11

Click here to load reader

DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

8/12/2019 DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

http://slidepdf.com/reader/full/delarue-ciceron-et-linvention-du-regard 1/11

 

CICÉRON ET L'INVENTION DU REGARD Fernand Delarue Les Belles lettres | L'information littéraire

2004/4 - Vol. 56

pages 32 à 41

 

ISSN 0020-0123

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-l-information-litteraire-2004-4-page-32.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Delarue Fernand , « Cicéron et l'invention du regard » ,

L'information littéraire , 2004/4 Vol. 56, p. 32-41.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Les Belles lettres.

 © Les Belles lettres. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre

établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que

Page 2: DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

8/12/2019 DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

http://slidepdf.com/reader/full/delarue-ciceron-et-linvention-du-regard 2/11

Le temps paraît aujourd’hui lointain où G. Genette évo-quait la « rhétorique restreinte », tant les recherches sur lesdivers aspects de la rhétorique ont foisonné depuis 1970.Cependant la quatrième partie, celle qui étudie le rôle ducorps, hypocrisis, actio, est longtemps restée la parentepauvre. Alors que sur la mémoire, cinquième partie, le livreclassique de F. Yates date de 1966 (trad. française en 1975),l’intérêt pour l’action oratoire a mis longtemps à s’éveiller2.En France, le livre de F. Desbordes, le Secret de

 Démosthène, a paru en 1995. Deux travaux importants sonttout récents. Il s’agit d’abord de la thèse de Sophie Conte,

 Action oratoire et écriture du corps de Quintilien à Louis de

Cressolles, soutenue en 2000, et qui devrait être publiée pro-chainement aux Belles Lettres : quelque 200 pages présen-tent une analyse minutieuse des théories rhétoriquesantiques. D’autre part le livre de F. Dupont,  L’orateur sans

visage, paru en 2000, remet en question maintes idées tradi-tionnelles en opposant avec beaucoup de vigueur, d’un pointde vue anthropologique, deux figures régulièrement asso-ciées par la rhétorique ancienne, l’acteur et l’orateur.

Je m’attache ici à un aspect qui mérite un développementplus ample que celui fourni par ces ouvrages, le rôle duregard dans l’action oratoire. En effet, ce qui paraît peucroyable à un moderne, la prise en compte de l’œil et duregard dans la théorie rhétorique de l’action est relativementtardive et proprement romaine. Tout porte à croire que

Cicéron est le premier à parler du regard. Il est en tout cas lepremier à lui attacher toute l’importance qu’il mérite. Jem’appliquerai d’abord à définir son originalité. Je replaceraiensuite cette originalité dans un cadre plus large, celui de latransmission de la science grecque à Rome, non sans ren-voyer, sur certains points essentiels, aux travaux déjà cités.Enfin je suis persuadé que, dans tout travail sur la rhétorique,

32

1. Cet article a paru d’abord dans les  Actes du XXXVe

Congrèsinternational de l’Association des Professeurs de Langues Anciennesde l’Enseignement Supérieur, Poitiers, 24-26 mai 2002 (p. 97-121). Ilest reproduit avec l’aimable autorisation de Bernard JACQUINOT,Président de l’A.P.L.A.E.S., et de François TROUILLET, organisateur duCongrès de Poitiers. Qu’il en soient remerciés.

2. Cf. G. WÖHRLE, « Actio : das fünfte officium des antikenRedners », Gymnasium, XCVII, 1990, p. 31-46.

L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°4 / 2004 – ÉTUDES CRITIQUES

Cicéron et l’invention du regard 1

Page 3: DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

8/12/2019 DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

http://slidepdf.com/reader/full/delarue-ciceron-et-linvention-du-regard 3/11

il est stérile, pour citer A. Michel, de « se borner à desrecherches scolastiques sur les notions évoquées dans lesœuvres théoriques, sans essayer de les éclaircir par desexemples »3. Aussi tenterai-je, en accordant une attentionparticulière au jeu des regards, de retrouver dans un texte deCicéron quelque chose de cette actio qui donnait vie à l’élo-quence antique.

I. L’originalité de Cicéron

Le non-verbalSi les spécialistes de l’antiquité ont mis longtemps à s’in-

téresser à l’action oratoire, les études actuelles sur la commu-nication, n’ignorent nullement l’importance du non-verbal.Dès 1967, on pouvait lire, dans un ouvrage de vulgarisation,des choses telles que celles-ci (que je n’invite certes pas àadmirer) : « On sait aujourd’hui, grâce aux découvertes de lapsychologie, de la psychosociologie… de la psychogéné-tique, de la psychanalyse et de l’éthologie… que l’essentielde la communication est non verbal. Des chercheurs améri-

cains et anglo-saxons ont réalisé des études expérimentalesutilisant la vidéo. Ils ont montré, en observation directe ouavec une caméra derrière une glace sans tain, qu’au moins75% de la communication entre individus est non verbale »4.L’intérêt de la citation, au-delà de son pédantisme simili-scientifique, est qu’elle rejoint une affirmation constante desAnciens.

D’emblée Aristote affirme l’importance de l’action :l’hypocrisis, écrit-il, est la partie de la rhétorique qui a laplus grande efficacité (o} duv namin me; n e[cei megivsthn). Oron n’en a pas encore abordé l’étude (ou[ pw dV ej pikeceivrhtai)( Rhet . III, 1403 b). Il y a là un domaine nouveau à étudier –de même qu’on a commencé à étudier le domaine corres-pondant chez les acteurs et les rhapsodes. Et Aristote d’enébaucher derechef l’étude.

Le texte fondateur pour les Romains figure au livre III du De oratore, placé dans la bouche de Crassus, qu’on peutconsidérer comme le porte-parole de Cicéron : « Toutes lesqualités n’existent que dans la mesure où l’action les faitvaloir. C’est l’action, oui, l’action, qui dans l’art oratoire joue le rôle vraiment prépondérant (actio, inquam, in

dicendo una dominatur ). Sans elle, le plus grand orateur peutne pas compter ; un orateur médiocre, s’il possède ce don,peut souvent l’emporter sur les plus grands. C’est à elle, dit-on, que Démosthène accordait la première place, quand onlui demandait ce qui comptait le plus dans l’éloquence, à ellela deuxième, à elle la troisième. La même idée a été, me

semble-t-il, mieux exprimée encore par Eschine. La flétris-sure qu’entraînait son procès l’ayant forcé à quitter Athènes,il s’était établi à Rhodes. À la demande des Rhodiens, il leurlut, à ce qu’on rapporte, le beau discours qu’il avait prononcécontre Ctésiphon et qui visait Démosthène. La lecture ache-vée, on le pria de lire également, le lendemain, la réponse deDémosthène défendant Ctésiphon. Il la lut avec tout le

charme et toute la force de sa voix et, comme l’auditoireentier se récriait d’admiration : “Combien votre admirationserait plus vive, dit-il, si vous l’aviez entendu lui-même”. Ilindiquait assez par là toute l’importance qu’il accordait àl’action, puisqu’il jugeait que le même discours, prononcépar un orateur différent, était autre »5.

Les deux anecdotes sont constamment reprises, ensembleou séparément, par Cicéron lui-même, par Quintilien, pard’autres6. La réponse de Démosthène est devenue une chrieproposée aux écoliers grecs (Théon, 104, 33-105, 1). Il y aunanimité pour proclamer le caractère essentiel de l’action.La pratique s’accorde à la théorie. On s’entraîne dès l’école,ainsi qu’il apparaît chez Quintilien (I, 11 ; II, 5, 6) et surtout

chez Théon : il faut par-dessus tout accoutumer l’élève « àavoir une voix et de beaux gestes appropriés aux sujets dudiscours. C’est là en effet ce qui met en évidence l’art du dis-cours. Aussi est-ce avec le plus grand soin que nousprésenterons et imaginerons ce qui concerne l’orateur, sesactions, son crédit, son âge, son état, le lieu du discours etl’affaire dont il traite, en sorte que nous arrivions le plus pos-sible à croire que ce discours nous concerne réellement »7.On n’oubliera pas l’image moins enthousiaste que présenteJuvénal :

 Declamare doces ? O ferrea pectora Vetti,

cum perimit saeuos classis numerosa tyrannos.

