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Médecine palliative Soins de support Accompagnement Éthique (2013) 12, 77—89 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com EXPÉRIENCES PARTAGÉES Derniers fragments d’un long voyage par Christiane Singer : le spirituel sous nos yeux mêmes Last fragments of a long journey by Christiane Singer: Spiritual in front of our very eyes Marc Juguet a,,b a Association JALMALV Somme, 235, rue Saint-Fuscien, 80090 Amiens, France b Unité de soins palliatifs, CHU d’Amiens, 354, boulevard Beauvillé, 80054 Amiens cedex 1, France Rec ¸u le 24 novembre 2011 ; rec ¸u sous la forme révisée le 14 juin 2012; accepté le 25 juin 2012 Disponible sur Internet le 28 juillet 2012 MOTS CLÉS Spiritualité ; Spirituel ; Témoignage Résumé À travers le récit de ses comportements intérieurs, Christiane Singer témoigne des démarches fondamentales de toute spiritualité. Elle considère la maladie comme l’opportunité ultime d’intensifier leur mise en pratique. Elle est alors constamment vigilante et située dans l’« ici et maintenant ». Son but est d’abord de vivre complètement tous les aspects de la vie ; elle les accepte au lieu de les subir. Dans ce cadre, l’abandon sans réserve aux épi- sodes de douleur extrême qu’elle traverse sera déterminant dans son évolution. Le résultat le plus frappant de sa pratique est l’établissement progressif dans un état sans cause de bonheur extrême, accompagné d’un amour immense dont elle se sent être le canal. Elle utilise alors les mots de certaines personnes en fin de vie : « Je n’ai jamais été plus heureuse que mainte- nant ». Ce qui l’habite « est contenu entier dans ce sublime mot ancien : béatitude ». Elle est alors pleinement établie dans un autre niveau d’être, humain mais peu fréquent : le niveau spirituel. Les formes et les niveaux classiquement décrits du domaine spirituel sont ensuite examinés à la lumière de cette expérience. Les acteurs des soins palliatifs trouveront dans ce témoignage l’enseignement vivant, quasi-expérimental, qui leur permettra de comprendre à quoi correspondent profondément les notions toujours discutées de spiritualité (méthode) et de spirituel (état d’être). Il illustre que la vie dans cet état atteste qu’« il ne faut pas toujours mourir vraiment pour avoir la mort derrière soi ». © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Nous remercions le mari de Christiane Singer et les éditions Albin-Michel pour leur aimable autorisation de reproduction des extraits de l’ouvrage « Derniers fragments d’un long voyage » de Christiane Singer cités dans cet article. Association JALMALV Somme, 235, rue saint Fuscien, 80090 Amiens, France. Adresse e-mail : [email protected] 1636-6522/$ see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. http://dx.doi.org/10.1016/j.medpal.2012.06.001

Derniers fragments d’un long voyage par Christiane Singer : le spirituel sous nos yeux mêmes

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Médecine palliative — Soins de support — Accompagnement — Éthique (2013) 12, 77—89

Disponible en ligne sur

www.sciencedirect.com

EXPÉRIENCES PARTAGÉES

Derniers fragments d’un long voyage par ChristianeSinger : le spirituel sous nos yeux mêmes�

Last fragments of a long journey by Christiane Singer: Spiritual in front of ourvery eyes

Marc Jugueta,∗,b

a Association JALMALV Somme, 235, rue Saint-Fuscien, 80090 Amiens, Franceb Unité de soins palliatifs, CHU d’Amiens, 354, boulevard Beauvillé, 80054 Amiens cedex 1,France

Recu le 24 novembre 2011 ; recu sous la forme révisée le 14 juin 2012; accepté le 25 juin 2012Disponible sur Internet le 28 juillet 2012

MOTS CLÉSSpiritualité ;Spirituel ;Témoignage

Résumé À travers le récit de ses comportements intérieurs, Christiane Singer témoigne desdémarches fondamentales de toute spiritualité. Elle considère la maladie comme l’opportunitéultime d’intensifier leur mise en pratique. Elle est alors constamment vigilante et situéedans l’« ici et maintenant ». Son but est d’abord de vivre complètement tous les aspects dela vie ; elle les accepte au lieu de les subir. Dans ce cadre, l’abandon sans réserve aux épi-sodes de douleur extrême qu’elle traverse sera déterminant dans son évolution. Le résultat leplus frappant de sa pratique est l’établissement progressif dans un état sans cause de bonheurextrême, accompagné d’un amour immense dont elle se sent être le canal. Elle utilise alorsles mots de certaines personnes en fin de vie : « Je n’ai jamais été plus heureuse que mainte-nant ». Ce qui l’habite « est contenu entier dans ce sublime mot ancien : béatitude ». Elle estalors pleinement établie dans un autre niveau d’être, humain mais peu fréquent : le niveauspirituel. Les formes et les niveaux classiquement décrits du domaine spirituel sont ensuiteexaminés à la lumière de cette expérience. Les acteurs des soins palliatifs trouveront dans cetémoignage l’enseignement vivant, quasi-expérimental, qui leur permettra de comprendre à

ément les notions toujours discutées de spiritualité (méthode) et

quoi correspondent profond de spirituel (état d’être). Il illustre que la vie dans cet état atteste qu’« il ne faut pas toujoursmourir vraiment pour avoir la mort derrière soi ».© 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.

� Nous remercions le mari de Christiane Singer et les éditions Albin-Michel pour leur aimable autorisation de reproduction des extraitsde l’ouvrage « Derniers fragments d’un long voyage » de Christiane Singer cités dans cet article.

∗ Association JALMALV Somme, 235, rue saint Fuscien, 80090 Amiens, France.Adresse e-mail : [email protected]

1636-6522/$ — see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.http://dx.doi.org/10.1016/j.medpal.2012.06.001

78 M. Juguet

KEYWORDSSpirituality;Spiritual;Testimony

Summary Through the account of her inner behaviour, Christiane Singer bears witness to thebasic paths of any spirituality. She considers illness as the ultimate opportunity to intensify theirputting into practice. As a consequence, she is constantly aware and lives exclusively in the‘‘here and now’’. Her main aim is to live all the aspects of her life to the full; she accepts theminstead of being subjected to them. Within this framework, abandoning herself completelyto the extremely painful episodes she has lived through proves to be a determining factor inher evolution. The most striking outcome of this practice is that she progressively establishesherself into a state of extreme happiness without there being a cause, as well as boundless loveof which she feels she is the medium. She then uses the words of some people at the end oftheir lives: ‘‘I have never been happier than now’’. What fills her ‘‘is totally contained in thissublime ancient word: bliss’’. She moves onto another level of being, still human but rare: thespiritual level. The traditionally described forms and levels of the spiritual are then examinedin the light of that experience. Palliative care actors will find in this testimony the living, almostexperimental, teaching which will allow them to understand what corresponds deep down tothe much debated notions of spirituality (method) and spiritual (state of being). It illustratesthat life in this state proves that ‘‘It is not always necessary for one to really die to put deathbehind one’’.© 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

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Les personnes en fin de vie s’attardent souvent sur le passéavec le bilan de leur existence et parfois la culpabilité qu’ilprovoque. De même, elles se préoccupent de ce qui est

1 Nous avons fait le choix de ne citer qu’un seul ouvrage pour cha-cune des spiritualités principales (quantitativement) : celui du CheikKhaled Bentounès pour l’Islam soufi, celui d’un maître des noviceschartreux pour le Christianisme contemplatif, celui d’Arnaud Des-

ntroduction

e 1er septembre 2006, un jeune médecin annonce à Chris-iane Singer : « Vous avez encore six mois au plus devantous ».

Catholique pratiquante mais très ouverte aux autreseligions et, plus fondamentalement, aux spiritualités tra-itionnelles, elle a, à cette période de sa vie, une profondexpérience de la pratique spirituelle. Ses qualités sonteconnues en ce domaine, d’abord par les personnes qui’ont fréquentée et particulièrement par celles qu’elleccompagnait dans leur chemin intérieur, et ensuite àravers certains de ses ouvrages, ses conférences, ses sémi-aires ainsi que dans les manifestations auxquelles ellest conviée. Elle sera invitée à de nombreux colloquest forums, universitaires ou organisés par des associationsroches de la spiritualité, sur le sacré et le spirituel, ainsiu’à certains rassemblements organisés par des maîtres spi-ituels reconnus.

Elle va faire de sa fin de vie une période d’intense accen-uation de sa pratique spirituelle. Racontés à cœur ouverte facon détaillée et directe, sans cacher les moments que’on pourrait considérer comme négatifs si l’on idéalise laémarche spirituelle, les différentes facettes de cette pra-ique et les miracles (c’est un de ses mots, voir par exemple,. 35 et 103) intérieurs qui en découlent constituent laatière et l’enseignement essentiels de son ultime ouvrage :

Derniers fragments d’un long voyage » [1].Malgré son sujet peu porteur, ce livre a recu les éloges

uasi-unanimes de la critique et a eu un vrai succès deibrairie. À notre connaissance, à part les articles de presse,e seul écrit qui en propose une analyse est l’ouvrage dearie de Hennezel, « Une vie pour se mettre au monde »

[2], p. 193—212). Elle prend exemple sur Christiane Singer

our illustrer sa conclusion. Elle y ajoute son propreémoignage sur des moments passés avec elle dans l’amitiéui les réunissait — y-compris à la fin de sa vie — ainsi queuelques autres éléments. Rappelant l’expression de Michel

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e M’Uzan : « Se mettre au monde avant de disparaître »,lle souligne des points essentiels de la démarche dehristiane Singer et le véritable accomplissement qui sera

e sien grâce à l’acceptation inconditionnelle de ce quist. Tout en partageant ce qu’exprime M. de Hennezel, lerésent article fait le choix d’analyser le témoignage de C.inger en se limitant à son texte et celui d’utiliser commerille de lecture les thèmes des spiritualités traditionnellesomplétés par ceux des soins palliatifs. Nous y privilégieronsa citation textuelle de l’auteur pour maintenir une proxi-ité maximale avec elle. La plupart des propos de Christiane

inger illustrent de facon simple les enseignements de cespiritualités [3—6]1. Ils nous semblent suffisamment lim-ides pour qu’il ne soit pas nécessaire de les paraphraser parne reformulation systématique. Dans un premier temps,ous regrouperons et analyserons les divers aspects de sonémoignage. Un second temps reprendra les aspects qu’elleointe elle-même comme essentiels d’une facon plus géné-ale ; il les reliera à notre travail antérieur sur l’expériencepirituelle en fin de vie [7,8] et à la facon dont les acteurses soins palliatifs voient le spirituel s’exprimer en cetteériode.

ci et maintenant

ardins pour l’Hindouisme (Védanta) et celui de Sogyal Rinpochéour le Bouddhisme. Ces livres peuvent constituer une introduction

l’œuvre de ces auteurs et aux spiritualités dont ils sont un desxemples.

