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POLOGNE SCIENCES ESSAIS L e lecteur français veut savoir tout de suite si la nouvelle traduction d’Ulys- se, de James Joyce, était nécessaire, et si elle est préférable à l’ancienne. La réponse, à quelques détails près, est oui. Le texte est plus précis, plus dru, plus cru. Cela dit, la curiosité du lecteur va-t-elle plus loin ? On aimerait le penser, mais, malheureusement, il est de plus en plus difficile de ren- contrer quelqu’un qui a lu le livre. Toute personne cultivée a entendu parler de Joyce, connaît trois ou qua- tre anecdotes sur lui, mais, sur le fond, à part les redites des commen- taires universitaires, on reste dans le brouillard, et ce n’est pas la mas- carade du « Bloomsday », le 16 juin de chaque année, à Dublin, qui pourra éclairer le problème. Joyce n’est pas plus trouvable à Dublin que Proust au bois de Boulo- gne, Kafka à Prague, Cézanne sur la montagne Sainte-Victoire, Céline à Meudon. Une ville se prête à la célé- bration d’un personnage de roman pour mieux évacuer son auteur ? Voilà qui est digne de l’extravagant humour de ce génie encore peu compris. Joyce n’aurait certaine- ment pas accepté d’être identifié au seul Léopold Bloom. Il est Bloom, c’est entendu, mais aussi Stephen Dedalus, Buck Mulligan, Homère, Hamlet, Dieu, Shakespeare, Aristo- te, Gerty, un certain nombre de théologiens, d’ivrognes, de prosti- tuées, et puis Molly, et puis n’impor- te qui. Le jour de Joyce est le plus long de toute l’histoire humaine. Nation, famille, raison bornée, reli- gion, tout vole en éclats du matin au soir, et on entre ainsi, pour la pre- mière fois, dans une réalité entière- ment libre, comique, lyrique, inti- me, cosmique. Sans parler d’une obscénité naturelle, d’autant plus mystérieuse et détachée qu’elle n’a rien à voir avec la pornographie. Il vaut mieux dire, c’est évident, « putain », « bordel », ou « Bon Dieu », plutôt que (comme dans l’ancienne version) « sapristi » ou « sapristoche ». Ancienne traduc- tion : « J’en ai assez de me battre avec ces satanés œufs. » La nouvel- le : « Je peux pas passer mon temps à trifouiller ces œufs à la con. » Bon. En revanche, on ne voit pas en quoi « navette à encens » ajoute à « encensoir ». Parfois un des traduc- teurs s’amuse et remplace froide- ment « c’est en forgeant qu’on devient forgeron » par « c’est en lisant qu’on devient liseron », intro- duisant ainsi Queneau dans Ulysse. D’ailleurs, qu’est-ce qui ne peut pas « entrer » dans Ulysse et Finnegans Wake ? Ce sont des trous noirs, pas moyen d’en sortir. On a beaucoup répété qu’Ulysse était illisible et, par conséquent, les commentaires insistent sur les ques- tions formelles. « Joyce a voulu déré- gler le langage », entend-on. Mais pas du tout : il a voulu au contraire le régler autrement, à la mesure d’un monde en plein dérèglement (ça continue de plus belle). Il y avait quelque chose de pourri du côté de l’anglais, de l’Irlande, de la civilisa- tion occidentale, de la métaphysi- que, de l’espace, du temps, de la reli- gion, des objets, des hommes, des femmes. Joyce a simplement voulu faire le ménage dans ce foutoir. Le résultat est explosif, mais toujours très clair (sauf du point de vue de la domination ou de la servitude). C’est le sens d’Ulysse qui fait ques- tion, pas les mots pour le dire. Que fait donc ici ce Bloom, né Virag, juif d’origine hongroise, et Marion, sa femme, la très célèbre Molly qui achève le concert par son fameux « oui » ? Qui est ce Stephen Dedalus, échappé des jésuites, avec son refus blasphématoire de s’age- nouiller devant sa mère mourante ? Pourquoi ce couple masculin, juif infidèle mais persistant (hébreu) et catholique décalé grec ? « Un juif grec est un grec juif », dit Joyce. Ce duo est choisi avec la plus grande logique. C’est lui qui est chargé de s’opposer au conformisme ambiant (l’antisémitisme), tantôt dans la déri- sion, tantôt dans la pulsion, dans la révolte ou la compassion. Duo ? Non : trio, puisque l’auteur pénètre, comme personne avant lui, dans les petits papiers du psychisme féminin. Fin de la sainte mère, fin de l’idole idéale. Laisse-moi être, laisse-moi vivre, dit Stephen à sa mère, tout en la traitant intérieure- ment de « goule » et de « mâcheuse de cadavres ». Il y a un péché origi- nel lié à la procréation et, donc, à la mort ? C’est probable, terrible, mais surtout cocasse. Stephen est la vision « artistique » de Joyce, Bloom son versant progressiste et scientifique voué à l’obsession sexuelle. Les hommes et les fem- mes ? Malentendu complet, mais justement. Commencez par le splen- dide épisode de Nausicaa : la jeune boiteuse ravissante sur la plage, ren- versée en arrière pendant un feu d’artifice, et le sombre satyre Bloom en train de la regarder depuis les rochers en se masturbant. Le lieu est-il clairement indiqué par le tou- risme en Irlande ? On en doute. Qu’est-ce qui saute avec Joyce ? La hiérarchie. On comprend qu’une telle insurrection n’ait pas été du goût de l’ordre existant (et surtout pas des marxistes). Le rationalisme plat est moqué, le parti dévot ridicu- lisé, l’auteur est aussi à son aise en juif qu’en femme, sans parler de sa conviction que Dieu, s’il existait, serait « toutentous » (et aussi bien toutentoutes). Les morts sont vivants, les vivants sont en train de mourir, on enterre quelqu’un, un accouchement a lieu, on célèbre des messes, on rédige le journal du jour, on boit dans un tri- pot, on donne la clé de l’œuvre de Shakespeare, on écoute parler la parole, on se glisse dans les rêves et les cauchemars, on raisonne sur la maternité et la paternité. Un père n’est pas un géniteur : « L’engendre- ment conscient n’existe pas pour l’homme. C’est un état mystique, une succession apostolique, du seul engen- dreur au seul engendré. » Résultat inattendu, l’Eglise catholique, com- me le monde lui-même, est immua- blement fondée sur le vide. Bloom est très impressionné par ce Ste- phen intransigeant, il le drague, il serait volontiers son mentor (quitte à lui proposer sa femme). Il pense que le sexe est tout-puissant, Molly aussi, mais c’est pour rire. Il serait plutôt socialiste, Bloom, à quoi Ste- phen répond sèchement : « Nous ne pouvons pas changer le pays, chan- geons de sujet. » Ithaque, avec Télémaque, Nau- sicaa et Pénélope, est un des épiso- des les plus réussis d’Ulysse. Chaque relecture est un enchantement, questions et réponses, aussi vertigi- neuses les unes que les autres. Vous êtes un peu perdu dans le diaboli- que et délirant Circé ? Normal, puis- que « l’Histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller ». Mais écoutez plutôt Stephen, à moitié ivre, crier son « Non serviam ! » et son « Nothung ! » aux cadavres et aux fantômes, tout en sabrant le lus- tre du bordel avec sa canne de frêne (celle-là même, sans doute, que le pauvre Artaud dira avoir été la can- ne de saint Patrick). Et appliquer ce simple principe de base : « Tiens-toi au maintenant, à l’ici, à travers quoi tout futur plonge dans le passé. » e Lire également page X. APARTÉ L’œil de Pound HISTOIRE Joyce, de nouveau Fallait-il une nouvelle traduction d’« Ulysse » ? Oui, car le travail de l’équipe de traducteurs fournit un texte plus cru, plus précis, plus « joycien ». Mais, au-delà des mots, c’est le « sens » de cette œuvre, immense et universelle, que l’on doit interroger Czeslaw Milosz. La correspondance de Jerzy Giedroyc et Witold Gombrowicz. Antoni Libera. pages II et III UN TÉMOIGNAGE DE PREMIÈRE MAIN James Joyce en 1934 D’EZRA POUND, on conserve l’image que Pasolini capta dans une interview télévisée demeu- rée célèbre, d’un vieillard ten- tant de redonner une cohérence à une vie de poète que l’histoire du fascisme avait, pour le moins, bousculée et détournée. Le rebel- le Pasolini ne pouvait que se pas- sionner pour ce reflet inversé de ses propres passions politiques. Mais avant que la folie ne le sai- sît, Pound, dans les années 1920, manifesta l’acuité de son juge- ment sur le monde littéraire, en publiant régulièrement, pour la revue américaine The Dial, des Lettres de Paris, qui viennent d’être rééditées (1). Joyce, qui lui fut signalé par Yeats, y tient une place impor- tante. On sait le rôle que Pound joua pour soutenir la rédaction et la publication d’Ulysse. Dès qu’il prit connaissance des pre- miers poèmes de Joyce, en 1913, il voulut les faire connaître. Leur amitié littéraire n’eut pas d’éclip- se. Après avoir lu Gens de Dublin, et sachant Joyce attelé à l’élabo- ration de son projet romanes- que, Pound écrivait : « Il a écrit un roman et je suis absolument prêt à parier tout ce que j’ai au monde que ce roman restera. » René de Ceccatty Lire la suite page X (1) Traduit par Marie Milési, introduc- tion de Jean-Michel Rabaté, éd. Virgi- le (15, rue Jelhy Bachelier, 21121 Fon- taine-les-Dijon), 160 p., 15 ¤. Les limites de la physique. Cerveau et conscience. La machinerie climatique. page VI /- Serge Gruzinski et l’histoire d’une mondialisation. Jean-François Bayart et la globalisation. page VIII ULYSSE de James Joyce. Nouvelle traduction sous la direction de Jacques Aubert, Gallimard, « Du Monde entier », 982 p., 34 ¤. ROMAN MICHÈLE FITOUSSI Grasset LETTRES DU XVIII e Une nouvelle traduction de « La Vie et les opinions de Tristram Shandy », de Laurence Sterne, et un essai de Cécile Guilbert ; Les « Contes et Romans », de Diderot ; Thiphaine Samoyault. page IV a Philippe Sollers Denoël vient de rééditer James Joyce et la création d’Ulysse, de Frank Budgen, ouvrage qui avait été traduit en 1975, dans la collec- tion « Lettres nouvelles » de Maurice Nadeau. L’histoire de ce livre, qui constitue un témoignage de première main sur l’élaboration de l’œuvre, est singulière. Dans les années 1918-1919, le peintre anglais Frank Budgen (1882-1971) rencontre fréquemment Joyce à Zurich et note leurs conversations, qui portent principalement sur Ulysse, alors en pleine gestation. L’écrivain apporta lui-même des suggestions sur le manuscrit de cette précieuse chronique. Le livre fut publié par Budgen en 1934. e Traduit de l’anglais par Edith Fournier, 336 p., 20 ¤. DES LIVRES VENDREDI 11 JUIN 2004

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POLOGNE SCIENCES ESSAIS

Le lecteur français veutsavoir tout de suite si lanouvelle traduction d’Ulys-se, de James Joyce, étaitnécessaire, et si elle est

préférable à l’ancienne. La réponse,à quelques détails près, est oui. Letexte est plus précis, plus dru, pluscru. Cela dit, la curiosité du lecteurva-t-elle plus loin ? On aimerait lepenser, mais, malheureusement, ilest de plus en plus difficile de ren-contrer quelqu’un qui a lu le livre.Toute personne cultivée a entenduparler de Joyce, connaît trois ou qua-tre anecdotes sur lui, mais, sur lefond, à part les redites des commen-taires universitaires, on reste dansle brouillard, et ce n’est pas la mas-carade du « Bloomsday », le 16 juinde chaque année, à Dublin, quipourra éclairer le problème.

Joyce n’est pas plus trouvable àDublin que Proust au bois de Boulo-gne, Kafka à Prague, Cézanne sur lamontagne Sainte-Victoire, Céline àMeudon. Une ville se prête à la célé-bration d’un personnage de romanpour mieux évacuer son auteur ?Voilà qui est digne de l’extravaganthumour de ce génie encore peucompris. Joyce n’aurait certaine-ment pas accepté d’être identifié auseul Léopold Bloom. Il est Bloom,c’est entendu, mais aussi StephenDedalus, Buck Mulligan, Homère,Hamlet, Dieu, Shakespeare, Aristo-te, Gerty, un certain nombre de

théologiens, d’ivrognes, de prosti-tuées, et puis Molly, et puis n’impor-te qui. Le jour de Joyce est le pluslong de toute l’histoire humaine.Nation, famille, raison bornée, reli-gion, tout vole en éclats du matinau soir, et on entre ainsi, pour la pre-mière fois, dans une réalité entière-ment libre, comique, lyrique, inti-me, cosmique. Sans parler d’uneobscénité naturelle, d’autant plusmystérieuse et détachée qu’elle n’arien à voir avec la pornographie.

Il vaut mieux dire, c’est évident,« putain », « bordel », ou « BonDieu », plutôt que (comme dansl’ancienne version) « sapristi » ou« sapristoche ». Ancienne traduc-tion : « J’en ai assez de me battreavec ces satanés œufs. » La nouvel-le : « Je peux pas passer mon temps àtrifouiller ces œufs à la con. » Bon.

En revanche, on ne voit pas en quoi« navette à encens » ajoute à« encensoir ». Parfois un des traduc-teurs s’amuse et remplace froide-ment « c’est en forgeant qu’ondevient forgeron » par « c’est enlisant qu’on devient liseron », intro-duisant ainsi Queneau dans Ulysse.D’ailleurs, qu’est-ce qui ne peut pas« entrer » dans Ulysse et FinnegansWake ? Ce sont des trous noirs, pasmoyen d’en sortir.

On a beaucoup répété qu’Ulysseétait illisible et, par conséquent, lescommentaires insistent sur les ques-tions formelles. « Joyce a voulu déré-gler le langage », entend-on. Maispas du tout : il a voulu au contrairele régler autrement, à la mesured’un monde en plein dérèglement(ça continue de plus belle). Il y avaitquelque chose de pourri du côté de

l’anglais, de l’Irlande, de la civilisa-tion occidentale, de la métaphysi-que, de l’espace, du temps, de la reli-gion, des objets, des hommes, desfemmes. Joyce a simplement voulufaire le ménage dans ce foutoir. Lerésultat est explosif, mais toujourstrès clair (sauf du point de vue de ladomination ou de la servitude).C’est le sens d’Ulysse qui fait ques-tion, pas les mots pour le dire.

Que fait donc ici ce Bloom, néVirag, juif d’origine hongroise, etMarion, sa femme, la très célèbreMolly qui achève le concert par sonfameux « oui » ? Qui est ce StephenDedalus, échappé des jésuites, avecson refus blasphématoire de s’age-nouiller devant sa mère mourante ?Pourquoi ce couple masculin, juifinfidèle mais persistant (hébreu) etcatholique décalé grec ? « Un juifgrec est un grec juif », dit Joyce. Ceduo est choisi avec la plus grandelogique. C’est lui qui est chargé des’opposer au conformisme ambiant(l’antisémitisme), tantôt dans la déri-sion, tantôt dans la pulsion, dans larévolte ou la compassion.