 Nam quaecumque sedens modo legerat, haec eadem stans perferet atque eadem cantabit uersibus isdem :

occidit miseros crambe repetita magistros 8.

Cicéron et le regardCicéron ne fait que suivre la tradition rhétorique quand il

proclame l’importance essentielle de l’action. Mais poursui-vons la lecture du  De oratore : « Chez C. Gracchus... qu’y

33

F. DELARUE : CICÉRON ET L’INVENTION DU REGARD

3. A. MICHEL, Rhétorique et philosophie. Essai sur les fondements

 philosophiques de l’art de persuader , Paris, 1960, p. 201.4. A. OGER-STEFANIK, La communication, c’est comme le chinois,

cela s’apprend , Paris, Rivages, 1967, p. 56.

5. Cic., De or. III, 213 ; trad. E. Courbaud modifiée. – La date dra-matique est 91.

6. Cic. Or ., 56 ; Br . 142 ; Val. Max., VIII, 10 ext. ; Plin., N. H. VII,110 ; Quint. XI, 3, 6-7 ; Plin., Ep. II, 3, 10 et IV, 5, 1...

7. Théon, 135, 11-23 (trad. M. Patillon, p. 103 : trad. de l’armé-nien) ; cf. 72, 25-27 (p. 18).8. « Tu enseignes la déclamation ? Faut-il que Vettius ait un cœur

de bronze, quand une classe surpeuplée exécute les cruels tyrans ! Cartout ce que l’élève vient de lire assis, il va le rabâcher encore debout, etrépéter dans les mêmes termes la même cantilène. C’est de ce chousans cesse resservi que meurent les malheureux maîtres » (Juv. 7, 150-154 ; trad. Villeneuve modifiée).

Page 4: DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

8/12/2019 DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

http://slidepdf.com/reader/full/delarue-ciceron-et-linvention-du-regard 4/11

avait-il de remarquable dans ce passage si vanté quand j’étais enfant : “Malheureux ! où aller ? où me réfugier ? AuCapitole ? Mais le sang de mon frère l’inonde. Chez moi ?Pour y voir une malheureuse mère plongée dans les larmeset le deuil ?” Ces paroles, assurent tous les témoignages, illes prononçait avec une telle expression des yeux, de la voix,du geste (ab illo esse acta constabat oculis, uoce, gestu), que

ses ennemis mêmes ne pouvaient retenir leurs larmes » (III,214). Chez C. Gracchus, Cicéron présente une implicationphysique totale, faisant intervenir à la fois les trois élémentsqu’on retrouvera dans la suite du développement sur l’ac-tion, oculi, uox, gestus. Non seulement les yeux ont droit àla première place, mais l’ordre dissocie ce que l’auditeur voit 

(oculis et gestu) en le plaçant de part et d’autre de ce qu’ilentend (uoce).

Les raisons de cette mise en valeur apparaissent bienquand Cicéron en vient au regard : « Tout dépend de la phy-sionomie et, dans cette physionomie même, ce sont les yeuxqui jouent le rôle prépondérant... C’est l’âme, en effet, quianime toute l’action, et le miroir de l’âme c’est la physiono-

mie, comme son truchement ce sont les yeux, car c’est laseule partie du corps qui, à toutes les passions, puisse fairecorrespondre autant d’expressions différentes, et il est certainque personne, les yeux fermés, ne peut produire le mêmeeffet... Il est donc important de savoir régler son regard. Lestraits du visage, en effet, il ne faut pas trop les modifier, caron risquerait de tomber dans le ridicule ou dans la grimace.C’est le regard qui, concentré ou détendu, agressif ouaimable, peut traduire tous les mouvements de l’âme dans un juste rapport avec le ton du discours. Car, si l’action estcomme le langage du corps, elle doit d’autant plus être enharmonie avec la pensée. Or les yeux nous ont été donnés parla nature, comme au cheval et au lion la crinière, la queue etles oreilles, pour traduire les mouvements de l’âme. Aussi,dans cette action qui est la nôtre, après la voix, la physiono-mie est-elle ce qu’il y a de plus puissant et ce sont les yeuxqui la gouvernent » 9. Nulle part on ne découvre chez les théo-riciens grecs de considérations comparables, fût-ce de loin10.

Le miroir de l’âme

Pourquoi attacher plus d’importance qu’on ne l’a fait jus-qu’ici à cette place privilégiée et nouvelle du regard chezCicéron ? La première raison est évidente : nul n’ignore(sans avoir besoin d’utiliser une glace sans tain) que leregard est essentiel dans la communication. L’ouvrage plusrécent de D. Bouvet, qui étudie de façon expérimentale les

attitudes corporelles d’une conteuse, commence l’étude de lasignification des « marques posturo-mimo-gestuelles » parcelle des yeux : « les yeux ont un tel pouvoir expressif qu’ilssont dits être “le miroir de l’âme” »11.

Dans un texte littéraire, qu’il s’agisse d’une scène d’ac-tion, d’un portrait, d’une description, la mention de la vision(regard de spectateur, réel ou virtuel, regards de person-nages) est à peu près constante : « Figure-toi Pyrrhus, lesyeux étincelants... ». S’en dispenser relèverait de la gageure.Sans doute y suis-je particulièrement sensible pour avoir tra-vaillé sur l’analyse de film : sans cesse le regard du specta-teur s’attache à celui des personnages, soit pour interpréterleurs émotions et leurs rapports, soit pour l’« intérioriser »12.

Dans un groupe, ce sont les regards qui structurent le groupe,instituent une hiérarchie. Si, dans un plan, un regard n’estpas dirigé vers un personnage ou un objet présent dans lechamp, nous sommes convaincu que ce qui figure dans leplan voisin est l’objet de ce regard (c’est en particulier leprincipe du champ-contrechamp). En revanche les tentativesde « caméra subjective », où le champ filmé correspond à lavision du héros sans que celui-ci apparaisse physiquement,se sont révélées décevantes : il est nécessaire, pour qu’ilvive, que nous croisions son regard.

Deux exemples tirés de films « antiques » peuvent illus-trer ce point. Dans Scipion l’Africain, Hannibal contempled’un regard lourd des mutins. Sans doute manque-t-ilquelque chose au chef borgne, car à son œil valide vients’adjoindre celui, non moins expressif, du cheval. Aucontraire, dans Cléopâtre, la tête de Pompée est présentée àCésar dans un pot : on n’en voit que le front, car si les yeux,même fermés, étaient apparus, Pompée risquait de s’immis-cer comme personnage à part entière dans le film. Bref toutregard établit un contact. Comment concevoir un orateur quin’en jouerait pas ?