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Derniers fragments d’un long voyage par Christiane Singer :

extérieur à elles-mêmes, passé, présent et futur, avec lesréconciliations à mener avec les vivants, le problème del’au-delà et celui du sens de la vie, de la maladie et dela mort [7]. Christiane Singer, elle, est centrée sur l’ici etmaintenant.

Elle expédie positivement passé, réconciliations et culpa-bilité en trois lignes : « Quand je laisse paisiblement sedérouler ma vie, le plus saisissant est que rien mais vrai-ment rien ne m’y apparaît vain ou regrettable » (p. 22). Lepassé est parfois évoqué mais il l’est en quelque sorte parraccroc, le plus souvent comme un élément de la relation àl’un de ses interlocuteurs, en particulier à son mari (p. 15,20, 25, 33—34, 72, 96, par exemple).

De-même, la préoccupation d’un futur quel qu’il soitn’apparaît pas. « Faire des plans d’avenir, dit-elle, c’est allerà la pêche là où il n’y a pas d’eau. Rien ne se passe jamaiscomme tu l’as voulu ou craint. Laisse donc tout cela derrièretoi » (p. 18). Bien-sûr, l’intention de publication est implicitequand elle commence son journal — publier a été une partimportante de sa vie — mais le moteur premier de sa prisede notes est son témoignage et son utilité pour ceux qui leliront : « Toute ma vie, une seule nostalgie : partager ce dontje fais l’expérience, ce que je vis ! [. . .] Le lieu que j’occupeest un haut lieu d’expérimentation du vivant2. [. . .] Tout estexpérience qui nous concerne tous » (p. 36, et voir aussi p.40). Avec ce livre, elle passe le relais final à ceux qu’ellea accompagnés : « si j’ai occupé dans la vie de certains uneplace lumineuse, le sens de l’aventure est désormais de laremplir vous-mêmes : soyez ce qu’en moi vous avez aimé »(p. 32).

Même si la réalité de l’au-delà est évoquée ou affir-mée (voir également ci-après), la préoccupation d’un futuraprès la mort ne constitue pas plus le moteur de son travaild’écriture. Le 2 mars 2007, elle envoie le manuscrit de sonlivre à son éditeur et lui écrit : « Quelle grâce j’ai recue delui donner passage ! ! [. . .] Mon rêve serait qu’il paraisse leplus vite possible. Ce serait une manière très forte d’entrerdésormais dans un espace ‘‘Neuf’’ — peu importe où — mais‘‘Neuf’’ ». Elle décédera le 4 avril, le livre paraîtra le 19.Elle exprime aussi cet « au-delà » comme une certitude defacon plus explicite : « J’aimerais qu’on mette à la main dechacun au cimetière ce petit mot de remerciement : « Necroyez pas que je sois morte, je m’en suis allée pleine-ment vivante d’une vie vers une autre » » (p. 74 et voir aussip. 48 et 83). Elle n’emploie pas le terme « au-delà » maisressent que cet « après » n’est pas séparé de la vie. Avecles concepts habituels, la vie s’arrête à la mort mais pourelle, la mort n’arrête pas la vie. Cette certitude n’est pasfondée sur une croyance mais, on le verra encore, sur sonexpérience.

Rien ne se passe jamais comme tu l’as vouluou craint.

Pas de regrets, rien à régler qui concernerait le passé,aucune question sur le sens (voir en fin d’article), pas de

2 On notera au passage qu’elle souligne, comme nombre d’auteursdes soins palliatifs [7], la place importante que peut prendre la finde vie dans le travail intérieur.

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raintes pour l’avenir avant ou après sa mort, elle estntièrement centrée sur sa vie présente c’est-à-dire sures rapports avec les soignants et visiteurs et sur sa pra-ique spirituelle face à la suite des épisodes de sa maladie.on ancrage dans le présent est entier et manifeste toutu long du livre. On citera seulement une formule quioncerne l’aspect le plus dur de son chemin, la douleur :

l’art consiste à ne pas occuper les « espaces entre » pare ruminement des douleurs traversées ou par la crainte deelles qui vont suivre » (p. 21 et voir aussi p. 67).

Elle donne attention, reconnaissance et amour aux soi-nants, à ses nombreux correspondants et visiteurs et recoitn retour beaucoup en ce domaine, par-exemple : « Une doc-oresse est venue me faire un électrocardiogramme ; elle meit tant de belles choses sur ma bonté que je suis touchéeu plus profond » (p. 53, voir aussi p. 90, etc.). Ses visi-eurs sont souvent frappés par ce qu’elle communique. Parxemple, un de ceux-ci lui confie : « Je viens vous conso-er et c’est vous qui me consolez » (p. 36) ; un médecin :

Nous nous interrogeons mes collègues et moi, sur l’énigmeue vous nous ouvrez. À la manière dont vous vivez votrealadie et dont vous vivez tout court, nous apprenons une

utre relation à la maladie et à la vie : c’est profondémentroublant » (p. 98, voir aussi p. 101 et 131). Une place parti-ulière revient à son mari et à ses fils — particulièrement leremier — « Giorgio ma lumière, Dorian mon rocher, Raphaelon miroir » (p. 82). Leur niveau de compréhension de laémarche spirituelle leur permet, essentiellement pour leseux premiers, d’accompagner dans la paix celle qui vaourir dans sa démarche propre. Elle exprime un amour

t une reconnaissance constamment renouvelés pour sonari « Mon Giorgio bien-aimé » (p. 20, etc.) ; « Giorgio a

té mon rocher. J’ai construit sur toi l’église de ma vie.e te vénère et t’aime jusqu’à la fin des temps » (p. 72).on admiration pour lui culmine à la fin du livre après qu’ilsient vécu ensemble un long moment d’éveil : « Il m’estpparu que Giorgio avait porté sa vie durant, avec une cons-ance inébranlable, la foi dans le devenir de ce monde etu’il voyageait incognito à tous et à lui-même : Porteur deumière, Serviteur de vie. Ce qu’il disait de moi, c’est luiui l’était » (p. 135). Pus largement sa maladie constitueran ferment d’évolution supplémentaire chez ses proches oues personnes qu’elle avait suivies : « ma maladie a ouvertne incroyable brèche : un prodigieux champ de transforma-ion pour beaucoup d’autres que moi (tant d’êtres, Giorgio,orian, Raphael et tous les miens, frères et amis) » (p. 23).et aspect est confirmé par les témoignages des personnesui l’ont connue.

e cadre de la pratique spirituelle

e contenu principal de son livre, aussi bien d’un pointe vue quantitatif que qualitatif, concerne sa pratiquepirituelle (spiritualité, voir note 13). C’est une pratiqueénérale, universelle — on le verra encore plus loin —danse sens où elle n’apparaît pas comme fondée sur les parti-ularités culturelles d’une religion, avec le recours à une

royance en un dogme et à l’encadrement d’une Église. Saosition présente cependant deux facettes.

D’une part, et même si sa foi a changé de physionomie auours de sa vie, Christiane Singer se définit comme croyante

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p. 113). Elle est catholique pratiquante. « Je recois, dit-lle, de mon Pater Walter si rayonnant l’hostie quotidienne,elle qui est venue s’éclairer comme nacre au creux de maain à la première messe à l’hôpital voilà bien trois mois »

p. 91). Elle ne développe pas les détails de cet épisode. Leseligions représentent pour elle des « chemins de compas-ion pour donner forme, rite et matière à l’Invisible qui nousonde » (p. 92). Et « Le christianisme est en moi comme unide incendiaire que je n’ai pas voulu remplir. À jamais neuf.t qui s’invente de neuf chaque jour. Et néanmoins conti-uent de vivre en moi toutes ces religions que j’ai tant aiméonorer et qui me l’ont si généreusement rendu » Elle citensuite, mélangeant religions et systèmes spirituels athées,’hindouisme des Vedâ, le bouddhisme, le judaïsme, l’islamystique et humaniste et les chamanismes (p. 92).Mais, d’autre part, cela ne l’empêche pas de différen-

ier spiritualité et religions en marquant les insuffisancese ces dernières. « Mon père bien-aimé, dit-elle, décelaitans toute religion le germe d’une violence historique. Ilst vrai que tout système sied mal à la spiritualité. Qu’yurait-il à organiser, à préserver, à mettre en sécurité là oùl n’y a qu’une prodigieuse aventure à risquer ? Commentieu, l’au-delà de tout nom et de tout attribut, pourrait-ilous assurer un ordre contre un désordre ? On flaire avecngoisse un ordre humain qui, pour soulager les peurs qui leinent, se fait passer volontiers pour un ordre divin. Or c’est

une aventure de libération et non de morale, de radicaletournement et non de progrès que nous sommes conviés !’institution ne peut que céder le pas devant l’expériencee ‘‘l’homme intérieur’’ » (p. 91). Ce choix de priorité seraduit bien dans la facon dont elle étaie et illustre lestapes de sa démarche spirituelle : à part la mention de saommunion journalière, on n’y trouve pas de soutien pro-rement religieux. En revanche, Dieu est parfois mentionnéais sans rapport direct avec le contexte religieux et en tantue réalité non définissable (au-delà de tout nom et de toutttribut, voir ci-dessus), proche (elle est « tombée en Dieu »it-elle p. 48)3 au point d’être intérieure (p. 104). Il estxceptionnellement invoqué en tant que tel dans une prière,ar exemple : « Aujourd’hui avec des larmes dans les yeux,e demande à Dieu de me prévoir sur Terre pour son œuvree vie, de me garder » (p. 51) ; ou : « Mon Dieu, donne-moiccès à cette foi démesurée qui m’habite afin que je puisseémoigner, malgré tout, de la splendeur de cette vie » (p.6).