Duo ? Non : trio, puisque l’auteurpénètre, comme personne avant lui,dans les petits papiers du psychismeféminin. Fin de la sainte mère, finde l’idole idéale. Laisse-moi être,laisse-moi vivre, dit Stephen à samère, tout en la traitant intérieure-ment de « goule » et de « mâcheusede cadavres ». Il y a un péché origi-nel lié à la procréation et, donc, à lamort ? C’est probable, terrible, maissurtout cocasse. Stephen est lavision « artistique » de Joyce,Bloom son versant progressiste etscientifique voué à l’obsessionsexuelle. Les hommes et les fem-mes ? Malentendu complet, maisjustement. Commencez par le splen-dide épisode de Nausicaa : la jeuneboiteuse ravissante sur la plage, ren-versée en arrière pendant un feud’artifice, et le sombre satyre Bloomen train de la regarder depuis lesrochers en se masturbant. Le lieuest-il clairement indiqué par le tou-risme en Irlande ? On en doute.

Qu’est-ce qui saute avec Joyce ?La hiérarchie. On comprend qu’unetelle insurrection n’ait pas été dugoût de l’ordre existant (et surtoutpas des marxistes). Le rationalismeplat est moqué, le parti dévot ridicu-lisé, l’auteur est aussi à son aise enjuif qu’en femme, sans parler de saconviction que Dieu, s’il existait,serait « toutentous » (et aussi bientoutentoutes).

Les morts sont vivants, les vivantssont en train de mourir, on enterrequelqu’un, un accouchement a lieu,on célèbre des messes, on rédige lejournal du jour, on boit dans un tri-pot, on donne la clé de l’œuvre deShakespeare, on écoute parler laparole, on se glisse dans les rêves etles cauchemars, on raisonne sur lamaternité et la paternité. Un pèren’est pas un géniteur : « L’engendre-ment conscient n’existe pas pourl’homme. C’est un état mystique, unesuccession apostolique, du seul engen-dreur au seul engendré. » Résultatinattendu, l’Eglise catholique, com-me le monde lui-même, est immua-blement fondée sur le vide. Bloom

est très impressionné par ce Ste-phen intransigeant, il le drague, ilserait volontiers son mentor (quitteà lui proposer sa femme). Il penseque le sexe est tout-puissant, Mollyaussi, mais c’est pour rire. Il seraitplutôt socialiste, Bloom, à quoi Ste-phen répond sèchement : « Nous nepouvons pas changer le pays, chan-geons de sujet. »

Ithaque, avec Télémaque, Nau-sicaa et Pénélope, est un des épiso-des les plus réussis d’Ulysse. Chaquerelecture est un enchantement,questions et réponses, aussi vertigi-neuses les unes que les autres. Vousêtes un peu perdu dans le diaboli-que et délirant Circé ? Normal, puis-que « l’Histoire est un cauchemardont j’essaie de m’éveiller ». Maisécoutez plutôt Stephen, à moitiéivre, crier son « Non serviam ! » etson « Nothung ! » aux cadavres etaux fantômes, tout en sabrant le lus-tre du bordel avec sa canne de frêne(celle-là même, sans doute, que lepauvre Artaud dira avoir été la can-ne de saint Patrick). Et appliquer cesimple principe de base : « Tiens-toiau maintenant, à l’ici, à travers quoitout futur plonge dans le passé. »

e Lire également page X.

APARTÉ

L’œilde Pound

HISTOIRE

Joyce, de nouveauFallait-il une nouvelle traduction d’« Ulysse » ? Oui, car le travail de l’équipe de traducteurs fournit un texte plus cru, plus précis,

plus « joycien ». Mais, au-delà des mots, c’est le « sens » de cette œuvre, immense et universelle, que l’on doit interroger

Czeslaw Milosz.La correspondancede Jerzy Giedroyc etWitold Gombrowicz.Antoni Libera.

pages II et III

UN TÉMOIGNAGE DE PREMIÈRE MAIN

James Joyce en 1934

D’EZRA POUND, on conservel’image que Pasolini capta dansune interview télévisée demeu-rée célèbre, d’un vieillard ten-tant de redonner une cohérenceà une vie de poète que l’histoiredu fascisme avait, pour le moins,bousculée et détournée. Le rebel-le Pasolini ne pouvait que se pas-sionner pour ce reflet inversé deses propres passions politiques.Mais avant que la folie ne le sai-sît, Pound, dans les années 1920,manifesta l’acuité de son juge-ment sur le monde littéraire, enpubliant régulièrement, pour larevue américaine The Dial, desLettres de Paris, qui viennentd’être rééditées (1).

Joyce, qui lui fut signalé parYeats, y tient une place impor-tante. On sait le rôle que Poundjoua pour soutenir la rédactionet la publication d’Ulysse. Dèsqu’il prit connaissance des pre-miers poèmes de Joyce, en 1913,il voulut les faire connaître. Leuramitié littéraire n’eut pas d’éclip-se. Après avoir lu Gens de Dublin,et sachant Joyce attelé à l’élabo-ration de son projet romanes-que, Pound écrivait : « Il a écritun roman et je suis absolumentprêt à parier tout ce que j’ai aumonde que ce roman restera. »

René de CeccattyLire la suite page X

(1) Traduit par Marie Milési, introduc-tion de Jean-Michel Rabaté, éd. Virgi-le (15, rue Jelhy Bachelier, 21121 Fon-taine-les-Dijon), 160 p., 15 ¤.

Les limitesde la physique.Cerveau et conscience.La machinerieclimatique.

page VI

/

-

Serge Gruzinskiet l’histoire d’unemondialisation.Jean-François Bayartet la globalisation.

page VIII

ULYSSEde James Joyce.Nouvelle traduction sous ladirection de Jacques Aubert,Gallimard, « Du Monde entier »,982 p., 34 ¤.

ROMAN

MICHÈLE

FITOUSSIGrasset

LETTRES DU XVIIIe

Une nouvelle traduction de « La Vieet les opinions de Tristram Shandy »,de Laurence Sterne, et un essai de CécileGuilbert ; Les « Contes et Romans »,de Diderot ; Thiphaine Samoyault. page IV

a Philippe Sollers

Denoël vient de rééditer James Joyce et la création d’Ulysse, deFrank Budgen, ouvrage qui avait été traduit en 1975, dans la collec-tion « Lettres nouvelles » de Maurice Nadeau. L’histoire de ce livre,qui constitue un témoignage de première main sur l’élaboration del’œuvre, est singulière. Dans les années 1918-1919, le peintre anglaisFrank Budgen (1882-1971) rencontre fréquemment Joyce à Zurich etnote leurs conversations, qui portent principalement sur Ulysse, alorsen pleine gestation. L’écrivain apporta lui-même des suggestions surle manuscrit de cette précieuse chronique. Le livre fut publié parBudgen en 1934.e Traduit de l’anglais par Edith Fournier, 336 p., 20 ¤.

DES LIVRESVENDREDI 11 JUIN 2004

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EN ÉPIGRAPHE du site Inci-pit.org, Gilles G. Jobin a placé unecitation d’Alessandro Baricco, ex-traite de ses Châteaux de la colère :« Qui peut comprendre quelquechose à la douceur s’il n’a jamaispenché sa vie, sa vie tout entière, surle première page d’un livre ? Non,l’unique, la plus douce protectioncontre toutes les peurs, c’est celle-là– un livre qui commence. » Le Qué-bécois est passé de la parole auxactes.

Sur son bout de Toile, l’inter-naute peut se frotter, d’Eliette Abé-cassis à Stefan Zweig, aux premiersparagraphes de 557 œuvres de quel-que 315 auteurs. Conseiller pédago-gique en mathématiques et déve-loppeur de solutions éducatives,Jobin estime que « si le début d’un

livre est un véritable casse-tête pourson auteur, pour le lecteur, il en vatout autrement : dès les premièresphrases, il peut tout simplementdécrocher ou, au contraire, s’“en-capsuler” pour quelques heures ».L’idée lui est venue, en 1998, aprèsdes « heures délicieuses » passées àconsulter le site belge du prix deslycéens. L’objet de ce concours litté-raire était de pasticher le début desouvrages des auteurs en lice. « Liretous ces incipit ainsi triturés me fasci-nait. Si ces lectures me comblaientde bonheur, il y avait de fortes chan-ces que ce bonheur puisse se parta-ger. » Et, quitte à paraître « qué-taine [démodé], comme on dit auQuébec », il estime qu’il a atteintson objectif. A bien des titres,Incipit.org est un havre où il faitbon (re)faire ses premiers pas.

Marlène Duretzlemonde.fr a LES 11 ET 12 JUIN. ARAGON. A Paris,

le colloque « Aragon, la parole etl’énigme », organisé par la BPI et laFondation Elsa Triolet-Aragon, s’ar-ticulera autour de six conférencessuivies d’une table ronde, et des lec-tures de poèmes (à 11 heures auCentre Pompidou, petite salle,niveau -1 ; renseignements :01-44-78-44-49). Le 15, au théâtreMolière, lecture-table ronde AvecAragon, de Jean Ristat, avec YvesLenoir et Jean-François Perrier (à20 heures, salle Pierre-Seghers,rens. et rés. : 01-44-54-53-00).

a LE 12 JUIN. FEMMES. A Paris, 2e

Journée du Sénat du livre d’histoi-

re, ayant pour thème « Histoiredes femmes » autour de quatredébats avec, notamment, MichèleCotta, Caroline Brun et LaureAdler (à partir de 10 heures, entréelibre, 15, rue de Vaugirard, 75006).

a LE 12 JUIN. KOURKOV. A Stras-bourg, aux Conversations, rencon-tre avec Andreï Kourkov ; lecturede textes de Kourkov, Alexievitch,Boulgakov et Vissotsky et retourmusical sur la Russie (à 17 heures,salle de l’Aubette, place Kléber ;rens. : 03-88-43-64-67).

a LE 12 JUIN. BASHKIRTSEFF. A Paris,l’Association pour l’autobiographie

(APA) organise, autour du Journalde Marie Bashkirtseff, une rencon-tre avec Françoise Simonet-Tenant,Colette Cosnier et Catherine Viollet(à 10 heures, Maison des écrivains,53, rue de Verneuil, 75007 ; rensei-gnements et réservations :01-49-54-68-80).

a DU 12 AU 20 JUIN. SIMENON. AuxSables d’Olonne (85), le 6e FestivalGeorges Simenon rendra homma-ge à Jean Gabin, Michel Audiard etDenys de la Patellière, autour derencontres-débats qui auront pourthème « Criminalité d’hier etd’aujourd’hui : du triomphe desLumières en 1804 à la dépénalisa-tion de la marginalité ».

a DU 14 AU 18 JUIN. LECTURES. AArles (13), « Des lectures sur la lec-ture », thème des lectures en Arlesproposées par l’Association duMéjan, accueilleront Daniel Mes-guich, Hubert Nyssen, Didier San-dre, Maud Rayer et FrançoiseFabian (à 19 heures au cloîtreSaint-Trophime, entrée 8 ¤ ; rens. :04-90-49-56-78).

a LE 13 JUIN. ROTH/PODALYDES. AParis, au Musée d’art et d’histoiredu judaïsme, lecture par DenisPodalydès de Les Faits, de PhilipRoth (à 16 heures, 71, rue du Tem-ple, 75003 ; rens. : 01-53-01-86-48).

a LE 17 JUIN. ROUBAUD. A Paris, Jac-ques Roubaud lira ses textes etceux de Louis Zukofsky et Keith etRosmarie Waldrop (à 19 heures,100 bis, rue d’Assas, 75006 ; rens. :01-55-42-77-20).

L’ÉDITION FRANÇAISEInquiétudes pour le Marchéde la poésieLES ORGANISATEURS du Marché de la poésie sont inquiets pour leuravenir. Le vingt-deuxième marché, qui aura lieu du 24 au 27 juin, placeSaint-Sulpice, à Paris, « pourrait bien devenir le dernier », expliquent-ilsdans un communiqué. Malgré la présence de 500 éditeurs et de 50 000visiteurs en 2003, le marché est confronté à un problème de finance-ment. Sur un budget 2004 de 130 000 euros (plus 20 000 euros de déficit2003 reportés), 48 % viennent des éditeurs, 33,5 % du ministère de laculture, et 6,5 % de la Ville de Paris, depuis seulement deux ans. « Je nepeux pas demander plus aux éditeurs, à qui j’ai déjà imposé 10 % d’aug-mentation du prix cette année », explique Vincent Gimeno, délégué géné-ral du marché. De fait, certains éditeurs ont préféré renoncer, commeles éditions L. Mauguin. Vincent Gimeno fustige l’absence de politiquedu livre en Ile-de-France. Une lettre ouverte au président du conseilrégional, Jean-Paul Huchon, sur les difficultés des petits éditeurs pari-siens, devrait être publiée dans le Journal du Marché. Le Conseil régionalrépond que les élections ont perturbé le calendrier des commissions.Elles n’ont donc pu se prononcer sur l’attribution, ou non, de subven-tions. La création d’un centre régional du livre est envisagée d’ici à cinqans : « Trop loin, et sans doute trop tard », tranche Vincent Gimeno.

a L’ART AU LU STABLE. La 5e édition du festival Le Livre et l’Art organi-sé au Lieu Unique de Nantes, du 2 au 6 juin, a enregistré une fréquen-tation stable de 15 100 visiteurs et un chiffre d’affaires de 40 000euros, en baisse d’environ 9 000 euros. Le premier prix du festival aété décerné à L’Idiotie (éd. Beaux-Arts magazine). Les organisateurssont particulièrement satisfaits de la journée de formation des biblio-thécaires, qui a attiré 120 professionnels.

a BATTISTI VEDETTE ABSENTE DE FRONTIGNAN. Même s’il n’était pasphysiquement présent au Festival international du roman noir deFrontignan (Hérault) où il aurait dû participer, samedi 5 juin, à unetable ronde, Cesare Battisti a été l’une des vedettes de cette 7e éditionqui s’est tenue du 1er au 6 juin. Le maire de la ville, Pierre Bouldoire(PS), a dédié la manifestation à l’écrivain. Au cours d’une conférencede presse, Fred Vargas, historienne de formation, est intervenue surl’affaire, établissant un parallèle entre le fonctionnement de la rumeurà l’époque des grandes pestes médiévales et le cas Battisti.

a HOMMAGE À JEAN GATTÉGNO. Le ministre de la culture, RenaudDonnedieu de Vabres, a rendu hommage à l’ancien directeur du livreJean Gattégno, mercredi 2 juin, à la Bibliothèque nationale de France,dix ans après sa mort. Universitaire et traducteur, Jean Gattégno a étéle directeur du livre de 1981 à 1989, avant d’être le délégué scientifi-que de la Bibliothèque de France. Jean Gattégno a rénové le Centrenational du livre et favorisé la création de l’institut Mémoire de l’édi-tion contemporaine qui « joue un rôle tout à fait utile et important, com-plémentaire » à la BNF, a souligné M. Donnedieu de Vabres, qui a rap-pelé son rôle pour l’édition de création, comme pour la librairie indé-pendante ou les bibliothèques (« il est le véritable créateur de notreréseau de bibliothèque nationale »). Une plaque va être posée devantla salle des littératures anglo-saxonnes, en souvenir de Jean Gattégno,« dont l’ardeur et l’imagination furent précieuses à la BNF dans lesannées de sa création ». La période de la Bibliothèque de France n’apas été la plus heureuse de sa vie professionnelle. Il plaidait pour unebibliothèque plus populaire et a été contraint de quitter son poste.

a PRIX. Justine Lévy a obtenu le prix Vaudeville et le prix de l’Héroï-ne Marie-France pour Rien de grave (Stock). Philippe Claudel a reçule prix des lectrices de Elle, pour son roman Les Ames grises (Stock),Anna Politkovskaïa celui du document, pour Tchétchénie, le déshon-neur russe (Buchet-Chastel), ex-aequo avec Fabienne Verdier pour Pas-sagère du silence (Albin Michel) et Dennis Lehane, celui du policierpour Shutter Island (Rivages).