Il est aussi une autre raison plus spécifique de s’intéres-ser ici au regard : il s’agit de la seule partie de l’action dontnous puissions retrouver quelque chose dans les textes. Lesgestes relèvent pour une grande part de conventions cultu-relles qui, même quand nous pouvons en avoir connaissance,

34

9. Sed in ore sunt omnia. In eo autem ipso dominatus est omnis

oculorum... Animi est enim omnis actio et imago animi uultus, indices

oculi. Nam haec est una pars corporis, quae, quot animi motus sunt, tot 

significationes et commutationes possit efficere. Neque uero est quis-

quam qui eadem coniuens efficiat... Quare oculorum est magna mode-

ratio. Nam oris non est nimium mutanda species, ne aut ad ineptias, aut 

ad prauitatem aliquam deferamur. Oculi sunt, quorum tum intentione,tum remissione, tum coniectu, tum hilaritate motus animorum signifi-

cemus apte cum genere ipso orationis. Est enim actio quasi sermo cor-

 poris, quo magis menti congruens esse debet. Oculos autem natura

nobis, ut equo aut leoni saetas, caudam, auris, ad motus animorum

declarandos dedit. Quare in hac nostra actione secundum uocem uul-

tus ualet ; is autem oculis gubernatur ( De or. III, 221-223).10. Cf. S. CONTE, op. cit ., p. 33 sqq.

11. D. BOUVET,  La dimension corporelle de la parole, Peeters,2001, p. 9. Nous citerons peu ce livre parce qu’il porte sur la narration,non sur l’éloquence, mais il nous a été souvent utile.

12. Les remarques qui suivent étaient illustrées, dans les  Actes del’A.P.L.A.E.S, par des reproductions d’images de films.

L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°4 / 2004 – ÉTUDES CRITIQUES

Page 5: DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

8/12/2019 DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

http://slidepdf.com/reader/full/delarue-ciceron-et-linvention-du-regard 5/11

nous demeurent étrangères. Le texte fascinant de Quintilienest assez révélateur : « Le geste le plus commun consiste àreplier le médius sur le pouce en tendant les trois autresdoigts, geste qu’on utilise dans les exordes avec la mainlégèrement avancée et une oscillation de faible amplitude,cependant que la tête et les épaules suivent imperceptible-ment le mouvement de la main » (XI, 3, 92 ; trad. F.

Desbordes). Qui aujourd’hui oserait tenter de reproduire cegeste en-dehors de l’intimité de son cabinet de travail ? Onen dira autant des inflexions de la voix, la difficulté s’ac-croissant de nos incertitudes sur la prononciation du grec etdu latin. Les regards en revanche, textes narratifs et peintureen témoignent, conservent leur signification : comment, sansles regards que leur ont prêtés poètes et peintres et qui réson-nent encore pareillement en nous aujourd’hui, pourrions-nous imaginer Médée, Énée, Didon ? Ce n’est donc pas unequestion oiseuse que de se demander, devant un texte ora-toire, quel rapport s’établit entre le regard de l’orateur etcelui d’auditeurs qui sont tout autant des spectateurs. Et nousne sommes pas vraiment démunis pour y apporter des

réponses.

II. De la Grèce à Rome

Voix et gestes

Pour situer historiquement et culturellement l’apport deCicéron, retrouvons maintenant Aristote. La définition del’hypocrisis dans la  Rhétorique ne prend en compte que lavoix : « elle consiste dans l’usage de la voix, comment il fauts’en servir pour chaque passion » (1403 b 26-28 ; trad.Dufour-Wartelle). Puis sont énumérés les éléments à consi-dérer : volume de la voix (forte, faible, moyenne), intonation(aiguë, grave, moyenne), rythmes. Est-ce à dire qu’Aristotene s’occupe que de l’auditif ? Pas tout à fait : on découvreincidemment quelques références à l’aspect visuel. Ainsiquand, au livre II, il indique comment émouvoir la pitié :gestes (schvmasi), voix (fwnai` ` "), vêtement ( ejsqh si – letexte n’est pas sûr), et de façon générale (o{lw") l’hypocrisis

sont mentionnés (1386 a 32-33). La seule mention du visagefigure dans le développement même sur l’action : « Il ne fautpas employer tous les procédés analogiques à la fois : grâceà cette précaution, l’art se dissimule à l’auditeur: je veuxdire, par exemple, que, si les mots employés sont durs, il nefaut pas donner la même dureté au ton de la voix, aux traitsdu visage ( tw/  proswv pw` /) et à toutes ces concordances, sinonl’affectation de chacune devient manifeste » (1408 b 4-8).On constate à la fois, dans cette unique mention, un appel àla prudence et une sorte de dissociation de l’orateur qui s’op-pose radicalement à la convergence des effets louée parCicéron chez C. Gracchus.

Bref, même si l’hypocrisis ne se réduit pas tout à fait à lavoix, le corps en général est presque absent. Et de fait, si l’on

écoutait Aristote, il serait assez malséant d’associer corpset rhétorique. Certains passages ne sont pas parfaitementclairs. Mais la lexis (elocutio) déjà lui paraît suspecte : onn’en a pas besoin, dit-il, pour apprendre la géométrie (1404a 12). À plus forte raison l’hypocrisis, dont il déplore expli-citement l’importance : « De même qu’aujourd’hui, dansles concours, les acteurs font plus pour le succès que les

poètes, ainsi en est-il dans les débats de la cité, par suite del’imperfection des constitutions » (1403 b 32-35).Idéalement, on devrait s’en passer – mais dans notre mondesublunaire, elle est une nécessité. Une démonstration géo-métrique n’a évidemment pas besoin d’hypocrisis aux yeuxd’Aristote – ce sur quoi Cicéron ne serait sans doute pasd’accord13.

Théophraste avait écrit un peri;  uJ pokrivsew", évidem-ment perdu. W. W. Fortenbaugh a étudié de très près tout cequi pouvait venir de cet ouvrage14. Parmi les arguments quiinvitent à penser que la voix, comme chez Aristote, jouait lerôle principal, je retiens celui qui concerne Rome. Vers 85, la

 Rhétorique à Hérennius, très tributaire de ses modèles grecs,

traduit hypocrisis par  pronuntiatio, terme qui ne convientqu’à la voix15. Le traité consacre 9 chapitres à l’action (III,19-27). Six concernent la voix (20-25) et suivent un plan trèsélaboré. Trois divisions principales : volume (magnitudo),solidité ( firmitudo), souplesse (mollitudo), à partir des-quelles s’organisent huit subdivisions. Chaque développe-ment s’appuie sur des détails précis. Le geste et laphysionomie (uultus) sont traités ensemble et ils doivent,quant à eux, se contenter d’un chapitre et demi (26-début de27), dans un développement comme subordonné au précé-dent : « Il apparaît donc que c’est aux distinctions établiespour la voix que le système des mouvements du corps doitêtre adapté »16. Ici, aucune précision17. On ressent même,semble-t-il, un embarras, dont témoigne ensuite la conclu-sion : ces questions sont difficiles à théoriser et relèventavant tout de la pratique.

Le regard intervient cependant deux fois dans le ch. 27,mais de façon singulière. Dans la discussion « dans le mode

35

F. DELARUE : CICÉRON ET L’INVENTION DU REGARD

13. Cf. De or . I, 61 sqq.14. W. W. FORTENBAUGH, « Theophrastus on delivery », in

Theophrastus of Eresius. On his life and work , New Brunswick, 1985,p. 269-288.

15. Cf. Quintilien, XI, 3, 1 (nomen a uoce... uidetur accipere).C’est également le terme employé dans le De inuentione (I, 9). – Nous

suivons, pour la Rhétorique à Hérennius, l’édition et la traduction deG. ACHARD.16.  Ad easdem igitur partes in quas uox est distributa motus

quoque corporis ratio uidetur esse adcommodata (26).17. Trois expressions possibles pour le visage : hilaritas, tristitia,

mediocritas. Si, par exemple, le discours est plaisant (in iocatione),uultu quandam debebimus hilaritatem significare sine commutatione

gestus.