On peut donc distinguer ce qui constitue la part majeuree sa pratique et qui appartient au socle universel des spi-itualités de ce qui peut être rangé sur le versant religieuxais, de fait, elle n’opère jamais de distinction entre leseux aspects : sa religion est entièrement nourrie de spiri-ualité. Globalement, son témoignage demeure néanmoinsien au delà des rites et surtout des dogmes proposés pares religions.

Cette pratique spirituelle est la continuation d’une pra-ique commencée il y a de nombreuses années. Le début

e sa pratique du bouddhisme zen date de 20 ans (p. 21),’est la seule indication qu’elle donne dans son livre à ceujet. Elle cite à nouveau cette durée p. 126. Elle parle

3 Elle dit aussi (p. 92) qu’elle est spirituelle dans toutes ses cel-ules, ce qui n’est absolument pas contradictoire.

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M. Juguet

lusieurs fois de sa pratique de la méditation (p. 14, 54,14) ou de sa pratique bouddhiste (p. 10) ; elle mentionnees amis tibétains et sa familiarité avec le livre des mortsp. 85). La nouveauté vient de l’intensité crée par l’annoncee la mort prochaine et par la violence de la maladie. Pourlle : « On peut bien sûr être malade, cruellement maladeour avoir confirmation de sa malchance et toutes les raisonse se lamenter [. . .]. Mais on peut aussi monter en maladieomme vers un chemin d’initiation, à l’affût des fracturesu’elle opère dans tous les murs qui nous entourent, desrèches qu’elle ouvre vers l’infini. Elle devient alors l’unees plus hautes aventures de la vie » (p. 29 et voir aussi p.6). C’est cette période qu’elle reconnaît bien comme cellee la fin de sa vie (voir p. 15, 71, 98 et 121, par exemple)ui entraîne un saut qualitatif dans sa pratique et ses consé-uences intérieures : « tout ce que je savais du bout desèvres, aujourd’hui je suis en passe de m’y noyer », dit-lle, et « je sais, bien-sûr, que si je dois vivre encore, cetteériode de porosité (à l’affût des fractures, etc.) se refer-era, mais l’avoir vécue rend la vie à tout jamais sacrée »

p. 30).

En posant l’aventure en termes de maladie etde guérison, on fait totalement fausse route.

À propos de cette dernière citation, on notera que lesersonnes en fin de vie expriment souvent de l’espoir toutn reconnaissant parallèlement la réalité de leur état. À deares moments mais presque jusqu’ à la fin de son livre,hristiane Singer est située sur le versant d’une vie encoreossible. Cependant, le terme espoir n’est pas vraimentpproprié : l’espoir c’est attendre quelque-chose avec, auoins, une certaine confiance. Pour elle, il s’agit plutôt’évoquer une éventualité. Par exemple : « Si je dois vivre,’ai la nostalgie de poursuivre à tout prix ces rencontres’un soir dont je suis si éprise ! Ces ‘‘conférences’’ » (p.0 et voir aussi p. 116). Mais elle marque bien sa volontée rester ancrée dans le présent, par exemple, lors d’uneourte période d’amélioration notable de son état : « uneelle période que j’accueille avec une gratitude tranquille. . .]. Accueillir ce qui est dans la plus extrême des simpli-ités possibles, sans surtout laisser une espérance folle etncontrôlée prendre le mors aux dents » (p. 120). Même si,ne fois dans ce qu’elle rapporte, elle implore Dieu de laaire vivre encore (voir ci-dessus : « je demande à Dieu dee prévoir sur Terre. . . »), son but essentiel n’est jamais de

utter pour vivre plus longtemps. Elle se situe sur un autrelan : « En posant l’aventure en termes de maladie et deuérison, on fait totalement fausse route. Je n’ai pas eue maladie et je ne guéris de rien. J’ai traversé un violentrocès alchimique. C’est tout. Et je continue de le traver-er ! » (p. 34—35). Guérir n’est pas l’essentiel. Par exemple :

Vaincre la mort, vaincre la maladie : grotesque et arro-ant ! Dira-t-on de quelqu’un qui a repoussé son déjeunere deux heures qu’il a vaincu la faim ? [. . .] Si je dois sur-ivre de quelques mois ou de quelques années. . . et même de

uelques décennies, sait-on jamais, je n’aurai pas vaincu laort, je l’aurai totalement, amoureusement intégrée » (p.

5). La mention de l’éventualité d’une prolongation de sonemps de vie ne l’empêche pas de sentir peu à peu qu’elle

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Derniers fragments d’un long voyage par Christiane Singer :

s’éloigne de la vie : « Un jeune urologue me rend visite etm’explique mon état ou plutôt l’état des faits [. . .] dansl’ordre des choses humaines, les jeux sont faits. Un ordrerestreint que « cet ordre des choses médicales » Mais c’étaitpour moi un étrange soulagement. Je n’avais donc plus cettemonstrueuse responsabilité de me maintenir en vie ! [. . .]Je peux lâcher pour de bon sans me sentir démissionnaire.Une force plus grande est à l’œuvre devant laquelle je peuxaussi m’incliner [. . .] Je sens clairement que je m’éloigne »(p. 71). On a déjà vu que, pour elle : « Tout est vie que jevive ou que je meure » (p. 83).

Sur le sujet de la maladie inguérissable, les personnes enfin de vie posent parfois la question suivante : pourquoi moi,pourquoi cette maladie pour moi, en signifiant que ce n’estpas juste [7]. Sur ce point, Christiane Singer ne formule pascette interrogation mais elle y répond explicitement avecune citation de Jeanne Guyon4 qui condense de facon fulgu-rante une très grande partie de la position et de la démarchespirituelles, athées ou non : « La mort et l’abandon ne sontpas notre fin, Dieu ne les veut que pour nous rétablir dansla jouissance » (p. 47).

L’objet et les modalités de la pratique

Comme dans toute spiritualité, l’objet global de sa pratiqueest d’abord, tout simplement, de vivre complètement sa viesous toutes ses formes. Mais ici, les conditions créées parla maladie terminale rendent cette pratique extrêmementdifficile.

Il y a, dans un premier temps, des moments de souffrancemorale5. Par exemple : « Aujourd’hui les loups hurlent dansles steppes de mon âme. Je pleure avec la vieille dame quipartage ma chambre [. . .] Je pleure sa mort, ma mort, lavulnérabilité de tout ce qui est sous le soleil » (p. 17) ; oubien : « Je ne vais pas bien. La tristesse me tient [. . .] Je memets soudain à trouver mon sort laid » (p. 19—20) ; et : « Merevoilà à l’hôpital, journée de désespoir » (p. 64). Ces épi-sodes sont pleinement vécus (voir aussi ci-dessous). Mêmesi l’on peut constater, son livre lu, que sa démarche lui apermis de surmonter ces moments et les épreuves de samaladie en général, jusqu’au 19 décembre elle n’exprimejamais la certitude de les franchir (voir aussi plus loin).Par exemple : « Une nouvelle tumeur a traversé la paroide la vessie [. . .] Il est évident que tout peut basculerdans la détresse » (13 décembre, p. 66 et voir juste ci-dessous).

La maladie cause des épisodes de douleur extrême, répé-tés jusqu’à la fin de son livre. Par exemple, le 21 septembre :

« J’ai traversé « la nuit du corps », la réplique charnellede « la nuit de l’âme » de St. Jean. Labouré de crampes,mon pauvre ventre gardait obstinément sa boue [. . .] Passéeentière au papier de verre, j’étais comme un animal qui se

4 Mystique francaise du xviie siècle citée par Catherine Millot [9].5 Dans les soins palliatifs, on appelle douleur ce que Christiane

Singer appelle souffrance physique, réservant (même si l’on peuttrouver parfois des états plus complexes) le terme souffrance àtout ce qui n’est pas douleur physique. Dans ce que l’on nommegénéralement « souffrance morale », les acteurs des soins palliatifsdistinguent la souffrance psychologique, sociale et spirituelle [7].