Chaque semaine, lemonde.fr propose aux lecteurs du « Monde deslivres » la visite d’un site Internet consacré à la littérature.

L e Seuil vit des journées noi-res. La démission de ClaudeCherki de son poste de PDG,

mercredi 9 juin, à la suite de la révé-lation selon laquelle il avait touché– sans le dire – d’importantes som-mes d’argent lors de la vente duSeuil au groupe La Martinière, abouleversé la maison (Le Mondedu 10 juin). Hervé de La Martinièrea décidé d’annoncer le même jourson remplacement par Pascal Fla-mand, directeur général du Seuil.« C’est un témoignage de la conti-nuité du Seuil », a expliqué M. deLa Martinière, devant quelquesjournalistes. « Il formait un tandemavec Claude Cherki. Il a la confiancedu Seuil. »

Hervé de La Martinière – qui sou-haite que Françoise Peyrot, secré-taire générale pour l’éditorial, res-te quelques mois supplémentaires,avant de partir en retraite – a préfé-ré une solution interne à un recru-tement externe, qui aurait pris plusde temps. Il n’a pas non plus sou-haité assumer lui-même la prési-dence, ce qui n’aurait pas forcé-ment été bien interprété au Seuil.M. Cherki n’est toutefois pas rem-placé au poste de vice-présidentdu groupe La Martinière-Le Seuil,poste qui est supprimé.

Hervé de La Martinière a expri-mé sa « tristesse », après le départde Claude Cherki : « C’est un com-plice et un ami. Ce projet, nousl’avons construit ensemble. Si je mesuis intéressé au Seuil, c’est à causede lui », a-t-il expliqué en saluant« ce qu’il a fait au Seuil depuis qua-torze ans pour en faire une entre-prise performante ».

Le ton du message adressé aupersonnel du Seuil a été, en revan-che, jugé un peu sec : « Le Seuil tra-

verse aujourd’hui une situation diffi-cile. C’est ce qui m’amène à m’adres-ser à vous. Claude Cherki m’a remissa démission de PDG des éditions duSeuil. Je m’abstiendrai étant donnéles circonstances de faire des com-mentaires sur ce qui a amené sadémission. Cela regarde ClaudeCherki lui-même et sa relation avecl’ensemble du personnel du Seuil. Je

veux simplement vous dire que jesuis dans l’obligation de réfléchir àun certain nombre de mesuresurgentes et je m’attacherai à com-muniquer au mieux sur ces déci-sions. »

Pascal Flamand a tenu à rendrehommage à son prédécesseur : « Ila fait du Seuil une grande maisonintellectuelle, commerciale et écono-mique, en créant des départementscomme Seuil Images, la jeunesse, leroman policier, en rattachant, à lamaison des éditeurs comme L’Oli-

vier ou Verticales et en développantnotre outil de diffusion et de distribu-tion. »

Mercredi matin, Claude Cherki,très ému, est allé annoncer sadémission au bureau du Syndicatnational de l’édition, qui était sousle choc : « Très impliqué dans tousles dossiers de la profession (…) illeur a apporté sans compter sa puis-

sance de travail, sa force de convic-tion et cette manière si chaleureusequi lui est personnelle. Il a proposéou soutenu toutes les initiatives, il aété de tous les combats, notammentaux côtés de Jérôme Lindon, avecune inépuisable envie d’aller del’avant, dans le respect d’une certai-ne idée du livre et de l’édition. L’ac-tion collective des éditeurs lui doitbeaucoup. Les membres du bureaudu Syndicat tiennent à lui exprimer,au nom de l’ensemble de la profes-sion, leur consternation, leur recon-

naissance et surtout leur amitié. »Ala suite de la plainte de petitsactionnaires de la Société de parti-cipation du Seuil (alors détentriced’un tiers du capital) qui s’estimentlésés d’avoir vendu en 2002 desactions à 19 ¤, alors qu’elles ont étévendues cinq fois plus deux ansaprès, le tribunal de grande ins-tance a ordonné en référé la com-munication de nombreuses pièces.Dans une lettre au personnel,Claude Cherki a reconnu s’être« réservé la possibilité d’acquérirune partie des titres SPS acquis parFriedland Investissement, dans lecadre d’un accord conclu à titre pri-vé et connu par conséquent des deuxseules parties concernées ». « J’airéalisé cette opération dans uncadre parfaitement légal et j’en assu-me toute la responsabilité », a-t-ilajouté.

Au Seuil, c’est la colère et laconsternation. Hervé de La Marti-nière et Pascal Flamand vont ren-contrer les différents services« pour rassurer les troupes ». Ellesen ont besoin. Une assemblée géné-rale du personnel devait avoir lieujeudi en fin de matinée. Chez Verti-cales, Yves Pagès est partisan d’une« grève de défiance pour dénoncerle mépris, les erreurs, les fautes quise produisent depuis quatre mois ».« Il y avait d’autres hypothèses (parti-cipation, adossement) que la vente àLa Martinière. Claude Cherki y avaitson intérêt. Je ne suis pas persuadéque la direction que nous prenons nesoit pas catastrophique », regret-te-t-il. « Je conçois que cette opéra-tion suscite des inquiétudes, expli-que Pascal Flamand, mais elles nedoivent pas remettre en cause un pro-jet qui fait sens. »

Alain Salles

http://www.incipit.orghttp://www.cfwb.be/lyceens/

Pascal Flamand devient PDG du SeuilLe numéro 2 de Claude Cherki lui succède. Six mois après le rachat

de la maison par La Martinière, la démission de l’ancien président provoque une nouvelle crise

LE RETOUR D’UN HÉRITIER

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« Bloomsday » une célébration des sens !Du 14 au 26 juin, à Paris, commémoration du centenairedu 16 juin 1904, journée dans la vie d’un Dublinois,que James Joyce décrit dans son roman Ulysse. Le Centre culturelirlandais célèbre l’événement avec une exposition,« L’histoire de Joyce », la réalisation du jardin « La courtransfigurée », un brunch « Bloomsday » et la projection deUlysses, de Joseph Strick (rens. et rés. : 01-58-52-10-30/34).Le 16 juin, journée lectures proposée par l’IMEC et le CentrePompidou, qui réunira une trentaine d’écrivains, à l’abbayed’Ardenne, près de Caen (rens. : www.imec-archives.com).

Insipide n’est pas l’incipit

ACTUALITÉS

JUSQU’EN décembre, la France vivra à l’heu-re polonaise. Le catalogue sorti avec le soutiende l’Association française d’action artistique(AFAA) et des autorités de Varsovie commen-te, à l’heure de l’élargissement de l’UE, lesmanifestations prévues pour la célébrationd’un pays si souvent dépecé (1). Une Polognemulticonfessionnelle – catholique, protestan-te, orthodoxe et juive – et multinationale –biélorusse, juive et lituanienne, russe et ukrai-nienne – qui continua d’exister sous diversesoccupations.

De Chopin à Penderecki, né en 1933, auteurde la symphonie Les Sept Portes de Jérusalem,sans omettre la musique populaire juive (klez-mer) et tzigane, interprètes, compositeurs, phi-losophes, cinéastes… trouvent leur place danscet élégant répertoire. On y apprend, entreautres, la publication à la rentrée d’un Abécé-daire des relations franco-polonaises sous ladirection de Bronislaw Geremek, ainsi que laversion française de l’ensemble des docu-ments sur le ghetto de Varsovie et le peuple-ment juif de la Pologne. A côté d’une pléiadede jeunes écrivains, la présence de ceux quiont inscrit les lettres polonaises au patrimoineuniversel donne au catalogue un grand inté-

rêt : Witold Gombrowicz (1904-1969), pourfen-deur d’une « polonité » obsolète et antisémi-te, Bruno Schulz (1892-1984), modeste profes-seur de dessin (2) et arpenteur crépusculairedes abysses intérieurs, Tadeusz Kantor(1915-1990), qui révolutionna l’art dramatique,Czeslaw Milosz (né en 1911, Prix Nobel 1980) etenfin Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939),qui se suicida après l’invasion de la Pologneorientale par l’armée rouge de Staline.

Malgré un trop bref paragraphe sur les rela-

tions tendues entre Juifs et Polonais – affai-res du Carmel d’Auschwitz, de Jedwabne… –,ce qui stupéfie davantage, c’est l’absence detoute mention faite aux frères Singer, sur-tout au cadet, Isaac Bashevis (1904-1991), quibénéficia d’une considérable audience aprèsson prix Nobel de littérature en 1978.

Comme son aîné, Israël Joshua (1839-1944),Isaac Bashevis demeure un témoin incontour-nable de la vie juive en Pologne. Et rares sontles auteurs dont l’œuvre est à ce point nour-rie, traversée, hantée par la Pologne d’avant-guerre à laquelle Singer revient toujours. S’ilest vrai que la véritable patrie d’un auteur

est sa langue d’expression – ainsi le yiddishpour les Singer –, le regard qu’ils posent surleur pays natal enrichit la « spécificité polo-naise » de la réalité de l’Autre, celle d’un peu-ple exterminé.

Oubli coupable ou lapsus révélateur ? Cesilence est d’autant plus regrettable en 2004,l’année même du centenaire de Bashevis Sin-ger – et à l’heure où, dit-on, les mentalitéspolonaises changent –, qu’une juxtapositionde Gombrowicz et de Singer à l’intérieur ducatalogue aurait pu symboliser une réconcilia-tion entre ces deux peuples. Sans doute aussicelle de la littérature narrative, souvent oppo-sée aux écrivains dits élitistes, tel l’auteur deFerdydurke. Bashevis, ce véritable anticonfor-miste, qui ne craignait jamais de déplaire oude choquer, ferait-il encore peur aujour-d’hui ?

E. R.

(1) Le catalogue Nowa Polska, Une saison polonaiseen France, est disponible via l’AFAA, au01-53-69-83-00.(2) Signalons l’essai de Jerzy Ficowski, Bruno Schulz,les régions de la grande hérésie, traduit du polonaispar Margot Carlier, éd. Noir sur blanc, 242 p., 25 ¤.

AGENDA

LE NET LITTÉRAIRE AVEC

On ne pouvait sans doute trouver meilleur garant symbolique dela continuité que Pascal Flamand. Il est le fils d’un des pères spiri-tuels du Seuil, Paul Flamand, et a été formé à la gestion par l’autrefigure tutélaire, Jean Bardet. Né en 1946, Pascal Flamand est entré auSeuil en 1972, comme contrôleur de gestion, avant de devenir direc-teur administratif et financier de Michel Chodkiewicz. Il est candidatà sa succession en 1988, avec Olivier Bétourné, mais c’est Claude Che-rki qui est choisi. Il devient son numéro 2, comme directeur général,avant de lui succéder, mercredi 9 juin, dans des circonstances particu-lières. C’est au moment où les familles ne sont plus actionnairesqu’un héritier prend la tête de la maison. D’un caractère urbain, il estapprécié des autres éditeurs. Il a parfois l’image d’un éternel second,qu’il devra faire oublier pour prendre en charge la maison et motiverdes troupes déboussolées. Cet amoureux de Venise, qui aime bien« aller s’aérer sur la lagune », est prêt à relever le défi : « Elle est trèsloin la lagune en ce moment ! »

Qui a peur d’Isaac Bashevis Singer ?

II/LE MONDE/VENDREDI 11 JUIN 2004

Page 3: DES LIVRES - medias.lemonde.frmedias.lemonde.fr/medias/pdf_obj/sup_livres_040610.pdf · POLOGNE SCIENCES ESSAIS L e lecteur français veut savoir tout de suite si la nouvelle traduction

Culture de la résistance, résistance de la cultureLa correspondance Giedroyc-Gombrowicz témoigne des bouleversements du siècle passé

Jeune sous la botte

C omment peut-on être unEuropéen issu d’une autreEurope ? D’où vient le

mystère du mal à l’œuvre dans l’His-toire ? Par ces interrogations, Czes-law Milosz, âgé de 93 ans, n’appa-raît pas seulement comme l’un despoètes majeurs du XXe siècle.L’auteur de La Pensée captive(1953), essai pionnier sur la trahi-son des clercs sous le stalinisme,s’impose comme l’une des grandesconsciences morales de notretemps. En témoignent une fois deplus ces deux livres fragmentairesoù l’écrivain reprend quelques-unsdes thèmes lancinants qui traver-sent son œuvre, de part en part han-tée par la tragédie du XXe siècle.

Milosz, qui n’a cessé de méditerl’histoire européenne comme laplus intime des aventures, nous pré-vient d’ailleurs : « Mon temps exercesa pression sur moi comme une multi-tude de voix et de visages. » Etd’avancer qu’en fin de compte, cetAbécédaire, où l’on croise maintesfigures de la littérature polonaise,dont celles de Gombrowicz et deBruno Schulz, aura peut-être étéécrit « à la place de », mémoires oud’un essai sur les Temps modernes.Quant aux courts récits qui compo-

sent Le Chien mandarin, où alter-nent considérations sur la vieillesseet les rivières, sur la poésie, leschats ou les Psaumes de David,qu’il traduisit de l’hébreu, appris à60 ans, en polonais, Milosz suggèreque ces sujets pourraient servir auxlecteurs fatigués « du flot envahis-sant des perceptions, fatigués des viesconfusément racontées ».

Que nous dit donc d’essentiel cetintellectuel de l’Est, qui précisaitdans son discours de réception duNobel en 1980 : « Il existe sans nul

doute deux Europes, et il nous a étédonné, à nous, habitants de la secon-de, de pénétrer au “cœur des ténè-bres” du XXe siècle. » De cette traver-sée nous parvient sans conteste unevoix à la tonalité plus grave, plusproche des questions métaphysi-ques. Et une découverte philosophi-que humble mais capitale, à savoirque rien n’importe, désormais, com-me le respect de ce qui préservel’homme de la désintégration inté-rieure et de la soumission à la vio-lence.