Page 6: DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

8/12/2019 DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

http://slidepdf.com/reader/full/delarue-ciceron-et-linvention-du-regard 6/11

soutenu » ( per continuationem), bracchio celeri, mobili

uultu, acri aspectu utemur  ; dans la discussion « hachée »( per distributionem), « il faut lancer rapidement le bras enavant, frapper de temps à autre le sol du pied droit, avoir leregard fixe et pénétrant (acri et defixo aspectu) ». Emploi deaspectus, qui fait du regard une arme, non l’index animi,gauche répétition du terme imprécis acer , fixité des yeux

(defixo) quand la discussion s’anime : il y a dans ces indica-tions sommaires quelque chose de raide et d’inexpressif, àl’opposé de la mobilité vivante et de la variété infiniequ’évoque le De oratore.

On ne croira évidemment pas qu’à une époque posté-rieure à la date dramatique de ce dialogue, les ressources quepeut tirer l’orateur de ses yeux n’ont pas été découvertes :elles ne sont pas prises en compte par la rhétorique. Cequ’écrit Denys d’Halicarnasse à propos de Démosthène lemontre, ce parti-pris se prolonge en Grèce au-delà del’époque cicéronienne. L’orateur attache, on l’a vu, la plusgrande importance à l’action : c’est pourquoi, « constatantqu’elle avait une double nature, il a déployé ses efforts dans

les deux directions à la fois. Il a travaillé aussi bien lesinflexions de voix ( ta; pavqh ta; th` ` " fwnh` ` ") que les atti-tudes corporelles ( ta; schvmata tou`  swvmato"), cherchantà les rendre le plus efficaces possible, et ce au prix des plusgrandes peines »18.  Deux directions donc, uox et gestus deCicéron. Un peu plus loin, Denys énumère les éléments del’action permettant d’exprimer colère ou deuil : accents,inflexions, mimiques, gestes des mains ( tov noi kai; ejgklivsei"kai; schmatismoi; proswv pou kai;  forai;  ceirw n) (54, 4).Sans doute le visage, provswpon, est-il cette fois présent,mais uniquement pour ces jeux de physionomie dont le  De

oratore invitait à ne pas abuser ne aut ad ineptias aut ad 

 prauitatem aliquam deferamur . L’âme n’est nullement encause et le terme technique schmatismoivmontre que Denyss’en tient à la description objective. Une génération aprèsCicéron, un théoricien grec, admirateur s’il en fut de l’élo-quence romaine, ne croit pas devoir faire une place au regarddans son analyse de l’action oratoire.

Les deux éléments qu’il distingue figurent pareillementdans le texte de Théon que nous avons cité et chez Longin,le dernier à parler de l’action (48, 371-372 et 394-395Patillon). L’unique mention du regard chez celui-ci permetde saisir quel terme grec l’ad Herennium traduit par acer :quand l’orateur raisonne par enthymèmes, Longin le pré-sente drimu; blev ponta pro; " tou; " dikastav " (48, 413 P.).

Les théoriciens grecs n’ont pas été intimidés par les pré-ventions d’Aristote : c’est sans doute Théophraste qui, demême qu’il a fourni les cadres pour l’étude de l’élocution, areconnu l’importance du geste et des mouvements du corps.

Tout invite donc à croire que l’exclusion du regard, endehors d’une fixité obstinée qui ne traduit ni l’éthos ni le

 pathos, mais apparemment une volonté d’impressionnerl’adversaire ou le juge au moment où l’orateur discute et rai-sonne, est chez eux délibérée19.

Provswpon

Pour interpréter cette exclusion, le latiniste que je suisn’osera s’avancer qu’avec prudence, en prenant appui sur lestravaux de F. Frontisi-Ducroux. Celle-ci signale en effet ledivorce, en Grèce, entre pratique de la tribune et théorie rhé-torique : « Chez Démosthène comme chez Eschine, l’affron-tement verbal se double du face à face, qui se dit kata

 prosopon, et les visages ostensiblement tendus, les frontshauts, la droiture des regards cherchent à provoquer, souli-gnent les invectives, ou prennent le public à témoin de l’hon-nêteté de l’orateur et de l’effronterie de son adversaire »20.Mais c’est par les options personnelles d’Aristote qu’elleexplique la mise à l’écart du regard dans la théorie : il « tentede limiter l’expressivité du visage dans l’art oratoire ».

L’explication par les raisons à la fois politiques et esthé-tiques qui paraissent opposer Aristote et Démosthène neconvient plus pour les théoriciens postérieurs. Denys en par-ticulier est le premier à voir en Démosthène le parangon detoutes les vertus oratoires21. Un autre explication, suggéréepar le même ouvrage, paraît plus vraisemblable.

À partir d’Aristote, la comparaison entre orateur et acteurest constante chez tous les théoriciens. Aussi bienFortenbaugh émet-il en conclusion l’hypothèse que l’ou-vrage de Théophraste portait sur les deux formes d’hypocri-

sis 22. On est dès lors conduit à souligner ce que dit F.Frontisi-Ducroux de l’art de l’acteur : « Ce qui fait un bonacteur ce sont donc les qualités vocales, la possibilitéd’adopter diverses voix... À côté de la performance vocale,la danse joue un rôle important, les pieds surtout, mais lereste de la gestualité semble avoir été très limité et bien sûrcodifié. Et il n’était pas question de jeux de physionomie

36

18. Dem. 53, 4 (trad. G. AUJAC). C’est nous qui soulignons.

19. Il semble que Théophraste avait conscience du problème,mais, comme le note Fortenbaugh, rien n’assure que ce fût dans letraité sur l’action, ni qu’il en tirât parti : « Suivant Théophraste, uncertain Tauriscus dit qu’un orateur a l’habitude de parler le dostourné, lorsque, en débitant son discours, il garde les yeux fixés sur lemême point (contuens aliquid ) » ( De or. III, 221). Il est sûr enrevanche que Cicéron cherche, avec cette citation, à s’assurer l’appui

du grand théoricien.20. F. FRONTISI-DUCROUX, Du masque au visage, aspects de l’iden-

tité en Grèce ancienne, Paris, Flammarion, 1995, p. 63 (ainsi que lacitation suivante).

21. Voir surtout  Dem. 31 : cf. J. BOMPAIRE, « L’apothéose deDémosthène, de sa mort à l’époque de la seconde sophistique », B.A.G.B., 1984, p. 14-26.

22. W. W. FORTENBAUGH, op. cit., p. 281-283.

L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°4 / 2004 – ÉTUDES CRITIQUES

Page 7: DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

8/12/2019 DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

http://slidepdf.com/reader/full/delarue-ciceron-et-linvention-du-regard 7/11

puisque l’acteur était masqué »23. Aristote l’affirme, l’acteurfut le premier objet d’étude (1403 b 22-23). Or provswpondésignant à la fois le masque et le visage, l’absence de cor-respondance interdit la transposition du domaine de la scèneà celui de l’éloquence. La présence du masque explique-t-elle pourquoi le visage est à peine mentionné à propos del’orateur, tandis que les yeux sont absents ? Imposait-il en

quelque sorte une conception synthétique du visage de l’ora-teur – en le privant de son regard ? Ici encore les indicationsde F. Frontisi-Ducroux sur l’attitude du spectateur de théâtreparaissent suggestives : « Les spectateurs regardent effecti-vement des masques figés. Mais ils entendent des mots quileur parlent de ce que voient les personnages qui décriventdes visages émus ou souffrants, passant des larmes à la joie ; et en disant ces  prosopa le texte tragique incite lesspectateurs à les voir eux aussi »24. On conçoit qu’un Grecaccoutumé à cette abstraction, à ces conventions où se mani-feste le raffinement d’une culture, n’y ait pas renoncé volon-tiers en écoutant l’orateur, qu’il ait fait abstraction d’unvisage souvent vu de loin, voire jugé grossière la prise encompte d’effets obtenus par le regard – effets qui de surcroîtne paraissaient guère susceptibles, dans leur infinie variété,de faire l’objet d’une théorisation rigoureuse.