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ache pour passer. Forte expérience et toute « la tentationu désespoir » qui m’assaille, la plus violente des tentations,a plus redoutable de toutes [. . .] Il y a des moments où l’âmempalée au corps agonise. Enfer de la souffrance. Enfer jourprès jour » (p. 31). Voulant conserver sa pleine conscience,lle n’accepte pas toutes les formes de la palette antal-ique : « Je ne veux pas prendre le neuroleptique que m’aroposé le Dr. M. [. . .] Les analgésiques qui agissent sur laouleur directement me sont plus acceptables » (p. 52). Cesoments d’intense douleur sont extrêmement éprouvantsarce qu’ils lui font perdre une bonne partie du contactvec ses ressources intérieures (Sur ce point, voir aussi plusoin), par exemple le 19 décembre : « J’avais perdu touteonfiance. Aujourd’hui est venu Roman [. . .] il m’a remisans la confiance. Mon cœur était brisé, émietté. Je n’étaisue râle après le martyre de ces trois jours, j’avais perduout contact avec autre chose que la souffrance » (p. 68).on entrée en soins palliatifs espacera notablement cespisodes douloureux (voir p. 73 et 88), sans les éradiquerotalement. Par-exemple, le 26 février : « Nuit des coups deouteau dans le ventre. Nuit de détresse et d’insondablerofondeur. Rien n’agit. Sinon la conscience que tout a unen. Le point qu’atteint le vieux Salomon dans l’Ecclésiaste,ui je le touche. ‘‘Il enviait les morts déjà morts’’ » (p. 134).usqu’à la fin, elle rapporte les tentations qui l’assaillentlors : pendant une nuit où elle vit « le plus déchirant desupplices [. . .] j’ai été effleurée puis empoignée par laolonté d’enjamber la fenêtre qui est exactement la forceontraire ‘‘à la conscience qu’il n’est rien au monde qui’ait une fin’’ : celle qui croit à la pérennité du mal » (p.26). L’effet intérieur de la douleur ne déborde cepen-ant pas la durée de l’épisode douloureux. Entre ceux-ci,a seule question est la suivante, par-exemple lors d’uneéritable période d’amélioration physique : « Comment dansne sorte de normalité grandissante rester néanmoins trans-arente à tout ce qui m’a été révélé de plus grand, delus noble, et qui fait le prix fabuleux de cette aventure ? »p. 123). Elle pose plusieurs fois cette question le longe son livre lors des moments de mieux. On remarquerau’il ne s’agit pas de conserver, c’est-à-dire de maintenirne possession mais de rester transparente à, c’est-à-direuverte à ce qui advient, sans volonté de prendre ou deejeter.

Les modalités de sa pratique sont celles qui constituente socle universel de toutes les spiritualités traditionnelles,eligieuses ou non [3—6].

D’abord la présence à ce qui se déroule dans l’instant :n peut la remarquer dès le début de son récit (p. 10) puis,

Toute mon attention se porte désormais à être, être. . .

tre. . . être. . . être » (p. 14), ou, « ‘‘Rien à faire, nulle partù aller’’. Le premier koan6 que j’ai mâché dans ma pratiqueoilà 20 ans, lâche ces jours en moi tout son suc. Ma grati-ude pour toutes ces années d’une pratique que sottemente ne trouvais jamais ‘‘à la hauteur’’. Pour la première fois

e peux la palper. Je peux rester des heures et des heures,es nuits entières dans cette attention flottante pleine derôlements, sans qu’une seule mauvaise pensée ne trouve

6 Un koan est une brève phrase-énigme dans la tradition zen duouddhisme qui, après une longue pratique, révèle son au-delà deoute logique apprise.

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ccès jusqu’à moi » (p. 21). Cette présence est ouvertureomplète et sans attente7.

Il s’agit ensuite de ne pas être emporté par — ou identi-é à — ce qui est percu et ressenti, en appliquant une formee distanciation par rapport à l’événement, sans cependantourt-circuiter le ressenti, en d’autres termes de maintenirn témoin présent : « Une maladie est en moi. C’est un fait.on travail va être de ne pas être, moi, dans la maladie » (p.6) ou, « Je suis soudain épuisée et je contemple cet épui-ement comme un paysage » (p. 54 et voir aussi p. 133). Saufne exception (p. 20), elle manifeste également sa distancear rapport à sa maladie en ne prononcant jamais son nom.

Toute souffrance morale est notre incapacitéd’expérimenter les choses comme elles sont.

Ne pas court-circuiter le ressenti, c’est être pleinementivant, c’est vivre entièrement tous les aspects de sa vie.lle en pose d’abord le principe et les conséquences : « Touteouffrance morale est notre incapacité d’expérimenter leshoses comme elles sont, comme elles viennent à nous » dit-lle (p. 16). Elle va en décrire l’application et les résultatsout au long de ces six mois : « J’adhère à ma vie comme sie n’avais jamais connu la moindre distance » (p. 11) ; « J’aiait du lieu où je me tiens un haut lieu d’expérimentationu vivant. C’est un choix sur lequel on ne revient pas, enisant : ce morceau là je le prends ; celui-là je ne le prendsas » (p. 28 et voir aussi la même idée p. 15, 23, et 116).lle développe complètement ce point essentiel à la fine son livre : dimanche 18 février, « Si j’avais soupconnéue le plus déchirant des supplices était encore devantoi, la panique m’aurait prise. Mais j’ai survécu à la pire

uit jusqu’alors [. . .] J’ai accompagné jusqu’au bout maropre solitude, mon propre abandon. Il est bon et juste’accompagner jusqu’au bout tout ce qu’on ressent, d’alleru plus aigu de la pointe. Pour être délivré de quelque chose,urtout le rejoindre de si près, de si près qu’on sent leouffle du dragon dans la nuque ! Oui si seulement je suisapable d’accompagner ma misère, de l’admettre, de laeconnaître, elle prendra fin ; mais si je tente de la sur-onter, de succomber à l’héroïsme ou à la seule indignation

c’est horrible », alors tout se durcit, se prolonge. En pre-ant dans notre responsabilité ce que nous faisons, ce queous vivons, ce que nous disons, nous avancons sur un che-in de paix. J’étais loin de penser en ces termes au fil des

eures de cette nuit, et c’est pourtant cette force-là qui m’aortée et la conscience ancrée, jour après jour, au moins

epuis ces 20 dernières années, du caractère éphémère deoute chose : il n’est rien au monde qui n’ait une fin ! » (p.25—126). Même si la nuit du 25 février sera encore difficile,ette dernière nuit est la pire de ce long voyage. Elle y survit

7 « Ce qui m’a frappée, dit Marie de Hennezel [10] quand je suisllée lui dire au revoir, à Vienne, en Autriche, en entrant dans sahambre, c’est le paradoxe entre les signes évidents de sa mortrochaine, sa maigreur, sa fragilité physique, et puis l’énergie quiébordait d’elle et qui régnait dans la chambre. Son regard, sonourire étaient pleins de vitalité. Elle reposait les mains ouvertes,ans attente, prête à tout ». De l’autre côté, Christiane Singer décrita visite de Marie de Hennezel p. 130.

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ar une participation active, en rejoignant et en accompa-nant son ressenti ; elle insiste par quatre fois sur l’exigencebsolue de l’abandon total à la situation.

Vivre entièrement, c’est aussi au même instant accepter8

e qui est, s’incliner devant l’évidence. Par exemple : « Pourauver ma peau devant la détresse, je me mets debout etu lieu de subir, j’acquiesce de toute mon âme » (p. 56) ;

J’ai rendu les armes » (p. 73) ; dimanche 7 janvier : « Uneuit dure. Souffrance violente dans le dos [. . .] Une vio-ente nausée me ceinture puis s’éloigne avec des spasmese vomissement, puis tout s’apaise. Je répète aussi long-emps que cela dure : oui, oui, oui » (p. 89 et voir aussi p.1). Le terme acceptation n’est utilisé qu’une seule fois (p.1).

e résultat de la pratique

e résultat de cette pratique est une suite de moments deonheur intense et sans cause classiquement identifiable,ont l’apogée constituera un état stable qu’elle qualifierae béatitude.

La facon dont elle a traité la douleur est essentielleans ce résultat, c’est ce qu’elle exprime par téléphoneux participants du forum « Terre du ciel » le 3 novembre :

Ma dernière aventure. Deux mois d’une vertigineuse des-ente et traversée. Avec surtout le mystère de la souffrance. . .] Parce que c’est cette souffrance qui m’a abrasée, qui’a rabotée jusqu’à la transparence. Calcinée jusqu’à laernière cellule. Et c’est peut-être pour cela que j’ai étéetée pour finir dans l’inconcevable. Il y a une nuit surtoutù j’ai dérivé dans un espace inconnu. Ce qui est boulever-ant, c’est que quand ‘‘tout’’ est détruit, quand il n’y a plusien, mais vraiment plus rien, il n’y a pas la mort et le videomme on le croirait, pas du tout. Je vous le jure. Quand il’y a plus rien, il n’y a que l’Amour. Il n’y a plus que l’Amour.ous les barrages craquent. C’est la noyade, l’immersion.’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance mêmee la création » (p. 40—41).

La gratitude est très souvent exprimée pour ses visi-eurs et soignants ou par rapport aux diverses situations.ar exemple : « Et toujours la porte de ma chambre qui’ouvre et un visiteur, une visiteuse qui entre. Au début,orian a eu la bonté de me protéger puis, peu à peu vu

’émerveillement que cela me cause — chaque visite ayanton miracle propre — quiconque vient est bienvenu dans laesure du possible » (p. 130) ou : « Les anges m’ont offert

ne bonne nuit avec un analgésique nommé Z. Merci à sonnventeur. J’ai retrouvé l’entièreté de l’être, la profonderatitude qui m’habite quand la souffrance ne me rongeas » (p. 65 et voir aussi p. 73).

Le sentiment le plus fort, décrit plus ou moinsomplètement une dizaine de fois, est celui d’un bon-eur incroyable, a fortiori dans sa situation. Par exemple :

Lorsque je ne rêve pas j’entre dans une phase d’un

8 L’acceptation n’est ni la résignation (le sujet subit ce qu’il neeut empêcher ; il est alors passif, stoïque et inactif), ni le fata-isme, ni la soumission par rapport à autrui. C’est une attitude activeù l’individu est réceptif, s’exposant sans barrières à ce qui est dans’instant. Christiane Singer en est un exemple achevé.