D’où l’omniprésence de Wilnodans ces pages (Vilnius en litua-nien), la cité autrefois cosmopolitede sa jeunesse. L’homme, qui incar-na si magistralement l’esprit derésistance aux deux totalitarismes,y réitère aussi son aversion pour lemarché : « Pourquoi, en définitive,devrait-on aimer les sociétés fondéessur la peur, que ce soit la peur de lamisère ou la peur de la police politi-que ? » Ainsi, dans le sillage de Kaf-ka ou de Witkiewicz, le poètehisse-t-il à son tour le conflit entre

l’individu et les pouvoirs imperson-nels en thème majeur de la littératu-re centre-européenne. Unepréoccupation qui transparaît dansl’anecdote rapportée dans l’Abécé-daire à propos d’une des premièresd’En attendant Godot à laquelle ilassista avec le philosophe LucienGoldmann. « Le public parisien setordait de rire devant le spectacle dePozzo tourmentant Lucky, son prison-nier ». Or « ces rires fâchèrent Gold-mann pour qui un art de ce genre nepouvait mener qu’aux camps deconcentration ». Ils savaient certesque Beckett était aux antipodes.

On n’en touche pas moins, ici, àtout ce qui sépare un Européen del’Est d’un Européen de l’Ouest : lesdeux exilés arrivaient de cescontrées où, quand s’impose l’idéeque l’existence individuelle est peufondée, suit bientôt la convictionqu’un million de gens en plus ou enmoins ne fait guère de différence.

’Ces ouvrages tardifs montrent

inséparablement combien le reli-gieux rencontre, chez Milosz, lafaculté de l’individu à tenir tête àl’indifférence. Sa part divine ?Sinon, « qu’est-ce qui explique quenous nous écriions : Non ! » Et deconclure que c’est bien là, « dansnotre protestation morale contre l’or-dre du monde, dans notre question-nement sur l’origine de ce cri de ter-reur, que commence la défense de laplace particulière de l’homme ». Delà encore son engagement lors dela guerre en Bosnie, évoqué à l’en-trée… « Bêtise de l’Occident ». Oùil ne se prive pas, au passage,d’égratigner la France : « Le poème

de protestation que j’écrivis alorsque l’Europe observait les massacresles bras croisés m’attira des lettresoutrées de Français », révèle-t-il.Vieux ressentiment à l’égard d’unpays qui, dans les années 1950, nele retint pas ? A nous, en tout cas,de prêter enfin attention à l’unedes voix critiques parmi les plus

profondes de celles qui nous vien-nent de ce continent encore immer-gé de la culture européenne quereprésente cette pensée dissidente.Une pensée aux résonances parado-xalement plus actuelles que jamais.

Alexandra Laignel-Lavastine

F in août 1939. La croisière inau-gurale du paquebot « Chor-by » de la ligne Gdynia-Bue-

nos Aires arrive en vue du portargentin. Parmi les personnalitésréunies sur le pont, Witold Gom-browicz, 35 ans, issu d’une familleatypique de la noblesse terrienne– dont il a hérité la détestation del’antisémitisme autant que du natio-nalisme cocardier – est déjàl’auteur peu connu d’une œuvresingulière. Son chef-d’œuvre, Ferdy-durke, publié en 1937 à Varsovie,exprime la philosophie teintée desensualité subtile de cet écrivainobsédé par le « désir » et l’« inachè-vement ».

Le voyage d’agrément de Gom-browicz (dû à l’invitation de JerzyGiedroyc, lecteur fanatique de Fer-

dydurke, davantage passionné de lit-térature que par son travail assom-mant) aboutira à un exil long d’unquart de siècle. En septembre 1939,la guerre éclate en Europe, la Polo-gne est rayée de la carte. L’exiléinvolontaire se partage entre unposte subalterne dans une banque,l’exploration des quartiers chaudsde la capitale argentine et le café lit-téraire, où il rencontre l’élite des let-tres latino-américaines ainsi que lamécène Victoria Ocampo.

Giedroyc, lui, fuit l’Europe etrejoint l’armée d’Anders au Moyen-Orient. Après la victoire, installé enFrance, il peut enfin suivre sa voca-tion véritable. Ainsi lance-t-il, à lafin des années 1940, la revue Kultu-ra, lien non dogmatique entre lesexilés polonais de toute obédienceet aussi l’Institut littéraire. Cettemaison d’édition publie desauteurs de premier ordre interditsdans le bloc soviétique, Koestler etOrwell, Camus et Djilas, mais égale-ment des compatriotes très diffé-rents tels Czapsky et Mrozek,Jelensky et Milosz, futur Prix Nobelde littérature, et, bien sûr, Gom-

browicz, toujours égaré en Argen-tine.

La correspondance entre ce der-nier et Giedroyc restitue les pas-sions et les tensions au sein del’émigration polonaise tout commel’incompatibilité entre ces deuxintellectuels, issus pourtant dumême milieu, la noblesse désargen-tée et non conformiste, et parta-geant le même idéal de liberté d’ex-pression et de liberté tout court. Deces lettres se dégage la positiond’une frange importante de l’exilpolonais, imprégnée de chauvinis-me et d’intégrisme qui se méfiaitmême de Milosz, car elle jugeaittrop tardive la rupture du poète, en1950, avec les autorités communis-tes de Varsovie.

Quant à Gombrowicz, l’icono-

claste en guerre avec les mythessacralisés – « Peuple », « Parti » et« Nation », « Art » et « Eglise »,« Dieu » et « Poésie » –, certainsémigrés ne le prenaient pas tropau sérieux. De même que ceux quientendaient opposer aux brutes du

pouvoir la culture comme facteurde résistance. Les conservateurspolonais condamnaient tous ceuxqui – restés au pays ou exilés –« osaient » signer dans les publica-tions sous le contrôle du parti. Or,à la faveur d’une soi-disant libérali-sation (en 1957) vite réprimée, lestextes insolents de Gombrowiczarrivaient à passer la censure dansla seconde moitié des années 1950,contribuant ainsi davantage auchangement des mentalités queleurs vaines vociférations.

Malgré le refus de Gombrowiczde se plier aux pressions de Gie-droyc, qui sollicitait de sa part unengagement politique ferme, Kultu-ra – tout comme la revue Preuves,créée à Paris par le critique hon-grois François Bondy – deviendrale vivier d’une véritable culture dela résistance. C’est cette culturequi, avec les grèves et le soutien duVatican, participera au bouleverse-ment en Europe centrale, lequelconduira au démantèlement dubloc soviétique et à l’unité duVieux Continent.

Edgar Reichmann

Q ui est Madame ? Une bellefemme de 30 ans, profes-seur de français et direc-trice d’un lycée de Varso-

vie dans les années 1960 ? La museglaciale que des classes de garçonsfascinés surnomment « Reine desneiges » ? Beaucoup plus que cela,sans doute, au moins pour le narra-teur de ce roman plein de vitalité,qui a connu un très grand succès enPologne lors de sa parution (1998),avant d’être traduit en vingtlangues.

Né en 1949, traducteur (et met-teur en scène) de Samuel Beckett,mais aussi de Shakespeare, d’OscarWilde et des tragédies grecques,

Antoni Libera parle avec humour,énergie et finesse d’une adolescen-ce en pays de dictature. Derrière cetitre énigmatique et très ambigu,dont la sévérité le dispute à la sen-sualité, se dissimulent tous les appé-tits de liberté, de connaissance etd’enthousiasme, mais aussi les colè-res et les découragements d’unejeunesse confinée derrière lerideau de fer.

L’histoire se présente d’abordcomme le récit d’un jeune hommeplein d’ambition, lassé d’entendreles adultes se plaindre que le mondeaurait cessé d’être vraiment fréquen-table, que chaque moment du passévaudrait mieux que le présent danslequel ils se trouvent. Au fil des épi-sodes, calqués sur la vie d’un établis-sement ordinaire de la capitale polo-naise, le lycéen tente de tailler dansce présent morose une part d’aveniracceptable, par le biais de la musi-

que, du théâtre, de la littérature etde son amour obsessionnel pour ladirectrice. A travers lui, l’auteurconduit le lecteur dans la vie quoti-dienne de son pays, à l’époque oùlui-même était adolescent.

Un pays où la Madame du titrereprésente évidemment plusqu’une femme : la promesse d’unailleurs incarné par la culture fran-çaise, les langues étrangères oumême l’alpinisme (à cause de labiographie très particulière deMadame), qui permet de s’éleverau-dessus des frontières.

Evoquant les séjours estivaux

d’un enseignant polonais enFrance, Libera résume l’état d’es-prit de cet homme, pourtant pris àla gorge par l’impécuniosité habi-tuelle des voyageurs de l’Est, en cetemps-là : « Et pourtant, malgré

cette gêne permanente, il se sentaitun autre homme, libre, non traqué.Un homme libéré de la peur, dustress permanent, de la crainte quechaque contact avec le monde exté-rieur n’entraînât un nouveau conflit,une nouvelle lutte dont il sortiraitvaincu, écrasé, bafoué, humilié. »

Dans un style à la fois direct etperspicace, riche en références litté-raires et philosophiques, mais aussien malices qui rappelle l’esprit pota-che, l’écrivain brosse le portraitd’une époque maussade, sansjamais désespérer de l’humanité.Au contraire, la volonté de sonpersonnage, sa furieuse envied’échapper à la grisaille ambiante,sa passion pour les arts, ses dépitsd’adolescents sont d’excellentsremèdes contre le découragement,même si le roman aurait gagné àêtre raccourci.

Raphaëlle Rérolle

Czeslaw Milosz contre les peursLe poète, aujourd’hui âgé de 93 ans, reprend, dans deux ouvrages, les thèmes qui traversent son œuvre, hantée par la tragédie du XXe siècle.

Pour lui, rien ne compte tant désormais que de préserver l’homme de la désintégration intérieure et de la soumission à la violence

CZESLAW MILOSZ

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CORRESPONDANCE1950-1969,de Jerzy Giedroycet Witold Gombrowicz.Traduit du polonais,annoté et préfacépar Jean-Claude Famulicki,Fayard, 446 p., 26 ¤.

LIVRAISONSa POLOCOCKTAIL PARTY, de Dorota MaslowskaPublié en 2002, ce premier roman écrit par unepolonaise de 19 ans s’était, en quelques mois, ven-du à 50 000 exemplaires. Un chiffre record enPologne, pour un livre exceptionnel et même hal-lucinant, sorte de Las Vegas Parano chez lesPolacks, en plus trash et plus politique. Un vérita-ble plongeon dans l’univers des jeunes paumés dela Pologne post-communiste, coincés entre leursrêves inavoués d’Occident et « ces dégénérés deRuskoffs ». Privés de repères, ils se shootent et

multiplient les embrouilles pour oublier qu’ils jouent dans un filmpourri. Si cette chronique de dépressifs profonds est parfois mala-droite, reste un texte d’une violence incroyable, sombre, drôle, bru-tal et cruel. E. G.Traduit du polonais par Zofia Bobowicz, éd. Noir sur blanc, 254 p., 17 ¤.

a LES NEIGES BLEUES, de Piotr BednarskiBeauté absolue, c’est le terme qui convient à ce mince volume – ungrand livre néanmoins – qui raconte l’existence d’un gamin polonais de10 ans déporté avec sa mère – justement surnommée Beauté –, sa tanteet ses grands-parents au milieu de la taïga sur le trajet du transsibérien.Son père, nobliau anticommuniste, vient d’échapper au carnage deKatyn. Il deviendra l’ennemi du peuple et sera envoyé au goulag sibé-rien. Sa famille et son fils, éléments forcément « hostiles », végètent enrésidence surveillée avec d’autres Asiatiques et Baltes, juifs, Moldaves etUkrainiens sous le regard sourcilleux des brutes de la GPU. Microcosmed’un monde, les Nations unies en Sibérie ! Comment ne pas penser àMark Twain ou à Jack London en lisant les historiettes racontées par cejeune garçon relégué avec sa mère dans cette frange magique et inferna-le coincée entre toundra polaire et déserts de l’Asie centrale ? E. R.Traduit du polonais par Jacques Burko, Autrement, 140 p., 13 ¤.

a PORTRAIT DE CZAPSKI, de Wojcieh KarpinskiTémoin engagé du XXe siècle, créateur aux diverses activités, JosephCzapski (Prague 1896-Maisons-Laffite 1993) est l’un des fondateurs dupériodique Kultura avec Jerzy Giedroyc ; ses expositions de peinture, enPologne, en Russie, en Europe occidentale ou en Amérique lui valentbeaucoup d’attention. Son témoignage, Proust contre la déchéance(éd. Noir sur Blanc), s’inspire du combat pour la survie dans le goulag deSibérie au temps de Staline. Et pourtant, visionnaire prophétique, Czaps-ki a toujours milité pour le rapprochement de la Pologne avec ses voi-sins orientaux. Cette monographie va plus loin et plus en profondeurque le volume L’Art et la Vie édité par L’Age d’homme et l’Unesco il y adeux ans. E. R.Traduit du polonais par Gérard Conio, éd. L’Age d’homme, 202 p., 22 ¤.

a DE MÉMOIRE, de Kazimierz BrandysAuteur d’un essai autobiographique qui joue sur les clés de la mémoired’un des plus importants écrivains polonais du siècle dernier, KazimierzBrandys – Lodz 1916-Paris 2000 – promène son lecteur aussi bien aucœur de l’insurrection de Varsovie que dans la capitale polonaise retrou-vée après un peu plus de trente ans d’exil en France où il est arrivé en1968. Considérations sur la déliquescence de la littérature et sur les tex-tes de Vladimir Nabokov, participation au débat sur la collaboration desPolonais aux totalitarismes de tous bords, ces mises en abymes peu com-munes prouvent une fois encore l’originalité de cet auteur. E. R.Traduit du polonais par Jean-Yves Erhel, éd. Gallimard, 280 p., 15 ¤.

a HERSCHELE et autres contes, de Janusz KorczakMédecin, pédagogue et éducateur, Janusz Korczak (1878-1942)enchantait les enfants, polonais et juifs, avec ses contes. En voici quel-ques-uns écrits avant d’accompagner les 200 petites âmes dont il avaitla charge jusqu’au camp de Treblinka. Fl. N.Traduit du polonais par Malinka Zanger et Yvette Métral,éd. Est-Ouest internationales, 96 p., 12,20 ¤.

LITTÉRATURES POLOGNE

MADAMEd’Antoni Libera.Traduit du polonaispar Grazyna Erhard,Buchet-Chastel, 610 p., 25 ¤.

ABÉCÉDAIRE(Abecadlo)de Czeslaw Milosz.Fayard, 414 p., 22 ¤.

LE CHIEN MANDARIN(Piesek Przydrozny)de Czeslaw Milosz.Traduit du polonaispar Laurence Dyèvre,Mille et une nuits, 214 p., 12 ¤.

