'a pas entendu seréférer au point le plus occidental des lignes de basedroites à partir desquelles la largeur de la mer ter-ritoriale est, ou pourrait être, mesurée, et l'idée qu'elleaurait pu se référer à de telles lignes de base pourexclure de sa définition du "point le plus occidental' ' unpoint situé dans l'embouchure d'un oued doit être con-sidérée comme insoutenable.

Quant au poids à attacher à la mention, faite par laCour, de la latitude 34° 10' 30" N dans son arrêt de 1982,la Cour précise qu'elle a retenu cette latitude commedéfinition pratique du point par rapport auquel l'in-clinaison de la ligne de délimitation devait changer.La définition ne liait pas les Parties, et à cet égard ilest significatif d'abord que le mot "environ" qualifiaitcette latitude et ensuite que le dispositif de l'arrêt nefaisait pas mention de celle-ci. De plus, le soin étaitlaissé aux experts de déterminer les coordonnées exac-tes du "point le plus occidental". Il découle de ce quiprécède que la Cour ne peut pas accepter la conclusionde la Tunisie consistant à situer le point le plus occiden-tal à 34° 05' 20" N (Carthage). Elle a formellementdécidé en 1982 qu'il appartiendrait aux experts d'établirles coordonnées exactes et il serait incompatible aveccette décision que la Cour spécifie qu'une coordonnéeprécise constitue le point le plus occidental du golfe deGabès.

Cela étant, la Cour fournit quelques indications auxexperts et dit qu'ils devront localiser sur la laisse debasse mer le point le plus occidental à l'aide des cartesdisponibles, abstraction faite de toute ligne de basedroite, et en procédant si nécessaire à un levé ad hoc surle terrain, que ce point se situe ou non dans un chenal demarée ou dans l'embouchure d'un oued et qu'il puisseou non être considéré comme marquant un changementde direction de la côte.

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Demande concernant une expertise (paragraphes 64à 68)Pendant la procédure orale, la Tunisie a présenté une

conclusion subsidiaire tendant à ce que soit ordonnéeune expertise en vue de déterminer les coordonnéesexactes du point le plus occidental du golfe de Gabès.La Cour fait observer à ce sujet qu'elle ne pourraitaccéder à la demande tunisienne que s'il lui était indis-pensable de déterminer les coordonnées de ce pointpour être en mesure de statuer sur les questions qui luisont soumises. Or la Cour est saisie d'une demande eninterprétation d'un arrêt antérieur et elle a déjà spécifiéen 1982 qu'elle ne prétendait pas déterminer ces coor-données avec précision, laissant ce soin aux experts desparties. Elle s'est, à l'époque, abstenue de désignerelle-même un expert alors qu'il s'agissait pour elle d'unélément nécessaire à sa décision sur la méthode pra-tique à utiliser. Sa décision à cet égard est couvertepar l'autorité de la chose jugée. Celle-ci n'empêcheraitd'ailleurs pas les parties de revenir devant la Cour pourlui demander ensemble d'ordonner une expertise maiselles devraient le faire par voie d'accord. La Cour con-clut qu'il n'y a pas lieu pour le moment d'ordonner uneexpertise en vue de déterminer les coordonnées exactesdu point le plus occidental du golfe de Gabès.

Pour l'avenir, la Cour rappelle que les parties ontl'obligation de conclure un traité aux fins de la délimita-tion. Elles doivent veiller à ce que l'arrêt de 1982 soitexécuté de manière à résoudre définitivement le dif-férend et par conséquent faire en sorte que leurs expertsse livrent à un effort véritable pour déterminer les coor-données du point le plus occidental, en tenant comptedes indications données dans l'arrêt.

Dispositif de l'arrêt de la Cour

La Cour,A. A l'unanimité,Déclare irrecevable, la demande présentée par la

République tunisienne en vertu de l'Article 61 du Statutde la Cour et tendant à la révision de l'arrêt rendu par laCour le 24 février 1982;

B. A l'unanimité,1) Déclare recevable la demande présentée par la

République tunisienne en vertu de l'Article 60 du Sta-tut de la Cour aux fins d'interprétation de l'arrêt du24 février 1982 en tant qu'elle concerne le premiersecteur de la délimitation envisagé dans cet arrêt;

2) Déclare, à titre d'interprétation de l'arrêt du24 février 1982, que le sens et la portée de la partie de cetarrêt qui se rapporte au premier secteur de la délimi-tation doit être comprise conformément aux paragra-phes 32 à 39 du présent arrêt;

3) Dit ne pouvoir faire droit à la conclusion présen-tée par la République tunisienne le 14 juin 1985 re-lativement à ce premier secteur;

C. A l'unanimité,Dit que la demande de rectification d'une erreur ma-

térielle formulée par la République tunisienne est sansobjet et qu'il n'y a dès lors pas lieu à statuer à son sujet;

D. A l'unanimité,1) Déclare recevable la demande présentée par la

République tunisienne en vertu de l'Article 60 du Statut

de la Cour aux fins d'interprétation de l'arrêt du 24 fé-vrier 1982 en tant qu'elle concerne le "point le plusoccidental du golfe de Gabès";

2) Déclare, à titre d'interprétation de l'arrêt du24 février 1982 :

a) que la mention des 4>34° 10' 30" N environ" quifigure au paragraphe 124 de cet arrêt constitue uneindication générale de la latitude du point parais-sant être, selon la Cour, le plus occidental sur laligne de rivage (laisse de basse mer) du golfe de Ga-bès, le soin étant laissé aux experts des parties d'éta-blir les coordonnées exactes de ce point; et que lalatitude 34° 10' 30" n'était donc pas destinée à lier elle-même les parties, mais servait à clarifier ce qui était dé-cidé avec force de chose jugée au paragaphe 133, C, 3,dudit arrêt;

b) que la mention, faite au paragraphe 133, C, 2, decet arrêt, du "point le plus occidental de la côte tuni-sienne entre Ras Kapoudia et Ras Ajdir, à savoir lepoint le plus occidental de la ligne de rivage (laisse debasse mer) du golfe de Gabès", et la mention analoguefaite au paragraphe 133, C, 3, doivent s'entendrecomme visant le point de cette ligne de rivage qui setrouve le plus à l'ouest sur la laisse de basse mer;

c) qu'il appartiendra aux experts des deux parties,en utilisant à cette fin tous les documents cartogra-phiques disponibles et en procédant, si nécessaire, à unlevé ad hoc sur le terrain, d'établir les coordonnéesexactes de ce point, qu'il se situe ou non dans un chenalou dans l'embouchure d'un oued, et qu'il puisse ou nonêtre considéré par les experts comme marquant unchangement de direction de la côte;

3) Dit que la conclusion de la République tunisienned'après laquelle "le point le plus occidental du golfe deGabès est situé à la latitude 34° 05 ' 20" N (Carthage)' ' nepeut être retenue;

E. A l'unanimité,Dit, en ce qui concerne la conclusion présentée par la

République tunisienne le 14 juin 1985, qu'il n'y a paslieu pour le moment que la Cour ordonne une expertiseen vue de déterminer les coordonnées exactes du pointle plus occidental du golfe de Gabès.

Aperçu des opinions jointes à l'arrêtde la Cour

Opinion individuelle de M. Ruda, jugeL'opinion individuelle de M. Ruda est consacrée au

rapport entre l'Article 60 du Statut de la Cour, qui portesur l'interprétation des arrêts rendus par la Cour etl'article 3 du compromis, qui autorise les Parties àdemander à la Cour "toutes explications et tous éclair-cissements".

M. Ruda estime que, s'il est vrai que la Libye asoulevé, dans son argumentation, une exception d'or-dre juridictionnel fondée sur l'article 3, elle y a renoncépar la suite. M. Ruda estime d'autre part, à la différencede la Cour, que cet article instaurait une procédurespéciale préalable à la saisine de la Cour. "L'objet del'article 3 était d'obliger les parties à s'efforcer de ré-soudre entre elles les points de désaccord avant des'adresser à la Cour; si elles n'y parvenaient pas, ellespouvaient alors demander unilatéralement une inter-prétation en vertu de l'Article 60 du Statut."

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Opinion individuelle de M. Oda, jugeM. Oda, en tant que juge dissident dans; l'affaire

initiale de 1982, a déclaré que, si la Cour s'était mon-trée plus prudente alors en se référant aux concessionsantérieures tunisiennes et libyennes dans la mesure oùcelles-ci constituent un élément important retenu parla Cour pour définir la ligne de délimitation, l'affaireactuelle ne lui aurait vraisemblablement pas été sou-mise. Il lui paraît que c'est là un point essentiel que laCour, dans son présent arrêt, aurait dû reconnaître plusfranchement.

En ce qui concerne la requête en révision de la lignede délimitation dans son premier secteur présentée parla Tunisie, M. Oda est d'avis que l'intention de la Courétait que soit tirée une ligne droite reliant Ras Ajdir et lepoint 33° 55' N 12° E situé en pleine mer et que cetteintention n'était pas de nature à être suffisamment re-mise en cause par la découverte d'un fait nouveau pourinduire la Cour à la reconsidérer. Si critiquable quepuisse être l'arrêt de 1982, les causes et motifs surlesquels repose cet arrêt, qui est définitif, ne: relèventpas, de l'avis de M. Oda, de la procédure de révisionprévue à l'Article 61 du Statut.

En ce qui concerne les demandes en interprétation dela Tunisie relatives au premier et au deuxième secteursde la ligne de délimitation, M. Oda estime que cesdemandes auraient dû être déclarées irrecevables carelles ne sont que des demandes de révision déguisées.Le premier secteur, comme il est indiqué ci-dessus, estreprésenté par une ligne sans ambiguïté reliant deuxpoints expressément définis, et le point où la ligne de

délimitation s'infléchit dans le deuxième secteur a étédéfini par la Cour comme étant à la même latitudequ'une légère échancrure de la côte tunisienne qu'elles'est trouvé choisir comme marquant le changement dedirection de la côte. Quelque contestables qu'aient puêtre ces délimitations de la Cour, elles étaient suffisam-ment claires pour ne pas appeler d'interprétation.

Opinion individuelle de M. Schwebel, jugeM. Schwebel exprime des réserves quant à la ques-

tion de savoir si, en 1982, la Cour avait consciencequ'en 1974 il y avait un certain chevauchement entre lesconcessions pétrolières des Parties à moins de 50 millesde la côte. A son avis, la rédaction de l'arrêt de 1982aurait été différente si la Cour avait réellement étéconsciente de ce fait. M. Schwebel convient cependantque la connaissance dudit fait n'aurait pas été de natureà modifier la décision de la Cour au sujet du premiersecteur de la délimitation de sorte que, pour l'essentiel,il souscrit au présent arrêt.

Opinion dissidente de Mme Bastid, juge ad hocDans son opinion individuelle, Mme Suzanne Bastid,

juge ad hoc désigné par la Tunisie, écarte la demande enrévision, aucun fait nouveau n'étant intervenu. Elleconsidère comme recevables les demandes en inter-prétation. Pour le premier secteur, elle critique le lienétabli entre l'argumentation concernant la révision etcelle concernant l'interprétation. Pour le second sec-teur elle estime nécessaire de rappeler le sens de laformule "ligne de rivage" (laisse de basse mer)employée dans le dispositif de l'arrêt de 1982.

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Extrait de C.I.J. Recueil 11982, page 90

38a-10° 12°

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3 6 ^

34°

T U N I S I E

32 e 1

14°

Sicile

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38°

34°

10° 1232°

CARTE N° 3

Etablie à des fins purement illustratives et sans préjudice du rôle des expertsà qui il reviendra de déterminer la ligne avec exactitude

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78. AFFAIRE DU DIFFÉREND FRONTALIER (BURKINA FASO/RÉPUBLIQUEDU MALI) [MESURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du 10 janvier 1986

Une ordonnance rendue par la Chambre de la Courconstituée pour connaître du différend frontalier quioppose le Burkina Faso et le Mali a indiqué des mesuresconservatoires à l'unanimité.

Entre autres mesures, la Chambre a demandé auxGouvernements du Burkina Faso et du Mali de retirerleurs forces armées sur les positions ou à l'intérieur deslignes qui seront, dans les vingt jours suivant le pro-noncé de l'ordonnance, déterminées par accord entreles deux Gouvernements, étant entendu que les moda-lités du retrait des troupes seront fixées par cet accord;à défaut d'un tel accord, la Chambre indiquerait elle-même ces modalités.

La Chambre a demandé en outre à chacune des par-ties de continuer à respecter le cessez-le-feu déjàintervenu; de ne pas modifier la situation antérieure ence qui concerne l'administration du territoire contesté;et d'éviter tout acte qui risquerait d'aggraver ou d'éten-dre le différend dont la Chambre est saisie.

On trouvera en annexe le texte complet du dispositifde l'ordonnance.

La Chambre constituée en l'affaire du Différendfron-talier (Burkina Faso/Mali) est ainsi composée : M. Mo-hammed Bedjaoui, président; M. Manfred Lachs,M. José-Maria Ruda, juges; M. François Luchaire,M. Georges Abi-Saab,./wges ad hoc.

* *

Ordonnance relative aux mesures conservatoires

La Chambre,A l'unanimité,1 Indique à titre provisoire, en attendant son arrêt

définitif dans l'instance introduite le 20 octobre 1983par la notification du compromis entre le Gouverne-

ment de la République de Haute-Volta (aujourd'huiBurkina Faso) et le Gouvernement de la République duMali signé le 16 septembre 1983 et portant sur le dif-férend frontalier entre les deux Etats, les mesures con-servatoires suivantes tendant à ce que :

A. Le Gouvernement du Burkina Faso et le Gou-vernement de la République du Mali veillent l'un etl'autre à éviter tout acte qui risquerait d'aggraver oud'étendre le différend dont la Chambre est saisie ou deporter atteinte au droit de l'autre Partie à obtenir l'exé-cution de tout arrêt que la Chambre pourrait rendre enl'affaire.

B. Les deux Gouvernements s'abstiennent de toutacte qui risquerait d'entraver la réunion des élémentsde preuve nécessaires à la présente instance;

C. Les deux Gouvernements continuent à respec-ter le cessez-le-feu institué par accord entre les deuxchefs d'Etat le 31 décembre 1985;

D. Les deux Gouvernements retirent leurs forcesarmées sur des positions ou à l'intérieur des lignesqui seront, dans les vingt jours suivant le prononcé dela présente ordonnance, déterminées par accord entrelesdits Gouvernements, étant entendu que les moda-lités du retrait des troupes seront fixées par ledit accordet que, à défaut d'un tel accord, la Chambre indiqueraelle-même ces modalités par voie d'ordonnance;

E. En ce qui concerne l'administration du territoirecontesté, la situation antérieure aux actions armées quisont à l'origine des demandes en indication de mesuresconservatoires ne soit pas modifiée;

2. Invite les agents des Parties à notifier sans délaiau Greffier tout accord visé au point 1 D ci-dessus quiserait conclu entre leurs Gouvernements;

3. Décide que, jusqu'à ce que la Chambre rende sonarrêt définitif en l'espèce, et sans préjudice de l'applica-tion de l'article 76 du Règlement, elle demeurera saisiedes questions qui font l'objet de la présente ordon-nance.

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79. AFFAIRE DES ACTIVITÉS MILITAIRES ET PARAMILITAIRES AU NICARAGUAET CONTRE CELUI-CI (NICARAGUA C. ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE) [FOND]

Arrêt du 27 juin 1986

Aux fins de son arrêt sur le fond en l'affaire desActivités militaires et paramilitaires au Nicaragua etcontre celui-ci portée devant la Cour par le Nicaraguacontre les Etats-Unis d'Amérique, la composition dela Cour était la suivante : M. Nagendra Singh, pré-sident; M. Guy Ladreit de Lacharrière, vice-président;MM. Manfred Lachs, José Maria Ruda, Taslim Ola-wale Elias, Shigeru Oda, Roberto Ago, José Sette-Camara, Stephen M. Schwebel, sir Robert Jennings,MM. KébaMbaye, Mohammed Bedjaoui, Ni Zhengyu,Jens Evensen, juges; M. Claude-Albert Colliard, jugead hoc.

Dispositif de l'arrêt de la Cour

La Cour

1) Par 11 voix contre 4,Décide que, pour statuer sur le différend dont la

République du Nicaragua l'a saisie par sa requête du9 avril 1984, la Cour est tenue d'appliquer la "réserverelative aux traités multilatéraux" constituant la ré-serve c de la déclaration d'acceptation de juridictionfaite par le Gouvernement des Etats-Unis d'Amériqueconformément à l'Article 36, paragraphe 2, du Statut, etdéposée par lui le 26 août 1946;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de La-charrière, vice-président; MM. Lachs, Oda, Ago,Schwebel, sir Robert Jennings, MM. Mbaye, Bedjaouiet Evensen, juges; M. Colliard, juge ad hoc;

CONTRE : MM. Ruda, Elias, Sette-Camara et Ni,juges.

2) Par 12 voix contre 3,Rejette la justification de légitime défense collective

avancée par les Etats-Unis d'Amérique relativementaux activités militaires et paramilitaires au Nicaragua etcontre celui-ci qui font l'objet de la présente instance;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de La-charrière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias,Ago, Sette-Camara, Mbaye, Bedjaoui, Ni et Evensen,juges; M. Colliard, juge ad hoc;

CONTRE : MM. Oda, Schwebel et sir Robert Jen-nings, juges.

3) Par 12 voix contre 3,Décide que les Etats-Unis d'Amérique, en entraî-

nant, armant, équipant, finançant et approvisionnantles forces contras, et en encourageant, appuyant etassistant de toute autre manière des activités militaireset paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, ont, àrencontre de la République du Nicaragua, violé l'obli-

gation que leur impose le droit international coutumierde ne pas intervenir dans les affaires d'un autre Etat;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de La-charrière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias,Ago, Sette-Camara, Mbaye, Bedjaoui, Ni et Evensen,juges; M. Colliard, juge ad hoc;

CONTRE : MM. Oda, Schwebel et sir Robert Jen-nings, juges.

4) Par 12 voix contre 3,Décide que les Etats-Unis d'Amérique, par certai-

nes attaques effectuées en territoire nicaraguayen en1983-1984, contre Puerto Sandino les 13 septembre et14 octobre 1983, contre Corinto le 10 octobre 1983,contre la base navale de Potosí les 4-5 janvier 1984,contre San Juan del Sur le 7 mars 1984, contre desnavires de patrouille à Puerto Sandino les 28 et 30 mars1984 et contre San Juan del Norte le 9 avril 1984, ainsique par les actes d'intervention impliquant l'emploi dela force visés au sous-paragraphe 3 ci-dessus, ont, àrencontre de la République du Nicaragua, violé l'obli-gation que leur impose le droit international coutumierde ne pas recourir à la force contre un autre Etat;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de Lachar-rière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias, Ago,Sette-Camara, Mbaye, Bedjaoui, Ni et Evensen,jwgej;M. Colliard, juge ad hoc;

CONTRE : MM. Oda, Schwebel et sir Robert Jen-nings, juges.

5) Par 12 voix contre 3,Décide que les Etats-Unis d'Amérique, en ordonnant

ou en autorisant le survol du territoire nicaraguayen,ainsi que par les actes qui leur sont imputables et quisont visés au sous-paragraphe 4 ci-dessus, ont, à l'en-contre de la République du Nicaragua, violé l'obliga-tion que leur impose le droit international coutumier dene pas porter atteinte à la souveraineté d'un autre Etat;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de La-charrière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias,Ago, Sette-Camara, Mbaye, Bedjaoui, Ni et Evensen,juges; M. Colliard, juge ad hoc;

CONTRE : MM. Oda, Schwebel et sir Robert Jen-nings, juges.

6) Par 12 voix contre 3,Décide que, en posant des mines dans les eaux inté-

rieures ou territoriales de la République du Nicaraguaau cours des premiers mois de 1984, les Etats-Unisd'Amérique ont, à rencontre de la République du Ni-caragua, violé les obligations que leur impose le droitinternational coutumier de ne pas recourir à la forcecontre un autre Etat, de ne pas intervenir dans ses

202

Page 213: DELA Cour internationale de Justice

affaires, de ne pas porter atteinte à sa souveraineté et dene pas interrompre le commerce maritime pacifique;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de La-charrière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias,Ago, Sette-Camara, Mbaye, Bedjaoui, Ni et Evensen,juges; M. Colliard, juge ad hoc;

CONTRE : MM. Oda, Schwebel et sir Robert Jen-nings, juges.

7} Par 14 voix contre une,Décide que, par les actes visés au sous-paragraphe 6

ci-dessus, les Etats-Unis d'Amérique ont, à rencontrede la République du Nicaragua, violé leurs obligationsdécoulant de l'article XIX du traité d'amitié, de com-merce et de navigation entre la République du Nica-ragua et les Etats-Unis d'Amérique signé à Managua le21 janvier 1956;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de Lachar-rière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias, Oda,Ago, Sette-Camara, sir Robert Jennings, MM. Mbaye,Bedjaoui, Ni et Evensen, juges; M. Colliard, juge adhoc;

CONTRE : M. Schwebel, juge.

8) Par 14 voix contre une.Décide que les Etats-Unis d'Amérique, en ne signa-

lant pas l'existence et l'emplacement des mines poséespar eux comme indiqué au sous-paragraphe 6 ci-dessus,ont violé les obligations que le droit international cou-tumier leur impose à ce sujet;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de La-charrière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias,Ago, Sette-Camara, Schwebel, sir Robert Jennings,MM. Mbaye, Bedjaoui, Ni et Evensen, juges; M. Col-liard, juge ad hoc;

CONTRE : M. Oda., juge.

9) Par 14 voix contre une,Dit que les Etats-Unis d'Amérique, en produisant en

1983 un manuel intitulé "Operaciones sicológicas enguerra de guerrillas" et en le répandant parmi les forcescontras, ont encouragé celles-ci à commettre des actescontraires aux principes du droit humanitaire;; mais netrouve pas d'éléments qui lui permettent de conclureque les actes de cette nature qui ont pu être commisseraient imputables aux Etats-Unis d'Amérique en tantque faits de ces derniers;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de La-chairrière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias,Ago, Sette-Camara, Schwebel, sir Robert Jennings,MM. Mbaye, Bedjaoui, Ni et Evensen, juges; M. Col-liard, juge ad hoc;

CONTRE : M. Oda, juge.

10) Par 12 voix contre 3,Décide que les Etats-Unis d'Amérique, par les atta-

ques contre le territoire du Nicaragua visées au sous-paragraphe 4 ci-dessus et par l'embargo général sur lecommerce avec le Nicaragua qu'ils ont impose; le 1er mai1985, ont commis des actes de nature àpriver de son butet de son objet le traité d'amitié, de commerce et denavigation entre les Parties signé à Managua le 21 jan-vier 1956;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de La-charrière, vice-président:, MM. Lachs, Ruda, Elias,

Ago, Sette-Camara, Mbaye, Bedjaoui, Ni et Evensen,juges; M. Colliard, juge ad hoc;

CONTRE : MM. Oda, Schwebel et sir Robert Jen-nings, juges.

11) Par 12 voix contre 3,Décide que les Etats-Unis d'Amérique, par les atta-

ques contre le territoire du Nicaragua visées au sous-paragraphe 4 ci-dessus et par l'embargo général sur lecommerce avec le Nicaragua qu'ils ont imposé le 1er mai1985, ont violé leurs obligations découlant de l'arti-cle XIX du traité d'amitié, de commerce et de naviga-tion entre les Parties signé à Managua le 21 janvier 1956;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de La-charrière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias,Ago, Sette-Camara, Mbaye, Bedjaoui, Ni et Evensen,juges; M. Colliard, juge ad hoc;

CONTRE : MM. Oda, Schwebel et sir Robert Jen-nings, juges.

12) Par 12 voix contre 3,' Décide que les Etats-Unis d'Amérique ont l'obliga-

tion de mettre immédiatement fin et de renoncer à toutacte constituant une violation des obligations juridiquessusmentionnées;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de La-charrière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias,Ago, Sette-Camara, Mbaye, Bedjaoui, Ni et Evensen,juges; M. Colliard, juge ad hoc;

CONTRE : MM. Oda, Schwebel et sir Robert Jen-nings, juges.

13) Par 12 voix contre 3,Décide que les Etats-Unis d'Amérique sont tenus

envers la République du Nicaragua de l'obligation deréparer tout préjudice causé à celle-ci par la violationdes obligations imposées par le droit international cou-tumier qui sont énumérées ci-dessus;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de La-charrière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias,Ago, Sette-Camara, Mbaye, Bedjaoui, Ni et Evensen,juges; M. Colliard, juge ad hoc;

CONTRE : MM. Oda, Schwebel et sir Robert Jen-nings, juges.

14) Par 14 voix contre une,Décide que les Etats-Unis d'Amérique sont tenus

envers la République du Nicaragua de l'obligation deréparer tout préjudice causé à celle-ci par les violationsdu traité d'amitié, de commerce et de navigation entreles Parties signé a Managua le 21 janvier 1956;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de La-charrière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias,Oda, Ago, Sette-Camara, sir Robert Jennings,MM. Mbaye, Bedjaoui, Ni et Evensen, juges; M. Col-liard, juge ad hoc;

CONTRE : M. Schwebel, juge.

15) Par 14 voix contre une,Décide que les formes et le montant de cette répara-

tion seront réglés par la Cour, au cas où les parties nepourraient se mettre d'accord à ce sujet, et réserve à ceteffet la suite de la procédure;

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. de La-charrière, vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias,

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Oda, Ago, Sette-Camara, sir Robert Jennings,MM. Mbaye, Bedjaoui, Ni et Evensen,./Mges; M. Col-liard, juge ad hoc;

CONTRE : M. Schwebel,jw^e.16) A l'unanimité.Rappelle aux deux parties l'obligation qui leur in-

combe de rechercher une solution de leurs différendspar des moyens pacifiques conformément au droitinternational."

Des opinions individuelles ont été jointes à l'arrêt parM. Nagendra Singh, président; et MM. Lachs, Ruda,Elias, Ago, Sette-Camara et Ni, juges.

Des opinions dissidentes ont été jointes à l'arrêt parMM. Oda, Schwebel et sir Robert Jennings, juges.

Les juges intéressés définissent et expliquent dansces opinions la position qu'ils prennent sur certainspoint traités dans l'arrêt. On en trouvera un bref aperçudans l'annexe au présent communiqué.

Le texte imprimé de l'arrêt sera disponible dansles prochaines semaines (s'adresser à la Section de ladistribution et des ventes, Office des Nations Unies,1211Genève 10; à la Section des ventes, Nations Unies,New York, N. Y. 10017; ou à toute librairie spécialisée).

On trouvera ci-après une analyse de l'arrêt. Cetteanalyse, préparée par le Greffe pour faciliter le travailde la presse, n'engage en aucune façon la Cour. Elle nesaurait être citée à Pencontre du texte même de l'arrêt,dont elle ne constitue pas une interprétation.

* *

Résumé de l'arrêt

I. — Qualités (paragraphes 1 à 17)

II. — Genèse et évolution du différend (paragraphes18 à 25)

III. — La non-comparution du défendeur et l'Arti-cle 53 du Statut (paragraphes 26 à 31)

La Cour rappelle qu'après le prononcé de son arrêtdu 26 novembre 1984 sur la compétence de la Cour et larecevabilité de la requête du Nicaragua les Etats-Unisont décidé de ne pas participer à la présente phase del'instance. Cela ne l'empêche pas cependant de statueren l'affaire mais elle doit le faire en respectant lesexigences de l'Article 53 du Statut qui prévoit le casoù l'une des parties ne se présente pas devant elle. Sacompétence étant établie, elle doit aux termes de cettedisposition s'assurer que les conclusions de la partie quicomparaît sont "fondées en fait et en droit". Elle rap-pelle à cet égard certains principes directeurs dégagésdans plusieurs affaires précédentes dont l'un exclutnettement qu'elle se prononce automatiquement en fa-veur de la partie comparante. Elle considère en outrequ'elle a avantage à connaître les vues de la partieabsente, même si ces vues s'expriment par des voiesignorées du Règlement. Le principe de l'égalité desparties reste néanmoins fondamental et la Cour doitveiller à ce que la partie absente ne tire pas profit de sanon-comparution.

IV. — La justiciabilité du différend (paragraphes 32à 35)

La Cour croit utile de s'arrêter sur une questionpréliminaire. On a affirmé que les problèmes d'emploide la force et de la légitime défense collective soulevésen l'espèce ne font pas partie des matières dont untribunal puisse connaître, autrement dit qu'ils ne sontpas "justiciables". Or, d'une part, les Parties ne con-testent pas le caractère "juridique" du présent dif-férend au sens de l'Article 36, paragraphe 2, du Statutet, d'autre part, la Cour estime qu'en l'espèce ellen'aura pas à se lancer nécessairement dans des appré-ciations d'ordre politique et militaire, ce qui sortiraitdes limites d'une activité judiciaire normale. Elle estpar conséquent en mesure de régler ces problèmes.

V. — La signification de la réserve relative aux traitésmultilatéraux (paragraphes 36 à 56)

On sait que les Etats-Unis avaient assorti la déclara-tion d'acceptation de la juridiction obligatoire de laCour qu'ils avaient déposée en vertu de l'Article 36,paragraphe 2, du Statut, d'une réserve relative auxtraités multilatéraux. Celle-ci excluait du jeu de la dé-claration les

"différends résultant d'un traité multilatéral, à moinsque : 1) toutes les parties au traité que la décisionconcerne soient également parties à l'affaire soumiseà la Cour; ou que 2) les Etats-Unis d'Amériqueacceptent expressément la compétence de la Cour".Dans son arrêt du 26 novembre 1984, la Cour a dé-

claré, sur la base de l'article 79, paragraphe 7, de sonRèglement, que l'exception d'incompétence tirée decette réserve soulevait "une question qui touche despoints de substance relevant du fond de l'affaire" etque cette exception "n'a pas dans les circonstancesde l'espèce un caractère exclusivement préliminaire".Dès lors qu'elle comporte à la fois des aspects prélimi-naires et des aspects de fond, elle doit être réglée austade du fond.

Pour établir si sa compétence se trouve limitée parl'effet de la réserve en question, la Cour doit déterminersi les Etats tiers, parties aux quatre conventions mul-tilatérales que le Nicaragua invoque, seraient "affec-tés" par l'arrêt sans être parties à la procédure. Parmices conventions, la Cour croit suffisant d'examiner lasituation par rapport à la Charte des Nations Unies et àla charte de l'Organisation des Etats américains.

La Cour étudie l'effet de la réserve sur les griefs duNicaragua suivant lesquels les Etats-Unis auraient eurecours à la force en violation de ces deux instruments.La Cour envisage surtout le cas d'El Salvador, au profitde qui essentiellement les Etats-Unis prétendent exer-cer un droit de légitime défense collective dans lequelils voient lajustification de leur comportement à l'égarddu Nicaragua, ce droit étant consacré par la Charte desNations Unies (art. 51) et la charte de l'OEA (art. 21).Le différend est dans cette mesure un différend résul-tant de traités multilatéraux auxquels les Etats-Unis, leNicaragua et El Salvador sont parties. Il paraît clair à laCour qu'El Salvador serait "affecté" par la décisionque prendrait la Cour sur la licéité du recours des Etats-Unis à la légitime défense collective.

Quant au grief du Nicaragua selon lequel les Etats-Unis seraient intervenus dans ses affaires contraire-

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ment à la charte de l'OEA (art. 18) la Cour fait observerqu'il est impossible de dire qu'une décision sur la viola-tion de la charte par les Etats-Unis sur ce point n'affec-terait pas El Salvador.

Ayant ainsi contesté qu'El Salvador serait affecté parla décision qu'elle devra prendre au sujet des griefs duNicaragua fondés sur la violation des deux chartes parles Etats-Unis, la Cour estime que la compétence quelui confère la déclaration des Etats-Unis ne lui permetpas de connaître de ces griefs. Elle tient à préciser quel'effet de la réserve est uniquement d'exclure l'appli-cabilité de ces deux traités multilatéraux en tant quedroit conventionnel multilatéral et n'a pas d'autre inci-dence sur les sources du droit international que l'Arti-cle 38 du Statut prescrit à la Cour d'appliquer, parmilesquelles figure la coutume internationale.

VI. — L'établissement des faits : moyens et méthodesutilisés par la Cour (paragraphes 57 à 74)

La Cour a dû déterminer les faits devant être retenuscomme se rapportant au différend. La difficulté de satâche tenait au net désaccord entre les parties, à la non-comparution de l'Etat défendeur, au secret qui envi-ronne certains comportements et au fait que ]e conflitdure encore. Sur ce dernier point, elle estime, confor-mément aux principes généraux de la procédure judi-ciaire, que les faits à retenir sont ceux qui se sontproduits entre la genèse du différend et la clôture de laprocédure orale sur le fond (fin septembre 1985).

En ce qui concerne la production des preuves, laCour indique comment les exigences de son Statut— notamment de l'Article 53 — et de son Règlementpeuvent être satisfaites en l'espèce, étant entenduqu'elle dispose d'une certaine latitude pour apprécierlibrement la valeur des divers moyens de preuve. Ellen'a pas cru bon d'ordonner une enquête en vertu del'Article 50 de son Statut. S'agissant de certains élé-ments documentaires (articles de presse ou ouvragesdivers), la Cour les a accueillis avec prudence, Elle lesconsidère non pas comme preuve des faits mais commedes éléments pouvant contribuer à corroborer leur exis-tence et qui peuvent être pris en considération commemontrant la notoriété publique de certains faits. En cequi concerne les déclarations des représentants d'Etat,parfois du rang le plus élevé, la Cour considère qu'ellespossèdent une valeur probante particulière lorsqu'ellesreconnaissent des faits ou des comportements défa-vorables à l'Etat qu'ils représentent. A propos de té-moignages présentés par le Nicaragua — il y a eu cinqtémoignages oraux et un témoignage écrit — la non-comparution de l'Etat défendeur a eu entre autres pourrésultat que les témoins n'ont pas été soumis par luià un contre-interrogatoire. La Cour n'a pas retenu cequi, dans les témoignages, correspondait à de simplesopinions sur le caractère vraisemblable ou non del'existence de faits dont les témoins n'avaient aucuneconnaissance directe. S'agissant plus spécialement dedépositions et déclarations sous serment faites par desmembres d'un gouvernement, la Cour estime qu'ellepeut certainement retenir les éléments qui peuvent êtrecontraires aux intérêts ou aux thèses de l'Etat dontdépend le témoin; pour les autres éléments, il convientde les traiter avec beaucoup de réserve.

La Cour a eu également connaissance d'une publica-tion du Département d'Etat des Etats-Unis intitulée"Revolution beyond our Borders, Sandinisia Inter-

vention in Central America" qui n'a pas été soumise àla Cour dans les formes prévues par le Statut et leRèglement. La Cour considère que, compte tenu desréalités très particulières de l'espèce, elle peut faireusage, dans certaines limites, des éléments d'informa-tion contenues dans cette publication.

VII. — Les faits imputables aux Etats-Unis (paragra-phes 75 à 125)

1. La Cour examine les allégations du Nicaraguaselon lesquelles la. pose de mines dans des ports ou deseaux du Nicaragua est le fait de militaires des Etats-Unis ou de ressortissants de pays latino-américainsrétribués parles Etats-Unis. Après examen des faits, laCour tient pour établi qu'à une date se situant à la finde 1983 ou au début de 1984 le Président des Etats-Unisa autorisé un organisme gouvernemental américain àposer des mines dans des ports nicaraguayens; qu'audébut de 1984 des mines ont été mouillées dans les portsd'El Bluff, de Corinto et de Puerto Sandino ou à proxi-mité de ces ports, dans les eaux intérieures du Nica-ragua ou dans sa mer territoriale, par des personnesrétribuées par cet organisme et agissant sur ses instruc-tions, sous la supervision et avec l'appui logistiqued'agents des Etats-Unis; que ni avant, ni après le mi-nage, le Gouvernement des Etats-Unis n'a averti defaçon publique et officielle la navigation internationalede la présence de mines; et que l'explosion de ces minesa causé des dommages personnels et matériels et créédes risques ayant entraîné la hausse des taux d'as-surance maritime.

2. Le Nicaragua attribue à l'action directe du per-sonnel des Etats-Unis ou d'un personnel rétribué pareux d'autres opérations lancées contre des installa-tions pétrolières, une base navale, etc., qui sont énu-mérées au paragraphe 81 de l'arrêt. A l'exception detrois d'entre elles, elle tient ces opérations pour éta-blies. S'il n'est pas prouvé que des militaires des Etats-Unis aient joué un rôle direct d'exécutants dans cesopérations, il reste que des agents des Etats-Unis ontparticipé à la préparation, au commandement et ausoutien des opérations. Il apparaît donc à la Cour quel'imputabilité de ces attaques aux Etats-Unis estétablie.

3. Le Nicaragua se plaint des survols de son espaceaérien par des aéronefs militaires des Etats-Unis.Après avoir indiqué les preuves dont elle dispose, laCour dit que les seules violations de l'espace aérien duNicaragua imputables aux Etats-Unis dans l'état actueldu dossier sont celles qui résultent d'une part des volsde reconnaissance à haute altitude et d'autre part desvols à basse altitude qui auraient causé des "bangs"supersoniques du 7 au II novembre 1984.

En ce qui concerne les manœuvres militaires effec-tuées avec le Honduras par les Etats-Unis en territoirehondurien à proximité de la frontière entre le Honduraset le Nicaragua, la Cour estime qu'elles peuvent êtreconsidérées comme de notoriété publique et donc suf-fisamment établies.

4. La Cour examine ensuite le genèse, le dévelop-pement et les activités de la force contra ainsi que lerôle des Etats-Unis à cet égard. Le Nicaragua soutientque les Etats-Unis auraient "conçu, créé et organiséune armée mercenaire, la force contra". Compte tenudes renseignements disponibles, la Cour est dans l'im-

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possiblité de conclure que l'Etat défendeur a "créé" laforce contra au Nicaragua mais elle tient pour établiqu'il a largement financé et organisé l'une de ses com-posantes, la FDN.

Le Nicaragua affirme que le Gouvernement desEtats-Unis a mis au point la stratégie et dirigé la tac-tique de la force contra et lui a apporté un appui decombat direct dans ses opérations militaires. Au vu deséléments d'information dont elle dispose, la Cour n'estpas convaincue que l'ensemble des opérations lancéespar la force contra, à chaque stade du conflit, obéissaità une stratégie et à des tactiques qui auraient toutes étéélaborées par les Etats-Unis. Elle ne peut donc fairesienne la thèse du Nicaragua sur ce point. Il paraîtcependant clair qu'un certain nombre d'opérations ontété décidées et planifiées, sinon par des conseillers desEtats-Unis, au moins en liaison étroite avec eux et sur labase de l'assistance en matière de renseignement et delogistique que les Etats-Unis étaient en mesure d'offrir.Il est également établi, de l'avis de la Cour, que l'appui. des autorités des Etats-Unis aux activités des contrasa pris diverses formes au fil des années (soutien lo-gistique, fourniture de renseignements sur les mouve-ments des troupes sandinistes, emploi de moyens decommunication perfectionnés, etc.). Rien ne permettoutefois de conclure que les États-Unis ont fourni unappui direct sur le terrain, si l'on entend par là uneintervention directe des unités combattantes des Etats-Unis.

La Cour doit déterminer si, en raison des liens entreles contras et le Gouvernement des Etats-Unis, il seraitjuridiquement fondé d'assimiler les contras à un organedu Gouvernement des Etats-Unis ou de les considérercomme agissant au nom de ce gouvernement. La Courestime que les éléments dont elle dispose ne suffisentpas à démontrer la totale dépendance des contras parrapport à l'aide des Etats-Unis. Une dépendance par-tielle, dont la Cour ne saurait établir le degré exact,peut se déduire du phénomène de sélection des diri-geants par les Etats-Unis mais aussi d'autres élémentstels que l'organisation, l'entraînement, l'équipement dela force, la planification des opérations, le choix desobjectifs et le soutien opérationnel fourni. Il n'est doncpas clairement établi que les Etats-Unis exercent en faitsur les contras une autorité telle qu'on puisse con-sidérer que ces derniers agissent en leur nom.

5. La Cour ayant abouti à la constatation qui pré-cède, elle estime que les contras demeurent responsa-bles de leurs actes, notamment des violations du droithumanitaire qu'ils auraient commises. Pour que la res-ponsabilité juridique des Etats-Unis soit engagée, ildevrait être établi qu'ils avaient le contrôle effectif desopérations durant lesquelles les violations en questionse seraient produites.

6. Le Nicaragua s'est plaint de certaines mesuresde caractère économique prises contre lui par les Etats-Unis et qui constitueraient selon lui une forme d'in-tervention dans ses affaires intérieures. C'est ainsi quel'assistance économique, suspendue en janvier 1981, aété supprimée en avril 1981, que les Etats-Unis ontcherché à s'opposer à l'octroi de prêts au Nicaraguapar des institutions financières internationales, que lesimportations de sucre provenant du Nicaragua ont étéréduites de 90% en septembre 1983 et qu'un embargototal sur le commerce avec le Nicaragua a été proclamépar une ordonnance du Président des Etats-Unis le1er mai 1985.

VIII. — Le comportement du Nicaragua (paragra-phes 126 à 171)

La Cour doit vérifier dans toute la mesure possiblesi les activités reprochées aux Etats-Unis et qui re-lèvent selon eux de la légitime défense collective peu-vent trouver, comme ils le prétendent, une justificationdans certains faits attribuables au Nicaragua.

1. Les Etats-Unis ont fait valoir que le Nicaraguaapportait un soutien actif aux groupes armés opérantdans certains des pays voisins, surtout au Salvador,sous forme en particulier de fournitures d'armes,accusation que le Nicaragua s'est attaché à réfuter. LaCour examine en premier lieu les activités du Nicaraguaen relation avec El Salvador.

Ayant examiné divers éléments de preuve et comptetenu d'un certain nombre d'indices concordants dontbeaucoup ont été fournis par le Nicaragua lui-même etdont elle peut raisonnablement inférer la matérialitéd'une certaine aide arrivant du territoire du Nicara-gua, la Cour conclut que le soutien à l'opposition arméeau Salvador à partir du territoire nicaraguayen aeffectivement existé jusqu'aux premiers mois de 1981.Ensuite, les preuves d'une aide militaire venant duNicaragua ou transitant par son territoire demeurentfort minces et ce malgré la mise en œuvre par les Etats-Unis dans la région de moyens techniques considéra-bles de contrôle. La Cour ne peut conclure pour autantà l'inexistence de tout trafic transfrontalier d'armes.Elle se borne à constater que les accusations de traficd'armes ne sont pas solidement établies et ne lui ontpas permis en tout cas de parvenir à la conviction qu'unflux permanent et d'une certaine ampleur ait pu existeraprès les tout premiers mois de l'année 1981.

A supposer même que soit établie l'aide militaire àl'opposition armée au Salvador en provenance du ter-ritoire du Nicaragua, il faudrait encore prouver quecette aide est imputable aux autorités nicaraguayen-nes, lesquelles concèdent que des armes ont pu tran-siter par leur territoire mais nient que ce soit le résultatd'une politique délibérée de leur part. Eu égard auxcirconstances qui caractérisent cette partie de l'Amé-rique centrale, la Cour considère qu'il est malaisé detenir le Nicaragua pour automatiquement responsabled'un trafic d'armes qui se déroulerait sur son territoire.Il lui semble plus conforme à la vraisemblance d admet-tre qu'une activité de cette nature, pour autant qu'ellesoit d'une ampleur limitée, peut parfaitement se dérou-ler à l'insu du gouvernement territorial. En tout cas, laCour ne dispose pas d'élément suffisants pour pouvoirconclure avec certitude que le Gouvernement du Nica-ragua soit, pour l'une ou l'autre des périodes envi-sagées, responsable des envois d'armes.

2. Les Etats-Unis ont aussi accusé le Nicaraguad'être responsable d'attaques militaires transfrontièresdirigées contre le Honduras et le Costa Rica. Bienqu'elle ne soit pas aussi parfaitement informée à cesujet qu'elle pourrait le désirer, la Cour considèrecomme établi que certaines incursions transfrontièressont en fait imputables au Nicaragua.

3. L'arrêt rappelle certains faits survenus au mo-ment de la chute du président Somoza car ils ont étéinvoqués par les Etats-Unis pour démontrer que l'ac-tuel Gouvernement du Nicaragua viole certaines assu-rances données par son prédécesseur immédiat. Ilévoque en particulier le "plan pour la paix" adressé par

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la junte gouvernementale de reconstruction nationaledu Nicaragua, le 12 juillet 1979, au secrétaire général del'OEA, annonçant notamment la "ferme intention" dela junte "de faire pleinement respecter les droits del'homme" dans le pays et d'"organiser les premièresélections libres dans notre pays depuis le début de cesiècle". Les Etats-Unis estiment avoir une responsa-bilité particulière en ce qui concerne le respect de cesengagements.

IX. — Le droit applicable : le droit international cou-tumier (paragraphes 172 à 182)

La Cour a conclu (point V, in fine) qu'elle devaitappliquer la réserve relative aux traités multilatérauxqui figure dans la déclaration des Etats-Unis et quel'exclusion qui en résultait était sans préjudice, soitd'autres traités, soit des autres sources de droit men-tionnées à l'Article 38 du Statut. Afin de préciser ledroit effectivement applicable au différend, elle doitdéterminer les conséquences qui découlent de l'inap-plicabilité des conventions multilatérales quant à ladéfinition du contenu du droit international coutumierqui est l'une de ses sources et qui demeure applicable.

La Cour, qui s'est déjà brièvement exprimée à cesujet dans la phase juridictionnelle (C.I.J. Recueil 1984,p. 424 et 425, par. 73), développe ses premières re-marques. Elle ne considère pas qu'il soit possible desoutenir comme le font les Etats-Unis que toutes lesrègles coutumières susceptibles d'être invoquées ontun contenu exactement identique à celui des règlesfigurant dans les conventions dont le jeu de la réserveaméricaine interdit l'applicabilité. Quand bien mêmeune norme conventionnelle et une norme coutumièreintéressant le présent litige auraient exactement lemême contenu, la Cour ne verrait pas pourquoi le droitinternational coutumier ne conserverait pas une exis-tence et une applicabilité autonomes par rapport audroit international conventionnel. En conséquence,rien n'obligera la Cour à n'appliquer que des règlescoutumières différentes des règles conventionnellesque la réserve américaine l'empêche d'appliquer.

Répondant à une autre thèse des Etats-Unis, la Courestime que les divergences entre le contenu de s normescoutumières et celui des normes conventionnelles nesont pas telles qu'un arrêt limité au domaine; du droitcoutumier se révélerait insusceptible d'application parles Parties.

X. — La substance du droit applicable (paragra-phes 183 à 225)

1. Introduction — Généralités (paragraphes 183à 186)

La Cour doit maintenant identifier les règles du droitinternational coutumier applicables au présent diffé-rend. Elle doit, à cet effet, rechercher si une règlecoutumière existe bien dans Yopinio juris des Etats ets'assurer qu'elle est confirmée par la pratique.

2. La prohibition de l'emploi de la force et le droitde légitime défense (paragraphes 187 à 201)

La Cour constate que les Parties sont d'accord pourconsidérer que le principe relatif à l'emploi de la forcequi figure dans la Charte des Nations Unies corres-

pond, pour l'essentiel, à celui qui se retrouve dans ledroit international coutumier. Elles acceptent par con-séquent une obligation conventionnelle de s'abstenir"dans leurs relations internationales de recourir à lamenace ou à l'emploi de la force, soit contre l'intégritéterritoriale ou l'indépendance politique de tout Etat,soit de toute autre manière incompatible avec les butsdes Nations Unies" (Art. 2, par. 4, de la Charte desNations Unies). La Cour doit néanmoins s'assurer qu'ilexiste aussi, dans le droit coutumier, une opinio jurisrelative à la valeur obligatoire d'une telle abstention.Elle est d'avis que cette opinio juris existe et qu'elle estconfirmée, entre autres, par l'attitude des Parties et desEtats à l'égard de certaines résolutions de l'Assem-blée générale, notamment de la résolution 2625 (XXV)intitulée "Déclaration relative aux principes du droitinternational touchant les relations amicales et lacoopération entre les Etats conformément à la Chartedes Nations Unies". Le consentement à ces résolutionsapparaît comme une des formes d'expression d'uneopinio juris à l'égard du principe du non-emploi de laforce, considéré comme un principe de droit coutumierindépendant des dispositions, notamment institution-nelles, auxquelles il est soumis sur le plan convention-nel de la Charte.

Si la règle générale d'interdiction de la force est éta-blie en droit coutumier, elle comporte certaines excep-tions. Celle que constitue le droit de légitime défenseindividuelle ou collective est également, selon lesEtats, établie par le droit coutumier, ainsi que celaressort par exemple des termes mêmes de l'Article 51de la Charte des Nations Unies qui se réfère au "droitnaturel" et de la déclaration figurant dans la résolution2625 (XXV). Les Parties, qui tiennent l'existence de cedroit comme établie sur le plan coutumier, admettenttoutes deux que la licéité de la riposte dépend du res-pect des critères de nécessité et de proportionnalité desmesures prises au nom de la légitime défense.

Que la légitime défense soit individuelle ou collec-tive, elle ne peut s'exercer qu'à la suite d'une "agres-sion armée". Il faut entendre par là selon la Cour nonseulement l'action des forces armées régulières à tra-vers une frontière internationale mais encore l'envoipar un Etat de bandes armées sur le territoire d'un autreEtat dès lors que cette opération est telle, par ses di-mensions et ses effets, qu'elle aurait été qualifiéed'agression armée si elle avait été le fait de forcesarmées régulières. La Cour cite comme expression dudroit coutumier à cet égard la définition de l'agressionannexée à la résolution 3314 (XXIX) de l'Assembléegénérale.

La Cour ne pense pas que la notion d'"agressionarmée" puisse recouvrir une assistance à des rebellesprenant la forme de fourniture d'armements ou d'assis-tance logistique ou autre. En outre la Cour note qu'endroit international coutumier, qu'il soit général ou par-ticulier au système juridique interaméricain, aucunerègle ne permet la mise en jeu de la légitime défensecollective sans la demande de l'Etat se jugeant victimed'une agression armée, cette exigence venant s'ajouterà. celle que l'Etat en question ait proclamé lui-mêmequ'il a été agressé.

3. Le principe de non-intervention (paragra-phes 202 à 209)

Le principe de non-intervention met en jeu le droitde tout Etat souverain de conduire ses affaires sans

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ingérence extérieure. On peut trouver de nombreusesexpressions d'une opinio juris des Etats sur l'existencede ce principe. La Cour note que ce principe, affirmédans sa jurisprudence, a été repris dans bien des dé-clarations et des résolutions adoptées par des orga-nisations ou conférences internationales auxquellesparticipaient les Etats-Unis et le Nicaragua. On peutconsidérer que leur texte témoigne de l'acceptation parles Etats-Unis et le Nicaragua d'un principe coutumieruniversellement applicable.

Sur le contenu du principe en droit coutumier, laCour définit les éléments constitutifs qui paraissentpertinents en l'espèce : l'intervention interdite doitporter sur des matières à propos desquelles le principede souveraineté des Etats permet à chacun d'eux de sedécider librement (choix du système politique, éco-nomique, social et culturel et formulation des relationsextérieures, par exemple). L'intervention est illicitelorsqu'à propos de choix qui doivent demeurer libreselle utilise des moyens de contrainte, notamment laforce, soit sous la forme directe (action militaire) soitsous une forme indirecte (soutien à des activités sub-versives à l'intérieur d'un autre Etat).

Sur la pratique des Etats, la Cour note qu'un certainnombre d'exemples d'interventions étrangères dans unEtat au bénéfice de forces d'opposition au gouverne-ment de celui-ci ont pu être relevés au cours des der-nières années. Elle constate finalement que la pratiquedes Etats n'autorise pas à conclure que le droit inter-national contemporain prévoit un droit général d'in-tervention en faveur de l'opposition existant dans unautre Etat, ce que les Etats-Unis et le Nicaragua nesoutiennent d'ailleurs pas.

4. Contre-mesures collectives prises en réponse àun comportement ne constituant pas une agres-sion armée (paragraphes 210 et 211)

La Cour examine ensuite si, au cas où un Etat man-que au principe de non-intervention à l'égard d'un autreÉtat, il est licite qu'un troisième Etat prenne envers lepremier des contre-mesures qui constitueraient nor-malement une intervention dans ses affaires intérieu-res. Il s'agirait d'un droit d'agir analogue au droit delégitime défense collective en cas d'agression arméemais l'acte déclenchant la réaction se situerait à unniveau inférieur de gravité, en deçà de l'agressionarmée. La Cour est d'avis que, dans le droit inter-national actuel, les Etats n'ont aucun droit de ripostearmée "collective" à des actes ne constituant pas une"agression armée".

5. La souveraineté des Etats (paragraphes 212à 214)

Passant au principe du respect de la souveraineté desEtats, la Cour rappelle que le concept de souverainetés'applique aux eaux intérieures et à la mer territorialede tout Etat ainsi qu'à l'espace aérien situé au-dessusde son territoire. Il en est ainsi aussi bien d'après ledroit international coutumier que d'après le droit inter-national conventionnel. Elle note que la pose de minesattente nécessairement à la souveraineté de l'Etat cô-tier et que, si le droit d'accès aux ports est entravé pardes mines mouillées par un autre Etat, il est portéatteinte à la liberté des communications et du com-merce maritime.

6. Le droit humanitaire (paragraphes 215 à 220)

La Cour relève que la pose des mines dans les eauxd'un Etat étranger sans avertissement ni notificationconstitue non seulement un acte illicite mais en outreune violation des principes du droit humanitaire quisont à la base de la convention n° VIII de La Hayede 1907. Cette observation amène la Cour à aborderl'examen du droit international humanitaire applicableau différend. Le Nicaragua n'a pas invoqué expres-sément les dispositions du droit international huma-nitaire en tant que telles mais s'est plaint d'actes com-mis sur son territoire qui sembleraient le violer. A cetégard, il a accusé dans une de ses conclusions les Etats-Unis d'avoir tué, blessé et enlevé des citoyens du Nica-ragua. Comme les éléments de preuve dont la Courdispose ne lui permettent pas d'attribuer aux Etats-Unis les agissements des contras, elle rejette cete con-clusion.

Reste cependant la question du droit applicable auxactes des Etats-Unis en relation avec les activités descontras. Bien que le Nicaragua se soit abstenu de faireétat des quatre conventions de Genève du 12 août 1949auxquelles lui-même et les Etats-Unis sont parties, laCour considère que les règles énoncées à l'article 3commun aux quatre conventions qui visent des conflitsaimés ne présentant pas un caractère international doi-vent s'appliquer. Les Etats-Unis ont l'obligation de"respecter" et même de "faire respecter" ces conven-tions et donc de ne pas encourager des personnes ou desgroupes prenant part au conflit à agir en violation desdispositions de cet article. Cette obligation découle desprincipes généraux de base du droit humanitaire dontles conventions en question ne sont que l'expressionconcrète.

7. Le traité de 1956 (paragraphes 221 à 225)

La Cour a conclu dans son arrêt du 26 novembre 1984qu'elle avait compétence pour connaître des demandesrelatives à l'existence d'un différend entre les Etats-Unis et le Nicaragua sur l'interprétation ou l'applica-tion de plusieurs articles du traité d'amitié, de com-merce et de navigation signé à Managua le 21 janvier1956. Elle doit prendre position sur le sens des diversesdispositions pertinentes et notamment déterminer laportée de l'article XXI, paragraphe 1, alinéas c et d, parlequel les Parties se sont réservé la faculté de dérogeraux autres dispositions.

XI. — L'application du droit aux faits (paragra-phes 226 à 282)

Ayant exposé les faits de la cause et les règles du droitinternational que ces faits paraissent mettre enjeu, laCour doit maintenant apprécier lesdits faits à la lumièredes règles juridiques applicables et déterminer si cer-taines circonstances pourraient exclure leur éventuelleillicéité.

1. La prohibition de l'emploi de la force et le droitde légitime défense (paragraphes 227 à 238)

Appréciant tout d'abord les faits sous l'angle du prin-cipe du non-emploi de la force, elle considère que lapose de mines au début de 1984 et certaines attaquescontre les ports, les installations pétrolières et une basenavale au Nicaragua, imputables aux Etats-Unis,

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constituent des manquements à ce principe, à moinsqu'elles ne soient justifiées par des circonstances qui enexcluent l'illicéité. Elle considère aussi que les Etats-Unis ont prima facie commis une violation de ce prin-cipe en armant et en entraînant les contras, à moins quece comportement ne puisse se justifier par l'exercice dudroit de légitime défense.

En revanche elle ne considère pas que des manœu-vres effectuées aux frontières du Nicaragua par lesEtats-Unis et le simple envoi de fonds aux contrasreprésentent un emploi de la force.

La Cour doit déterminer si les actes qu'elle tient pourdes manquements au principe peuvent trouver une jus-tification dans l'exercice du droit coutumier de légitimedéfense collective et pour cela établir si les circonstan-ces nécessaires à l'exercice de ce droit sont réunies. Acet effet, elle devrait en premier Heu constater que leNicaragua s'est livré à une agression armée contre ElSalvador, le Honduras et le Costa Rica car seule unetelle agression pourrait justifier l'invocation de ce droit.S'agissant d'El Salvador, la Cour estime qu'en droitcoutumier la fourniture d'armes à l'opposition dans unautre Etat, à la supposer établie, ne saurait constituerune agression armée contre celui-ci. En ce qui concernele Honduras et le Costa Rica, la Cour indique que, fauted'informations suffisantes sur les incursions transfron-tières à l'intérieur du territoire de ces deux Etats effec-tuées à partir du Nicaragua, elle peut difficilement lesconsidérer, soit ensemble soit isolément, comme uneagression armée du Nicaragua. Elle conclut donc queles fournitures d'armes et les incursions dont il s'agit nepeuvent servir de justification à l'exercice du droit delégitime défense collective.

En second lieu, pour apprécier si les Etats-Unisétaient justifiés à exercer cette légitime défense, la Courest fondée à se demander si les conditions propres à lamise en œuvre de la légitime défense collective étaientbien réunies en l'espèce, et recherche donc si les Etatsen question croyaient être victimes d'une agressionarmée de la part du Nicaragua et avaient fail; appel àl'aide des Etats-Unis dans l'exercice de la légitime dé-fense collective. La Cour n'a pas la preuve que lecomportement de ces Etats ait correspondu à cettesituation.

Evaluant enfin les activités des Etats-Unis par rap-port aux critères de nécessité et de proportionnalité, laCour estime ne pas pouvoir considérer qu'elles ont étéentreprises sous l'empire de la nécessité ou qu'ellesrépondent toutes au critère de proportionnalité.