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Derniers fragments d’un long voyage par Christiane Singer :

bonheur sans limite dans un inconnu sans fin » (p. 47) oubien : le 29 décembre (dicté à Joëlle) « Hier alerte à lathrombose [. . .] De délicieux médecins accourent. Je mesens comme en plein océan dans une barque qui prend l’eau,et chacun tente de boucher à sa manière un trou, tout ensachant qu’elle va sombrer. C’est touchant d’affairement etd’impuissance. « Comme je suis heureuse. . . comme je suisheureuse. . . Tu leur diras comme je suis heureuse ! » Voilàce que je murmure à J. Je suis en train de mourir. . . Est-ilpossible que je ne meure pas ? Le Dr. W. me confie plus tard‘‘qu’il savait’’ que je ne survivrais pas à cette nuit ». (p.81). Cette période de fin d’année (28, 29 et 30 décembre)et de tout début de l’autre constitue un point de bascule-ment : c’est à ce moment qu’elle s’établit de facon stabledans l’expérience spirituelle (voir ci-après le paragraphe quilui est consacré). Le 1er janvier 2007 : « Une fièvre brutaleme fait vivre ce soir une sinistre expérience d’hallucination.Partout dans les murs de ma chambre s’ouvrent des fentes[. . .] Des troupes de danseurs effrayants et masqués, decavaliers d’enfer, de monstres à cornes et à trompes, sedéversent dans ma chambre. [. . .] Peu à peu, grâce à mesamis tibétains et à ma familiarité avec le livre des morts,des mains se tendent de toutes parts pour me secourir.« Noble fille ! Traverse ! Traverse ! Cela n’est que le pro-duit de ton esprit et de ton imaginaire. . . Traverse ! ». Ahcette grâce de recevoir au moment juste l’instrument juste !Cette grâce ! La traversée a lieu. Une sensation incroyablede délivrance, comme si désormais la boîte à jouets s’étaitvidée. Je peux entrer en vie. Je suis donc allée jusqu’aubout, jusqu’à la fin des terres offertes à mon galop » (p.84—85, c’est nous qui soulignons). Le 11 janvier, elle faitréférence à cette étape : « depuis le début de ma traversée,une vie monacale s’est ouverte à moi » (p. 91). Le 27 janvierelle confirme l’importance de cet instant de passage, maisde facon elliptique : « Presque un mois s’est écoulé — dutemps d’ici. Comment était-il le temps d’autrefois ? » (p.106). Avant cette date, il y a donc bien un « autrefois », untemps passé, révolu, qui englobe toute sa vie antérieure etqu’elle décrit comme imparfait avec humour et légèreté.C’est celui où la boîte à jouets, c’est-à-dire le mental9,l’empêchait d’être complètement en contact avec la vie ;elle peut donc maintenant entrer en vie. Elle semble souventdans l’exagération et la démesure, on le verra encore, maisà ce moment elle reconnaît avec simplicité qu’elle est alléejusqu’au bout de son évolution. Le 24 janvier elle en a faitun bilan : ‘‘Comment aurais-je pu soupconner que je puisse

être encore aussi heureuse ? D’un bonheur sans fin, illimité,qui ne veut rien, n’attend rien, sinon l’émerveillement dechaque seconde [. . .] Et me croira-t-on, mais peu importe,

9 Pour les spiritualités orientales, le mental est l’aspect du fonc-tionnement psychologique qui, de pair avec l’ego, considère unepartie des évènements comme bonne et l’autre partie comme mau-vaise. Refusant la partie désagréable, il empêche de vivre la totalitéde la vie en superposant à la réalité de l’instant ressentie commedéfavorable une situation favorable, entièrement imaginaire maisplus prégnante, et qui devrait être. Les spiritualités tradition-nelles proposent toutes des méthodes pour neutraliser le mental.Une des premières est de vivre complètement toutes les situa-tions, y-compris les « défavorables » et les émotions qui peuventles accompagner. C’est ce que nous montre Christiane Singer.

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i je dis que je n’ai jamais été plus heureuse que mainte-ant ? Je ne veux ce faisant rien prétendre, rien prouver.e remercie seulement ceux qui me lisent de recevoir cesaroles avec la même simplicité que celle avec laquelle jees laisse ce soir couler de ma plume » (p. 103—104).

Je n’ai jamais été plus heureuse quemaintenant.

Cet état est accompagné d’un immense amour dont ellee sent être simplement le canal. Par exemple, pendant lauit de détresse où, comme le vieux Salomon, elle envie lesorts déjà morts (voir ci-dessus) : « Et tout aussitôt, mar-

hant main dans la main, la conscience folle que j’aime,ue j’aime, que jamais l’amour n’a coulé de moi et enoi à pareils flots » (p. 134). Elle évoque cet amour de

ombreuses fois tout au long de son livre. Il est égale-ent accompagné d’une intense sensation de liberté, par

xemple : « J’ai touché le lieu où la priorité n’est plus maie mais ‘‘La vie’’. C’est un espace d’immense liberté » (p.9) ou « Je suis habitée d’une liberté infinie. Quelle joie’aurais de vivre et de continuer à bercer le monde avecous ! Mais je ne vois pas l’ombre d’un échec, si une autressue s’ouvre à moi. Tout est vie que je vive ou que je meure »p. 83).

Elle est sortie des catégories de la conscience habituelle.ar- exemple le 17 janvier, lettre à Marie M. : « Ma vie estevenue simple. Je rencontre ceux qui me rencontrent avecne innocence de moineau. J’y gagne une légèreté inconnueusqu’alors. Je n’ai plus aucun concept ni représentation. . .] Je « coule » avec le flux de cette expérience, instantprès instant, jour après jour, le cœur paisible. Ainsi ne’agit-il que de vivre ce qui nous rencontre » (p. 95). Ou :

Je perds en apparence mes forces vitales [. . .] De l’autree gagne les forces neuves de la non-résistance. Un espacenconnu s’ouvre sur des révélations sans fond. Toutes lesatégories ont cessé, les dénominations n’ont plus cours »p. 88). L’opposition classique vie-mort est dépassée, on l’aéjà vu. Elle se situe essentiellement dans un ressenti sansoncepts : « Des voix d’amis qui continuent de me dire : « tueux encore te décider pour la vie. Décide-toi pour la vie ».es voix [. . .] n’appartiennent plus à mon royaume, ellesont du royaume de la dualité [. . .] L’intention est bonne,lle est naïve. À ces encouragements manque la vraie brû-ure de l’expérience. Dans l’espace où j’évolue, vivre etourir est la vie. J’opte pour le tout. Voilà » (p. 82—83).Elle exprime que la plus enracinée de ces catégories,

elle d’un « moi » individuel séparé du reste du monde (ego)e la concerne plus. Par exemple : « Si tant est que quelqu’uneuille me la disputer, je ne céderais pas ma place pourn empire [. . .]. Ainsi en apprenant tout à l’heure que Titi,ne amie de Dorian, avait donné le jour à Johannes, j’aileuré comme on pleure peut-être pour sa propre fille. Jee fais plus la différence, ou plutôt mon corps ne fait plusa différence entre mien et tien » (p. 30). S’adressant à desorrespondants, elle parle de la disparition de ce « moi » :

Votre amour à tous ne m’a pas guérie, il m’a fourni assez deroduit ignitif pour [. . .] aller jusqu’au bout de la combustion. . .]. J’ai brûlé jusqu’à la dernière cellule. Cet anéantisse-ent est accompli. Et que personne ne prétende que « j’y ai

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urvécu » ou que « j’ai traversé » ou quelque fadaise contem-oraine : je n’y ai pas survécu, ‘‘J’y suis restée’’ » (p. 35)10.

Après avoir suivi pas à pas les différents aspects de laratique spirituelle de Christiane Singer et leur résultat, onnvisagera ces « Derniers fragments d’un long voyage » deacon plus globale.

utres aspects du témoignage

e livre est un hymne à la vie jusque dans la mort qui larôle le 29 décembre et qui, elle en a conscience, approchenexorablement. Il n’a cependant rien de morbide. « J’aiecu un sacré don avec la naissance : celui de tout magni-er » dit-elle (p. 22). C’est un émerveillement de vivre qui’en finit pas d’exprimer sa gratitude. Il ne s’agit jamais’une réflexion intellectuelle mais de l’expression naturellees sentiments. C’est un témoignage sincère : il ne fait pas’impasse sur l’impact dévastateur de la douleur, sur lesoments de tristesse ou sur son « potentiel de ressenti-ent » du début de son récit (p. 11). C’est un témoignage

n direct, au jour le jour, à cœur ouvert avons-nous dit,uasi-impulsif, même si l’expression en est élaborée, ardentt qui peut être ressenti comme excessif. À coté des nom-reux lecteurs et des critiques littéraires qui ont été émust nourris par son live, il en est d’autres pour qui la formee son témoignage balaie presque son contenu. Nous avonsntendu manque de simplicité, emphase, exagération, « ellen rajoute » et même le qualificatif hystérique. Elle estonsciente de ce versant de sa personnalité : « Je sais que’ai toujours exagéré, provoqué, mais toujours avec une sin-érité brûlante » ou, « Je revois ma mère [. . .] me dire :a fille, pourquoi exagères-tu toujours ? » (p. 56) et, « Il

’est pas exclu, me fait-on savoir, que j’ai été mauditear des personnes pour qui mon travail et mon écrituretaient impossibles à supporter » (p. 58). Elle parle aussie Jeanne Guyon, sa « sœur en excès » (p. 46). Elle donne’explication suivante : « Étrangement, ‘‘l’exagération’’ m’aoujours paru être l’expérience parfaite. Je me suis vitepercue que ce que je n’avais pas osé vivre jusqu’au boute me lâchait plus. Il n’est que l’expérience menée à termeui libère » (p. 56). Cette dernière phrase résume l’exigencextrême d’un des aspects fondamentaux de la pratique spi-ituelle. Nous avons déjà signalé son insistance sur ce point.