« La vie de Czeslaw Miloszconstitue la plus extraordi-naire biographie d’écrivain duXXe siècle », affirme le poètelituanien Tomas Venclova.Né comme Romain Gary àWilno, en 1911, alors que laLituanie fait encore partie del’empire russe, Milosz la quit-te en 1937 pour Varsovie.

En 1940, il entre dans larésistance clandestine puiss’engage brièvement, aprèsguerre, dans le service diplo-matique de la Pologne« populaire » (de 1945 à1949), avant de s’exiler enFrance puis aux Etats-Unis,où il enseignera, à partir de1960, à l’université de Berke-ley. Il vit à Cracovie depuis lafin des années 1990.

LE MONDE/VENDREDI 11 JUIN 2004/III

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Un Diderot pour aujourd’huiLes « Contes et romans » pour entrer dans une œuvre par les voies du plaisir

Le temps déréglé de la fictionDeux essais littéraires stimulants de Cécile Guilbert et Tiphaine Samoyault

I l aurait dû s’appeler Trismégisteet pas Tristram, prénom honnipar son père. Le baptême

devient urgent. La servante noteque le visage de l’enfant noircit. Ellecourt au rez-de-chaussée, où le géni-teur et son frère dissertent depuisprès de 300 pages. Pourquoi ne pasdonner au nouveau-né le nom del’oncle parrain, suggère-t-elle ? Sil’on était sûr qu’il allait mourir, ceserait mon salut fraternel à Toby,commente le père, mais du calme !,rien n’est joué. La servante remontechargée du prénom-lourd-à-porter.Dont elle oublie en route une bon-ne moitié des syllabes. Ne gardantsur le bout de la langue que la pre-mière « Tris… ». « Tristram ? », inter-roge le vicaire, impatient. « Tristram-gistus », balbutie Susannah.

La Vie et les Opinions de TristramShandy est une fête des noms. Leurchoix, leur renouvellement, leurinvraisemblance, leurs glissements,leurs altérations sont le ressort desa nouveauté. Sterne met un plaisirsauvage à affirmer que la vitalité del’humanité réside dans les contre-sens. Qui osera soutenir le contrai-re ? Certainement pas John Locke,philosophe choisi par Sterne pourson sens de la fragilité des mots àtraduire la complexité de l’expérien-ce sensible, de préférence à Descar-

tes obsédé par l’idée claire. Chevau-chant le moindre écart linguistique,Sterne caracole allégrement loindevant les « hobby-horses » –dadas ou mauvais chevaux – sur les-quels se traînent les « assis » etautres militaires à la retraite, quipeuplent la demeure patricienne deShandy Hall.

Avançons-nous jamais plus loinque nos sièges, interroge moqueuse-ment le romancier ? Grand amateurde « chaise-poste » courant àl’avant-garde d’une Angleterre quirallie désormais le sud méditerra-néen pour y soigner, comme Sternelui-même, le galop d’une tuberculo-se par exposition au soleil, ce pas-sionné est aussi le plus brutal, leplus lucide des sceptiques. Nous ne

voyageons jamais plus loin que nosrécits, dit Sterne. Ce sont nos facul-tés narratives qui donnent forme etsubstance à nos existences. (« Ôvous Puissances… qui avez permis siprécieusement à l’homme mortel deraconter des histoires ! »). De là qu’ilsuffise d’un minimum d’action dansl’adolescence pour bâtir notreroman individuel – Sterne dit notre« romance », nos mensonges.

Une blessure de guerre ancienne,un fauteuil confortable, une pipequ’on rallume et, plus essentielencore, une langue rompue à toutesles figures de la rhétorique sont lesseules vraies armes du combat de lavie. L’oncle Toby, frère du père deTristram, remplit à merveille ces

conditions. Blessé au siège deNamur, dans la guerre contre LouisXIV, il a reçu à l’aine un malencon-treux projectile de pierre arrachéaux fortifications de Vauban.L’aine ? L’anglais plus expressifparle de « groin ». Tranchons : lestesticules !

C’est à un siège universel que Lau-rence Sterne nous convie. Testicu-les au repos, ses mâles conversent àn’en plus finir sur leurs chaisescependant qu’en haut, dans la cham-bre, la femme parturiente « tra-vaille ». Où y a-t-il action ? Dans lanarration seule. D’ailleurs, lisez, lenarrateur met trois cents pages às’affranchir de sa conception et desa naissance. Trois cents pages quil’amènent à calculer avec effroi le

nombre total de volumesqu’il devra composer pourvenir à bout de sa vie, puis-

qu’il est né le 5 novembre 1718 et acommencé d’écrire le 9 mars 1759.Averti par l’exemple, Joyce concen-trera plus tard l’action d’Ulysse surune seule journée.

La postérité de Sterne fut des plusbrillantes. Cet Anglais du Yorkshire,fils d’un militaire de carrière ayantfait transhumer sa famille de Dublinà Lisbonne et Gibraltar, devint lacoqueluche des « lumières parisien-nes » dès la parution des deux pre-miers volumes de son roman, àl’âge de 46 ans. D’Holbach et Dide-rot l’accueillirent avec amitié etenthousiasme dans le Paris anglo-phile de 1760. Parmi 10 000 ques-tions soulevées par Sterne, retenircelle-ci de manière urgente : quel

est l’élément moteur de l’écriture ?Le combat contre la gravité : « Jen’écris ni pour les perruques ni pourles longues barbes. » Sterne en fran-çais ? La traduction de Charles Mau-ron publiée en 1946 excisait lesaudaces de ponctuation, de pagina-tion, de typographie et de syntaxe.

La traduction de Guy Jouvet, quivient de paraître, est plus lisible,plus juste quant au modèle, qu’elleenrichit à l’excès. On sympathiseavec l’enthousiasme du cavalier-tra-ducteur emporté par les époumon-nantes galopades du romancier. Unrapide calcul des signes et des lignesrévèle que l’embardée moyennedépasse le texte d’origine d’un bontiers. Soit ! Les notes explicatives,ne se tenant plus de piaffer en basde page, se seront transformées ensauteuses de haie. Holà, « hobbyhorse » !

O n envie les jeunes gens quivont découvrir Les Bijouxindiscrets, et les autres aussi,

car ce « conte africain » d’une affo-lante frivolité n’est pas de ceux quel’école étudie ni même décrit danssa vérité : ces bijoux, en effet, sontle sexe des femmes qu’un anneaumagique fait soudain révéler à hau-te voix leurs secrets bien gardés. Ceconte en 53 chapitres, toute uneaffaire, est publié anonymement en1748, et même lorsqu’il a été connu,après la mort de son auteur, commeune œuvre de Diderot, il est restédéprécié. Entrer dans Diderot à cerythme souple, sur ce ton, n’est-cepas un bonheur ?

« Le sultan tourna sa bague surelle. Un grand éclat de rire qui étaitéchappé à Alcine à propos de quel-ques discours saugrenus que luitenait son époux fut brusquement syn-copé par l’opération de l’anneau, etl’on entendit aussitôt murmurer sousses jupes : “Me voilà donc titré. Vrai-ment j’en suis fort aise. Il n’est rien detel que d’avoir un rang. Si l’on eûtécouté mes premiers avis, on m’eûttrouvé mieux qu’un émir : mais unémir vaut encore mieux que rien.” Aces mots, toutes les femmes quittèrentle jeu, pour chercher d’où partait lavoix. Ce mouvement fit grand bruit.

“Silence, dit Mangogul, ceci mériteattention.” On se tut, et le bijou conti-nua. »

Défilent ensuite toute une galeriede femmes, les unes vertueuses, lesautres délurées, et le bijou de chacu-ne réserve des surprises lorsqu’il semet à parler ; les hommes sontdéconfits ou troublés, les savantssont requis, les académiciens aussi,les bramines (les prêtres du Congo),pour donner leur avis sur ces dis-cours et leur mystérieuse origine.Les mœurs du Congo sont exposéesde tous côtés, par-dessus, par-des-sous, et c’est toute la société pari-sienne du XVIIIe siècle, à la courcomme à la ville et à la campagne,qui se voit ainsi célébrée pour sonlibertinage et critiquée pour sonhypocrisie.

L’homme qui écrit ces allégresses

a 34 ans, il occupe de petits emplois,il est ce qu’on appelle aujourd’huiun « intellectuel précaire ». Il aépousé la fille de sa lingère. « J’arri-ve à Paris. J’allais prendre la fourrureet m’installer parmi les docteurs de laSorbonne. Je rencontre sur mon che-min une femme belle comme unange ; je veux coucher avec elle, j’ycouche ; j’en ai quatre enfants ; et mevoilà forcé d’abandonner les mathé-matiques que j’aimais, Homère et Vir-gile que je portais toujours dans mapoche, le théâtre pour lequel j’avaisdu goût. » Il ne cesse pas d’écrire,publie, encore anonymement, sesPensées philosophiques, sa Lettre surles aveugles qui lui vaut d’être empri-sonné à Vincennes, pour athéisme.

Plus tard, il se lance dans la gran-

de entreprise de l’Encyclopédie, qu’ilfinira seul et qui changera le siècle,le définira pour l’histoire. Ce philo-sophe écrit des romans qu’il nepublie pas, pour son seul plaisir, etqu’il remanie maintes fois. La Reli-gieuse, qui dénonce l’usage par l’Egli-se de vocations incertaines ou for-cées. Le Neveu de Rameau, génialeconversation entre ses deux person-nalités, le vagabond de l’espritouvert à toutes les improvisations,le penseur qui respecte la penséerigoureuse des sciences et de lamorale. Jacques le fataliste et sonmaître, son chef-d’œuvre, suite decontes, de fables, roman expérimen-tal comme Tristram Shandy de Lau-rence Sterne.

Ces romans seront traduits enAllemagne (notamment par Goetheet Schiller) avant de paraître enFrance, bien après sa mort. Ils sontdes modèles de l’Aufklärung (lesLumières essaimées en Allemagne).Ils sont aussi la pensée françaisedans ce qu’elle a de plus original parle contenu et de plus inventif par laforme, comme le montre MichelDelon dans sa préface. Ils sont parexcellence notre Diderot, celui quiselon Yvon Belaval « envoie des let-tres, brosse des satires, aiguise desaphorismes, commente tableaux, tex-tes, jeux de scène, machines, anecdo-tes, voyages », l’intellectuel en liber-té.

Michel Contat

e A l’occasion de la « Quinzaine dela Pléiade », un Album Diderot prépa-ré par Michel Delon est proposé àtout acheteur de trois volumes de« La Pléiade ».

L es voies de l’essayisme et dela critique littéraire n’ontaucune raison d’être moins

imprévisibles que celles du roman.Certes, parler à partir des œuvres,les enrichir (dans le meilleur descas) d’un prolongement d’intelligen-ce ou de passion, imposent une for-me d’humilité et de déférence àl’égard des auteurs. Mais ce préala-ble n’empêche nullement d’aller aurythme de son propre pas, d’écrireen son nom propre. L’exercice aca-démique n’est jamais d’obligationet l’œuvre critique peut parfois sefaire création. Toutes deux roman-cières, Cécile Guilbert, qui publieun livre foisonnant sur LaurenceSterne, et Tiphaine Samoyault,auteur d’un essai singulier sur letemps et la fiction, ont, chacune,inventé la forme qui convenait àleur propos.

D’intelligence, de passion et desanté, Cécile Guilbert ne manquepas. De style non plus, sauf en quel-ques digressions superfétatoires etoutrées sur « le tout-à-l’égoutcontemporain ». Quant à l’humilité,elle est trop emportée, enthousias-mée par son sujet pour y songer neserait-ce qu’un instant – il faut direque Tristram Shandy n’invite guèreaux bonheurs de l’effacement ! Saméthode critique est donc délibéré-

ment amoureuse et mimétique. Larigueur et le sérieux (évidents) deson enquête ne s’accommodentd’aucune prudence ou lenteur.Dans sa tentative de restitution pas-sionnelle de l’excentrique et flam-boyant libertin anglais, Guilbert,citant son héros, déclare une trèslogique et légitime « guerre ouver-te » à « l’affectation de gravité », ce« manteau de l’ignorance ou de lasottise ».

« Le plus gai, le plus fou et le plussage de tous les livres », pensait Dide-rot de Tristram Shandy, tandisqu’un autre contemporain françaisnotait : « Jamais un auteur et sesouvrages ne se sont ressemblés davan-tage : les lire ou le voir et l’entendre,c’était presque la même chose. » Cethomme-écrivain, « le plus libre »donc selon Nietzsche – Goethe nelui trouva pas « d’égal dans le largechamp de la littérature » – non seu-lement autorise mais incite, engagele critique à partager r sa vélocité, àrevendiquer une égale liberté, à sor-tir, par le haut et par tous les côtésà la fois, des resserrements et desnévroses du roman familial.

Et si Sterne écrit à l’automne

1767, un an avant sa mort : « Maplume me gouverne, je ne gouvernepas ma plume », Cécile Guilbert,avec son panache et son esprit fron-deur, avec aussi une impeccableconnaissance de son sujet, appli-que le précepte. Echevelé et maîtri-sé, à la fois biographie informée etessai personnel, déclaration d’admi-ration et manifeste, satire et por-trait doté d’un profil actuel, son

livre manifeste une heureuse etrare audace. Sur certains points onpeut cependant la contester… Ain-si, comme elle le souligne, si Lauren-ce Sterne était un expert dans l’artde la publicité et de l’autopromo-tion, on voit mal en quoi ce talentrendrait acceptables les bassesseset les vanités constatées chez cer-tains de nos chers contemporains…

Comme Cécile Guilbert, ThipaineSamoyault cite l’analyse de CarloLevi sur Tristram Shandy dans LaMontre cassée. Plus sage en appa-rence que celui de Guilbert, le livrede Samoyault n’en est pas moinsoriginal et suggestif.

L’auteur part d’un constat derécurrence de ce thème – la montrecassée ou sans aiguilles –, non seule-ment dans la littérature, mais aussidans l’art et le cinéma. Parce que,« de toutes les machines inventéespar l’homme, l’horloge est la plusorganique sans doute », et surtoutparce que la fiction nous placenécessairement au cœur d’uneréflexion ou d’une méditation surle temps – ordinaire, déréglé, affoléou interrompu, intime ou histori-que – cette image multiple renvoied’une manière privilégiée à l’imagi-naire humain.

Tiphaine Samoyault a construitson livre en fonction de l’étoile-ment de l’horloge, en soixanteséquences distribuées en quatrequarts d’heure. Le grand nombred’écrivains (mais aussi de cinéastescomme Orson Welles ou Chaplin)convoqués et d’œuvres analyséesmanifeste, pour le moins, la perti-nence du prisme choisi.