L'exercice du droit de légitime défense collectiveavancé par les Etats-Unis n'étant pas justifié, il s'ensuitque les Etats-Unis ont violé le principe interdisant derecourir à la menace ou à l'emploi de la force en raisondes actes indiqués au premier alinéa de la présentesection.

2. Le principe de non-intervention (paragra-phes 239 à 245)

La Cour tient pour clairement établi que le Gou-vernement des Etats-Unis par son soutien aux contrasentendait exercer une pression sur le Nicaragua dansdes domaines où chaque Etat jouit d'une entière libertéde décision et que le dessein des contras eux-mêmesétait de renverser le gouvernement actuel au Nica-ragua. Or elle considère que, si un Etat apporte sonappui à des bandes armées dont l'action tend ii renver-

ser le gouvernement d'un autre Etat, cela équivaut àintervenir dans ses affaires intérieures, quel que soitl'objectif politique de l'Etat qui fournit ce soutien. Elleconclut en conséquence que l'appui fourni par lesEtats-Unis aux activités militaires et paramilitaires descontras au Nicaragua sous forme de soutien financier,d'entraînement, de fournitures d'armes, de renseigne-ments et de moyens logistiques constitue une violationindubitable du principe de non-intervention. En revan-che une aide humanitaire ne saurait être considéréecomme une intervention illicite. Le Congrès des Etats-Unis a décidé qu'à compter du 1er octobre 1984 descrédits ne seraient ouverts que pour une "assistancehumanitaire" aux contras. La Cour rappelle que, pourne pas avoir le caractère d'une intervention condamna-ble dans les affaires intérieures d'un autre Etat, une"assistance humanitaire" doit se limiter aux fins recon-nues par la pratique de la Croix-Rouge et, surtout, êtreprodiguée sans discrimination.

En ce qui concerne la forme d'intervention indirecteque constituerait selon le Nicaragua l'adoption de cer-taines mesures de caractère économique à son encontrepar les Etats-Unis, la Cour dit ne pas pouvoir, en l'es-pèce, considérer ces mesures comme des violations duprincipe coutumier de non-intervention.

3. Contre-mesures collectives prises en réponse àun comportement ne constituant pas une agres-sion armée (paragraphes 246 à 249)

Ayant établi qu'une intervention dans les affairesintérieures d'un autre Etat ne légitimerait pas des con-tre-mesures collectives impliquant l'usage de la force,la Cour considère que les faits reprochés au Nicaragua,à supposer qu'ils aient été établis et qu'ils lui soientimputables, ne sauraient justifier des contre-mesuresprises par un Etat tiers, les Etats-Unis, et en particulierune intervention comportant l'usage de la force.

4. La Souveraineté des Etats (paragraphes 250à 253)

La Cour relève que les mesures d'assistance auxcontras, les attaques directes contre les ports, lesinstallations pétrolières, etc., les opérations de minagede ports nicaraguayens et les actes d'intervention impli-quant l'emploi de la force visés dans l'arrêt, qui enfrei-gnent déjà le principe du non-recours à la force enfrei-gnent aussi le principe du respect de la souverainetéterritoriale. Ce dernier principe est directement violéparles survols non autorisés du territoire du Nicaragua.Des faits semblables ne peuvent être justifiés par desactivités attribuées au Nicaragua qui se dérouleraientau Salvador. Ces activités, pour autant qu'elles aientbien eu lieu, ne créent aucun droit au bénéfice desEtats-Unis. Les faits en cause constituent donc biendes violations de la souveraineté du Nicaragua selonle droit international coutumier. La Cour conclut enoutre, dans le contexte de la présente instance, que lapose de mines dans les ports du Nicaragua ou à proxi-mité constitue, au détriment du Nicaragua, une atteinteà la liberté des communications et du commerce mari-time.

5. Le droit humanitaire (paragraphes 254 à 256)

La Cour a jugé les Etats-Unis responsables den'avoir pas émis de mise en garde à l'occasion du mi-nage des ports nicaraguayens.

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Elle a estimé que, d'après les principes généraux dudroit humanitaire, ils avaient l'obligation de ne pasencourager des personnes ou des groupes prenant partau conflit à violer l'article 3 commun aux quatre con-ventions de Genève du 12 août 1949. Or le manuel surles "Opérations psychologiques dans la lutte de gué-rilla", de la publication et de la diffusion duquel lesEtats-Unis sont responsables, conseille précisémentcertains actes qui ne peuvent être que contraires à cetarticle.

6. Autres justifications invoquées pour les actesdes Etats-Unis (paragraphes 257 à 269)

Les Etats-Unis établissent un lien entre leur soutienaux contras et le fait que le Gouvernement du Nica-ragua aurait manqué à certains engagements solennelspris envers le peuple nicaraguayen, les Etats-Unis etl'OEA. La Cour recherche s'il existe dans le compor-tement du Nicaragua un élément autorisant en droit lesEtats-Unis à prendre des contre-mesures en riposte auxmanquements ainsi allégués. Se référant au "plan depaix" de la junte du gouvernement de reconstructionnationale (12 juillet 1979) elle ne trouve rien dans les 'documents et communications transmettant ce plan quipermette de conclure à l'intention de faire naître unengagement juridique. La Cour ne saurait concevoir lacréation d'une règle nouvelle autorisant l'interventiond'un Etat contre un autre Etat pour le motif que celui-ciaurait opté pour une idéologie, un système politiqueparticulier ou une politique extérieure déterminée. Aureste l'Etat défendeur n'a nullement fait valoir unmoyen de droit tiré d'un prétendu principe nouveaud"'intervention idéologique".

S'agissant plus particulièrement des violations desdroits de l'homme invoquées par les Etats-Unis, laCour considère que l'emploi de la force par les Etats-Unis ne saurait être la méthode appropriée pour assurerle respect de ces droits, qui est normalement prévuedans les instruments applicables dans ce domaine. Pource qui est de la militarisation du Nicaragua invoquéeaussi par les Etats-Unis pour justifier leurs activités àson égard, la Cour fait observer qu'il n'existe pas endroit international de règles imposant la limitation duniveau d'armement d'un Etat souverain, sauf celles quel'Etat intéressé peut accepter par traité ou autrement,et ce principe est valable pour tous les Etats sans dis-tinction.

7. Le traité de 1956 (paragraphes 270 à 282)

La Cour aborde les demandes du Nicaragua qui re-posent sur le traité d'amitié, de commerce et de naviga-tion de 1956 et par lesquelles il reproche aux Etats-Unisd'avoir privé ce traité de son objet et de son but et del'avoir vidé de sa substance même. La Cour ne sauraittoutefois accueillir ces griefs que si le comportementincriminé ne consiste pas en "mesures nécessaires à laprotection des intérêts vitaux des Etats-Unis en ce quiconcerne la sécurité" puisque l'article XXI du traitéstipule que le traité ne fera pas obstacle à l'applicationde telles mesures.

Quant à savoir quelles activités des Etats-Uniseussent été de nature à priver le traité de son but et deson objet, la Cour fait une distinction. Elle ne sauraitconsidérer que tous les actes incriminés avaient un teleffet mais n'en estime pas moins que certains contredi-

sent l'esprit même de l'accord. Ce sont le minage desports nicaraguayens, les attaques directes contre lesports, les installations pétrolières, etc., et l'embargocommercial.

La Cour accepte en outre la thèse selon laquelle leminage des ports est en contradiction manifeste avec laliberté de navigation et de commerce garantie à l'arti-cle XIX du traité. Elle conclut aussi que l'embargocommercial décrété le 1er mai 1985 constitue une mesurecontraire à cet article.

La Cour juge donc que les Etats-Unis ont enfreintprima facie l'obligation de ne pas priver le traité de 1956de son but et de son objet (pacta sunt servando) et qu'ilsont commis des actes en contradiction avec les termesde ce traité. La Cour doit cependant se demander siles exceptions de l'article XXI concernant les "mesu-res nécessaires à la protection des intérêts vitaux"d'une partie "en ce qui concerne sa sécurité" peuventêtre, invoquées pour justifier les actes incriminés. LaCour, après examen des éléments d'appréciation dis-ponibles, notamment la conclusion du président Rea-gan du 1er mai 1985, considère que le minage des portsnicaraguayens, les attaques directes contre les ports,les installations pétrolières, etc., et l'embargo généralsur le commerce imposé le 1er mai 1985 ne sauraient enaucun cas être justifiés par la nécessité de protéger lesintérêts vitaux de sécurité des Etats-Unis.

XII. — La demande en réparation (paragraphes 283à 285)

La Cour est priée de dire et juger qu'une indemnitéest due au Nicaragua, son mandat exact devant être fixéplus tard, et il lui est demandé d'accorder d'ores et déjàla somme de 370,2 millions de dollars des Etats-Unis auNicaragua. Après s'être assurée qu'elle a bien la com-pétence nécessaire pour accorder réparation, la Courjuge appropriée la requête nicaraguayenne tendant à ceque la nature et le montant de la réparation qui lui estdue soient déterminés dans une phase ultérieure de laprocédure. Elle juge en outre que rien dans le Statut nel'autorise expressément ni ne lui interdit d'adopter ladécision provisionnelle qui lui est demandée. Dans uneaffaire où une Partie ne comparaît pas, la Cour doits'abstenir de tout acte superflu qui puisse risquer defaire obstacle à un règlement négocié. La Cour con-sidère donc qu'elle peut accéder à ce stade à cetterequête du Nicaragua.

XIII. — Les mesures conservatoires (paragraphes 286à 289)

Après avoir rappelé certains passages de son ordon-nance du 10 mai 1984, la Cour conclut qu'il incombe àchaque Partie de ne pas fonder sa conduite uniquementsur ce qu'elle croit être ses droits. Il en va particu-lièrement ainsi dans une situation de conflit armé oùaucune réparation ne peut effacer les conséquencesd'un comportement que la Cour jugerait avoir été con-traire au droit international.

XIV. — Le règlement pacifique des différends. Leprocessus de Contadora (paragraphes 290et 291)

En la présente affaire la Cour a déjà pris acte desnégociations de Contadora et du fait qu'elles ont été

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appuyées par le Conseil de sécurité et l'Assembléegénérale des Nations Unies ainsi que par le Nicaraguaet les Etats-Unis. Elle tient à rappeler aux deux partiesà la présente instance la nécessité de coopérer avec lesefforts entrepris pour rechercher une paix définitive etdurable en Amérique centrale, conformément au prin-cipe de droit international coutumier qui prescrit lerèglement pacifique des différends internationaux etque consacre aussi l'Article 33 de la Charte des NationsUnies.

Aperçu des opinions jointesà l'arrêt de la Cour

Opinion individuelle de M. Nagendra Singh, présidentLe paragraphe 292 de l'arrêt, qui en constitue le

dispositif, contient un sous-paragraphe 16 que la Cour aadopté à l'unanimité et où elle enjoint aux Parties derechercher une solution pacifique de leurs différendsconformément au droit international. Ce sous-paragra-phe repose en fait sur le respect dû à deux principesfondamentaux : celui du non-emploi de la force; dans lesrelations entre les Etats et celui de la non-interventiondans les affaires des Etats. Telle est, de l'avis, du Pré-sident, l'essence de cet arrêt, que la Cour a rendu avecle désir très sincère de servir au mieux les intérêts de lacommunauté internationale.

En fait, le principe capital du non-emploi de la forcedans les relations internationales est au ceni;re de ladoctrine consacrée par le temps qui s'est développée aucours de ce siècle, en particulier après les deux guerresmondiales. Les dispositions de la Charte ainsi que cel-les du système interaméricain ont non seulement pré-cisé cette notion mais l'ont renforcée au point qu'elleest valable en soi quand bien même la Charte et lestraités interaméricains ont été jugés inapplicables en laprésente espèce. Il y a une explication évidente à cela :l'élément coutumier du début a suivi le développementdu droit conventionnel; il est devenu et restera unenotion moderne de droit international, qui p>eut êtrecoutumière par ses origines ou consacrer un des prin-cipes généraux de droit "reconnus par les nations civi-lisées". Ce que la Cour a fait en plus a été de souli-gner que le principe du non-emploi de la force relevaitdu jus cogens et qu'il était donc au cœur des effortsdéployés par l'humanité pour promouvoir la paix dansun monde déchiré par les guerres. La force engendre laforce et exacerbe les conflits; elle envenime les rela-tions et met en péril la solution pacifique des différends.

L'importante doctrine de la non-intervention dansles affaires des Etats est tout aussi essentielle pour lapaix et le progrès de l'humanité puisqu'elle est indis-pensable au bien-être de la communauté internationale.Le principe de la non-intervention doit être considérécomme une règle de droit absolue et sacrée.

Les Etats doivent observer ces deux principes, celuidu non-emploi de la force et celui de la non-interven-tion, afin de servir au mieux la paix et l'ordre publicdans la communauté internationale. C'est ajuste titreque la Cour les a considérés tous deux comme desprincipes du droit international coutumier, consacréscependant par le droit conventionnel, mais applicables •en l'espèce en tant qu'expression du droit coutumier,tels qu'ils ont été revigorés par le consentement exprèsdes Etats, en particulier celui qu'ont exprímeles Partiesau présent différend. Il est vraiment indispensable que

cette considération pèse de tout le poids qui s'attacheau droit dans une affaire judiciaire.

La décision de la Cour est le résultat d'un travailcollégial. C'est le résultat auquel sont parvenus nonmoins de quinze juges, après de longues délibérations etun échange de vues complet. Se conformant au Statut etau Règlement de la Cour, ces juges ont étudié les thèsesdes Parties et tous leurs moyens de preuve. Dans laprésente affaire, comme dans toutes les autres, grandsoin a été pris d'observer strictement les règles deprocédure prescrites, et la décision a été acquise à unenette majorité. Qui plus est, le caractère obligatoire querevêt l'arrêt conformément au Statut (Art. 59) prend uncaractère sacro-saint à la lumière d'une disposition dela Charte des Nations Unies (Art. 94) : tous les Mem-bres des Nations Unies ont contracté l'obligation de seconformer aux décisions de la Cour qui s'adressent àeux et de respecter ses arrêts.

Opinion individuelle de M. Lachs, jugeDans son opinion individuelle, M. Lachs commence

par mettre l'accent sur les conditions que pose le Statuten ce qui concerne les mérites personnels et la diversitéd origine des membres de la Cour puis il s'élève contretout propos calomnieux porté sur leur indépendance.

Pour ce qui est du fond de l'arrêt, il aurait souhaitéque la Cour prête plus d'attention à l'assistance étran-gère fournie aux forces d'opposition au Salvador. Ilaurait aussi préféré qu'elle utilise dans certains pas-sages des formulations différentes.

M. Lachs revient sur quelques aspects de la com-pétence. Selon lui, on n'a pas accordé précédemmentassez de poids au fait que quarante années se sontécoulées avant que la validité de l'acceptation de lajuridiction de la Cour par le Nicaragua soit publi-quement contestée. L'Organisation des Nations Uniesaurait dû prendre des mesures lorsque cette validité aété mise en doute vers le milieu des années 50, en privé,à l'occasion d'une affaire : le Nicaragua aurait dû êtreinvité à s'acquitter de toutes formalités requises et, aucas où il ne l'aurait pas fait, son nom aurait été rayéde la liste des Etats soumis à la juridiction obligatoirede la Cour. L'Organisation des Nations Unies n'ayantpris aucune mesure, il est légitime de considérer qu'unacquiescement prolongé sur une aussi longue périoderemédie au vice. La compétence de la Cour sur la basedu traité d'amitié, de commerce et de navigation de1956 ne fait aucun doute.

M. Lachs traite également de la question de la jus-ticiabilité de l'affaire, et plus précisément de la relationétroite existant entre les différends d'ordre juridique etles différends d'ordre politique, à l'instar de celle quiexiste entre le droit et la politique. Le droit interna-tional contemporain couvre de si vastes aspects desrelations internationales que seul un très petit nombrede domaines — par exemple, le problème du désar-mement, ou d'autres domaines exclus expressémentpar les Etats — ne sont pas justiciables. M. Lachs citecomme exemple l'affaire relative au Personnel diplo-matique et consulaire des Etats-Unis à Téhéran.

Au sujet du refus de la Cour d'entendre El Salvadorau stade de la compétence, M. Lachs dit en être arrivé àle considérer comme une erreur judiciaire, dont il fau-drait toutefois se garder de tirer des conclusions exa-gérées.

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M. Lachs pense que c'est dans le cadre du plan deContadora, et en coopération avec tous les Etats de larégion, que les Parties devraient régler le vaste litige quiles oppose. Comme cette région est déchirée par desconflits et souffre du sous-développement depuis long-temps, il faut partir sur des bases nouvelles et prendreéquitablement en considération les intérêts de tous,dans un esprit de bon voisinage.Opinion individuelle de M. Ruda, juge

L'opinion individuelle de M. Ruda se rapporte àquatre sujets. En premier lieu M. Ruda n'accepte pas laréserve faite par les Etats-Unis d'Amérique dans lalettre en date du 18janvier 1985 "apropos de toute suiteque la Cour déciderait de donner aux demandes duNicaragua". Pour M. Ruda, conformément à l'Arti-cle 94, paragraphe 1, de la Charte de l'Organisation desNations Unies, les Etats Membres de l'Organisationont solennellement accepté l'obligation de se confor-mer aux décisions de la Cour.

La deuxième partie de l'opinion se réfère à l'amen-dement Vandenberg. M. Ruda a voté contre l'applica-tion de l'amendement pour les raisons exposées dansl'opinion individuelle qu'il avait présentée en 1984.

Dans la troisième partie, M. Ruda traite de la légitimedéfense. Il explique qu'il arrive aux mêmes conclusionsque la Cour mais pense qu'il n'est pas nécessaire d'en-trer dans tous les détails de fait parce que per se l'assis-tance aux rebelles n'est pas une excuse pour la légitimedéfense du point de vue juridique.

La quatrième partie est consacrée aux raisons pourlesquelles, bien qu'ayant voté en 1984 contre le traitéd'amitié, de commerce et de navigation comme fon-dement de la juridiction de la Cour, M. Ruda se croitobligé de voter sur les questions de fond soumises à laCour à ce sujet.Opinion individuelle de M. Elias, juge

M. Elias considère que, vu l'arrêt rendu par la Courdans la phase juridictionnelle, la réserve relative auxtraités multilatéraux dont est assortie la déclaration desEtats-Unis acceptant la juridiction de la Cour en vertude la clause facultative était mise de côté et perdaittoute pertinence à moins qu'El Salvador, le Honduraset le Costa Rica n'interviennent dans la phase concer-nant le fond et la réparation. Le fait que la Cour aitdonné suite à cette réserve est par conséquent erroné etéquivaut à invoquer le pouvoir de réviser la décisionrelative à la compétence et à la recevabilité au nomd'Etats qui ne sont pas parties à l'affaire.Opinion individuelle de M. Ago, juge

Tout en souscrivant à l'arrêt dans son ensemble, et enapprouvant en particulier la position prise par la Couren ce qui concerne la réserve des Etats-Unis relativeaux traités multilatéraux, M. Ago éprouve des hésita-tions sur certains points. Il lui semble par exemple quela Cour a conclu un peu trop facilement à la quasi-identité de contenu du droit international coutumier etdu droit consigné dans certains grands traités multi-latéraux de caractère universel, et qu'elle a attribué unpeu trop facilement à l'adoption de certains principesdans des résolutions de l'ONU ou de l'OEA une valeurprobante quant à l'existence de principes semblablesdans ïopinio juris des membres de la communautéinternationale. M. Ago estime devoir appeler l'atten-tion sur certains aspects, selon lui partiellement con-tradictoires, dans l'appréciation de la situation de fait et

de droit par la Cour. Il relève aussi dans quelquespassages de l'arrêt un certain défaut d'argumentationjuridique à l'appui des positions prises quant à l'im-putabilité de certains faits à l'Etat défendeur en tant quefaits générateurs d'une responsabilité internationale,question à propos de laquelle il aurait souhaité uneconfirmation plus explicite de la jurisprudence précé-dente de la Cour.Opinion individuelle de M. Sette-Camara, juge

M. Sette-Camara approuve entièrement l'arrêt car ilest convaincu que "le non-emploi de la force, ainsi quele principe de non-intervention — ce dernier étant lecorollaire de l'égalité des Etats et du droit à l'autodéter-mination — non seulement sont des principes cardi-naux du droit international coutumier mais encore peu-vent être considérés comme des règles imperatives dudroit international coutumier qui imposent des obliga-tions à tous les Etats". Son opinion individuelle neporte que sur le sous-paragraphe 1 du dispositif del'arrêt, sous-paragraphe contre lequel il a voté.M. Sette-Camara soutient que la réserve relative auxtraités multilatéraux, dont est assortie la déclarationd'acceptation de la juridiction de la Cour faite en 1946par les Etats-Unis conformément à l'Article 36, para-graphe 2, du Statut, ne peut pas être appliquée en laprésente affaire, puisqu'aucune des décisions prisesdans le dispositif de l'arrêt ne peut en rien "affecter"des Etats tiers, et en particulier El Salvador. Le dif-férend oppose le Nicaragua et les Etats-Unis, et la forceobligatoire de la décision de la Cour ne s'impose qu'àces deux Parties. M. Sette-Camara reconnaît à tout Etatqui présente une déclaration d'acceptation de la juridic-tion de la Cour le droit d'assortir sa déclaration desréserves qu'il juge nécessaires. Mais il affirme que laCour peut, et même qu'elle doit, interpréter ces réser-ves. Il regrette que l'application par la Cour de laréserve relative aux traités multilatéraux Tait empê-chée de fonder l'arrêt sur les dispositions de la Chartedes Nations Unies et de la charte de l'Organisation desEtats américains et qu'elle l'ait contrainte à ne recourirqu'aux principes du droit international coutumier et autraité bilatéral d'amitié, de commerce et de navigationde 1956. Il est d'avis que le droit appliqué dans l'arrêtaurait été plus clair et plus précis si la Cour avait cité desdispositions spécifiques des conventions multilatéralespertinentes.

Opinion individuelle de M. Ni, jugeCe qui préoccupe surtout M. Ni, comme il l'explique

dans son opinion individuelle, c'est la "réserve relativeaux traités multilatéraux" invoquée par les Etats-Unis.A son avis, admettre l'application de cette réserve apour conséquence : 1) que la Cour ne peut exercer sajuridiction dans la mesure où les griefs du Nicaraguasont fondés sur les traités multilatéraux en question; et2) que si la Cour reste saisie de l'affaire sur d'autresbases et doit se prononcer sur le fond, l'application deces traités multilatéraux est écartée. Or, en l'espèce,tout en invoquant la réserve relative aux traités mul-tilatéraux pour contester la compétence de la Cour, lesEtats-Unis ont soutenu de façon persistante que lestraités multilatéraux, lesquels sont à la base même deleur réserve, doivent seuls être appliqués à l'affaire enlitige. Cela revient en fait à nier leur propre réserve et,compte tenu de toutes les circonstances pertinentes, ilaurait fallu y voir une renonciation à la réserve relativeaux traités multilatéraux. Dans ces conditions, M. Nin'a pas pu s'associer à la majorité de la Cour dans la

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mesure où il a estimé que les règles figurant dans lestraités multilatéraux ainsi que celles du droit interna-tional coutumier auraient., le cas échéant, dû être appli-quées à l'affaire.Opinion dissidente de M. Oda, juge

M. Oda approuve la Cour d'avoir reconnu l'appli-cabilité de la clause relative aux traités multilatérauxfigurant dans la déclaration par laquelle les Etats-Unisont accepté en 1946 la compétence de la Cour, mais ilestime qu'ayant ainsi jugé que le différend résultaitd'un traité multilatéral elle n'aurait pas dû continuer àconnaître de la requête du Nicaragua sur la base decette déclaration. La Cour a eu tort d'interpréter cetteclause qui excluait le différend comme se bornant àénoncer des restrictions quant aux sources de droit surlesquelles elle pouvait se fonder.

M. Oda estime en outre que, dans la mesure où lesdemandes du Nicaragua présupposaient la compétencede la Cour en vertu des déclarations faites conformé-ment à l'Article 36, paragraphe 2, du Statut, qui vise"les différends d'ordre juridique", elle aurait dû direque ces demandes n'étaient pas justiciables, puisque ledifférend n'était pas "d'ordre juridique" selon la let-tre et l'esprit de cette disposition ou que, même s'ilétait d'ordre juridique, c'était un différend dont la Courn'était pas fondée à connaître; en tant que différendd'ordre politique, il se prêtait mieux à un règlement pard'autres organes et d'autres procédures. De plus, lesfaits que la Cour a pu établir par l'examen des moyensde preuve en l'absence du défendeur ont été bien loin dece qu'il aurait fallu établir pour se faire une imagecomplète de la situation.

En conséquence, M. Oda estime que, dans la mesureoù la Cour pouvait valablement connaître de l'affaire,c'était sur la base de l'Article 36, paragraphe 1, du Sta-tut, où les termes "tous les cas spécialement prévusdans... les traités... en vigueur " ne se prêtaient pas àune contestation concernant la nature "juridique" dudifférend. La Cour pouvziit donc légitimement exami-ner la question des violations des clauses du traitéd'amitié, de commerce et de navigation de 1956. SelonM. Oda, le minage des ports nicaraguayens constituaitune telle violation, et les Etats-Unis en portent la res-ponsabilité.

M. Oda tient à souligner que, s'il a voté contre denombreux points du dispositif de l'arrêt, cela ne doitpas être interprété comme voulant dire qu'il est opposéaux règles de droit relatives à l'emploi de la force ou àl'intervention, que les Etats-Unis ont été accusés devioler : son vote est simplement la conséquence logiquede ses convictions sur la question de la compétence envertu de l'Article 36, paragraphe 2, du Statut.

En conclusion, M. Oda regrette que la Cour se soithâtée, sans nécessité, de se prononcer sur la questionde la légitime défense collective dans le premier arrêtqu'elle ait eu à rendre en la matière.

Opinion dissidente de M. Schwebel, jugeM. Schwebel se dissocie de l'arrêt de la Cour pour

des motifs touchant aux faits et au droit. Il suit la Courdans certaines des conclusions qu'elle énonce contreles Etats-Unis, quand elle leur reproche de n'avoir passignalé l'existence et l'emplacement des mines poséespar eux et d'avoir laissé publier un manuel préconisantdes actes contraires au droit de la guerre. Mais il con-clut qu'au fond les Etats-Unis ont agi d'une façon licite

en exerçant, tant directement que par le biais de leursoutien aux contras, des pressions armées sur le Nica-ragua, l'appui durable que ce pays a apporté auparavantà l'insurrection armée au Salvador équivalant à uneagression armée contre El Salvador, et les Etats-Unispouvant dès lors riposter contre cette agression arméedans l'exercice de la légitime défense collective au pro-fit d'El Salvador.

M. Schwebel estime que, depuis 1979, le Nicaragua aapporté de manière constante aux insurgés d'El Sal-vador une aide étendue et essentielle pour eux. Lesactes délictueux du Nicaragua ne se sont pas limités à lafourniture aux rebelles salvadoriens de grandes quan-tités d'armes, de munitions et autres approvisionne-ments, ce qui en soi pourrait éventuellement ne pas êtreconsidéré comme équivalant à une agression armée. LeNicaragua a en outre participé aux côtés des rebellessalvadoriens à l'organisation et à la préparation de leursactes d'insurrection ainsi qu'à leur entraînement; il amis à leur dispposition des moyens de commandementet de contrôle, des bases et des moyens de transmissionet leur a offert un refuge, permettant ainsi aux diri-geants de la rébellion salvadorienne d'opérer à partir duterritoire nicaraguayen. Aux yeux de M. Schwebel, uneassistance de cette ampleur équivaut en droit à uneagression armée. Non seulement El Salvador est endroit de se défendre lui-même contre cette agressionarmée mais il a demandé aux Etats-Unis de l'aider dansle cadre de la légitime défense collective. Les Etats-Unis étaient fondés à aider El Salvador en prenantouvertement ou secrètement des mesures. Ces mesurespouvaient être mises en œuvre non seulement au Sal-vador mais aussi contre le Nicaragua, sur son propreterritoire.

Pour M. Schwebel, la conclusion de la Cour selonlaquelle le Nicaragua n'est pas ' 'responsable des envoisd'armes" aux insurgés salvadoriens n'est étayée paraucune considération "judiciaire ou judicieuse". LaCour a "exclu ou écarté des éléments de preuve irré-futables, ou elle s'est dispensée de les étudier alorsqu'ils établissent l'existence d'une intervention impor-tante et continue du Nicaragua dans l'insurrection sal-vadorienne". L'intervention du Nicaragua au Salva-dor au profit des insurgés salvadoriens est, selonM. Schwebel, reconnue par le Président du Nicaragua,certifiée par le principal témoin du Nicaragua en l'af-faire et confirmée par d'abondantes corroborations.

M. Schwebel conclut que, même si l'on considèreque les activités de soutien du Nicaragua à l'insurrec-tion salvadorienne n'équivalent pas à une agressionarmée — contrairement à ce qu'il pense — ces acti-vités n'en constituent pas moins, indéniablement, uneintervention illicite. Il est "assez étonnant" cependantque la Cour, tout en tenant les Etats-Unis pour respon-sables d'une intervention au Nicaragua, n'ait pas re-connu que le Nicaragua était intervenu auparavant defaçon continue au Salvador.

Pour que les mesures prises par les Etats-Unis autitre de la légitime défense collective soient licites, ellesdevaient répondre aux critères de nécessité et de pro-portionnalité. De l'avis de M. Schwebel, il est douteuxque la question de la nécessité soit justiciable en l'es-pèce car les faits sont très incertains; ils dépendent de laquestion de savoir si des mesures ne comportant pasl'emploi de la force peuvent permettre de mettre fin àl'intervention du Nicaragua au Salvador. Mais on peut

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raisonnablement soutenir que le fait que "le Nicaraguaa continué à ne pas mettre fin à la subversion armée duSalvador" prouve la nécessité de ces mesures.

M. Schwebel affirme que "les actes des Etats-Unissont remarquablement proportionnés. De même que lesrebelles salvadoriens, forts de l'appui essentiel du Ni-caragua, conduisent une rébellion au Salvador, lesEtats-Unis, agissant au titre de la légitime défense col-lective, appuient les rebelles qui conduisent une rébel-lion au Nicaragua. Les rebelles au Salvador attaquentsans distinction d'importants objectifs économiques auSalvador; les Etats-Unis attaquent sélectivement desobjectifs d'importance militaire" au Nicaragua.

M. Schwebel soutient qu'en droit international con-temporain l'Etat qui le premier intervient dans un autreEtat en recourant à l'emploi de la force — par exempleen participant de façon appréciable à l'envoi de forcesirrégulières dans son territoire — est de prime abordl'agresseur. L'examen des faits ne peut que confirmerque le Nicaragua est de prime abord l'agresseur. "Enoutre", conclut M. Schwebel, "le Nicaragua a présentéson comportement délictueux comme moins grave qu'il

n'était, en produisant devant la Cour de faux témoi-gnages dans le souci délibéré de dissimuler la vérité. Enconséquence, sous ces deux aspects, le Nicaragua nes'est pas présenté devant la Cour avec les mains pro-pres. Un arrêt en sa faveur ne se justifie donc pas et neserait même pas justifié s'il fallait conclure — ce quin'est pas le cas — que les mesures de riposte des Etats-Unis étaient inutiles ou disproportionnées".

Opinion dissidente de sir Robert Jennings, jugeSir Robert Jennings est d'accord avec la Cour pour

considérer que la réserve des Etats-Unis relative auxtraités multilatéraux est valable et doit être respectée. Ildit ne pas pouvoir souscrire à la décision de la Courselon laquelle elle peut malgré cela exercer sa juridic-tion en l'espèce en appliquant le droit coutumier au lieudes traités multilatéraux pertinents. En conséquence,s'il a pu voter pour certaines des constatations fai-tes par la Cour, il s'est vu contraint de voter contredes décisions concernant l'emploi de la force, l'inter-vention et la question de la légitime défense, la Courn'ayant pas selon lui la compétence voulue pour tran-cher de ces points.

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80. AFFAIRE DU DIFFÉREND FRONTALIER(BURKINA FASO/RÉPUBLIQUE DU MALI)

Arrêt du 22 décembre 1986

Dans son arrêt, la Chambre constituée par la Cour enl'affaire du différend frontalier entre le Burkina Faso etla République du Mali a adopté, à l'unanimité, le tracéde la ligne frontière dans la zone contestée entre lesdeux Etats.

(Pour le tracé de cette ligne, voir carte 2.)

La composition de la Chambre était la suivante :M. Mohammed Bedjaoui, président : MM. ManfredLachs et José Maria Ruda, juges; MM. François Lu-chaire et Georges Abi-Saab, juges ad hoc.

Dispositif de l'arrêt de la Chambre

"La Chambre,"A l'unanimité,"Décide"A. Que le tracé de la frontière entre le Burkina

Faso et la République du Mali dans la zone contestéetelle qu'elle est définie dans le compromis conclule 16 septembre 1983 entre ces deux Etats est lesuivant :

"1) Partant d'un point de coordonnées, géogra-phiques Io 59' 01" ouest et 14° 24' 40" nord (point A),la ligne prend une direction nord en suivant la ligneen croisillons discontinus qui figure sur la carte del'Afrique de l'ouest au 1/200 000 éditée par l'Institutgéographique national (IGN) français (ci-aiprès dé-nommée "la ligne IGN") jusqu'au point de coordon-nées géographiques Io 58' 49" ouest et 14° 28' 30" nord(point B).

"2) Au point B, la ligne s'infléchit vers l'est etcoupe la piste reliant Diionouga et Diguel à approxi-mativement 7,5 kilomètres de Dionouga en un pointde coordonnées géographiques Io 54' 24" ouest et14° 29' 20" nord (point C).

"3) Du point C, la ligne passe à une distanceapproximative de 2 kilomètres au sud des villages deKounia et d'Oukoulourou par le point de coordon-nées géographiques Io 46' 38" ouest et 14° 28 ' 54" nord(point D) et le point de coordonnées Io 40' 40" ouest et14° 30' 03" nord (point E).

"4) Du point E, la ligne continue tout droitjusqu'à un point de coordonnées géographiquesIo 19' 05" ouest et 14° 43' 45" nord (point F) situé à2,6 kilomètres approximativement au sud de la marede Toussougou.

"5) Du point F, la ligne continue tout droit jus-qu'au point de coordonnées géographiques Io 05' 34"ouest et 14° 47' 04" nord (point G) situé sur le rivageouest de la mare de Soum, qu'elle traverse en suivantune direction générale d'ouest en est et en la divisanten parts égales entre les deux Etats; elle remonteensuite selon une direction générale nord/nord-estpour rejoindre la ligne IGN au point de coordonnéesgéographiques 0° 43' 29" ouest et 15° 05' 00" nord(point H).

"6) Du point H, la ligne suit la ligne IGN jusqu'aupoint de coordonnées géographiques 0° 26' 35" ouestet 15° 05' 00" nord (point I); de là elle s'infléchit vers lesud-est et continue tout droit jusqu'au point J définici-dessous.

"7) Les points J et K, dont les coordonnées géo-graphiques seront déterminées par les parties avecl'aide des experts désignés conformément à l'arti-cle IV du compromis, répondent à trois conditions :ils se situent sur le même parallèle de latitude; lepoint J se trouve sur le rivage ouest de la mare d'InAbao et le point K sur le rivage est de cette mare;la ligne tracée entre eux aura pour effet de diviserl'étendue de la mare en parts égales entre les parties.

"8) Au point K, la ligne s'infléchit vers le nord-est et continue tout droit jusqu'au point de coor-données géographiques 0° 14' 44" ouest et 15° 04' 42"nord (point L) et, de ce point, elle continue toutdroit jusqu'à un point de coordonnées géographiques0° 14' 39" est et 14° 54' 48" nord (point M) situéapproximativement à 3 kilomètres au nord du gué deKabia.

"B. Que la Chambre désignera ultérieurement,par ordonnance, trois experts conformément à l'arti-cle IV, alinéa 3, du compromis du 16 septembre1983."

Des opinions individuelles ont été jointes à l'arrêtpar MM. François Luchaire et Georges Abi-Saab, jugesad hoc.

Les juges intéressés ont défini et expliqué dans cesopinions la position qu'ils ont prise sur certains pointstraités dans l'arrêt.

** *

I. — Qualités (paragraphes 1 à 15)

La Chambre rappelle les phases successives de laprocédure, depuis la notification au Greffier du com-promis conclu le 16 septembre 1983 entre la République

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de Haute-Volta (devenue le Burkina Faso depuis le4 août 1984) et la République du Mali par lequel les deuxEtats convenaient de soumettre à une chambre de laCour un différend concernant la délimitation d'une par-tie de leur frontière commune.

II. — Mission de la Chambre (paragraphes 16 à 18)

La tâche de la Chambre consiste à indiquer le tracé dela frontière entre le Burkina Faso et la République duMali dans la zone contestée qui est définie par l'article Idu compromis comme "une bande de territoire quis'étend du secteur de Koro (Mali) Djibo (Haute-Volta)jusques et y compris la région du Béli". Les deux Etatsont indiqué, dans les conclusions soumises à la Cham-bre, le tracé de la frontière que chacune d'elles con-sidère comme fondé en droit. Ces tracés sont figurés surle croquis n° 1 de l'arrêt.

III. — Règles applicables. Source des droits que lesParties revendiquent (paragraphes 19 à 30)

1. Le principe de Vintangibilité des frontières héri-tées de la colonisation (paragraphe 19)

L'arrêt examine les règles applicables aux fins del'affaire, en s'efforçant de dégager la source des droitsque les Parties revendiquent. Il note tout d'abord que ladétermination de la frontière à laquelle la Chambre doitprocéder s'inscrit dans un contexte juridique marquépar le fait que les Etats en litige sont tous deux issusdu processus de décolonisation qui s'est déroulé enAfrique pendant les trente dernières années : on peutdire que le Burkina Faso correspond à la colonie de laHaute-Volta et la République du Mali à celle du Soudan(anciennement Soudan français). Les deux Parties ontindiqué dans le préambule de leur compromis que lerèglement du différend qui les oppose doit être "fondénotamment sur le respect du principe de l'intangibilitédes frontières héritées de la colonisation", ce qui rap-pelle le principe proclamé dans la résolution AGH/Res. 16(1) adoptée au Caire en juillet 1964 à la premièreconférence au sommet qui a suivi la création de l'OUAselon lequel "tous les Etats membres s'engagent à res-pecter les frontières existant au moment où ils ontaccédé à l'indépendance".

2. Le principe de /'uti possidetis juris (paragra-phes 20 à 26)

Cela étant, la Chambre ne saurait écarter le principede Y uti possidetis juris dont l'application a précisé-ment pour conséquence le respect des frontières héri-tées. Elle souligne la portée générale du principe enmatière de décolonisation ainsi que l'importance qu'ilrevêt pour le continent africain, y compris les deuxparties à l'affaire. Bien que ce principe ait été invoquépour la première fois en Amérique hispanique, il n'a paspour autant le caractère d'une règle inhérente à unsystème déterminé de droit international. C'est un prin-cipe de portée générale, logiquement lié au phénomènede l'accession à l'indépendance où qu'il se manifeste.Son but évident est d'éviter que l'indépendance et lastabilité des nouveaux Etats ne soient mises en dangerpar des luttes nées de la contestation des frontières à lasuite du retrait de la puissance administrante. Il fautdonc voir dans le respect par les nouveaux Etats afri-cains du statu quo territorial au moment de l'accession

à l'indépendance non pas une simple pratique mais bienl'application en Afrique d'une règle dont il ne sembled'ailleurs pas nécessaire à la Chambre de démontreraux fins de l'affaire qu'il s'agit d'un principe de portéegénérale bien établi en matière de décolonisation.

Le principe de Y uti possidetis juris accorde au titrejuridique la prééminence sur la possession effectivecomme base de souveraineté. Il vise avant tout à assu-rer le respect des limites territoriales au momentde l'accession à l'indépendance. Lorsque ces limitesn'étaient que des délimitations entre divisions adminis-tratives ou colonies relevant toutes de la même sou-veraineté, l'application du principe les transformait enfrontières internationales et c'est ce qui s'est produitpour les deux Etats Parties à l'affaire qui se sont cons-titués sur les territoires de l'Afrique occidentale fran-çaise. Lorsque ces limites étaient déjà au moment dela décolonisation des frontières internationales, l'obli-gation de respecter les frontières internationales pré-existantes découle d'une règle générale de droit inter-national relative au cas de succession d'Etats. Lesnombreuses affirmations solennelles relatives à l'intan-gibilité des frontières émanant d'hommes d'Etats afri-cains ou d'organes de l'OUA doivent donc être com-prises comme des références à un principe déjà existantet non pas comme des affirmations visant la formationd'un principe nouveau ou l'extension à l'Afrique d'unerègle seulement applicable jusque-là dans un autre con-tinent.

Ce principe de Y uti possidetis heurte de front enapparence celui du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Mais en réalité le maintien du statu quo ter-ritorial en Afrique apparaît souvent comme une solu-tion de sagesse. C'est le besoin vital de stabilité poursurvivre, se développer et consolider progressivementleur indépendance dans tous les domaines qui a amenéles Etats africains à consentir au respect des limites oufrontières coloniales et à en tenir compte dans l'inter-prétation du principe de l'autodétermination des peu-ples. Si le principe de Y uti possidetis s'est maintenu aurang des principes juridiques les plus importants, c'estque les Etats africains l'ont retenu par un choix déli-béré.

3. Le rôle de l'équité (paragraphes 27 et 28)

La Chambre examine ensuite la question de savoirs'il est possible dans la présente espèce d'invoquerl'équité à l'égard de laquelle les deux parties ont avancédes vues opposées. Elle ne peut — cela est clair —statuer ex aequo et bono puisqu'elle n'en a pas étéchargée par les parties. Mais elle prendra en considéra-tion l'équité telle qu'elle s'exprime dans son aspectinfra legem, c'est-à-dire cette forme d'équité qui cons-titue une méthode d'interprétation du droit et quirepose sur le droit. La prise en considération concrètede cette équité ressortira de l'application que la Cham-bre fera des principes et règles qu'elle aura jugés appli-cables.

4. Le droit français d'outre-mer (paragraphes 29et 30)

Les parties s'accordent à reconnaître que la déter-mination du tracé de la frontière doit s'apprécier aussià la lumière du droit français d'outre-mer. La ligne quela Chambre doit déterminer comme étant celle qui exis-

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tait en 1959-1960 n'était à l'origine qu'une limite admi-nistrative séparant deux anciens territoires françaisd'outre-mer et, comme telle, elle était alors nécessai-rement définie non pas par le droit international maisd'après la législation française applicable à ces terri-toires. La Chambre précise d'ailleurs à ce sujet que ledroit international — et donc le principe de Yuti pos-sidetis — s'applique à l'Etat nouveau dès son acces-sion à l'indépendance et non pas avec effet rétroactif. Ilgèle le titre territorial. Le droit international ne renvoiepas au droit de l'Etat colonisateur. Si celui-ci inter-vient, c'est comme un élément de fait parmi d'autres oucomme moyen de preuve du "legs colonial" à la datecritique.

IV. — Evolution de l'organisation administrative (pa-ragraphes 31 à 33)

Après avoir brièvement rappelé l'organisation admi-nistrative territoriale de l'Afrique occidentale françaisedont les deux Parties faisaient partie, avec sa pyramidede circonscriptions (colonies, cercles, subclivisions,cantons, villages), l'arrêt retrace l'historique des deuxcolonies dont il s'agit depuis 1919, afin de déterminerce qu'était pour chacune des parties le legs colonialauquel devait s'appliquer Yuti possidetis. Le Mali aaccédé à l'indépendance en 1960 sous le nom de Fédé-ration du Mali, celle-ci succédant à la République sou-danaise, elle-même née en 1959 d'un territoire d'outre-mer dénommé Soudan français. Quant à la Haute-Voltadont l'histoire est plus compliquée, elle a été créée en1919, supprimée en 1932, puis reconstituée par la loi du4 septembre 1947 selon laquelle les limites du "terri-toire de la Haute-Volta rétabli" seraient "celles del'ancienne colonie de la Haute-Volta à la date du 5 sep-tembre 1932". C'est cette Haute-Volta recons tituée quia accédé à l'indépendance en 1960 et a pris le nom deBurkina Faso en 1984. Il s'agit donc en l'espèce derechercher quelle est la frontière héritée de l'adminis-traiton française, et plus précisément quelle était dansla zone litigieuse la frontière entre les territoiresd'outre-mer du Soudan et la Haute-Volta telle qu'elleexistait en 1959-1960. Les deux parties s'accordentpour dire qu'au moment de l'indépendance il y avaitune frontière bien définie et pour admettre qu'aucunemodification n'est survenue dans la zone contestéeentre janvier 1959 et août 1960 ou depuis lois.

V. — Le différend entre les parties et la question préa-lable de Vacquiescement éventuel du Mali (pa-ragraphes 34 à 43)

Le Burkina Faso soutient que le Mali a acceptécomme obligatoire la solution du différend esquisséepar la Commission de médiation de l'OUA qui a siégéen 1975. Si cet argument basé sur l'acquiescement étaitbien fondé, il aurait pour effet de rendre inutile touterecherche destinée à établir la frontière héritée de lapériode coloniale.

La Chambre examine donc si le Mali avait, commel'affirme le Burkina Faso, acquiescé à la solutionesquissée dans le cadre de la commission bien que celle-ci n'ait jamais réellement terminé ses travaux. Elletraite en premier lieu de l'élément d'acquiescement queserait, selon le Burkina Faso, la déclaration faite par lechef de l'Etat malien le 11 avril 1975 par lequel le Malise serait déclaré d'avance lié par le rapport que laCommission de médiation devait rédiger sur la base des

propositions concrètes de sa sous-commission juridi-que. Ce rapport n'a pas vu le jour mais les propositionsde la sous-commission sont connues. Après examen etcompte tenu de la jurisprudence de la Cour, la Chambreestime qu'il n'y a pas lieu d'interpréter cette déclarationcomme un acte unilatéral comportant des effets juri-diques au regard du différend. L'arrêt traite en secondlieu des principes de délimitation retenus par la sous-commission juridique dont, d'après le Burkina Faso, leMali aurait accepté qu'ils soient pris en considérationaux fins de la délimitation litigieuse. Après avoir peséles arguments des Parties, la Chambre conclut que,puisqu'elle aura à fixer le tracé de la frontière sur la basedu droit international, peu importe que l'attitude duMali puisse ou non s'interpréter comme une prise deposition déterminée, voire un acquiescement, quantaux principes jugés applicables à la solution du diffé-rend par la sous-commission juridique. S'ils sont appli-cables en tant qu'éléments de droit, ils le sont quellequ'ait été l'attitude du Mali. Il n'en irait autrementque si les deux Parties lui avaient demandé d'en tenircompte ou leur avaient réservé une place spéciale dansle compromis en tant que "règles expressément recon-nues par les Etats en litige" (Art. 38, par. 1, a, duStatut), ce qui n'est pas le cas.

VI. — Question préalable : fixation du point triple(paragraphes 44 à 50)

La Chambre règle une autre question préalable, cellede savoir de quels pouvoirs elle dispose au regard de lafixation du point triple qui constitue le point terminaloriental de la frontière entre les Parties. Celles-ci ontdes vues opposées à ce sujet : le Mali soutient que ladétermination du point Niger-Mali-Burkina Faso nepeut être opérée par les Parties sans l'accord du Nigeret que la Chambre ne peut pas y procéder non plus; leBurkina Faso considère que la Chambre doit, en vertudu compromis, se prononcer sur la situation du pointtriple. Pour ce qui est de sa compétence, la Chambreconsidère que, selon les termes clairs du compromis,l'intention commune des parties était qu'elle indique letracé de la frontière dans toute la zone contestée. Elleestime en outre que sa compétence ne se trouve paslimitée du seul fait que le point terminal de la frontièrese situe sur la frontière d'un Etat tiers non partie àl'instance. Les droits de l'Etat voisin, le Niger, sontsauvegardés en tout état de cause par le jeu de l'Arti-cle 59 du Statut de la Cour. Quant à savoir si desconsidérations liées à la sauvegarde des intérêts del'Etat tiers concerné devraient l'amener à s'abstenird'exercer sa compétence pour identifier le tracé de laligne jusqu'au bout, cela supposerait d'après elle queles intérêts juridiques de cet Etat seraient non seule-ment touchés par sa décision mais constitueraient l'ob-jet même de la décision. Tel n'est pas le cas en l'espèce.Il incombe par suite à la Chambre de constater jusqu'oùs'étend la frontière héritée de l'Etat colonisateur. Ils'agit moins pour elle d'indiquer un point triple quel'emplacement du point terminal de la frontière à l'est,point où cette frontière cesse de séparer le BurkinaFaso de la République du Mali.

VII. — Moyens de preuve invoqués par les parties(paragraphes 51 à 65)

Pour étayer leurs thèses, les parties ont invoqué di-vers moyens de preuve.

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1. Elles ont cité des textes législatifs et réglemen-taires ou documents administratifs parmi lesquels ledocument fondamental est la loi française du 4 septem-bre 1947 "tendant au rétablissement du territoire dela Haute-Volta" qui disposait que les limites du terri-toire rétabli seraient "celles de l'ancienne colonie de laHaute-Volta à la date du 5 septembre 1932". Ces limitesétaient toujours, au moment de l'accession à l'indépen-dance en 1960, celles qui existaient à la date du 5 sep-tembre 1932. Les textes et documents produits ne con-tiennent aucune description complète du tracé de lalimite entre le Soudan français et la Haute-Volta pen-dant les deux périodes où ces colonies ont coexisté(1919-1932 et 1947-1960). Ils sont d'une portée limitée etleur valeur juridique ou leur interprétation font l'objetde controverses entre les Parties.

2. Les deux Etats ont produit aussi un matériaucartographique volumineux et diversifié. Elles ont con-sacré des développements approfondis à la question dela force probante de la cartographie et à la valeur juri-dique comparée des divers éléments de preuve présen-tés. La Chambre note que, en matière de délimitationde frontières, les cartes ne sont que de simples indica-tions et ne constituent jamais à elles seules un titreterritorial. Elles ne sont que des éléments de preuveextrinsèques auxquels il peut être fait appel, parmid'autres éléments de preuve, pour établir la matérialitédes faits. Leur valeur dépend de leur fiabilité techniqueet de leur neutralité par rapport au différend et auxParties au différend et elles ne peuvent avoir pour effetde renverser le fardeau de la preuve.

Examinant les cartes produites en l'espèce, la Cham-bre note qu'elle n'a à sa disposition aucune carte quiillustrerait d'une manière officielle et directe le libellédes quatre textes essentiels (voir la section VIII ci-après) alors même que deux d'entre eux devaient, selonleurs termes mêmes, être accompagnés de cartes. S'ilest vrai qu'elle a devant elle une masse considérable decartes, croquis et dessins pour une région réputée enpartie inconnue, aucun tracé frontalier indiscutable nepeut en être dégagé. Une vigilance particulière s'im-pose donc dans l'examen du dossier cartographique.

Deux des cartes produites présentent une importancetoute particulière. Il s'agit de la carte des colonies del'Afrique occidentale française au 1/500 000, édition de1925 dite carte Blondel la Rougery et de la carte del'Afrique de l'Ouest au 1/200 000, publiée par l'Institutgéographique national français (IGN) et originairementéditée entre 1958 et 1960. La Chambre estime, en ce quiconcerne la première, que les limites administrativesqui y figurent ne jouissent d'aucune autorité particu-lière en elles-mêmes. Pour ce qui est de la seconde, laChambre considère que, ayant été établie par un orga-nisme neutre par rapport aux Parties, et sans avoirvaleur de titre juridique, elle constitue une représen-tation visuelle des textes disponibles et des renseigne-ments recueillis sur le terrain. Si toutes les autrespreuves font défaut ou ne suffisent pas pour faire appa-raître un tracé précis, la valeur probante de la carte del'IGN devient déterminante.

3. Parmi les éléments de preuve à prendre en con-sidération, les Parties invoquent les "effectivités colo-niales" autrement dit le comportement des autoritésadministratives en tant que preuve de l'exercice effectifde compétences territoriales dans la région pendant lapériode coloniale. Le rôle joué par ces effectivités est

complexe et la Chambre devra peser soigneusementleur valeur juridique dans chaque cas d'espèce.

La Chambre relève le caractère très particulier del'affaire en ce qui concerne les faits à démontrer ou lespreuves à produire. Bien que les Parties aient fourni undossier aussi complet que possible, la Chambre ne peutpas pour autant avoir la certitude de statuer en pleineconnaissance de cause. Le dossier présente des inco-hérences et des lacunes. L'application systématique dela règle relative à la charge de la preuve ne sauraitapporter toujours la solution, et le rejet d'un argumentfaute de preuve ne suffit pas pour que la thèse contrairepuisse être retenue.

VIII. — Titres législatifs et réglementaires et docu-ments administratifs invoqués parles parties :leur applicabilité à la détermination de la lignefrontière (paragraphes 66 à 105) et leur mise enœuvre (paragraphes 106 à 111)

La Chambre examine de plus près les titres législatifset réglementaires et les documents administratifs invo-qués par les Parties afin d'apprécier la valeur de chacund'eux aux fins du tracé de la ligne frontière dans lesecteur auquel ils se rapportent. L'arrêt présente cestextes dans l'ordre chronologique :

— Arrêté du 31 décembre 1922 portant réorganisa-tion de la région de Tombouctou. Les parties sont d'ac-cord pour reconnaître sa validité et sa pertinence.

— Arrêté en date du 31 août 1927 pris par le gouver-neur général par intérim de l'AOF et relatif aux limitesdes colonies du Niger et de la Haute-Volta; cet arrêté aété modifié par un erratum du 5 octobre 1927. LesParties le tiennent toutes deux pour pertinent en tantqu'il se réfère au point triple dont il a été question plushaut (section VI). Mais elles ont des avis opposés sur savalidité, le Mali soutenant que l'arrêté et son erratumsont viciés par une erreur de fait relative à l'empla-cement des hauteurs de N'Gouma de sorte que le Bur-kina Faso ne serait pas fondé à s'en prévaloir. LaChambre souligne qu'en l'espèce l'arrêté et son erra-tum n'ont d'autre valeur que celle d'un élément depreuve quant à l'emplacement du point terminal de lalimite entre le Soudan français et la Haute-Volta et elleestime inutile de chercher à établir la validité juridiquedu texte, dont sa valeur probante — admise d'ailleurspar le Mali — est indépendante.

— Décret du 5 septembre 1932 portant suppressionde la colonie de la Haute-Volta et rattachement descercles qui l'avaient composée soit au Soudan françaissoit au Niger (voir le croquis n° 2 de l'arrêt).

— Echange de lettres intervenu en 1935 : II s'agit dela lettre 191 CM2 du 19 février 1935 adressée aux lieu-tenants-gouverneurs du Niger et du Soudan françaispar le gouverneur général de l'Afrique occidentale fran-çaise et de la réponse du lieutenant-gouverneur duSoudan français en date du 3 juin 1935. Le gouverneurgénéral proposait une description de la limite entre leNiger et le Soudan français à laquelle le lieutenant-gouverneur du Soudan n'a proposé qu'une modifica-tion. Cette description correspondrait au tracé figurantsur la carte Blondel La Rougery (voir le croquis n° 3 del'arrêt). Le projet n'a pas eu de suite mais son inter-

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prétation fait l'objet de controverses entre les parties, laquestion étant de savoir si la limite proposée se bornaità décrire une limite de fait existante (thèse déclaratoiredu Burkina Faso) ou si la lettre traduisait l'intention dedéfinir de novo la limite de droit (thèse modificatrice duMali). La Chambre conclut que la définition de la limitetelle qu'elle figure dans la lettre 191 CM2 coiTespon-dait, dans l'esprit du gouverneur général comme detous les administrateurs consultés, à la situation exis-tante.

— Arrêté 2728 AP pris le 27 novembre 1935 par legouverneur général par intérim de l'Afrique occidentalefrançaise portant délimitation des cercles de Bafoulabé,Bamako et Mopti (Soudan français). Celui-ci était limi-trophe du cercle de Ouahigouya, soudanais à l'époquequi est redevenu voltaïque à partir de 1947. Cette limitedevait constituer de nouveau la limite entre les ter-ritoires de la Haute-Volta et du Soudan jusqu'à l'in-dépendance, d'où son intérêt. Le texte décrit la limiteorientale du cercle soudanais de Mopti, à savoir "uneligne sensiblement nord-est laissant au cercle de Moptiles villages de Yoro, Dioulouna, Oukoulou, Agoulou-rou, Koubo...". Les parties ne s'entendent pas surl'effet juridique qu'il faut reconnaître à cette disposi-tion. Elles s'opposent sur le point de savoir si la ligneindiquée par le texte, en "laissant" au cercle de Moptiles villages en question, a eu pour effet d'attribuer à cecercle des villages qui faisaient partie auparavant d'unautre cercle (thèse du Burkina Faso) ou si au contrairela définition de cette ligne impliquait que ces villagesappartenaient déjà au cercle de Mopti (thèse du Mali).

La Chambre recherche si elle peut tirer du textemême de l'arrêté 2728 AP et du contexte administratifdans lequel il s'inscrit des indications quant à la portéeque le gouverneur général par intérim avait voulu luidonner. Elle déduit de son examen qu'il existe au moinsune présomption que l'arrêté 2728 AP n'a pas eu pourfin ni pour effet de modifier les limites existant en 1935entre les cercles soudanais de Mopti et de Ouahigouya(aucune modification n'étant intervenue entre 1932 et1935). La Chambre recherche ensuite si le contenu del'arrêté 2728 AP a pour effet d'infirmer ou de confirmercette présomption et conclut d'une étude approfondiedes éléments documentaires et cartographiques per-mettant de localiser les villages qu'ils ne sont pas denature à renverser la présomption selon laquelle l'ar-rêté 2728 AP avait un caractère déclaratoire.

Dans le courant de sa démonstration, la Chambreprécise que la partie de la frontière pour la détermi-nation de laquelle il faut dégager la portée de l'ar-rêté 2728 AP a été dénommée dans l'arrêt "le secteurdes quatre villages", les termes "quatre villages" dé-signant les villages de Dioulouna (qui peut être identi-fié au village connu actuellement sous le nom de Dio-nouga), Oukoulou, Agoulourou et Koubo (Je village deYoro cité aussi dans l'arrêté appartenant sans aucundoute déjà au cercle de Mopti et n'étant d'ailleurs pasen litige).

** *

S'agissant de la mise en œuvre des documents, laChambre examine les relations qui peuvent être éta-blies entre les éléments d'information fournis par lesdivers textes qu'elle doit appliquer et fait diversesconstatations. Elle note que sur certains points ils sonten harmonie et se renforcent mutuellement mais qu'à

certains égards, vu les défaillances cartographiques àl'époque, ils paraissent parfois contradictoires (voir lecroquis n° 4 de l'arrêt).