Pour les acteurs des soins palliatifs, ce livre est égale-ent l’exemple d’un autre mode de gestion de la douleur

voir la réflexion d’un médecin p. 98). Outre les diffi-ultés habituelles inhérentes à cette période, Christianeinger doit affronter, nous l’avons vu, des épisodes algiques

10 A notre connaissance, les deux seuls témoignages publiés sura période située entre la fin du livre et le décès de Christianeinger son ceux de Marie de Hennezel [2,10]. Dans l’interview àsychologies Magazine [10], un journaliste lui demande dans queltat d’esprit se trouvait Christiane Singer lors des jours qui ontrécédé sa mort « Elle était dans l’acceptation, répond Marie deennezel, Chacun meurt comme il a vécu. Christiane a toujours euette passion, ce don de rechercher la merveille dans chaque chose.lle a vécu cet ultime temps de vie avec la même passion. La der-ière fois que je l’ai eue au téléphone, elle m’a dit : « Je suis loin,rès loin, mais je suis bien » ».On pourra aussi trouver des élémentsomparables dans son livre ([2] p. 148—149).

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épétés et intenses. Dans le cas général, la sensation doulou-euse prolongée empêche le sujet de porter son attentionur tout ce qui n’est pas elle ; elle diminue ou verrouilleomplètement l’accès à la conscience de toutes les autreserceptions ainsi que les possibilités d’idéation. Par ailleurs,ême si la douleur est initiée par des causes objectives, laerception du phénomène douloureux est subjective, ellest toujours modulée par le contenu de la sphère psycholo-ique. Au-delà de ses conséquences physiques en termes deorbidité, ses conséquences psychologiques habituelles — la

ouffrance morale — sont principalement le repli sur soi ou’agitation, l’angoisse, la dépression et le désir de mort11.

Les antalgiques : seulement s’ils ne diminuentpas la conscience.

Tout en acceptant certains antalgiques, Christiane Singerréfère vivre des épisodes douloureux plutôt que de perdrea pleine conscience. Ceux-ci sont alors tellement intensesu’elle en est captive : elle peut perdre tout contact avecutre chose que la douleur (voir plus haut). La souffranceorale peut être alors forte au point qu’elle exprime, par-

ois, un désir de mort. Cependant, les acquis de sa pratiqueui permettent de ne pas être complètement submergée.eux convictions ne sont alors pas effacées : celle qu’il n’estien en ce monde qui n’ait une fin et celle qu’il est néces-aire de vivre complètement chaque instant, même le pire.’est ce qui lui permet de tenir et de conclure finalementu’on peut en sortir vivant (p. 28) ; nous dirons même incom-arablement plus vivant.

Les autres conséquences habituelles de la douleur sontbsentes. La souffrance morale disparaît progressivement.lle se manifeste clairement pour la dernière fois le9 décembre : « J’avais perdu toute confiance » (p. 68).nsuite, même dans la dernière période couverte par sonivre c’est-à-dire celle de la septicémie, elle se trouveans un état de sécurité intérieure : « Je contemple ce quidvient. Ma confiance reste totale et sans aucune candeur.e me sais portée ». (p. 134). La traversée a eu lieu.

hristiane Singer et l’expériencepirituelle

es ressentis de bonheur intense que rapporte Chris-iane Singer sont, disions-nous à propos des résultats dea pratique, caractéristiques de l’expérience spirituelle.u’entendons-nous12 par ce terme ?

Dans le courant de la vie, on rencontre deux formes

rincipales d’expérience spirituelle, appelée aussi mys-ique : d’une part l’expérience dite sauvage, transitoire, et,’autre part, celle qui est installée de facon stable chez ceuxu’on appelle les saints ou les sages selon la culture locale.

11 Sur la souffrance morale consécutive à la douleur, on consulteravec profit le témoignage de Jocelyne Paderi [11].

12 Le sujet principal de cet article permet seulement d’aborder’expérience spirituelle de facon rapide. Le lecteur intéressé pourrarouver plus de détails dans nos travaux antérieurs et dans leuribliographie [7,8].

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Derniers fragments d’un long voyage par Christiane Singer :

L’expérience sauvage [12] n’est pas provoquée par unerecherche intérieure particulière. Elle est imprévue. C’estuniquement un ressenti — les concepts sont absents — indi-cible par le langage. La sensation de moi séparé (ego) adisparu. C’est un sentiment unitaire, toutes ses compo-santes sont présentes à la fois sans que leur inverse soitpossible. Il s’agit d’une perfection absolue et stable, unejoie sans cause et sans objet. Il n’y a plus aucune questionou négation, ni espoir ni crainte, tout « est » là. C’est unautre monde en ce monde, plus certain que le monde habi-tuel. La sensation classique du temps a disparu au profit d’unprésent sans limite. Dans ce cadre, la mort n’a plus le sensordinaire. La réalité que le « sujet » ressent et « se » sentêtre en même temps est située hors du temps, il ne peutalors rien craindre de l’avenir et donc de la mort [7,8,12].L’absence de passé et de futur, d’interrogation, de négation,de limite, l’absence de contradiction interne ou externe fontde cette expérience un ressenti d’une simplicité absolue et,encore une fois, indicible.

Cet état passager peut être atteint de facon stableaprès une démarche menée avec les méthodes d’unespiritualité traditionnelle13. En général après une longueascèse, c’est-à-dire des exercices, les saints et les sagesse sont déconditionnés des mécanismes mentaux ordi-naires qui barrent l’accès à cet autre niveau d’être. Lesqualités seulement entrevues dans l’expérience spirituellesauvage imprègnent alors complètement l’être humain,transformant profondément et définitivement son psy-chisme. Deux aspects fondamentaux sont alors présentsqui n’apparaissent pas dans les expériences de mystiquesauvage. C’est d’abord un lâcher-prise total, le dépôtde la volonté personnelle, condition sine qua non del’expérience. C’est ensuite l’amour manifesté par l’êtrehumain « spirituel ». Il ne s’agit pas du sentiment du langageordinaire mais d’un amour absolu et inconditionnel pour toutêtre et toute situation. Cet état achevé de l’être humain estpeu fréquent.

Au-delà des niveaux physique et psychologique — celui del’âme — l’expérience spirituelle révèle donc que l’hommepeut atteindre un autre niveau d’être, absolument bienheu-reux, c’est ce que le christianisme originel a appelé celui del’esprit [13]. Cette dimension est encore reconnue par lestraditions orientales mais elle est quasi-ignorée par notrecivilisation [7,12,13]. C’est une dimension qui peut êtreexpérimentée en ce monde ; elle est donc immanente mais,on l’a dit, la réalité que le « sujet » ressent et se sent être enmême temps est hors temps. Cette seconde partie de la des-

cription évoque les idées d’éternité et de transcendance.Respectant la philosophie des soins palliatifs, nous n’ironspas plus loin que cette apparente contradiction. Il ne s’agit

13 En se référant à ce cadre traditionnel, on définira la spiritua-lité comme un corpus de connaissances dont le fondement estl’existence de l’expérience spirituelle — celle-ci étant régulière-ment vérifiée dans la suite des générations — et qui propose lespratiques qui permettent de dissoudre les obstacles rencontréspour y parvenir. Pour les spiritualités traditionnelles, ce résultatne peut pas provenir uniquement de la pratique d’un individu,aussi « méritant » soit-il. Un lâcher-prise absolu est nécessaire pourl’intervention possible d’une dimension plus vaste (les religionsparlent d’abandon à la volonté de Dieu).

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ependant pas d’un choix d’école effectué par prudence ;’analyse se heurte en effet au contenu de l’expérience. Si’on utilise la pensée et les concepts habituels, on se conten-era de constater son caractère au moins immanent. Si l’one rapporte à son type de contenu, il est situé uniquementans le ressenti, donc sans concepts. Dans l’expérience lesoncepts opposés d’immanence et de transcendance sont,omme tous les autres concepts, absolument hors champ.itués au niveau psychologique et intellectuel de la dua-ité, ils n’existent pas au niveau du ressenti un non-duel de’expérience spirituelle. Les concepts présentent des analo-ies avec le contenu de l’expérience mais ils ne sont pas deême nature [7].

Ce sublime mot ancien : béatitude.

Les perceptions et les sentiments que rapporte Christianeinger sont, sans aucun doute, ceux de l’expérience spiri-uelle. Tout son livre en témoigne, et, plus régulièrement,

partir de la fin de l’année 2006.La première manifestation concerne ce qu’on peut

egrouper sous une de ses formules — la même que cellee certains malades des soins palliatifs (voir ci-dessous) —

je n’ai jamais été plus heureuse que maintenant » écritee 24 janvier 2007 (p. 104 et voir p. 41, 47, 56, 81, 98, 103 et10—11). C’est ce bonheur sans cause de l’expérience spiri-uelle, un « émerveillement [. . .] un bonheur sans limite » (p.7) mais les mots sont bien faibles par rapport au ressenti.n est dans l’indicible sauf avec un terme de la mystique :

Je dis bonheur par pudeur mais ce qui m’habite en véritést plus fort encore [. . .] Il est contenu entier dans ce sublimeot ancien : béatitude ». (p. 103). Cet état de bonheur est

xprimé trois fois entre le 28 août et le 30 novembre 2006 etept fois entre le 29 décembre 2006 et le 1er mars 2007 ; celaonfirme encore la transformation, l’installation durable,pérée au passage entre les deux années. L’un de ces épi-odes est exceptionnel. Le 29 décembre, pour elle commeour les médecins, elle est en train de mourir (voir plusaut). Elle murmure alors par trois fois à son amie Joëlle :

Tu leur diras comme je suis heureuse ». Elle vivra encorerois mois.