Patrick Kéchichian

Gravure de William Hogarth représentant une scène de La Vie et les opinionsde Tristram Shandy. De gauche à droite, le docteur Bran, Gauthier Shandy,l’oncle Toby et le caporal L’Astiqué lisant le sermon du pasteur Yorick

CONTES ET ROMANSde Diderot.Sous la directionde Michel Delon,avec J.-C. Abramovici,H. Lafon et S. Pujol.Gallimard, « Bibliothèquede la Pléiade », 1 300 p., 49 ¤jusqu’au 31 août, 55 ¤ ensuite.

L’ÉCRIVAIN LE PLUS LIBREde Cécile Guilbert.Gallimard, « L’Infini »,328 p., 22,50 ¤.

LA MONTRE CASSÉEde Thiphaine Samoyault.Verdier, « Chaoïd », 252 p., 15 ¤.

Le joyeux combat de SterneŒuvre d’une grande force subversive et comique,

« Tristram Shandy » reparaît dans une nouvelle traduction

LAURENCE STERNE

LIVRAISONSa LETTRESGALANTESÀ Mme DEGODEVILLE, deBeaumarchais,« Partisan de laliberté : voilàsans périphraseet au positif com-ment je suis liber-tin. » La confi-

dence ne surprend pas au fil de lalecture de ces missives de Beaumar-chais à Mme de Godeville – une aven-turière rencontrée à Londres quand

l’homme jouait à l’agent secret etdont une centaine de lettres, adres-sées en deux ans (1777-1779), per-mettent de mesurer l’importancequ’elle tint dans sa vie affective àl’heure où déclinent ses facultés viri-les. L’auteur du Barbier de Séville s’yrévèle taquin – il évoque la clef d’un« objet chéri, à qui j’ai donné en mavie de bons coups de queue avec plai-sir » pour avouer aussitôt que c’estcelle d’un billard, et parodie l’AveMaria : « Le plaisir est avec vous,vous êtes charmante entre toutes lesfemmes, et le fruit de votre ventre me

sera cher. Ainsi soit-il » –, léger etgénéreux – s’il prétend que « cha-que fleur [a] droit au coup d’œil del’amateur », il refuse la gravité desattachements : « Pourquoi voulez-vous changer une liaison de plaisir enroman désastreux ? » –, et se livrepeu : « Pour plaindre les peines, ilfaut les connaître et mon système àmoi c’est de les renfermer toutes et dene faire partager autour de moi quece qu’il y a d’heureux dans le cours dema vie. » Ce qui ne l’empêche pasde rester léger : « Tu ne sais fairel’amour que sur un lit. Il est quelque

fois charmant sur une feuille depapier. » Ph.-J. C.Lettres présentées et annotées parMaurice Lever, Fayard, 216 p., 18 ¤.

a LES BAISERS DES LUMIÈRESGalant, libertin ou protocolaire (lebaisemain), théâtral aussi (du rituelrepris des contes de fées au lar-moyant des drames prérévolution-naires), le baiser fait, au même titreque le soupir et le sanglot, un indicecapital de la sensibilité tant physi-que que morale et sociale duXVIIIe siècle. Réunies par Alain Mon-

tandon, ces treize études, de Doratà Diderot comme de Sade à Casano-va, explorent une sémiologie éroti-que et sentimentale, où l’ambivalen-ce le dispute à la méprise ou à laconfusion. Chaste ou lubrique, ce« jeu de société » fait encore coulerbien des encres. Ph.-J. C.Presses universitaires Blaise-Pascal(4, rue Ledru, 63057 Clermont-Ferrand, Cedex 1), 214 p., 22 ¤.

e Signalons également :Etudes sur Diderot, d’Yvon Belaval.Rassemblement des textes les plus

éclairants écrits par un grand spécia-liste de Diderot, à la plume légère etaiguisée (PUF, 392 p., 24 ¤).Inventer Diderot. Les constructionsd’un auteur dans l’Allemagne desLumières, d’Anne Saada. Très remar-quable étude, innovante par saméthode, pour les travaux de récep-tion (CNRS Editions, 334 p., 30 ¤).Diderot philosophe, de Colas Duflo.Une thèse qui va à contre-courant :Diderot est un philosophe à partentière, qui fait système autant queDescartes ou Leibnitz (éd. HonoréChampion, 544 p., 85 ¤).

HISTOIRE LITTÉRAIRE

LA VIE ET LES OPINIONSDE TRISTRAM SHANDYde Laurence Sterne.Traduction de l’anglaispar Guy Jouvet,éd. Tristram, 944 p., 35 ¤.

a Jacques Darras

Né en 1713, Laurence Sterneest mort à Londres le18 mars 1768. Les neuf volu-mes de The Life and Opinionsof Tristram Shandy, furentédités entre 1760 et 1767. Audébut de 1768, parut le débutdu Voyage sentimental enFrance et en Italie. TristramShandy est considéré commel’une des œuvres pionnièresde la littérature moderne.

IV/LE MONDE/VENDREDI 11 JUIN 2004

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EN BREF

A ceux qui se sont émus – àtous les sens du terme – devoir Jerome Charyn mettre

un terme à ses souvenirs d’enfanceavec Bronx Boy (1), L’homme quirajeunissait devrait offrir uneconsolation et aussi une petitecure de jouvence. En effet, sous cetitre, ont été réunies six nouvellesde jeunesse (écrites entre 1963 et1967) qui prennent pour décor cet-te « terre natale » du Bronx où« Bébé » Charyn a grandi.

Au début du recueil, sur la cartedressée par Lippy, à la mesure deson imagination enfantine, figureun immense espace, plus grandque Manhattan, comprenant lequartier judéo-polonais de Croto-na Park ; le club d’haltérophilie oùs’entraîne Imberman, gardien d’im-meuble et poète ; l’école hébraïquedans laquelle enseigne Schwartzie,le vieux « rebbe » souffreteux ; le

théâtre de Henry Street, un music-hall yiddish délabré qui s’effondre-ra le soir de la première de Shainde-le, la Molly Picon de l’East Broad-way ; les territoires des bandes eth-niques, des « négros » de Big Dad-dy, des Crapanzano, des Lipkovitz(Benny et Lippy), des Irlandais deClay Avenue et de ClaremontPark…

Tout un monde de pauvreté etde misère, peuplé de mères débous-solées, de poète sans éditeur, com-me Misha, le « Lermontov yid-dish », victime de la mode latino ;de vieillards braillards prêts à jouerdu couteau pour imposer leursvues sur Hitler, Roosevelt où l’on-cle Joe… Et surtout de gamins unpeu paumés, souvent orphelins depère (« C’est les japs qui l’on tué. – Ila obtenu une médaille de guerre ?– Non, il a rien fait d’important. Il ajuste été tué. »), qui se bricolentune existence à coups de poing,d’injures, de trafics en tous genres(cigares, bas de soie, bubble-gum,cartes de rationnement).

Ainsi, Lippy, petit caïd au grandcœur, en butte perpétuellementaux fureurs de l’oncle Max, quicraint pour la réputation de son

épicerie (« 1944 ») ; Manny, qui,comme son frère parti à La Nouvel-le-Orléans pour échapper à laguerre et débuter une carrière d’ar-tiste, largue les amarres… pouratterrir dans une pension miteusede Delancey Street, où il va livrersa propre guerre contre les autrespensionnaires en défendant uneadolescente, simple d’esprit(« Faigele l’Idiokte ») ; ou encore,Saul, qui, dans « Adieu !…,Adieu !… », l’une des nouvelles lesplus bouleversantes, va découvrir,avec le retour de son frère blessédans le Pacifique, les traumatismesd’une guerre qui jusqu’alors le fas-cinait.

Tendres, drôles, douces-amères,émouvantes, chacune de ces nou-velles qui dessinent un petit mon-de disparu laisse entrevoir surtout,l’œuvre à venir d’un Bronx Boy,définitivement attachant.

Ch. R.

(1) Ce troisième volet, paru dans la col-lection « Haute Enfance » chez Galli-mard, fait suite au Cygne noir (Galli-mard, « Haute Enfance », 2000) et LaBelle Ténébreuse de Biélorussie (Galli-mard, « Folio », no 3078).

U n cri. Unique au milieu desrâles et des imprécations,des prières secrètes et des

expirations. Celui d’un hommeredevenu animal qui court, nu,sous une pluie de balles et d’obus,à la lueur furtive des fusées d’alar-me qui appellent la mort plus sûre-ment que les secours.

Dans l’attente d’une hypothéti-que relève, les hommes se terrentdans les boyaux des tranchées,prêts à s’élancer à l’assaut de la pre-mière ligne adverse, résignés à nepas sortir de cet enfer ordinaire oùne compte plus que la solidaritédes martyrs. Rendus sourds par lesexplosions, ils s’effraient pourtantdu hurlement obscène qui hante leno man’s land. Le monde civilisés’abîme dans ce bourbier sanglantoù Dieu est un mirage, un sujet dedéfi, une invitation au suicide.

Implacable, le médecin qui veillesur ces corps ne se fait guèred’illusions : « Je mets des panse-ments sur les morts et j’ampute lesvivants. Il y a trop de cris autour de

moi. Je n’entends plus les voix. Et jeme demande bien quel visage a lemonstre qui est là-haut, qui se faitappeler Dieu, et combien de doigts ila à chaque main pour pouvoircompter autant de morts. Je metsdes garrots sur les membres et desbouts de bois entre les dents. Maisles mains informes de Dieu, avecleurs milliers de doigts, ont encoreenvie de compter. »

Pour Jules, Marius et Boris, pour

le lieutenant Renier, Barboni ettous les autres, le démon est à lafois plus proche et plus ambiva-lent. Ebranlé, le médecin cherchedans un paganisme confus le sensde ce cri de guerre insoutenable.« De grands cris de seigneur blessé.Je ne sais s’il est le père ou l’enfantdes fils barbelés qui courent le longde la terre. Il est possible que cetteterre éventrée et meurtrie ait donnénaissance, dans une nuit de sueur etde contractions, à cet être. Qu’ellel’ait fait naître pour se venger deshommes qui la balafrent sans cesseun peu plus. Mais je crois plutôt qu’ilest l’ogre sauvage, le père de ce pay-sage de mort. Et il profite sûrement

de la nuit pour chier de longues traî-nées de barbelés et rire ensuite encontemplant le visage tranchant etrouillé de ses enfants. »

Tandis que Jules part en permis-sion, Marius décide d’en finir avecce monstre sans visage. Aidé deBoris, il part en quête de l’ennemiinvisible dont tous redoutent l’in-vincibilité comme si l’extinction ducri annonçait la fin de la terre – etle début d’un enfer encore insoup-çonné. Tel Achab usant sa raison àpoursuivre Moby Dick, Marius semétamorphose en héros épique,rêvant de brandir à l’imitation dePersée la tête de la Gorgone. Maisl’épopée n’a plus cours dans les fon-drières des premières lignes et lecombat contre la bête laisse lechampion hagard. Bouche béemais sans voix.

Homme de théâtre, LaurentGaudé avait réussi dès son premierroman une partition incantatoired’une troublante humanité. WarRequiem d’une sombre beauté.Alors qu’on annonce pour l’autom-ne sa troisième fiction, Le Soleil desScorta, il faut réécouter Cris, auxaccents de tragique éternel.

Ph.-J. C.

S i moins de gens déambulaienten prétendant être des lézards,ce monde serait meilleur et

plus doux », écrit Pelham GrenvilleWodehouse dans Sous pression. Ilest toujours délicat d’aller à l’en-contre d’une pensée profonded’un auteur qui ne peut pas sedéfendre, étant décédé depuis unbon quart de siècle, mais un mon-de où les gens déambulent en pré-tendant être des lézards est indiscu-tablement meilleur et plus doux.

Il faut être juste, si un garçon est« recouvert des pieds à la têted’écailles d’un vert brillant », c’estqu’il a ses raisons. Tout comme ases raisons le candidat à une élec-tion qui fait un brillant discourspour vanter les capacités de sonadversaire ou l’élégant jeune hom-me de bonne famille qui porte unecravate ornée de fers à chevalbleus.

Les comportements inattendusde ces personnes sont simplementdictés par les lois les plus sacrées,l’amour, l’argent, la bonne chère etce désir si humain de pouvoirmener sa vie tranquillement, sansqu’un chasseur de safaris essaye devous transformer en trophée,qu’une brave tante soit réduite audésespoir, ou qu’une jeune filleromantique et pleine de compas-sion décide de vous épouser.

Quoi de plus humain que d’es-sayer de remettre l’ordre natureldes choses dans le bon sens lors-

qu’une avalanche de contretempsou de quiproquos le bouleverse ?Dans ces conditions, peut-on vrai-ment en vouloir à un brave garçonde se déguiser en lézard et à unautre de vendre des mines de cui-vre vides ? A des jeunes gens bienmis de porter des vestes à carreauxet des cravates écarlates ?

Autant le dire tout de suite quit-te à décevoir, ce monde n’existepas et n’a jamais existé mais il s’estétabli dans l’éternité. A travers uneœuvre qui comporte quelque90 volumes, une sorte d’innocencerègne, jeunes gens et jeunes fillesne prennent pas une ride, Jeeves,ce butler (maître d’hôtel) inégala-ble, ne perd pas une miette de sonagilité mentale, les grands événe-ments du XXe siècle, comme lesdeux guerres mondiales, n’interfè-rent en rien dans les affaires deshabitants de ce monde « meilleuret doux ».

Ce n’est pas pour autant le Paysdes Merveilles où les lapins blancsdeviendraient des lézards vertbrillant. La base est solide et parfai-tement réelle. Les escrocs et lesgangsters abondent, tout commeles joueurs invétérés. Les affreuxsont terrifiants, grotesques, et lesagents de police font leur devoir.Même les lieux sont reconnaissa-bles. On ne peut pénétrer dans lechâteau de Blandings sans le res-pect dû à la campagne anglaise ouvisiter Château Brissac sans y voir

Le Touquet où P. G. Wodehouse etsa femme passèrent plusieursannées avant d’être arrêtés, enmai 1940, par les Allemands.

Cet épisode faillit ruiner la carriè-re de l’auteur et l’empêcher de pas-ser à la postérité. Envoyé en camp,Wodehouse se retrouva rapide-ment installé à l’hôtel Adlon de Ber-lin, puis au Bristol à Paris. Mais ilavait enregistré à Berlin, payé parl’Allemagne nazie, cinq discoursdiffusés par la radio qui déclenchè-rent la colère du Foreign Office,des services secrets, et de ses lec-teurs. Il s’exila à la fin de la guerreaux Etats-Unis et y resta jusqu’à lafin de sa vie. Il fut fait toutefois che-valier par le premier ministreHarold Wilson, en 1975, deux moisavant sa mort.

Lui-même a reconnu s’être « com-porté comme un âne » et, petit àpetit, les répercussions de ces dis-cours, en réalité peu compromet-tants (ils sont disponibles sur le sitede The P. G. Wodehouse society,www.eclipse.co.uk/wodehouse/), sesont effacées. On ne peut que s’enréjouir et applaudir la manne derééditions et d’inédits en françaisque nous proposent aujourd’hui leséditeurs.