IX. — Détermination de la frontière dans la zone con-testée (paragraphes 112 à 174)

1. Le point terminal ouest (paragraphes 112 et 113)

La Chambre fixe tout d'abord le point terminal dela frontière déjà établie entre elles d'un communaccord, autrement dit l'extrémité ouest de la zone con-testée. Les Parties n'ont pas clairement indiqué cepoint mais la Chambre croit pouvoir conclure qu'ellesreconnaissent toutes deux le tracé frontalier indiqué sur ,la carte de l'Afrique de l'Ouest au 1/200 000e éditéepar l'IGN au sud du point de coordonnées géogra-phiques Io 59' 01" O et 14° 24' 40" N (point A de la cartejointe à l'arrêt). C'est à partir de ce point que les partieslui demandent d'indiquer le tracé de la frontière com-mune vers l'est.

2. Villages et hameaux de culture (paragraphes 114à 117)

La Chambre estime devoir examiner le sens à donnerau mot "village" car les textes réglementaires fixant leslimites des circonscriptions se contentent en général dementionner les villages qui les constituent sans four-nir d'autre précision géographique. Or il se trouve queles habitants d'un village cultivent souvent des ter-rains qui en sont assez éloignés en s'installant dans des"hameaux de culture" dépendant de ce village. LaChambre doit décider si, au regard de la délimitation àlaquelle elle est priée de procéder, les hameaux deculture font partie des villages dont ils dépendent. Ellen'est pas convaincue que, lorsqu'un village constituaitun élément servant à définir la composition d'une entitéadministrative plus large, on ait toujours pris en con-sidération ces hameaux de culture pour tracer la limitede cette entité. C'est seulement après avoir examinétous les éléments d'information disponibles quant àl'extension d'un village donné qu'elle sera à même dejuger si un terrain déterminé doit être traité commepartie de ce village, en dépit de la discontinuité, ou aucontraire comme hameau satellite non-inclus dans leslimites du village.

3. Le secteur des quatre villages (paragraphes 118à 126)

L'arrêté 2728 AP définissant la limite entre les cer-cles de Mopti et d'Ouahigouya par référence aux vil-lages ' 'laissés' ' au cercle de Mopti, la Chambre identifieles villages en question et détermine leur extensionterritoriale. Elle constate que le Burkina Faso ne metpas en cause le caractère malien du village de Yoro etqu'il n'y a pas de contestation quant à la première partiede la frontière qui prend une direction nord à partir dupoint A jusqu'au point de coordonnées Io 58' 49" O et14° 28' 30" N (point B).

Pour ce qui est de Dionouga, les Parties s'accordent àl'assimiler au village de Dioulouna mentionné dansl'arrêté. La Chambre estime pouvoir conclure deséléments d'information à sa disposition, notamment deceux qui ont trait aux travaux de piste entrepris surl'ordre des administrateurs concernés et qui sont unélément significatif des "effectivités", que la limite

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administrative existant au moment considéré de l'épo-que coloniale coupait la piste reliant ce village au vil-lage proche de Diguel à une distance approximative de7,5 km au sud de Dionouga. Le tracé de la frontière faitdonc de même au point de coordonnées Io 54' 24" O et14° 29' 20" N (point C).

Quant aux villages d'Oukoulou et d'Agoulouroumentionnés dans l'arrêté 2728 AP, la Chambre soulignequ'il est sans importance que ces villages existent ounon aujourd'hui. Leur disparition éventuelle est sanseffet sur la limite définie à l'époque. On peut notertoutefois que la situation des villages de Kounia etd'Oukoulourou correspond à celle des deux villagescités dans l'arrêté.

En ce qui concerne Koubo, à propos duquel il existeune certaine confusion de toponymes, les informationsdont dispose la Chambre ne suffisent pas à établir aveccertitude si c'est le village de Kobou ou le hameau deKobo qui correspond au village de Koubo mentionnédans l'arrêté. Mais comme le hameau n'est qu'à 4 km duvillage, elle estime qu'il y a lieu de les considérercomme un tout et de tracer la frontière de façon à leslaisser tous deux au Mali.

La Chambre estime dès lors qu'une ligne tracée àune distance approximative de 2 km au sud des villagesactuels de Kounia et d'Okoulourou correspond à lalimite décrite par l'arrêté 2728 AP. Elle passe par lepoint de coordonnées Io 46' 38" O et 14° 28' 54" N(point D) et par le point de coordonnées Io 40' 40" O et14° 30' 03" N (point E).

4. La mare de Toussougou, la mare de Kétiouaireet la mare de Soum (paragraphes 127 à 150)

La ligne décrite dans l'arrêté 2728 AP de 1935 seprolonge dans une direction "sensiblement au nord-est", en "passant au sud de la mare de Toussougoupour aboutir en un point situé à l'est de la mare deKétiouaire". L'emplacement de ces mares pose unproblème car aucune des cartes contemporaines del'arrêté que les parties ont présentées à la Chambren'indique de mares portant ces noms. Les deux Partiesadmettent cependant qu'il existe au moins une maredans la région du village de Toussougou mais elles n'ontoffert que des cartes contradictoires comme élémentsde preuve. La question qui se pose est de savoir si lamare de Féto Maraboulé, située au sud-ouest du villageet portée sur les cartes assez récemment, en fait ou nonpartie intégrante. La Chambre est d'avis que les deuxmares restent distinctes, même pendant la saison despluies et que la mare de Féto Maraboulé ne doit pas êtreassimilée à la mare de Toussougou visée par l'arrêté,qui est plus petite et se situe près du village du mêmenom. En outre, une telle assimilation aurait des effetssur le tracé de la ligne. La Chambre qui doit interpréterla mention de la mare de Toussougou dans l'arrêté 2728AP croit devoir retenir l'interprétation ayant pour effetde minimiser la marge d'erreur que comporterait ladéfinition du point triple marquant la rencontre descercles de Mopti, Ouahigouya et Dori donnée par la let-tre 191 CM2. Avant de définir le tracé de la ligne parrapport à la mare de Toussougou, la Chambre cherche àlocaliser la mare de Kétiouaire près de laquelle la limitedécrite dans l'arrêté 2728 AP passait également.

La mare de Kétiouaire constitue dans l'arrêté2728 AP un élément important de la limite qu'il définit.

Il importe donc de savoir s'il existait en 1935 une marese trouvant dans une direction "sensiblement nord-est" par rapport à un point situé "au sud de la mare deToussougou" et à proximité du point triple marquant larencontre des cercles de Mopti, Gourma-Rharous etDori et à l'ouest de celui-ci. Compte tenu de tous leséléments d'information dont elle dispose, la Chambren'est pas en mesure de localiser la mare de Kétiouaire.Elle n'estime pas non plus pouvoir conclure à l'identitéde la mare de Kétiouaire avec la mare de Soum, situéeà quelques kilomètres à l'est/nord-est de la mare deToussougou et à proximité du point de rencontre, nonpas des trois cercles susvisés, mais des cercles deMopti, Ouahigouya et Dori.

Elle n'en est pas moins convaincue par les pièces dudossier que la mare de Soum est une mare frontalièremais ne voit aucun indice datant de la période colonialequi permettrait d'affirmer que la ligne doit passer aunord ou au sud de la mare ou la diviser. Cela étant, laChambre note que, si elle n'a reçu aucun mandat desParties pour choisir en toute liberté une frontièreappropriée, elle n'en a pas moins mission de tracer uneligne précise et qu'elle peut à cet effet faire appel àl'équité infra legem dont les Parties ont d'ailleurs re-connu l'applicabilité en l'espèce. Pour parvenir à unesolution équitable de ce genre, reposant sur le droitapplicable, la Chambre croit devoir notamment tenircompte des circonstances dans lesquelles les comman-dants des deux cercles limitrophes, l'un au Mali etl'autre en Haute-Volta, ont reconnu dans un accord de1965, non entériné par les autorités compétentes, que lamare devait être partagée. Elle conclut que la mare deSoum doit être divisée en deux, de façon équitable. Laligne devrait donc traverser la mare de façon à diviseren parts égales, entre les deux Etats, l'étendue maxi-male de la mare pendant la saison des pluies.

Elle note que cette ligne ne passe pas par les coordon-nées mentionnées dans la lettre 191 CM2 et l'examendes données topographiques l'amène à conclure que lepoint triple devait se trouver au sud-est du point indiquépar ces coordonnées. Cette lettre n'étant pas devenuetexte réglementaire, elle ne vaut que comme preuve dela limite qui avait "valeur de fait" à l'époque. Il appa-raît à présent que les cartes alors disponibles n'étaientpas d'une fidélité justifiant une définition aussi précise.Par conséquent, que ces coordonnées se soient révé-lées moins exactes que prévu n'a pas pour effet deremettre en cause les intentions du gouverneur généralou d'ôter toute valeur probante à la lettre.

Le tracé de la limite est le suivant dans cette région :à partir du point E, la ligne continue tout droit jusqu'àun point de coordonnées Io 19' 05" O et 14° 43' 45" Nsitué à 2,6 km environ au sud de la mare de Toussougou(point F) puis gagne la mare de Soum au point decoordonnées Io 05' 34" O et 14° 47' 04" N (point G); elletraverse la mare d'ouest en est en la divisant en partségales.

5. Secteur mare de Soum — mont Tabakarech(paragraphes 151 à 156)

Pour déterminer le tracé de la frontière à l'est dela mare de Soum, la Chambre doit se reporter auxtermes de la lettre 191 CM2 de 1935 dont elle a cons-taté la valeur probante. Selon le Burkina Faso, la li-gne suit les indications de cette lettre et de la carteBlondel La Rougery de 1925 à partir du point de coor-

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données 0o 50' 47" O et 15° 00' 03" N et jusqu'à la mared'In Abao. Il paraît hors de doute que la lettre 191 CM2tendait à définir par un texte une limite qui figurait surcette carte et les Parties en conviennent. Le Mali asouligné son inexactitude et ses faiblesses quant à latoponymie et à l'orographie. La Chambre considèrequ'aucun problème de choix de carte ne se pose dans lesecteur mare de Soum — Tabakarech. En l'absenced'autres indications tendant à l'infirmer, l'interpréta-tion de la lettre qui s'impose est que celle-ci visait uneligne droite reliant le mont Tabakarech au point tripleoù convergeaient les limites des cercles de Mcpti, Oua-higouya et Dori.

La Chambre en conclut qu'à partir du point G lafrontière remonte selon une direction nord/nord-est jusqu'au point mentionné par le Burkina Fasopuis de ce point jusqu'au mont Tabakarech. Ce monts'identifie à celui qui figure sur la carte de l'IGN au1/200 000 sous le nom de Tin Tabakat et dont les coor-données ont 0° 43' 29" O et 15° 05' 00" N (point H).

6. La mare d'In Abao (paragraphes 157 à 163)

Pour tracer la suite de la ligne, la Chambre doit sereporter à l'arrêté du 31 décembre 1922 pris par legouverneur général de l'AOF selon lequel, à partir de lamare d'In Abao, la limite occidentale du cercle de Gaosuit "la limite septentrionale de la Haute-Volta". Laligne que la Chambre doit établir passe par c€:tte mare.Il s'agit dès lors de l'identifier pour déterminer le tracéde la frontière par rapport à elle. Les diverses cartescontiennent des indications contradictoires sur la situa-tion et l'extension de la mare (voir le croquis n° 5de l'arrêt). Il semble à la Chambre que, vu les élé-ments dont elle dispose, cette mare est celle qui se situeau confluent de deux marigots, l'un dont le cours vad'ouest en est, le Béli, et l'autre dont le cours va du nordau sud. En l'absence d'indications plus précises et plusfiables que celles qui lui ont été soumises sur la relationentre la ligne frontière et la mare d'In Abao, la Chambredoit conclure que la frontière traverse la man; de façonà la diviser en parts égales entre les deux Parties.

La frontière doit suivre la ligne IGN à partir dupoint H jusqu'au point de coordonnées 0° 26' 35" O et15° 05' 00" N (point I) où elle s'infléchit vers le sud-estpour atteindre le Béli et continue tout droit jusqu'aupoint J situé sur le bord ouest de la mare d'In Abao et aupoint K situé sur le bord est de cette mare. Du point K laligne remonte vers le nord-est et rejoint la ligne IGN aupoint où celle-ci, après avoir quitté le Béli en directionnord-est, repart en direction sud-est en tant que limiteorographique (point L - 0° 14' 44" O et 15° 04' 42" N).Les points J et K seront déterminés avec l'aide desexperts désignés conformément à l'article IV du com-promis.

7. Région du Béli (paragraphe 164)

Pour toute la région, le Mali rejetant la lettre 191CM2de 1935 a plaidé en faveur d'une frontière suivant lecours du marigot et les deux Parties ont longuementdébattu du choix qui s'offrait à la puissance adminis-trante entre une frontière hydrographique suivant leBéli et une frontière orographique suivant la ligne defaîte des élévations qui se dressent au nord d j marigot.La lettre 191 CM2 constitue, de l'avis de la Chambre, lapreuve que c'est la limite orographique qui a été adop-

tée. S'agissant du tracé de la ligne décrite dans cettelettre, la Chambre note que la carte de l'IGN compteavec l'approbation des deux Parties, du moins pour cequi est de la représentation de la topographie. Elle nevoit pas de raison de s'écarter de la ligne en croisillonsdiscontinus qui y figure et lui semble représenter fidè-lement la limite décrite par la lettre 191 CM2, sauf en cequi concerne la partie la plus orientale de la ligne àpropos de laquelle se pose le problème de la situation dumont N'Gouma.

8. Les hauteurs de N'Gouma (paragraphes 165à 174)

Pour ce qui est du dernier segment de la ligne fron-tière, le problème essentiel que la Chambre doit ré-soudre est celui de l'emplacement des "hauteurs deN'Gouma" mentionnées dans l'erratum à l'arrêté de1927 relatif aux limites entre la Haute-Volta et le Niger(voir le croquis n° 6 de l'arrêt). Il fixait comme limite"une ligne partant des hauteurs de N'Gouma, passantau gué de Kabia... " Le Mali a argué que ce texte étaitvicié par une erreur de fait en ce qu'il plaçait le montN'Gouma au nord du gué, alors qu'il se trouvait au sud-est, comme l'indique la carte IGN de 1960, seule re-présentation exacte de la réalité selon lui. La Chambrea déjà dit qu'il ne convenait pas d'écarter d'emblée letexte de l'arrêté et de son erratum mais qu'il fallait enapprécier la valeur probante aux fins de la détermina-tion du point terminal de la frontière. Elle souligne queles cartes de l'époque, comme la carte Blondel LaRougery de 1925, situaient le mont N'Gouma au norddu gué de Kabia, ce que confirme aussi une carte auï/1 000 000 où elle voit un élément de preuve non né-gligeable bien qu'on ignore l'autorité qui l'a approuvée.Si la carte au 1/200 000 de l'IGN de 1960 attribue à unehauteur située au sud-est du gué le nom de N'Gouma,elle porte aussi des indications altimétriques qui per-mettent de supposer que des hauteurs en quart de cer-cle, commençant au nord du gué et se terminant àl'est/sud-est, constituent un seul ensemble que l'onpourrait dénommer N'Gouma. L'existence d'éléva-tions au nord du gué est d'ailleurs confirmée par desconstatations faites sur le terrain en 1975.

Dès lors que l'on n'a pas constaté l'existence d'unetradition orale remontant au moins à 1927 qui auraitcontredit les indications fournies par les cartes et lesdocuments de l'époque, la Chambre conclut que legouverneur général, dans l'arrêté de 1927 et son erra-tum et dans sa lettre 191 CM2 de 1935, a décrit unelimite existante qui passait par des hauteurs au nord dugué de Kabia et que les administrateurs considéraient, àtort ou à raison, que ces hauteurs étaient appelées parles populations locales "hauteurs de N'Gouma". LaChambre n'a donc qu'à rechercher dans l'ensemble deshauteurs qui entourent le gué le point terminal de lalimite définie par les textes cités. Elle conclut qu'il ya lieu de le fixer à 3 km au nord du gué, à l'endroit dé-fini par les coordonnées 0° 14' 39" E et 14° 54' 48" N(point M).

X. — Tracé de la frontière (paragraphe 175)

La Chambre fixe le tracé de la frontière entre lesparties dans la zone contestée. Il est reproduit à titreillustratif sur une carte qui consiste en un assemblage decinq feuilles de la carte de l'IGN au 1/200 000 et est jointen annexe à l'arrêt.

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XI. — Démarcation (paragraphe 176)

La Chambre est prête à accepter la mission que lesparties lui ont confiée de désigner trois experts qui lesassisteront dans l'opération de démarcation, laquelledoit avoir lieu dans l'année suivant le prononcé del'arrêt. Elle considère toutefois qu'il n'y a pas lieu deprocéder dans l'arrêt même à la désignation sollicitéepar les Parties mais que cela sera fait ultérieurement parvoie d'ordonnance.

XII. — Mesures conservatoires (paragraphes 177et 178)

L'arrêt précise que l'ordonnance du 10 janvier 1986indiquant des mesures conservatoires cesse de pro-duire ses effets dès le prononcé de l'arrêt. La Chambretient à noter avec satisfaction que les chefs d'Etat duBurkina Faso et de la République du Mali ont accepté"de retirer toutes leurs forces armées de part et d'autrede la zone contestée et de leur faire regagner leur ter-ritoire respectif.

XIII. — Force obligatoire de l'arrêt (paragraphe 178)

La Chambre constate aussi que les parties, déjà te-nues par l'Article 94, paragraphe 1, de la Chartedes Nations Unies, ont expressément déclaré à l'arti-cle IV, paragraphe 1, du compromis qu'elles "accep-tent, comme définitif et obligatoire pour elles-mêmes,l'arrêt de la Chambre". La Chambre se plaît à recon-naître l'attachement des deux Parties à la justice inter-nationale et au règlement pacifique des différends.

XIV. —Dispositif (paragraphe 179)

Aperçu des opinions jointes à l'arrêt

Opinion individuelle de M. François Luchaire, jugead hocL'auteur a voté pour le dispositif de l'arrêt parce qu'il

repose sur un raisonnement dont la logique est incon-testable mais il n'en approuve pas totalement certainséléments ou certaines conséquences. Aussi lui a-t-il

apparu nécessaire de présenter des observations sur lespoints suivants :

I. — Principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes; libre choix du statut, conséquences du référen-dum du 28 septembre 1958 pour les territoires d'outre-mer français.

II. — Acquiescement — estoppel — interprétationdu communiqué de Conakry.

III. — Renvoi aux frontières de 1932 tracées parl'administration française sur les cartes de l'époque.Inutilité des documents postérieurs.

IV. — Acquiescement résultant de la participationde Dioulouna à la vie démocratique soudanaise.

V. — Possibilité d'une ligne passant par Kobo —Fayando — Toussougou. Difficultés concernant Dou-rumgara et In Abao — Tim Kacham.Opinion individuelle de M. Abi-Saab, juge ad hoc

Bien qu'il ait voté en faveur du dispositif de l'arrêt,M. Abi-Saab ne peut s'associer à certains aspects duraisonnement de la Chambre et de ses conclusions.

En particulier il se sépare de l'arrêt sur la question dudroit colonial français — dont à son avis une analysetrop détaillée a été présentée. Il s'en sépare aussi sur lerôle de la lettre 191 CM2 de 1935 dont le caractèredéclaratoire des limites territoriales préexistantes estpour lui seulement une possibilité qu'aucune preuve n'atransformée en certitude.

Selon M. Abi-Saab fonder la ligne dans la région duBéli sur cette lettre qui ne fait que transposer la carteBlondel La Rougery revient à ériger cette carte en titrejuridique alors que, d'après l'arrêt lui-même, les cartesne constituent jamais en soi un titre juridique.

Après avoir souligné les difficultés qu'il y a parfois àappliquer le principe de Yuti possidetis, l'auteur noteque la Chambre a adopté une solution juridique possibledans les limites de la marge de liberté existant en l'es-pèce. Il la considère comme juridiquement acceptablemais il en aurait préféré une autre qui fasse davantageappel à des considérations d'équité infra legem dansl'interprétation et l'application du droit, s'agissantd'une zone de nomadisation qui souffre de la séche-resse et où l'accès à l'eau est d'une importance vitale.

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81. DEMANDE DE RÉFORMATION DU JUGEMENT N" 333DU TRIBUNAL ADMINISTRATIF DES NATIONS UNIES

Avis consultatif du 27 mai 1987

Dans son avis consultatif concernant la demande deréformation du jugement n° 333 du Tribunal adminis-tratif des Nations Unies, la Cour a décidé que, dans lejugement n° 333, le Tribunal administratif des NationsUnies n'a pas manqué d'exercer sajuridiction et n'a pascommis d'erreur de droit concernant les dispositions dela Charte.

Les questions posées à la Cour par le Comité desdemandes de réformation de jugements du Tribunaladministratif étaient les suivantes :

"1) Dans son jugement n° 333, du 8 juin 1984(AT/DEC/333), le Tribunal administratif des NationsUnies a-t-il manqué d'exercer sa juridiction en nerépondant pas à la question de savoir s'il existaitun obstacle juridique au renouvellement de l'enga-gement du requérant à l'Organisation des NationsUnies après la venue à expiration de son contrat le26 décembre 1983 ?

'2) Le Tribunal administratif des Nations Unies,dans le même jugement n° 333, a-t-il commis uneerreur de droit concernant les dispositions de laCharte des Nations Unies ?"

La Cour s'est prononcée comme suit :A. A l'unanimité, la Cour décide de donner suite à

la requête pour avis consultatif.B. A l'unanimité, la Cour est d'avis que dans son

jugement n° 333 le Tribunal administratif des NationsUnies n'a pas manqué d'exercer sa juridiction en nerépondant pas à la question de savoir s'il existait unobstacle juridique au renouvellement de l'engagementdu requérant à l'Organisation des Nations Unies aprèsla venue à expiration de son contrat de durée déter-minée, le 26 décembre 1983.

C. Par 11 voix contre 3, la Cour est d'avis que leTribunal administratif des Nations Unies, dans leditjugement n° 333, n'a pas commis d'erreur de droit con-cernant les dispositions de la Charte.

POUR : MM. Nagendra Singh, Mbaye, Lachs, Ruda,Elias, Oda, Ago, Sette-Camara, Bedjaoui, Ni Zhengyu,Tarassov.

CONTRE : M. Schwebel, sir Robert Jennings,M. Evensen.

La Cour était composée comme suit : M. NagendraSingh, président; M. Mbaye, vice-président;MM. Lachs, Ruda, Elias, Oda, Ago, Sette-Camara,Schwebel, sir Robert Jennings, MM. Bedjaoui, NiZhengyu, Evensen, Tarassov, juges.

M. Lachs a joint à l'avis consultatif une déclaration.MM. Elias, Oda et Ago ont joint à l'avis consultatif

des opinions individuelles.M. Schwebel, sir Robert Jennings et M. Evensen ont

joint à l'avis consultatif des opinions dissidentes.

Les juges intéressés ont défini et expliqué dans cesopinions la position qu'ils ont prise sur divers pointstraités dans l'avis de la Cour.

I. — Qualités et exposé des faits (paragraphes 1 à 22)

La Cour rappelle les étapes de la procédure suiviedepuis qu'elle a été saisie de l'affaire (par. 1 à 9) puisrésume les faits de l'espèce tels qu'ils ressortent desattendus du jugement rendu le 8 juillet 1984 dans l'af-faire Yakimetz c le Secrétaire général de l'Organisa-tion des Nations Unies et tels qu'ils sont exposés dansles documents présentés au Tribunal (par. 10 à 18). Ontrouvera ci-après les faits indispensables à la compré-hension de la décision rendue par la Cour.

M. Vladimir Victorovitch Yakimetz (dénommé dansl'avis "le requérant") s'est vu octroyer un engagementà l'Organisation des Nations Unies pour une durée decinq ans (1977-1982) en qualité de réviseur au servicerusse de traduction. Il est muté en 1981 comme adminis-trateur de programmes au bureau de la planification etde la coordination des programmes. Fin 1982, son enga-gement est prolongé d'une année jusqu'au 26 décembre1983 et sa lettre de nomination indique qu'il est "déta-ché de la fonction publique de l'URSS" (par. 10).

Le 8 février 1983 le Sous-Secrétaire à la planificationinforme le requérant qu'il a l'intention de demander uneprolongation de son contrat après sa venue à expirationle 26 décembre 1983. Le 9 février 1983 le requérantdemande asile aux Etats-Unis, ce qu'il fait savoir le10 février au représentant permanent de l'URSS auprèsde l'ONU en annonçant qu'il démissionne de ses postesdans la fonction publique soviétique. Il avise le mêmejour le Secrétaire général qu'il a l'intention d'acquérir lestatut de résident permanent aux Etats-Unis (par. 11).

Le 25 octobre 1983 le requérant adresse un memoran-dum au Sous-Secrétaire à la planification où il exprimel'espoir que, compte tenu de ses états de service, il serapossible de recommander le renouvellement de soncontrat à l'Organisation ou "mieux encore sa nomina-tion à titre définitif." Le 23 novembre 1983, le chefadjoint des services du personnel informe le requérantpar lettre "sur instructions du cabinet du Secrétairegénéral" que l'Organisation n'a pas l'intention de pro-

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longer son engagement de durée déterminée au-delà desa date d'expiration, à savoir le 26 décembre 1983. Le29 novembre le requérant proteste contre cette décisionet se réfère à ses droits acquis en vertu du paragraphe 5de la section IV de la résolution 37/126 de l'Assembléegénérale aux termes duquel "lorsque des fonction-naires nommés pour une période déterminée aurontaccompli cinq années de service en donnant satisfac-tion, leur cas sera pris équitablement en considérationaux fins d'une nomination de carrière" (par. 13).

Le 13 décembre le requérant demande au Secrétairegénéral de revoir sa décision de ne pas prolonger sonengagement au-delà de la date d'expiration et invoquede nouveau le droit conféré par la résolution 37/126 del'Assemblée générale. Par lettre du 21 décembre 1983,le Sous-Secrétaire général aux services du personnelrépond à la lettre du requérant du 13 décembre et l'aviseque, pour les raisons qu'il indique, le Secrétaire généralmaintient sa décision communiquée par lettre du 23 no-vembre 1983 (par. 14).

Le 6 janvier 1984 le requérant dépose devant le Tri-bunal administratif des Nations Unies la requête qui adonné lieu au jugement n° 333 (par. 14).

Le requérant dépose ensuite une nouvelle demanded'emploi à l'Organisation des Nations Unies (par. 15).

La Cour relève que, lors d'une conférence de pressedu 4 janvier 1984, le porte-parole du Secrétaire générala dit que "si M. Yakimetz décidait de faire acte decandidature, son cas serait pris en considération demême que celui des autres candidats à ce poste". Ellenote aussi que le New York Times a publié à la mêmedate un article consacré au non-renouvellement du con-trat du requérant, d'après lequel l'assistant exécutif duSecrétaire général aurait déclaré que "pour pouvoirprolonger le contrat, l'assentiment soviétique étaitessentiel... mais les Soviétiques ont refusé". Com-mentant l'article en question, dans une lettre au NewYork Times en date du 24 janvier 1984, le Secrétairegénéral adjoint à l'administration et à la gestion a rap-pelé qu'"une personne qui est prêtée doit retournerdans la fonction publique de son pays à moins que legouvernement intéressé n'accepte qu'il en soit autre-ment" (par. 16).

Après avoir ainsi exposé les faits, l'avis présente lerésumé des principaux arguments du requérant et dudéfendeur tel qu'il a été établi par le Tribunal et énu-mère les questions juridiques qui, selon le tribunal,étaient soulevées en l'espèce (par. 17 à 19). Il donne unebrève analyse du jugement n° 333 qu'il examinera plusen détail par la suite (par. 20 et 21).

II. — Compétence de la Cour pour donner un avisconsultatif et opportunité de le faire (paragra-phes 23 à 27)

La Cour rappelle que sa compétence pour donner unavis consultatif à la demande du Comité des demandesde réformation de jugements du Tribunal administratiffdécoule du jeu de plusieurs dispositions : l'article 11,paragraphes 1 et 2 du statut du Tribunal, l'Article 96 dela Charte et l'Article 65, paragraphe 1 du Statut de laCour. Elle a déjà eu l'occasion d'examiner la questionde sa compétence en vertu de ces textes, que la de-mande d'avis ait fait suite, comme en l'espèce, à unerequête d'un fonctionnaire (Demande de réformationdu jugement n" 158 du Tribunal administratif des Na-

tions Unies, affaire Fasla, 1973) ou qu'elle ait fait suiteà une requête d'un Etat Membre (Demande de réforma-tion du jugement n" 273 du Tribunal administratif desNations Unies, affaire Mortished, 1982). Elle a concludans ces deux cas à sa compétence. En l'espèce elle estd'avis que les questions à elle adressées sont manifes-tement des questions juridiques se posant dans le cadrede l'activité du Comité (par. 23 et 24).

Quant à l'opportunité de rendre un avis, il est bienétabli, selon la Cour, que le pouvoir que lui attribuel'Article 65 du Statut a un caractère discrétionnaire etaussi que la réponse de la Cour à une demande d'avisconsultatif constitue une participation de la Cour àl'action de l'Organisation des Nations Unies et qu'ellene devrait pas en principe être refusée. Dans la présenteaffaire, elle considère en tout état de cause qu'il existede bonnes raisons, en droit, pour qu'elle réponde auxdeux questions que le Comité lui a posées. Elle rappellequ'elle a procédé, dans son avis de 1973, à un examencritique du mécanisme prévu par l'article 11 du statutdu Tribunal administratif. Tout en réitérant certainesdes réserves qu'elle a formulées quant à la procédureétablie par cet article mais soucieuse d'assurer la pro-tection juridictionnelle des fonctionnaires, la Cour con-clut qu'elle doit donner un avis consultatif en l'espèce(par. 25 et 26.).

Dans ses avis consultatifs de 1973 et 1982, la Cour aposé le principe selon lequel le rôle de la Cour, dans uneinstance de réformation, n'est pas de "refaire le procèsni d'essayer de substituer son opinion sur le fond à celledu Tribunal". Ce principe doit continuer à la guiderdans la présente affaire. En particulier elle ne doit seprononcer sur l'exactitude ou l'inexactitude des con-clusions énoncées par le Tribunal que dans la mesure oùcela est nécessaire pour qu'elle puisse répondre auxquestions qui lui sont posées (par. 27).

III. — Première question (paragraphes 28 à 58)

Le texte de la première question posée à la Cour estainsi conçu :

" 1 . Dans son jugement n° 333, du 8 juin 1984(AT/DEC/333), le Tribunal administratif des NationsUnies a-t-il manqué d'exercer sa juridiction en nerépondant pas à la question de savoir s'il existaitun obstacle juridique au renouvellement* de l'en-gagement du requérant à l'Organisation des NationsUnies après la venue à expiration de son contrat le26 décembre 1983 ?"Dans sa requête devant le Tribunal administratif le

requérant a allégué qu'"il n'existait aucun obstaclejuridique l'empêchant de prétendre à un nouvel enga-gement d'une durée déterminée" ou à un engagementqui débouche, après une période de stage, sur unenomination de carrière. Il a soutenu qu'il était "léga-lement et moralement en droit de s'attendre à êtremaintenu en fonction à l'ONU et que sa candidaturesoit équitablement prise en considération aux fins d'unenomination de carrière". Devant le Tribunal, le Secré-taire général a dit qu'il n'existait pas d'obstacle juri-

* L'avis indique une divergence entre le texte anglais et le textefrançais et précise que les mots "obstacle juridique au renouvel-lement de l'engagement" qui figurent dans la version française recou-vrent à la fois le cas de la prolongation d'un contrat déjà existant etcelui d'une nomination distincte du rapport contractuel préexistant(par. 28).

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dique à l'octroi d'une nomination de carrière et il aaffirmé que la décision contestée avait été prise comptetenu de toutes les circonstances de l'affaire. Cela cons-tituait selon lui une "prise en considération équitable"au sens de la résolution 37/126 de l'Assemblée générale(voir plus haut, p. 226), étant entendu que le requérantn'avait pas de "droit" à ce que "son cas soit prisfavorablement en considération pour une nominationde carrière" (par. 29 et 30).

Le requérant n'a pas relevé, devant le Tribunal, quele Secrétaire général avait reconnu l'absence d'obstaclejuridique mais il a contesté qu'il y ait pu y avoir "priseen considération équitable". Il a fait valoir en effet quesi, comme le donnent à penser la lettre du 21 décembre1983 et les déclarations de certains hauts fonctionnaires(voir, plus haut, p. 226), le Secrétaire général avaitl'impression que toute prolongation de l'engagement durequérant en l'absence de l'assentiment du gouverne-ment ayant accordé le détachement dépassait ses pou-voirs discrétionnaires, cela l'empêchait de prendreéquitablement en considération une nomination de car-rière. Le requérant a donc prié le Tribunal de déclarerque la position effectivement adoptée à ce moment-là — à savoir que le détachement engendrait un obsta-cle juridique par rapport à toute espèce de réengage-ment— était erronée de sorte qu'aucune "prise enconsidération" effectuée sur cette base n'avait pu être"équitable" au sens de la résolution 37/126 et il l'aprié de dire qu'il n'existait pas d'obstacle juridique aurenouvellement de son engagement après la venue àexpiration de son contrat: le 26 décembre 1933. Le re-quérant a estimé que le Tribunal n'avait pas répondu àsa conclusion sur ce point et la Cour est maintenantpriée de dire s'il a à cet égard manqué d'exercer sajuridiction (par. 31 et 32).

Il apparaît à la Cour que le Tribunal n'a pas été trèsclair sur la question de ¡'"obstacle juridique". La rai-son en est, selon la Cour, qu'il lui a fallu commencer parexaminer d'autres allégations présentées par le requé-rant. Le Tribunal a en bonne logique examiné d'abord sile requérant était "en droit de s'attendre à être main-tenu en fonction à l'ONU" — en d'autres termes s'ilexistait une "expectative juridique" à cet égard car s'ilavait existé une telle expectative le Secrétaire généralaurait eu l'obligation de conserver le requérant au ser-vice de l'ONU. Il a conclu à l'inexistence d'une expec-tative juridique. D'une part, pour que l'engagementantérieur, qui s'inscrivait dans le cadre d'un détache-ment, fût renouvelé, l'assentiment de l'administrationnationale en cause aurait été nécessaire et, d'autre part,selon la disposition 104. 12, b, du Règlement du person-nel, les engagements d'une durée déterminée n'autori-sent pas leur titulaire à compter sur une prolongation ousur une nomination d'un type différent. Il a estimé enoutre que le Secrétaire général avait pris équitablementen considération le cas du requérant, conformément auparagraphe 5 de la section IV de la résolution 37/126 del'Assemblée générale, en omettant toutefois de le direexplicitement (par. 33 à 37).

De l'analyse du jugement il ressort donc que, pour leTribunal, il ne pouvait y avoir d'expectative juridiquemais qu'aucun obstacle juridique ne s'opposait nonplus à la prise en considération équitable d'une can-didature à une nomination de carrière. Il n'y aurait euselon lui aucun obstacle juridique à une telle nomina-tion si le Secrétaire général, dans l'exercice de son

pouvoir discrétionnaire, avait jugé bon d'en offrir une(par. 38 à 41).

La Cour note que le véritable reproche adressé par lerequérant au Tribunal est moins de ne pas avoir ré-pondu à la question de savoir s'il existait un obsta-cle juridique au renouvellement de son engagement quede n'avoir pas accordé suffisamment d'attention auxindications selon lesquelles le Secrétaire général avaitpensé qu'il y avait un obstacle juridique, de telle ma-nière que la "prise en considération équitable" n'ajamais eu lieu ou était viciée par une présomption ini-tiale — celle qu'il y avait un obstacle — qui devait êtrereconnue inexacte. A ce sujet la Cour rappelle que,quand il y a lieu, elle peut aller au-delà du libellé de laquestion qui lui est posée (Interprétation de l'accord du25 mars 1951 entre l'OMS et l'Egypte, 1980) à conditionque cette reformulation reste dans les limites des pou-voirs de l'organe qui demande l'avis. En l'espèce, sanss'écarter du motif de contestation visé à l'Article 11 duStatut et retenu par le Comité (non exercice de la juri-diction), la Cour peut redéfinir le point sur lequel il estallégué que le Tribunal a manqué d'exercer sa juridic-tion si cela peut lui servir à faire la lumière sur lesquestions juridiques qui se posent véritablement. C'estpourquoi la Cour estime essentiel de rechercher nonseulement si le Tribunal a omis d'examiner la questionde l'obstacle juridique à un nouvel engagement du re-quérant — comme il lui est demandé — mais encore sile Tribunal a omis de rechercher quelle était la convic-tion du Secrétaire général à cet égard et quelles ont puêtre les répercussions de cette conviction sur l'aptitudedu Secrétaire général à "prendre équitablement en con-sidération" une nomination de carrière. S'il peut êtreétabli en l'espèce avec assez de certitude que le Tri-bunal a fait porter sa réflexion sur les éléments qui sous-tendent les thèses du requérant, il n'a alors pas omisd'exercer sa juridiction à cet égard, quoi qu'on puissepenser de la conclusion à laquelle il est parvenu au vudes éléments dont il disposait (par. 42 à 47).

La Cour se réfère d'abord au texte même du juge-ment du Tribunal. Celui-ci n'a pas traité spécifiquementla question de l'existence d'un "obstacle juridique".Elle n'en déduit pas pour autant qu'il n'a pas fait portersa réflexion sur cette question. Le jugement indique eneffet que, pour le Tribunal, le Secrétaire général pou-vait prendre la décision d'offrir au requérant un enga-gement de carrière mais il n'était pas tenu de le faire. Ilen résulte que le Tribunal a nettement décidé, encorequ'implicitement, qu'il n'existait pas d'obstacle juri-dique absolu qui aurait inspiré la décision de ne pasoffrir une nomination de carrière au requérant. Ce fai-sant le Tribunal a donc répondu à la demande du re-quérant visant à ce qu'il soit déclaré qu'il n'existait pasd'obstacle juridique à son maintien en service (par. 48).

La Cour se réfère ensuite à la déclaration du Pré-sident du Tribunal administratif, M. Ustor, jointe aujugement, et à l'opinion dissidente d'un autre membredu Tribunal, M. Kean, vice-président. Il ne lui semblepas possible de conclure que le Tribunal n'a pas faitporter sa réflexion sur les questions dont MM. Ustoret Kean ont dit expressément qu'elles motivaient leurdésaccord avec une partie du jugement et qui tou-chaient à 1"'obstacle juridique" et à la "prise en con-sidération équitable". Le Tribunal en tant qu'organereprésenté par la majorité qui a voté en faveur du ju-gement doit avoir tiré ses propres conclusions sur cesquestions, même si ces conclusions n'ont pas été énon-

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cées dans lejugement aussi clairement qu'elles auraientdû l'être (par. 49 à 57).

S'agissant de la question de savoir si le cas avait bienété "pris équitablement en considération", le Tribunall'a tranchée par l'affirmative. La Cour, considérantqu'elle n'est pas habilitée à substituer son opinion àcelle du Tribunal sur le fond de l'affaire, n'estime pasadmissible la thèse selon laquelle le Secrétaire généraln'aurait pas "pris équitablement en considération" lecas du requérant, en application de la résolution 37/126,parce qu'il croyait qu'il existait un "obstacle juri-dique".

La Cour estime, après avoir dûment examiné le textedu jugement n° 333 du tribunal, que le Tribunal n'a pasmanqué d'exercer sa juridiction en ne répondant pas àla question de savoir s'il existait un obstacle juridi-que au renouvellement de l'engagement du requérant àl'ONU après la venue à expiration de son contrat le26 décembre 1983. Par conséquent la Cour doit répon-dre par la négative à la première question que le Comitélui a posée (par. 58).

IV. — Deuxième question (paragraphes 59 à 96)

Le texte de la question est ainsi libellé :"2) Le Tribunal administratif des Nations Unies,

dans le même jugement n° 333, a-t-il commis uneerreur de droit concernant les dispositions de laCharte des Nations Unies ?"Sur la nature de la tâche qui lui revient, la Cour

rappelle que s'il ne lui appartient pas d'interpréter engénéral le Statut et le Règlement du personnel, il luiincombe de rechercher si l'interprétation ou l'applica-tion particulière que le Tribunal en fait contredit unedisposition de la Charte des Nations Unies. Il lui estégalement loisible déjuger s'il y a contradiction entrel'interprétation que le Tribunal a donnée de tout autretexte pertinent, comme en l'espèce la résolution 37/126de l'Assemblée générale, et une quelconque dispositionde la Charte (par. 59 à 61).

La première disposition de la Charte au sujet delaquelle le requérant soutient que le Tribunal a commisune erreur de droit est Y Article 101, paragraphe 1, quidispose "Le personnel [du Secrétariat] est nommé parle Secrétaire général conformément aux règles fixéespar l'Assemblée générale." Plus précisément, la criti-que du requérant porte sur le rôle que le comité desnominations et des promotions aurait dû jouer et qu'iln'a pu remplir parce qu'aucune proposition ne lui estjamais parvenue et qu'il n'a donc jamais eu la possibi-lité d'examiner son cas. Le requérant a présenté celacomme un aspect du refus de prendre son cas "équi-tablement en considération". Le Tribunal a jugé qu'ilétait "loisible au défendeur de décider des modalitésselon lesquelles le cas d'un fonctionnaire doit être 'priséquitablement en considération' aux fins d'une nomina-tion de carrière" et que le défendeur avait "le pouvoirexclusif de décider ce qui constituait une 'prise en con-sidération équitable' ". Se fondant sur ce passage, lerequérant soutient qu'il y a là une question de droitconcernant l'Article 101, paragraphe 1, de la Charte(par. 62 à 69).

La Cour interprète le passage cité plus haut commevoulant dire qu'il appartenait au Secrétaire général dedécider quel processus constituait une "prise en con-sidération équitable" et non pas que le seul critère de

l'équité était ce que le Secrétaire général considéraitcomme équitable. Le Tribunal n'a d'ailleurs nulle partreconnu l'existence d'un pouvoir discrétionnaire illi-mité au profit du Secrétaire général. Il reste que leTribunal a accepté l'affirmation du Secrétaire généralselon laquelle la "prise en considération équitable"requise par la résolution 37/126 avait eu lieu et il l'ajugée suffisante. Il n'a pas exigé que le Secrétaire géné-ral précise quand et comment elle avait eu lieu, moinsencore a-t-il demandé des preuves à cet effet. Vu lesilence des textes sur les modalités applicables en l'oc-currence, la Cour ne peut considérer à cet égard quel'interprétation de la résolution 37/126 adoptée par leTribunal est en contradiction avec l'Article 101, para-graphe 1, de la Charte (par. 70 à 73).

Le Secrétaire général a affirmé aussi que la décisionprise en l'affaire avait été "légitimement motivée parl'intérêt de l'Organisation, tel que le voyait le Secré-taire général, considération qu'il [avait] ajuste titre faitprévaloir sur des intérêts concurrents". Le Tribunaln'était pas tenu d'accepter telle quelle cette dernièreaffirmation. Il aurait pu considérer les déclarationsde certains hauts fonctionnaires comme des élémentsprouvant que le problème du détachement et l'absencede consentement du gouvernement concerné avaientpesé d'un plus grand poids que le Secrétaire généraln'était disposé à l'admettre. Ce n'est pas la conclusionque le Tribunal a tirée. Il a déclaré que le Secrétairegénéral avait "exercé son pouvoir discrétionnaire defaçon régulière". Qu'il y ait eu là erreur de jugement desa part ou non, ce qui est certain c'est qu'il n'y a paseu erreur de droit concernant les dispositions de l'Arti-cle 101, paragraphe 1, de la Charte. Le point essentielest que le Tribunal n'a pas renoncé à vérifier la confor-mité de l'exercice du pouvoir discrétionnaire du Secré-taire général avec les prescriptions de la Charte. Aucontraire il a réaffirmé la nécessité de s'assurer qu'il n'yavait pas eu "exercice arbitraire ou capricieux" de cepouvoir (par. 74 et 75).

*

Le requérant soutient que le Tribunal aurait commisune erreur de droit le concernant au sujet de Y Arti-cle 100, paragraphe 7, de la Charte qui est ainsi conçu :

"Dans l'accomplissement de leurs devoirs, le Se-crétaire général et le personnel ne solliciteront nin'accepteront d'instructions d'aucun gouvernementni d'aucune autorité extérieure à l'Organisation. Ilss'abstiendront de tout acte incompatible avec leursituation de fonctionnaires internationaux et ne sontresponsables qu'envers l'Organisation."Le requérant n'allègue pas qu'en lui refusant un

nouvel engagement le Secrétaire général n'a faitqu'exécuter les instructions d'un gouvernement mais ilestime qu'il ressort des déclarations des hauts fonction-naires mentionnés plus haut (voir p. 226) que le Secré-taire général pensait qu'un nouvel engagement étaitimpossible sans le consentement du gouvernement durequérant — ce qui s'est révélé faux — et que le Tri-bunal a conclu que telle était bien là la pensée duSecrétaire général. La Cour n'estime pas pouvoir re-tenir cette thèse car elle ne considère pas que le Tri-bunal ait conclu de la sorte (par. 76 à 78).

** *

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Le requérant invoque l'inobservation de VArti-cle 101, paragraphe3, de la Charte, qui est ainsi conçu :

"La considération dominante dans le recrutementet la fixation des conditions d'emploi du ¡personneldoit être la nécessité d'assurer à l'Organisation lesservices de personnes possédant les plus hautes qua-lités de travail, de compétence et d'intégrité. Seradûment prise en considération l'importance d'un re-crutement effectué sur une base géographique aussilarge que possible."Il affirme que le jugement du Tribunal n'a pas mis en

balance les prescriptions imperatives de cette disposi-tion avec les autres facteurs et qu'il a fait passer lemérite après d'autres considérations. Il est évident quel'expression "la considération dominante" n'est passynonyme de l'expression "la seule considération" etc'est au Secrétaire général de mettre en balance lesdiverses considérations. Il n'incombait pas au Tribunalet il n'incombe pas non plus à la Cour de se substituer àlui dans l'appréciation de la question. On ne saurait direque le Secrétaire général, en prenant sa décision, n'apas respecté le caractère "dominant" des considéra-tions mentionnées à l'Article 101, paragraphe 3, du sim-ple fait qu'il a pris en considération toutes les circons-tances de l'affaire afin de tenir compte de l'intérêt del'Organisation (par. 79 à 82).

En prenant sa décision, le Secrétaire général avaittenu compte notamment "des événements interve-nus le 10 février 1983" (date de la communication parlaquelle le requérant a avisé le Gouvernement sovié-tique qu'il démissionnait de la fonction publique enURSS) "et par la suite". Le Tribunal a examiné cetaspect de l'affaire dans le contexte de la "nouvellerelation contractuelle" qui, selon le requérant, s'étaitcréée entre lui et l'Organisation des Nations Unies àpartir de cette date. De son côté le Secrétaire général aconclu que "le maintien de rapports avec un gouver-nement national n'est pas une obligation contractuelled'un fonctionnaire engagé pour une durée déterminée,qu'il soit détaché ou non" et que le maintien en fonc-tions du requérant n'impliquait pas qu'une nouvellerelation contractuelle eût été créée. Le Tribunal pré-sente des remarques sur l'importance des liens natio-naux et en particulier désapprouve les observationsci-dessus du Secrétaire général. Il ne les juge pas com-patibles avec les idées émises peu avant dans le juge-ment n° 326 (Fischman) où il avait rappelé une "opinionlargement répandue" qui avait été formulée dans unrapport à la Cinquième Commission de l'Assembléegénérale et d'après laquelle les fonctionnaires qui rom-pent les liens qui les unissent à leur pays ne peuventplus prétendre remplir les conditions qui régissent l'em-ploi à l'ONU. Le Tribunal ajoute que cette positioncontinue de jouer un rôle déterminant à cet égard. LaCour fait observer à ce sujet que cette "opinion lar-gement répandue" traduit un point de vue exprimé à laCinquième Commission en 1953 par quelques représen-tants à la huitième session de l'Assemblée générale,point de vue qui ne s'est jamais concrétisé dans unerésolution de celle-ci (par. 83 à 85).

La Cour relève aussi que le passage pertinent dujugement n° 333 n'est certes pas un élément essentieldes motifs de la décision mais que la Cour doit signalertoute "erreur de droit concernant les dispositions de laCharte", que cette erreur affecte ou non la décisiondans le cas particulier. Cependant, ayant examiné lepassage pertinent du jugement (par. XII), elle ne s'es-

time pas en mesure de conclure que le Tribunal y acommis une erreur de droit "concernant les disposi-tions de la Charte". Pour le Secrétaire général le chan-gement de nationalité était un acte dépourvu de con-séquences juridiques ou administratives particulières.Le Tribunal a accepté la thèse principale du Secrétairegénéral, tout en soulignant que, d'après une certaineopinion, le changement de nationalité ne constituait pasnécessairement un tel acte mais un acte qui, dans cer-taines circonstances, peut nuire aux intérêts de l'Or-ganisation. Cela ne revient pas à dire qu'un changementde nationalité ou une tentative de changement puisseêtre traité comme un facteur l'emportant sur la con-sidération "dominante" définie au paragraphe 3 del'Article 101 de la Charte; c'est ce que le requérantaccuse le Secrétaire général d'avoir fait mais le Tri-bunal ne l'a pas suivi puisqu'il a établi qu'il y avait eu"prise en considération équitable" (par. 86 à 92).

Le requérant soutient que le Tribunal aurait commisune erreur de droit au sujet de l'Article 8 de la Chartequi est ainsi libellé :

"Aucune restriction ne sera imposée par l'Orga-nisation à l'accès des hommes et des femmes, dansdes conditions égales, à toutes les fonctions dans sesorganes principaux et subsidiaires."Le requérant propose de cet article une interpréta-

tion nouvelle en ce qu'il viserait "l'accès de toute per-sonne". La Cour explique pourquoi elle n'a pas à seprononcer sur la valeur de cette thèse de sorte quel'Article 8, même dans l'interprétation large que défendle requérant, n'entre pas en ligne de compte (par. 93).

Le requérant soutient que le Tribunal a commis uneerreur de droit concernant l'Article 2, paragraphe 1, dela Charte aux termes duquel "L'Organisation est fon-dée sur le principe de l'égalité souveraine de tous sesMembres" et l'Article 100, paragraphe 2, ainsi libellé :

"Chaque Membre de l'Organisation s'engage àrespecter le caractère exclusivement internationaldes fonctions du Secrétaire général et du personnel età ne pas chercher à les influencer dans l'exécution deleur tâche."

Ce dont le requérant semble se plaindre, c'est qu'uncertain gouvernement aurait exercé sur le Secrétairegénéral des pressions de nature telles qu'elles con-treviendraient au paragraphe 2 de l'article 100. Même,s'il avait été prouvé (et cela ne l'a pas été) qu'un EtatMembre avait violé cette disposition, le Tribunal n'au-rait pas été fondé à statuer sur ce point et on ne pourraitdonc pas lui reprocher de ne pas l'avoir fait. En consé-quence la Cour ne voit aucune possibilité d'une erreurde droit concernant l'Article 2 de l'article 100, paragra-phe 2, de la Charte (par. 94 à 96).

Pour ce qui est de la seconde question qui lui a étéposée en l'espèce, la Cour conclut que, dans son juge-ment n° 333, le Tribunal n'a pas commis une erreur dedroit concernant les dispositions de la Charte. Elle doitdonc répondre négativement à cette question (par. 96).

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On trouvera ci-après le texte complet du dispositif(par. 97) :

La Cour,

A. A l'unanimité,Décide de donner suite à la requête pour avis consul-

tatif;B. Est d'avis1) concernant la question I,A l'unanimité,Que, dans son jugement n° 333 du 8 juin 1984 (AT/

DEC/333), le Tribunal administratif des Nations Uniesn'a pas manqué d'exercer sa juridiction en ne répon-dant pas à la question de savoir s'il existait un obstaclejuridique au renouvellement de l'engagement du re-quérant à l'Organisation des Nations Unies après lavenue à expiration de son contrat de durée déterminée,le 26 décembre 1983;

2) concernant la question II,Par 11 voix contre 3,Que le Tribunal administratif des Nations Unies,

dans ledit jugement n° 333, n'a pas commis d'erreur dedroit concernant les dispositions de la Charte des Na-tions Unies.

POUR : M. Nagendra Singh, président; M. Mbaye,vice-président; MM. Lachs, Ruda, Elias, Oda, Ago,Sette-Camara, Bedjaoui, Ni et Tarassov,./w£ei;

CONTRE : M. Schwebel, sir Robert Jennings etM. Evensen, juges.

Aperçu de la déclaration et des opinions jointesà l'avis consultatif

Déclaration de M. Lachs, jugeM. Lachs rappelle qu'en 1973, quand la Cour a eu

pour la première fois l'occasion de donner un avis con-sultatif sur un jugement du Tribunal administratif desNations Unies, il a joint à l'avis, en tant que Président,une déclaration où il exprimait l'espoir que de nouvel-les procédures seraient adoptées afín d'améliorer etd'harmoniser la protection administrative accordée auxfonctionnaires des organisations internationales. Il aété pris note de ces observations tant à l'Assembléegénérale qu'à la Commission internationale de la fonc-tion publique de sorte que des dispositions ont étéprises en vue d'une harmonisation des procédures sui-vies par le Tribunal administratif des Nations Unies etle Tribunal administratif de l'Organisation internatio-nale du Travail et de l'établissement à l'avenir d'untribunal unique compétent à l'égard de tout le personneldes institutions des Nations Unies. Après avoir notéavec satisfaction que les observations d'un membre dela Cour ont commencé à porter leurs fruits, M. Lachsexprime l'espoir que cette année l'Assemblée généralecessera de différer l'examen du dernier rapport du Se-crétaire général sur la question et prendra des mesuresconcrètes en vue d'atteindre le but envisagé.

Opinion individuelle de M. Elias, juge

M. Elias invite l'Assemblée générale à réexaminer lesystème du renvoi des décisions du Tribunal adminis-tratif à la Cour pour réformation. Après avoir étudié lestextes et les affaires précédentes du même genre, ilsouligne la nécessité de prévoir une procédure flexible

pour permettre à la Cour de soulever toutes les ques-tions juridiques considérées comme pertinentes et né-cessaires au bon règlement du problème dont elle estsaisie. Il esquisse un système possible qui comprendraitun tribunal de première instance et comme instanced'appel le Tribunal administratif dont il faudrait alorsremanier le statut. M. Elias présente aussi des observa-tions sur la faculté que possède la Cour dans les affairesconsultatives de préciser le sens véritable des questionsauxquelles elle doit répondre et sur les problèmes sou-levés en l'espèce quant à une "prise en considérationéquitable" aux termes de la résolution 37/126 de l'As-semblée générale dans des domaines de ce genre.

Opinion individuelle de M. Oda, jugeM. Oda pense que la question I a été formulée de

façon erronée à cause de l'ambivalence qui est à l'ori-gine de sa rédaction au Comité des demandes de réfor-mation. Que le Tribunal administratif des NationsUnies n'ait pas répondu à "la question de savoir s'ilexistait un obstacle juridique au renouvellement" del'engagement de M. Yakimetz à l'ONU, cela lui paraîtsans pertinence par rapport à la question de savoir si leTribunal a manqué d'exercer sa juridiction.

Pour ce qui est de la question II, M. Oda est d'avisque. s'agissant de savoir si le Tribunal a commis uneerreur de droit concernant les dispositions de la Charte,la Cour actuelle est censée statuer comme cour d'appelpar rapport au Tribunal, vu la manière dont le statut duTribunal a été amendé en 1955, et la Cour aurait dûexaminer non seulement le bien fondé du jugement entant que tel mais aussi celui de la décision du Secrétairegénéral de ne pas prolonger le contrat de M. Yakimetz.De ce point de vue M. Oda estime que, étant donné lerèglement du personnel et les résolutions pertinentesde l'Assemblée générale, M. Yakimetz n'avait pasd'expectative juridique quant à un maintien au servicede l'ONU vers la fin de 1983, à l'expiration de soncontrat mais que l'incertitude de son statut, résultant desa demande d'asile aux Etats-Unis et de sa démissionde toute fonction au service du Gouvernement sovié-tique en février 1983, avait pu être un facteur légi-timement pris en considération par le Secrétaire géné-ral dans l'exercice du pouvoir discrétionnaire qui estle sien pour ce qui est du choix du personnel des Na-tions Unies. M. Oda dit que le Tribunal n'a pas com-mis d'erreur de droit concernant les dispositions de laCharte dans la mesure où il a en fait confirmé la décisiondu Secrétaire général, laquelle peut se justifier étantdonné la latitude qui lui est laissée à cet égard.

Opinion individuelle de M. Ago, jugeM. Ago explique dans son opinion individuelle

pourquoi malgré certaines réserves il ne s'est pas dis-socié de la réponse négative donnée par la Cour tant à lapremière question qu'à la seconde. Il explique les rai-sons pour lesquelles il éprouve un sentiment de relativeinsatisfaction dans le cas d'espèce comme chaque foisque la Cour est requise de donner un avis consultatifdans le cadre d'une procédure de réformation d'unedécision d'un Tribunal administratif. Tout en recon-naissant la nécessité en principe d'une procédure deréformation, il ne pense pas que le système actuel ré-ponde le mieux aux objectifs poursuivis. Ce systèmefait appel à un comité dont la composition extrêmementlarge et la procédure qu'il applique n'évoquent guèrecelles d'un organe chargé d'exercer des fonctions judi-ciaires ou au moins quasi judiciaires. Sa compétence est

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en outre limitée à certains points de droit bien définisde sorte que les jugements du Tribunal administratiféchappent en réalité à toute véritable possibilité deréformation par la voie judiciaire non seulement pourleurs aspects de droit mais surtout pour leurs aspects defait souvent très importants. On ne saurait donc direque le système actuel garantisse pleinement à la fois lesexigences de l'intérêt suprême de l'Organisation et lespositions juridiques légitimes des fonctionnaires.

M. Ago est d'avis que le seul remède à cette situationest l'introduction d'un deuxième degré de juridictionadministrative compétente pour revoir les décisions duTribunal de première instance sous tous les aspects defait et de droit. Cette cour de deuxième degré pourraitexercer sa compétence à l'égard de tous les Iribunauxadministratifs existants et réaliser ainsi l'unité de juri-diction qu'il a paru difficile d'établir au premieréchelon.