Vultus

Il appartient aux hellénistes de juger ce que vaut cettehypothèse en ce qui concerne le rôle du masque. Il existe entout cas dans ce domaine une opposition profonde entre laGrèce et Rome, en rapport direct avec l’exclusion ou l’in-clusion du regard dans la théorie rhétorique de l’action. Dansun premier temps, les remarques de la  Rhétorique à

 Hérennius sur le regard, peu adaptées à l’orateur, prennentun sens si elles sont empruntées à la théorie grecque (et lacomparaison avec Longin ne laisse pas de doute à ce sujet).Elles évoquent le face à face de deux personnages masquésqui s’affrontent sur le théâtre : ainsi doit s’expliquer l’emploid’aspectus, désignant la direction du regard, et non d’oculi,emploi sur lequel s’interroge Fortenbaugh. À Rome, ce fut lerôle de Cicéron de clarifier les choses.

Une phrase du De oratore, de quelque façon qu’on doivel’interpréter du point de vue historique, atteste une certaineaversion, à Rome, à l’égard de cette fixité de l’expressionfaciale des masques. Après avoir indiqué le caractère essen-tiel du regard, Cicéron ajoute : « aussi les vieillards avaient-ils d’autant plus raison, lorsqu’autrefois ils se refusaient àlouer beaucoup un acteur sous le masque, fût-ce mêmeRoscius »25. Il y a plus. Si, en Grèce, l’orateur perdait son

regard, à Rome l’acteur paraît en acquérir un : « Sur la scène, j’ai souvent moi-même été témoin de la façon dont, à traversle masque, les yeux de l’acteur me semblaient étinceler (ut 

ex persona mihi ardere oculi hominis histrionis viderentur ),quand il prononçait ce récitatif : “Tu as osé le laisser loin detoi et rentrer sans lui à Salamine ? Quoi, n’as-tu pas redoutéles regards d’un père ?”. Il ne prononçait jamais ce mot de

“regards” que je n’eusse l’impression d’être en face duvéritable Télamon ! » ( De or . II, 193 ; citation de Pacuvius).F. Frontisi-Ducroux cite ce passage et le commente ainsi :« Ce type de représentation, qui correspond à notre façond’appréhender le masque, est incompatible avec les concep-tions grecques, surtout aux époques archaïque et classique,et de fait on n’y rencontre rien de tel, ni dans le domainefiguratif ni sur le plan mental »26. En effet, explique-t-elle, sile même terme désigne visage et masque, c’est parce que,pour les Grecs, le masque devient le visage du personnagereprésenté et se substitue à celui de l’acteur au point del’abolir.

Un passage du  De legibus montre un Cicéron très

conscient de cette différence entre les deux cultures – etenchanté, comme souvent, d’affirmer la richesse supérieurede la langue latine27 : « ce qu’on appelle uultus, dont l’ana-logue ne peut exister chez aucun être vivant en-dehors del’homme, indique le caractère : les Grecs savent bien ce qu’ilexprime, mais ils n’ont pas de mot pour le désigner »28.Vultus, « visage en tant qu’interprète des émotions de l’âme »(Ernout-Meillet), traduit naturellement provswpon, quand ilest question de l’action oratoire (ainsi dans la Rhétorique à

 Hérennius). Mais l’opposition entre  persona et uultus, ins-crite dans la langue même, modifie le rapport traditionnelentre acteur et orateur : le terme latin, peut-on dire de façonschématique, rend incompréhensible l’éviction du regard.

Ce n’est bien entendu pas seulement là une question devocabulaire. En innovant non sans audace, Cicéron est enplein accord tant avec les conceptions de ses compatriotesqu’avec ses convictions personnelles. L’acteur, dit F. Dupont,est un « orateur sans visage ». Si c’est sur l’orateur qu’onbraque le projecteur, on pourra aussi bien le qualifier d’ac-teur sans masque. C’est en ce sens que Cicéron affirme avecvigueur la primauté et même, sans souci de la réalité histo-rique, la priorité de l’orateur : « Les orateurs, qui traduisentdirectement des sentiments vrais, ont abandonné toute cette

37

F. DELARUE : CICÉRON ET L’INVENTION DU REGARD

23. F. FRONTISI-DUCROUX, op. cit., p. 40-41.24. Id ., p. 45.25. Quo melius nostri illi senes, qui personatum ne Roscium qui-

dem magnopere laudabant ( De or . III, 221).

26. Op. cit., p. 44.27. En part. Tusc. II, 35 : o uerborum inops interdum, quibus abun-

dare te semper putas, Graecia !

28.  Is qui appellatur uultus, qui nullo in animante esse praeter 

hominem potest, indicat mores, cuius uim Graeci norunt, nomen

omnino non habent ( Leg. I, 27). G. de Plinval (C.U.F.) traduit uis par« efficacité », mais uis s’oppose à uerbum : les Grecs connaissent lesignifié, mais n’ont pas de signifiant adéquat.

Page 8: DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

8/12/2019 DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

http://slidepdf.com/reader/full/delarue-ciceron-et-linvention-du-regard 8/11

partie de l’art, dont se sont emparés les comédiens, qui, eux,imitent ces sentiments »29. L’orateur romain, homme poli-tique, personnage considérable, sa grauitas lestée de tout lepoids des aïeux qui peuplent son atrium, s’engage toutentier dans son discours. Cicéron, quant à lui, devra com-penser sa nouitas par le rappel constant des services excep-tionnels qu’il a rendus à la patrie. Tout ce passé qui, pour

Aristote, ne devait pas intervenir dans l’êthos de l’orateurdevient essentiel : « La parole romaine est indissociable del’énonciateur »30. F. Dupont, au livre de qui je renvoie sur cepoint, permet de comprendre combien, d’un point de vueanthropologique aussi, le rapport entre orateur et acteur estdifférent à Rome de ce qu’il était en Grèce. Retenons unpoint. Elle souligne que le rapport souvent établi entre actio

et acteur est inexact : actor ne s’emploie jamais, à Rome, àpropos de l’acteur. Rappelons-le, c’est Cicéron qui, dans le

 De oratore remplace pronuntiatio, terme qui convenait aussibien à l’acteur qu’à l’orateur, par actio.

S. Conte, quant à elle, souligne le rapport étroit qui existechez Cicéron entre la théorie de l’action oratoire et la philo-

sophie. Ainsi parle-t-elle de « cohérence dans l’approcherhétorique et philosophique du corps »31. Parmi les textesqu’elle cite, je retiens en particulier celui du  De legibus oùfigure la remarque sur le terme uultus, et qui développe lethème platonicien de l’os sublime (I, 27). Seul l’homme a unvisage, uultus : c’est son regard qui le met en contact directavec l’ensemble de l’univers. Mouvement vers le monde,mais mouvement aussi vers l’intériorité. Socrate affirme,dans l’ Alcibiade (130 e), que le provswpon ne fournit qu’uneapparence, ce qui, dit F. Frontisi-Ducroux, l’oppose à l’en-semble de la tradition grecque32. C’est en revanche par l’œil,qui se reflète dans la pupille de l’autre, qu’on peut acquérirune connaissance de l’âme (132 d-133 c). Cicéron est fami-lier avec ces textes33.

Et c’est le visage nu, mais armé de son éloquence, de saphilosophie et de son passé de consulaire que nous allons levoir affronter un César au faîte de sa puissance.