L’absurdité, le non-sens, l’hu-mour anglais dont il est le maîtrereconnu par ses pairs et succes-seurs, d’Evelyn Waugh à StephenFry, ne tiennent pas uniquement àl’art d’enchaîner les situations les

plus improbables et néanmoinsplausibles, à la création de person-nages immortels comme BertieWooster, Jeeves, Psmith (pronon-cez Smith), la famille Mulliner ou leterrible Lord Roderick Spode, maissurtout et avant tout à son style età son irrésistible sens des dialo-gues. Wodehouse a d’ailleurs ren-contré d’énormes succès au théâtreaux Etats-Unis – la vieille questionconsistant à savoir s’il est traduisi-ble ou pas demeurant sans répon-se. Le lecteur anglophone n’hésite-ra pas une seconde à déguster lasaveur du produit original, mais cen’est pas une raison pour que lesautres s’en privent, à moins d’êtreidiots.

Martine Silber

e Sonnez donc Jeeves, de P. G. Wode-house (traduit de l’anglais par Anne-Marie Bouloch, La Découverte,« Culte Fictions », 208 p., 9 ¤.).e Jeeves fait campagne (traduit parAnne-Marie Bouloch, La Découverte,« Culte Fictions », 182 p., 8,50 ¤).e Big Money (traduit par Marguerited’Avenel, éd. Joëlle Losfeld, « Arca-nes », 250 p., 10 ¤.).e Sous pression (traduit par Denyseet Benoît Fonscolombe, éd. Joëlle Los-feld, « Arcanes », 336 p., 10 ¤).e Pas de pitié pour les oncles ! regrou-pant Bravo, Oncle Fred ! et Oncledynamite (traduit par Charles Thiol-lier et Josette Raoul-Duval, éd. HorsCollection, 500 p., 15 ¤.).

Charyn en son enfanceSix nouvelles de jeunesse pour décrire le Bronx, « terre natale » de l’auteur

Les doigts de DieuLaurent Gaudé à l’écoute des hommes dans la guerre

Sir Pelham Grenville Wodehouse et les lézardsL’auteur britannique, mort en 1975, était un maître reconnu en humour, non-sens et absurdité. Dans son œuvre volumineuse,

servie par un style et des dialogues inégalables, où déambulent des personnages immortels, flotte une sorte d’innocence éternelle

L’HOMME QUI RAJEUNISSAIT(The Man who Grew Younger)de Jerome Charyn.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Anne Rabinovitch,Gallimard, « Folio »,240 p., 5,30 ¤.

LIVRAISONSa LESVIEILLARDS DEBRIGHTON, deGonzagueSaint BrisUn manoirdans la bru-me ; une« odeur phar-maceutique » ;des vieillards

dans ce « manoir de leurs cla-meurs, de leurs démences, de leurshorreurs ». Parmi eux, Somerset,ancien marin cynique et sadiquedont Faïence-Folie prétend toutsavoir, ou Oscar, cuisinier gayapportant leur pitance à des« débris humains penchés sur lesassiettes et qui mangeaient sale-ment ». Dans ce décor et parmi ces« débris », un enfant de 5 ans.Peut-on imaginer plus mauvaisroman ? Or, si le récit est d’unebelle qualité d’écriture, ce n’estpas parce qu’il est autobiographi-que mais parce que le style deSaint Bris évite les effets facilesqui pourraient accompagner la res-titution d’un tel univers. Tout en

rapportant l’incroyable vie d’unenfant placé dans cet asile, il peintdes personnages aussi fort de pré-sence que Grand Will, vieil écri-vain polémiste, ou Lady Beckford,qui, démente, se plaint d’être dans« une maison de fous ! » Du Dic-kens authentique. P.-R. L.Le Livre de poche, 290 p., 5,50 ¤.

a TRAITÉ DE CHASTETÉ,du Révérend D. Ren. LouvelPour inaugurer sa collection depoche, une jeune maison lyonnaisea choisi un édifiant traité du débutdu XIXe siècle dont la précision tech-nique, voire « scientifique », ruinela décence visée. Manuel à l’usagedes confesseurs, cet opuscule, dû àun supérieur du séminaire de Séez,traite de l’acte conjugal, buts et pra-tiques, des regards et attouche-ments, des formes de la luxureaussi avec un soin qui laisse rêveur(« Demander le coït dans un lieuconsacré est un péché mortel, si cen’est dans le cas d’absolue néces-sité » !). Edifiant. Ph.-J. C.Ed. A rebours (6, rue des Capucins69001 Lyon), 128 p., 9 ¤.

CRISde Laurent Gaudé.Actes Sud, « Babel », 128 p., 6 ¤.

LIVRES DE POCHE LITTÉRATURES

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« Bien manger, c’estaimer. Bien manger,c’est comprendre. Bienmanger, c’est rêver. »Cette explicite miseen bouche d’AllenS. Weiss pour sonirrésistible Commentcuisiner un phénix(Mercure de France,« Le Petit Mercure »,96 p., 3 ¤) appelleun complément : bienmanger, c’est nourrirl’inspiration littéraire.S’il cite en appendiceune traductionséculaire du Carmende ave phoenice deLactance, Weiss saitcroiser toutes lesapproches esthétiques(de la mythologie àla psychologie) pourtraiter de cet animal« androgyne,hyperboliquementhybride, etsimultanément le pluscéleste et le pluschtonien des oiseaux »que les plus antiques

traditions culinairesdéclaraient impropre àla consommation…La même délicieusecollection accueilledeux courtesconfidences deMaryline Desbiolles,dont on connaît lapoésie savoureuse :Manger avec Piero, oùles fresques de DellaFrancesca se partagentavec la dégustationd’une panna cotta, « cedessert modeste, peusucré, où la crème encuisant est devenueune chair pâle, un peutremblante », et d’unrisotto à la fraise,délivrant deuxévidences : « L’Italie medonne faim, rien nepourra apaiser monappétit » et « Le risotto(et la mémoire plusencore) doit fuircomme la peste ce quicolle » (48 p., 2,60 ¤).A compléter par lesélégantes variations

sur les candidesgourmandises deChantal Thomas (L’Ileflottante, 64 p., 2,80 ¤),dont le proposintroductif expliquel’influence d’un festinde papier – des metsaffolants desurenchère lexicaleinventés par deuxpetites filles pourrassasier l’appétitmonstrueux d’un ogredomestique – sur deschoix gastronomiqueslimités aux nourrituresblanches, du colin à lasemoule au lait, de lasèche au blanc-mangerau lait d’amandes, del’hostie aux pastillesVichy… Une façonmoins détournée quelumineuse d’atteindreau cœur de ce quialimente une amitiéd’enfance exclusive etexigeante. Sans gras nilourdeur. Comme unediététique de l’âme. Ph.-J. C.

LE MONDE/VENDREDI 11 JUIN 2004/V

Page 6: DES LIVRES - medias.lemonde.frmedias.lemonde.fr/medias/pdf_obj/sup_livres_040610.pdf · POLOGNE SCIENCES ESSAIS L e lecteur français veut savoir tout de suite si la nouvelle traduction

La dynamique de la conscienceUne description aride des processus cérébraux

Maîtriser la machinerie climatiqueInitiation au phénomène de réchauffement de la planète

L a modestie, l’humilité face àla complexité du monde sont-elles des vertus plus pédagogi-

ques que l’arrogance scientiste ?Demain, la physique, l’ouvrage col-lectif dirigé par Edouard Brézin,vice-président de l’Académie dessciences, apporte une réponse sai-sissante à cette question. Pas moinsde 10 scientifiques français derenom, parmi lesquels AlainAspect, Sébastien Balibar, PierreLéna ou Jacques Prost, se sont ras-semblés, non pas pour juxtaposerdes contributions mais bien pourréaliser une œuvre commune ethomogène. Des années d’effort etde relecture ont été nécessairespour parvenir à ce résultat et rele-ver le défi de « raconter en mots,sans équations, ni longs investisse-ments préalables dans la lectured’ouvrages difficiles, les interroga-tions auxquelles sont confrontés lesphysiciens de notre temps », commele résume Edouard Brézin.

L’ouvrage s’inscrit dans la pers-pective de 2005, année mondiale dela physique afin de célébrer le cente-

naire des publications d’AlbertEinstein qui allaient bouleverser laphysique du XXe siècle. Car la méca-nique quantique est bien devenue« la science du siècle au même titreque la mécanique et la thermodyna-mique au cours de la révolutionindustrielle », précisent les auteurs.L’ouvrage s’articule autour de cesdécouvertes qui ont bouleversénotre compréhension de l’Univers,aussi bien dans l’infiniment petitque dans l’infiniment grand, deuxdimensions qui se rejoignent etfusionnent parfois même si leurslois peuvent diverger. Des particu-les élémentaires aux systèmesplanétaires, le siècle d’Einstein apropulsé, presque simultanément àl’échelle de l’histoire humaine, lesconnaissances et leurs applicationssouvent au-delà même de l’imagina-tion des auteurs de science-fiction.

En quelques décennies, des théo-ries qui choquaient leurs propresinventeurs ont été vérifiées avantd’entrer dans la vie quotidienne.Qu’il s’agisse de l’énergie nucléaire,du laser ou de la microélectroniqueannonciatrice des nanotechnolo-gies, la physique ne s’est pas satisfai-te de l’inconfort des laboratoires.On peut parfois le déplorer. Ledébat sur le nucléaire est encoreloin d’être clos et le réchauffementde la planète brouille des cartes,même chez certains écologistes.Les auteurs de l’ouvrage notent que« l’analyse des enjeux essentiels pourl’avenir de la planète, l’environne-

ment, la santé, les technologiesnouvelles, passe par notre compré-hension du monde physique ». Céde-raient-ils au scientisme ? Leurvision semble plutôt réaliste lors-qu’ils constatent que « la croyancenaïve dans un avenir radieux de l’hu-manité grâce aux progrès apportéspar la science n’est plus de mise ».En revanche, ils refusent de « jeterle bébé avec l’eau du bain » et consi-dèrent que « refuser de poursuivre laconnaissance de l’Univers par l’appli-cation aveugle d’un principe de pré-caution mal compris serait funeste ».Pour eux, il s’agit toujours de mieuxcomprendre le monde pour résou-dre ces problèmes tout en entrete-nant le feu de l’exploration des terri-toires vierges « l’une des plus bellesaventures de l’esprit ».

Cette aventure est parfaitement

illustrée par l’histoire de la physiquequantique. Et Etienne Klein, physi-cien au CEA, s’en est emparé pourinviter ses lecteurs à un « petit voya-ge » dans l’un des univers les plusmystérieux que l’homme ait décou-vert. Preuve de la difficulté, sonouvrage lui a demandé des annéesde travail de vulgarisation. Il cite ungrand physicien déclarant aux élè-ves à qui il enseignait la physiquequantique : « Si vous m’avez com-pris, c’est que je n’ai pas été clair… »Qu’à cela ne tienne. Etienne Kleinréalise le petit miracle de rendreaccessible la magie du monde des

quanta. Un journaliste lui a démon-tré l’urgence de la vulgarisationdans ce domaine en l’appelant pourl’interroger sur Bertrand… Cantat.Tout comme les auteurs de Demain,la physique, Etienne Klein n’occultepas les limites du savoir des physi-ciens d’aujourd’hui en souligantd’emblée « l’incompatibilité structu-relle entre la relativité générale d’Eins-tein, théorie qui décrit la gravitation,et la physique quantique ». Mais ilparvient à expliquer simplement leprincipe d’Heisenberg, faussementqualifié d’incertitude lorsqu’il traited’indétermination, en prenant àcontrepied toutes les fausses inter-prétations philosophiques qui enont été faites par ignorance.

L’un des secrets de ces deuxouvrages réside sans doute dans lerecours systématique à l’histoiredes sciences pour accompagner ladescription des grandes découver-tes. Etienne Klein s’est replongédans les écrits originaux deMax Planck pour mieux cerner lapensée de celui qui, le 14 décembre1900, signa « l’acte de naissance dela physique quantique ». L’autresecret des scientifiques, qui osententretenir le grand public de sujetsaussi complexes, est leur passion.Cette passion dont l’étiolementengendre la fameuse désaffectiondes jeunes pour les sciences. De telslivres devraient ranimer la flammede l’exploration de la mécaniqueintime du monde.

Michel Alberganti

D epuis quelques années, lesneurobiologistes ont chipéaux philosophes un de leurs

sujets fétiches : la conscience. Maisil n’est pas certain que leur propossoit plus limpide pour le profane.Ainsi, le Prix Nobel de médecine(1972) Gerald Edelman admet-ilque la lecture de Plus vaste que leciel, son dernier ouvrage consacréau sujet, « exigera sans doute de laconcentration de la part du lec-teur ». Promesse tenue…

Certes, établir « une nouvellethéorie générale du cerveau », com-me l’indique le sous-titre, n’est paschose triviale. Pas plus que ne l’estcelle d’expliquer comment ce kilo-gramme de matière grise et blan-che, avec ses trente milliards deneurones reliés entre eux pour for-mer un million de milliards deconnexions, peut servir de siège àla conscience.

Le biologiste fait d’abord un sortà l’idée du cerveau-ordinateur :« Le monde n’est pas une cassettesur laquelle serait enregistrée une sui-te fixe de symboles attendant d’êtrelus par le cerveau. » Il explique éga-lement pourquoi la vision d’uncerveau modulaire, dont chaqueportion remplirait une fonctiondonnée – avatar de la bosse desmaths – ne tient pas. Pas plus quela conception opposée, holistique,qui voit le cerveau comme un tout.

« Un principe simple régit la façon

dont fonctionne le cerveau : il a évo-lué, c’est-à-dire qu’il n’a pas étéconçu. » Formule presque « bébê-te », convient-il, qui résume sa théo-rie du darwinisme neural, proposéeil y a bientôt un quart de siècle. Ellevoit dans le cerveau un objet dyna-mique, au sein duquel des liaisonsneuronales particulières ont été éta-blies par le biais de la sélection, à lafois lors de son développement, puisau fil de l’expérience personnelle dusujet. Ces liaisons, qui se réorgani-sent en permanence, concourent àl’émergence de la conscience.

Edelman reprend à son compte

les critères déterminés par lepsychologue William James(1842-1910), frère de Henry, pourdéfinir ladite conscience. Elle est uni-taire, différenciée, personnelle, alté-rée par l’attention et soumise à l’in-tentionnalité. C’est elle qui discrimi-ne la foule des stimuli qui nousassaillent en permanence.

Edelman distingue la conscienceprimaire qui fait vivre les animauxsupérieurs dans un présent perma-nent, de la conscience d’ordre supé-rieur. Cette dernière rendconscients d’être conscients lesgrands singes, dont l’homme quiaccéde, grâce au langage, auconcept social du soi comme à celuidu passé et de l’avenir.

Malheureusement, à aucunmoment, Gerald Edelman ne prendson lecteur par la main. Les méta-phores, passage obligé de ce typede littérature, sont trop rares et l’al-lusion aux expériences les plusrécentes trop succincte pour éclai-rer son propos. C’est donc malgrélui qu’il faut tenter de le suivre dansl’exploration du cerveau, que la poé-tesse Emily Dickinson disait « plusvaste que le ciel ».