Opinion dissidente de M. Schwebel, jugeEn se dissociant de l'avis de la Cour, M. Schwebel

rejette la position adoptée par celle-ci et selon laquelle ilne lui appartient pas, dans une affaire de ce genre, desubstituer son opinion sur le fond à celle du Tribunaladministratif. Au contraire, lorsque l'Assemblée géné-rale des Nations Unies a confié à la Cour le pouvoir deréformer les jugements du Tribunal administratif pourerreur de droit concernant les dispositions de la Charte,elle a eu l'intention de faire trancher par la Cour lespoints de fond et cela avec force obligatoire. L'Assem-blée générale a donné à la Cour l'autorité suprêmequant à l'interprétation de la Charte et des disposi-tions visant le personnel fondées sur elle. L'une deces dispositions, consacrée par la résolution 37/126,section IV, paragraphe 5, de l'Assemblée générale,était précisément en cause en la présente espèce.

En vertu de cette disposition, le Secrétaire généralétait tenu de "prendre équitablement en considéra-tion" le cas de M. Yakimetz aux fins d'une nominationde carrière. En fait, une telle prise en considerationn'a pas eu lieu. Les termes de la correspondance deM. Yakimetz avec le Secrétaire général démontrentqu'au moment pertinent le Secrétaire général a estiméque la candidature de M. Yakimetz à une nomination decarrière ne pouvait être prise en considération parceque "[son] contrat était conclu sur la base d'un déta-chement de la fonction publique de [son] pays;" et qu'ilne pouvait par conséquent "compter... sur une nomi-nation d'un type différent". Ainsi le cas de M. Yaki-metz ne pouvait être transmis pour qu'il "soit priséquitablement en considération aux fins d'une nomina-tion de carrière". De l'avis de M. Schwebel, les dé-ductions que le Tribunal administratif prétend tirer decette correspondance à l'appui de sa conclusion selonlaquelle le Secrétaire général n'en a pas moins priséquitablement en considération le cas de M. Yakimetzsont fantaisistes.

Deux circonstances soulignent combien la conclu-sion de Tribunal administratif est insoutenable:. Premiè-ment, peu après que M. Yakimetz eut démissionné despostes qu'il occupait dans la fonction publique sovié-tique, le Secrétaire général lui a interdit de pénétrerdans l'enceinte de l'ONU. On a peine à croire que, d'uncôté, M. Yakimetz se soit vu interdire l'accès de sonbureau, des couloirs et de la cafeteria des NationsUnies, et que, de l'autre, son cas ait été équitablementpris en considération aux fins d'une nomination de

carrière à l'issue d'une période durant laquelle il avaitété exclu de l'enceinte de l'ONU.

Deuxièmement : le Secrétaire général n'a pas accuséréception de la demande de nomination à un postepermanent que M. Yakimetz a présentée le 9 janvier1984, peu de jours après l'expiration de son engagementde durée déterminée; encore moins y-a-t-il donné suite.Cette absence de réaction tend à indiquer que sa de-mande n'apas été prise en considération. S'il existe uneautre explication à l'attitude du Secrétaire général, nulne l'a fournie.

Les erreurs de droit commises sont au nombre detrois :

1. Le Secrétaire général avait l'obligation de pren-dre équitablement en considération le cas de M. Yaki-metz aux fins d'une nomination de carrière, aux termesde la disposition de l'Assemblée générale qui s'imposaità lui et qui avait été adoptée en vertu du pouvoir conféréà l'Assemblée générale du fait que le personnel estnommé "conformément aux règles fixées par l'Assem-blée générale" (Art. 101, par. 1 de la Charte). Il ne l'apas fait et le Tribunal a commis une erreur en consta-tant, sans preuve factuelle, qu'il l'avait fait. En n'exi-geant pas du Secrétaire général qu'il agisse confor-mément à une norme déterminée, le Tribunal a commisune erreur de droit concernant une disposition de laCharte.

2. Le Tribunal a indiqué que la tentative deM. Yakimetz pour changer de nationalité soulevait laquestion de savoir s'il répondait aux "conditions re-quises d'un fonctionnaire international". II a attribuéun "rôle déterminant" à "l'opinion largement répan-due" exprimée devant une commission de l'Assembléei'énérale selon laquelle les fonctionnaires internatio-naux qui "choisissent de rompre les liens qui les unis-sent à [leur] pays ne peuvent plus prétendre remplir lesconditions qui régissent l'emploi à l'ONU". Il resteque, selon l'Article 101, paragraphe 3, de la Charte, laconsidération dominante dans le recrutement du per-sonnel doit être la nécessité d'assurer les plus hautesqualités de travail, de compétence et d'intégrité. Lanationalité n'est pas un critère posé par la Charte. Enestimant que la tentative de M. Yakimetz pour changerde nationalité a mis en question son aptitude à êtremaintenu au service de l'Organisation, le Tribunal aviolé une disposition de la Charte puisqu'il a conféré àla nationalité un caractère dominant ou essentiel quicontredit les termes de l'Article 101, paragraphe 3. Lesvues émises devant des commissions de l'Assembléegénérale ne sont pas source de droit; encore moinspeuvent-elles déroger au libellé même de la Charte.

3. Le Secrétaire général a agi apparemment avec laconviction que M. Yakimetz ne pouvait être pris enconsidération aux fins d'une nomination de carrière enl'absence du consentement du Gouvernement soviéti-que et il a donc attribué à ce consentement un poidsdéterminant. Il a par suite failli à l'obligation que luiimpose l'Article 100, paragraphe 1, de la Charte des'abstenir de tout acte incompatible avec sa situationde fonctionnaire international qui n'est "responsablequ'envers l'Organisation" car en fait il s'est reconnuresponsable à cet égard envers un "gouvernement" ouune "autorité extérieure à l'Organisation". Le fait quele Tribunal administratif n'a pas constaté cette erreurconstitue une erreur de droit concernant une disposi-tion de la Charte.

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Opinion dissidente de sir Robert Jennings, jugeSir Robert Jennings exprime l'avis, dans son opinion

dissidente, que la question qui se pose vraiment enl'espèce est de savoir si le Tribunal a eu raison déjugerque le Secrétaire général avait pris équitablement enconsidération la demande de M. Yakimetz tendant àune nomination de carrière aux Nations Unies, ainsique le Secrétaire général a reconnu en avoir l'obligationen vertu de la résolution 37/126, section IV, paragra-phe 5, de l'Assemblée générale.

Sur la première question adressée à la Cour, sir Ro-bert Jennings admet qu'il est d'accord, ou du moinsqu'il n'est pas en désaccord, avec l'opinion de la majo-rité selon laquelle le Tribunal n'a pas manqué d'exer-cer sa juridiction sur la question de savoir s'il existaitun obstacle juridique à l'engagement de M. Yakimetz— cela néanmoins pour la raison que l'on peut avoir desidées différentes sur un problème aussi abstrait et aussiconceptuel sans que l'on donne nécessairement uneréponse plutôt qu'une autre à la question que la Courétait véritablement appelée à trancher.

Sur la deuxième question posée à la Cour qui soulèvedirectement le problème central de l'affaire, sir RobertJennings s'estime tenu d'exprimer son dissentimentparce que, selon lui, le Tribunal a eu tort de consta-ter que le défendeur avait pris équitablement en con-sidération la question de la nomination de carrière deM. Yakimetz et cela pour deux raisons. En premierlieu, le défendeur n'a ni fourni de preuve sur la manièredont il avait pris sa décision ni donné aucun motif decette décision. Se borner à accepter son affirmation quele cas avait été dûment pris en considération, sansaucune preuve objective de ce qui avait été fait, vaà rencontre d'un système de contrôle judiciaire dupouvoir discrétionnaire de l'administration. En secondlieu, les éléments de preuve que l'on peut avoir vontdans l'autre sens car la lettre du défendeur à M. Yaki-metz en date du 21 décembre 1983 ne permet toutsimplement pas de déduire qu'une prise en considéra-tion équitable a eu lieu; elle précise au contraire, à tortd'ailleurs, que du fait que M. Yakimetz est détaché parle Gouvernement de l'URSS il n'est pas possible deprendre son cas en considération en vue d'une prolon-gation ou d'un nouvel engagement sans l'accord de cegouvernement.

Cela étant, en jugeant que le Secrétaire général a priséquitablement en considération la possibilité d'une no-mination de ce genre, le Tribunal a commis une erreurconcernant les dispositions de la Charte des NationsUnies car la résolution 37/126 de l'Assemblée générale

fait partie des normes juridiques qui visent à compléterles dispositions de la Charte sur le statut et l'indépen-dance de la fonction publique internationale.Opinion dissidente de M. Evensen, juge

Dans son opinion dissidente, M. Evensen exposequ'il approuve l'avis consultatif pour ce qui est de lapremière question posée à la Cour par le Comité desdemandes de reformation. Le Tribunal administratifdes Nations Unies n'a pas manqué d'exercer sajuridic-tion en ne répondant pas à la question de savoir s'ilexistait un obstacle juridique au renouvellement del'engagement du requérant.

S'agissant de la seconde question, M. Evensen estd'avis que, dans son jugement n° 333, le Tribunal admi-nistratif a commis une erreur de droit concernant lesdispositions de la Charte des Nations Unies. Bien que leSecrétaire général de l'ONU exerce des pouvoirs dis-crétionnaires quant au recrutement du personnel del'Organisation, il est raisonnable que certains critè-res soient respectés. Parmi les conditions requises fi-gure celle qu'énonce la résolution 37/126 de l'Assem-blée générale selon laquelle lorsqu'un fonctionnaire aaccompli cinq années de service en donnant satisfac-tion, son cas sera "pris équitablement en considérationaux fins d'une nomination de carrière". On n'a pas nonplus prêté suffisamment d'attention aux exigences po-sées par le Statut et le Règlement du personnel d'aprèslesquelles, lorsqu'il s'agit de pourvoir des vacances, ilconvient de tenir le plus grand compte des qualifica-tions et de l'expérience des personnes déjà au servicedes Nations Unies. Or M. Yakimetz bénéficiait de larecommandation sans réserve de son supérieur en vued'une nomination de carrière. En dépit de cela M. Yaki-metz a été contre son gré mis en congé indéfini. Il s'estvu interdire l'accès au bâtiment des Nations Unies, ycompris à son bureau et à la cafeteria alors qu'il étaitencore titulaire d'un contrat d'engagement valable.

De l'avis de M. Evensen, le Tribunal administratifa commis une erreur en acceptant que le Secrétairegénéral manque à l'observation des règles et dispo-sitions administratives qui s'imposaient à lui en vertude l'Article 101, paragraphe 1, de la Charte. Le Tribu-nal a commis une autre erreur en ne décidant pas queles mesures administratives adoptées à rencontre deM. Yakimetz étaient incompatibles avec l'Article 100de la Charte. Il a commis une erreur concernant l'Arti-cle 101, paragraphe 3, de la Charte en estimant que— pour les nominations de carrière au moins — le con-sentement du gouvernement est une considération do-minante.

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82. APPLICABILITÉ DE L'OBLIGATION D'ARBITRAGE EN VERTU DE LA SECTION 21DE L'ACCORD DU 26 JUIN 1947 RELATIF AU SIÈGE DE L'ORGANISATION DESNATIONS UNIES

Avis consultatif du 26 avril 1988

La Cour a donné un avis consultatif sur la question del'applicabilité de l'obligation d'arbitrage en vertu de lasection 21 de l'accord du 26 juin 1947 relatif au siège del'Organisation des Nations Unies. Après avoir suiviune procédure accélérée, la Cour a donné cet avis con-sultatif en réponse à une requête présentée par l'As-semblée générale des Nations Unies dans s;a résolu-tion 42/229 B, adoptée le 2 mars 1988.

Dans sa décision, la Cour a exprimé l'avis que lesEtats-Unis d'Amérique sont tenus, conformément à lasection 21 de l'accord relatif au siège de l'Organisationdes Nations Unies, de recourir à l'arbitrage pour lerèglement d'un différend qui les oppose à l'Organi-sation.

La Cour était composée comme suit : M. Ruda, pré-sident; M. Mbaye, vice-président; MM. Lachs, Nagen-dra Singh, Elias, Oda, Ago et Schwebel, sir RobertJennings, MM. Bedjaoui, Ni, Evensen, Tarassov,Guillaume et Shahabuddeen,./i/ge.s.

M. Elias a joint une déclaration à l'avis consultatif.

MM. Oda, Schwebel et Shahabuddeen ont joint àl'avis consultatif les exposés de leur opinion indivi-duelle.

La demande de l'Assemblée générale a été présentéeen raison de la situation créée par la promulgation de laloi contre le terrorisme, adoptée par le Congrès desEtats-Unis en décembre 1987 et visant expressémentl'Organisation de libération de la Palestine (OLP); cetteloi déclare notamment illégaux l'établissement ou lemaintien d'un bureau de l'OLP dans les limites de lajuridiction des Etats-Unis. Cette loi concerne donc enparticulier le bureau de la mission d'observation del'OLP auprès de l'Organisation des Nations Unies, éta-bli à New York après que l'Assemblée générale eutconféré en 1974 le statut d'observateur à l'OLP. LeSecrétaire général de l'Organisation des Nations Uniesa estimé que la question du maintien de ce bureaurelevait de l'accord de siège conclu le 26 juin 1947 avecles Etats-Unis.

Après avoir mentionné les rapports présentés par leSecrétaire général sur les contacts et conversationsqu'il avait eus avec le Gouvernement des Etats-Unis envue d'éviter la fermeture du bureau de l'OLP. l'Assem-blée générale a posé la question suivante à ¡a Cour :

"Etant donné les faits consignés dans les rapportsdu Secrétaire général, les Etats-Unis d'Amérique, entant que partie à l'accord entre l'Organisation desNations Unies et les Etats-Unis d'Amérique relatifau siège de l'Organisation des Nations Unies, sont-ils

tenus de recourir à l'arbitrage conformément à lasection 21 de l'accord ?"

Présentation de la requête et suite de la procédure(paragraphes 1 à 6)La question sur laquelle un avis consultatif a été

demandé à la Cour figure dans la résolution 42/229 Bque l'Assemblée générale des Nations Unies a adoptéele 2 mars 1988. Le texte intégral de cette résolution estle suivant :

"L'Assemblée générale,"Rappelant sa résolution 42/210 B du 17 décem-

bre 1987 et ayant à l'esprit sa résolution 42/229 A ci-dessus,

"Ayant examiné les rapports du Secrétaire géné-ral, en date des 10 et 25 février 1988 [A/42/915 etAdd.l],

' ' Confirmant la position du Secrétaire général qui aconstaté l'existence d'un différend entre l'Organi-sation des Nations Unies et le pays hôte quant àl'interprétation ou l'application de l'accord entrel'Organisation des Nations Unies et les Etats-Unisd'Amérique relatif au siège de l'Organisation desNations Unies, en date du 26 juin 1947 [voir résolu-tion 169 (II)], et notant qu'il a conclu que les ten-tatives de règlement à l'amiable étaient dans uneimpasse et que, conformément à la procédure d'ar-bitrage prévue à la section 21 de l'accord, il a désignéun arbitre et prié le pays hôte de désigner le sien,

"Considérant qu'étant donné des contraintes detemps il faut appliquer immédiatement la procédurede règlement des différends conformément à la sec-tion 21 de l'accord,

"Notant qu'il ressort du rapport du Secrétaire gé-néral, en date du 10 février 1988 [A/42/915], que lesEtats-Unis d'Amérique ne pouvaient ni ne souhai-taient devenir officiellement partie à la procédurede règlement des différends prévus à la section 21de l'accord de siège, et que les Etats-Unis étaientencore en train d'examiner la situation,

"Tenant compte des dispositions du Statut dela Cour internationale de Justice, en particulier desArticles 41 et 68,

"Décide, conformément à l'Article 96 de la Chartedes Nations Unies, de prier la Cour internationale deJustice, en application de l'Article 65 de son Statut,de donner un avis consultatif sur la question sui-vante, en tenant compte des contraintes de temps :

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"Etant donné les faits consignés dans les rap-ports du Secrétaire général [A/42/915 et Add. 1], lesEtats-Unis d'Amérique, en tant que partie à l'ac-cord entre l'Organisation des Nations Unies et lesEtats-Unis d'Amérique relatif au siège de l'Organi-sation des Nations Unies [voir résolution 169 (II)],sont-ils tenus de recourir à l'arbitrage conformé-ment à la section 21 de l'accord ?"

Dans une ordonnance du 9 mars 1988, la Cour adéclaré qu'elle estimait qu'une prompte réponse àla requête serait souhaitable (Règlement de la Cour,art. 103) et que l'Organisation des Nations Unies etles Etats-Unis d'Amérique étaient jugés susceptiblesde fournir des renseignements sur la question (Statut,art. 66, par. 2) et, accélérant sa procédure, elle a fixé au25 mars 1988 la date d'expiration du délai pour le dépôtdes exposés écrits par eux et par tous les autres Etatsparties au Statut de la Cour qui auraient exprimé le dé-sir de soumettre un exposé écrit. La Cour a reçu desexposés écrits de l'Organisation des Nations Unies, desEtats-Unis d'Amérique, de la République arabe sy-rienne et de la République démocratique allemande.Lors d'audiences publiques tenues les 11 et 12 avril1988 aux fins d'entendre les observations éventuellesde participants sur les exposés présentés par d'autres,la Cour a entendu les observations du conseiller juri-dique de l'Organisation des Nations Unies et les répon-ses qu'il a données aux questions posées par certainsmembres de la Cour. Aucun des Etats qui avaient pré-senté des exposés écrits n'a exprimé le désir d'êtreentendu. La Cour était également saisie des documentsque le Secrétaire général lui avait fait parvenir confor-mément à l'Article 65, paragraphe 2, du Statut.

Faits à prendre en considération pour qualifier la situa-tion (paragraphes 7 à 22)Pour répondre à la question qui lui était posée, la

Cour devait d'abord examiner s'il existait entre l'Or-ganisation des Nations Unies et les Etats-Unis un dif-férend du type prévu à la section 21 de l'accord relatifau siège de l'Organisation, dont le passage pertinent estlibellé comme suit :

"a) Tout différend entre l'Organisation des Na-tions Unies et les Etats-Unis au sujet de l'interpré-tation ou de l'application du présent accord ou detout accord additionnel sera, s'il n'est pas réglé parvoie de négociations ou par tout autre mode de rè-glement agréé par les parties, soumis aux fins dedécision définitive à un tribunal composé de troisarbitres, dont l'un sera désigné par le Secrétaire gé-néral, l'autre par le Secrétaire d'Etat des Etats-Unis,et le troisième choisi par les deux autres, ou, à défautd'accord entre eux sur ce choix, par le Président de laCour internationale de Justice."

A cette fin, la Cour a fait la chronologie des événementsqui ont conduit en premier lieu le Secrétaire général,puis l'Assemblée générale des Nations Unies, à con-clure qu'un tel différend existait.

Ces événements concernent la mission permanented'observation de l'Organisation de libération de laPalestine auprès de l'Organisation des Nations Unies àNew York. Par la résolution 3237 (XXIX) du 22 novem-bre 1974 de l'Assemblée générale, l'OLP a été invitée"à participer aux sessions et aux travaux de l'Assem-blée générale en qualité d'observateur". En consé-quence, elle a installé une mission d'observation en1974 et possède un bureau à New York hors du district

administratif du Siège de l'Organisation des NationsUnies.

En mai 1987, une proposition de loi a été présentée auSénat des Etats-Unis, ayant pour objet de "rendre illé-gaux la création ou le maintien aux Etats-Unis d'unbureau de l'Organisation de libération de la Palestine";l'article 3 de cette proposition dispose notamment qu'ilserait illégal à compter de la date de son entrée envigueur

"nonobstant toute disposition légale contraire,d'établir ou de maintenir un bureau, un siège, deslocaux ou toute autre installation ou établissementdans les limites de la juridiction des Etats-Unis, surordre de l'Organisation de libération de la Pales-tine. . . , ou avec des fonds en provenant".

Cette proposition de loi fut présentée en automne 1987au Sénat sous forme d'amendement au Foreign Re-lations Autorization Act, Fiscal Years 1988 and 1989(loi d'ouverture de crédits pour les affaires étrangères,exercices budgétaires 1988 et 1989). Les termes de cetexte laissaient craindre que le Gouvernement amé-ricain chercherait à fermer le bureau de la missiond'observation de l'OLP si la loi était promulguée. Enconséquence, le 13 octobre 1987, le Secrétaire général asouligné dans une lettre adressée au représentant per-manent des Etats-Unis auprès de l'Organisation desNations Unies que la législation envisagée était con-traire aux obligations qui découlaient de l'accord desiège, et le lendemain, l'observateur de l'OLP a portéla question à l'attention d'un comité de l'Organisa-tion des Nations Unies, le Comité des relations avec lepays hôte. Le 22 octobre, le porte-parole du Secrétairegénéral a indiqué, dans une déclaration, que les sec-tions 11 à 13 de l'accord de siège imposaient aux Etats-Unis l'obligation, en vertu de cet accord, de permettreau personnel de la mission d'entrer et de demeurer auxEtats-Unis pour s'acquitter de ses fonctions officielles.

Le rapport du Comité des relations avec le pays hôtea été soumis à la Sixième Commission de l'Assembléegénérale, le 24 novembre 1987. Durant l'examen de cerapport, le représentant des Etats-Unis a noté que

"le Secrétaire d'Etat des Etats-Unis a déclaré que lafermeture de cette mission constituerait une violationdes obligations des Etats-Unis en vertu de l'accordde siège et que le Gouvernement des Etats-Unis s'yopposerait vigoureusement, et que le représentantdes Etats-Unis auprès de l'Organisation a donné auSecrétaire général des assurances dans le mêmesens".La position adoptée par le Secrétaire d'Etat des

Etats-Unis, à savoir que les Etats-Unis"sont dans l'obligation de permettre au personnel dela mission d'observation de l'OLP d'entrer auxEtats-Unis et d'y demeurer pour s'acquitter de sesfonctions officielles auprès du Siège de l'ONU",

a été expressément mentionnée par un autre représen-tant et confirmée par le représentant des Etats-Unis.

Les dispositions de l'amendement mentionné ci-des-sus ont été incorporées dans la loi d'ouverture de cré-dits pour les affaires étrangères, exercices budgétaires1988 et 1989 des Etats-Unis, en tant que titre X, sous lenom de Anti-Terrorism Act of 1987 (loi de 1987 contrele terrorisme). Au début de décembre 1987, ce texten'avait pas encore été adopté par le Congrès des Etats-Unis. Le 7 décembre, en prévision de cette adoption, le

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Secrétaire général a rappelé au représentant permanentdes Etats-Unis sa position, à savoir que les États-Unisétaient juridiquement tenus de maintenir les arrange-ments qui étaient en vigueur depuis longtemps concer-nant la mission d'observation de l'OLP et a demandé,pour le cas où le texte proposé acquerrait force de loi,qu'on lui donne l'assurance que ces arrangements neseraient pas affectés.

La chambre des représentants et le Sénat des Etats-Unis ont adopté la loi contre le terrorisme les 15 et16 décembre 1987; le lendemain l'Assemblée générale aadopté la résolution 42/210 B, par laquelle elle priait lepays hôte de respecter les obligations que lui imposaitl'accord et, à cet égard, de s'abstenir de prendre toutemesure qui empêcherait la mission de s'acquitter de sesfonctions officielles.

Le 22 décembre, le Président des Etats-Unis a signéet promulgué la loi d'ouverture de crédits pour lesaffaires étrangères, exercices budgétaires 1988 et 1989.La loi de 1987 contre le terrorisme, qui en faisait partie,devait, selon ses propres termes, entrer en vigueurquatre-vingt-dix jours après cette date. Lorsqu'il en ainformé le Secrétaire général, le représentant perma-nent par intérim des Etats-Unis a déclaré le; 5 janvier1988 :

"Etant donné que les dispositions concernant lamission d'observation de l'OLP pourraient empiétersur les pouvoirs constitutionnels du Président et que,si elles étaient appliquées, elles seraient contraires ànos obligations juridiques internationales découlantde l'accord de siège avec l'Organisation des NationsUnies, le gouvernement a l'intention de mettre àprofit le délai de quatre-vingt-dix jours qui doit pré-céder l'entrée en vigueur de cette disposition pourengager des consultations avec le Congrès afin derégler la question."

Cependant, le Secrétaire général a répondu en faisantobserver qu'il n'avait pas reçu l'assurance qu'il avaitdemandée et qu'il ne considérait pas que les déclara-tions des Etats-Unis permettaient de compter sur leplein respect de l'accord de siège. Il a poursuivi en cestermes :

' 'Cela étant, il existe un différend entre l'Organisa-tion et les Etats-Unis au sujet de l'interprétation et del'application de l'accord de siège et j'invoque par laprésente la procédure de règlement des différendsénoncée à la section 21 de l'accord susdit."

Le Secrétaire général a ensuite proposé que des négo-ciations commencent conformément à la procédureétablie à la section 21 de l'accord.

Tout en acceptant que des discussions officieusesaient lieu, les Etats-Unis ont fait savoir qu'ils étaientencore en train d'évaluer la situation qui résulterait del'application de la loi et qu'ils ne pouvaient pas prendrepaît à la procédure de règlement des différends prévue àla section 21. Toutefois, d'après une lettre envoyée aureprésentant permanent des Etats-Unis par le Secré-taire général le 2 février 1988 :

"La procédure prévue à la section 21 est le seulrecours juridique dont dispose l'Organisation desNations Unies en l'occurrence et . . . le moment seravite venu où je n'aurai d'autre choix que d'agir, soitavec les Etats-Unis dans le cadre de la section 21 del'accord de siège, soit en informant l'Assemblée gé-nérale de l'impasse dans laquelle nous sommes."

Le 11 février 1988, le conseiller juridique de l'Organisa-tion des Nations Unies a fait savoir au conseiller juri-dique du Département d'Etat que l'Organisation desNations Unies avait choisi son arbitre en vue d'unarbitrage aux termes de la section 21, et, étant donné lescontraintes, l'a prié instamment de faire connaître leplus tôt possible à l'Organisation des Nations Unies lenom de l'arbitre choisi par les Etats-Unis. Mais aucunecommunication n'a été reçue à ce sujet de leur part.

Le 2 mars 1988, l'Assemblée générale a adopté deuxrésolutions sur la question. Dans la première résolution(42/229 A), l'Assemblée a notamment réaffirmé que lapossibilité devait être donnée à l'OLP d'établir et demaintenir des locaux et des installations adéquates pourles besoins de la mission d'observation et a considéréque l'application de la loi contre le terrorisme de façonnon conforme à cette réaffirmation serait contraire auxobligations juridiques internationales contractées parles Etats-Unis au titre de l'accord de siège et que laprocédure de règlement des différends visée à la sec-tion 21 de l'accord devait être engagée. Dans la seconderésolution (42/229 B), qui a déjà été citée, l'Assembléepriait la Cour de donner un avis consultatif. Bien que lesÉtats-Unis n'aient participé au vote sur aucune de cesdeux résolutions, leur représentant permanent par inté-rim a fait une déclaration après ce vote où il a dit que songouvernement n'avait pas pris de décision définitivequant à l'application ou à la mise en œuvre de la loicontre le terrorisme en ce qui concerne la mission del'OLP et qu'il entendait toujours "trouver une solutionappropriée à ce problème en s'inspirant à la fois de laCharte des Nations Unies, de l'accord de siège et deslois américaines".

Faits marquants postérieurs à la présentation de larequête (paragraphes 23 à 32)La Cour, tout en notant que l'Assemblée générale

l'avait priée de donner son avis "étant donné les faitsconsignés dans les rapports" présentés par le Secré-taire général avant le 2 mars 1988, n'a pas estimé enl'espèce que cette formulation l'obligeait à fermer lesyeux sur des événements pertinents postérieurs à cettedate. La Cour a donc tenu compte de l'évolution del'affaire postérieurement à la présentation de la re-quête.

Le 11 mars 1988, le représentant permanent par inté-rim des Etats-Unis a informé le Secrétaire général queY Attorney General avait établi que la loi contre le ter-rorisme le mettait dans l'obligation de fermer le bureaude la mission d'observation de l'OLP, mais que, s'ildevait intenter une action pour assurer le respect de laloi, aucune autre mesure ne serait prise pour obtenir lafermeture du bureau

"tant que cette action n'aura pas abouti. Dans cesconditions, les Etats-Unis estiment que soumettrecette affaire à l'arbitrage ne serait d'aucune utilité."

Le Secrétaire général a énergiquement contesté cepoint de vue dans une lettre du 15 mars. Entretemps,dans une lettre du 11 mars, Y Attorney General avaitaverti l'observateur permanent de l'OLP qu'à compterdu 21 mars le maintien de sa mission serait illégal. Lamission de l'OLP n'ayant rien fait pour se conformeraux prescriptions de la loi contre le terrorisme, Y Attor-ney General, pour la contraindre à s'exécuter, a saisi letribunal fédéral du district sud de New York. Dans leurexposé écrit, les Etats-Unis ont toutefois informé laCour que "dans l'attente d'une décision judiciaire" ils

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ne prendraient ' 'aucune mesure pour fermer la mission.La question ayant été portée devant nos tribunaux,nous pensons qu'un arbitrage ne serait pas opportun etque ce n'est pas le moment pour y recourir".

Limites de la tâche confiée à la Cour (paragraphe 33)La Cour a fait observer que sa seule tâche, telle

qu'elle était définie par la question qui lui était posée,était de déterminer si les Etats-Unis étaient tenus de sesoumettre à l'arbitrage en vertu de la section 21 del'accord de siège. En particulier, la Cour n'était pasappelée à se prononcer sur la question de savoir si lesmesures adoptées par les Etats-Unis en ce qui concernela mission d'observation de l'OLP étaient ou non con-traires à cet accord.

Existence d'un différend (paragraphes 34 à 44)Etant donné les termes de la section 21, a, cités plus

haut, la Cour devait déterminer si un différend existaitentre l'Organisation des Nations Unies et les Etats-Unis et, dans l'affirmative, déterminer s'il s'agissaitd'un différend au sujet de l'interprétation ou de l'ap-plication de l'accord de siège et s'assurer qu'il n'avaitpas été réglé par voie de négociations ou par tout autremode de règlement agréé par les parties.

A cette fin, la Cour a rappelé que l'existence d'undifférend, c'est-à-dire d'un désaccord sur un point dedroit ou de fait, une contradiction, une opposition dethèses juridiques ou d'intérêts, demandait à être éta-blie objectivement et ne pouvait pas dépendre des sim-ples affirmations ou contestations des parties. En l'es-pèce, le point de vue du Secrétaire général, approuvépar l'Assemblée générale, qu'un différend au sens de lasection 21 a existé à partir du moment où la loi contre leterrorisme a été promulguée et en l'absence d'assuran-ces adéquates que cette loi ne serait pas appliquée à lamission d'observation de l'OLP; en outre le Secrétairegénéral a formellement contesté la conformité de la loi àl'accord de siège. Les Etats-Unis n'ont jamais expres-sément contredit ce point de vue mais ont pris desmesures contre la mission et précisé que ces mesuresintervenaient quelles que soient les obligations qui leurincombent en vertu de l'accord de siège.

Toutefois, de l'avis de la Cour, le simple fait quela partie accusée d'avoir violé un traité ne présenteaucune argumentation pour justifier sa conduite auregard du droit international n'empêche pas que lesattitudes opposées des parties fassent naître un dif-férend au sujet de l'interprétation ou de l'application dutraité. Néanmoins, au cours des conversations de jan-vier 1988, les Etats-Unis avaient fait savoir que "l'exis-tence d'un différend" entre l'Organisation des NationsUnies et eux "à l'heure actuelle n'était pas encoreétablie puisque la loi en question n'avait pas encore étéappliquée", et par la suite, en se référant au "différendactuel portant sur le statut de la mission d'observationde l'OLP", avaient exprimé l'avis que l'arbitrage seraitprématuré. Après avoir introduit une action devantles tribunaux nationaux, les Etats-Unis ont informéla Cour dans leur exposé écrit qu'ils pensaient qu'unarbitrage ne serait pas "opportun et que ce n'[était] pasle moment pour y recourir".

La Cour ne saurait faire prévaloir des considérationsd'opportunité sur les obligations résultant de la sec-tion 21. De plus, la procédure d'arbitrage prévue par cetaccord a précisément pour objet de permettre de réglerles différends entre l'Organisation des Nations Unies et

le pays hôte sans recours préalable aux tribunaux na-tionaux. La Cour ne saurait non plus admettre quel'engagement de ne prendre aucune autre mesure pourobtenir la fermeture de la mission avant la décision de lajuridiction interne ait empêché la naissance d'un dif-férend.

La Cour estime que l'objet principal, sinon exclusif,de la loi contre le terrorisme était la fermeture du bu-reau de la mission d'observation de l'OLP et note queVAttorney General a estimé qu'il était dans l'obligationde prendre des mesures pour faire procéder à une tellefermeture. Le Secrétaire général a constamment con-testé les décisions d'abord envisagées, puis prises, parle Congrès et l'Administration des Etats-Unis. Dansces conditions, la Cour se devait de constater que lesattitudes opposées de l'Organisation des Nations Unieset des Etats-Unis révélaient l'existence d'un différend,quelle que fût la date à laquelle on pouvait considérerqu'il était né.

Qualification du différend (paragraphes 46 à 50)Quant à la question de savoir si le différend porte sur

l'interprétation ou l'application de l'accord de siège,l'Organisation des Nations Unies a appelé l'attentionsur le fait que l'OLP avait été invitée à participer auxsessions et travaux de l'Assemblée générale en qualitéd'observateur; la mission d'observation de l'OLP étaitpar conséquent couverte par les dispositions des sec-tions 11 à 13 et devait avoir la possibilité d'établir et demaintenir des locaux et des installations adéquates pours'acquitter de ses fonctions. De l'avis de l'Organisa-tion des Nations Unies, les mesures envisagées par leCongrès, et finalement prises par l'Administration desEtats-Unis, seraient ainsi contraires à l'accord si ellesdevaient être appliquées à la mission, et leur adoptionavait par conséquent fait naître un différend au sujet del'interprétation et de l'application de l'accord.

À la suite de l'adoption de la loi contre le terrorisme,les Etats-Unis ont d'abord envisagé d'interpréter cetteloi dans un sens compatible avec les obligations queleur impose l'accord, mais le 11 mars leur représentantpermanent par intérim a fait connaître au Secrétairegénéral que Y Attorney General avait jugé que cette loile mettait dans l'obligation de fermer la mission quellesque fussent ces obligations. Le Secrétaire général acontesté ce point de vue au nom de la prééminence dudroit international sur le droit interne. Ainsi, dans unepremière phase, les discussions ont porté sur l'inter-prétation de l'accord et dans cette perspective lesEtats-Unis n'ont pas contesté que certaines disposi-tions de l'accord s'appliquaient à la mission d'observa-tion de l'OLP, mais dans une deuxième phase, ils ontfait prévaloir la loi sur l'accord, et le Secrétaire générala contesté qu'il puisse en être ainsi. En outre, les Etats-Unis ont pris un certain nombre de mesures contre lamission d'observation de l'OLP. Le Secrétaire généralles a considérées comme contraires à l'accord. Sanscontester ce point de vue, les Etats-Unis ont déclaréavoir pris ces mesures "quelles que soient les obliga-tions qui [leur] incombent... en vertu de l'accord".Ces deux points de vue étaient inconciliables; de ce fait,il existe entre l'Organisation des Nations Unies et lesEtats-Unis un différend relatif à l'application de l'ac-cord de siège.

On pourrait se demander si, en droit interne amé-ricain, la loi contre le terrorisme ne pourra être con-sidérée comme étant effectivement appliquée que dans

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l'hypothèse où, à l'issue des procédures judiciaires encours devant les tribunaux nationaux, la mission seraiteffectivement fermée. Mais cela n'est pas déterminantau regard de la section 21, qui vise l'application del'accord lui-même, et non l'application des mesuresprises dans le droit interne des Etats-Unis.

La condition concernant le non-règlement du différendpar tout autre mode de règlement agréé (paragra-phes 51 à 56)La Cour aborde ensuite la question de savoir si le

différend n'a pu, conformément à la section 21, a, être"réglé par voie de négociations" ou par "tout autremode de règlement agréé par les parties ". Le Secrétairegénéral a non seulement invoqué la procédure de rè-glement des différends mais aussi relevé que des négo-ciations devaient d'abord être engagées, et a proposéque celles-ci commencent le 20 janvier 1988. De fait,des consultations avaient déjà commencé le 7 janvieret s'étaient poursuivies jusqu'au 10 février. De plus,le 2 mars, le représentant permanent par intérim desEtats-Unis avait déclaré à l'Assemblée générale queson gouvernement avait tenu des consultations régu-lières et fréquentes avec le Secrétariat de l'Organi-sation des Nations Unies " à propos d'une solutionappropriée à la question". Le Secrétaire général a re-connu que les Etats-Unis n'ont pas jugé que ces con-tacts et consultations s'inscrivaient formellement dansle cadre de la section 21 et a pris note que la positionadoptée par la partie américaine est que, tant qu'ellecontinuait à évaluer la situation qui résulterait de l'ap-plication de la loi contre le terrorisme, elle ne pourraitprendre part à la procédure de règlement des di fférendsénoncée à la section 21.

La Cour constate que, compte tenu de l'attitude desEtats-Unis, le Secrétaire général a épuisé en l'espèceles possibilités de négociations qui s'offraient à lui etque l'Organisation des Nations Unies et les Etats-Unisn'ont pas non plus envisagé de régler leur différendpar un "autre mode de règlement agréé". En parti-culier, l'action actuellement engagée devant les tribu-naux américains ne saurait constituer "un mode derèglement agréé" au sens de la section 21, étant donnéque cette action a pour but d'assurer l'observa::ion de laloi contre le terrorisme et non de régler le différendrelatif à l'application de l'accord. En outre, l'Organisa-tion des Nations Unies n'a jamais donné son accordpour que ce différend soit réglé par les tribunaux na-tionaux.

Conclusion (paragraphes 57 et 58)La Cour doit donc en conclure que les Etats-Unis

sont tenus de respecter l'obligation de recourir à l'ar-bitrage. Il n'y aurait pas lieu de modifier cette con-clusion, même si la déclaration selon laquelle les mesu-res à rencontre de la mission avaient été adoptées"quelles que soient les obligations" incombant auxEtats-Unis en vertu de l'accord de siège devait êtreinterprétée comme ayant entendu se référer non seule-ment aux obligations substantielles prescrites aux sec-tions 11 à 13, mais également à l'obligation de recourirà l'arbitrage prévue à la section 21. Il suffisait de rap-peler le principe fondamental en droit international dela prééminence de ce droit sur le droit interne, préé-minence consacrée depuis longtemps par la jurispru-dence.

Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité, est d'avis"que les Etats-Unis d'Amérique, en tant que partie àl'accord entre l'Organisation des Nations Unies et lesEtats-Unis d'Amérique relatif au siège de l'Organisa-tion des Nations Unies, en date du 26 juin 1947, sonttenus, conformément à la section 21 de cet accord, derecourir à l'arbitrage pour le règlement du différendqui les oppose à l'Organisation des Nations Unies".

M. Elias a joint à l'avis consultatif une déclarationdans laquelle il exprime l'opinion que le différend est nédès que le Congrès des Etats-Unis a adopté la loi contrele terrorisme, signée le 22 décembre 1987; il a ajoutéque l'objectif recherché par le Secrétaire général nepourrait être atteint que si le Congrès adoptait un nou-veau texte législatif modifiant la loi en question.

M. Oda a joint à l'avis consultatif une opinion indi-viduelle dans laquelle il souligne qu'il ne subsiste guèrede divergences de vues entre l'Organisation des Na-tions Unies et les Etats-Unis quant à l'interprétationdes dispositions de fond de l'accord de siège concer-nant la mission d'observation de l'OLP et que, pour cequi est de l'application de l'accord, les deux partiesreconnaissent que la fermeture par la contrainte dubureau de la mission serait contraire aux obligationsinternationales des Etats-Unis. Selon lui, la questionqui se pose est surtout de savoir quelle mesure, dansle cadre du système juridique interne des Etats-Unis,équivaudrait à une telle fermeture; les consultationsengagées avaient porté non pas tant sur l'applicabilitédes dispositions pertinentes de fond de l'accord (sec-tions 11 à 13) que sur l'applicabilité de la clause com-promissoire (section 21) elle-même. Il fallait essentiel-lement déterminer si une loi interne pouvait l'emportersur des traités, question que la Cour n'avait pas étéappelée à examiner. Dans ces conditions, l'Assembléegénérale n'avait pas posé à la Cour la question à laquelleil aurait été le plus utile qu'elle réponde pour tenircompte des préoccupations profondes de l'Assemblée.

M. Schwebel soutient, dans une opinion individuelle,que la conclusion essentielle de la Cour est défendable,mais que plusieurs réponses peuvent être données à laquestion posée à la Cour. Il reconnaît qu'il est évidentqu'un Etat ne peut se soustraire à ses obligations juri-diques internationales en promulguant une loi interne etqu'une partie à une clause d'arbitrage ne peut pas nonplus se soustraire à ses obligations arbitrales en niantl'existence d'un différend ou en affirmant que l'arbi-trage de ce différend ne serait d'aucune utilité. Il re-connaît aussi que l'application des clauses d'arbitrageinternational n'exige pas préalablement l'épuisementdes voies de recours internes. Toutefois, en ce qui con-cerne l'interprétation de l'accord de siège, il est évi-dent en l'espèce qu'il n'y a aucune divergence de vuesentre l'Organisation des Nations Unies et les Etats-Unis et que, selon les propres termes du Secrétairegénéral, leurs interprétations "coïncident". La ques-tion qui se posait vraiment était de savoir si un diffé-rend sur l'application de l'accord était déjà né ou s'il nenaîtrait que si la loi contre le terrorisme était effecti-vement appliquée à la mission d'observation de l'OLP.A maintes reprises, le Secrétaire général a exprimél'avis qu'un différend ne naîtrait que si les Etats-Unisne donnaient pas l'assurance que les arrangements en

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vigueur en ce qui concerne la mission de l'OLP seraient"maintenus" et que l'application à cette mission de laloi serait "différée". Les Etats-Unis ont donné l'as-surance qu'aucune mesure ne serait prise pour fermerla mission dans l'attente de l'issue de la procédure encours devant des tribunaux américains. On voyait malpourquoi ces assurances n'étaient pas actuellement suf-fisantes. Si la loi était effectivement appliquée, il naî-trait alors un différend de nature à engendrer pour lesEtats-Unis une obligation de recourir à l'arbitrage. Siles tribunaux des Etats-Unis concluaient que la loi nes'applique pas au bureau de l'OLP à New York, il n'yaurait pas de différend. Toutefois, il peut être raison-nablement soutenu, comme l'a fait le conseiller ju-ridique de l'Organisation des Nations Unies, qu'unedécision d'un tribunal des Etats-Unis rejetant l'applica-tion de la loi à l'OLP ne signifierait pas qu'un diffé-rend n'a jamais existé, mais mettrait simplement finau différend. C'est cette considération qui a amenéM. Schwebel à voter pour l'avis de la Cour.

M. Shahabuddeen a joint à l'avis consultatif uneopinion individuelle. II estime qu'il s'agit essentielle-ment de savoir si un différend existait à la date de larequête pour avis consultatif et note que la Cour n'a pasdéterminé à quel stade le différend est né. A son avis, la

promulgation de la loi contre le terrorisme, le 22 décem-bre 1987, a automatiquement provoqué un conflit d'in-térêts entre les parties à l'accord de siège et accéléréla naissance d'un différend. Quant à l'argument selonlequel aucun différend ne pouvait exister avant quel'accord ne soit violé par la fermeture forcée du bureaude l'OLP, M. Shahabuddeen a estimé pour diversesraisons qu'une telle violation effective ne constituaitpas une condition préalable de ce genre; il a ajouté quemême si c'était le cas, on peut penser que la position del'Organisation des Nations Unies est de soutenir que lapromulgation même de la loi en question, que celle-cisoit considérée en elle-même ou qu'il s'y ajoute lesmesures adoptées ultérieurement en vertu de ses dis-positions, porte atteinte au droit que l'accord reconnaîtà l'Organisation des Nations Unies de veiller à ce queses invités à titre permanent puissent s'acquitter deleurs fonctions dans les bureaux qu'ils ont établis sansentrave inutile; un tel argument n'est pas insoutenableau point d'exclure la possibilité qu'un véritable dif-férend ait pris naissance. Les Parties admettaient que lafermeture par la contrainte du bureau de l'OLP cons-tituerait une violation de l'accord, mais n'étaient pas dumême avis sur le point de savoir si la loi engendrait enelle-même une violation actuelle. En conséquence, ilexistait vraiment un différend portant tant sur l'inter-prétation de l'accord que sur son application.

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83. AFFAIRE RELATIVE À DES ACTIONS ARMÉES FRONTALIÈRES ET TRANS-FRONTALIÈRES (NICARAGUA C. HONDURAS) [COMPÉTENCE ET RECEVABI-LITÉ]

Arrêt du 20 décembre 1988

Dans cet arrêt, rendu sur l'affaire relative à desactions armées frontalières et transfrontalières (Nica-ragua c. Honduras), la Cour a dit, à l'unanimité, qu'elleavait compétence pour connaître de la requête déposéepar le Nicaragua et, à l'unanimité, que la requête étaitrecevable.

** *

Le texte complet du dispositif de l'arrêt de la Cour estreproduit ci-après :

"La Cour,"1) A l'unanimité,"Dit qu'elle a compétence, conformément à l'arti-

cle XXXI du pacte de Bogota, pour connaître de larequête déposée par le Gouvernement de la Répu-blique du Nicaragua le 28 juillet 1986;

"2) A l'unanimité,"Dit que la requête du Nicaragua est recevable."

La composition de la Cour était la suivante :M. Ruda, président; M. Mbaye, vice-président;MM. Lachs, Elias, Oda, Ago, Schwebel, sir RobertJennings, MM. fiedjaoui, Ni, Evensen, Tarassov, Guil-laume et Shahabuddeen,juges.

M. Nagendra Singh, décédé subitement le 11 décem-bre 1988, a participé à toutes les phases de l'affairejusqu'au jour de sa disparition.

Ont été jointes à l'arrêt une déclaration par M. Lachset des opinions individuelles par MM. Oda, Schwebel etShahabuddeen.

Dans ces opinions, les juges intéressés ont défini etexpliqué la position qu'ils ont prise sur certains pointstraités dans l'arrêt.

Procédure et conclusions des parties (paragraphes 1à 15)La Cour passe en revue, pour commencer, les diver-

ses étapes de la procédure; elle rappelle l'objet du dif-férend entre le Nicaragua et le Honduras, à savoir lesactivités que des bandes armées agissant à partir duHonduras déploieraient à la frontière entre le Honduraset le Nicaragua et sur le territoire nicaraguayen. Sur laproposition du Honduras, acceptée par le Nicaragua, la

phase actuelle de la procédure est consacrée, confor-mément à l'ordonnance de la Cour du 22 octobre 1986,uniquement aux questions de la compétence de la Couret de la recevabilité de la requête.

Charge de la preuve (paragraphe 16)

I. — La question de la compétence de la Cour pourconnaître du différend (paragraphes 17 à 48)

A. — Les deux titres de compétence invoqués(paragraphes 17 à 27)

Le Nicaragua se réfère, comme base de la compé-tence de la Cour,

"aux dispositions de l'article XXXI du pacte de Bo-gotá et aux déclarations par lesquelles la Républiquedu Nicaragua et la République du Honduras respec-tivement ont accepté lajuridiction de la Cour dans lesconditions prévues à l'Article 36, paragraphes 1 et 2respectivement, du Statut de la Cour".L'article XXXI du pacte de Bogotá se lit comme

suit :"Conformément au paragraphe 2 de l'Article 36 du

Statut de la Cour internationale de Justice, les HautesParties contractantes en ce qui concerne tout autreEtat américain déclarent reconnaître comme obli-gatoire de plein droit, et sans convention spécialetant que le présent traité restera en vigueur, lajuridic-tion de la Cour sur tous les différends d'ordre juri-dique surgissant entre elles et ayant pour objet :

"«) L'interprétation d'un traité;"b) Toute question de droit international;"c) L'existence de tout fait qui, s'il était établi,

constituerait la violation d'un engagement interna-tional;

"d) La nature ou l'étendue de la réparation quidécoule de la rupture d'un engagement inter-national."Le Nicaragua invoque comme autre base de com-

pétence les déclarations d'acceptation de lajuridictionobligatoire faites par les Parties en application de l'Arti-cle 36 du Statut de la Cour. Le Nicaragua s'estime endroit de se réclamer de la déclaration de 1960 pourétablir la compétence de la Cour. Le Honduras soutientque cette déclaration a été modifiée par une déclarationpostérieure, faite le 22 mai 1986, qu'il a remise auSecrétaire général de l'Organisation des Nations Uniesavant l'introduction de la requête du Nicaragua.

Comme les relations entre les Etats parties au pactede Bogotá sont régies par ce seul pacte, la Cour recher-

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che d'abord si elle a compétence sur la base de l'arti-cle XXXI du pacte.

B. — Le pacte de Bogotá (paragraphes 28 à 47)

Le Honduras expose dans son mémoire que le pactene "fournit aucune base de compétence à la Cour" etinvoque à cet effet deux exceptions.

i) L'article XXXI du pacte de Bogotá (paragra-phes 29 à 41)

Tout d'abord, pour le Honduras, lorsqu'un Etat par-tie au pacte a fait une déclaration en application duparagraphe 2 de l'Article 36 du Statut, l'étendue de lacompétence de la Cour en vertu de l'article XXXI dupacte est déterminée par cette déclaration et, le caséchéant, par toute réserve y figurant. C'est pourquoitoute modification ou tout retrait d'une telle déclara-tion, valide pour l'application du paragraphe 2 de l'Arti-cle 36 du Statut, l'est également pour l'application del'article XXXI.

Cependant le Honduras a présenté deux interpré-tations successives de l'article XXXI en soutenantd'abord que celui-ci, pour conférer compétence à laCour, doit être complété par une déclaration d'accepta-tion de la juridiction obligatoire et ensuite qu'il n'a pasnécessairement à être ainsi complété, mais qu'il peutl'être.

La Cour estime que la première interprétation avan-cée par le Honduras, selon laquelle l'article XXXI doitêtre compté par une déclaration, est incompatible avecles termes mêmes de cet article. Quant à la secondeinterprétation qu'a proposée le Honduras, la Courobserve que deux lectures de l'article XXXI ont étéprésentées par les parties. Cet article a été regardé soitcomme une disposition conventionnelle donnant com-pétence à la Cour conformément au paragraphe 1 del'Article 36 du Statut, sóit comme une déclaration col-lective d'acceptation de la juridiction obligatoire effec-tuée par application du paragraphe 2 du même article.Pour ce qui est de cette dernière interprétation, il con-vient de constater que cette déclaration a été incor-porée au pacte de Bogotá, en tant qu'article XXXI. Dèslors elle ne saurait être modifiée que selon les règlesfixées par le pacte lui-même. Toutefois la Cour re-marque que l'article XXXI n'envisage à aucun momentque l'engagement pris par les parties au pacte puisseêtre amendé par voie de déclaration unilatérale faiteultérieurement par application du Statut, et la mentiondu paragraphe 2 de l'Article 36 du Statut ne suffit paspar elle-même à produire un tel effet.

Ce silence est d'autant plus significatif que le pactefixe avec précision les obligations des parties. L'enga-gement figurant à l'article XXXI vaut ratione materiaepour les différends énumérés par ce texte. Il concerneratione personae les Etats américains parties au pacte.Il demeure valide ratione temporis tant que cet instru-ment reste lui-même en vigueur entre ces Etats. Cer-taines dispositions du traité (articles V, VI et VII) res-treignent par ailleurs la portée de l'engagement pris parces parties. L'engagement figurant à l'article XXXI nepeut être limité que par la voie des réserves au pacte lui-même en application de l'article LV du pacte. Il cons-titue un engagement autonome indépendant de toutautre engagement que les parties peuvent par ailleursavoir pris ou prendre en remettant au Secrétaire généralde l'Organisation des Nations Unies une déclaration

d'acceptation de la juridiction obligatoire conformé-ment aux paragraphes 2 et 4 de l'Article 36 du Statut.

La lecture que la Cour fait ainsi de l'article XXXI estconfortée par les travaux préparatoires de la confé-rence de Bogotá. Le texte qui devait devenir l'arti-cle XXXI fut discuté lors de la réunion du 27 avril 1948de la commission III de la conférence. Il fut admis queles Etats qui souhaiteraient, dans leurs relations avecles autres parties au pacte, maintenir les réserves quifiguraient dans leur déclaration d'acceptation de lajuri-diction obligatoire de la Cour, devraient les reformuleren tant que réserves au pacte. Cette interprétation nefut pas contestée en séance plénière et l'article XXXIfut adopté par la conférence sans modification sur cepoint. Elle correspond en outre à la pratique suivie parles parties au pacte depuis 1948, qui n'ont à aucunmoment établi de lien entre l'article XXXI et les dé-clarations d'acceptation de la juridiction obligatoire fai-tes conformément aux paragraphes 2 et 4 de l'Article 36du Statut.

Dans ces conditions, la Cour est amenée à constaterque l'engagement figurant à l'article XXXI du pacte estindépendant des déclarations d'acceptation de la juri-diction obligatoire effectuées par application du para-graphe 2 de l'Article 36 du Statut. Dès lors l'argumenta-tion du Honduras concernant l'effet des réserves à sadéclaration de 1986 sur l'engagement qu'il a pris à l'arti-cle XXXI du pacte ne peut pas être acceptée.

ii) L'article XXXII du pacte de Bogotá (paragra-phes 42 à 47)

La seconde exception du Honduras relative à la com-pétence est tirée de l'article XXXII du pacte de Bogotá,qui se lit comme suit :

"Lorsque la procédure de conciliation établieprécédemment, conformément à ce traité ou par lavolonté des parties, n'aboutit pas à une solution etque ces dites parties n'ont pas convenu d'une pro-cédure arbitrale, l'une quelconque d'entre elles aurale droit de porter la question devant la Cour inter-nationale de Justice de la façon établie par l'Article 40de son Statut. La compétence de la Cour resteraobligatoire, conformément au paragraphe a [1] del'Article 36 du même Statut."Le Honduras soutient que l'article XXXI et l'ar-

ticle XXXII sont indissociables. Le premier fixeraitl'étendue de la compétence de la Cour; le second déter-minerait les conditions de sa saisine. Dès lors, selon leHonduras, la Cour ne pourrait être saisie en vertu del'article XXXI que si, conformément à l'article XXXII,le différend a été préalablement soumis à la conciliationet s'il n'a pas été convenu de recourir à l'arbitrage,conditions qui ne sont pas remplies en l'espèce. LeNicaragua, pour sa part, estime que l'article XXXI etl'article XXXII constituent deux dispositions autono-mes donnant chacune compétence à la Cour dans lescas qu'ils prévoient.

L'interprétation de l'article XXXII avancée par leHonduras se heurte à la lettre de cet article. En effet,celui-ci ne fait pas référence à l'article XXXI. Lesparties tiennent de ce texte, en termes généraux, undroit de recourir à la Cour en cas de tentative infruc-tueuse de conciliation. De plus il ressort nettement dupacte que les Etats américains, en élaborant cet instru-ment, ont entendu renforcer leurs engagements mu-tuels en matière de règlement judiciaire. On en trouve

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aussi confirmation dans les travaux préparatoires de laconférence de Bogotá : la sous-commission, qui avaitélaboré le projet, estimait que "la principale procédurede règlement pacifique des différends entre les Etatsaméricains devait être la procédure judiciaire devant laCour internationale de Justice". Or l'interprétation duHonduras impliquerait que l'obligation de prime abordferme et sans condition figurant à l'article XXXI est enfait vidée de tout contenu si, pour une raison ou pourune autre, le différend n'est pas soumis préalablement àconciliation. Une telle solution serait à l'évidence con-traire à l'objet et au but du pacte.

En définitive, l'article XXXI et l'article XXXII orga-nisent deux voies distinctes permettant d'accéder à laCour. La première concerne les cas dans lesquels laCour peut être saisie directement; la seconde ceux danslesquels les parties recourent préalablement à la con-ciliation. En l'espèce, le Nicaragua a invoqué l'arti-cle XXXI et non l'article XXXII.

C. — Conclusion (paragraphe 48)

L'article XXXI du pacte de Bogotá donne donc com-pétence à la Cour pour connaître du différend qui lui estsoumis. De ce fait, il n'est pas nécessaire pour la Courde s'interroger sur la compétence qu'elle pourrait éven-tuellement tenir des déclarations d'acceptation de lajuridiction obligatoire faites par le Nicaragua et leHonduras.

II. — La question de la recevabilité de la requête duNicaragua (paragraphes 49 à 97)

S'agissant de la recevabilité de la requête du Nicara-gua, quatre exceptions ont été soulevées par le Hondu-ras : deux d'entre elles ont un caractère général et deuxsont tirées du pacte de Bogotá.

Selon la première exception d'irrecevabilité duHonduras (par. 51 à 54), la requête du Nicaragua est unerequête "artificielle, d'inspiration politique, dont laCour ne saurait connaître sans se départir de son carac-tère judiciaire" . Pour ce qui est de la prétendue inspira-tion politique de l'instance, la Cour observe qu'elle n'apas à s'interroger sur les motivations d'ordre politiquequi peuvent amener un Etat, à un moment donné oudans des circonstances déterminées, à choisir le rè-glement judiciaire. La Cour ne peut davantage retenirl'autre argument du Honduras qui reproche au Nica-ragua de "diviser artificiellement et arbitrairement leconflit général qui se déroule en Amérique centrale". Ilest incontestable que les questions soumises à la Courpourraient être considérées comme des éléments d'unproblème régional plus large. Mais, comme la Cour l'afait observer dans l'affaire du Personnel diplomatiqueet consulaire des Etats-Unis à Téhéran, "aucune dis-position du Statut ou du Règlement ne lui interdit dese saisir d'un aspect d'un différend pour la simple rai-son que ce différend comporterait d'autres aspects, siimportants soient-ils" (C.I.J. Recueil 1980, p. 19,par. 36).

Dans sa deuxième exception d'irrecevabilité (par. 55et 56), le Honduras conclut que la requête est "vague etque les allégations qu'elle contient ne sont pas biendéfinies". La Cour constate que la requête du Nica-ragua remplit les conditions que posent le Statut et leRèglement de la Cour, qui exigent qu'une requête indi-que "l'objet du différend", énonce "la nature précise

de la demande" qui y est formulée et contienne un"exposé succinct des faits et moyens sur lesquels cettedemande repose".

C'est pourquoi aucune des exceptions de caractèregénéral opposées à la recevabilité de la requête ne peutdonc être retenue.

La troisième exception du Honduras (par. 59 à 76)repose sur l'article II du pacte de Bogotá, ainsi rédigé :

"Les Hautes Parties contractantes acceptentl'obligation de résoudre les différends internationauxà l'aide des procédures pacifiques régionales avantde recourir au Conseil de sécurité des Nations Unies.