III. Cicéron face à César : Pro Ligario, 6-10

Certains textes se prêtent mieux que d’autres à uneréflexion sur l’action oratoire. Ainsi pourrait-on étudierl’exorde du Pro Milone et l’appropriation par la parole et leregard de l’espace investi par les soldats de Pompée, en tirantparti de l’analyse de ce morceau par Quintilien34. Telles

péroraisons (nous pensons en particulier à celle du ProCaelio) permettent également bien des remarques. On achoisi ici un passage du Pro Ligario, qui paraît incomparableet par la qualité des actants et par l’intensité et la variété desrapports que crée entre eux le discours35. Tel était le juge-ment de Quintilien qui ne cite pas le passage moins de 17fois. Ainsi le présente aussi, on le verra, Plutarque.

Le discours date de la fin de 46. D’une situation com-plexe, retenons seulement les points utiles à la compréhen-sion. Les Pompéiens ont été écrasés à Pharsale en août 48.Parmi les vaincus, trois personnages qui ont connu des des-tins bien différents, Tubéron, Cicéron, Ligarius. Tubérons’est aussitôt rallié à César. Celui-ci, après avoir laissé

Cicéron dans l’angoisse, l’a autorisé à revenir à Rome enseptembre 47. Ligarius, lui, reste en exil. César suscitecontre lui une accusation de haute trahison,  perduellio, enraison de son rôle dans la guerre civile : il fait partie de cespompéiens qui, en Afrique, se sont alliés au roi barbare Juba.Le « repenti » Tubéron, poussé par des rancunes person-nelles36, n’hésite pas à se faire accusateur devant César, jugeunique. Cicéron, lui, défend l’accusé.

Pour César tout est apparemment simple. Tubéron etCicéron sont entrés dans son jeu, l’un lui donne des gages enprofitant de la situation pour régler ses comptes, l’autrereprend sa place de brillant avocat : « On rapporte que Césardit alors à ses amis : qu’est-ce qui nous empêche d’écouter

Cicéron que nous n’avons pas entendu depuis un long inter-valle, puisque son client est jugé comme un méchant hommeet un ennemi ? »37. Le dictateur semble assuré de l’hypocri-sie générale.

Rien dans l’exorde, d’une ironie inoffensive (1-2), nidans la narration (2-5) ne paraît susceptible d’infléchir le

38

29. Genus hoc totum oratores, qui sunt ueritatis ipsius actores, reli-

querunt, imitatores autem ueritatis histriones occupauerunt ( De or . III,214). Au contraire, pour Longin, comédien et orateur rusent et trom-pent pareillement (48, 377 et 424-425, P.).

30. F. DUPONT, op. cit ., p. 117. Il paraît moins acceptable d’affir-mer que « la seule vérité d’un discours est donc l’actio adéquate »(ibid .). Il est également excessif de dire que « les acteurs romains pro-

cédaient en étant totalement absents de leur personnage » (p. 137). Oncite des acteurs qui pleurent en Grèce, mais aussi à Rome (cf. De or .,II, 193 :  flens et lugens dicere uidebatur  ; quae si ille histrio, cotidie

cum ageret, tamen agere sine dolore non poterat...).31. S. CONTE, op. cit ., p. 73. De même, p. 34, « son point de vue

résolument philosophique ».32. F. FRONTISI-DUCROUX, op. cit., p. 29-30.33. Cf. C. LÉVY, Cicero academicus, Ec. fr. de Rome, 1992, p. 458.

34. Quint. XI, 3, 47-51 : cette analyse montre assez le caractèreanecdotique des distinctions entre discours prononcé et discours écrit,quand il s’agit d’une éloquence aussi maîtrisée que celle de Cicéron.

35 Nous avons déjà étudié ce morceau comme « éloge détourné » :« Eloge et blâme à Rome : rhétorique et liberté », L’Ecole des lettres

(n° spécial : L’éloge et le blâme), av. 2001, p. 63-65.36. En 49, Ligarius avait refusé de le laisser débarquer en Afrique– rivalité entre chefs pompéiens : cf. infra, H.

37. Plutarque, Cic. 39, 6 (trad. Flacelière). Le Pro Marcello, de peuantérieur, remerciement improvisé dans la curie, n’a rien des discoursde combat, judiciaires ou politiques, il n’a pu au contraire queconvaincre César de la soumission de Cicéron. Le Pro Ligario est pro-noncé sur le Forum.

L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°4 / 2004 – ÉTUDES CRITIQUES

Page 9: DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

8/12/2019 DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

http://slidepdf.com/reader/full/delarue-ciceron-et-linvention-du-regard 9/11

 jugement de César. La narration, suivant minutieusementl’ordre chronologique, se traîne38. Détail surprenant, Cicéronsemble à peine s’adresser à César. Le vocatif, dans unemploi purement phatique, n’apparaît qu’au début d’uneplate récapitulation : adhuc, C. Caesar, Q. Ligarius omni

culpa uacat (ph. 4). Tout se passe comme s’il évitait sonregard. C’est au moment où il redresse les yeux vers le dic-

tateur que commence le morceau qui nous intéresse, les ph.6-10. On y distinguera 9 « plans », désignés par les lettres Aà I. Pour présenter les choses de la façon la plus simple, onpeut dire que de A à E (6-7) Cicéron s’adresse à César, de Fà I (8-10) à Tubéron. On ne s’en tiendra pas bien sûr à cettesimplicité.

Cicéron et César

A. (6) Nullum igitur habes, Caesar, adhuc in Q. Ligario

signum alienae a te uoluntatis ; cuius ego causam. anima-

duerte, quaeso, qua fide defendam ; prodo meam 39.

Nouvelle récapitulation, presque dans les mêmes termesqu’à la phrase 4, alors qu’on est encore loin de l’essentiel40 ?

Le passage à la seconde personne, peut-être l’absence du praenomen (le rythme est moins posé), pourraient passerinaperçus. Mais animaduerte et quaeso relaient Caesar ,imposent l’attention. L’impératif implique que Cicéron a lesyeux fixés sur César – et c’est le regard du dictateur qu’ilattire dans le sien. Pour la première fois dans le discourss’installe cette tension directe des regards qui accompagneles échanges humains forts. Que doit lire César dans les yeuxde Cicéron ? la  fides – loyauté de l’avocat qui fait passerparadoxalement la cause de son client avant la sienne.Cependant l’incise  prodo meam introduit tout à coup uneidée nouvelle, dont le sens ne va pas de soi : ceci demande-rait un éclaircissement qui provoquerait une relative détente.Cicéron, maître de l’attention de César, se gardera bien des’expliquer aussitôt.

B. O clementiam admirabilem atque omnium laude, prae-

dicatione, litteris monumentisque decorandam ! M. Cicero

apud te defendit alium in ea uoluntate non fuisse in qua se

ipsum confitetur fuisse, nec tuas tacitas cogitationes extimes-

cit, nec quid tibi de alio audienti de se occurrat, reformidat 41.

Une rupture brusque, saisissante, amorce le déferlementd’un épanchement lyrique. L’exclamation implique comme unmouvement vers l’arrière42, un recul qui est retour sur soi :l’orateur parle pour lui-même, les yeux s’ouvrent grands, lessourcils se haussent43. Il conserve le regard de César, mais cen’est plus lui qu’il voit : parlant de lui-même à la troisièmepersonne, il s’approprie en quelque sorte le point de vue du

dictateur, lui impose une sorte de tableau où Ligarius, nonnommé, alius, apparaît comme en filigrane, protégé derrièreCicéron.  Nec tuas secretas cogitationes extimescit  : com-ment César, ainsi secoué, trouverait-il, sur l’instant, les res-sources pour des arrière-pensées ?