Le deuxième aspect caractéristique concerne la préémi-ence ou, finalement, la présence dominante du ressenti parapport à la pensée conceptuelle : catégories, concepts eteprésentations ne sont plus de mise après sa « traversée »p. 82—83, 88, 94—95). Si exceptionnellement un qualifi-atif (concept) apparaît qui risquerait de réintroduire uneomparaison et donc la dualité, par exemple le mardi0 janvier, il est immédiatement reconnu comme impossiblep. 110—111). Elle sait cependant choisir de sortir de cettat et de « retourner parmi ses frères humains » (p. 41) pourémoigner de la magnificence de ses découvertes. Dans ceomaine du ressenti, l’amour tient rapidement une placerimordiale « L’amour exagéré. L’amour démesuré. L’amourmmodéré » (p. 43).

Évoqué juste ci-dessus, un troisième point caractéris-

ique est celui de la vie dans la non-dualité. D’abord’état d’unité, de non-contradiction absolue entre ce que leocabulaire courant ne peut qu’appeler « les parties d’elle-ême » (elle parvient à être complètement unifiée) et entre

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es mêmes parties et ce qu’on nomme l’extérieur. Elle serouve « dans cet état, dans cette unité où toute sépara-ion est abolie » (p. 41), dans toutes les situations possibles :

Tout est vie que je vive ou que je meure » (p. 83, etc.). Moiego) a disparu.

Une des résultantes des différents points que nous venonse rassembler est une sensation de « liberté infinie » (p. 83,tc.).

ertains acteurs des soins palliatifs ontonnaissance de l’expérience spirituelleelle que l’a vécue Christiane Singer. . .

oit ils rapportent le même type de propos extrêmes, certitude et joie d’être en vie », « je crois que je n’aiamais été aussi heureux » [14], ou encore, « c’est fou, àeux pas de quitter cette vie (que j’aime) de me dire que jeuis heureux » [15] soit, plus souvent, ils témoignent de laorce du comportement rencontré et de son caractère libé-ateur par rapport à la mort. Par exemple, M. de Hennezel16] rapporte un cas où elle a rencontré une « force et uneoie de vivre » qui ont bouleversé les accompagnants. Bur-in [15] décrit un jeune homme « dont le cœur jubile en fine parcours » et qui hésite, presque avec honte, à partageron étonnante joie, ainsi que plusieurs cas du même typep. 35, 102, 103, 136, 208 et voir aussi des cas similairesans [17,18]). Burdin souligne que nous sommes « ici en ceieu essentiel de la vie, rarement atteint : en cet au-delàu croire ou du non-croire. Nous sommes en présence de’humain redimensionné, d’un humain qui aurait réussi : unumain qui se serait éveillé parce que l’auraient touché desoigts de fée. ».

Tous ces auteurs indiquent que l’acceptation de ce quist, et donc de la mort qui arrive, constitue la clé de cettat. Il s’agit toujours d’une acceptation absolue, une par-icipation active à la situation. Burdin parle d’acceptationadicale, Marie de Hennezel de lâcher-prise, d’abandon16]. Ces témoignages sont beaucoup moins détaillés queelui de Christiane Singer mais leur contenu est caractéris-ique de l’expérience spirituelle et de sa conditions d’accès.es témoins sont des spectateurs profondément émerveillésar ce type humain exceptionnel et qui représente, parilleurs, un exemple absolu de résolution des problèmese la fin de vie. Ils ne font généralement pas part d’unccompagnement qui aurait pu contribuer à la naissanceu phénomène. Ils apparaissent plus comme les bénéfi-iaires d’un véritable enseignement. Seul Burdin ([15], p.4), à notre connaissance, parle de son accompagnementais sans le relier à un cas particulier. Il rencontre desalades du cancer, parfois jeunes. Au chevet du malade,

il lui revient la tâche délicate de lui apprendre à conju-uer l’apparemment contradictoire : qu’il s’exerce, d’uneart, à prendre appui sur l’espoir de guérir [. . .] maisu’il s’efforce, d’autre part, à s’ouvrir à l’espérance,

’est-à-dire qu’il consente au réel et, s’il est croyant,’abandonne dans la confiance entre les mains de Dieu » ; ilourra alors, dit-il, « l’accompagner jusqu’au consentementernier ».

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M. Juguet

Ces témoignages sont peu nombreux mais leur rareté pro-ient très probablement, pour partie mais dans une mesurempossible à déterminer, des capacités de discernement descteurs des soins palliatifs.

Marie Frings [19] souligne bien ce problème (p. 130). propos des débats éthiques intérieurs aux équipes, elleose la question à laquelle devraient répondre tous lesoignants et qui fonde en dernier ressort leurs prises deosition : « qu’est-ce que l’homme ? ». Elle parle de leurtonnement devant les cas d’évolution absolument décon-ertants (en bien ou en mal), sans explication médicale,e certains patients aussi bien dans le domaine stricte-ent physique que dans celui de leur état intérieur ete leur comportement. « Quelque chose, dit-elle, semblelors s’imposer à nous de l’intérieur même de la personneu patient » (p. 131). Elle poursuit (p. 132) en soulignantue, dans le monde des soins palliatifs, « on trouve beau-oup de récits témoignant du sens particulier de tel ouel événement surprenant. Ce que disent ces témoignagesa habituellement dans le sens de la découverte d’un sensaché ou d’une réalité autre [. . .]. L’au-delà, trop souventensé comme un ailleurs extérieur à la réalité humaine, estécrit alors comme le cœur profond, réel des êtres et deshoses, présentes et à venir. Mais quelle est l’expériencee vie, l’expérience personnelle, spirituelle qui amène unoignant à faire un tel choix de lecture de certains évé-ements de sa pratique ? Et qu’est-ce qui fait qu’il peut

avoir accord ou désaccord sur une telle relecture duécu dans les équipes ? » Elle exprime ses conclusions, one voit, de facon très elliptique et aussi sous forme inter-ogative mais elle donne une perspective spirituelle, celle

d’un cœur profond, réel des êtres et des choses, pré-entes et à venir » et celle du moyen de sa découverte,’est-à-dire de « l’expérience personnelle, spirituelle ». Elleonclue que c’est l’expérience la plus profonde des soi-nants et leur réflexion anthropologique concomitante,ous dirons leur paradigme anthropologique [7,13], quiétermine leur grille de lecture et, nous ajouterons, unerande partie de leurs possibilités d’accompagnement en ceomaine.

Le propre de tout paradigme — l’histoire des Sciences dures » mais aussi les « sciences humaines » actuelles leontrent régulièrement — est aussi, entre autres caracté-

istiques, de réduire la perception des choses à ce qu’iluthentifie. Un paradigme anthropologique fait donc voir’homme tel qu’il le décrit. Le paradigme majoritaire actuel,mplicite le plus souvent, voit l’homme composé d’une âmeun psychisme) et d’un corps. L’esprit tel qu’il se révèleans le domaine de l’expérience spirituelle est donc difficile

percevoir par la majorité des membres de notre société7,13].

Entre autres auteurs, D. Mallet [20] rejoint M. Fringsn s’exprimant de facon plus générale. Pour lui, la pra-ique du soignant nécessite une constante relecture et uneemise en question de ses présupposés philosophiques car :

l’interprétation du clinicien se fait écho avec des concep-ions du vivre et du mourir humain, plus largement de’existence humaine et de la place de chacun [. . .] dans un

osmos plus ou moins déterminé ».

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spsIjl«filqlcfppdgdaendcmdrcsorte de liberté par rapport à son passé [26].

Avec ce dernier paragraphe, on peut donc voir que cer-tains auteurs ont connaissance du niveau d’être spirituel tel

14 Les contemplatifs chrétiens et les soufis musulmans montrentpar ailleurs à l’évidence qu’une religion pratiquée avec les prin-cipes de la spiritualité peut aboutir à la réalisation de l’état d’être

Derniers fragments d’un long voyage par Christiane Singer :

. . .mais le spirituel est plus vaste et semanifeste sous des formes et à desniveaux d’épanouissement variés,classiquement reconnus par les acteursdes soins palliatifs

Nous avons précédemment distingué le spirituel au sensstrict d’un spirituel au sens large tout en soulignant leurcomplète indivision [7,8]. Assouplissant cette formulationtout en conservant son fondement, nous dirons que la mani-festation du niveau d’être spirituel est — finalement aprèsson « passage » — « absolue » chez Christiane Singer comme,très probablement, dans les cas rapportés ci-dessus ; celui-ci s’exprime alors en toute plénitude. Il ne peut cependantpas être réduit à cette seule manifestation. Il est infinimentvaste et coextensif à la totalité de l’être humain mais ily est très généralement plus ou moins voilé, incomplète-ment développé [7,8]. Il s’exprime alors sous des formes« relatives », moins radicales mais également authentiqueset classiquement reconnues par les acteurs des soins pal-liatifs. Certains d’entre eux expriment que le spirituel neconstitue pas un domaine spécifique qu’il faudrait prendreen charge au même titre que les composantes sociale etpsychologique de l’individu, mais qu’il est en relation avectous les aspects de la personne parce qu’il est situé à sonfondement. Dans ce cas, il « relève de notre identité laplus profonde » [21,22], les besoins spirituels se situant àla base des aspirations humaines. Il est à la source de la« soif racine » de l’homme [23] et, « la souffrance spirituellene serait pas une composante de la souffrance globale, maisplutôt son arrière-fond » [24]. On trouvera d’autres défini-tions du même type dans [7].

Si donc le spirituel est vaste et situé au fondement del’être humain, on doit le retrouver sous des formes diversesdans tous les aspects de la fin de vie. Nous résumerons briè-vement ce qu’en pointent habituellement les acteurs dessoins palliatifs.