En conséquence, au cas où surgirait, entre deux ouplusieurs Etats signataires, un différend qui, de l'avisde l'une des parties [dans la version anglaise in theopinion of the parties], ne pourrait être résolu aumoyen de négociations directes suivant les voies di-plomatiques ordinaires, les parties s'engagent àemployer les procédures établies dans ce traité sousla forme et dans les conditions prévues aux articlessuivants, ou les procédures spéciales qui, à leur avis,leur permettront d'arriver à une solution."Les conclusions du Honduras relatives à l'applica-

tion de l'article II sont les suivantes :"Le Nicaragua n'a pas montré que, de l'avis des

Parties, le différend ne peut pas être réglé par voie denégociations directes, de sorte que le Nicaragua neremplit pas un préalable essentiel au recours auxprocédures établies par le pacte de Bogotá, parmilesquelles figure le renvoi des différends devant laCour internationale de Justice."

Le Honduras soutient que le recours aux procéduresétablies par le pacte est subordonné non seulement à lacondition que les deux parties soient de l'avis que ledifférend n'est pas susceptible d'être résolu au moyende négociations, mais aussi à la condition qu'elles aient"exprimé" un tel avis.

La Cour relève une divergence entre les quatre textes(anglais, français, espagnol, portugais) de l'article IIdu pacte. Dans le texte français il est fait référence àl'avis de l'une des parties. Mais la Cour prend comme •hypothèse de travail l'interprétation la plus rigoureuse,à savoir qu'il convient de rechercher si l'"avis" desdeux Parties était qu'il n'était pas possible de résoudrele différend au moyen de négociations. Pour opérercette recherche, la Cour ne s'estime pas tenue par lasimple affirmation de l'une ou l'autre Partie qu'elle estde tel ou tel avis : la Cour, dans l'exercice de sa fonc-tion judiciaire, doit être libre de porter sa propre appré-ciation sur cette question, sur la base des preuves dontelle dispose.

La date critique à retenir pour déterminer la re-cevabilité d'une requête est celle de son dépôt (cf. Sud-Ouest africain, exceptions préliminaires, C.I.J. Re-cueil 1962, p. 344). En l'occurrence il s'agit du 28 juillet1986.

Pour s'assurer de l'avis des parties, la Cour doitanalyser les événements qui se sont succédé dans leursrelations diplomatiques. Elle constate qu'en 1981 et1982 les Parties ont eu des échanges bilatéraux à diffé-rents niveaux et notamment au niveau des chefs d'Etat.D'une manière générale, le Nicaragua recherchait unaccord bilatéral tandis que le Honduras mettait de plusen plus l'accent sur la dimension régionale du problème

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et insistait sur une approche multilatérale. Cela con-duisit finalement le Honduras à présenter un plan d'in-ternationalisation qui, à son tour, amena le Nicaragua àformuler sans succès des contre-propositions. La Courexamine ensuite les développements de ce qu'il estconvenu d'appeler le processus de Contadora. Elle re-marque qu'un "accord de Contadora pour la paix et lacoopération en Amérique centrale" fut présenté par legroupe de Contadora aux Etats d'Amérique centrale les12 et 13 septembre 1985. Aucun des Etats d'Amériquecentrale n'accepta entièrement le projet, mais les né-gociations se poursuivirent pour échouer en juin 1986.

La Cour doit se prononcer sur la nature de la pro-cédure suivie et se demander si les négociations menéesdans le cadre du processus de Contadora pouvaient êtreregardées comme des négociations directes suivant lesvoies diplomatiques ordinaires au sens de l'article II dupacte. Si de nombreuses consultations et négociationseurent lieu de 1983 à 1986 sous des formes diversesd'une part entre Etats centraméricains et d'autre partentre ces Etats et ceux appartenant au groupe de Con-tadora, elles furent organisées et poursuivies dans lecadre même de la médiation à laquelle elles étaientsubordonnées. Le processus de Contadora à cette épo-que constituait avant tout une médiation dans laquelledes Etats tiers, agissant de leur propre initiative, ten-taient de rapprocher les points de vue des Etats concer-nés en leur faisant des propositions précises.

Du fait de la présence et de l'action de ces Etats tiers,ce processus, que le Honduras avait accepté, se diffé-renciait profondément des "négociations directes sui-vant les voies diplomatiques ordinaires". Il n'en-trait donc pas dans les prévisions correspondantes del'article II du pacte de Bogotá. Par ailleurs, aucuneautre négociation répondant aux conditions fixées parce texte n'était envisagée le 28 juillet 1986, date dudépôt de la requête du Nicaragua. Par suite, le Hondu-ras ne pouvait soutenir de manière plausible à cettedate que le différend qui l'opposait au Nicaragua, telque défini dans la requête de ce dernier, pouvait alorsêtre résolu au moyen de négociations directes suivantles voies diplomatiques ordinaires.

La Cour estime en conséquence que les dispositionsde l'article II du pacte de Bogotá invoquées par leHonduras ne constituent pas un obstacle à la rece-vabilité de la requête du Nicaragua.

La quatrième exception du Honduras quant à la re-cevabilité de la requête du Nicaragua (par. 77 à 94) estla suivante :

"Le Nicaragua ayant souscrit au processus de né-gociation de Contadora en tant que "procédure spé-ciale" au sens de l'article II du pacte de Bogotá, il luiest interdit tant par l'article IV du pacte que par desconsidérations élémentaires de bonne foi d'entamerune autre procédure de règlement pacifique, quellequ'elle soit, tant que le processus de Contadora n'apas été mené à terme; et ce terme n'est pas échu."

L'article IV du pacte de Bogotá, sur lequel se fonde leHonduras, se lit comme suit :

"Lorsque l'une des procédures pacifiques aura étéentamée, soit en vertu d'un accord entre les parties,soit en exécution du présent traité, ou d'un pacteantérieur, il ne pourra être recouru à aucune autreavant l'épuisement de celle déjà entamée."

Les parties s'accordent à reconnaître que la présenteprocédure devant la Cour est une "procédure paci-fique" au sens du pacte de Bogotá et qu'en consé-quence si une autre "procédure pacifique" prévue parle pacte, quelle qu'elle soit, a été entamée et n'est pasépuisée, la procédure devant la Cour a été engagéecontrairement à l'article IV et doit de ce fait être jugéeirrecevable. La divergence de vues entre les Partiesporte sur la question de savoir si le processus de Con-tadora est ou non une procédure envisagée à l'arti-cle IV.

La question de savoir si le processus de Contadorapeut être considéré comme une "procédure spéciale"ou une "procédure pacifique" au sens des articles IIet IV du pacte n'aurait évidemment pas à être tranchéesi une telle procédure devait être considérée comme"épuisée" le 28 juillet 1986, date du dépôt de la requêtedu Nicaragua.

Aux fins de l'article IV du pacte, aucun acte formeln'est requis pour qu'on puisse conclure qu'une pro-cédure pacifique a été "épuisée". Cette procédure nedoit pas nécessairement avoir abouti à un échec défi-nitif pour qu'une nouvelle procédure puisse être enta-mée. Il suffit que la procédure initiale se soit trouvée àun point mort dans des conditions telles que ni sa con-tinuation ni sa reprise n'ait été effectivement envisagéeà la date où une nouvelle procédure est engagée.

En vue d'en décider dans la présente affaire, la Courreprend maintenant l'examen du processus de Con-tadora. Elle parvient à la conclusion que le processus deContadora était à un point mort à la date à laquelle leNicaragua a déposé sa requête. La situation est de-meurée telle jusqu'à ce que le plan Arias ait été présentéen février 1987 et que les cinq Etats d'Amérique cen-trale aient approuvé les accords d'Esquipulas II, lan-çant en août 1987 la procédure désignée souvent par lenom de processus de Contadora-Esquipulas II.

La question se pose dès lors de savoir, aux fins del'article IV du pacte, si cette dernière procédure doitêtre regardée comme ayant assuré sans solution decontinuité la poursuite de la procédure initiale ou si,le 28 juillet 1986, la procédure initiale doit être con-sidérée comme ayant été "épuisée", une procédure denature différente ayant ensuite été engagée. Cette ques-tion est d'une importance capitale car, dans cette der-nière hypothèse, et quelle qu'ait pu être la nature duprocessus initial de Contadora au regard de l'article IV,cet article n'aurait pas constitué un obstacle à l'in-troduction d'une procédure devant la Cour à cette date.

La Cour prend note de la concordance de vues entreles parties à propos de la continuité du processus deContadora, et remarque que cette concordance de vuesne s'étend pas à l'interprétation du terme "épuisé",utilisé à l'article IV du pacte. Elle considère cependantque le processus de Contadora, tel qu'il avait fonc-tionné dans la première phase, est différent du proces-sus de Contadora-Esquipulas II mis en place dans laseconde phase. Il en diffère par son objet, mais surtoutpar sa nature. En effet, et ainsi qu'il a été expliquéci-dessus, le processus de Contadora constituait ini-tialement une médiation dans laquelle le groupe deContadora et le groupe d'appui jouaient un rôle déter-minant. En revanche, dans le processus de Contadora-Esquipulas II, les Etats constituant le groupe de Con-tadora ont joué un rôle fondamentalement différent :les cinq pays d'Amérique centrale ont mis sur pied un

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mécanisme de négociation multilatérale autonome danslequel l'intervention du groupe de Contadora est limitéeaux tâches fixées dans la déclaration d'Esquipulas II eta d'ailleurs depuis lors été encore réduite. Par ailleurs,il convient de souligner l'existence d'une solution decontinuité de plusieurs mois entre la fin du processusinitial de Contadora et le commencement du processusde Contadora-Esquipulas II. Or c'est pendant cettepériode que le Nicaragua a déposé sa requête.

La Cour conclut que les procédures employées dansle processus de Contadora jusqu'au 28 juillet 1988,date du dépôt de la requête du Nicaragua, avaient été"épuisées" à cette date au sens de l'article IV du pactede Bogotá. Dans ces conditions, les conclusions duHonduras fondées sur l'article IV du pacte doivent êtrerejetées et la Cour n'a pas à déterminer, d'une part, si leprocessus de Contadora constituait une "procédurespéciale" ou une "procédure pacifique" aux fins desarticles II et IV du pacte et, d'autre part, si une telleprocédure avait le même objet que celle dont la Cour aaujourd'hui à connaître.

La Cour doit aussi examiner l'argument du Hondurasqui prétend que "des considérations élémentaires debonne foi" interdisent au Nicaragua d'entamer uneautre procédure de règlement pacifique, quelle qu'ellesoit, tant que le processus de Contadora n'aura pas étémené à terme. A ce sujet la Cour estime que les évé-nements de juin-juillet 1986 "épuisaient" la procédureinitiale, à la fois aux fins de l'article IV du pacte et auregard de toute autre obligation d'épuiser cette pro-cédure qui aurait pu exister indépendamment du pacte.

En conclusion, à partir des termes utilisés dans lepréambule des projets successifs d'accord de: Conta-dora, la Cour remarque que le groupe de Contadora n'apas réclamé de rôle exclusif dans le processus qu'ilavait mis en mouvement.

Résumé de la déclaration et des opinions jointesà l'arrêt de la Cour

Déclaration de M. Lachs, jugeDans sa déclaration, M. Lachs souligne l'importance

des décisions relatives à des questions de procédure etfait observer que, dans la présente affaire, les Partiesconservent leur liberté d'action et toutes possibilités detrouver des solutions.Opinion individuelle de M. Oda, juge

M. Oda a voté en faveur de l'arrêt de la Cour, maisavec une certaine réticence. Il estime qu'en replaçant lepacte de Bogotá dans son contexte, on peut défendreune autre interprétation, à savoir que les articles XXXIet XXXII sont intimement liés et que la procédure deconciliation prévue à l'article XXXII est une conditionpréalable au recours à la procédure judiciaire. C'estparce que le pacte est rédigé en termes ambigus qu'onpeut difficilement être sûr de bien l'interpréter.

Tenant compte de tout ce qui a entouré la conférencede Bogotá de 1948 et de ses travaux préparatoires,M. Oda établit qu'il ne peut être démontré que les Etatsaméricains qui ont participé à cette conférence avaientl'intention de faire du pacte un instrument conférantjuridiction obligatoire à la Cour conformément au pa-ragraphe 1 de l'Article 36 du Statut ou d'y inclure unedéclaration collective d'acceptation de la juridictionobligatoire en vertu du paragraphe 2 de cet article.

En conclusion, M. Oda souligne l'importance pri-mordiale de la volonté des parties d'accepter la juridic-tion de la Cour, volonté qui est toujours nécessaire pourque celle-ci puisse connaître d'une affaire. Il doute quela Cour ait accordé à ce point toute l'importance qu'ilmérite.

Opinion individuelle de M. Schwebel, jugeM. Schwebel déclare que les principales réserves

qu'il a à formuler au sujet de l'arrêt tiennent à la ma-nière dont la Cour traite le problème des requêtes "ensérie" déposées par le Nicaragua pour introduire troisinstances connexes, contre les Etats-Unis d'Amériqueen 1984 et contre le Costa Rica et le Honduras en 1986.

En 1984, le Nicaragua a affirmé qu'il "n'allégufait] lecomportement illégal d'aucun autre Etat que les Etats-Unis" et qu'il ne demandait "réparation d'aucun autreEtat". Toutefois, la même année, il a formulé de gravesaccusations non seulement contre les Etats-Unis, maisaussi contre le Honduras, le Costa Rica et El Salvador.Pour leur part, les Etats-Unis, qui prétendaient agirau titre de la légitime défense collective de ces troisEtats, soutenaient que lesdits Etats étaient des par-ties indispensables en l'absence desquelles la Cour nedevait pas statuer.

La Cour a rejeté ce moyen et rejeta aussi, en con-tradiction avec les termes de son Statut et de son Rè-glement, la déclaration d'intervention d'El Salvador.Le Honduras et le Costa Rica n'ont pas manifesté ledésir d'intervenir et ne pouvaient pas avoir été encou-ragés à le faire eu égard au traitement que la Cour avaitréservé à El Salvador.

Néanmoins le Nicaragua, qui formulait d'aussi sé-rieuses accusations contre le Honduras et le CostaRica, aurait pu les attraire devant la Cour car, en 1984,ces deux Etats adhéraient sans réserve à la juridictionobligatoire de celle-ci.

A peine l'arrêt du 27 juin 1986 contre les Etats-Unisavait-il été prononcé que le Nicaragua s'aperçutqu'après tout il avait, sur le plan juridique, des griefs àformuler contre le Honduras et le Costa Rica, con-trairement à ce qui était indiqué dans ses écritures de1984. Si la présente affaire atteint la phase sur le fond,il faut s'attendre que le Nicaragua invoque contre leHonduras, comme il l'a déjà fait, les constatations defait et les conclusions de droit consignées dans l'arrêtde la Cour du 27 juin 1986.

La Cour, tout en rejetant les objections que leHonduras en tirait, a, à juste titre, souligné à cepropos :

"En tout état de cause, il appartient aux partiesd'établir dans la présente affaire les faits compte tenudes règles habituelles de preuve sans que puisse êtreinvoquée la chose jugée dans une autre affaire nemettant pas en cause les mêmes parties (voir l'Arti-cle 59 du Statut)."Il s'ensuit que si, au stade du fond, une partie à la

présente affaire cherche à se prévaloir des constata-tions de fait contenues dans l'arrêt du 27 juin 1986, laCour n'acceptera pas qu'elle s'en prévale. Ce n'est làque ce qui est posé à l'Article 59 du Statut, mais ilimporte que la Cour le dise et il importe encore plusqu'elle mette à exécution ce qu'elle dit.

Pour M. Schwebel, il y a en outre une raison par-ticulière à cela. Il serait en effet d'autant plus pré-

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judiciable d'appliquer à la présente affaire certainesconstatations de fait empruntées à l'arrêt rendu par laCour le 27 juin 1986 que plusieurs d'entre elles necorrespondent pas aux faits. Il ne serait pas moinspréjudiciable d'appliquer à la présente affaire certainesconclusions de droit auxquelles la Cour est parvenuedans l'arrêt précité que plusieurs d'entre elles sonterronées.

Opinion individuelle de M. Shahabuddeen, jugeM. Shahabuddeen estime que l'arrêt de la Cour

(auquel il souscrit) pourrait être conforté sur troispoints concernant la compétence et deux concernant larecevabilité. Il estime aussi que ces aspects se prê-teraient à une analyse plus détaillée faisant une pluslarge place aux publications régionales citées par lesdeux parties.

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84. AFFAIRE DE L'ELETTRONICA SICULA S.P.A. (ELSI)

Arrêt du 20 juillet 1989

Dans son arrêt, la Chambre constituée par la Courpour connaître de l'affaire de l'Elettronica SiculaS.p.A. (ELSI) a rejeté l'exception soulevée par l'Italieà la recevabilité de la requête et dit que l'Italie n'avaitcommis aucune des violations alléguées par les Etats-Unis du traité d'amitié, de commerce et de navigationentre les parties, signé à Rome le 2 février 1948, ni del'accord complétant ce traité. Elle a rejeté en con-séquence toute prétention des Etats-Unis d'Amérique àun droit d'obtenir réparation.

La Chambre était composée comme suit : M. J. M.Ruda, président; M. S. Oda, M. R. Ago, M. S. M.Schwebel et sir Robert Jennings, juges.

Le texte complet du dispositif de l'arrêt est reproduitci-après :

"La Chambre,"1) A l'unanimité,"Rejette l'exception soulevée par la République

italienne à la recevabilité de la requête déposée enl'espèce par les Etats-Unis d'Amérique le 6 février1937;

"2) Par 4 voix contre une,"Dit que la République italienne n'a commis

aucune des violations, alléguées dans ladite requête,du traité d'amitié, de commerce et de navigationentre les Parties, signé à Rome le 2 février IS'48, ni del'accord complétant ce traité, signé par les Parties àWashington le 26 septembre 1951;

"POUR : M. Ruda, président; MM. Oda et Ago, sirRobert Jennings, juges;

"CONTRE : M. Schwebel, juge."3) Par 4 voix contre une,* 'Rejette en conséquence la demande en réparation

formulée contre la République italienne par les Etats-Unis d'Amérique;

'POUR : M. Ruda, président, MM. Oda et Ago, sirRobert Jennings, juges;

"CONTRE : M. Schwebel, juge."

Une opinion individuelle a été jointe à l'arrêt parM. Oda et une opinion dissidente par M. Schwebel.

Les juges intéressés ont défini et expliqué dans cesopinions la position qu'ils ont prise sur certains pointstraités dans l'arrêt.

Procédure et conclusions des parties (paragraphes 1à 12)La Chambre passe en revue, pour commencer, les

diverses étapes de la procédure; elle rappelle que dansla présente instance les Etats-Unis d'Amérique sou-tiennent que l'Italie, par ses diverses mesures prises àl'égard de la société italienne, Elettronica Sicula S.p. A.(ELSI), filiale à 100 p. 100 de deux sociétés des Etats-Unis, Raytheon Company ("Raytheon") et MachlettLaboratories, Inc. ("Machlett"), a violé certaines dis-positions du traité d'amitié, de commerce et de naviga-tion signé à Rome par les deux Etats le 2 février 1948 (le"traité de 1948") et de l'accord complétant ce dernier,conclu le 26 septembre 1951.

Genèse et évolution du différend (paragraphes 13 à 45)En 1967, Raytheon détenait 99.16 p. 100 des

actions de l'ELSI, les autres actions (soit 0,84 p. 100)étant détenues par Machlett, filiale de Raytheon entiè-rement aux mains de celle-ci. L'ELSI a été constituée àPalerme (Sicile) où elle avait une usine pour la fabri-cation de composants électroniques; en 1967, elleemployait une main-d'œuvre d'un peu moins de neufcents salariés. Ses cinq principaux secteurs de produc-tion étaient ceux des tubes à micro-ondes, des tubes àrayons cathodiques, des redresseurs à semi-conduc-teurs, des tubes à rayon X et des disjoncteurs.

De 1964 à 1966, le compte d'exploitation de l'ELSI aété bénéficiaire, mais ceci était insuffisant pour couvrirla charge de la dette ou les pertes accumulées. Selon lesEtats-Unis, en février 1967, Raytheon a entrepris uneaction en vue de permettre à l'ELSI de devenir auto-nome.

En même temps, de février 1967 à mars 1968, denombreuses réunions avec les autorités et des sociétésitaliennes ont eu lieu, dont il a été dit que l'objectif étaitde trouver pour l'ELSI une partenaire italien puissantet influent sur le plan économique et d'examiner d'au-tres modalités possibles de soutien gouvernemental.

Lorsqu'il est devenu clair que ces discussionsavaient peu de chance de conduire à un arrangementmutuellement satisfaisant, Raytheon et Machlett, entant qu'actionnaires de l'entreprise, commencèrent àenvisager sérieusement de fermer et de liquider l'ELSIpour minimiser leurs pertes. Le chef des services finan-ciers de Raytheon a procédé à une analyse des actifsde la société qui indiquait quelle serait probablementla situation au 31 mars 1968 et précisait que la va-leur comptable des actifs de l'ELSI devait être de

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18 640 millions de lires; dans une déclaration sous ser-ment déposée en l'espèce, il a expliqué que son analysefaisait aussi apparaître "les montants minimaux quenous pouvions être assurés de retirer de la réalisationdes actifs, afin de procéder à une liquidation régulièrede la société"; la valeur totale de réalisation des actifssur cette base (la "valeur de vente rapide") était esti-mée à 10 838,8 millions de lires. Au 30 septembre 1967,le total du passif de la société était de 13 123,9 mil-lions de lires. La "liquidation régulière" envisagéecomprenait les opérations pour vendre l'entreprise ouses avoirs, en bloc ou séparément, et pour payer inté-gralement ou non les dettes de celle-ci avec le produitde la vente, ces opérations devant s'effectuer sous lecontrôle de la direction même de l'ELSI. Il était envi-sagé que tous les créanciers seraient remboursés inté-gralement ou, dans le cas où le produit de la venten'aurait correspondu qu'à la valeur de "vente rapide",que les principaux détenteurs de créances non garantiesrecevraient 50 p. 100 des sommes qui leur étaient dues,et que ceci aurait été jugé acceptable, car étant plusfavorable pour ces créanciers qu'une mise en faillite.

Le 28 mars 1968, il fut décidé que la société met-trait fin à ses activités. Les réunions avec des représen-tants du Gouvernement italien ont cependant continué,réunions au cours desquelles les autorités italiennespressèrent vivement l'ELSI de ne pas fermer l'usine etde ne pas licencier la main-d'œuvre. Le 29 mars 1968,les lettres de licenciement furent envoyées aux salariésde l'ELSI.

Le 1er avril 1968, le maire de Palerme prit une ordon-nance de réquisition pour une période de six mois, aveceffet immédiat, de l'usine et des biens connexes del'ELSI.

Les parties sont en désaccord sur le point de savoirsi, immédiatement avant l'ordonnance de réquisition,une occupation de l'usine de l'ELSI par ses ouvriers aeu lieu, mais elles s'accordent à reconnaître que l'usinea été effectivement occupée au cours de la période qui asuivi immédiatement la réquisition.

Le 19 avril 1968, l'ELSI porta un recours adminis-tratif contre l'ordonnance devant le préfet de Palerme.

Le 26 avril 1968, l'ELSI a déposé une demande demise en faillite faisant référence à la réquisition commeconstituant la cause pour laquelle la société avait perdule contrôle de l'usine et se trouvait dans l'incapacitéd'utiliser une source immédiate de liquidités, et men-tionnant les paiments qui étaient devenus exigibles etauxquels il ne pouvait être fait face. Le 16 mai 1968, leTribunale di Palermo ("le tribunal de Palerme") renditun jugement déclaratif de faillite.

Par décision rendue le 22 août 1969, le préfet dePalerme se prononça sur le recours administratif quel'ELSI avait introduit contre l'ordonnance de réquisi-tion, et annula cette dernière. Les Parties s'opposentsur la question de savoir si ce délai était ou non normalpour un recours de ce genre.

Devant le tribunal de Palerme, le 16 juin 1970, lesyndic de faillite avait intenté au ministre de l'intérieurde la République italienne et au maire de Palerme uneaction en dommages et intérêts pour le préjudice ré-sultant de la réquisition. La cour d'appel de Palermeaccorda des dommages et intérêts pour la perte dejouissance de l'usine pendant la période de réquisition.

La procédure de faillite a été clôturée en novembre1985. Sur le produit de la vente, il ne restait rien àdistribuer aux actionnaires, Raytheon et Machlett.

1. — Compétence de la Cour et recevabilité dela requête introductive d'instance; règle del'épuisement des recours internes (paragra-phes 48 à 63)

Une exception à la recevabilité de la présenteinstance a été soulevée par l'Italie dans son contre-mémoire; l'Italie a soutenu que la présente affaire estirrecevable au motif que les deux sociétés américaines,Raytheon et Machlett, au nom desquelles les Etats-Unis ont introduit la demande, n'auraient pas épuisé lesrecours internes qui leur étaient ouverts en Italie. LesParties sont convenues que cette exception serait tran-chée lors de l'examen au fond de l'affaire.

Les Etats-Unis ont soulevé la question de savoir sila règle de l'épuisement des recours internes peut trou-ver une quelconque application, puisque l'article XXVI(la clause de juridiction) du traité de 1948 est rédigéen termes catégoriques et n'est limité par aucune men-tion de la règle de l'épuisement des recours internes.Ils ont également avancé l'argument selon lequel, dansla mesure où ils sollicitent un arrêt déclaratoire pourun préjudice directement causé aux Etats-Unis paratteinte à leurs droits sous le traité de 1948, indépendantdu différend sur la violation dont le traité aurait étél'objet à l'égard de Raytheon et Machlett, la règle del'épuisement des recours internes ne s'applique pas. LaChambre rejette ces arguments. Les Etats-Unis ont faitaussi observer qu'à aucun moment avant le dépôt deson contre-mémoire en l'espèce l'Italie n'a laissé enten-dre que Raytheon et Machlett devaient intenter actiondevant les tribunaux italiens en se fondant sur le traité,et ont soutenu que cela équivalait à un estoppel. Or laChambre considère qu'il est difficile de déduire l'exis-tence d'un estoppel du simple fait de n'avoir pas men-tionné une question à un moment donné au coursd'échanges diplomatiques assez intermittents.

En ce qui concerne la question de savoir si Raytheonet Machlett ont épuisé ou non les recours internes, laChambre Constaté que le préjudice qui aurait été causéà Raytheon et Machlett en l'espèce est présenté commerésultant des "pertes subies par les propriétaires del'ELSI à la suite du changement intervenu, contre leurvolonté, dans le mode d'aliénation des avoirs del'ELSI"; c'est l'ordonnance de réquisition qui auraitentraîné ce changement et qui est par conséquent aucœur de la réclamation des Etats-Unis. Il était doncjuste que les recours internes émanent de l'ELSI elle-même.

Après avoir examiné les recours formés par l'ELSIcontre l'ordonnance dé réquisition, puis par le syndicde faillite, qui réclamait des dommages et intérêts pourla réquisition, la Chambre estime que les juridictionsinternes ont bien été saisies de la question qui formel'essence de la requête du demandeur devant la Cham-bre. L'Italie soutient cependant qu'il était possible dese prévaloir devant les tribunaux internes des disposi-tions des traités eux-mêmes, ainsi que de l'article 2043du Code civil italien, ce qui n'a jamais été fait en l'es-pèce.

Après avoir examiné la jurisprudence citée par l'Ita-lie, la Chambre aboutit à la conclusion qu'il est impos-

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sible d'inférer de cette jurisprudence qu'elle auraitété l'attitude des tribunaux italiens si une telle requêteavait été portée devant eux. Puisqu'il revenait à l'Italied'établir la réalité de l'existence d'un recours interne,et qu'elle n'a pas réussi à la convaincre qu'il restaitmanifestement quelque recours que Raytheon et Mach-lett auraient dû former et épuiser, indépendammentde TELS! et du syndic de faillite, la Chambre rejettel'exception de l'Italie fondée sur le non-épuisement desrecours internes.

II. — Allégation de violations du traité d'amitié, decommerce et de navigation et de l'accord com-plémentaire (paragraphes 64 à 67)

Au paragraphe 1 de leurs conclusions finales, lesEtats-Unis soutiennent :

"1) que le défendeur a violé les obligations qu'ilavait assumées au regard du droit international dansle traité d'amitié, de commerce et de navigation entreles deux pays et dans l'accord complétant ce traité et,en particulier, qu'il a vioilé les articles III, V et VII dutraité et l'article premier de l'accord complémen-taire. . . "

Les actes du défendeur qui auraient violé ses obliga-tions conventionnelles ont été décrits par le conseil dudemandeur en des termes qu'il convient de citer ici :

"Premièrement, le défendeur a violé ses obliga-tions juridiques lorsqu'il a illégalement réquisitionnél'usine de l'ELSI le 1er avril 1968, privant ainsi lesactionnaires de leur droit direct de procéder à laliquidation des actifs de la société dans des condi-tions normales. Deuxièmement, le défendeur a violéses obligations lorsqu'il a permis aux ouvriers del'ELSI d'occuper l'usine. Troisièmement, le défen-deur a violé ses obligations en s'abstenant, pendantun délai déraisonnable de seize mois, de statuer surla "légitimité" de la réquisition et en ne le faisantqu'immédiatement après que l'usine, le matérielet l'en-cours de l'ELSI eurent été achetés parl'ELTEL. Enfin, quatrièmement, le défendeur aviolé ses obligations lorsqu'il est intervenu dans laprocédure de faillite de l'ELSI, ce qui lui a permis,comme il en avait auparavant exprimé l'intention,d'acheter l'ELSI à un prix bien inférieur au juste prixdu marché."

Le plus important de ces actes du défendeur dont ledemandeur prétend qu'ils ont constitué une violationdu traité de 1948 est la réquisition de l'usine de l'ELSIpar le maire de Palerme, le 1CI avril 1968, acte cui auraitfait échec au plan relatif à ce que le demandeur définitcomme une "liquidation régulière" de la société. Lesautres actes dont il fait grief au défendeur, lesquelsseront exposés plus en détail ci-après, peuvent êtrequalifiés d'actes accessoires par rapport au grief prin-cipal fondé sur la réquisition et ses effets.

A. — Article III du traité de 1948 (paragraphes 68à 101)

L'allégation des Etats-Unis selon laquelle l'Italieaurait agi en violation de l'article III du traité de 1948 serapporte à la première phrase du deuxième paragraphe,qui dispose ce qui suit :

"Les ressortissants, sociétés et associations dechacune des Hautes Parties contractantes seront

autorisés, en conformité des lois et règlements appli-cables à l'intérieur des territoires de l'autre HautePartie contractante, à constituer, contrôler et gérerdes sociétés et associations à cette autre Haute Partiecontractante en vue de poursuivre des activités tou-chant la fabrication ou la transformation industriel-les, ou des activités minières, commerciales, scienti-fiques, éducatives, religieuses et philantrophiques."

Dans le cas de la présente affaire, cette phrase a poureffet que Raytheon et Machlett doivent être autorisés,en conformité des lois et règlements applicables à l'in-térieur du territoire italien, à constituer, contrôler etgérer l'ELSI. La demande présentée par les Etats-Unisest axée sur le droit de "contrôler et gérer". La Cham-bre examine s'il y a eu violation de cet article si, commeles Etats-Unis l'allèguent, la réquisition a eu pour effetde priver l'ELSI du droit et de la possibilité matériellede vendre son usine et ses actifs pour s'acquitter de sesdettes envers ses créanciers et rembourser ses action-naires.

Une réquisition de ce genre doit normalement équi-valoir à une privation, du moins pour une part impor-tante, du droit de contrôler et gérer. La mention faite àl'article III de la conformité aux "lois et règlementsapplicables" ne saurait signifier que, si un acte estconforme aux lois et règlements nationaux (commel'était la réquisition, selon l'Italie), il est par là mêmeexclu qu'il puisse s'agir d'un acte violant le traité de1948. La conformité d'un acte au droit interne et saconformité aux dispositions d'un traité sont des ques-tions différentes.

Le droit conventionnel d'être autorisé à contrôler et àgérer ne peut être interprété comme une garantie quel'exercice normal du contrôle et de la gestion ne serajamais troublé. Tout système juridique doit prévoir, parexemple, des limites à l'exercice normal de certainsdroits dans des situations d'urgente nécessité ou autres.

Il a été estimé, par le préfet comme par la courd'appel de Palerme, que la réquisition ne se justifiait pasau regard du droit interne applicable; en conséquence,si la réquisition, comme cela semble être le cas, a privéRaytheon et Machlett de droits qui étaient pour elles,à l'époque, des droits tout à fait essentiels, à savoirleurs droits de contrôle et de gestion, il paraît s'agirà première vue d'une violation du paragraphe 2 del'article III.

Néanmoins, selon le défendeur, Raytheon et Mach-lett étaient déjà, du fait de la situation financière del'ELSI, privées des droits de contrôle et de gestion dontelles prétendent précisément avoir été dépouillées. LaChambre doit voir par conséquent quel effet la situationfinancière de l'ELSI peut éventuellement avoir eu à cetégard, d'abord d'un point de vue pratique, puis du pointde vue du droit italien.

La thèse du demandeur est tout entière fondée sur lefait que Raytheon et Machlett, qui contrôlaient l'ELSI.ont été privées par la réquisition du droit et de la pos-sibilité matérielle de procéder à une liquidation ré-gulière des avoirs de l'ELSI, liquidation dont le planétait pourtant très étroitement lié à l'état financier del'ELSI.

La Chambre relève tout d'abord que, malgré la li-quidation régulière, on entendait aussi maintenant l'en-treprise en marche, en espérant que la menace de lafermeture impressionnerait les autorités italiennes.

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Celles-ci ne vinrent pas à la rescousse dans des con-ditions acceptables pour la direction de l'ELSI. LaChambre fait observer alors que ce qu'il est essentiel desavoir, c'est si Raytheon, à la veille de la réquisition etaprès la fermeture de l'usine et le licenciement de lamajorité des salariés, intervenu le 29 mars 1968, était enmesure d'exécuter son plan de liquidation régulière,même en faisant abstraction du fait que, comme ellel'allègue, la réquisition y aurait fait échec.

Le succès de la mise en œuvre d'un plan de liquida-tion régulière aurait dépendu d'un certain nombre defacteurs qui échappaient au contrôle de la directionde l'ELSI. Le demandeur a apporté des éléments depreuve pour démontrer que Raytheon était disposée àfournir des liquidités et autres formes d'assistance né-cessaire à la réalisation de la liquidation régulière, et laChambre ne voit pas de raison de mettre en doute queRaytheon a pris ou était prête à prendre un tel en-gagement; mais d'autres facteurs inspirent des doutes.

Ayant examiné ces autres facteurs pertinents en l'es-pèce — la disposition des créanciers à coopérer pen-dant une liquidation régulière, notamment au cas d'uneéventuelle inégalité entre eux, la probabilité que leproduit de la vente des avoirs serait suffisant pour payertous les créanciers en totalité, les droits des ouvrierslicenciés, la difficulté de vendre les avoirs de la sociétéau meilleur prix dans un délai minimal, étant donné lestroubles auxquels on pouvait s'attendre quand les plansde fermeture seraient divulgués et l'attitude de l'admi-nistration sicilienne —, la Chambre estime que tous cesfacteurs invitent à conclure qu'au 31 mars 1968 la pos-sibilité d'exécuter un plan de liquidation régulière,élément essentiel du raisonnement sur lequel les Etats-Unis fondent leur demande, n'a pas été suffisammentétablie.

Il y avait enfin, en plus des possibilités matérielles, lasituation au regard du droit italien de la faillite. Sil'ELSI se trouvait juridiquement en état d'insolvabilitéle 31 mars 1968 et si, comme le soutient l'Italie, l'étatd'insolvabilité entraînait pour la société l'obligation dedemander sa propre mise en faillite, il n'y aurait pas eude droits de contrôle et de gestion à protéger par le traitéde 1948. Bien que cela ne soit pas essentiel pour laconclusion de la Chambre déjà énoncée, il est donc trèsimportant d'établir si l'ELSI était ou non solvable auregard du droit italien.

Après avoir examiné la décision du préfet et les arrêtsdes cours de Palerme, la Chambre exprime l'avis sui-vant : que leurs conclusions doivent être considéréescomme établissant qu'en droit italien l'ELSI était insol-vable le 31 mars 1968, ou qu'elles constatent qu'à cettedate la situation financière de l'ELSI était si désespéréequ'elle était sans salut, cela ne change rien; ces dé-cisions étayent la conclusion que la possibilité d'exé-cuter un plan de liquidation régulière n'est pas suffisam-ment établie.

En conséquence, si les dirigeants de l'ELSI n'avaientpas, au moment déterminant, la possibilité matériellede mener à bien un projet de liquidation régulière sousleur propre gestion et s'ils avaient peut-être même déjàperdu le droit de le faire sur la base des lois italiennes,on ne peut pas dire que la réquisition les ait privés decette faculté de contrôle et de gestion. Plusieurs fac-teurs ont concouru au désastre de l'ELSI. Les effets dela réquisition ont sans doute constitué l'un d'eux. Laréalisation d'une liquidation régulière est de l'ordre

des pures spéculations. La Chambre ne peut en consé-quence rien discerner ici qui puisse équivaloir à uneviolation par l'Italie du paragraphe 2 de l'article III dutraité de 1948.

B. — Paragraphes J et 3 de l'article V du traité de1948 "(paragraphes 102 à 112)

Le moyen du demandeur fondé sur les paragraphes 1et ? de l'article V du traité de 1948 vise la protection et lasécurité des ressortissants et de leurs biens.

Le paragraphe 1 de l'article V dispose que les ressor-tissants de chacune des Hautes Parties contractantesbénéficieront "de la protection et de la sécurité les plusconstantes pour leurs personnes et leurs biens" et que,lorsqu'il sagit de biens, le terme "ressortissants" serainterprété comme "désignant également les sociétés etles associations' ' ; pour définir la nature de cette protec-tion, on a fixé la norme requise en stipulant que lesintéressés jouiront "entièrement... de la protection etde la sécurité exigées par le droit international". Leparagraphe 3 développe encore la notion de protectionet de sécurité en exigeant qu'elles ne soient inférieuresni à celles accordées aux ressortissants, sociétés etassociations de l'autre Haute Partie contractante ni àcelles accordées aux ressortissants, sociétés et associa-tions de tout autre pays tiers. En conséquence, il existetrois normes différentes de protection, qui doivent tou-tes être observées.

Le demandeur considère qu'une violation de ces dis-positions a été commise lorsque le défendeur a "permisaux ouvriers de l'ELSI d'occuper l'usine". Tout enrelevant l'affirmation de l'Italie que le "bien" dont il estquestion, l'usine de Palerme, n'appartenait pas à Ray-theon et Machlett, mais à la société italienne ELSI, laChambre examine la question en se fondant sur l'ar-gumentation des Etats-Unis selon laquelle le "bien" àprotéger était l'ELSI elle-même.

Il n'est pas possible de voir dans l'octroi "de laprotection et de la sécurité... constantes" prévu àl'article V la garantie qu'un bien ne sera jamais, enquelque circonstance que ce soit, l'objet d'une occu-pation ou de troubles de jouissance. En tout état decause, vu qu'il n'est pas établi qu'une détériorationquelconque de l'usine et de ses machines ait été due àla présence des ouvriers et que les autorités ont punon seulement protéger l'usine mais même poursuivrela production dans une certaine mesure, la protectionassurée par elles ne pouvait pas être considérée commeétant tombée au-dessous du niveau requis pour que lesintéressés jouissent "entièrement... de la protection etde la sécurité exigées par le droit international", nisurtout comme étant inférieure à la protection accordéeaux nationaux ou aux ressortissants de pays tiers. Del'avis de la Chambre, le simple fait que l'occupationa été qualifiée d'illégitime par la cour d'appel de Pa-lerme ne veut pas dire nécessairement que la protec-tion accordée ait été inférieure à la norme nationale àlaquelle se réfère le traité de 1948. Ce qu'il est essentield'établir, c'est si des ressortissants des Etats-Unis ontété traités moins bien que des ressortissants italiens parle droit interne, dans ses termes ou dans son applica-tion. De l'avis de la Chambre, cela n'apas été établi. LaChambre doit en conséquence rejeter le moyen fondésur une violation des paragraphes 1 et 3 de l'article V.

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Le demandeur voit une autre violation des paragra-phes 1 et 3 de l'article V du traité de 1948 dans le délai deseize mois qui s'est écoulé avant que le préfet ne statuesur le recours administratif exercé par l'ELSI contrel'ordonnance de réquisition du maire. Pour les motifsdéjà indiqués à propos de l'article III, la Chambre re-jette la thèse selon laquelle la faillite aurait pu êtreévitée si le préfet avait rendu sa décision rapidement.

En ce qui concerne l'autre argument, selon lequell'Italie était tenue de protéger l'ELSI contre les effetspréjudiciables de la réquisition, notamment en pré-voyant une voie adéquate de révocation de cette der-nière, la Chambre fait observer qu'il est prévu dansl'article V que les intéressés jouiront "entièrement...de la protection et de la sécurité" et que celles-ci doi-vent être conformes à la norme internationale mini-male, à laquelle s'ajoutent les normes du traitementnational et du traitement de la nation la plus favorisée.Il est douteux que, compte tenu de tout cela, le délaiavec lequel le préfet a rendu sa décision puisse êtreconsidéré comme ne satisfaisant pas à la norme inter-nationale minimale. En ce qui concerne l'affirmationselon laquelle l'Italie aurait manqué à l'obligation d'ac-corder une protection conforme à la norme nationale, laChambre n'a pas été entièrement convaincue par l'ar-gument selon lequel un délai aussi long était tout à faitcourant; mais elle n'est pas non plus convaincue quel'existence d'une "norme nationale" prévoyant qu'ildoit être statué plus rapidement sur les recours adminis-tratifs ait été démontrée. Elle ne peut donc pas voirdans ce retard une violation des paragraphes 1 et 3 del'article V du traité de 1948.

C. — Paragraphe 2 de l'article V du traité de 1948(paragraphes 113 à 119)

La première phrase du paragraphe 2 de l'article V dutraité de 1948 dispose ce qui suit :

"2. Les ressortissants, sociétés et associationsde chacune des Hautes Parties contractantes nepourront être privés de leurs biens dans les territoiresde l'autre Haute Partie contractante qu'après uneprocédure conforme au droit et moyennant le paie-ment rapide d'une indemnité réelle et équitable."La Chambre constate l'existence d'une différence

de terminologie entre les deux versions authentiques(anglaise et italienne) du traité; le mot "taking" a unsens plus large et moins précis que le mot "espro-priazione".

Selon les Etats-Unis, premièrement, aussi bien laréquisition de l'usine de l'ELSI par le défendeur queson acquisition ultérieure de l'usine, des actifs et desfabrications en cours sont des actes qui, pris isolémentou ensemble, constituent des "taking of property"effectués sans procédure conforme au droit et sansindemnisation équitable. Deuxièmement, les Etats-Unis allèguent que le défendeur, intervenant dans laprocédure de faillite, agissait à travers la sociétéELTEL afin d'acquérir l'usine et les actifs ce l'ELSIpour moins que leur juste valeur marchande.

La Chambre fait observer que le grief fondé sur lacombinaison de la réquisition et des faits ultérieurssignifie en réalité que la réquisition a marqué le com-mencement d'un processus qui a abouti à l'achat de laplus grande partie des actifs de l'ELSI pour bien moinsque leur valeur marchande. Ce qui est ainsi allégué par

le demandeur pourrait être considéré, sinon comme uneexpropriation déclarée, du moins comme une expro-priation déguisée; en effet, au terme du processus enquestion, c'est effectivement le titre de propriété qui estenjeu. Or, durant la procédure orale, les Etats-Unis ontrejeté toute allégation selon laquelle ils auraient pré-tendu que les autorités italiennes avaient pris part à uneconspiration en vue de provoquer le changement depropriété.

A supposer, mais sans se prononcer sur ce point, quele terme "espropriazione" puisse être assez largepour englober une expropriation déguisée, il faut tenircompte en plus du protocole annexé au traité de 1948portant application du paragraphe 2 de l'article V "auxdroits ['interests' dans la version anglaise] que des res-sortissants ou des sociétés ou associations de l'une desHautes Parties contractantes possèdent directement ouindirectement".

Le Chambre constate à cet égard qu'il n'est pas pos-sible d'ignorer la situation financière de l'ELSI et ladécision prise en conséquence de fermer l'usine et demettre fin aux activités de l'entreprise. Parmi les faitsqui se sont produits après la faillite et qui sont mainte-nant mis en cause, pas un ne peut être considéré par laChambre comme violant le paragraphe 2 de l'article V,en l'absence de toute preuve de collusion; or la col-lusion n'est même plus alléguée maintenant. Même s'ilétait possible de considérer que la réquisition visaità provoquer la faillite, comme premier pas vers uneexpropriation déguisée, et à supposer que l'ELSI étaitdéjà tenue de demander sa mise en faillite ou qu'elle setrouvait dans une situation financière telle que cettedemande ne pouvait pas être longtemps différée, laréquisition était un acte surérogatoire. De plus, indé-pendamment des motifs l'ayant prétendument inspirée,cette réquisition avait selon ses propres termes unedurée limitée et pouvait être annulée moyennant unrecours administratif; elle ne pouvait, de l'avis de laChambre, être assimilée à un "taking" contrevenant àl'article V, à moins de constituer pour Raytheon etMachletl une privation importante de leur "interest"dans l'usine de l'ELSI, ce qui aurait pu être le cas si,l'ELSI restant insolvable, la durée de la réquisitionavait été prolongée et la décision sur le recours adminis-tratif différée. En fait, la faillite de l'ELSI a transforméla situation moins d'un mois après la réquisition. Cetteréquisition ne pouvait donc être considérée commeimportante à cet effet que si elle avait causé ou déclen-ché la faillite. C'est là précisément une proposition quiest inconciliable avec les conclusion des juridictionsinternes avec celles auxquelles la Chambre est par-venue.

D. — Article premier de l'accord complétant letraité de 1948 (paragraphes 120 à 130)

L'article premier de l'accord complétant le traité de1948, qui confère des droits auxquels les normes dutraitement national ou du traitement de la nation la plusfavorisée n'apportent aucune restriction, dispose ce quisuit :

"Les ressortissants, les sociétés et les associationsde l'une des Hautes Parties contractantes ne serontpas soumis, sur les territoires de l'autre Haute Partiecontractante, à des mesures arbitraires ou discri-minatoires ayant notamment pour effet : a) de lesempêcher de [contrôler] et de gérer effectivement des

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entreprises qu'ils ont été autorisés à créer ou àacquérir: ou b) de porter préjudice aux autres droitset intérêts qu'ils ont légitimement acquis dans cesentreprises ou dans les investissements qu'ils onteffectués sous la forme d'apport de fonds (prêts,achats d'actions ou autres), de matériel, de four-nitures, de services, de procédés de fabrication,de brevets, de techniques ou autres. Chacune desHautes Parties contractantes s'engage à ne pas fairede discrimination contre les ressortissants, les socié-tés et les associations de l'autre Haute Partie con-tractante, en ce qui concerne l'obtention, dans desconditions normales, des capitaux, des procédés defabrication et des connaissances pratiques et tech-niques dont ils peuvent avoir besoin aux fins du dé-veloppement économique.''

A l'allégation du demandeur selon laquelle la réquisi-tion constituait un acte arbitraire ou discriminatoire enviolation des clauses a et b de l'article premier, il peutêtre opposé qu'il n'y a pas de lien assez tangible entreles effets de la réquisition et l'inexécution par l'ELSI deson plan de liquidation régulière. La Chambre estimecependant que le mot "notamment", qui introduit lesclauses a et b, donne à penser que l'interdiction desactes arbitraires (et discriminatoires) ne se limite pasà ceux qui résultent des situations définies dans cesclauses, mais qu'elle revient en réalité à prohiber lesactes de cette nature, qu'ils produisent ou non de telsrésultats. Il faut donc rechercher si la réquisition cons-tituait ou non en soi un acte arbitraire ou discrimi-natoire.

Les Etats-Unis affirment qu'il y a eu "discrimina-tion" en faveur de l'IRI, entité contrôlée par l'Etatitalien. Cependant, aucune preuve suffisante n'a étésoumise à la Chambre à l'appui de l'idée qu'il y aurait euun plan visant à favoriser l'IRI aux dépens de l'ELSI;l'allégation de "mesures discriminatoires" au sens del'accord complémentaire doit par conséquent être re-jetée.

Pour démontrer que l'ordonnance de réquisitionconstituait un acte "arbitraire" au sens de l'accordcomplétant le traité de 1948, le demandeur s'est notam-ment fondé sur la valeur de cette ordonnance en droititalien. Il soutient que la réquisition "était précisémentle type d'acte arbitraire qui était interdit" par l'articlepremier de l'accord complémentaire, parce qu'"au re-gard du traité aussi bien que du droit italien, la réquisi-tion était déraisonnable et irrégulièrement motivée";elle a "été déclarée illégale en droit interne italien pré-cisément pour cette raison".

Bien qu'ayant procédé à l'examen des décisions dupréfet de Palerme et de la cour d'appel de Palerme, laChambre fait observer que le fait qu'un acte d'uneautorité publique peut avoir été illégitime en droitinterne ne signifie pas nécessairement que cet acte étaitillicite en droit international. On ne peut pas dire quel'illégitimité équivaudrait, par elle-même et sans plus, àl'arbitraire. La qualification donnée par une autoriténationale à un acte (par exemple comme injustifié, dé-raisonnable ou arbitraire) peut constituer une indica-tion utile, mais il n'en découle pas que cet acte doiveêtre qualifié d'arbitraire en droit international.

Que l'on se réfère aux motifs que le préfet de Palermea donnés à l'appui de l'annulation de l'ordonnance deréquisition, ou à l'analyse par la cour d'appel de Pa-

lerme de la décision du préfet, où celle-ci est interprétéecomme constatant que la réquisition par le maire cons-tituait une excès du pouvoir et comme signifiant dèslors que l'ordonnance était entachée d'un vice de légi-timité, cela ne veut pas dire nécessairement et cela nesuffit pas pour qu'on puisse dire, de l'avis de la Cham-bre, que le préfet ou la cour d'appel de Palerme estimaitque l'acte du maire était déraisonnable ou arbitraire.L'arbitraire est une méconnaissance délibérée desprocédures régulières, un acte qui heurte, ou du moinssurprend, le sens de la correction juridique. Dans ladécision du préfet ou dans l'arrêt de la cour d'appel dePalerme, rien n'indique que l'ordonnance de réquisi-tion du maire devait être considérée sous cet angle.Indépendamment des conclusions auxquelles sont par-venus le préfet et les tribunaux internes, la Chambreestime qu'on ne peut pas dire qu'il ait été déraisonnableou simplement capricieux de la part du maire de s'effor-cer d'user de ses pouvoirs pour tenter de faire quelquechose face à la situation à Palerme au moment de laréquisition. L'ordonnance du maire a été prise sciem-ment dans le cadre d'un système de droit et de recoursqui fonctionnait et elle a été traitée comme telle parl'autorité administrative supérieure et par les juridic-tions locales. Ce ne sont vraiment pas là les marquesd'un acte "arbitraire". Il n'y a donc pas eu violation del'article premier de l'accord complémentaire.

E. — Article VII du traité de 1948 (paragra-phes 131 à 135)

L'article VII du traité de 1948, qui comporte quatreparagraphes, a surtout pour objet d'assurer le droit"d'acquérir, détenir et céder des biens immobiliers oudes intérêts dans ces biens" [dans la version italienne :"béni immobili o... altri diritti reali"], "dans les ter-ritoires de l'autre Haute Partie contractante".

La Chambre a pris note de la controverse existantentre les parties et portant sur la différence de sensentre le terme anglais "interests" et les termes italiens"diritti reaW\ ainsi que des problèmes posés par lesrestrictions apportées par le traité au groupe de droitsaccordés par cet article, qui indique deux critères dis-tincts, et comprend une stipulation à laquelle ces droitssont assujettis. Mais la Chambre estime que, pour l'ap-plication de cet article, on se heurte précisément à ladifficulté que posait la tentative d'application du para-graphe 2 de l'article III du traité : ce qui a effectivementprivé Raytheon et Machlett, en tant qu'actionnaires, deleur droit de disposer des biens immobiliers de l'ELSI,ce n'est pas la réquisition mais l'état financier précairede la société, qui l'a finalement menée à une failliteinévitable. En cas de faillite, le droit de disposer desbiens d'une société n'appartient même plus à celle-cimais au syndic, qui agit en son nom; la Chambre a déjàdécidé que l'ELSI allait à la faillite dès avant la réqui-sition. En conséquence, elle n'estime pas que l'arti-cle VII du traité de 1948 a été violé.

Ayant déclaré que le défendeur n'a pas violé le traitéde 1948 de la manière prétendue par le demandeur, laChambre rejette aussi, par conséquent, la demandeen réparation formulée dans les conclusions du de-mandeur.

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Opinion individuelle de M. Oda, jugeDans son opinion individuelle, M. Oda approuve les

conclusions contenues dans le dispositif de l'arrêt.Mais il relève qu'en introduisant l'instance les Etats-Unis ont pris fait et cause pour leurs ressortissants(Raytheon et Machlett) en tant qu'actionnaires d'unesociété italienne (l'ELSI). alors que, comme la Cour l'aelle-même établi dans l'arrêt qu'elle a rendu en 1970dans l'affaire de la Barcelona Traction les droits desactionnaires en tant que tels échappent à la protectiondiplomatique au sens du droit international général.

De l'avis de M. Oda, le traité d'amitié, de commerceet de navigation de 1948 ne vise ni à modifier le sta-tut des actionnaires ni à augmenter aucunement leursdroits. Les dispositions de ce traité sur lesquelles ledemandeur s'est fondé, et qui sont examinées; de façonapprofondie dans l'arrêt, ne sont pas destinées à pro-téger les droits de Raytheon et Machlett en tant qu'ac-tionnaires de l'ELSI.

Le traité de 1948 comme d'autres traités d'amitié,de commerce et de navigation analogues auxquels lesEtats-Unis sont parties permettent à un Etat partie deprendre fait et cause pour une société de l'autre Etatpartie dans une instance introduite contre ce dernierlorsque cette société est contrôlée par des ressortis-sants de la partie qui introduit l'instance. Les Etats-Unis auraient donc pu introduire une action en violationde certaines dispositions du traité de 1948 qui les auto-risaient à défendre une société italienne (l'ELSI) danslaquelle leurs ressortissants (Raytheon et Machlett)avaient une participation majoritaire.

Mais le demandeur ne s'est pas fondé sur ces disposi-tions et la Chambre, dans son arrêt, y a fait à peineréférence. Même si le demandeur avait introduit l'ins-tance en prenant fait et cause pour l'ELSI, estimeM. Oda, il aurait dû apporter la preuve qu'il y avait eudéni de justice, ce qu'il n'a pas fait.

Opinion dissidente de M. Schwebel, jugeM. Schwebel approuve l'arrêt à propos de ce qu'il

considère comme deux aspects primordiaux qui ontd'importantes conséquences pour la vitalité <;t le déve-loppement du droit international.

Tout d'abord, l'arrêt applique une règle de raisonlorsqu'il indique l'extension de ce qui est requis enmatière d'épuisement des voies de recours internes. Ildit, non pas qu'il faut avoir épuisé tous les recoursinternes pour que la règle de l'épuisement de ces re-cours soit satisfaite, mais que, lorsqu'en substance lesrecours internes ont été épuisés, cela suffit pour répon-dre aux exigences de la règle, même s'il se peut que telleou telle voie de recours n'a pas été utilisée. Certainesinterprétations antérieures de la règle ont ainsi étéramenées à de sages limites.

En second lieu, dans une large mesure, l'arrêt inter-prète le traité de 1948 d'une façon qui le soutient au lieude le restreindre en tant qu'instrument pour la protec-tion des droits des ressortissants et sociétés des Etats-Unis et de l'Italie. La Chambre a refusé d'accepterdivers arguments présentés avec insistance qui, s'ilsavaient été retenus, auraient privé le traité d'une bonnepartie de sa valeur. En particulier, la Chambre a refuséde considérer que l'ELSI, une société italienne dont lesactions appartenaient à des sociétés américaines, setrouvait hors du champ de la protection assurée par letraité. Il n'a pas été fait droit aux revendications des

Etats-Unis dans cette affaire, mais ce n'est pas parceque la Chambre s'est prononcée contre les Etats-Unisen ce qui concerne le droit découlant du traité; elle s'estprononcée contre les Etats-Unis à l'égard de la signi-fication pratique et juridique qu'il faut attribuer auxfaits de l'affaire. Le traité de 1948 et l'accord qui lecomplète doivent être interprétés comme un tout, étantprécisé que l'accord "constituera... partie intégrantedu traité..." Les Etats-Unis et l'Italie ayant présentédes interprétations divergentes du traité, ce qui démon-trait que certaines de ses dispositions étaient ambiguës,il s'agissait d'une affaire où il était indiqué de recouriraux travaux préparatoires et aux circonstances danslesquelles le traité a été conclu. C'est un fait que l'Italiea demandé que l'accord complémentaire soit négociéafin de répondre à ce que l'on savait être ses besoins eninvestissements émanant d'investisseurs américains.Les procès-verbaux du Parlement italien concernantla ratification du traité et de l'accord complémentairedémontrent que l'intention des Parties était de donneraux investisseurs des "garanties contre les risques po-litiques" et "la liberté... de gérer les sociétés" qu'ilsauront créées ou acquises, en application des "prin-cipes de traitement équitable" dont il est dit qu'ils sonténoncés dans le traité. Dans l'ensemble des débatsrelatifs à la ratification, qui furent détaillés, on netrouve aucune trace de soutien à l'interprétation selonlaquelle les multiples droits garantis aux investisseursauraient pour condition que l'investissement soit faitdans une société ayant la nationalité de l'investisseur.

La réquisition a privé Raytheon de son droit conven-tionnel à contrôler et gérer et donc liquider l'ELSILa conclusion principale de la Chambre en l'espèce

est que Raytheon, à cause des réalités de la situationfinancière de l'ELSI et des aspects juridiques de lapratique italienne en matière de faillite, n'était plus enmesure, à la date de la réquisition, d'exercer le contrôleet la gestion de l'ELSI et donc de liquider cette der-nière, et que, par conséquent, elle n'a été privée par laréquisition d'aucun droit conventionnel. De l'avis deM. Schwebel, cette conclusion est erronée pour lesraisons suivantes :

Premièrement, l'ELSI a été informée en mars 1968,sur la base de données financières et de droit, qu'ellepouvait entreprendre la liquidation de ses biens, dans lecadre d'une procédure qu'elle aurait menée à bien.

Deuxièmement, au jour de la réquisition, aucunemesure juridique ou pratique n'avait été prise parquiconque pour mettre l'ELSI en faillite ou l'y con-traindre.