C. Vide quam non reformidem, quanta lux liberalitatis et 

sapientiae tuae mihi apud te dicenti oboriatur. Quantum

 potero, uoce contendam, ut hoc populus Romanus exaudiat 44.Avec uide, la sollicitation du regard est parfaitement

explicite. Ce que doit voir César c’est la tranquillité deCicéron, le corps épargné par lui qui s’épanouit de façonprovocante. On peut imaginer l’orateur45 les bras ouverts,dégageant une poitrine impavide, offerte aux coups. De cette

poitrine va se dégager le souffle le plus puissant, tandis quele champ du regard s’élargit au-delà même du public à l’en-semble du peuple romain. Voici tous les auditeurs mis encause : tous attendent ce que représente ce hoc (forcémentsouligné par un geste ; lequel ?), tous sont suspendus à seslèvres, tous les regards convergent vers lui.

D. (7) Suscepto belIo, Caesar, gesto etiam ex parte magna,

nulla ui coactus, iudicio ac uoluntate ad ea arma profectus

sum quae erant sumpta contra te 46.Posément, fixant maintenant César droit dans les yeux

(Caesar , contra te), Cicéron lui assène l’aveu de sa totaleresponsabilité, de ce qui, si on adopte la logique qui aconduit au procès de Ligarius, fait de lui le coupable absolu.Dans l’énorme silence du public médusé, ce n’est plus surlui, mais sur César que tous les regards sont fixés : comment

39

F. DELARUE : CICÉRON ET L’INVENTION DU REGARD

38. Sur l’étendue et le caractère de la narration, Quint. IV, 2, 108-110.39. (6) « Donc, César, tu ne trouves jusqu’ici chez Ligarius aucune

trace d’hostilité à ton égard ; et vois, je t’en prie, avec quelle honnêteté je défends sa cause : je trahis la mienne » (trad. Lob modifiée).

40. Il n’a pas été question encore de ce qui constitue le fond del’accusation, mais seulement de la présence de Ligarius en Afrique audébut de la guerre civile.

41. « O clémence admirable, digne de l’estime et de la louange uni-verselles, que devraient illustrer les lettres et les arts ! Cicéron devanttoi défend un autre d’intentions qu’il avoue pour lui-même, sanscraindre tes réflexions secrètes, sans redouter les pensées qui peuventte venir à son sujet en l’écoutant parler pour un autre. »

42. Au contraire de l’interrogation, souvent identique du point devue syntaxique, mais qui est avancée vers l’autre : comparer « qu’ai-jefait ? » et « qu’ai-je fait ! ». Cf. infra, H.

43. « L’élévation des sourcils associée à un mouvement plus oumoins net d’ouverture des yeux signe par métonymie la surprise ettoute une palette d’émotions » (D. BOUVET, op. cit., p. 14). Cf. Quint.XI, 3, 79.

44. « Vois comme je suis tranquille, comme les rayons de ta géné-rosité et de ta sagesse illuminent ma parole ! De toute la force de monsouffle, je veux faire entendre au peuple romain ce que je vais dire. »

45. Il s’agit ici de montrer la cohérence du texte en ce qui concernele jeu du corps. On se gardera d’y voir une tentative de reconstitutionexacte : le « jeu de scène », tel que nous l’imaginons, est passablementvulgaire.

46. (7) « La guerre était déclarée, César, et même les opérations engrande partie engagées, lorsque, sans nulle contrainte, de mon proprechef et volontairement, je suis allé me ranger sous les armes quis’étaient levées contre toi. »

Page 10: DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

8/12/2019 DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

http://slidepdf.com/reader/full/delarue-ciceron-et-linvention-du-regard 10/11

le maître tout-puissant de Rome va-t-il encaisser une telleprovocation ?

E. Apud quem igitur hoc dico ? Nempe apud eum qui, cum

hoc sciret, tamen me ante quam uidit rei publicae reddidit, qui

ad me ex Aegypto litteras misit ut essem idem qui fuissem, qui

me, cum ipse imperator in toto imperio populi Romani unus

esset, esse alterum, passus est, a quo hoc ipso C. Pansa mihi

hunc nuntium perferente concessos fascis laureatos tenui,quoad tenendos putaui, qui mihi tum denique saIutem se

 putauit dare, si eam nullis spoliatam ornamentis dedisset 47.Non seulement le regard quitte César, mais c’est à la troi-

sième personne que Cicéron parle de lui. Le dépossédant enquelque sorte de son rôle de juge souverain, il se fait jugelui-même, interprète ses actes, ses intentions ( passus est ) etfinalement sa pensée ( putauit ). Le public ne voit plus par lui-même le dictateur, présent pourtant devant lui48, maisdécouvre, par la grâce des mots de l’orateur, auréolé de toutela gloire de sa générosité, l’homme divin a quo etiam ipsius

uictoriae condicio uisque deuicta est 49. Entendre parler desoi à la troisième personne crée toujours une gêne : gêne

délicieuse quand il s’agit des pures louanges du Pro Marcello ; malaise, quand l’interprétation entraîne irrésisti-blement ailleurs qu’où on voudrait aller50. C’est à ce malaiseet à ses réflexions que Cicéron laisse désormais César, qui vaêtre apparemment comme exclu du débat.

On pourrait ici proposer cinq schémas correspondant àces cinq « plans ». Trois pôles, Cicéron (le regard moteur51),César, le public (regards induits) ; des flèches indiquent ladirection des regards. Les cinq schémas sont différents52.Cicéron appelle deux fois directement le regard du dicta-teur : animaduerte (A), uide (D). La différence réside parti-culièrement dans l’intensité, beaucoup plus forte la seconde

fois. À cette progression correspond l’élargissement duchamp, car le regard du public, qui représente symbolique-ment le peuple romain tout entier, est impliqué à la fin de C(appel à entendre : prêter attention signifie aussi fixer desyeux). De Cicéron, ce regard se porte sur un César qui est avanttout fruit de l’imagination : tyran redoutable (D) ? non, maishéros de la clémence (E). Quant à César lui-même, il ne peut

que se demander : où veut-il en venir ? Son regard est captif :il est inconcevable qu’il se détache un instant de l’orateur.

Cicéron et TubéronF. (8) Vide, quaeso, Tubero, ut, qui de meo facto non

dubitem, de Ligari audeam dicere 53.Totalement inattendus, trois termes phatiques : comme

tout à l’heure avec César, emprise soudaine sur le regard deTubéron, sur qui se focalisent ceux de Cicéron et de tout lepublic, bousculé par ce retournement. L’accusateur est certesmoins aguerri à cette situation – et, avec lui, Cicéron n’a nulbesoin de ménagements.

G. Atque haec propterea de me dixi, ut mihi Tubero, cum

de se eadem dicerem, ignosceret ; cuius ego industriae glo-riaeque faueo, uel propter propinquam cognationem, uel

quod eius ingenio studiisque delector, uel quod laudem adu-

lescentis propinqui existimo etiam ad me aliquem fructum

redundare 54.Peut-être a-t-on hésité à croire au malaise au César. On croira

plus facilement à celui de Tubéron, écoutant cet aparté douce-reux, où des compliments paternalistes laissent assez présager,pour qui connaît Cicéron, que la foudre va s’abattre sur lui.

H. (9) Sed hoc quaero : quis putat esse crimen fuisse in

 Africa ? Nempe is qui et ipse in eadem prouincia esse uoluit et 

 prohibitum se a Ligario queritur, et certe contra ipsum

Caesarem est congressus armatus. Quid enim tuus ille, Tubero,

destrictus in acie Pharsalica gladius agebat ? cuius latus ille

mucro petebat ? qui sensus erat armorum tuorum ? quae tua

mens, oculi, manus, ardor animi ? quid cupiebas, quid opta-

bas ? Nimis urgeo ; commoueri uidetur adulescens 55.