D’autres formes de complétude, moinsradicales.

Il existe d’autres formes de complétude, moins radicalesque celle décrite dans le paragraphe précédent. Leurs voiesd’accès sont variées et font habituellement l’objet d’unaccompagnement.

C’est d’abord les situations, où l’acceptation est domi-nante ; elles sont assez connues pour ne pas étonner. Cetteposition permet de « quitter la vie avec un certain degré depaix et de satisfaction » [15,25,26]. Par rapport à ChristianeSinger et aux cas rappelés dans le paragraphe précédent, ladifférence de nature de la paix ressentie provient très cer-tainement de la qualité de l’acceptation : le oui n’est pasabsolu, la paix non plus.

C’est aussi l’évocation par la personne accompagnée des

aspects et des moments de sa vie qui l’ont intensémentcomblée (par exemple certaines rencontres fulgurantes avecl’art), au point de lui faire entrevoir un autre monde fait decomplétude et hors temps.

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C’est encore ce que peut apporter une religion, enonction de l’intensité et de la nature de la croyance oue la foi qui l’anime. Une foi profondément enracinée,’est-à-dire une conviction confiante fondée sur un ressenti,eut constituer un facteur de paix déterminant (apportantussi une des solutions au problème du sens)14.

D’autres formes de questionnement désignées commepirituelles par les accompagnants font l’objet d’une grandettention de leur part. Nous les regroupons parce qu’ellesomportent un aspect intellectuel et (ou) psychologiquemportant.

Pour les acteurs des soins palliatifs, la question intel-ectuelle du sens15 constitue le centre des besoins et de laouffrance spirituels [7,28,29]. Cette question n’est mêmeas effleurée par Christiane Singer. Si l’on se force à la poserace à son témoignage, elle est essentiellement contenueans et résolue par sa démarche spirituelle et en particulierar son lâcher-prise. De-même, par rapport au problème duens, Burdin [15], Vimort [26], Jordy [27], Saunders [25], M.e Hennezel [14,16] et d’autres auteurs [7] soulignent oubordent la nécessité de « lâcher l’évidence de la raison ete cadre de la logique » ([15], p. 212).

Une autre partie du domaine spirituel s’exprime dans uneérie de besoins caractéristiques de la vie courante mais quirennent une acuité particulière en fin de vie. Il s’agit, auens large, des besoins spirituels de réconciliation [7,28].ls impliquent soit un pardon vis-à-vis des autres, soit unugement sur soi-même avec la culpabilité qui peut alors’accompagner. Le classement de ce sujet dans la catégorie

spirituel » mérite examen. Ce n’est pas parce qu’on est enn de vie et dans l’urgence du questionnement spirituel que

’on doit qualifier de spirituelles des difficultés intérieuresue l’on confiait au psychologue tant que la mort semblaitointaine. Certains auteurs hésitent du reste à ranger cetteatégorie dans le domaine spirituel [7]. Elle participe enait plus ou moins d’un domaine « et » de l’autre. Il n’y aas de solution de continuité entre les domaines spirituel,sychologique et même biologique. C’est en effet seulementans un homme de ce monde que, après avoir imprégné pro-ressivement son psychisme, le niveau d’être spirituel peutevenir parfaitement visible dans son épanouissement. Il n’y

en général pas assez de temps en fin de vie pour mettren œuvre une démarche de recherche psychologique. Il’est jamais trop tard en revanche pour avoir recours à laémarche spirituelle, l’acceptation de ce qui est et donc dee qui a été. Vimort souligne qu’il « n’y a rien de spirituelle-ent irréparable ». Les erreurs certes, dit-il, ont pu produirees conséquences non rattrapables. Mais si la personne leseconnaît, elle peut réévaluer les valeurs et renouveler desonvictions, ce qui lui permet d’être autre et lui donne une

pirituel.15 Idée intelligible à laquelle un objet de pensée peut être rapportét qui sert à expliquer, à justifier son existence (sens de la vie) (Petitobert).

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[13] Fromaget M. Naître et mourir. Anthropologie spirituelle etaccompagnement des mourants. Paris: F.X. de Guibert; 2007.

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ue l’illustre Christiane Singer. Mais le spirituel s’étend bienu-delà de cette manifestation absolue. Il est coextensif

l’être humain et se manifeste le plus souvent sous desormes relatives, à des niveaux d’épanouissement variés,lassiquement reconnus et accompagnés par les acteurs desoins palliatifs.

onclusion

n soulignera en priorité l’intérêt exceptionnel du témoi-nage de Christiane Singer pour les acteurs des soinsalliatifs dans un domaine qui leur est statutairementttribué mais qu’ils explorent avec beaucoup d’embarras :elui de la spiritualité et du spirituel en fin deie.

À notre connaissance, c’est le seul ouvrage de languerancaise où l’auteur illustre de facon détaillée ce qu’estne mise en pratique intense et complète des méthodesondamentales de toute spiritualité et ce qui en constitue leruit. Le livre de Gérard Legrand [30] témoigne de l’accès auême bonheur sans cause mais. . . il faut pouvoir lire entre

es lignes ! Sa forme littéraire néglige les méthodes utili-ées ; elle dissimule ou voile les étapes parcourues et leurésultat final. C’est un très beau livre mais pas un exempleharnellement pédagogique.

Dans notre travail antérieur, nous avons souligné les hési-ations et les incertitudes des acteurs des soins palliatifsur la définition et la délimitation du domaine spirituel.e contenu et la force de démonstration du témoignagee Christiane Singer sont à eux seuls une réponse exem-laire, vivante et quasi-expérimentale à leurs questions. Àotre avis, son livre constitue l’outil le plus adapté qui leurermettra de sentir et de comprendre ce que sont fonda-entalement la spiritualité (une pratique) et le spirituel

un état d’être). Nous les illustrant dans leur plénitude, ilevrait être leur priorité d’étude en ce domaine. Pour notrerécédent travail, c’est un exemple pratique, unique para complétude. Il ne doit cependant pas faire oublier que,ême si certains acteurs des soins palliatifs reconnaissentarfois des fins de vie de ce type, ils rencontrent trèsénéralement les différentes formes — participant toutesu spirituel — des prémisses de ce phénomène. Sa mani-estation est alors plus ou moins freinée par l’échappéeors de l’« ici et maintenant » et hors du domaine du res-enti avec la prééminence accordée à la pensée et auxoncepts.

Le témoignage de Christiane Singer constitue par ailleursne démonstration exemplaire de la philosophie des soinsalliatifs. Même si l’intérêt de ces derniers est reconnuans le domaine de soin qui leur est propre, la penséeajoritaire continue d’ignorer ou de négliger la valeuru temps et de l’expérience du mourir, ne voyant aucunens à vivre encore quand on est condamné par la méde-ine. À l’inverse, Christiane Singer, souligne Marie deennezel [10], « nous fait découvrir que ce temps estne aventure pleine de sens, l’occasion d’échanges excep-ionnels avec les autres, une plongée en soi dont on

ort plus vivant encore » et que « le propre de l’hommest qu’il est habité d’une force spirituelle qui lui per-et de surmonter les pires épreuves. Son expérienceersonnelle revêt une portée universelle. Nul doute que

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M. Juguet

e livre changera notre regard sur la vie et sur laort ».

Il ne faut pas toujours mourir vraiment pouravoir la mort derrière soi.

Des témoignages existent déjà venant de ou, beaucouplus souvent, à propos de saints ou de sages reconnus. Leien possède un élément supplémentaire de taille : la proxi-ité. C’est une femme que nous pourrions rencontrer à

’hôpital. Toutes les facettes de sa pratique et de ses résul-ats semblent vécues devant nous, dans son intimité, et sontacontées au jour le jour dans une forme naturelle, sans leoids d’un développement littéraire ou intellectuel. Cepen-ant, au delà de son aspect proche et accessible, son livrest celui d’un maître16. Il constitue en effet un témoignage

part entière de vie dans l’état d’être spirituel, celui quitteste « qu’il ne faut pas toujours mourir vraiment pourvoir la mort derrière soi » (p. 102).

éclaration d’intérêts

’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en rela-ion avec cet article.

éférences

[1] Singer C. Derniers fragments d’un long voyage. Paris: AlbinMichel; 2007.

[2] de Hennezel M. In: de Hennezel M, Vergely B, editors. Une viepour se mettre au monde. Paris: Carnets Nord; 2010.

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[6] Sogyal Rinpoché. Le livre tibétain de la vie et de la mort. Paris:La table ronde; 1993.

[7] Juguet M. Représentation du spirituel dans les soins palliatifs.Analyse tirée du contenu des deux revues francaises de béné-voles d’accompagnement. Proposition d’un repère et d’uneméthodologie pour sa définition. Mémoire de DIU Universitésd’Amiens et Rouen, 2007, en ligne sur : http://www.soin-palliatif.org.

[8] Juguet M. Représentation du spirituel dans les soins pallia-tifs. Proposition d’un repère et d’une méthodologie pour sadéfinition. Med Palliat 2010;9:205—13.

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10] Hennezel M. Interview de. Psychol Mag 2009;no 287.11] Paderi J. À la douleur du jour. Cesson-Sévigné: Coëtquen édi-

tions; 2006.12] Hulin M. La mystique sauvage. Paris: PUF; 1993 [Réédition com-

plétée, Quadrige. Paris; PUF: 2008].

14] de Hennezel M. Mourir les yeux ouverts. Paris: Albin Michel;2005.

16 Expression employée par Marie de Hennezel [10].

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1995.[19] Frings M. Les soins palliatifs et le besoin d’une approche méta-

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30] Legrand G. L’île de l’oubli. Bordeaux: Opales/Pleine Page;2006.