Troisièmement, au cours des semaines et des joursqui ont précédé et suivi la réquisition, les fonctionnairesde plus haut rang de la région sicilienne et du Gouver-nement italien, tandis qu'ils étaient informés de la ma-nière la plus précise de la situation financière précairede l'ELSI, pressaient cette dernière de ne pas fermerl'usine, de ne pas licencier la main-d'œuvre, et plusparticulièrement de ne pas demander sa mise en faillite,mais bien de prendre des mesures, en accord avec lessecteurs public et privé italiens, pour garder l'usineouverte ou la rouvrir, et pour procéder à la liquidationsur un certain laps de temps. On peut présumer — et ilfaut d'ailleurs le présumer — que le premier ministreitalien et le président de la région sicilienne, ainsi queleurs collègues, ont agi conformément au droit italien.Ainsi, dans la présente affaire, que ce soit le conseil de

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l'Italie ou des Etats-Unis qui ait raison dans son inter-prétation de la loi italienne sur la faillite, il est clair quele "droit positif qui avait cours en Italie au moment dela réquisition est incompatible avec la thèse soutenuepar l'Italie dans la présente affaire et avec l'acceptationde cette thèse par la Chambre. On ne peut admettrequ'en 1989 l'Italie soutienne le contraire de ce qu'elle asoutenu en 1968.

Quatrièmement, la conclusion essentielle de laChambre n'est pas totalement compatible avec la dé-cision de la cour d'appel de Palerme sur laquelle laChambre se base. La cour d'appel a conclu que lafaillite de l'ELSI a été causée non par la réquisition,mais par l'état d'insolvabilité où la société se trouvaitauparavant. Mais la cour d'appel de Palerme n'a pasconclu, même implicitement, qu'une telle insolvabilitéavait fait disparaître les droits de contrôler et gérerl'ELSI dont cette dernière disposait. Elle a par contreaccordé des dommages et intérêts "découlant de l'im-possibilité d'utiliser l'usine", pour ce qu'elle a qualifiéed'ordonnance de réquisition "illicite". Ainsi, la cour adéclaré que l'ELSI continuait, à la date de la réquisitionet par la suite, à avoir un droit de possession sur l'usineet l'équipement, bien qu'elle ait été insolvable avantcette date.

Cinquièmement, les experts de l'Italie ne sont pasd'accord entre eux sur le point de savoir si l'ELSI étaitinsolvable au moment de la réquisition.

Sixièmement, et c'est là ce qui compte le plus, laquestion de savoir si l'ELSI était insolvable au 1" avril1968 dépendait essentiellement de la ligne de conduiteadoptée par Raytheon, dont les ressources étaient trèsimportantes. La Chambre a admis que Raytheon avaittransféré en Italie de nouveaux fonds pour désintéres-ser les petits créanciers, qu'elle était disposée à acheterà 100 p. 100 de leur valeur les effets à recouvrer détenuspar l'ELSI et qu'elle était prête à avancer à l'ELSI dequoi disposer de liquidités suffisantes pour pouvoirprocéder à une liquidation régulière. Pourquoi la Cham-bre, dans ce cas, aboutit-elle à cette conclusion peucohérente que, à la date de la réquisition, l'ELSI étaitinsolvable ou, du moins, s'acheminait de toute manièreà grands pas vers la faillite ? Si la réquisition n'avait paseu lieu et si Raytheon avait effectivement subvenu auxbesoins immédiats de liquidités de l'ELSI, ce qui auraitpermis de gagner du temps pour vendre les avoirs,pourrait-on vraiment affirmer que l'ELSI aurait étéréduite à la faillite, du moins au moment où elle l'a été ?Si même la faillite était advenue par la suite, les perteseffectivement subies par Raytheon auraient été infé-rieures à ce qu'elles ont été. De plus, au cas où laréquisition n'aurait pas eu lieu, il aurait été dans l'in-térêt des banques d'arriver à un arrangement aux ter-mes duquel elles auraient obtenu 40 ou 50 p. 100 de leurscréances vis-à-vis d'ELSI.

M. Schwebel reconnaît qu'une liquidation régulièreaurait été pleine d'incertitudes, mais celles-ci portaientmoins sur le point de savoir si l'ELSI pouvait en fait eten droit liquider ses avoirs que sur la possibilité decalculer les préjudices qui ont pu résulter du déni de cedroit.

La conclusion que par l'imposition de la réquisitionl'Italie a violé le droit de Raytheon de "contrôler etgérer" l'ELSI s'impose d'autant plus si l'on considèrele sens du traité, que les procédures de ratificationpermettent de mettre en lumière. Elle n'était pas con-

forme à la faculté de "contrôler librement" que pou-vaient obtenir les investisseurs, à la "garantie con-tre les risques politiques" prévue par le traité, et aux"principes de traitement équitable" que le traité avaitpour but d'assurer.

La réquisition constituait une mesure arbitraire en vio-lation du traitéLa conclusion de la Chambre selon laquelle la réqui-

sition de l'usine et de l'outillage de l'ELSI ne cons-tituait pas une mesure arbitraire contraire au traité s'ap-puie sur trois propositions qui sont selon M. Schwebelmal fondées : premièrement, que le préfet de Palermeet la cour d'appel n'ont pas jugé que la réquisition étaitarbitraire; deuxièmement, que la réquisition, en droitinternational, n'était ni déraisonnable ni capricieuse;troisièmement, qu'en tout état de cause les voies derecours et de réparation qui sont prévues par le droititalien et auxquelles l'ordonnance de réquisition a étésoumise ont garanti que l'ordonnance n'était pas arbi-traire.

i) Les décisions du préfet et de la cour d'appelLe préfet a jugé que le maire, en prenant l'ordon-

nance de réquisition, s'était fondé sur des dispositionslégales qui, dans des conditions de grave nécessité pu-blique, l'autorisaient à prendre une ordonnance de ré-quisition de biens privés ; mais en l'occurrence, le préfeta constaté que ces conditions étaient réunies ' 'de façontoute théorique", conclusion qui semble vouloir direqu'elles n'étaient pas réellement réunies. La décisiondu préfet montre qu'en fait ces conditions n'existaientpas, les conclusions de cette décision étant : a) quel'ordonnance de réquisition ne pouvait pas remettre enmarche l'usine de l'ELSI ou ne pouvait résoudre lesproblèmes de la société; b) qu'en fait l'ordonnance deréquisition n'a pas eu cet effet; c) que l'usine est restéefermée et a été occupée par ses anciens ouvriers; etd) que l'ordre public était de toute façon troublé par lafermeture de l'usine. En résumé, il conclut que l'or-donnance de réquisition s'est révélée injustifiée à touségards. La conclusion du préfet selon laquelle, puisquel'ordonnance de réquisition ne pouvait pas réaliser l'ob-jectif qu'elle était censée atteindre, il y manquait lamotivation juridique pouvant la justifier revient pres-que à dire que la réquisition était mal motivée et parconséquent déraisonnable, voire capricieuse.

De plus, le préfet a considéré que les termes del'ordonnance du maire indiquaient qu'elle avait étéprise pour montrer son désir d'intervenir "d'une ma-nière ou d'une autre", comme un moyen "visant essen-tiellement à démontrer son intention de traiter le pro-blème tout de même". Dans ce passage, le préfet seréférait aux lignes de l'ordonnance du maire énonçantque "la presse locale s'intéresse vivement à la situa-tion . . . et est très critique à l'égard des autorités qu'elleaccuse d'indifférence face à ce problème grave pour lacollectivité..." La Cour d'appel de Palerme a qualifiéde "sévère" cette constatation du préfet, et a dit que cedernier avait constaté "un cas typique d'excès de pou-voir" de la part du maire, c'est-à-dire un acte arbi-traire typique. De plus la cour d'appel a jugé que lefait que le maire n'ait pas versé d'indemnisation, pré-vue dans l'ordonnance elle-même, pour la réquisition,aggrave 1"'illégitimité" de cette dernière, et cette viola-tion s'oppose à une procédure régulière, laquelle estl'antithèse d'un acte arbitraire.

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ii) Le caractère déraisonnable et capricieux de laréquisition

La notion de ce qui est déraisonnable ou capricieuxen droit international, quoique ayant un sens en droitinternational coutumier, n'a pas une signification ordi-naire et invariable, mais ne peut être appréciée que dansle contexte particulier des faits d'une affaire. En l'oc-currence, l'ordonnace de réquisition, vu ses motiva-tions, ses buts et son application, était arbitraire du faitque :

— Les bases légales sur lesquelles l'ordonnance dumaire se fondait n'étaient justifiées qu'en théorie;

— L'ordonnance était incapable de réaliser les butsqu'elle prétendait atteindre, et ne les a pas atteints;

— L'ordonnance avait "aussi" été prise "principa-lement" pour apaiser les critiques de l'opinion publi-que, plutôt que pour son bien-fondé, un "cas typiqued'excès de pouvoir";

— L'ordonnance contrevenait à ses propres termes,du fait qu'aucune indemnité n'avait été versée pour laréquisition;

— L'un des buts essentiels de la réquisition étaitd'empêcher la liquidation de l'ELSI et la dispersionpossible de ses avoirs, but qui faisait fi des obligationsconventionnelles qui s'y opposaient (en dépit du faitque l'Italie a soutenu que ces obligations la liaient dansl'ordre interne).

iii) L'exercice des voies de recours n'apas rendu lamesure non arbitraire

On pourrait soutenir que les voies objectives de re-cours administratifs et judiciaires qui existaient et ont

été utilisés ont assuré que la réquisition, même si elleétait à l'origine arbitraire, ne l'était pas en définitive, etque de ce fait l'Italie se trouve absoute de tout reproched'avoir violé, par sa conduite, une règle de droit quiengagerait sa responsabilité internationale.

Cependant, comme le projet d'articles sur la respon-sabilité des Etats de la Commission du droit interna-tional des Nations Unies l'a affirmé :

"II y a violation par un Etat d'une obligation inter-nationale le requérant d'assurer, par un moyen deson choix, un résultat déterminé si, par le compor-tement adopté, l'Etat n'assure pas le résultat requisde lui par cette obligation."

Cela correspond à cette affaire, car l'Italie n'a pasassuré à l'ELSI ou à son représentant une "pleine etentière réparation" (comme la Commission du droitinternational l'exige) pour ce qui par ailleurs était l'actearbitraire de réquisition. L'ordonnance de réquisition aété annulée par le préfet, mais seize mois après qu'elleait été prise, et elle avait déjà entraîné des dommagesirréparables pour l'ELSI. La cour d'appel de Palerme aaccordé pour la réquisition des dommages et intérêtsminimes, qui ne tenaient pas compte des principauxéléments des pertes qu'avait subies réellement l'ELSI.Il s'ensuit que l'ELSI n'a pas été placée dans la situa-tion qui aurait été la sienne s'il n'y avait pas eu deréquisition, ou dans une situation équivalente. Pourcette raison, en dépit des procédures administratives etjudiciaires italiennes, si dignes d'estime soient-elles,l'Italie est restée coupable d'avoir commis un acte arbi-traire au sens du traité.

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85. APPLICABILITÉ DE LA SECTION 22, DE L'ARTICLE VI DE LA CONVENTIONSUR LES PRIVILÈGES ET IMMUNITÉS DES NATIONS UNIES

Avis consultatif du 15 décembre 1989

La Cour a donné à l'unanimité un avis consultatif surla question de l'applicabilité de la section 22 de l'arti-cle VI de la Convention sur les privilèges et immunitésdes Nations Unies. Cet avis avait été demandé par leConseil économique et social de l'Organisation desNations Unies aux termes de sa résolution 1989/75 du24 mai 1989 dont le texte intégral est le suivant :

"Le Conseil économique et social,"Ayant examiné la résolution 1988/37 de la Sous-

Commission de la lutte contre les mesures discrimi-natoires et de la protection des minorités, en datedu 1er septembre 1988, et la résolution 1989/37 dela Commission des droits de l'homme, en date du6 mars 1989,

" 1 . Conclut qu'une divergence de vues s'estélevée entre l'Organisation des Nations Unies et leGouvernement roumain quant à l'applicabilité de laConvention sur les privilèges et immunités des Na-tions Unies au cas de M. Dumitru Mazilu, en saqualité de rapporteur spécial de la Sous-Commissionde la lutte contre les mesures discriminatoires et dela protection des minorités;

"2. Demande à titre prioritaire à la Cour inter-nationale de Justice, en application du paragraphe 2de l'Article 96 de la Charte des Nations Unies etconformément à la résolution 89 (I) de l'Assembléegénérale, en date du 11 décembre 1946, un avis con-sultatif sur la question juridique de l'applicabilité dede la section 22 de l'article VI de la Convention surles privilèges et immunités des Nations Unies au casde M. Dumitru Mazilu en sa qualité de rapporteurspécial de la Sous-Commission."En réponse à la question qui lui était posée, la Cour a

exprimé l'avis que la section 22 de l'article VI de laConvention sur les privilèges et immunités des NationsUnies est applicable au cas de M. Dumitru Mazilu en saqualité de rapporteur spécial de la Sous-Commissioncontre les mesures discriminatoires et de la protectiondes minorités.

La Cour était composée comme suit : M. Ruda, pré-sident; MM. Lachs, Elias, Oda, Ago, Schwebel, sirRobert Jennings, MM. Bedjaoui, Ni, Evensen, Taras-sov, Guillaume, Shahabuddeen et Pathak, juges.

MM. Oda, Evensen et Shahabuddeen ont joint àl'avis consultatif les exposés de leur opinion indivi-duelle.

** *

I. — Qualités et exposé des faits (paragraphes 1 à 26)

La Cour rappelle les étapes de la procédure depuisqu'elle a été saisie de l'affaire (par. 1 à 8) puis résume lesfaits de l'espèce (par. 9 à 26). On trouvera ci-après unbref aperçu de ces faits.

Le 13 mars 1984, la Commission des droits del'homme — organe subsidiaire du Conseil économiqueet social (ci-après dénommé le "Conseil"), créé parcelui-ci en 1946, conformément aux articles 55, c, et 68de la Charte des Nations Unies —, sur proposition dela Roumanie, a élu M. Dumitru Mazilu, ressortissantroumain, en qualité de membre de la Sous-Commissionde la lutte contre les mesures discriminatoires et de laprotection des minorités — organe subsidiaire de laCommission des droits de l'homme (ci-après dénom-mée la "Commission"), institué par celle-ci en 1947 —,pour un mandat de trois ans expirant le 31 décembre1986. La Commission ayant prié la Sous-Commissionde la lutte contre les mesures discriminatoires et de laprotection des minorités (ci-après dénommée la "Sous-Commission") d'accorder toute l'attention voulue aurôle des jeunes dans le domaine des droits de l'homme,la Sous-Commission, à sa trente-huitième session, aadopté, le 29 août 1985, la résolution 1985/12 confiant àM. Mazilu le soin "d'établir un rapport sur les droitsde l'homme et la jeunesse en analysant les efforts et lesmesures propres à réaliser les droits de l'homme et àen garantir la jouissance aux jeunes, en particulier lesdroits à la vie, à l'éducation et au travail" et priant leSecrétaire général de lui apporter toute l'aide dont ilaurait besoin pour s'acquitter de sa tâche.

La trente-neuvième session de la Sous-Commission,à laquelle le rapport de M. Mazilu devait être présenté,ne s'est pas tenue en 1986 comme il avait été initia-lement prévu et a été reportée à 1987. Le mandat detrois ans des membres de la Sous-Commission — quidevait normalement expirer le 31 décembre 1986 — aété prorogé d'un an par la décision 1987/102 du Conseil.Lors de l'ouverture de la trente-neuvième session de laSous-Commission à Genève, le 10 août 1987, aucunrapport n'avait été reçu de M. Mazilu et celui-ci n'étaitpas présent. Par une lettre parvenue à l'Office desNations Unies à Genève le 12 août 1987, la missionpermanente de la Roumanie auprès dudit Office ainformé celui-ci que M. Mazilu avait été victime d'unecrise cardiaque et qu'il était encore hospitalisé; selonl'exposé écrit présenté à la Cour par le Secrétaire géné-ral, un télégramme signé "D. Mazilu" a été reçu àGenève le 18 août 1987, faisant savoir à la Sous-Com-mission qu'il était impossible à l'intéressé, en raison desa maladie cardiaque, d'assister à la session en cours.Dans ces conditions, la Sous-Commission a adopté ladécision 1987/112 du 4 septembre 1987 par laquelle ellereportait à sa quarantième session, prévue pour 1988,

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l'examen du point 14 de son ordre du jour, dans le cadreduquel le rapport sur les droits de l'homme et la jeu-nesse devait être examiné. Nonobstant le fait que lemandat de M. Mazilu en tant que membre de la Sous-Commission expirait le 31 décembre 1987, la Sous-Cornmission a fait mention, dans l'ordre du jour pro-visoire de sa quarantième session, d'un rapport que cedernier, nommément désigné, devait présenter au titredu point de l'ordre du jour intitulé "Prévention de ladiscrimination et protection de l'enfant"; elle a faitfigurer ce rapport sous le titre "Les droits de l'hommeet la jeunesse" sur la "Liste des études et rapportsconfiés aux membres de la Sous-Commission sur dé-cision des organes délibérants".

Après la trente-neuvième session de la Sous-Com-mission, le centre pour les droits de l'homme du Secré-tariat de l'Organisation des Nations Unies à Genève afait plusieurs tentatives pour entrer en contact avecM. Mazilu et l'assister dans l'établissement de son rap-port, notamment en organisant à son intention unvoyage à Genève. En décembre 1987, M. Mazilu a faitsavoir au Secrétaire général adjoint aux droits del'homme qu'il n'avait pas reçu les communications quilui avaient été antérieurement adressées par le centre.En janvier 1988, M. Mazilu a informé le Secrétairegénéral adjoint aux droits de l'homme qu'il avait étéhospitalisé à deux reprises en 1987, et qu'il avait étécontraint de prendre sa retraite à compter du 1er dé-cembre 1987 et d'abandonner ses diverses fonctionsofficielles. Il a aussi déclaré qu'il était disposé à serendre à Genève afín d'y tenir des consultations, maisque les autorités roumaines refusaient de lui délivrerune autorisation de voyage. En avril et mai 1988,M. Mazilu, dans plusieurs lettres, a donné des détailssupplémentaires sur sa situation personnelle; il anotamment affirmé avoir opposé un refus à la demandequi lui avait été faite le 22 février 1988 par une commis-sion spéciale du Ministère roumain des affaires étran-gères de renoncer volontairement à présenter son rap-port à la Sous-Commission et s'est constamment plaintd'avoir subi, ainsi que sa famille, de fortes pressions.

Le 31 décembre 1987, le mandat de tous les membresde la Sous-Commission, y compris celui de M. Mazilu,est venu à expiration, ainsi qu'il a été indiqué ci-dessus.Le 29 février 1988, la Commission a élu, sur propositionde leurs gouvernements respectifs, les nouveaux mem-bres de la Sous-Commission, dont M. Ion Diaconu,ressortissant roumain.

Tous les rapporteurs et rapporteurs spéciaux de laSous-Commission ont été invités à participer à laquarantième session de cette dernière (8 août-2 septem-bre 1988). Or M. Mazilu, une nouvelle fois, n'y est pasapparu. Une invitation spéciale à se rendre à Genèvepour présenter son rapport a été télégraphiée à M. Ma-zilu, mais les télégrammes ne lui ont pas été remis et lecentre d'information des Nations Unies à Bucarest n'apas réussi à retrouver M. Mazilu. Le 15 août 1988, laSous-Commission a adopté la décision 1988'102 danslaquelle elle priait le Secrétaire général

"de prendre contact avec le Gouvernement roumainet d'appeler l'attention du gouvernement sur le faitque la Sous-Commission avait besoin, d'urgence, deprendre personnellement contact avec son rappor-teur spécial, M. Dumitru Mazilu, et de se faire sonintermédiaire auprès du gouvernement pour lui de-mander d'aider à retrouver M. Mazilu et d'accorder à

un membre de la Sous-Commission et du secrétariatles facilités voulues pour qu'il rende visite à M. Ma-zilu afin d'aider ce dernier à achever son étude sur lesdroits de l'homme et la jeunesse, s'il le souhaitait".

Le Secrétaire général adjoint aux droits de l'homme ainformé la Sous-Commission, le 17 août 1988, qu'aucours d'entretiens entre le cabinet du Secrétaire généralet le chargé d'affaires de la mission permanente de laRoumanie auprès de l'Organisation à New York, cedernier avait indiqué que la position de son gouver-nement était que toute intervention du Secrétariat del'Organisation des Nations Unies ou toute forme d'en-quête à Bucarest serait considérée comme une ingé-rence dans les affaires intérieures de la Roumanie. Le1er septembre 1988, la Sous-Commission a adopté larésolution 1988/37 par laquelle elle priait notammentle Secrétaire général de faire de nouvelles démarchesauprès du Gouvernement roumain et d'invoquer l'ap-plicabilité de la Convention sur les privilèges et immu-nités des Nations Unies (ci-après dénommée la "con-vention générale"); le priait en outre, au cas où leGouvernement roumain ne souscrirait pas à l'appli-cabilité des dispositions de ladite convention dans lecas d'espèce, de porter cette divergence de vues entrel'Organisation des Nations Unies et la Roumanie àl'attention immédiate de la Commission en 1989; etpriait la Commission, dans cette dernière hypothèse, dedemander instamment au Conseil qu'il sollicite

"de la Cour internationale de Justice, conformémentà la résolution 89 (I) de l'Assemblée générale en datedu 11 décembre 1946, un avis consultatif sur l'ap-plicabilité des dispositions pertinentes de la Conven-tion sur les privilèges et immunités des Nations Uniesau cas présent et dans le cadre de la présente réso-lution".

Conformément à cette résolution, le Secrétaire gé-néral a adressé, le 26 octobre 1988, au représentantpermanent de laRoumanie auprès de l'Organisation desNations Unies à New York, une note verbale danslaquelle il invoquait la convention générale en ce quiconcerne M. Mazilu et priait le Gouvernement roumaind'accorder à celui-ci les facilités nécessaires afin qu'ilpuisse achever la tâche qui lui avait été confiée. Cettenote verbale étant restée sans réponse, le Secrétairegénéral adjoint aux droits de l'homme a adressé, le19 décembre 1988, une lettre de rappel au représentantpermanent de la Roumanie auprès de l'Office des Na-tions Unies à Genève, dans laquelle il demandait auGouvernement roumain de prêter son concours afinde permettre à M. Mazilu de se rendre à Genève pourpouvoir discuter avec le centre pour les droits del'homme de l'aide que celui-ci pourrait lui apporterdans l'établissement de son rapport. Le 6 janvier 1989,le représentant permanent de la Roumanie a remis auconseiller juridique de l'Organisation des NationsUnies un aide-mémoire dans lequel la position duGouvernement roumain à l'égard de M. Mazilu étaitdéfinie. En ce qui concerne les faits de l'affaire, laRoumanie déclarait que M. Mazilu, qui n'avait rienélaboré ni produit sur le sujet qui lui avait été confié,était tombé sérieusement malade en 1987; qu'il avait dûêtre hospitalisé à plusieurs reprises; qu'il avait, à sademande, été mis à la retraite pour cause de maladie,pour une durée initiale d'un an, après avoir été examinépar une commission de médecins, conformément à laloi roumaine; et que cette mise à la retraite avait, aprèsnouvel examen de l'intéressé par une commission simi-

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laire, été prolongée. Quant au droit, la Roumanie sou-tenait que "le problème de l'application de la conven-tion générale... ne se posfait] pas dans ce cas". Elleexpliquait notamment que la convention n'assimile pasles rapporteurs, dont les activités ne sont qu'occasion-nelles, aux experts en missions pour les Nations Unies;que même si l'on attribuait partiellement aux rappor-teurs le statut d'experts, ils ne pourraient bénéficier qued'immunités et de privilèges fonctionnels; que les pri-vilèges et immunités prévus par la convention ne com-mencent à jouer qu'au moment où l'expert entreprendun voyage lié à l'accomplissement de sa mission; et quedans le pays dont il est citoyen, un expert ne jouit deprivilèges et d'immunités que pour ce qui se rapporte aucontenu de l'activité qu'il déploie dans le cadre de samission. La Roumanie déclarait en outre expressémentqu'elle était opposée à la présentation à la Cour de toutedemande d'avis sur ce cas. Un point de vue similaire aété défendu dans l'exposé écrit que la Roumanie asoumis à la Cour.

Le 6 mars 1989, la Commission a adopté sa résolution1989/37 recommandant au Conseil de demander à laCour un avis consultatif. Le 24 mai 1989, le Conseil aadopté sa résolution 1989/75, par laquelle il a demandéun avis à la Cour.

Le Secrétaire général a aussi informé la Cour decertains faits survenus postérieurement à la présenta-tion de la demande d'avis consultatif. Un rapport sur lesdroits de l'homme et la jeunesse, établi par M. Mazilu, aété distribué en tant que document de la Sous-Commis-sion daté du lOjuillet 1989; M. Mazilu avait fait parvenirpar diverses voies le texte de ce rapport au centre pourles droits de l'homme. Le 8 août 1989, la Sous-Commis-sion a décidé, conformément à sa pratique, d'inviterM. Mazilu à participer aux séances qui devaient êtreconsacrées à l'étude de son rapport : aucune réponse àl'invitation qui lui avait été faite n'a été reçue. Dans unenote verbale du 15 août 1989 adressée à l'Office desNations Unies à Genève, la mission permamente de laRoumanie auprès de cet Office s'est référée au "soi-disant rapport" de M. Mazilu, s'est déclarée surprise"que les avis médicaux mis à la disposition du cen-tre pour les droit de l'homme... aient été ignorés"et a notamment indiqué que depuis qu'il était tombémalade, en 1987, M. Mazilu ne disposait pas de la"capacité intellectuelle nécessaire pour faire une ana-lyse objective, responsable et sans préjugés, qui puisseconstituer l'objet d'un rapport conformément aux exi-gences de l'Organisation des Nations Unies". Le1er septembre 1989, la Sous-Commission a adopté larésolution 1989/45, intitulée "Rapport de M. DumitruMazilu sur les droits de l'homme et la jeunesse", parlaquelle, notant que le rapport de M. Mazilu avait étéétabli dans des conditions difficiles et que l'informa-tion pertinente réunie par le Secrétaire général ne sem-blait pas lui avoir été remise, elle a notamment priéM. Mazilu de mettre à jour son rapport, l'a invité à lelui soumettre lui-même lors de sa session suivante, eta aussi prié le Secrétaire général de continuer à four-nir à M. Mazilu toute l'assistance — y compris sousforme de consultations avec le centre pour les droits del'homme — dont il pourrait avoir besoin pour mettre àjour son rapport.

II. — Question soumise à la Cour (paragraphe 27)

La Cour rappelle les termes de la question qui lui a étésoumise par le Conseil. Elle relève que dans son exposé

écrit, le Secrétaire général a souligné que la demande duConseil concernait l'applicabilité de la section 22 de laconvention générale au cas de M. Mazilu "mais non lesconséquences de cette applicabilité, c'est-à-dire la na-ture des privilèges et immunités dont M. Mazilu pour-rait bénéficier en conséquence de son statut et la ques-tion de savoir s'il a été porté atteinte à ces privilèges etimmunités". La Cour note par ailleurs qu'à l'audiencele représentant du Secrétaire général a déclaré qu'ilétait révélateur de l'intention qui était celle du Conseillorsqu'il avait adopté la résolution 1989/75 qu'aprèsavoir évoqué une "divergence de vues", celui-cin'avait "pas cherché, en soumettant la question à laCour, à obtenir que cette divergence dans son ensemblesoit résolue", mais, au contraire, avait "simplementposé une question juridique préliminaire à la Cour".

III. — Compétence de la Cour pour donner un avis(paragraphes 28 à 36)

La Cour relève tout d'abord que la demande d'avisdont elle est saisie est la première faite par le Conseil envertu du paragraphe 2 de l'Article 96 de la Charte desNations Unies. Elle constate ensuite que conformé-ment à cette disposition, l'Assemblée générale a auto-risé le Conseil, par sa résolution 89 (I) du 11 décembre1946, à demander à la Cour des avis consultatifs sur desquestions juridiques qui se poseraient dans le cadre deson activité. Examinant enfin la question qui fait l'objetde la demande, la Cour estime d'une part qu'il s'agitd'une question juridique en tant qu'elle implique l'inter-prétation d'une convention internationale à l'effet dedéterminer son applicabilité et d'autre part qu'il s'agitd'une question qui se pose dans le cadre de l'activitédu Conseil étant donné que la tâche confiée à M. Maziluse rattachait à une fonction et à un programme duConseil et que la Sous-Commission, dont M. Mazilu aété nommé rapporteur spécial, est un organe subsi-diaire de la Commission, elle-même organe subsidiairedu Conseil.

La Roumanie ayant néanmoins contesté la compé-tence de la Cour pour donner un avis consultatif enl'espèce, la Cour se penche sur son argumentation. LaRoumanie affirme qu'en raison de la réserve qu'elle aapportée à la section 30 de la convention générale unerequête pour avis consultatif ne saurait, sans son con-sentement, être présentée par l'Organisation des Na-tions Unies au sujet du différend de celle-ci avec elle.La réserve, soutient-elle notamment, subordonne lacompétence de la Cour pour "examiner tout différendsurgi entre l'Organisation des Nations Unies et laRoumanie, y compris dans le cadre de la procédureconsultative", au consentement des parties au diffé-rend. Or la Roumanie fait observer qu'elle n'a pasconsenti, en l'occurrence, à ce qu'un avis fût demandéà la Cour.

Aux termes de la section 30 de la convention géné-rale :

' 'Toute contestation portant sur l'interprétation oul'application de la présente convention sera portéedevant la Cour internationale de Justice, à moins que,dans un cas donné, les parties ne conviennent d'avoirrecours à un autre mode de règlement. Si un différendsurgit entre l'Organisation des Nations Unies, d'unepart, et un Membre, d'autre part, un avis consultatifsur tout point de droit soulevé sera demandé en con-formité de l'Article 96 de la Charte et de l'Article 65

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du Statut de la Cour. L'avis de la Cour sera acceptépar les parties comme décisif."

La réserve contenue dans l'instrument d'adhésion de laRoumanie à ladite convention est ainsi libellée :

"La République populaire roumaine ne se con-sidère pas liée par les stipulations de la section 30 dela convention, en vertu desquelles la juridiction de laCour internationale de Justice est obligatoire en casde contestation portant sur l'interprétation ou l'ap-plication de la convention; en ce qui concerne lacompétence de la Cour internationale de Justice dansles différends surgis dans de tels cas, la position dela. République populaire roumaine est que, pour lasoumission de quelque différend que ce soit à laréglementation de la Cour, il est nécessaire, chaquefois, d'avoir le consentement de toutes les parties dudifférend. Cette réserve s'applique également auxstipulations comprises dans la même section, selonlesquelles l'avis consultatif de la Cour internationaledoit être accepté comme décisif."

La Cour rappelle en premier lieu, en se référant àsa jurisprudence antérieure, que le consentement desEtats ne conditionne pas sa compétence en vertu desArticles 96 de la Charte et 65 du Statut pour donnerdes avis consultatifs — non obligatoires — en vued'éclairer l'Organisation des Nations Unies; il en estainsi alors même qu'il serait avancé que la demanded'avis a trait à une question juridique pendante entrel'Organisation des Nations Unies et un Etat Membre.La Cour note en second lieu que la section 30 de laconvention générale joue sur un plan et dans un con-texte différents de ceux de l'Article 96 de la Charte; unelecture globale de cette section montre en effet clai-rement que son objet est d'établir un mécanisme derèglement des différends. Si la Cour avait été saisied'une requête pour avis consultatif sur la base de lasection 30, elle aurait été naturellement tenue de pren-dre en considération les réserves qu'une partie au dif-férent aurait faites à ladite section, Mais en l'espèce, laCour rappelle qu'il n'a pas été fait référence à la sec-tion 30 dans la résolution du Conseil; elle considèrequ'il ressort clairement du dossier qu'eu égard à l'exis-tence de la réserve de la Roumanie, il n'entrait pas dansles intentions du Conseil d'invoquer cette section. LaCour en conclut que la requête n'a pas été présentée envertu de la section 30 et qu'elle n'a donc pas à seprononcer sur l'effet de la réserve roumaine à cettedisposition.

Toutefois, la Roumanie fait notamment valoir que"si l'on acceptait qu'un Etat partie à la Convention,ou l'Organisation des Nations Unies, puisse deman-der que des différends concernant l'application oul'interprétation de la convention soient portés devantla Cour sur un autre fondement que les dispositionsde la section 30 de la convention, ce serait romprel'unité de la convention, à savoir les dispositions desubstance de celles relatives à la solution des dif-férends, ce qui serait à même de modifier le contenuet l'étendue des obligations assumées par les Etatslorsqu'ils ont donné leur consentement à êi:re liés parla convention".

La Cour rappelle que la procédure engagée devant elle,vu sa nature et son objet, vise à demander un avis surl'applicabilité d'une partie de la convention générale, etnon à porter un différend devant la Cour en vue de sonrèglement; elle ajoute que le "contenu et l'étendue des

obligations assumées par les Etats" — et en particulierpar la Roumanie — "lorsqu'ils ont donné leur consen-tement à être liés par la convention" ne sont pas mo-difiés par la demande d'avis présentée à la Cour ni parl'avis consultatif donné en conséquence de cette de-mande.

La Cour décide, en conclusion, que la réserve faitepar la Roumanie à la section 30 de la convention géné-rale est sans incidence sur sa compétence pour con-naître de la requête qui lui est soumise.

IV. — Opportunité de donner un avis (paragraphes 37à 39)

Même si le défaut de consentement de la Roumanie àla procédure engagée devant la Cour ne peut avoiraucun effet sur sa compétence, la Cour estime devoirexaminer cette question pour déterminer s'il est oppor-tun qu'elle donne un avis. La Cour a en effet notam-ment reconnu, dans sa jurisprudence antérieure, que"le défaut de consentement d'un Etat intéressé peut,dans certaines circonstances, rendre le prononcé d'unavis consultatif incompatible avec le caractère judi-ciaire de la Cour" et elle a précisé que "tel serait le cassi les faits montraient qu'accepter de répondre auraitpour effet de tourner le principe selon lequel un Etatn'est pas tenu de soumettre un différend au règlementjudiciaire s'il n'est pas consentant". La Cour estimequ'en l'espèce accepter de répondre n'aurait pas un teleffet. Certes, dans sa résolution 1989/75, le Conseil aconclu qu'une divergence de vues s'est élevée entrel'Organisation des Nations Unies et le Gouvernementroumain quant à Vapplicabilité de la convention au casde M. Mazilu. Mais pour la Cour, cette divergence devues et la question qui lui a été posée compte tenu decelle-ci ne doivent pas être confondues avec le dif-férend entre l'Organisation des Nations Unies et laRoumanie au sujet de Y application de la conventiongénérale au cas de M. Mazilu. En conséquence, laCour, en l'absence de "raisons décisives" s'y oppo-sant, décide de répondre à la question juridique surlaquelle un avis consultatif lui a été demandé.

V. — Détermination du sens de la section 22 de l'arti-cle VI de la convention générale (paragraphes 40à 52)

La convention générale comporte un article VI inti-tulé "Experts en missions pour l'Organisation des Na-tions Unies" et divisé en deux sections. La section 22dispose ce qui suit :

"Les experts (autres que les fonctionnaires visés àl'article V) lorsqu'ils accomplissent des missionspour l'Organisation des Nations Unies jouissent,pendant la durée de cette mission, y compris le tempsdu voyage, des privilèges et immunités nécessairespour exercer leurs fonctions en toute indépendance.Ils jouissent en particulier des privilèges et immu-nités suivants :

"a) Immunité d'arrestation personnelle ou de dé-tention et de saisie de leurs bagages personnels;

"è) Immunité de toute juridiction en ce qui con-cerne les actes accomplis par eux au cours de leursmissions (y compris leurs paroles et écrits). Cetteimmunité continuera à leur être accordée mêmeaprès que ces personnes auront cessé de remplir desmissions pour l'Organisation des Nations Unies;

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"c) Inviolabilité de tous papiers et documents;"ÎO Droit de faire usage de codes et de recevoir

des documents et de la correspondance par courrierou par valises scellées, pour leurs communicationsavec l'Organisation des Nations Unies;

"e) Les mêmes facilités, en ce qui concerne lesréglementations monétaires ou de change que cellesqui sont accordées aux représentants des gouver-nements étrangers en mission officielle temporaire;

"/) Les mêmes immunités et facilités en ce quiconcerne leurs bagages personnels que celles quisont accordées aux agents diplomatiques."

La Cour recherche tout d'abord ce qu'il faut entendrepar "experts en missions" au sens de la section 22. Elleconstate que la convention générale ne donne aucunedéfinition des "experts en missions". Des dispositionsde la section 22 il résulte d'une part que les fonction-naires de l'Organisation, fussent-ils choisis en raisonde leur compétence technique dans un domaine déter-miné, n'entrent pas dans la catégorie des experts ausens de ce texte et d'autre part que ne sont couverts parla section 22 que les experts qui accomplissent desmissions pour l'Organisation. Mais cette section nefournit aucune indication sur la nature, la durée ou lelieu de ces missions. Les travaux préparatoires ne sontguère plus instructifs à cet égard. Pour la Cour, l'objec-tif recherché par la section 22 n'en est pas moins clair, àsavoir permettre à l'Organisation des Nations Unies deconfier des missions à des personnes n'ayant pas laqualité de fonctionnaire de l'Organisation et leur garan-tir dans chaque cas particulier les "privilèges et immu-nités nécessaires pour exercer leurs fonctions en touteindépendance". La Cour note que dans la pratique, etselon les informations fournies par le Secrétaire géné-ral, l'Organisation des Nations Unies a été amenée àconfier des missions de plus en plus variées à des per-sonnes n'ayant pas la qualité de fonctionnaire de l'Or-ganisation. De telles personnes ont été chargées demédiations, de la préparation de rapports, de l'élabora-tion d'études, de la réalisation d'enquêtes ou de larecherche et de l'établissement des faits. En outre denombreux comités, commissions ou organismes simi-laires dont les membres sont désignés, non en tant quereprésentants d'Etats, mais à titre personnel, ont étéconstitués au sein de l'Organisation. Dans tous ces cas,il ressort de la pratique des Nations Unies que lespersonnes ainsi désignées, et en particulier les mem-bres de ces comités ou commissions, ont été regardéescomme des experts en missions au sens de la section 22.

La Cour s'interroge ensuite sur le sens des mots"pendant la durée de cette mission, y compris le tempsdu voyage", qui figurent à ladite section. La question sepose en effet de savoir si les "experts en missions" sontcouverts par la section 22 uniquement au cours desmissions nécessitant des déplacements ou s'ils le sontégalement en l'absence ou en dehors de tout dépla-cement. Pour répondre à cette question, il paraît néces-saire à la Cour de préciser le sens des mots "mission"en français et mission en anglais, les deux langues danslesquelles la convention générale a été adoptée. Ini-tialement, ce terme ne qualifiait la tâche confiée à unepersonne que lorsque cette dernière était envoyée l'ac-complir au loin. Mais il a pris depuis longtemps un sensplus étendu et couvre à l'heure actuelle de manièregénérale les tâches confiées à une personne, que cestâches impliquent ou non un déplacement. La Cour

considère que, lorsque la section 22 vise les expertsaccomplissant des missions pour l'Organisation desNations Unies, elle use du terme "mission" au sensgénéral. Certains de ces experts doivent nécessaire-ment se déplacer pour accomplir leurs tâches, alors qued'autres peuvent les accomplir sans devoir le faire.Dans les deux hypothèses, la section 22 entend assurerdans l'intérêt de l'Organisation l'indépendance de cesexperts en leur accordant les privilèges et immunitésnécessaires à cet effet. La Cour en conclut que la sec-tion 22 est applicable à tout expert en mission, qu'il soitou non en déplacement.

La Cour s'attache enfin à déterminer si les experts enmissions peuvent se prévaloir des privilèges et immu-nités prévus à la section 22 à rencontre de l'Etat dontils sont ressortissants ou sur le territoire duquel ilsrésident. Elle note à cet égard que la section 15 dela convention générale comporte, en ce qui concerneles représentants des Membres, une stipulation selonlaquelle les dispositions des sections 11, 12 et 13 del'article IV les concernant "ne sont pas applicablesdans le cas d'un représentant vis-à-vis des autorités del'Etat dont il est ressortissant ou dont il est ou a étéle représentant", et relève que l'article V sur les fonc-tionnaires de l'Organisation et l'article VI relatif auxexperts en missions pour l'Organisation ne comportentaucune règle comparable. Pour la Cour, cette diffé-rence d'approche s'explique aisément : les privilèges etimmunités accordés par les articles V et VI le sont envue d'assurer l'indépendance des fonctionnaires inter-nationaux et des experts dans l'intérêt de l'Organisa-tion; or cette indépendance doit être respectée par tousles États, y compris par l'Etat de la nationalité et celuide la résidence. La Cour constate par ailleurs que cer-tains Etats parties à la convention générale ont formulédes réserves à certaines dispositions de l'article V,voire de l'article VI, en ce qui concerne leurs ressortis-sants ou les personnes résidant habituellement sur leurterritoire. Le besoin qui a été ressenti de formuler cesréserves lui apparaît confirmer la conclusion qu'en l'ab-sence de telles réserves les experts en missions béné-ficient des privilèges et immunités prévus par la con-vention générale dans leurs relations avec l'Etat dont ilssont ressortissants ou sur le territoire duquel ils ré-sident.

La Cour conclut que la section 22 de la conventiongénérale est applicable aux personnes (autres que lesfonctionnaires de l'Organisation des Nations Unies)auxquelles une mission a été confiée par l'Organisationet qui sont de ce fait en droit de bénéficier des privilègeset immunités prévus par ce texte pour exercer leursfonctions en toute indépendance; que pendant toute ladurée de cette mission les experts jouissent de cesprivilèges et immunités fonctionnels, qu'ils soient ounon en déplacement; et que lesdits privilèges et immu-nités peuvent être invoqués à rencontre de l'Etat dela nationalité ou de la résidence, sauf réserve à la sec-tion 22 de la convention générale formulée valablementpar cet Etat.

VI. — Applicabilité de la section 22 de l'article Vide laconvention générale aux rapporteurs spéciauxde la Sous-Commission (paragraphes 53 à 55)

Après avoir souligné que la situation des rapporteursde la Sous-Commission est une question qui, touchantau statut juridique des rapporteurs en général, est

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d'importance pour l'ensemble du système des. NationsUnies, la Cour note que le 28 mars 1947 le Conseil avaitdécidé que la Sous-Commission serait composée dedouze personnalités qu'il avait nommément désignées,sous réserve du consentement des gouvernements res-pectifs, et que les membres de la Sous-Commission,dont le nombre est aujourd'hui de vingt-cinq, ont étépar la suite choisis par la Commission dans des condi-tions comparables; elle relève que le Conseil, danssa résolution 1983/32 du 27 mai 1983, a expressément"rappelé que les membres de la Sous-Commission sontélus par la Commission... en qualité d'experts siégeantà titre personnel"'. La Cour en déduit que n'ayant ni laqualité de représentant d'Etats Membres de l'Organisa-tion des Nations Unies ni celle de fonctionnaire del'Organisation, et s'acquittant pour cette dernière detoute indépendance des fonctions prévues par le man-dat de la Sous-Commission, les membres de celle-cidoivent être regardés comme des experts en missionsau sens de la section 22.

La Cour constate par ailleurs que, selon la pratiquesuivie par de nombreux organes de l'Organisation desNattons Unies, la Sous-Commission a désigné de tempsà autre des rapporteurs ou des rapporteurs spéciauxauxquels elle a confié le soin d'étudier des sujets dé-terminés; elle constate aussi que, si ces rapporteurs ourapporteurs spéciaux sont normalement choisis parmiles membres de la Sous-Commission, il est arrivé queles rapporteurs spéciaux soient désignés hors de laSous-Commission ou n'achèvent leur rapport qu'aprèsl'expiration de leur mandat de membre de la Sous-Commission. En toute hypothèse, les rapporteurs ourapporteurs spéciaux se voient confier par la Sous-Commission une mission d'étude. La Cour conclut quen'ayant ni la qualité de représentant d'Etats Membres,ni celle de fonctionnaire de l'Organisation et effectuantdes études en toute indépendance pour cette dernière,lesdits rapporteurs doivent être regardés comme desexperts en missions au sens de la section 22, même s'ilsn'appartiennent pas ou n'appartiennent plus à la Sous-Commission; elle en infère qu'ils jouissent, confor-mément à cette section, des privilèges et immunitésnécessaires pour exercer leurs fonctions, et en par-ticulier pour établir tous contacts utiles à la prépara-tion , à la rédaction et à la présentation de leur rapport àla Sous-Commission.

VII. — Applicabilité de la section 22 de l'article VI dela convention générale au cas de M. DumitruMazilu (paragraphes 56 à 60)

La Cour observe, à la lumière de l'expose de faits,que M. Mazilu a eu, du 13 mars 1984 au 29 août 1985,la qualité de membre de la Sous-Commission; que du29 août 1985 au 31 décembre 1987, il a été à la foismembre de la Sous-Commission et rapporteur de celle-ci; et enfin que si depuis cette dernière date il n'appar-tient plus à la Sous-Commission, il en est demeurérapporteur spécial. Elle en déduit que M. Mazilu n'apas cessé pendant toute cette période d'avoir la qualitéd'expert en mission au sens de la section 22 et d'être endroit de bénéficier, pour exercer ses fonctions, desprivilèges et immunités prévus par ce texte.

La Cour rappelle toutefois que des doutes ont étéémis par les autorités roumaines sur l'aptitude deM. Mazilu de remplir son mandat de rapporteur spécialdepuis qu'il est tombé malade en mai 1987 et qu'il avait

par suite été mis à la retraite conformément aux dé-cisions prises par les médecins compétents selon leslois roumaines applicables; que M. Mazilu, de son côté,a fait connaître à l'Organisation des Nations Unies queson état de santé ne lui interdisait ni de présenter sonrapport ni de se rendre à Genève; et enfin que, lors-qu'un rapport de M. Mazilu a été distribué commedocument de la Sous-Commission, la Roumanie a misen cause sa "capacité intellectuelle" de rédiger un"rapport conformément aux exigences de l'Organisa-tion". Soulignant qu'elle n'a pas à se prononcer surl'état de santé de M. Mazilu et sur les conséquences decet état de santé sur les travaux qu'il a menés ou doitmener pour la Sous-Commission, la Cour indique qu'ilappartenait à l'Organisation des Nations Unies de dé-cider dans les circonstances de l'espèce s'il convenaitde maintenir M. Mazilu dans sa qualité de rapporteurspécial et constate que des décisions en ce sens ont étéprises par la Sous-Commission.

En conséquence, la Cour exprime l'avis que M. Ma-zilu continue à avoir la qualité de rapporteur spécial,qu'il doit de ce fait être considéré comme expert enmission au sens de la section 22 de la convention géné-rale et que cette section est dès lors applicable à soncas.VIII. — Dispositif (paragraphe 61)

On trouvera ci-après le texte complet du dispositif :"Par ces motifs,"Lo Cour,"A l'unanimité,"Est d'avis que la section 22 de l'article VI de la

Convention sur les privilèges et immunités des Na-tions Unies est applicable au cas de M. DumitruMazilu en sa qualité de rapporteur spécial de la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discrimi-natoires et de la protection des minorités."

Résumé des opinions jointesà l'avis consultatif

Opinion individuelle de M. OdaM. Oda n'est pas certain que la Cour, en se bornant à

donner la réponse énoncée dans son avis, ait bien ré-pondu à ce qui était la préoccupation du Conseil éco-nomique et social lorsqu'il a formulé sa demande d'avisconsultatif. La façon dont la question était libelléeappelait, lui semble-t-il, certaines prises de position surles modalités de l'application de la section 22 de laconvention.

M. Oda reconstitue la genèse de la demande d'avisconsultatif d'une manière un peu différente de celle quia été adoptée par la Cour, en partant de l'idée qu'onaurait pu mettre davantage l'accent sur certains faitsconsidérés comme étant plus directement en rapportavec l'objet de l'avis sollicité. Certes la Cour n'a pas étéinvitée à donner un avis général sur la gamme desprivilèges et immunités dont jouit un rapporteur spé-cial, mais la question posée par le Conseil économiqueet social supposait qu'une certaine attention soit accor-dée aux conséquences matérielles du droit qu'a M. Ma-zilu de bénéficier de la section 22 de la convention.

M. Oda estime que la Cour ne s'est pas attachéesuffisamment aux aspects essentiels du cas concret deM. Mazilu, notamment au fait qu'il lui a été impossiblede recevoir de la documentation du Centre des Nations

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Unies pour les droits de l'homme à Genève, d'entrer enrelation avec ce Centre, ou d'être joint par lui, et qu'il aété empêché par son gouvernement de se rendre àGenève pour des consultations avec le Centre. Cesaspects sont essentiels au cas de M. Mazilu, que la Coura été priée d'examiner.

Dans sa conclusion, M. Oda déclare que le dernierparagraphe de l'avis aurait pu être un peu plus étoffé, etqu'il aurait dû énoncer de manière plus explicite : toutd'abord, qu'un rapporteur spécial de la Sous-Commis-sion relève de la catégorie des "experts en missionspour l'Organisation des Nations Unies"; deuxième-ment, que M. Mazilu était, au moment de la demanded'avis du Conseil économique et social, rapporteurspécial de la Sous-Commission et qu'il exerce encorecette fonction et enfin, que M. Mazilu a le droit, dansl'intérêt de l'Organisation des Nations Unies, de re-cevoir de toutes les parties à la Convention sur lesprivilèges et immunités des Nations Unies, y comprisde l'Etat dont il a la nationalité, toutes les facilités quisont en leur pouvoir pour remplir sa mission. Si la Cours'était prononcée dans ce sens, elle aurait utilementappelé l'attention sur la nécessité de permettre àM. Mazilu de communiquer librement avec le Centredes Nations Unies pour les droits de l'homme et d'avoiraccès à celui-ci.

Opinion individuelle de M. EvensenDans sa demande d'avis consultatif, le Conseil éco-

nomique et social a prié la Cour d'examiner "la ques-tion juridique de l'applicabilité de la section 22 de l'arti-cle VI de la Convention sur les privilèges et immunitésdes Nations Unies". Il n'a pas été demandé à la Cour dese prononcer sur des violations concrètes de ces dis-positions. Mais il semble évident que les pressions dontM. Mazilu s'est plaint ont causé des inquiétudes et desépreuves non seulement à lui-même mais aussi à safamille. La protection prévue à la section 22 de l'arti-cle VI de la Convention de 1946 ne peut être limitée auseul "expert Mazilu" mais doit s'appliquer, dans unemesure raisonnable, à sa famille.

L'intégrité de la famille et celle de la vie familialed'une personne sont des droits fondamentaux del'homme et sont protégés par les principes en vigueur

du droit international qui découlent non seulement dudroit international conventionnel ou du droit interna-tional coutumier, mais aussi des "principes générauxde droit reconnus par les nations civilisées".

Ainsi, dans la Déclaration universelle des droits del'homme adoptée par l'Assemblée générale des NationsUnies le 10 décembre 1948, l'intégrité de la famille et dela vie familiale est énoncée comme un droit fondamen-tal de l'homme au paragraphe 3 de l'article 16, dans lestermes suivants :

"La famille est l'élément naturel et fondamental dela société et a droit à la protection de la société et del'Etat."

Le respect de la famille et de la vie familiale doit êtreconsidéré comme faisant partie intégrante des "pri-vilèges et immunités dont les experts ont besoin pour'exercer leurs fonctions en toute indépendance' ",comme il est dit à la section 22 de l'article VI de laConvention de 1946 sur les privilèges et immunités.Opinion individuelle de M. Shahabuddeen

Dans son opinion individuelle, M. Shahabuddeentraite de la compétence qu'a la Cour de décider despriorités dans l'examen des affaires. En ce qui concernela réserve de la Roumanie, elle n'a, à son avis, pasd'effet sur la compétence consultative que l'Article 96de la Charte confère à la Cour parce que, pour lesraisons qu'il donne, ladite réserve ne peut pas s'ap-pliquer à cette disposition de la Charte. Quant à laquestion de l'état de santé de M. Mazilu, M. Shahabud-deen estime que le point de vue de la Romanie est que lamaladie empêchait M. Mazilu de remplir ses fonctionset lui ôtait donc tout droit aux privilèges et immuni-tés (ceux-ci étant conférés sur une base fonctionnelle)et que la détermination de son état de santé relevaitexclusivement de la compétence interne de la Rou-manie. Toutefois, M. Shahabuddeen estime que le ca-ractère exclusif de cette compétence est restreint parles obligations qui incombent à la Roumanie en vertu dela convention. Enfin, M. Shahabuddeen donne les rai-sons pour lesquelles, à son avis, un expert en missionest en droit d'invoquer les privilèges et immunités dansle but précis de commencer un voyage en rapport avecsa mission.

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86. AFFAIRE RELATIVE À LA SENTENCE ARBITRALEDU 31 JUILLET 1989 (GUINÉE-BISSAU C. SÉNÉGAL)

Ordonnance du 2 mars 1990

Dans une ordonnance rendue en l'affaire relative à lasentence arbitrale du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissauc. Sénégal) la Cour a rejeté par 14 voix contre une lademande en indication de mesures conservatoires dé-posée par la République de Guinée-Bissau.

La composition de la Cour était la suivante :M. Ruda, président; M. Mbaye, vice-président;

MM. Lachs, Elias, Oda, Ago, Schwebel, sir RobertJennings, MM. Ni, Evensen, Tarassov, Guillaume,Shahabuddeen, Pathakjuges; M. Thierry Juge ad hoc.

MM. Evensen et Shahabuddeen, juges, ont joint àl'ordonnance des opinions individuelles. M. Thierry,juge ad hoc, y a joint une opinion dissidente;.

Dans son ordonnance, la Cour rappelle que, le23 août 1989, la Guinée-Bissau a introduit une instancecontre le Sénégal au sujet d'un différend concernantl'existence et la validité de la sentence arbitrale renduele 31 juillet 1989 par le Tribunal arbitral pour la déter-mination de la frontière maritime entre les deux Etats.

Le 18 janvier 1990, la Guinée-Bissau, au motif que lamarine de guerre sénégalaise se serait livrée à certainesactions dans une zone maritime que la Guinée-Bissauconsidère comme une zone en litige entre les Parties, aprié la Cour d'indiquer les mesures conservatoires sui-vantes :

"Afin de sauvegarder les droits de chacune desParties, celles-ci s'abstiendront dans la zone en litigede tout acte ou action de quelque nature que ce soitpendant toute la durée de la procédure jusqu'à ladécision rendue par la Cour."

La Cour rappelle ensuite que la présente instance apour origine les événements suivants : le 26 a,vril 1960,la France et le Portugal ont, par échange de lettres,conclu un accord en vue de définir la frontière maritimeentre le Sénégal (qui à cette époque était un Etat auto-nome de la Communauté) et la province portugaise deGuinée; après l'accession du Sénégal et de la Guinée-Bissau à l'indépendance, un différend s'est élevé entreles deux Etats au sujet de la délimitation de leurs ter-ritoires maritimes; en 1985, les Parties ont conclu uncompromis d'arbitrage en vue de soumettre: ce diffé-rend à un tribunal arbitral; à l'article 2 dudit compromisil était demandé au Tribunal de statuer sur les questionssuivantes :

' ' 1) L'accord conclu par un échange de lettres, le26 avril 1960, et relatif à la frontière en mer, fait-il

droit dans les relations entre la République de Gui-née-Bissau et la République du Sénégal ?

"2) En cas de réponse négative à la premièrequestion, quel est le tracé de la ligne délimitant lesterritoires maritimes qui relèvent respectivement dela République de Guinée-Bissau et de la Républiquedu Sénégal ?"

L'article 9 du compromis stipule que la décision duTribunal "doit comprendre le tracé de la ligne frontièresur une carte".

Le 31 juillet 1989, le Tribunal arbitral a rendupar 2 voix (dont celle du Président du Tribunal) contreune, une sentence dont le dispositif est ainsi libellé :

"Vu les motifs qui ont été exposés, le Tribunaldécide... de répondre à la première question for-mulée dans l'article 2 du compromis arbitral de lafaçon suivante : l'accord conclu par un échange delettres, le 26 avril 1990, et relatif à la frontière en merfait droit dans les relations entre la Républiquede Guinée-Bissau et la République du Sénégal en cequi concerne les seules zones mentionnées dans cetaccord, à savoir la mer territoriale, la zone contiguëet le plateau continental. La 'ligne droite orientée à240°' est une ligne loxodromique."

Dans cette sentence, le Tribunal conclut aussi que"la deuxième question... n'appelle pas une réponse desa part" et qu'il "n'a pas jugé utile, étant donné sadécision, de joindre une carte comprenant le tracé de laligne frontière"; le Président du Tribunal arbitral aannexé une déclaration à la sentence.

La Guinée-Bissau soutient dans sa requête à la Courqu"'ainsi se trouve noué un nouveau différend relatif àl'applicabilité du texte rendu comme sentence le 31 juil-let 1989"; elle prie la Cour, en ce qui concerne ladécision du Tribunal arbitral, de dire et juger :

"— que cette prétendue décision est frappéed'inexistence par le fait que, des deux arbitres ayantconstitué en apparence une majorité en faveur dutexte de la "sentence", l'un a, par une déclarationannexe, exprimé une opinion en contradiction aveccelle apparemment votée;

"— subsidiairement, que cette prétendue décisionest frappée de nullité, le Tribunal n'ayant pas ré-pondu complètement à la double question posée parle compromis, n'ayant pas abouti à une ligne uni-que de délimitation dûment portée sur une carte etn'ayant pas motivé les restrictions ainsi abusivementapportées à sa compétence;

"— que c'est donc à tort que le Gouvernement duSénégal prétend imposer à celui de la Guinée-Bissaul'application de la prétendue sentence du 31 juillet1989".

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Page 272: DELA Cour internationale de Justice

La Cour relève que, dans sa demande en indicationde mesures conservatoires, la Guinée-Bissau expliqueque celle-ci a été motivée par

"des actes de souveraineté [du Sénégal] préjugeantde la décision qui doit être rendue au fond par la Couret de la délimitation maritime qui interviendra par lasuite entre les Etats".La Cour résume ensuite les incidents qui ont eu lieu

et qui consistent en actions des deux Parties contre desnavires de pêche étrangers.

En ce qui concerne sa compétence, la Cour considèreensuite que, en présence d'une demande en indicationde mesures conservatoires, elle n'a pas, avant de dé-cider d'indiquer ou non de telles mesures, à s'assurer demanière définitive qu'elle a compétence quant au fondde l'affaire, mais qu'elle ne peut indiquer ces mesuresque si les dispositions invoquées par le demandeursemblent prima facie constituer une base sur laquelle lacompétence de la Cour pourrait être fondée; la Courconsidère que les deux déclarations que les Parties ontfaites conformément à l'Article 36, paragraphe 2, duStatut, et que le demandeur invoque, semblent bienconstituer prima facie une base de compétence.