40

47. « À qui donc va cet aveu ? À l’homme qui, sachant cela, n’at-tendit pas de m’avoir vu pour me rendre à la République ; qui m’écri-vit d’Égypte pour refaire de moi ce que j’avais été ; qui, étant seulimpérator dans tout l’empire romain, accepta que je le fusse aussi ;grâce à qui, comme C. Pansa ici présent m’en apporta lui-même la nou-velle, j’ai pu conserver les faisceaux laurés aussi longtemps que je crusdevoir les conserver ; qui ne se crut enfin mon sauveur qu’en ne mefrustrant à la fois d’aucune de mes dignités. »

48. Le démonstratif de hoc ipso C. Pansa paraît destiné à attirer leregard « physique » ailleurs que sur César.

49. Marc. 12. Cf. 8 : haec qui faciat, non ego eum cum summis uiris

comparo, sed simillimum deo iudico.50. On sait qu’Octave supportera mal que Cicéron prétende savoir

ce que pense ce puer : Cicéron le sous-estimera, alors qu’il prend ici lapleine mesure du génie et des contradictions de César.51. Le regard, dira-t-on, n’est véritablement « éloquent » que grâce

aux mots. L’inverse est plus vrai encore : on ne donne pas un ordre avecun regard timide et fuyant.

52. La richesse du jeu énonciatif apparaît dans le jeu des personnesverbales : sont successivement évoqués à la troisième personne Cicéronlui-même (B), le public (C), César enfin (E).

53. (8) « Vois, je te prie, Tubéron, d’après ce que je n’hésite pas àdire sur ma propre conduite, ce que j’oserai dire sur celle de Ligarius. ”

54. « Et si j’ai parlé ainsi de moi, c’est pour que Tubéron me par-donne d’en dire autant de lui. Je m’intéresse à ses travaux et à ses suc-cès, soit à cause de nos liens de famille, soit parce que j’apprécie sonintelligence et ses occupations, soit parce que je pense que de la gloired’un jeune parent il rejaillit sur moi aussi quelque chose. »

55. (9) « Mais je demande ceci : qui est-ce qui fait un grief à Ligariusd’avoir été en Afrique ? Un homme qui a voulu lui aussi être là-bas, quise plaint d’en avoir été empêché par Ligarius, et dont on sait qu’il a portéles armes contre César lui-même. Car enfin, Tubéron, que faisait tonépée dégainée dans les champs de Pharsale ? quelle poitrine visait cettelame ? quelle intention animait tes armes ? que cherchaient ta pensée, tonregard, ton bras, tout le feu de ton âme ? que désirais-tu, que souhaitais-tu ? J’insiste trop : le jeune homme paraît bouleversé. »

L’INFORMATION LITTÉRAIRE N°4 / 2004 – ÉTUDES CRITIQUES

Page 11: DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

8/12/2019 DELARUE, Cicéron Et l'Invention Du Regard

http://slidepdf.com/reader/full/delarue-ciceron-et-linvention-du-regard 11/11

La tension atteint son point extrême dans ce passage, cité8 fois par Quintilien.  Hoc, comme à la fin de C, concentrel’attention sur la suite, circonscrit d’avance un morceauessentiel, que définira ensuite le verbe urgeo. Les interroga-tions sont autant de mouvements vers l’avant, d’autant plusoffensives qu’exprimées en crescendo, d’abord par membres(membratim), puis par ces incises, qui sont « comme des

coups de poignards », quibus ut pugiunculis uti oportet (Or .224). Parmi les figures, l’hypotypose, sub oculos subiectio,qui « met sous les yeux », autre chose que ce qui est devanteux : en gros plan, la lame nue acharnée sur un flanc, synec-doque de César. Le regard « physique » de Tubéron, lui, setrouble : il n’a pu soutenir le face à face avec celui de l’ora-teur, qui l’abandonne, vaincu et, malgré qu’il en ait, soulagé.

I.  Ad me reuertar ; isdem in armis fui. (10) Quid autem

aliud egimus, Tubero, nisi ut quod hic potest nos possemus ? 56

Pour l’aveu direct et douloureux, la voix retombe, leregard s’intériorise, les yeux s’abaissent57. Un instant seule-ment. Avec la première personne du pluriel, ce regard serelève, pour chercher celui de Tubéron, scellant la complicité

des vaincus. Mais le plus stupéfiant est ce hic qu’accom-pagne un geste désignant César. On a parlé déjà de dépos-session. Ici, dans ce qui est présenté comme une confidencepresque à mi-voix adressée à Tubéron, le dictateur tenu àl’écart est montré comme le serait un objet, cependant quel’orateur, bien au-delà de toutes ses audaces antérieures58,proclame la vérité inadmissible, l’égalité morale du vain-queur et des vaincus.

On n’a pas cherché à deviner, durant ce passage, ce qu’ilen est du regard de César. Plutarque nous l’apprend : « Enavançant, son discours fut d’un pathétique si varié et d’uncharme si admirable que le visage de César changea plu-

sieurs fois de couleur et qu’il ne put cacher les divers senti-ments qui se partageaient son âme. Enfin, quand l’orateur envint à parler de l’affrontement de Pharsale, César, hors delui, se mit à trembler de tout son corps et laissa échapper desa main quelques uns des écrits qu’il tenait. En tout cas, c’estcontraint par ce discours qu’il acquitta l’accusé »59.

Conclusion

Après Théophraste, les grands cadres de la rhétoriquesont fixés. Les Romains se montreront plus d’une foisingrats envers les maîtres grecs postérieurs à Théophrastequi les ont instruits, voire civilisés, leur reprochant de mon-trer plus de subtilité que de vigueur. Pourtant, dans ledomaine de l’action oratoire, il semble que l’identificationde l’acteur et de l’orateur a comme sclérosé la théorie, enrendant les Grecs aveugles sur le rôle des yeux. On est endroit de dire qu’il s’agit là d’un des rares points où, dans ledomaine de la rhétorique, les Romains ont l’avantage. C’estCicéron que, sur ce point, la postérité a suivi – et, sans le

savoir, suit encore aujourd’hui.L’âme, disait -il, se révèle par l’expression des yeux, tum

intentione, tum remissione, tum coniectu, tum hilaritate.Toutes ces variations se retrouvent sans peine dans lesquelques lignes considérées60. Mais d’autres « figures » sontà prendre en compte, la direction du regard de l’orateurd’abord, mais plus encore la façon dont il dirige celui d’au-trui, dont il impose soit sa façon de voir ce qui est présent,soit l’image qu’il « met sous les yeux » de ce qui ne l’est pas.Le regard agit : scrutant, fouillant l’âme, il ne laisse pasindemne le corps, non seulement celui de l’adulescens

Tubéron, mais celui même de César. Si on fait certes deschoses avec les mots, on peut en faire aussi avec les yeux.

Fernand DELARUE

41

F. DELARUE : CICÉRON ET L’INVENTION DU REGARD

56. « Revenons-en à moi : j’étais dans les mêmes rangs. (10) Etque voulions-nous, Tubéron, si ce n’est pouvoir ce que lui, il peutaujourd’hui ? »

57. Tristitia deductis <superciliis>... ostenditur (Quint. XI, 3, 79).58. La comparaison avec le Pro Marcello, fait bien ressortir cette

audace du passage. L’idée d’une égalité des causes n’ y est que suggé-rée et elle intervient après une impitoyable critique des officiers pom-péiens : non enim iam causae sunt inter se, sed uictoriae comparandae

( Marc. 16).

59. Cic. 39, 7. Plutarque emploie ici provswpon dans le sens deuultus : on ne s’étonnera pas qu’il suive une source latine.

60. Le découpage en « plans » m’a paru le plus commode. Il com-porte assurément une part d’arbitraire et des variations interviennentévidemment à l’intérieur de chacun.