La Cour relève que la décision dans ia présente pro-cédure ne préjuge en rien la compétence de la Cour pourconnaître du fond de l'affaire.

La Guinée-Bissau a demandé à la Cour d'exercerdans la présente procédure le pouvoir que la Cour tientde l'Article 41 de son Statut "d'indiquer, si elle estimeque les circonstances l'exigent, quelles mesures con-servatoires du droit de chacun doivent être prises à titreprovisoire".

La Cour fait observer que l'exercice de ce pouvoirvise à protéger les "droits en litige devant le juge"{Plateau continental de la mer Egée, C.I.J. Recueil1976, p. 9, par. 25; Personnel diplomatique et consul-taire des Etats-Unis à Téhéran, C.I.J. Recueil 1979,p. 19, par. 36), que de telles mesures sont prises à titreprovisoire et "en attendant l'arrêt définitif (Article 41,paragraphe 2, du Statut), et que, par suite, il s'agit demesures qui, en tant que telles, ne sont plus nécessairesune fois que le différend au sujet de ces droits a été réglépar l'arrêt de la Cour sur le fond de l'affaire.

La Cour note aussi que, dans sa requête, la Guinée-Bissau reconnaît que le différend dont elle a saisi laCour n'est pas le différend sur la délimitation mari-time porté devant le Tribunal arbitral, mais "un nou-veau différend relatif à l'applicabilité du texte renducomme sentence le 31 juillet 1989"; que la Guinée-Bis-sau a cependant soutenu que des mesures conserva-toires peuvent être demandées, dans le cadre d'uneprocédure judiciaire relative à un sous-différend, pourprotéger des droits en cause dans le différend principal;que le seul lien indispensable à l'admissibilité des me-sures est le lien entre les mesures envisagées et leconflit d'intérêts sous-jacent à la question ou aux ques-tions posées à la Cour — ce conflit d'intérêts étant enl'occurrence le conflit sur la délimitation maritime —

et qu'il en va ainsi, que la Cour soit saisie d'un différendprincipal ou d'un sous-différend, d'un différend debase ou d'un différend de second ordre, à la seulecondition que la décision de la Cour sur les questions defond qui lui sont posées soit un préalable nécessaire durèglement du conflit d'intérêts que les mesures concer-nent; que, dans la présente affaire, la Guinée-Bissausoutient que le différend de base concerne les préten-tions conflictuelles des Parties relatives au contrôle, àl'exploration et à l'exploitation d'espaces maritimes;que les mesures demandées ont pour objet de préserverl'intégrité du territoire maritime concerné et que lerapport exigible entre les mesures conservatoires de-mandées par la Guinée-Bissau et l'affaire justiciableexiste bien.

La Cour relève que la requête introductive d'instancela prie de dire et juger que la sentence arbitrale de1989 est "frappée d'inexistence" ou, subsidiairement,"frappée de nullité" et que "c'est donc à tort que leGouvernement du Sénégal prétend imposer à celui de laGuinée-Bissau l'application de la prétendue sentencedu 31 juillet 1989"; elle relève aussi que la requête laprie donc de se prononcer sur l'existence et la validitéde la sentence, mais qu'elle ne la prie pas de se pronon-cer sur les droits respectifs des Parties dans la zonemaritime en cause. La Cour ajoute qu'en conséquenceles droits allégués dont il est demandé qu'ils fassentl'objet de mesures conservatoires ne sont pas l'objet del'instance pendante devant la Cour sur le fond de l'af-faire et qu'aucune mesure de ce genre ne saurait êtreincorporée dans l'arrêt de la Cour sur le fond.

En outre, une décision de la Cour selon laquellela sentence est inexistante ou nulle n'impliquerait enaucune manière que la Cour décide que les prétentionsde la demanderesse en ce qui concerne la délimitationmaritime contestée sont fondées, en tout ou en partie;ainsi le différend relatif à ces prétentions ne sera pasréglé par l'arrêt de la Cour.Dispositif

"En conséquence,"La Cour,"Par quatorze voix contre une,' 'Rejette la demande en indication de mesures con-

servatoires déposée au Greffe par la République deGuinée-Bissau le 18 janvier 1990."

Résumé des opinions jointes à l'ordonnance

Opinion individuelle de M. EvensenLes circonstances de la présente affaire ne semblent

pas exiger que la Cour exerce son pouvoir d'indiquerdes mesures conservatoires en vertu de l'Article 41 deson Statut.

Mais la Cour n'a pas, avant de décider d'indiquer ounon des mesures conservatoires, à s'assurer de manièredéfinitive qu'elle a compétence quant au fond de l'af-faire. A ce sujet, il y a lieu de relever que la compétencede la Cour n'a pas été contestée jusqu'à présent.

Le souci d'éviter un préjudice irréparable ne devraitpas être une condition préalable à l'indication de me-sures conservatoires. Il n'est question de "préjudiceirréparable" ni à l'Article 41 du Statut de la Cour ni àl'article 73 de son Règlement. Les pouvoirs discrétion-naires de la Cour ne devraient pas être limités de cettemanière.

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Dans la présente affaire, on peut trouver des indica-tions utiles dans la Convention des Nations Unies sur ledroit de la mer du lOdécembre 1982, notamment dans lapartie V relative à la zone économique exclusive et dansla partie VI relative au plateau continental. Le Gouver-nement de la Guinée-Bissau et le Gouvernement duSénégal ont tous deux signé et ratifié cette convention.

L'article 74 de la convention de 1982, qui traite de ladélimitation de la zone économique exclusive entreEtats côtiers voisins, dispose à son paragraphe 1 que ladélimitation de la zone "est effectuée par voie d'ac-cord". Des dispositions identiques figurent à l'arti-cle 83 de la convention, en ce qui concerne la délimita-tion du plateau continental. La convention n'est pasencore entrée en vigueur.

Mais ces articles traduisent des principes essentielsdu droit international dans ce domaine; ils signifient queles Etats côtiers doivent au besoin conclure de s accordssur le volume admissible des captures des stocks depoissons, la répartition des captures entre Etats intéres-sés, la délivrance de licences de pêche, les méthodes depêche et les types d'engins, la protection des frayères,le maintien des contacts nécessaires entre les autoritésnationales compétentes en matière de pêche ainsi qued'autres moyens permettant l'exploitation rationnelleet pacifique de ces ressources vitales de la mer.

Opinion individuelle de M. ShahabuddeenDans son opinion individuelle, M. Shahabuddeen dit

qu'il lui semble que la Guinée-Bissau cherche à défen-dre, quant au type de lien qui devrait exister entre lesdroits qu'on cherche à sauvegarder par des mesuresconservatoires et ceux sur lesquels on voudrait qu'ilsoit statué dans l'affaire, une conception plus libéraleque celle adoptée par la Cour. Mais, à son avis, une telleposition connaît des limites tenant au fait que la situa-tion créée par l'indication de mesures conservatoires

doit être compatible avec l'effet d'une éventuelle dé-cision au principal en faveur de l'Etat qui demande detelles mesures. Dans cette affaire, si la Guinée-Bissauobtenait que la Cour déclare que la sentence est frappéed'inexistance ou d'invalidité, le différend initial seraitrouvert et chaque partie serait libre d'agir dans leslimites autorisées par le droit international. Cette li-berté d'action, découlant d'une décision de la Cour enfaveur de la Guinée-Bissau, serait effectivement incom-patible avec la situation créée par l'indication de me-sures conservatoires ordonnant aux deux Parties des'abstenir de se livrer à des activités, au lieu d'êtrecompatible avec elle comme il serait normal. En con-séquence, M. Shahabuddeen ne pense pas que la con-ception avancée par la Guinée-Bissau pourrait aboutir àune décision différente de celle à laquelle la Cour estparvenue.

Opinion dissidente de M. H. Thierry, juge ad hocDans son opinion dissidente, M. Thierry expose les

raisons pour lesquelles il n'a pu, à regret, s'associer à ladécision de la Cour. Il estime en effet :

1. Que les incidences relatées dans l'ordonnanceexigeaient que des mesures conservatoires fussentindiquées et qu'elles devaient donc l'être conformé-ment à l'Article 41 du Statut et à l'article 75, paragra-phe 2, du Règlement de la Cour;

2. Qu'aucun obstacle juridique ne s'opposait enl'espèce à l'exercice par la Cour de son pouvoir d'in-diquer des mesures conservatoires dès lors que la dé-cision que la Cour est appelée à prendre sur le fond,c'est-à-dire sur la validité de la sentence arbitrale du31 juillet 1989, affectera nécessairement les droits desParties dans la zone maritime contestée;

3. Que la Cour aurait dû engager les Parties à négo-cier, sur la base des assurances données à ce sujet par leSénégal, afin, dans un premier stade, de prévenir touteaggravation du différend.

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87. AFFAIRE DU DIFFÉREND FRONTALIER TERRESTRE, INSULAIRE ET MARITIME(EL SALVADOR/HONDURAS) [REQUÊTE À FIN D'INTERVENTION]

Arrêt du 13 septembre 1990

La Chambre constituée par la Cour pour connaître del'affaire du Différend frontalier terrestre, insulaire etmaritime (El Salvador/Honduras) a rendu son arrêt surla requête à fin d'intervention dans cette affaire, dé-posée par le Nicaragua conformément à l'Article 62du Statut. A l'unanimité, elle a dit que le Nicaragua aétabli qu'il a un intérêt d'ordre juridique susceptibled'être affecté par une partie de l'arrêt que la Chambrerendra au fond en l'espèce et a décidé en conséquenceque le Nicaragua est autorisé à intervenir dans l'ins-tance à certains égards.

La composition de la Chambre était la suivante :M. Sette-Camara, président; M. Oda et sir Robert

Jennings, juges; MM. Valticos et Torres Bernárdez,juges ad hoc.

Le texte complet du dispositif de l'arrêt est lesuivant :

"Par ces motifs,"La Chambre,"A l'unanimité" 1. Dit que la République du Nicaragua a établi

qu'elle a un intérêt d'ordre juridique susceptibled'être affecté par une partie de l'arrêt que la Chambrerendra au fond en l'espèce, à savoir par la décisionqu'elle rendra sur le régime juridique des eaux dugolfe de Fonseca, mais qu'elle n'a pas établi l'exis-tence d'un tel intérêt susceptible d'être affecté partoute décision que la Chambre peut être requise derendre en ce qui concerne la délimitation de ces eaux,par toute décision sur la situation juridique des espa-ces maritimes extérieurs au golfe ou par toute dé-cision sur la situation juridique des îles du golfe;

" 2. Décide en conséquence que la République duNicaragua est autorisée à intervenir dans l'instance,conformément à l'Article 62 du Statut, dans la me-sure, de la manière et aux fins spécifiées dans leprésent arrêt, mais ni davantage ni autrement."

M. Oda, juge, a joint à l'arrêt l'exposé de son opinionindividuelle.

Dans cette opinion individuelle, ce juge a défini etexpliqué la position qu'il a prise sur certains pointstraités dans l'arrêt.

I. — Procédure et conclusions des parties (paragra-phes 1 à 22)

1. Par notification conjointe du 11 décembre 1986déposée au Greffe de la Cour le même jour, les Minis-tres des relations extérieures de la République duHonduras et de la République d'El Salvador ont trans-mis au Greffier une copie certifiée conforme d'un com-promis en espagnol signé à Esquipulas (République duGuatemala) le 24 mai 1986. Son préambule se réfère à laconclusion, le 30 octobre 1980, à Lima (Pérou), d'unTraité général de paix entre les deux Etats, traité danslequel il était notamment procédé à la délimitation decertains secteurs de leur frontière terrestre commune;en outre, il est pris acte dans le compromis qu'aucunrèglement direct n'a été atteint en ce qui concerne lesautres zones terrestres ou "la situation juridique desîles et des espaces maritimes".

L'article 2 du compromis, qui définit l'objet du dif-férend, est ainsi rédigé, dans une traduction établie parle Greffe de la Cour :

"Les parties demandent à la Chambre :" 1 . Qu'elle délimite la ligne frontière dans les

zones ou secteurs non décrits à l'article 16 du Traitégénéral de paix du 30 octobre 1980.

"2. Qu'elle détermine la situation juridique desîles et des espaces maritimes."Le 17 novembre 1989, le Nicaragua a déposé, confor-

mément à l'Article 62 du Statut de la Cour, une requêteà fin d'intervention dans l'instance introduite par lanotification du compromis.

La Cour, par ordonnance du 28 février 1990, a jugéqu'il appartenait à la Chambre constituée pour con-naître de l'affaire de décider de l'admission de la re-quête du Nicaragua.

II. — Nature et portée du différend (paragraphes 23à 33)

La Chambre relève que le différend opposant ElSalvador et le Honduras, qui est l'objet de ce com-promis, concerne plusieurs questions distinctes quoi-que liées à certains égards. Il est demandé à la Chambrede délimiter la frontière terrestre entre les deux Etatsdans les zones ou secteurs non décrits à l'article 16 duTraité général de paix qu'ils ont conclu le 30 octobre1980; le Nicaragua ne demande pas à intervenir dans cetaspect de la procédure. Il est demandé aussi à la Cham-bre de "détermine[r] la situation juridique des îles" etcelle des "espaces maritimes". Le cadre géographiquedans lequel s'inscrivent les aspects insulaires et mari-times du différend ainsi que la nature et la portée dudifférend tel qu'il ressort des revendications émises parles Parties devant la Chambre sont exposés ci-après.

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Le golfe de Fonseca s'étend sur la côte Pacifique del'Amérique centrale; il s'ouvre sur l'océan dans unedirection générale sud-ouest. La côte nord-ouest dugolfe fait partie du territoire terrestre d'El Salvador et lacôte sud-est de celui du Nicaragua; le territoire terres-tre du Honduras est situé entre les deux et comporte unimportant littoral à l'intérieur du golfe. L'embouchuredu golfe, entre Punta Amapala (El Salvador) au nord-ouest et Punta Cosigüina (Nicaragua) au sud-est, a unelargeur de quelque 19 milles marins. La pénétration dugolfe à partir d'une ligne reliant ces points est de 30 à32 milles marins. A l'intérieur du golfe de Fonseca setrouvent un très grand nombre d'îles et d'îlots.

El Salvador prie la Chambre de dire qu'"El Salvadorexerce et a exercé une souveraineté sur l'ensemble desîles du golfe de Fonseca, à l'exception de l'île ZacateGrande qui peut être considérée comme faisant partiede la côte du Honduras". Pour sa part, le Honduras priela Chambre déjuger que seules les îles de Meanguera etde Meanguerita sont en litige entre les Parties, de sorteque, selon lui, la Chambre n'est pas appelée à déter-miner la souveraineté sur l'une quelconque des autresîles; il la prie en outre de déclarer la souveraineté duHonduras sur Meanguera et Meanguerita.

La Chambre estime qu'il n'y a pas lieu de faire l'his-torique détaillé du différend, mais que deux événe-ments concernant les espaces maritimes doivent êtrementionnés. Premièrement, les eaux du golfe de Fon-seca s'étendant entre le Honduras et le Nicaragua onten grande partie été délimitées en 1900 par une commis-sion mixte constituée en application d'un trainé concluentre les deux Etats le 7 octobre 1894, mais la ligne dedélimitation ne va pas jusqu'à atteindre une ligne defermeture reliant Punta Amapala et Punta Cosigüina.

Le second événement qu'il faut mentionner est lesuivant : en 1916, El Salvador a introduit une instanceentre le Nicaragua devant la Cour de justice centra-méricaine, en soutenant notamment que le traité Bryan-Chamorro, conclu entre le Nicaragua et les Etats-Unisd'Amérique en vue de la construction d'une base na-vale, "méconnaît et viole les droits de copropriété quepossède El Salvador dans le golfe de Fonseca".

Le Nicaragua s'est opposé à cette prétention, ensoutenant notamment que 1'"absence de démarcationde frontières" entre les Etats riverains n'entraînait pasune propriété commune. Dans la décision rendue par laCour de justice centraméricaine le 9 mars 1917, ontrouve consignée l'opinion unanime des juges selonlaquelle le régime international du golfe de Fonseca estcelui d'"une baie historique possédant les caractéris-tiques d'une mer fermée"; dans son "Examen des faitset considérations de droit", cette Cour a déclaré :

"ATTENDU : que la Cour ayant reconnu que lerégime juridique du golfe de Fonseca est celui d'unebaie historique possédant les caractéristiques d'unemer fermée, les trois Etats riverains, El Salvador, leHonduras et le Nicaragua, sont reconnus en consé-quence comme copropriétaires de ses eaux à l'excep-tion des eaux comprises à moins d'une lieue marinedu littoral, qui sont la propriété exclusive de chacund'eux..."

El Salvador soutient, dans le mémoire qu'il a pré-senté dans la présente instance, que :

"Sur la base de l'arrêt de 1917, un régime juridiqueobjectif a été établi dans le golfe. Même si initia-

lement l'arrêt ne s'imposait qu'aux parties directesau litige, le Nicaragua et El Salvador, le régime juri-dique reconnu dans cette décision s'est renforcé avecle temps[;] ses effets s'étendent aux Etats tiers, et enparticulier au Honduras",

et que la situation juridique du golfe "n'autorise pasun partage des eaux possédées en condominium", àl'exception "d'une mer territoriale dans le golfe", re-connue par la Cour de justice centraméricaine. El Sal-vador prie en conséquence la Chambre de dire et jugerque :

"Le régime juridique des espaces maritimes dansle golfe de Fonseca correspond au régime juridiqueétabli par l'arrêt de la Cour de justice centraméri-caine rendu le 9 mars 1917, tel qu'il a été accepté etappliqué par la suite."

Il soutient aussi que :

"En ce qui concerne les espaces maritimes, lesParties n'ont demandé à la Chambre ni de tracer uneligne de délimitation ni de définir les règles et prin-cipes du droit international public applicables à unedélimitation des espaces maritimes, soit à l'intérieurdu golfe de Fonseca, soit à l'extérieur."

Le Honduras rejette l'opinion selon laquelle l'arrêtde 1917 a créé ou reflété un régime juridique objectif et ilfait valoir que, s'agissant d'une

' ' sentence juridictionnelle ou arbitrale, réglant un casde délimitation entre les parties à un différend, lasolution adoptée par elle ne sera opposable qu'auxparties".

Il fait aussi observer que

"ce n'est pas de la sentence de 1917 que résulte lasouveraineté des Etats riverains sur les eaux de labaie de Fonseca. Elle était bien antérieure à ce ju-gement intervenu entre deux riverains, puisqu'elleremonte à la création des trois Etats."

La thèse du Honduras relative à la situation juridiquedes espaces maritimes, que la Chambre examinera plusloin, implique que ces espaces maritimes soient déli-mités entre les parties. Il considère que la Chambre estcompétente en vertu du compromis pour procéder àune telle délimitation et il a indiqué quel devrait être,selon lui, le cours de la ligne de délimitation.

En ce qui concerne les espaces maritimes situés au-delà de la ligne de fermeture du golfe, le Hondurasdemande à la Chambre de dire que la "communautéd'intérêts" existant entre El Salvador et le Honduras entant qu'Etats riverains du golfe implique à leur profit undroit égal à exercer leur juridiction sur ces espaces;aussi lui demande-t-il de déterminer une ligne de déli-mitation jusqu'à 200 milles au large, pour délimiter lamer territoriale, la zone économique exclusive et leplateau continental des deux parties. En revanche, ElSalvador soutient qu'en vertu du compromis la Cham-bre n'a pas compétence pour délimiter des zones mari-times à l'extérieur de la ligne de fermeture du golfe. ElSalvador nie que le Honduras puisse légitimement pré-tendre à une partie quelconque du plateau continentalou à une zone économique exclusive dans le Pacifique,à l'extérieur du golfe; il est pourtant disposé à accepterque la question soit tranchée par la Chambre.

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III. — Les conditions auxquelles l'Article 62 du Statutde la Cour et l'article 81 de son Règlementsubordonnent une intervention (paragraphes 35à 101)

Dans la requête à fin d'intervention qu'il a déposée le17 novembre 1989, le Nicaragua a déclaré que celle-ciétait soumise en vertu de l'Article 36, paragraphe 1, etde l'Article 62 du Statut. L'article 81, paragraphe 1, duRèglement exige qu'une requête fondée sur l'Article 62du Statut soit déposée "le plus tôt possible avant laclôture de la procédure écrite". La requête du Nica-ragua a été déposée au Greffe de la Cour deux moisavant l'expiration du délai fixé pour le dépôt des ré-pliques des Parties.

Aux termes de l'article 81, paragraphe 2, du Rè-glement, l'Etat demandant à intervenir doit préciserl'affaire que concerne sa requête et spécifier :

"a) L'intérêt d'ordre juridique qui, selon l'Etatdemandant à intervenir, est pour lui en cause;

"b) L'objet précis de l'intervention;"c) Toute base de compétence qui, selon l'Etat

demandant à intervenir, existerait entre lui et lesparties."La Chambre examine d'abord certains arguments

d'El Salvador qui ont été avancés pour motiver le rejetin limite litis de la requête du Nicaragua, sans qu'il soitnécessaire d'approfondir la question de sa conformitéavec l'Article 62 du Statut de la Cour. Ces arguments,dont aucun n'a été retenu par la Chambre, concernaientla conformité formelle de la requête aux exigences del'article 81, paragraphe 2, du Règlement, l'allégationselon laquelle la requête n'avait pas été présentée "entemps utile" compte tenu des demandes qu'elle conte-nait, demandes censées être perturbatrices à ce stadeavancé de la procédure, et l'absence de négociationsavant le dépôt de la requête.

a) L'intérêt d'ordre juridique (paragraphes 37 et 52à 84)

Le Nicaragua déclare dans sa requête que : "Commele montre l'article 2du compromis... le Gouvernementdu Nicaragua a un intérêt d'ordre juridique sur lequelune décision de la Chambre aura inévitablement uneincidence." (Par. 2.) Il passe ensuite à l'énuméra-tion des "considérations particulières" sur lesquelles"cette opinion se fonde". La Chambre relève que, ainsique la Cour l'a précisé dans d'autres affaires, pour êtreautorisé à intervenir en vertu de l'Article 62 du Statut,un Etat doit établir qu'il a ' "an interest of a legal naturewhich may be affected by the Court's decision in thecase" ou qu'un intérêt d'ordre juridique est pour lui encause; tel est le critère énoncé à l'Article 62.

En l'espèce, le Nicaragua est allé plus loin : citantl'affaire de Y Or monétaire pris à Rome en 1943 (C.I.J.,Recueil 1954, p. 19), il a allégué que ses intérêts font à cepoint partie de l'objet de l'affaire que, sans sa participa-tion, la Chambre ne saurait exercer sa juridiction. LaChambre examine en conséquence de quelle manièreles intérêts de l'Albanie auraient constitué l'objet mêmede la décision dans l'affaire de YOr monétaire pris àRome en 1943 et explique que la Cour a jugé dans cetteaffaire que, si la présence de l'Article 62 dans le Statutpouvait autoriser implicitement la continuation de laprocédure en l'absence d'un Etat dont les "intérêtsjuridiques" risqueraient d'être "touchés" par la dé-

cision, cela ne justifiait pas sa continuation en l'absenced'un Etat dont la responsabilité internationale consti-tuerait l'"objet même de ladite décision"; il n'y avaitpas eu besoin de décider ce qui se serait produit sil'Albanie avait présenté une requête à fin d'interven-tion fondée sur l'Article 62. La Chambre conclut que si,dans la présente affaire, les intérêts d'ordre juridique duNicaragua faisaient partie de 1'"objet même de la dé-cision" , comme cet Etat l'a fait valoir, une interventiondu Nicaragua en vertu de l'Article 62 du Statut, quiénonce un critère moins rigoureux, se justifierait sansaucun doute. Mais il s'agirait alors de savoir si uneintervention de cette nature, fondée sur l'Article 62 duStatut, habiliterait la Chambre à statuer sur les intérêtsjuridiques du Nicaragua, qui, selon cet Etat, constitue-raient l'objet même de la décision. La Chambre recher-chera donc d'abord si le Nicaragua a établi l'existenced'un intérêt d'ordre juridique susceptible d'être affectépar la décision et justifiant l'intervention; si tel est lecas, la Chambre recherchera ensuite si cet intérêt peuteffectivement constituer l'"objet même de ladite dé-cision", à l'instar des intérêts de l'Albanie dans l'affairede YOr monétaire pris à Rome en 1943.

La Chambre relève aussi que l'Article 62 du Statutenvisage l'intervention sur la base d'un intérêt d'ordrejuridique "susceptible d'être affecté par la décision enl'espèce". Or, dans la présente affaire, ce que le com-promis demande à la Chambre, ce n'est pas une dé-cision sur un point unique et défini, mais plusieursdécisions sur divers aspects du différend général quioppose les Parties. La Chambre doit considérer l'effetque chacune de ses éventuelles décisions relatives auxdifférents points susceptibles d'être tranchés peut avoirsur les intérêts juridiques invoqués par le Nicaragua,afin de définir la portée de toute intervention qui pour-rait être jugée justifiée au regard de l'Article 62 duStatut. Si un Etat réussit à établir de manière satis-faisante devant la Cour qu'il a un intérêt d'ordre juri-dique susceptible d'être affecté par la décision qui serarendue en l'espèce, il peut être autorisé à intervenirpour les besoins de cet intérêt. Mais cela ne signifiepas que l'Etat intervenant est dès lors aussi autorisé às'étendre sur d'autres aspects de l'affaire. Le Nica-ragua le reconnaît. Puisqu'il importe de définir la portéede toute intervention qui serait autorisée, la Chambredoit examiner les points suivants : les îles, la situationdes eaux à l'intérieur du golfe, la délimitation éven-tuelle des eaux à l'intérieur du golfe, la situation deseaux à l'extérieur du golfe et la délimitation éventuelledes eaux à l'extérieur du golfe.

La question de savoir si tous ces points sont effec-tivement soulevés par le libellé de l'article 2, paragra-phe 2, du compromis est elle-même litigieuse entre lesParties à l'affaire. A ce stade de la procédure, la listedes points à examiner doit donc s'entendre sans pré-judice aucun du sens du paragraphe 2 de l'article 2, dansson ensemble, ou de l'un quelconque des termes utilisésdans cet article. Il est clair que la Chambre ne sauraitprendre position, dans la présente procédure, sur lesdifférends entre les Parties relatifs au sens à attribuerau compromis : elle doit statuer sur les questions sou-levées par la requête du Nicaragua, tout en laissant cesquestions d'interprétation entièrement en suspens.

La charge de la preuve (paragraphes 61 à 63)

La question de l'étendue de la charge de la preuve quiincombe à l'Etat demandant à intervenir a été débattue

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Page 277: DELA Cour internationale de Justice

devant la Chambre. De l'avis de la Chambre, il est clair,d'une part, que c'est à l'Etat qui demande à intervenird'établir de façon convaincante ce qu'il allègue et doncde supporter la charge de la preuve, d'autre part, qu'ildoit seulement démontrer que son intérêt "peut" êtreaffecté et non qu'il le sera ou qu'il le sera nécessai-rement. Ce que l'Etat qui; demande à intervenir doitétablir ne peut être apprécié que concrètement et quepar rapport à toutes les circonstances de l'espèce. C'està l'Etat désireux d'intervenir qu'il appartient d'iden-tifier l'intérêt d'ordre juridique considéré par luicomme susceptible d'être affecté par la décision à ren-dre en l'espèce et de montrer en quoi cet intérêt risqued'être affecté; la Cour elle-même — ou en l'occurrencela Chambre — n'a pas à cet égard à se substituer à cetEtat. La Chambre rappelle aussi à ce propos le pro-blème que pose le fait que les Parties sont en litige ausujet de l'interprétation de la disposition même du com-promis qui est invoquée dans la requête du Nicaragua.La Chambre relève que le Nicaragua se fonde sur leprincipe de la reconnaissance, ou sur Y estoppel, maiselle n'accepte pas les thèses du Nicaragua à ce sujet.

La Chambre passe ensuite à l'examen des quelquesquestions pouvant appeler une décision en l'espèce,comme il est dit plus haut, en vue de déterminer s'il aété établi que cette décision risque d'affecter un intérêtjuridique du Nicaragua.

1. La situation juridique des îles (paragra-phes 65 et 66)

La décision que les Parties demandent à la Chambreconsiste notamment à déterminer la situation juridiquedes îles. Sur ce point, la Chambre conclut qu'elle nedoit pas accorder au Nicaragua l'autorisation d'inter-venir, en l'absence de tout intérêt de cet Etat suscepti-ble d'être directement affecté par une décision en lamatière. Les effets éventuels des îles, en tant que cir-constances pertinentes pour la délimitation des; espacesmaritimes, devront être examinés dans le cadre de laquestion de savoir si le Nicaragua doit être autorisé àintervenir sur la base d'un intérêt juridique susceptibled'être affecté par une décision relative à la situationjuridique des eaux du golfe.

2. La situation juridique des eaux à l'intérieurdu golfe (paragraphes 67 à 79)

i) Le régime des eauxSelon El Salvador, il existe entre El Salvador, le

Honduras et le Nicaragua "un régime de communauté,de copropriété ou de cosouveraineté" sur les eaux dugolfe de Fonseca "qui sont en dehors de la zone dejuridiction exclusive", "un régime juridique objectifsur la base de l'arrêt de 1917 de la Cour de justicecentraméricaine. Se fondant sur cet arrêt, El Salvadorestime que la situation juridique du golfe n'autorise pasun partage des eaux possédées en condominium. Ilsoutient aussi que le compromis ne donne pas com-pétence pour effectuer une telle délimitation. Pour sapart, le Honduras soutient notamment : que "les cir-constances géographiques propres... [au golfe] engen-drent entre les Etats riverains une situation particu-lière créatrice d'une communauté d'intérêts" qui, à sontour, "impose un régime juridique particulier pour dé-finir leurs rapports mutuels"; que "la communautéd'intérêts, ce n'est pas l'intégration et l'abolition des

frontières", mais au contraire "la claire définition decelles-ci, comme condition d'une coopération effi-cace"; que chacun des trois Etats riverains "possèdeun droit égal à une portion de ces eaux intérieures".

Indépendamment de la question du statut juridiquede l'arrêt de 1917, relève la Chambre, El Salvador n'ensoutient pas moins maintenant que les eaux du golfesont soumises à un condominium des Etats riverains, etil a même donné à entendre que ce régime "aurait étéapplicable en tout état de cause au golfe en vertu dudroit international coutumier". Le Nicaragua a men-tionné le fait qu'à l'évidence il a dans le golfe de Fon-seca des droits dont l'existence est incontestée, et il asoutenu que

"le condominium, s'il est déclaré applicable, met encause, par sa nature même, trois Etats riverains etnon pas seulement les parties au compromis".

De l'avis de la Chambre, le Nicaragua a ainsi suffisam-ment démontré qu'il a un intérêt d'ordre juridique àfaire valoir face à une décision sur le point de savoir sitel est ou non le régime applicable aux eaux du golfe : ladéfinition même du condominium conduit à cette con-clusion. Qui plus est, une décision favorable à certainesdes thèses du Honduras serait aussi de nature à affecterdes intérêts juridiques du Nicaragua. La "communautéd'intérêts", qui forme le point de départ de l'argumen-tation du Honduras, est une communauté qui, à l'égaldu condominium invoqué par El Salvador, inclut leNicaragua en tant qu'un des trois Etats riverains, sibien que la question doit revêtir aussi un intérêt pour leNicaragua. En conséquence, la Chambre conclut que leNicaragua a démontré de manière satisfaisante l'exis-tence d'un intérêt d'ordre juridique susceptible d'êtreaffecté par sa décision sur ces questions.

Par ailleurs, bien qu'il lui ait ainsi été démontré demanière satisfaisante que le Nicaragua a un intérêt d'or-dre juridique susceptible d'être affecté par la décisionqu'elle rendra sur le point de savoir si les eaux du golfede Fonseca sont ou non soumises à un condominium ouà une "communauté d'intérêts" des trois Etats rive-rains, la Chambre ne saurait accueillir l'allégation duNicaragua d'après laquelle l'intérêt juridique de cetEtat constituerait "l'objet même de la dite décision",au sens où ces termes ont été employés dans l'affaire deYOr monétaire pris à Rome en 1943 pour décrire lesintérêts de l'Albanie. De cela résulte que la question desavoir si la Chambre aurait le pouvoir de statuer sur cesquestions sans la participation du Nicaragua à l'ins-tance ne se pose pas, mais que les conditions d'uneintervention du Nicaragua sur cet aspect de l'affairen'en sont pas moins manifestement remplies.

ii) La délimitation éventuelle des eauxS'il ne lui était pas démontré de manière satisfaisante

qu'il existe un condominium sur les eaux du golfe, telqu'il exclut toute délimitation, la Chambre pourraitêtre amenée à effectuer une délimitation, pour autantqu'elle s'estimerait compétente à cet effet. La Chambredoit donc rechercher si une décision relative à la déli-mitation des eaux du golfe risquerait d'affecter un in-térêt d'ordre juridique du Nicaragua, et cela pour déter-miner s'il convient d'autoriser le Nicaragua à intervenirdans cet aspect de l'affaire aussi. Mais la Chambre n'apas à examiner quel pourrait être l'effet sur les intérêtsdu Nicaragua de toute délimitation possible à laquelleon pourrait parvenir. C'est à l'Etat demandant à inter-venir d'établir que ses intérêts pourraient être affectés

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par une délimitation particulière, ou par toute délimita-tion en général. Dans ses écritures, le Honduras a déjàindiqué comment il faudrait procéder à la délimitationselon lui. Fidèle à sa position, El Salvador n'a pas faitpart de ses vues sur d'éventuelles lignes de délimita-tion. Le Nicaragua, pour sa part, n'a donné d'indica-tion sur aucune ligne de délimitation particulière qui,d'après lui, affecterait ses intérêts.

La Chambre examine les arguments que le Nicaraguaexpose dans sa requête en tant que considérations àl'appui de l'intérêt juridique qu'il allègue; elle n'estimepas qu'un intérêt d'un Etat tiers pour des règles etprincipes juridiques généraux pouvant être appliquéspar la décision puisse justifier une intervention, ni quela prise en considération de toutes les côtes et rela-tions côtières à l'intérieur du golfe, considérées commeun fait géographique aux fins d'une délimitation entreEl Salvador et le Honduras, signifie que l'intérêt d'unEtat riverain tiers, le Nicaragua, puisse être affecté.La Chambre fait observer que la principale difficultéqu'elle rencontre à propos d'une éventuelle délimita-tion à l'intérieur des eaux du golfe tient à ce que leNicaragua n'a pas indiqué, dans sa requête, d'espacesmaritimes où il pourrait avoir un intérêt juridique sus-ceptible d'être considéré comme affecté par une éven-tuelle ligne de délimitation entre El Salvador et leHonduras.

En conséquence, la Chambre n'est pas convaincuequ'une décision rendue en l'espèce sur le droit appli-cable à une délimitation des eaux du golfe entre leHonduras et El Salvador ou portant délimitation de ceseaux (sauf en ce qui concerne le "communauté d'in-térêt" alléguée), affecterait les intérêts du Nicaragua.Dès lors la Chambre estime que le Nicaragua, bienqu'ayant établi aux fins de l'Article 62 du Statut l'exis-tence d'un intérêt d'ordre juridique susceptible d'êtreaffecté par une décision de la Chambre sur la questionde l'existence ou de la nature d'un régime de condomi-nium ou de communauté d'intérêts à l'intérieur du golfede Fonseca, n'a pas établi l'existence d'un tel intérêtqui puisse être affecté par une décision de la Chambresur une quelconque question de délimitation à l'in-térieur du golfe. Cette conclusion règle aussi la questionmentionnée ci-dessus de l'incidence éventuelle d'unedécision sur le différend relatif aux îles.

3. La situation juridique des eaux à l'extérieurdu golfe (paragraphes 80 à 84)

La Chambre passe alors à la question de l'effet quepourrait avoir sur les intérêts juridiques du Nicaragua ladécision qu'elle rendra au sujet des eaux extérieures augolfe. Le Honduras affirme que par le compromis

"les parties ont nécessairement doté la Cour de lacompétence de délimiter les zones de la mer ter-ritoriale et la zone économique exclusive qui appar-tiennent au Honduras et à El Salvador respecti-vement"

et il demande à la Chambre d'entériner la ligne dedélimitation qu'il propose pour les eaux extérieures augolfe car elle "aboutira à une solution équitable". ElSalvador interprète le compromis comme n'habilitantpas la Chambre à effectuer une délimitation. Les deuxParties soutiennent que le Nicaragua n'a aucun intérêtd'ordre juridique susceptible d'être affecté par la dé-cision relative à la "situation juridique" des espaces

maritimes extérieurs au golfe et elles nient que, si laChambre donne suite à leur interprétation respective del'article 2, les intérêts juridiques du Nicaragua puissents'en trouver affectés.

La Chambre relève que le Honduras a proposé unmodèle de délimitation destiné à éviter toute empié-tement sur des eaux extérieures au golfe dont on pour-rait imaginer qu'elles soient revendiquées par le Nica-ragua et qu'il en a fait une démonstration, mais qu'ellene saurait se prononcer à son sujet au cours de laprésente procédure incidente, et avant d'avoir entendules plaidoiries sur le fond. Cette démonstration appelaitcertaines indications de la part de l'Etat désireux d'in-tervenir, pour préciser comment ces propositions affec-teraient un intérêt particulier du Nicaragua ou quelleautre délimitation possible affecterait cet intérêt. Laproposition du Honduras portée sur une carte donnaitainsi au Nicaragua l'occasion d'indiquer comment lespropositions honduriennes seraient susceptibles d'af-fecter "sensiblement" tout intérêt juridique que le Ni-caragua pourrait avoir dans des eaux situées à l'ouestde la ligne proposée par le Honduras. Le Nicaragua n'apas indiqué comment cette délimitation, ou toute autredélimitation qu'il considérait comme possible, affec-terait un intérêt juridique effectif du Nicaragua. LaChambre ne peut donc accorder au Nicaragua l'autori-sation d'intervenir au sujet de la délimitation des eauxsituées au large par rapport à la ligne de fermeture dugolfe.

b) L'objet de l'intervention (paragraphes 85 à 92)La Chambre examine ensuite la question de l'objet de

la requête du Nicaragua à fin d'intervention dans l'af-faire. L'alinéa b du paragraphe 2 de l'article 81 duRèglement prescrit que "l'objet précis de l'interven-tion" doit être spécifié.

C'est dans les termes ci-après que le Nicaragua aformulé dans sa requête à fin d'intervention l'objet deson intervention en l'espèce :

"La requête à fin d'intervention a pour objet :"Premièrement, de protéger généralement, par

tous les moyens juridiques possibles, les droits de laRépublique du Nicaragua dans le golfe de Fonseca etdans les espaces maritimes adjacents.

' 'Deuxièmement, d'intervenir dans l'instance pourinformer la Cour de la nature des droits du Nicaraguaqui sont en cause dans le litige. Cette forme d'in-tervention aurait un but conservatoire : elle viserait àgarantir que les conclusions de la Chambre ne portentpas atteinte aux droits et intérêts de la République duNicaragua..."

Lors des audiences l'agent du Nicaragua a insisté sur lefait que son gouvernement était disposé à s'adapter àtoute procédure indiquée par la Chambre. Il a été sou-tenu, en particulier par El Salvador, que l'objet del'intervention déclaré par le Nicaragua n'était pas unobjet approprié.

Dans la mesure où l'intervention du Nicaragua a pourobjet "d'informer la Cour de la nature des droits duNicaragua qui sont en cause dans le litige", on ne peutpas dire que cet objet n'est pas approprié : il sembled'ailleurs conforme au rôle de l'intervention. L'emploi,dans une requête à fin d'intervention, d'une expressionqui va peut-être un peu plus loin ("porter atteinte à desdroits et intérêts juridiques") est sans conséquence,

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pour autant que l'objectif effectivement poursuivi soitapproprié. En second lieu, la Chambre n'estime pasque, lorsqu'un Etat cherche, en intervenant, à "pro-téger. .. par tous les moyens juridiques" ses droits, ilfaille nécessairement, comme l'allègue El Salvador,inclure parmi ces moyens ' 'celui qui consiste à chercherà obtenir une décision favorable" sur ses propres de-mandes. Les "moyens juridiques possibles" doiventêtre ceux que fournit l'institution de l'intervention pourprotéger les intérêts juridiques d'un Etat tiers. Ainsicompris, cet objet ne peut être considéré comme inap-proprié.

c) Fondement de la compétence : lien de juridictionvalable (paragraphes 93 à 101)

La Chambre doit encore examiner l'argument d'ElSalvador selon lequel, pour que le Nicaragua puisseintervenir il lui faut en outre établir l'existence d'un"lien de juridiction valable" entre le Nicaragua et lesParties. Dans sa requête., le Nicaragua n'allègue pasl'existence d'une autre base de compétence que leStatut lui-même et exprime l'opinion que l'Article 62n'exige pas un titre de compétence distinct.

Il s'agit de savoir si l'existence d'un lien juridiction-nel valable avec les parties à l'instance — autrementdit l'existence d'une base de compétence qu'un Etatdemandant à intervenir pourrait invoquer pour intro-duire une instance contre l'une ou l'autre partie —constitue une condition essentielle pour qu'un Etatpuisse être admis à intervenir en vertu de l'Article 62 duStatut. Pour statuer à ce sujet la Chambre doit examinerle principe général de la juridiction consensuelle dansses rapports avec l'institution de l'intervention.

L'importance de ce principe général ne saurait êtremise en doute. Le règlement judiciaire internationalprévu dans le Statut obéit au schéma suivant : deuxEtats, ou davantage, conviennent que la Cour connaîtrad'un différend particulier:, leur consentement peut êtredonné sur une base ad hoc, par voie de compromis ouautrement, ou résulter de l'invocation, en présence dece différend particulier, d'une clause juridictionnelled'un traité ou du mécanisme de l'Article 36., paragra-phe 2, du Statut de la Cour. Ces Etats sont les "parties"à l'instance et ils seront liés par la décision que la Courrendra en définitive, parce qu'il sont convenus de don-ner à la Cour compétence pour trancher l'affaire parune décision qui aura force obligatoire, comme le pré-voit l'Article 59 du Statut. Normalement, aucun autreEtat ne peut donc se mêler à l'instance sans le consen-tement des parties initiales. Néanmoins, des procé-dures permettant à un Etat "tiers" d'intervenir dans unprocès sont prévues aux Articles 62 et 63 du Statut de laCour. En matière d'intervention, la compétence de laCour ne découle pas du consentement des parties àl'instance, à la différence de sa compétence pour con-naître de l'affaire qui lui a été soumise, mais du faitqu'en devenant parties au Statut de la Cour elles ontconsenti à ce que celle-ci exerce les pouvoirs que luiconfère le Statut. La nature de la compétence ainsicréée par l'Article 62 du Statut se définit par référenceau but et à l'objet de l'intervention, comme cela ressortde l'Article 62 du Statut.

Le but d'une intervention fondée sur l'Article 62 duStatut est de protéger un "intérêt d'ordre juridique"d'un Etat, susceptible d'être affecté par une décision,dans une affaire pendante entre d'autres Etats, à savoirles parties à cette affaire. Son but n'est pas de mettre

l'Etat intervenant en mesure de greffer une nouvelleaffaire sur la précédente, de devenir une nouvelle partieet d'obtenir ainsi que la Cour se prononce sur ses pro-pres prétentions. L'intervention ne peut avoir été con-çue pour qu'on s'en serve à la place d'une procédurecontentieuse. L'acceptation du Statut par un Etat necrée pas en soi de compétence pour connaître d'uneaffaire particulière : le consentement exprès des partiesest nécessaire à cet effet. Si l'on considérait qu'unintervenant devient partie à une affaire du simple ldtqu'il est autorisé à intervenir dans cette affaire, il yaurait là une entorse grave à cet aspect du principe de lajuridiction consensuelle. Il est donc patent que l'Etatadmis à intervenir dans une instance ne devient pasaussi une partie en cause du seul fait qu'il est un inter-venant.

Il découle donc de la nature juridique et des buts del'intervention que l'existence d'un lien juridictionnelentre l'Etat qui demande à intervenir et les parties encause n'est pas une condition du succès de sa requête.Au contraire, la procédure de l'intervention doit per-mettre que l'Etat dont les intérêts risquent d'être affec-tés puisse être autorisé à intervenir, alors même qu'iln'existe pas de lien juridictionnel et qu'il ne peut parconséquent pas devenir partie à l'instance. La Chambreconclut en conséquence que l'absence de lien juridic-tionnel entre le Nicaragua et les Parties à la présenteinstance né constitue pas un obstacle à l'octroi de l'au-torisation d'intervenir.

IV. — Les droits que l'Etat autorisé à interveniracquiert en matière de procédure (paragra-phes 102 à 104)

Comme c'est la première fois dans l'existence de laCour et de sa devancière qu'un Etat est autorisé àintervenir en vertu de l'Article 62 du Statut, il semblequ'il y ait lieu de donner quelques indications de l'éten-due des droits procéduraux que l'Etat intervenantacquiert une fois autorisé à intervenir. En premier lieu,comme la Chambre l'a expliqué, l'Etat intervenant nedevient pas partie à l'instance; il n'acquiert pas lesdroits et n'est pas soumis aux obligations qui s'atta-chent à la qualité de partie en vertu du Statut et duRèglement de la Cour ou des principes juridiques géné-raux de procédure. En tant qu'intervenant, le Nica-ragua a évidemment le droit d'être entendu par laChambre. Ce droit est régi par l'article 85 du Règlementde la Cour, lequel prévoit la présentation d'une déclara-tion écrite et la participation à la procédure orale.

La portée de l'intervention dans ce cas particulier,par rapport à l'affaire dans son ensemble, impliquenécessairement que le droit de l'intervenant d'êtreentendu soit limité. Il l'est d'abord par le fait qu'iln'appartient pas à l'intervenant de défendre devant laChambre des thèses sur l'interprétation du compromisconclu entre les Parties le 24 mai 1986, puisque cecompromis est une res inter alios acta pour le Nica-ragua; le Nicaragua s'est d'ailleurs défendu de touteintention de se mêler au différend relatif à la frontièreterrestre. Ensuite, la Chambre résume les aspects del'affaire au sujet desquels le Nicaragua a établi l'exis-tence d'un intérêt d'ordre juridique et ceux au sujetdesquels il ne l'a pas fait, avec les restrictions qui enrésultent pour la portée de l'intervention autorisée.

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Résumé de l'opinion individuelle de M. OdaM. Oda souscrit abondamment à la décision de la

Chambre d'autoriser le Nicaragua à intervenir dansl'affaire portée devant la Cour en vertu du compromisdu 24 mai 1986 conclu entre le Honduras et El Salvador,mais estime que l'intervention du Nicaragua n'auraitpas dû être limitée à la seule question du régime juri-dique des eaux situées à l'intérieur du golfe. A son avis,dès lors que le Nicaragua a établi, bien qu'en des termestrès généraux seulement, qu'il a un intérêt d'ordre ju-ridique susceptible d'être affecté par la décision à ren-

dre en l'espèce, il aurait fallu : i) après l'avoir autorisé àintervenir au sujet du régime juridique applicable auxeaux situées à l'intérieur du golfe, ne pas exclure qu'ilpuisse exprimer son point de vue en temps utile surtoute délimitation entre El Salvador et le Honduras àl'intérieur du golfe que la Chambre pourrait devoireffectuer et ii) ne pas exclure qu'il puisse exprimer sonpoint de vue en temps utile sur toute délimitation quipourrait devoir être effectuée à l'extérieur du golfe aucas où un titre quelconque serait établi en faveur duHonduras.

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AFFAIRES DU PASSAGE PAR LE GRAND-BELT (FINLANDE C. DANEMARK)[MESURES CONSERVATOIRES]

Ordonnance du 29 juillet 1991

Dans une ordonnance rendue en l'affaire du passagepar le Grand-Belt (Finlande c. Danemark), la Cour a dit,à l'unanimité, que les circonstances, telles qu'elles seprésentaient à la Cour, n'étaient pas de nature à exigerl'exercice de son pouvoir d'indiquer des mesures con-servatoires en vertu de l'Article 41 du Statut.

La composition de la Cour était la suivante : sir Ro-bert Yewdall Jennings, président; M. Shigeru Oda,vice-président; MM. Manfred Lachs, Roberto Ago,Stephen M. Schwebel, Mohammed Bedjaoui, Ni Zhen-gyu, Jens Evensen, Nikolai' Tarassov, Gilbert Guil-laume, Mohamed Shahabuddeen, Andrés AguilarMawdsley, Christopher G. Weeramantry, RaymondRanjeva, juges; MM. Paul Fischer et Bengt Broms,juges ad hoc.

M.. Tarassov, juge, a joint une déclaration à l'ordon-nance.

M. Oda, vice-président, M. Shahabuddeen, juge, etM. Broms, juge ad hoc ont joint à l'ordonnance lesexposés de leur opinion individuelle.

** *

Dans une ordonnance, la Cour rappelle que le 17 mai1991 la Finlande a introduit une instance contre leDanemark au sujet d'un différend concernant le pas-sage par le Grand-Belt (Storebaelt) et le projet du Gou-vernement du Danemark de construction d'une voie decommunication fixe tant pour la circulation routièreque pour le trafic ferroviaire au-dessus du chenal Ouestet du chenal Est du Grand-Belt. La réalisation de ceprojet, en particulier du haut pont suspendu sur le che-nal Est tel qu'il est prévu fermerait en permanence laBaltique aux navires à fort tirant d'eau, hauts de plus de65 mètres, empêchant ainsi de passer les navires deforage et plates-formes pétrolières construits en Fin-lande dont le passage exigerait une hauteur supérieure.

Le Gouvernement de la Finlande a prié la. Cour dedire et juger :

"a) Qu'il existe un droit de libre passage par leGrand-Belt, qui s'applique à tous les navires gagnantou quittant les ports et chantiers navals finlandais;

"b) Que ce droit s'étend aux navires de forage,aux plates-formes pétrolières et aux navires dont onpeut raisonnablement prévoir qu'ils existeront;

"c) Que la construction par le Danemark d'unpont fixe au-dessus du Grand-Belt, telle que projetéeactuellement, serait incompatible avec le droit depassage mentionné aux alinéas a et b ci-dessus;

"d) Que le Danemark et la Finlande devraientengager des négociations, de bonne foi, sur la ma-nière de garantir le droit de libre passage exposé auxalinéas a & c ci-dessus"

Le 23 mai 1991, la Finlande a déposé au Greffe de laCour, en vertu de l'Article 41 du Statut de la Cour etde l'article 73 de son Règlement, une demande pourprier la Cour d'indiquer les mesures conservatoiressuivantes :

"1) Le Danemark devrait, en attendant l'arrêt dela Cour sur le fond de la présente affaire, s'abstenir decontinuer ou de poursuivre de toute autre manièretous travaux de construction au titre du projet depont au-dessus du chenal Est du Grand-Belt quiempêcheraient le passage des navires, notammentdes navires de forage et des plates-formes pétro-lières, à destination et en provenance des ports etchantiers navals finlandais; et

"2) Le Danemark devrait s'abstenir de touteautre action qui pourrait préjuger l'issue de la pré-sente instance."Le 28 juin 1991, le Danemark a déposé au Greffe de la

Cour ses observations écrites sur la demande en indica-tion de mesures conservatoires et a demandé à la Cour

"1) De dire et juger qu'. . . elle rejette la demandefaite par la Finlande d'indiquer des mesures conser-vatoires;

"2) Subsidiairement, au cas où la Cour accéde-rait à la demande en tout ou partie, d'indiquer que laFinlande s'engagera à indemniser le Danemark detoutes les pertes, quelles qu'elles soient, qu'il subi-rait en se conformant à ces mesures conservatoires,si la Cour rejetait les conclusions de la Finlande aufond".

Aux audiences publiques tenues du 1er au 5 juillet1991, la Cour a entendu les observations orales présen-tées au nom des deux parties.

Sur la question de la compétence, rappelant qu'ellene peut indiquer des mesures conservatoires que siles dispositions invoquées par le demandeur semblentprima facie constituer une base sur laquelle sa com-pétence pourrait être fondée, la Cour a relevé que laFinlande soutient que la compétence de la Cour découleprincipalement de déclarations d'acceptation de la ju-ridiction obligatoire de la Cour faites par les Parties, etque le Danemark a déclaré que la compétence de laCour pour connaître de l'affaire au fond n'est pas con-testée. La Cour a conclu qu'au vu des circonstances del'affaire, elle est convaincue qu'elle a le pouvoir d'in-diquer des mesures conservatoires.

Le droit qui, selon la Finlande, devrait être protégéest le droit de passage par le Grand-Belt des navires, ycompris les navires de forage et les plates-formes pé-trolières; ce droit revêt une importance particulièreparce que, selon la Finlande, le chenal Est du Grand-Belt est la seule voie de passage que certains navirespeuvent utiliser pour entrer dans la Baltique et en sortir.

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Sans contester l'existence d'un droit de libre passagepar les détroits danois pour les navires marchands detous les Etats, le Danemark nie qu'un tel droit de pas-sage existe pour des structures qui atteignent 170 mè-tres de haut, notamment au motif que ces structures nesont pas des navires..Selon le Danemark, des mesuresconservatoires ne doivent pas être indiquées puisque lebiemfonde de la thèse finlandaise n'est pas même établiprima facie. La Cour observe cependant qu'il n'est pascontesté qu'il existe, pour la Finlande, un droit depassage par le Grand-Belt, le différend qui oppose lesParties ayant trait à la nature et à l'étendue de ce droit,et elle conclut qu'un tel droit en litige est susceptibled'être sauvegardé par des mesures conservatoires.

La Cour considère que les mesures conservatoires nesont justifiées que s'il y a urgence, c'est-à-dire s'il estprobable qu'une action préjudiciable aux droits de l'uneou de l'autre Partie sera commise avant que l'arrêtdéfinitif ne soit rendu. Selon le déroulement prévu destravaux de construction du pont sur le chenal Est, il n'yaura pas d'obstacle matériel au passage par le Grand-Belt avant la fin de l'année 1994; le Danemark soutientque d'ici là, la Cour pourrait avoir rendu son arrêtdéfinitif en l'espèce, de sorte que rien n'oblige à indi-quer des mesures conservatoires. Le Danemark sou-tient aussi que la construction du pont sur le chenal Estne créera en pratique guère d'obstacle au passage desnavires de forage et plates-formes pétrolières, dans lamesure où la plupart de ces unités pourront prendre uneautre route et où les autres unités de forage pourrontpasser sous le pont Est projeté si une partie de celles-cin'est montée qu'après le passage sous ce pont.

La Cour relève toutefois que le droit revendiqué parla Finlande est de faire passer précisément par leGrand-Belt ses navires de forage et plates-formes pé-trolières, sans modification ni démontage, de la ma-nière dont ce passage a été effectué par le passé etrelève qu'elle ne peut, à ce stade interlocutoire de laprocédure, supposer qu'on puisse justifier une entraveau droit revendiqué par la Finlande au motif que lepassage des navires de forage et des plates-formes pé-trolières à destination et en provenance de la Baltiquepourrait être assuré par d'autres moyens, susceptiblesau surplus d'être moins commodes ou plus coûteux. LaCour conclut que s'il était prévu d'exécuter, avant ladécision de la Cour sur le fond, des travaux de construc-tion du pont sur le chenal Est susceptibles de faireobstruction à l'exercice du droit de passage renven-diqué, l'indication de mesures conservatoires pourraitse justifier. Cependant, la Cour, prenant acte des assu-rances données par le Danemark selon lesquellesaucune obstruction matérielle du chenal Est ne se pro-duira avant la fin de l'année 1994, et tenant compte dufait que la procédure sur le fond dans la présente affairedevrait normalement être menée à son terme aupa-ravant, est d'avis qu'il n'a pas été établi que les travauxde construction porteront atteinte pendente lite au droitrevendiqué.

La Finlande soutient en outre que le projet danoiscause déjà un préjudice à des intérêts économiquestangibles, dans la mesure où les chantiers navals finlan-dais ne peuvent plus participer pleinement aux appelsd'offres concernant les navires qui seraient dans l'im-possibilité de passer par le Grand-Belt après l'achè-vement du pont sur le chenal Est, et que l'existence duprojet de pont influence et continuera d'influencer né-gativement le comportement des clients éventuels de

ces chantiers navals. A cet égard, toutefois, la Cour ditque la preuve du préjudice allégué n'a pas été fournie.

La Finlande fait de plus observer que les liens exis-tant entre les différents éléments du projet du Grand-Belt ont pour conséquence que l'achèvement de l'unquelconque de ces éléments réduirait les possibilitésd'en modifier d'autres et conclut qu'il y a donc urgencedans la mesure où nombre d'activités qu'implique leprojet anticipent une fermeture définitive du Grand-Belt, du fait qu'elles excluent les possibilités pratiquesde tenir compte des intérêts finlandais et de donner effetaux droits finlandais dans l'hypothèse d'un arrêt favo-rable à la Finlande. Le Danemark, pour sa part, allèguequ'au cas où la Cour se prononcerait en faveur de laFinlande au fond, les revendications de la Finlande nesauraient être satisfaites par une injonction de restitu-tion, mais seulement par des dommages et intérêts,dans la mesure où la restitution en nature serait unecharge excessive.

La Cour, bien qu'elle n'ait pas à ce stade à déterminerle caractère de toute décision qu'elle pourrait rendresur le fond, relève qu'en principe s'il est établi que laconstruction d'ouvrages comporte une atteinte à undroit, on ne peut ni ne doit exclure à priori la possibilitéd'une décision judiciaire ordonnant soit de cesser lestravaux soit de modifier ou démanteler les ouvrages. LaCour ajoute qu'aucune action pendente lite émanantd'un Etat partie à un différend avec un autre Etat de-vant la Cour ne saurait exercer une influence quelcon-que sur l'état de droit qu'il incombe à la Cour de définiret que cette action ne saurait améliorer sa positionjuridique vis-à-vis de cet autre Etat.

Après avoir observé qu'il revient au Danemark d'en-visager l'incidence qu'un arrêt faisant droit à la reven-dication de la Finlande pourrait avoir sur la réalisationdu projet du Grand-Belt et de décider si et dans quellemesure il lui faudrait en conséquence retarder ou modi-fier ce projet, et qu'il revient à la Finlande de déci-der s'il convient d'encourager le réexamen de moyenspropres à permettre aux navires de forage et aux plates-formes pétrolières d'emprunter les détroits danois dansl'hypothèse où la Cour déciderait contre elle, la Courdit qu'en attendant qu'elle rende une décision sur lefond, toute négociation entre les Parties en vue deparvenir à un règlement direct et amiable serait la bien-venue.

En conclusion, la Cour considère qu'il est manifes-tement dans l'intérêt des deux Parties de voir défini-tivement déterminés leurs droits et obligations respec-tifs aussitôt que possible et que, dès lors, il convient quela Cour, avec la coopération des Parties, veille à par-venir à une décision sur le fond dans les meilleursdélais.

M. Tarassov, dans une déclaration, se dit préoccupéde ce que le projet du Danemark de construction d'unpont sur le chenal Est du Grand-Belt est conçu de tellemanière que, dès les travaux de construction, il entra-verait gravement non seulement le passage pour la Fin-lande par le détroit international du Grand-Belt maisaussi la navigation, à destination ou en provenance de laBaltique, des bâtiments de tous les Etats. De plus,comme ce projet doit s'intégrer "dans un ensemble plusvaste de voies de communication, il se prêtera encoremoins à des modifications si la Finlande devait avoirgain de cause au fond.

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Selon M. Tarassov, la principale signification de l'or-donnance est qu'elle reflète l'intention de la Cour deprévenir un fait accompli que pourrait créer l'exécutionaccélérée d'un projet non modifié. Il analyse les para-graphes qui mettent en relief cette intention et qui à euxseuls lui ont permis de conclure, comme les autresjuges, que les circonstances n'appelaient pas dans l'im-médiat l'indication de mesures conservatoires parti-culières.

M. Tarassov estime en outre que le passage rela-tif aux négociations aurait dû prendre la forme d'unappel direct aux Parties pour qu'elles recherchent unmoyen technique d'assurer le maintien du libre pas-sage, comme par le passé, entre le Cattégat et la Bal-tique, et il estime que la Cour avait le pouvoir de recom-mander aux Parties d'inviter des experts de pays tiers ày participer, ou de négocier sous l'égide de l'Organisa-tion maritime internationale.

Dans son opinion individuelle, M. Oda, vice-pré-sident, se dit d'accord avec la conclusion selon laquelleil n'y avait en l'espèce aucune urgence propre à justifierl'indication de mesures conservatoires — ce qui, à sonsens, constitue un motif suffisant pour rejeter la de-mande finlandaise — mais regrette que la Cour n'aitpas souligné le fait qu'une telle indication aurait detoute manière été de peu de secours pour la Finlande,car les clients éventuels de ses chantiers navals auraienttoujours dû peser le risque que la Cour rejette fina-lement la thèse de la Finlande. De fait, ce n'est qu'enrendant un arrêt dès que possible que la Cour pouvaitaider les Parties.

Dans l'intervalle, la Cour a été bien inspirée d'avertirle Danemark que, s'il perdait son procès, il ne pourraitcompter que la Cour jugerait que l'indemnisation seraitune solution de rechange acceptable au lieu d'une res-titution.

Il n'était cependant pas nécessaire de suggérer à cestade que la Finlande envisage d'encourager le réexa-men de moyens propres à permettre aux navires deforage et plates-formes pétrolières de continuer àemprunter les détroits danois. Il sera maintenant suffi-sant pour la Finlande de reconnaître la possibilité évi-dente que, dans le cas où elle serait déboutée au fond,elle doive peut-être abandonner ou modifier tout plande construction de navires de forage et de plates-formespétrolières d'une hauteur supérieure à 65 mètres.

De l'avis de M. Oda, l'ordonnance contient un autreélément superflu : l'encouragement à négocier avantque l'affaire ne soit terminée. Bien qu'il ne s'opposepas iiux initiatives que les parties pourraient prendredans ce sens, celles-ci ont besoin que la Cour tranched'abord certaines questions juridiques essentielles. Defait, c'est précisément parce que les Parties sont prêtesà négocier sur la base du droit qu'il est impérieux demener l'affaire à terme avec toute la diligence possible.

M. Shahabuddeen, dans son opinion individuelle,évoque l'allégation du Danemark, selon laquelle, pour

justifier l'indication de mesures conservatoires, la Fin-lande était tenue, notamment, d'établir prima facie lebien-fondé de sa thèse en ce qui concerne l'existencedu droit qu'elle cherchait à faire protéger. De l'avis deM. Shahabuddeen, la Finlande y était en effet obligée,en ce sens qu'elle devait démontrer la possibilité del'existence du droit spécifique de passage qu'elle reven-diquait à l'égard des navires de forage et des plates-formes pétrolières de plus de 65 mètres de tirant d'air,et elle a effectivement démontré cette possibilité.

La Cour ne s'est jamais prononcée, dans sa juris-prudence, sur la validité générale de la thèse inhérente àl'allégation du Danemark, et M. Shahabuddeen recon-naît la nécessité d'éviter de paraître, de quelque ma-nière, préjuger du fond des droits revendiqués.

Néanmoins, étant donné la base consensuelle de lacompétence de la Cour, le caractère exceptionnel de laprocédure et la gravité des conséquences que pour-raient avoir des mesures conservatoires pour les Etatsdont l'action serait ainsi limitée, la Cour doit se soucierd'obtenir confirmation de ce qu'il existe au moins unepossibilité que les droits revendiqués existent bien; lamesure dans laquelle cette preuve doit être faite dépenddes circonstances de l'espèce. De l'avis de M. Sha-habuddeen, la nature limitée de l'examen nécessaire necrée aucun risque important de préjuger du fond.

M. Broms, dans son opinion individuelle, soulignel'importance des assurances données par le Danemarkselon lesquelles il n'y aura pas d'obstacle matériel aupassage par le Grand-Belt avant la fin de l'année 1994.Ce fait, ainsi que la volonté de la Cour de régler l'affairebien avant ce temps, a permis de voir sous un journouveau la question de l'urgence, et les conditions né-cessaires à l'accueil de la demande en indication demesures conservatoires se sont trouvées réduites. LesParties, et surtout la Finlande, ont en outre reçu unegarantie supplémentaire, la Cour ayant souligné la règleselon laquelle un Etat partie à un différend ne sauraitaméliorer sa situation juridique vis-à-vis de la Partieadverse par quelque action que ce soit au cours de laprocédure.

M. Broms fait remarquer que la Finlande, au cas oùun préjudice serait causé au droit qu'elle allègue, cher-che à obtenir une restitution en nature et non uneindemnisation. Par conséquent, il souscrit à l'opinionde la Cour privant de validité la thèse du Danemarkselon laquelle une indemnisation pécuniaire constitue-rait une réparation suffisante pour la Finlande si la Courlui donnait gain de cause et si la restitution se révélaitune charge excessive. Il se félicite que la Cour suggèredes négociations aux Parties et estime que celles-cipourraient utilement porter sur les possibilités tech-niques de modifier le projet danois de façon à ménagerune ouverture dans le pont fixe pour permettre auxnavires de forage et plates-formes pétrolières d'unehauteur supérieure au pont à user de leur droit de librepassage.

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89. AFFAIRE RELATIVE À LA SENTENCE ARBITRALE DU 31 JUILLET 1989(GUINÉE-BISSAU C. SÉNÉGAL)

Arrêt du 12 novembre 1991

Dans son arrêt en l'affaire relative à la sentence arbi-trale du 31 juillet 1989 (Guinée-Bissau c. Sénégal), laCour a rejeté les conclusions de la Guinée-Bissau selonlesquelles : 1) la sentence du 31 juillet 1989 est frappéed'inexistence; 2) subsidiairement, cette sentence estfrappée de nullité absolue; 3) c'est à tort que le Sénégalprétend imposer à la Guinée-Bissau l'application de lasentence. La Cour a dit ensuite, sur les conclusionsprésentées en ce sens par le Sénégal, que cette sentenceest valable et obligatoire pour les deux Etats, qui sonttenus de l'appliquer.

La composition de la Cour était la suivante : sir Ro-bert Jennings, président; M. Oda. vice-président;MM. Lachs, Ago, Schwebel, Ni, Evensen, Tarassov,Guillaume, Shahabuddeen, Aguilar Mawdsley, Weera-mantry, Ranjeva, juges; MM. Thierry, Mbaye, jugesad hoc.

Le texte complet du dispositif de l'arrêt est reproduitci-après :

"La Cour,"1) A l'unanimité,"Rejette les conclusions de la République de

Guinée-Bissau selon lesquelles la sentence arbitralerendue le 31 juillet 1989 par le Tribunal constitué envertu du compromis du 12 mars 1985 entre la Répu-blique de Guinée-Bissau et la République du Sénégalest frappée d'inexistence;

"2) Par 11 voix contre 4,"Rejette les conclusions de la République de

Guinée-Bissau selon lesquelles la sentence arbitraledu 31 juillet 1989 est frappée de nullité absolue :

"POUR : sir Robert Jennings, président; M. Oda,vice-président; MM. Lachs, Ago, Schwebel, Ni,Evensen, Tarassov, Guillaume, Shahabuddeen, ju-ges; M. Mbaye, juge ad hoc;

"CONTRE : MM. Aguilar, Mawdsley, Weeraman-try, Ranjeva, juges; M. Thierry, juge ad hoc;

"3) Par 12 voix contre 3,"Rejette les conclusions de la République de

Guinée-Bissau selon lesquelles c'est à tort que leGouvernement du Sénégal prétend imposer à celui dela Guinée-Bissau l'application de la sentence arbi-trale du 31 juillet 1989; et, sur les conclusions présen-tées en ce sens par la République du Sénégal, dit quela sentence arbitrale du 31 juillet 1989 est valable etobligatoire pour la République du Sénégal et la Ré-

publique de Guinée-Bissau, qui sont tenues de l'ap-pliquer.

"POUR : sir Robert Jennings, président; M. Oda,vice-président; MM. Lachs, Ago, Schwebel, Ni,Evensen, Tarassov, Guillaume, Shahabuddeen,Ranjeva, juges; M. Mbaye, juge ad hoc;

"CONTRE : MM. Aguilar Mawdsley, Weeraman-try, juges; M. Thierry, juges ad hoc.

** *

M. Tarassov, juge, et M. Mbaye, juge ad hoc, ontjoint des déclarations à l'arrêt.

M'. Oda, vice-président, et MM. Lachs, Ni et Sha-habuddeen,./Mgei, ont joint à l'arrêt les exposés de leuropinion individuelle.

MM. Aguilar Mawdsley et Ranjeva, juges, ont joint àl'arrêt l'exposé de leur opinion dissidente commune;M. Weeramantry, juge, et M. Thierry, juge ad hoc,y ont joint les exposés de leur opinion dissidente.

** *

I.— Qualités et exposé des faits (paragraphes 1 à 21)

La Cour décrit les étapes de la procédure depuis.qu'elle a été saisie de l'affaire (par. 1 à 9) et énonce lesconclusions présentées par les Parties (par. 10 et 11).Elle rappelle que, le 23 août 1989, la Guinée-Bissau aintroduit une instance contre le Sénégal au sujet d'undifférend concernant l'existence et la validité de la sen-tence arbitrale rendue le 31 juillet 1989 par un tribunalarbitral de trois membres constitué en vertu d'un com-promis d'arbitrage conclu entre les deux Etats le 12mars 1985. Elle résume ensuite ainsi les faits de l'espèce(par. 12 à 21) :

Le 26 avril 1960, un accord a été conclu, par échangede lettres, entre la France et le Portugal, en vue dedéfinir la frontière maritime entre la République duSénégal (qui à cette époque était un Etat autonome de lacommunauté instituée par la Constitution de la Répu-blique française de 1958) et la province portugaise deGuinée. Dans sa lettre, la France proposait notammentce qui suit :

"Jusqu'à la limite extérieure des mers territoriales,la frontière serait définie par une ligne droite, orien-tée à 240 degrés, partant du point d'intersection duprolongement de la frontière terrestre et de la laissede basse mer, représenté à cet effet par le phare duCap Roxo.

"En ce qui concerne les zones contiguës et leplateau continental, la délimitation serait constituée

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par le prolongement rectiligne, dans la même direc-tion, de la frontière des mers territoriales."

La lettre du Portugal marquait l'accord de ce derniersur cette proposition.

Après l'accession à l'indépendance du Sénégal et dela Guinée portugaise, devenue Guinée-Bissau, un dif-férend s'est élevé entre ces deux Etats au sujet de ladélimitation de leurs espaces maritimes. A partir de1977, ce différend a fait l'objet entre eux de négocia-tions au cours desquelles la Guinée-Bissau a insistépour que les espaces maritimes en cause soient déli-mités en faisant abstraction de l'Accord de 1960, dontelle contestait la validité, ainsi que l'opposabilité à sonégard.

Le 12 mars 1985, les Parties ont conclu un compromisd'arbitrage en vue de soumettre ce différend à un tri-bunal arbitral, dont l'article 2 se lit comme suit :

"II est demandé au Tribunal de statuer confor-mément aux normes du droit international sur lesquestions suivantes :

" 1 . L'Accord conclu par un échange de lettres,le 26 avril 1960, et relatif à la frontière en mer, fait-ildroit dans les relations entre la République deGuinée-Bissau et la République du Sénégal ?

"2. En cas de réponse négative à la premièrequestion, quel est le tracé de la ligne délimitant lesterritoires maritimes qui relèvent respectivement dela République de Guinée-Bissau et de la Républiquedu Sénégal ?"

L'article 9 du compromis prévoyait notamment quela décision "doit comprendre le tracé de la ligne fron-tière sur une carte".

Un tribunal arbitral (ci-après : le "Tribunal") a étédûment constitué en vertu du compromis, M. Moham-med Bedjaoui et M. André Gros ayant successivementété désignés comme arbitres et M. Julio A. Barberiscomme président. Le 31 juillet 1989 le Tribunal a rendula sentence dont la Guinée-Bissau, dans la présenteinstance, a contesté l'existence et la validité.

Les conclusions du Tribunal sont ainsi résumées parla Cour : le Tribunal a estimé que l'Accord de 1960 étaitvalable et opposable au Sénégal et à la Guinée-Bissau(sentence, par. 80); que l'accord devait être interprété àla lumière du droit en vigueur à la date de sa conclusion(ibid., par. 85); que

"l'Accord de 1960 ne délimite pas les espaces mari-times qui n'existaient pas à cette date, qu'on lesappelle zone économique exclusive, zone de pêcheou autrement...";

mais que"la mer territoriale, la zone contiguë et le plateaucontinental... sont expressément mentionnés dansl'accord de 1960 et elles existaient à l'époque de saconclusion" (ibid.).

Après avoir examiné "la question de savoir jusqu'àquel point la ligne frontière se prolonge... aujourd'hui,étant donné l'évolution accomplie par la définition duconcept de 'plateau continental' ", le Tribunal aexpliqué :

"En tenant compte des conclusions ci-dessusauxquelles le Tribunal est parvenu et du libellé del'article 2 du compromis arbitral, la deuxième ques-

tion, de l'avis du Tribunal, n'appelle pas une réponsede sa part.

"Au surplus, le Tribunal n'a pas jugé utile, étantdonné sa décision, de joindre une carte comprenantle tracé de la ligne frontière." (sentence, par. 87.)Le dispositif de la sentence était ainsi libellé :

"Vu les motifs qui ont été exposés, le Tribunaldécide par 2 voix contre une :

"De répondre à la première question formuléedans l'article 2 du compromis arbitral de la façonsuivante : l'accord conclu par un échange de let-tres, le 26 avril 1960, et relatif à la frontière en mer,fait droit dans les relations entre la République deGuinée-Bissau et la République du Sénégal en ce quiconcerne les seules zones mentionnées dans cetaccord, à savoir la mer territoriale, la zone contiguëet le plateau continental. La 'ligne droite orientée à240°' est une ligne loxodromique." (Par. 88.)M. Barberis, président du Tribunal, qui, comme

M. Gros, a voté pour la sentence, y a joint une déclara-tion, et M. Bedjaoui, qui a voté contre cette sentence,y a joint une opinion dissidente. La déclaration deM. Barberis portait notamment :

"J'estime que la réponse donnée par le Tribunal àla première question posée par le compromis arbitralaurait pu être plus précise. En effet, j'aurais réponduà cette question de la façon suivante :

"L'Accord conclu par un échange de lettres, le26 avril 1960, et relatif à la frontière en mer, faitdroit dans les relations entre la République deGuinée-Bissau et la République du Sénégal en cequi concerne la mer territoriale, la zone contiguë etle plateau continental, mais il ne fait pas droit quantaux eaux de la zone économique exclusive ou à lazone de pêche. La 'ligne droite orientée à 240°'visée dans l'accord du 26 avril 1960 est une ligneloxodromique.""Cette réponse partiellement affirmative et par-

tiellement négative est, à mon avis, la descriptionexacte de la situation juridique existant entre lesParties. Comme la Guinée-Bissau l'a suggéré aucours de cet arbitrage (réplique, p. 248), cette ré-ponse aurait habilité le Tribunal à traiter dans lasentence la deuxième question posée par le com-promis arbitral. La réponse partiellement négative àla première question aurait attribué au Tribunal unecompétence partielle pour répondre à la deuxième,c'est-à-dire pour le faire dans la mesure où la réponseà la première question eût été négative.

Le Tribunal a tenu une séance publique le 31 juillet1989 pour rendre sa sentence; M. Barberis, président,et M. Bedjaoui, arbitre, y étaient présents, mais nonM. Gros. A cette séance, après le prononcé, le re-présentant de la Guinée-Bissau a déclaré qu'en atten-dant une lecture complète des documents et la consulta-tion de son gouvernement, il réservait la position de laGuinée-Bissau quant à l'applicabilité et à la validité dela sentence, qui ne répondait pas, selon lui, aux exigen-ces posées d'un commun accord par les deux Parties. Ala suite de contacts entre les gouvernements des Partiesau cours desquels la Guinée-Bissau a exposé les motifsqu'elle avait de ne pas accepter la sentence, le Gouver-nement de la Guinée-Bissau a introduit l'instance quifait l'objet de l'arrêt de la Cour.

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II. — Question de la compétence de la Cour, de larecevabilité de la requête et des effets possiblesde l'absence d'un arbitre lors de la séance àlaquelle la sentence a été lue (paragraphes 22à 29)

La Cour examine d'abord la question de sa com-pétence. Dans sa requête, la Guinée-Bissau fonde lacompétence de la Cour sur les "déclarations parlesquelles la République de Guinée-Bissau et la Répu-blique du Sénégal ont accepté respectivement la juri-diction de la Cour dans les conditions prévues à l'Ar-ticle 36, paragraphe 2, du Statut" de la Cour. Cesdéclarations ont été déposées auprès du Secrétaire gé-néral de l'Organisation des Nations Unies, le 2 décem-bre 1985 dans le cas du Sénégal et le 7 août 1989 dans lecas de la Guinée-Bissau. La déclaration de la Guinée-Bissau ne contenait pas de réserves. La déclaration duSénégal, qui remplaçait une déclaration antérieure du3 mai 1985, disposait notamment que "le Sénégal peutrenoncer à la compétence de la Cour au sujet : — desdifférends pour lesquels les parties seraient convenuesd'avoir recours à un autre mode de règlement... ", etprécisait qu'elle est applicable seulement à "tous lesdifférends d'ordre juridique nés postérieurement à laprésente déclaration..."

Le Sénégal a fait observer que si la Guinée-Bissaudevait contester la décision du Tribunal quant au fond,elle soulèverait là une question qui, aux termes de ladéclaration du Sénégal, est exclue de la compétence dela Cour. En effet, selon le Sénégal, le différend relatif àla délimitation maritime a fait l'objet du compromisd'arbitrage du 12 mars 1985 et rentre par suite dans lacatégorie des différends pour lesquels les Parties sont"convenues d'avoir recours à un autre mode de règle-ment". En outre, de l'avis du Sénégal, ce différend estné avant le 2 décembre 1985, date à laquelle l'accepta-tion par le Sénégal de la juridiction obligatoire de laCour a pris effet, et se trouve ainsi exclu de la catégoriedes différends "nés postérieurement" à cette décla-ration.

Toutefois, les parties ont reconnu qu'il y avait lieu dedistinguer le différend de fond qui les oppose rela-tivement à la délimitation maritime de celui qui con-cerne la sentence rendue par le Tribunal, et que seul cedernier différend, qui est né postérieurement à la dé-claration du Sénégal, fait l'objet de la présente instancedevant la Cour. La Guinée-Bissau a aussi adopté laposition, acceptée par le Sénégal, selon laquelle la pré-sente instance ne doit pas être considérée comme unappel de la sentence ou comme une demande en révi-sion de celle-ci. Ainsi, les parties reconnaissent qu'au-cun aspect du différend de fond relatif à la délimitationn'est en cause. Sur cette base, le Sénégal n'a pas con-testé que la Cour est compétente pour connaître de larequête en vertu du paragraphe 2 de l'Article 36 duStatut. Dans les circonstances de l'espèce, la Courconsidère sa compétence comme établie et souligneque, comme les deux Parties en sont convenues, laprésente instance constitue une action en inexistence eten nullité de la sentence rendue par le Tribunal, et nonun appel de ladite sentence ou une demande en révisionde celle-ci.

La Cour examine ensuite une affirmation du Sénégalselon laquelle la requête de la Guinée-Bissau seraitirrecevable, dans la mesure où elle viserait à utiliser ladéclaration du président Barberis dans le but de jeter le

doute sur la validité de la sentence. Le Sénégal soutientnotamment que cette déclaration ne fait pas partie de lasentence et qu'en conséquence toute tentative de laGuinée-Bissau pour utiliser cette déclaration dans untel but "doit être qualifiée d'abus de procédure, abusvisant à priver le Sénégal des droits qui lui reviennentaux termes de la sentence".

La Cour considère que la requête de la Guinée-Bis-sau a été présentée de manière appropriée dans le cadredes voies de droit qui lui sont ouvertes devant la Courdans les circonstances de l'espèce. En conséquence, laCour ne saurait accueillir la thèse du Sénégal selonlaquelle la requête de la Guinée-Bissau ou les moyensqu'elle fait valoir à l'appui de celle-ci équivaudraient àun abus de procédure.

La Guinée-Bissau soutient que l'absence de M. Groslors de la séance du Tribunal au cours de laquelle lasentence a été lue constituait comme un aveu de l'échecdu Tribunal à trancher le différend, qu'il s'agissaitd'une séance du Tribunal d'une particulière importanceet que l'absence de M. Gros avait affaibli l'autoritéde ce Tribunal. La Cour relève qu'il n'est pas contestéque M. Gros a participé au vote lors de l'adoption dela sentence. L'absence de M. Gros lors de la séanceau cours de laquelle la sentence a été lue ne pouvaitaffecter la validité de cette sentence antérieurementadoptée.

III. — Question de l'inexistence de la sentence (para-graphes 30 à 34)

A l'appui de sa thèse principale selon laquelle lasentence est frappée d'inexistence, la Guinée-Bissausoutient que la sentence n'était pas fondée sur unemajorité véritable. Elle ne conteste pas que, selon letexte de la sentence, celle-ci avait été adoptée par lesvotes du président Barberis et de M. Gros; mais ellesoutient que la déclaration du président Barberis con-tredisait et invalidait son vote, ôtant ainsi à la sentencele fondement d'une majorité véritable. A cet égard, laGuinée-Bissau a appelé l'attention sur les termes dudispositif de la sentence (voir page 4 ci-dessus) et sur laformulation préconisée par le président Barberis danssa déclaration (ibid.).

La Cour considère qu'en avançant cette formulationle président Barberis avait à l'esprit le fait que la ré-ponse du Tribunal à la première question "aurait",selon les termes qu'il a employés, "pu être plus pré-cise", et non qu'elle aurait dû être plus précise dans lesens indiqué par sa formulation; cette dernière était, àson avis, une formulation préférable mais non obliga-toire. De l'avis de la Cour, cette formulation ne révèleaucune contradiction avec celle de la sentence.

La Guinée-Bissau a aussi appelé l'attention sur le faitque le président Barberis a dit que sa propre formula-tion "aurait habilité le Tribunal à traiter dans la sen-tence la deuxième question posée par le compromisarbitral" et qu'en conséquence le Tribunal "aurait étécompétent pour délimiter les eaux de la zone écono-mique exclusive ou la zone de pêche entre les deuxpays' ', en plus des autres espaces. La Cour estime quecette opinion exprimée par le président Barberis cons-tituait, non un position qu'il avait adoptée quant à ceque le Tribunal était dans l'obligation de faire, maisseulement une indication de ce qui, à son avis, aurait étéune meilleure façon de procéder. Sa position ne pouvaitdonc pas être considérée comme étant en contradictionavec celle adoptée dans la sentence.

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En outre, même s'il y avait eu, pour l'une ou l'autredes deux raisons qu'invoque la Guinée-Bissau, unecontradiction quelconque entre l'opinion exprimée parle président Barberis et celle indiquée dans la sentence,la Cour note qu'une telle contradiction ne pouvait pré-valoir contre la position que le président Barberis avaitprise lorsqu'il avait voté pour la sentence. En donnantson accord à la sentence, il a définitivement accepté lesdécisions que celle-ci contenait quant à l'étendue desaspects maritimes régis par l'accord de 1960, et quantau fait que le Tribunal n'était pas tenu de répondre à laseconde question, vu la réponse qu'il avait donnée à lapremière. La Cour ajoute que, comme le montre lapratique des juridictions internationales, il arrive par-fois qu'un membre d'un tribunal vote en faveur de ladécision de ce tribunal, même si, personnellement, ilaurait été enclin à préférer une autre solution. La vali-dité d'un tel vote n'est pas affectée par des divergencesde ce genre exprimées dans une déclaration ou dans uneopinion individuelle du membre concerné, qui sont dèslors sans conséquence sur la décision du tribunal.

Par suite, de l'avis de la Cour, la thèse de la Guinée-Bissau selon laquelle la sentence est frappée d'inexis-tence pour défaut de majorité véritable ne peut êtreaccueillie.

IV. — Question de la nullité de la sentence (paragra-phes 35 à 65)

A titre subsidiaire, la Guinée-Bissau soutient que lasentence est frappée dans son ensemble de nullité abso-lue à la fois pour excès de pouvoir et pour défaut demotivation. La Guinée-Bissau observe que le Tribunaln'a pas répondu à la seconde question posée à l'article 2du compromis d'abitrage et n'a pas joint à IEL sentencela carte prévue à l'article 9 du compromis. Cette dou-ble omission constituerait un excès de pouvoir. Parailleurs, aucune motivation n'aurait été donnée par leTribunal à sa décision de ne pas passer à la secondequestion, à la non-production d'une ligne unique dedélimitation et au refus de porter le tracé de cette lignesur une carte.

1. Absence de réponse à la seconde question

a) La Guinée-Bissau suggère que le Tribunal auraitnon pas décidé de ne pas répondre à la second s questionqui lui était posée, mais aurait simplement omis, fautede majorité véritable, de prendre quelque décision quece soit sur ce point. Dans cette perspective, La Guinée-Bissau a souligné que ce qui est, selon la premièrephrase du paragraphe 87 de la sentence, un "avis duTribunal" sur la question ne se trouve que dans lesmotifs et non dans le dispositif de la sentence; que cettedernière ne précise pas à quelle majorité ce paragrapheaurait été adopté; et que seul M. Gros aurait pu voterpour ce paragraphe; elle se demande, compte tenu de ladéclaration du président Barberis, si un vote est bienintervenu sur le paragraphe 87. La Cour reconnaît quela sentence est de ce point de vue construite d'unemanière qui pourrait donner prise à la critique. L'arti-cle 2 du compromis posait deux questions au Tribunal.Ce dernier, d'après l'article 9, devait faire 'connaîtreaux deux Gouvernements sa décision quant aux ques-tions énoncées à l'article 2". Dès lors, la Cour estimequ'il eût été normal de faire figurer dans le dispositif dela sentence tant la réponse fournie à la première ques-tion que la décision prise de ne pas répondre à la se-

conde. Il est regrettable qu'il n'ait pas été procédé de lasorte. Toutefois, la Cour est d'avis que le Tribunal, enadoptant la sentence, a par là même non seulementapprouvé le contenu du paragraphe 88, mais encore l'afait pour les motifs exposés antérieurement dans lasentence et en particulier dans le paragraphe 87. Ilressort clairement de ce dernier paragraphe pris dansson contexte, comme d'ailleurs de la déclaration duprésident Barberis, que le Tribunal a jugé, par 2 voixcontre une, qu'ayant répondu affirmativement à lapremière question il n'avait pas à répondre à la se-conde. La Cour observe que, ce faisant, le Tribunal abien pris une décision : celle de ne pas répondre à laseconde question qui lui était posée. Elle conclut que lasentence n'est entachée d'aucune omission de statuer.

b) La Guinée-Bissau expose en deuxième lieu quetoute sentence arbitrale doit, conformément au droitinternational général, être motivée. En outre, selonl'article 9 du compromis, les Parties avaient convenu aucas particulier que "la décision sera[it] pleinement mo-tivée". Or, selon la Guinée-Bissau, le Tribunal n'auraitdonné aucune motivation pour fonder son refus de ré-pondre à la seconde question posée par les Parties ou,à tout le moins, aurait retenu une motivation "abso-lument insuffisante". La Cour remarque qu'au paragra-phe 87 déjà cité, le Tribunal, "tenant compte des con-clusions" auxquelles il est parvenu et "du libellé del'article 2 du compromis", a estimé que la secondequestion qui lui avait été posée n'appelait pas de ré-ponse de sa part. La motivation ainsi retenue est brèveet aurait pu être plus développée. Mais les renvoisopérés par le paragraphe 87 tant aux conclusions duTribunal qu'au libellé de l'article 2 du compromis n'enpermettent pas moins de déterminer sans aucune dif-ficulté les raisons qui ont conduit le Tribunal à ne pasrépondre à la seconde question. La Cour note qu'en seréférant au libellé de l'article 2 du compromis, le Tri-bunal constatait que, selon cet article, il lui était de-mandé en premier lieu de dire si l'accord de 1960 "faitdroit dans les relations" entre la Guinée-Bissau etlie Sénégal, puis, "en cas de réponse négative à lapremière question, quel est le tracé de la ligne déli-mitant les territoires maritimes" des deux pays. En seréférant aux conclusions auxquelles il était parvenu, leTribunal constatait qu'il avait, aux paragraphes 80 etsuivants de la sentence, estimé que l'accord de 1960,dont il avait fixé le domaine de validité matériel, était'valable et opposable au Sénégal et à la Guinée-Bissau". Ayant apporté une réponse affirmative à lapremière question et s'attachant au texte même ducompromis, le Tribunal jugeait par voie de consé-quence qu'il n'avait pas à répondre à la seconde. LaCour remarque que cette motivation, bien que ramas-sée, est claire et précise, et conclut que le deuxièmeargument de la Guinée-Bissau doit lui aussi être écarté.

c) La Guinée-Bissau conteste en troisième lieu lavaleur du raisonnement ainsi retenu par le Tribunal surla question de savoir s'il était tenu de répondre à laseconde question :

i) La Guinée-Bissau soutient tout d'abord que lecompromis correctement interprété faisait obliga-tion au Tribunal de répondre à la seconde questionquelle que fût sa réponse à la première. A ce sujet,la Cour tient à rappeler qu'à moins de conventioncontraire un tribunal international est juge desa propre compétence et a le pouvoir d'interpréterà cet effet les actes qui gouvernent celle-ci. Aussi

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bien au cas particulier le compromis avait-il con-firmé que le Tribunal avait compétence pour sta-tuer sur sa compétence et interpréter pour cefaire ce compromis. La Cour constate que, par lemoyen susmentionné, la Guinée-Bissau critiqueen réalité l'interprétation donnée dans la sentencedes dispositions du compromis qui déterminent lacompétence du Tribunal, et en propose une autre.Mais la Cour n'a pas à se demander si le com-promis était susceptible ou non de plusieurs inter-prétations en ce qui concerne la compétence duTribunal, et dans l'affirmative à s'interroger surcelle qui eût été préférable. En procédant de lasorte, la Cour estime qu'elle traiterait en effet larequête comme un appel et non comme un recoursen nullité. La Cour ne saurait procéder de la sorteen l'espèce. Elle doit seulement rechercher si leTribunal, en rendant la sentence contestée, amanifestement méconnu la compétence qui luiavait été donnée par le compromis, en outrepas-sant sa compétence ou en ne l'exerçant pas. Unetelle méconnaissance manifeste pourrait parexemple résulter de ce que le Tribunal n'aurait pascorrectement appliqué les règles pertinentes d'in-terprétation aux dispositions du compromis gou-vernant sa compétence. La Cour observe que toutcompromis d'arbitrage constitue un accord entreEtats qui doit être interprété selon les règles dudroit international général régissant l'interpréta-tion des traités. Elle rappelle ensuite les principesd'interprétation définis dans sa jurisprudence etobserve que ces principes se trouvent traduitsdans les articles 31 et 32 de la Convention deVienne sur le droit des traités qui, à bien deségards, peuvent être considérés sur ce pointcomme une codification du droit internationalcoutumier existant. La Cour note également queles Etats, en signant un compromis d'arbitrage,concluent un accord ayant un objet et un but bienparticuliers : confier à un tribunal arbitral le soinde trancher un différend selon les termes con-venus par les parties. Dans l'exercice de la tâchequi lui est confiée, un tel tribunal doit alors s'entenir à ces termes.

La Cour observe que, dans la présente affaire,l'article 2 du compromis posait une premièrequestion concernant l'accord de 1960, puis uneseconde question relative à la délimitation. Il de-vait être répondu à la seconde question "en casde réponse négative à la première question". LaCour note que ces derniers mots, proposés en leurtemps par la Guinée-Bissau elle-même, sont ca-tégoriques. Elle examine ensuite des situationsdans lesquelles il était demandé à des juridictionsinternationales de répondre à des questions suc-cessives conditionnées ou non les unes par lesautres. La Cour constate qu'en réalité les Par-ties auraient pu utiliser en l'espèce une expres-sion telle que le Tribunal aurait dû répondre à laseconde question "compte tenu" de la réponseapportée à la première, mais elles ne l'ont pas fait;elles ont spécifié qu'il fallait répondre à cette se-conde question seulement "en cas de réponsenégative" à la première. S'appuyant sur diverséléments du texte du compromis, la Guinée-Bis-sau considère cependant que le Tribunal était tenude délimiter par une ligne unique l'ensemble desespaces maritimes relevant de l'un et l'autre Etat.

Comme, pour les motifs donnés par le Tribunal, laréponse qu'il apportait à la première question po-sée dans le compromis ne pouvait conduire à unedélimitation complète, il s'ensuivait, de l'avis dela Guinée-Bissau, que, nonobstant les mots intro-ductifs de la seconde question, le Tribunal étaittenu de répondre à cette dernière et de procéder àla délimitation complète voulue par les Parties.

Après avoir rappelé les circonstances danslesquelles le compromis avait été élaboré, la Courconstate que les deux questions avaient des objetstout différents. La première concernait le point desavoir si un accord international faisait droit dansle relations entre les Parties; la seconde visait àprocéder à une délimitation maritime pour le casoù cet accord ne ferait pas droit. Le Sénégalescomptait une réponse positive à la premièrequestion et en concluait qu'en pareil cas la lignedroite orientée à 240° retenue par l'accord de 1960constituerait la ligne unique séparant l'ensembledes espaces maritimes des deux pays. La Guinée-Bissau escomptait une réponse négative à lapremière question et en concluait qu'une ligneseparative unique pour l'ensemble des espacesmaritimes des deux Etats serait fixée ex novo parle Tribunal en réponse à la seconde question. Lesdeux Etats entendaient obtenir une délimitationde l'ensemble de leurs espaces maritimes par uneligne unique. Mais le Sénégal comptait atteindrece résultat grâce à une réponse affirmative à lapremière question et la Guinée-Bissau grâce à uneréponse négative à cette même question. La Courconstate qu'aucun accord n'était intervenu entreles Parties sur ce qui adviendrait dans l'hypo-thèse où une réponse affirmative ne conduiraitqu'à une délimitation partielle, et sur la tâche àconfier éventuellement au Tribunal en pareil cas,et que les travaux préparatoires confirment parsuite le sens ordinaire de l'article 2. La Cour con-sidère que cette conclusion n'est pas en désaccordavec le fait que le Tribunal s'est donné le titrede "Tribunal arbitral pour la détermination de lafrontière maritime, Guinée-Bissau/Sénégal", ouqu'il a, au paragraphe 27 de la sentence, préciséque "le seul objet du différend... porte... surla détermination de la frontière maritime entre laRépublique du Sénégal et la République de Gui-née-Bissau, question qu'elles n'ont pu résoudrepar voie de négociation..." De l'avis de la Cour,ce titre et cette définition doivent être lus à lalumière de la conclusion du Tribunal, que la Courpartage, suivant laquelle, s'il est vrai qu'il entraitdans la mission de celui-ci d'effectuer la délimita-tion de tous les territoires maritimes des Parties,cette tâche ne lui incombait que dans le cadre de laseconde question et "en cas de réponse négative àla première question". La Cour constate qu'endéfinitive, si les deux Etats avaient exprimé demanière générale, dans le préambule du com-promis, leur désir de parvenir à un règlement deleur différend, ils n'y avaient consenti que dansles termes prévus à l'article 2 du compromis. LaCour conclut que, par voie de conséquence, leTribunal n'a pas méconnu manifestement sa com-pétence en ce qui concerne sa propre compé-tence, en jugeant qu'il n'était pas tenu de répon-dre à la seconde question, sauf en cas de réponse

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négative à la première, et que le premier moyendoit être écarté.

ii) La Guinée-Bissau soutient ensuite que la réponseque le Tribunal a donnée en l'espèce à lu premièrequestion était une réponse partiellement négativeet que cela suffisait à remplir la condition prescritepour aborder l'examen de la seconde question.Dès lors, et comme le démontrerait la déclarationdu président Barberis, le Tribunal aurait à la foiseu le droit et le devoir de répondre à lu secondequestion.

La Cour observe que la Guinée-Bissau ne sau-rait fonder son argumentation sur une rédaction(celle du président Barberis) qui en définitive n'apas été retenue par le Tribunal. En réalité, cedernier a jugé, en réponse à la première question,que l'Accord de 1960 faisait droit dans les rela-tions entre les Parties, tout en précisant la portéematérielle dudit accord. Un telle réponse ne per-mettait pas d'aboutir à une délimitation de l'en-semble des espaces maritimes des deux Etats etde régler entièrement le différend existant entreeux. Elle aboutissait à une délimitation partielle.Mais elle n'en était pas moins une réponse com-plète et affirmative à la première question. Dèslors, le Tribunal a pu, sans méconnaître manifes-tement sa compétence, juger que la réponse qu'ilavait donnée à la première question n'était pasnégative, et que par suite il n'avait pas com-pétence pour répondre à la seconde. La Courconclut qu'à cet égard également l'argumentationde la Guinée-Bissau selon laquelle la sentencedans son ensemble est frappée de nullité doit êtreécartée.

2. Absence d'une carte

La Guinée-Bissau rappelle enfin que, selon le para-graphe 2 de l'article 9 du compromis, la décision duTribunal devait "comprendre le tracé de la ligne fron-tière sur une carte", et qu'une telle carte n'a pas étéétablie par le Tribunal. La Guinée-Bissau soutient quece dernier n'aurait en outre pas motivé suffisamment sadécision sur ce point. La sentence devrait pour cesderniers motifs être considérée comme nulle dans sonensemble.

La Cour considère que la motivation du Tribunal surce point est, là encore, brève, mais suffisante pouréclairer les Parties et la Cour sur les raisons qui ontguidé le Tribunal. Ce dernier a estimé que la lignefontière fixée entre les deux pays par l'accord de 1960était une ligne loxodromique orientée à 240° partant dupoint d'intersection du prolongement de la frontièreterrestre et de la laisse de basse mer, représenté en ceteffet par le phare du Cap Roxo. Ne répondant pas à laseconde question, il n'a eu à fixer aucune autre ligne.Dès lors, il lui est apparu inutile de faire porter sur unecarte une ligne connue de tous et dont il avait précisé lesultimes caractéristiques.

Compte tenu de la rédaction des articles 2 et 9 ducompromis et des positions prises par les Parties devantle Tribunal, la Cour remarque qu'on pourrait discuterde la question de savoir si, en l'absence de réponse à laseconde question, le Tribunal était dans l'obligation dedresser la carte prévue au compromis. Mais la Courn'estime pas nécessaire d'entrer dans un tel débat. Eneffet, et en tout état de cause, l'absence de carte nesaurait constituer dans les circonstances de l'espèce

une irrégularité de nature à entacher la sentence arbi-trale d'invalidité. La Cour conclut que le dernier griefde la Guinée-Bissau ne saurait dès lors être accueilli.

V. — Observations finales (paragraphes 66 à 68)

La Cour n'en constate pas moins que la sentence n'apas abouti à une délimitation complète des espacesmaritimes qui relèvent respectivement de la Guinée-Bissau et du Sénégal. Mais elle observe que ce résultattrouve son origine dans la rédaction retenue à l'article 2du compromis.

La Cour a par ailleurs pris note du fait que la Guinée-Bissau a déposé au Greffe de la Cour, le 12 mars 1991,une seconde requête lui demandant de dire et juger :

"Quel doit être, sur la base du droit internationalde la mer et de tous les éléments pertinents de l'af-faire, y compris la future décision de la Cour dansl'affaire relative à la 'sentence' arbitrale du 31 juillet1989, le tracé (figuré sur une carte) délimitant l'en-semble des territoires maritimes relevant respecti-vement de la Guinée-Bissau et du Sénégal."

Elle a également pris note de la déclaration de l'agent duSénégal dans la présente instance selon laquelle une

"solution serait de négocier avec le Sénégal, qui nes'y oppose pas, une frontière de la zone économiqueexclusive ou, si un accord n'est pas possible, deporter l'affaire devant la Cour".Au vu de cette requête et de cette déclaration, et au

terme d'une procédure arbitrale longue et difficile et dela présente procédure devant la Cour, cette dernièreestime qu'il serait éminemment souhaitable que leséléments du différend non réglés par la sentence arbi-trale du 31 juillet 1989 puissent l'être dans les meilleursdélais, ainsi que les deux Parties en ont exprimé ledésir.

Résumé des déclarations et des opinions jointesà l'arrêt de la Cour

Déclaration de M. Tarassov, jugeAu début de sa déclaration, M. Tarassov dit qu'il a

voté pour l'arrêt en ayant présent à l'esprit que le seulbut de celui-ci est de régler le différend entre la Répu-blique de Guinée-Bissau et la République du Sénégalconcernant la validité ou la nullité de la sentence arbi-trale du 31 juillet 1989, et que la Cour n'a pas examiné— ce que les Parties ne lui ont pas demandé de faire —les circonstances et les faits se rapportant à la détermi-nation même de la frontière maritime. Du point de vuede la procédure, il souscrit à l'analyse et aux con-clusions de la Cour, qui a considéré que les moyens etles arguments avancés par la Guinée-Bissau pour con-tester l'existence ou la validité de la sentence ne sontpas convaincants.

Il observe ensuite que la sentence contient quelqueslacunes graves, qui appellent un certain nombre desérieuses critiques. A son avis, le Tribunal arbitral nes'est pas acquitté de la principale tâche que lui avaientconfiée les Parties, dans la mesure où il n'a pas étédéfinitivement réglé le différend concernant la délimita-tion de tous les territoires maritimes adjacents de cha-cun des deux Etats. Le Tribunal aurait dû faire con-naître aux Parties sa décision quant aux deux questionsposées à l'article 2 du compromis, et l'affirmation duTribunal, au paragraphe 87 de la sentence, qu'il n'avait

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pas à répondre à la seconde question en raison "dulibellé de l'article 2 du compromis d'arbitrage" ne suffitpas à fonder la décision prise sur une question aussiimportante.

Le Tribunal n'a pas dit non plus si la ligne droiteorientée à 240° que vise l'accord de 1960 pouvait ou nonêtre utilisée pour la délimitation de la zone économique.De l'avis de M. Tarassov, toutes ces omissions, ainsique le refus du Tribunal de joindre une carte (con-trairement aux dispositions de l'article 9 du compro-mis), n'ont pas aidé à régler l'ensemble du différendentre les Parties et ont simplement ouvert la voie à lanouvelle requête que la Guinée-Bissau a soumise à laCour.Déclaration de M. Mbaye, juge ad hoc

Dans sa déclaration M. Mbaye a émis de sérieuxdoutes quant à la compétence de la Cour à connaîtred'une demande en contestation de la validité d'unesentence arbitrale sur la seule base des dispositions del'Article 36, paragraphe 2, de son Statut. C'est pour-quoi il s'est félicité que la Cour, prenant acte de laposition des Parties, n'ait considéré sa compétencecomme établie que compte tenu des "circonstances del'espèce", évitant ainsi de se lier pour l'avenir.

Opinion individuelle de M. Oda, vice-présidentDans son opinion individuelle, M. Oda, vice-

président, soutient que les conclusions de la Guinée-Bissau auraient pu être rejetées pour des raisons beau-coup plus simples que celles qu'a exposées longuementla Cour dans son arrêt. En premier lieu, la thèse de laGuinée-Bissau selon laquelle la sentence était inexis-tante du fait que le président du Tribunal a, par sa décla-ration, "exprimé une opinion en contradiction aveccelle apparemment votée" ne pouvait être accueillie,étant donné que la déclaration corroborait simplementla décision ayant fait l'objet d'un vote au paragraphe 88de la sentence et que toute divergence de vues quecette déclaration pouvait révéler ne concernait que leparagraphe 87. En second lieu, la thèse de la Guinée-Bissau selon laquelle la sentence était nulle, le Tribunaln'ayant pas répondu à la première question qui lui étaitposée et n'ayant ni délimité l'ensemble des territoiresmaritimes ni tracé une ligne unique sur une carte, nefaisait que refléter le fait que le compromis d'arbitragen'avait pas été conçu en des termes jugés par la Guinée-Bissau conformes à son intérêt. La thèse ne pouvaitêtre accueillie, étant donné que le Tribunal avait donnéune réponse pleinement affirmative à la première ques-tion qui lui était posée, comme le montrait le fait mêmeque le Président Barberis avait dû modifier cette ré-ponse pour laisser entendre qu'elle pouvait être con-sidérée comme étant partiellement négative. Par con-séquent, il n'était pas nécessaire de répondre à laseconde question.

L'auteur de l'opinion analyse ensuite les antécédentsdu différend et l'élaboration du compromis d'arbitrage,en indiquant que les deux Etats avaient eu des raisonsopposées de mettre en relief la question de la validité del'accord de 1960, bien que chacun d'eux avait en vueune délimitation de sa zone économique exclusive res-pective, ainsi que des autres espaces maritimes desdeux pays. Mais le compromis d'arbitrage n'avait ce-pendant pas été rédigé de façon à garantir que ce résul-tat serait atteint, déficience qu'on ne peut reprocher auTribunal. C'était plutôt les représentants des deux paysqui n'avaient pas manifesté une compréhension adé-

quate des prémisses de leur négociation, à la lumière,en particulier, des liens réciproques qu'entretiennent lazone économique exclusive et le plateau continental.

M. Oda, vice-président, se demande en outre si l'in-troduction de la présente instance devant la Cour avaitune réelle signification, puisque les positions des Par-ties par rapport à l'objet principal de leur différend — àsavoir, la délimitation de la zone économique exclusiverelevant de chacun d'eux — n'auraient pas été affec-tées, même si la Cour avait déclaré la sentence inexis-tante ou nulle. La divergence à laquelle les deux Etatsdevraient maintenant faire face est celle portant sur ladélimitation de ces zones, alors qu'il est de fait qu'a étéconfirmée l'existence d'une ligne loxodromique orien-tée à 240° pour le plateau continental. En conséquence,et sans préjudice de l'interprétation de la nouvelle re-quête soumise à la Cour, l'auteur de l'opinion observe,pour conclure, que les deux Etats doivent se fonder,dans toute négociation future, sur l'une ou l'autre dedeux possibilités : soit que des régimes distincts puis-sent coexister pour le plateau continental et la zoneéconomique exclusive, soit qu'ils désirent arriver à uneseule ligne frontière pour les deux Etats; mais, dans cedernier cas, une négociation n'est concevable qu'ensupposant que la ligne qui a maintenant été fixée pour leplateau continental puisse être modifiée ou ajustée.

Opinion individuelle de M. Lachs, jugeM. Lachs, dans son opinion individuelle, souligne

que, sans s'ériger en cours d'appel, il n'était pas interdità la Cour d'examiner l'ensemble du processus suivi parle Tribunal arbitral dans ses délibérations, qui avait étémarqué de sérieuses carences. La déclaration du pré-sident du Tribunal arbitral constituait un grave dilemmeet un défi. M. Lachs estime que le libellé de la réponsesoulevait de graves objections. Elle était non seulementtrop brève mais insuffisante. L'absence de carte neconstituait pas une "irrégularité de nature à entacher lasentence arbitrale d'invalidité", mais la courtoisie laplus élémentaire exigeait que la question fût traitéedifféremment. M. Lachs regrette que le Tribunal n'aitpasrréussi à parvenir à une décision assez solide pourforcer le respect.

Opinion individuelle de M. Ni, jugeDans son opinion individuelle, M. Ni observe que de

manière générale il est d'accord avec l'argumentationde l'arrêt mais il considère qu'à certains égards elleaurait dû être développée. A son avis la question de lazone économique exclusive était en dehors de l'objet del'arbitrage et la déclaration que M. Barberis ajointe à lasentence ne pouvait l'emporter sur le vote qu'il avaitémis en faveur de la sentence ni annuler ce vote. M. Niestime qu'une réponse de la part du Tribunal arbitral àla seconde question de l'article 2, paragraphe 2, ducompromis d'arbitrage n'aurait été obligatoire qu'aucas où la première question aurait fait l'objet d'uneréponse négative. C'est ce qui est clairement dit dans lecompromis et confirmé en outre par les négociationsqui ont précédé sa conclusion. La première questionayant reçu une réponse affirmative, aucune délimita-tion ex novo, par une ligne unique, de tous les espacesmaritimes ne devait être effectuée, il n'y avait pas àtracer de nouvelle ligne frontière et, par conséquent,aucune carte ne pouvait être jointe. Tous ces pointssont liés entre eux et la motivation de la sentence doits'apprécier dans son ensemble.

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Opinion individuelle de M. ShahabuddeenDans son opinion individuelle, M. Shahabuddeen

observe, sur le point capital de savoir si 1<; Tribunalaurait dû répondre à la seconde question qui lui étaitposée dans le compromis d'arbitrage, que la Cour re-connaît la validité de la sentence au motif que le Tri-bunal, en se disant non compétent pour répondre à cettequestion, avait interprété le compromis de l'une desmanières dont il était possible de le faire sans qu'il y aitméconnaissance manifeste de sa compétence. Il a notéque la Cour ne s'est pas prononcée ensuite sur la jus-tesse de l'interprétation du Tribunal sur ce point. Celaest dû au fait que la Cour, se fondant sur la distinctionentre recours en nullité et appel, était d'avis qu'elleoutrepasserait sinon son mandat. M. Shahabuddeenconsidère, en premier lieu, que cette distinction n'em-pêchait pas la Cour de se prononcer sur la justesse del'interprétation donnée par le Tribunal, à condition quece faisant la Cour tienne compte des considérationsrelatives à la sécurité des procédures d'arbitrage quantau caractère définitif des sentences; et, en second lieu,que l'interprétation du Tribunal était en fait l'inter-prétation correcte.

Opinion dissidente commune de MM. Aguilar Mawd-sley et Ranjeva, jugesMM. Aguilar Mawdsley et Ranjeva ont exprimé une

opinion commune axée principalement sur une critiqueépistémologique de la démarche du Tribunal arbitral.Le problème de la nullité/validité voire de l'invaliditéd'une sentence arbitrale ne saurait, en effet, se réduireà un examen fondé exclusivement sur les bases axio-matiques du droit. L'autorité de la chose jugée dont estrevêtue toute décision de justice assure pleinement safonction lorsqu'elle recueille l'adhésion de la convictiojuris.

Se limitant aux attributions de la Cour en matière decontrôle des sentences arbitrales devenues définitives,MM. Aguilar Mawdsley et Ranjeva s'abstiennent desubstituer leurs motifs et leur interprétation à ceux duTribunal arbitral; ils reprochent cependant à ce derniersa méthode, que la Cour d'ailleurs reconnaît commecritiquable. Comment, en effet, justifier le fait qu'au-cune explication n'est fournie par la juridiction arbitraleà l'absence de délimitation complète découlant, d'unepart, d'une réponse affirmative à la première questionet, d'autre part, de la décision de refus de réponse àsa seconde question ? Les auteurs de l'opinion dis-sidente commune considèrent, contrairement à l'avisde la Cour, que le Tribunal arbitral, en s'abstenant defournir une réponse à la seconde question, a commis unexcès de pouvoir infra petita ou par omission, hypo-thèse rarissime dans la jurisprudence internatiionale. LeTribunal aurait dû tenir simultanément compte des troiséléments constitutifs du compromis — la lettre, l'objetet le but de l'accord — pour interpréter ce compromislorsqu'il procédait à la restructuration du différend. Lerecours à l'argumentation par la conclusion logique,comme technique de motivation du rejet, d'une part,d'une requête tendant à faire constater un droit et,d'autre part, de la demande d'établissement d'unecarte, est aux yeux de MM. Aguilar Mawdsley et Ran-jeva constitutif d'excès de pouvoir, car la conclusionlogique n'est concevable que si les relations de cause àeffet entre les deux propositions ont un caractère iné-luctable, ce qui n'est manifestement pas le cas dansla sentence attaquée, compte tenu de la déclaration

de M. Barberis, président du Tribunal arbitral, et del'opinion dissidente de M. Bedjaoui, arbitre.

Pour les auteurs de l'opinion dissidente commune, laCour ne siégeant ni en appel ni en cassation a l'obliga-tion de se montrer exigeante vis-à-vis des sentencesarbitrales dont elle peut avoir à connaître. En effetrelève de la mission de l'organe judiciaire principal de lacommunauté internationale la garantie du respect dudroit des parties et d'une qualité d'argumentation dé-monstrative de la part des autres tribunaux internatio-naux. Les membres de la communauté internationaleont en effet le droit de bénéficier d'une bonne adminis-tration de la justice internationale.Opinion dissidente de M. Weeramantry, juge

Dans son opinion dissidente, M. Weeramantry sedéclare pleinement d'accord avec la Cour pour rejeterles conclusions de la Guinée-Bissau, selon lesquelles lasentence est inexistante, et les thèses du Sénégal tou-chant au défaut de compétence et à l'abus de pro-cédure.

Toutefois il ne s'associe pas à la majorité de la Cour,en ce qui concerne l'interprétation de la sentence et laquestion de la nullité de celle-ci. Tout en reconnaissantqu'il est important de préserver l'intégrité des senten-ces arbitrales, il souligne qu'il n'est pas moins impor-tant de garantir la conformité de la sentence aux termesdu compromis. Lorsqu'une divergence sérieuse existeentre sentence et compromis, le principe de la com-pétence ne protège pas la sentence.

De l'avis de M. Weeramantry, la sentence en ques-tion s'écartait substantiellement des termes du com-promis en ce qu'elle ne répondait pas à la secondequestion et laissait la tâche du Tribunal incomplète pourl'essentiel, puisqu'elle ne fixait pas les lignes délimitantla zone économique exclusive et la zone de pêche. Si oninterprétait le compromis à la lumière de son contexte,de ses objets et de ses buts, on ne pourrait que conclureque ce sur quoi on avait demandé au Tribunal de seprononcer était une seule question concernant l'ensem-ble de la frontière maritime. De ce fait le Tribunal étaittenu de répondre à la seconde question, sous peine dene pas accomplir sa tâche. Le Tribunal n'avait parconséquent pas le droit de décider de ne pas répondre àla seconde question, et la décision qu'il a prise à ceteffet constituait un excès de pouvoir qui entraînait lanullité de la sentence.

En outre, les liens naturellement réciproques exis-tant entre les lignes frontières établies par la sentence etcelles qu'elle a laissé en suspens sont susceptibles decauser un grave préjudice à la Guinée-Bissau lorsqueseront ultérieurement déterminées les zones restantes,et ce tant que les lignes frontalières de la mer ter-ritoriale, de la zone contiguë et du plateau continentaldemeureront fixées par la sentence. Il s'ensuit que lanullité aurait dû s'appliquer également aux décisionsprises relativement à la première question.Opinion dissidente de M. Thierry, juge ad hoc

M. Thierry, juge ad hoc, expose les raisons pourlesquelles il ne lui est pas possible de s'associer à ladécision de la Cour. Son dissentiment porte essen-tiellement sur les conséquences juridiques du fait, re-connu par la Cour, que la sentence arbitrale du 31 juillet1989

"n'a pas abouti à une délimitation complète desespaces maritimes qui relèvent respectivement de la

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Guinée-Bissau et du Sénégal" (par. 66 de l'arrêt de laCour).Selon l'opinion de M. Thierry, le Tribunal arbitral,

constitué en vertu du compromis d'arbitrage du 12 mars1985, n'a pas réglé le différend relatif à la détermina-tion de la frontière maritime entre les deux Etats, qui luiétait soumis.

Selon les dispositions du préambule et des articles 2,paragraphe 2, et 9 de ce compromis, le Tribunal étaitappelé à déterminer la "frontière maritime" entre lesdeux Etats par une "ligne frontière" dont le tracé de-vait figurer sur une carte comprise dans la sentence.

Faute d'avoir accompli ces tâches, le Tribunal arbi-,tral a manqué à sa mission juridictionnelle. Cette ca-rence aurait dû conduire la Cour à déclarer nulle lasentence du 31 juillet 1989.

Selon M. Thierry, le manquement du Tribunal à samission ne pouvait pas être justifié par les termes del'article 2, paragraphe 2, du compromis. Cette disposi-tion formule deux questions posées au Tribunal par lesParties. La première portant sur l'applicabilité de l'ac-cord franco-portugais de 1960 a reçu une réponse posi-

tive, mais, en s'appuyant sur les termes "en cas deréponse négative à la première question", par laquellela seconde question débute, le Tribunal a implicitementdécidé de ne pas répondre à cette seconde questionrelative au tracé de la ligne frontière, laissant ainsi sanssolution la partie essentielle du différend, y compris ladélimitation de la zone économique exclusive.

M. Thierry estime qu'il appartenait au Tribunal d'in-terpréter l'article 2 à la lumière de l'objet et du but ducompromis, conformément aux règles du droit inter-national applicables à l'interprétation des traités, et derépondre en conséquence à la seconde question dès lorsque la réponse à la première ne suffisait pas à assurer lerèglement du différend qui était sa tâche prioritaire et saraison d'être.

M. Thierry s'associe en revanche aux considérationsformulées dans les paragraphes 66 à 68 de l'arrêt de laCour en vue du règlement "des éléments du différendnon réglés par la sentence arbitrale du 31 juillet 1989".Il s'agit, à son avis, d'assurer la détermination équitablede la frontière maritime entre les deux Etats confor-mément aux principes et aux normes du droit inter-national.

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