Hervé Morin

P our ceux qui s’intéressent auxpéripéties climatiques de laTerre, l’ouvrage de Jean Jou-

zel, climatologue réputé, et d’AnneDebroise, journaliste scientifique,constitue une excellente entrée enmatière. Les mécanismes comple-xes à l’œuvre dans les évolutions cli-matiques sont décrits avec clarté etprécision. Mais le livre a aussi lemérite de rappeler qu’au cours deson histoire la Terre a connu unegrande variété de climats, avec par-fois des changements brutaux. Aucours de la dernière période glaciai-re, rappellent les deux auteurs, « lesscientifiques ont retrouvé plus devingt sursauts climatiques. Sur quel-ques décennies, parfois moins, l’at-mosphère s’est fortement réchauffée,la distribution des vents et des préci-pitations s’est trouvée chamboulée ».

Puis, au début de l’holocène, il ya environ 11 000 ans, le climat a étémarqué par un net radoucisse-ment. Cet épisode a été décisifpour le devenir de l’espèce humai-

ne, car il a permis sa sédentarisa-tion et la maîtrise progressive del’agriculture. « Mais ce n’était paspour autant le calme plat », préci-sent Jean Jouzel et Anne Debroise.« Il y a 8 200 ans, sans crier gare, uncoup de froid a saisi la planète pen-dant quelques décennies, avant unrapide retour aux conditions anté-rieures. » L’événement dure à peine200 ans. Il est suivi, jusqu’à il y a6 000 ans, par un optimum climati-que bénéfique. En Europe del’Ouest, les températures dépas-sent de 2 à 3ºC les moyennes actuel-les. Et, au Sahara, des précipita-tions importantes élèvent le niveaudes lacs et arrosent une terre verteet arborée.

Tout cela montre que la machine-

rie climatique est complexe etsujette à des changements d’hu-meur brutaux. Il vaut donc mieuxéviter de trop jouer avec le feu,comme l’espèce humaine a com-mencé à le faire depuis le début del’ère industrielle, en injectant dansl’atmosphère terrestre des quanti-tés croissantes de gaz (carboniqueet méthane). Ces dernières aug-

mentent l’effet de serre naturel denotre planète, un processus quiexplique « assez correctement » leréchauffement « brutal et intense »constaté dans la deuxième moitiédu XXe siècle, ainsi que l’augmenta-tion des phénomènes météorologi-ques extrêmes.

Aujourd’hui, les émissions degaz à effet de serre ont atteint untel niveau que, pour stabiliser laconcentration du gaz carbonique,il faut faire redescendre les émis-sions au-dessous de leur niveauactuel, puis les diminuer des deuxtiers d’ici la fin du siècle. L’effort àentreprendre par les sociétés mon-diales est donc gigantesque.« Mais, si aucune mesure n’est pri-se, si l’on occulte le réchauffementau bénéfice d’un développementéconomique sans limites et sansentraves, nous mettons la planète endanger. Certaines régions devien-dront alors invivables d’ici à la findu siècle », insistent les deuxauteurs. Vénus, notre plus prochevoisine, avec sa température de460ºC et son atmosphère de gazcarbonique, est là pour « matériali-ser la puissance de l’effet de serre ».

Christiane Galus

Aux limites de la physiqueL’exploration de l’« ignorance » des scientifiques met le lecteur dans la position du chercheur qui,

au-delà des fascinantes découvertes du XXe siècle, mesure l’ampleur des mystères de l’Univers

LIVRAISONSa L’ILLUSOIREPERFECTIONDU SOIN,de StéphaneVelutComment pen-ser la médecineà une époquemarquée par lacroissance irré-versible des dé-

penses de santé et par les avancéesde la biologie dans la compréhen-sion du vivant ? Trente ans aprèsla célèbre Némésis médicale, d’IvanIllich, un essai signé d’un médecinneurochirurgien, professeur agré-gé d’anatomie, par ailleurs docteurès sciences, renouvelle de manièreradicale l’analyse de la relationentre médecine et société. « C’estune méprise qui a conduit à disso-cier le corps de son dysfonctionne-ment puis à scinder même le corps-objet du sujet malade qui le détientcomme une chose cassée. C’est uneméprise qui a disposé à confondrel’acte de remédier au dysfonctionne-ment organique du sujet avec une

correction de l’œuvre d’un Créa-teur », écrit Stéphane Velut. Cetteméprise pèse tout particulière-ment sur les « acteurs de santé »qui savent bien n’être pas de fibredivine pas plus qu’ils ne sont depurs scientifiques. En 54 pages etde multiples aphorismes, cet opus-cule traite de manière originale etbrillante des questions apparem-ment aussi éloignées que cellesrelatives à la fin médicalisée de lavie, à l’obligation croissante derésultat des gestes diagnostiqueset thérapeutiques et à la judiciarisa-tion des activités de soins. J.-Y. N.L’Harmattan, 54 p., 9,50 ¤.

a SOYEZ SAVANTS, DEVENEZPROPHÈTES, de Georges Charpaket Roland OmnèsLes lois de la nature fascinent Geor-ges Charpak et Roland Omnès,plus que leur découverte par leschercheurs. Les lois nous « forcentà porter le regard au-delà des limi-tes étroites de l’humain ». Ils leurvouent un « respect » et « uneadmiration sans borne ». Tel est le

message « extra-humain » qu’ilsentendent rapporter à « leurs frè-res humains ». Encore faut-ilconnaître ces lois, leur nature etleur caractère. Ce projet prend laforme d’une stimulante présenta-tion de la mécanique quantique,par le biais d’un jeu, sans aucunrecours aux mathématiques. Cetteprouesse pédagogique permetd’établir que les lois de la mécani-que quantique, qui gouvernent lamatière et le rayonnement auniveau le plus profond, ne sont pasdes lois déterministes. Le hasarddécide de la position d’une parti-cule au moment d’une mesure, aus-si tout résultat est-il possible, àcondition que sa probabilité nesoit pas nulle. Le point de vuequantique est celui du hasard. Desconsidérations d’un autre ordres’édifient sur ce socle. Les premiè-res témoignent d’une volonté d’as-seoir une théorie de la liberté sur lecaractère probabiliste des loisquantiques, les secondes derenouer avec le sens du sacré dansun contexte strictement rationalis-

te, la science étant « indissociabled’un émerveillement devant le mon-de ». Ici l’ambition philosophiquerelaie hardiment l’illustration de ladémarche scientifique. J.-P. Th.Ed. Odile Jacob, 272 p., 21,50 ¤.

a LE GRAND ATLAS DE LA LUNE,de Thierry Legault et Serge BrunierL’astre le plus familier des Terriensméritait un tel album, aussi plai-sant à feuilleter qu’instructif à lireen détail. L’atlas a été rédigé parSerge Brunier, ancien rédacteur enchef de Ciel et Espace, et illustré parThierry Legault, un photographeamateur qui a atteint une maîtriseimpressionnante dans l’art du cli-ché spatial. L’ouvrage décrit sur27 jours la géographie de Séléné,dont les divers cratères sont révé-lés par la lumière rasante du Soleil.Sur chaque double page apparaît lecroissant tel qu’on peut le voir àdivers grossissements, en miroir ouinversé, selon l’instrument optiqueutilisé. Douze pages transparentesdonnant le nom des diverses struc-tures géologiques renvoient à la

seconde partie du livre, où ellessont décrites avec minutie. Enfin,un guide de la prise de vue permet-tra aux astronomes en herbe d’ob-server la Lune dans les meilleuresconditions, voire de tenter à leurtour de l’immortaliser. H. M.Larousse, 130 p., 39,80 ¤.

a DE LA RECHERCHE FRANÇAISE…d’Hélène CherrucrescoLa récente fronde des chercheurs amis en lumière le mal-être d’unecommunauté qui peine à trouversa place dans une société plus sou-cieuse du marché que des savoirset des connaissances. La constitu-tion, à l’été 2003, du collectif Hélè-ne Cherrucresco – anagramme de« chercheurs en colère » – a consti-tué un des premiers signes tangi-bles de ce malaise grandissant.Chaque semaine, pendant plu-sieurs mois, ces chercheurs ano-nymes ont adressé à la presse denombreuses « enquêtes » surl’« asphyxie » de la recherche publi-que, sa lente « privatisation ». Dela Recherche française… est la com-

pilation de ces textes, tous mar-qués par l’obsession de voir larecherche publique demeurer unbien commun. Polémique, cerecueil fait aussi œuvre pédagogi-que en démêlant l’écheveau admi-nistratif de la recherche publiquefrançaise. Mais son peu de nuan-ces et l’anonymat de ses auteurstendent, parfois, à disqualifier lepropos. S. Fo.Gallimard, 72 p., 5,50 ¤.

CHANTAL AKERMANrencontre

A U X C A H I E R SD E C O L E T T Ele vendredi 11 juin

à partir de 18h.à l'occasion de la parution

de son livre

Autoportraiten cinéaste

(Ed. Cahiers du Cinéma/Centre Pompidou)

23-25, rue Rambuteau, Paris 4°Tél. 01 42 72 95 06

PLUS VASTE QUE LE CIELUne nouvelle théorie généraledu cerveaude Gerald M. Edelman.Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Jean-Luc Fidel,éd. Odile Jacob, 220 p., 21,50 ¤.

SCIENCES

LE CLIMAT :JEU DANGEREUXde Jean Jouzel et Anne DebroiseDunod, 224 p., 19 ¤.

DEMAIN, LA PHYSIQUESous la directiond’Edouard Brézin.Ed. Odile Jacob, 384 p., 29 ¤.

PETIT VOYAGEDANS LE MONDE DES QUANTAd’Etienne Klein.Flammarion,« Champs »,224 p., 8,20 ¤.

VI/LE MONDE/VENDREDI 11 JUIN 2004

Page 7: DES LIVRES - medias.lemonde.frmedias.lemonde.fr/medias/pdf_obj/sup_livres_040610.pdf · POLOGNE SCIENCES ESSAIS L e lecteur français veut savoir tout de suite si la nouvelle traduction

LIVRAISONSa LA PEINTURE DE MANET, de Michel Foucault« Tout me scie chez Manet », et c’est bien d’unecésure dans la conception de l’histoire de la pein-ture moderne qu’il est question dans cette confé-rence prononcée à Tunis, en 1971. Ici « tout estaffaire de regard ». Regards sur un peintre dontMichel Foucault dit qu’il est « le premier duXXe siècle », celui qui « a rendu possible toute lapeinture d’après l’impressionnisme ». Foucaultmontre que la peinture de Manet a fait resurgirles proprié-tés, les quali-

tés et les limites matérielles de latoile. Position étayée par troisétudes sur l’espace de la toile,l’éclairage et la place du specta-teur par rapport au tableau.Autres regards : ceux portés surla lecture de Foucault, trente ansplus tard, par les intervenantsd’un colloque réuni sous la direc-tion de Maryvonne Saison. St. L.Seuil, « Traces écrites », 176 p., 20 ¤.

a LE SÉJOUR DES DIEUX,de Gilles HertzogA l’aube du 28 août 1576, GiorgioVasari, peintre, architecte et bio-graphe des grands peintres, s’ap-prête à accueillir Titien au « pan-théon des hommes illustres », auxcôtés de son maître Michel-Ange.Las, Vasari peut enfin se libérerde sa promesse : garder jusqu’à samort, au moins, le secret deTitien, puis esquisser à travers luila fresque d’une rivalité insensée.Le roman de Gilles Hertzog est lachronique d’une « joute masquéesur les cimes de l’art », entre leTitien et Michel-Ange. St. L.Grasset, 286 p., 17 ¤.

O n mesure le degré d’accom-plissement d’une civilisa-tion à sa capacité à ne plus

produire de ruines, à vivre dans unprésent perpétuel et uniforme.Alors qu’un ministère programmel’implosion de quelques centainesde milliers de logements, que desarchitectes planchent sur ce qui varemplacer ce qui a remplacé lespavillons Baltard des Halles pari-siennes, les pelleteuses mettent àbas le paquebot de métal posédepuis trois quarts de siècle surl’île Seguin, à Boulogne-Billan-court.

L’histoire cligne de l’œil : tandisqu’à la fin des années 1920 LouisRenault faisait édifier les vasteshalls, les verrières, un poète célé-brait déjà d’autres lieux baignéspar « la lumière moderne de l’inso-lite » et promis à la pioche desdémolisseurs. Le Paysan de Parisconstatait que le boulevard Hauss-mann, ce grand rongeur, était arri-vé rue Lafitte, près du passage del’Opéra, et que cela allait modifier« tout le cours des pensées d’unquartier, et peut-être d’un monde ».

Avec Billancourt, le texte quiaccompagne les photos d’AntoineStéphani, François Bon ne posepas ses mots sur un paysage habitécomme l’était le Paris en métamor-phose des surréalistes, mais surune île de relégation sociale déser-tée, vidée sinon de son sens dumoins de son sang. Comme pourSortie d’usine, Temps machine ouPaysage fer, sa phrase est une pulsa-tion, la dureté de ce qui s’est jouélà est dans le heurt des mots, lascansion des syllabes, le hachuré

de la ponctuation, comme si ce quiétait dit des douleurs des autresdevait nécessairement passer parle corps de l’écrivain. Rien d’artifi-ciel quand François Bon se fixepour objectif de dire « toute l’émeu-te d’un siècle et ses rêves ». Il y acette légitimité du garage paternel

où venaient se ranger les carrosse-ries impeccables, le mirage métalli-que de la première DS, la perplexi-té devant l’énigme de la R16, nibreak ni berline…

Les années passées, ensuite, àcôtoyer les hommes en bleu pourrégler les machines « pile poil »chez Renault-Flins, puis tout

autour de la planète. En ce tempsoù ne se concevait pas l’injure queles fumées grasses, les acides, lesmétaux lourds faisaient au monde,on ne prenait pas davantage de pré-cautions avec ceux qui peuplaientles chaînes, depuis les Russesblancs de Wrangel vaincus en 1920

jusqu’aux Marocains et auxKabyles transplantés par vil-lages entiers vers ce lieu

qu’on surnommait l’île du Diable.Car c’est un bagne, aussi, que l’onabat. Le vide d’aujourd’hui réson-ne encore des cris de ceux quifurent assujettis, dont la vie se résu-ma, pendant des années minutéespar le contremaître, à fixer unSilentbloc, à riveter un bas de cais-se. Un bagne usinier fier de ses

révoltes, de son aptitude à provo-quer l’avenir mais soudain incapa-ble de comprendre, ce 25 février1972, combien l’assassinat par unvigile, devant ses grilles, de PierreOverney, un jeune militant maoïs-te, le concernait intimement.

On sait que la forteresse ouvriè-re laissera pour partie place aumusée d’art moderne de la Fonda-tion Pinault. Il ne restera pratique-ment rien de ce qui fut. A part ces3 000 pieux enfoncés dans le lit dufleuve, supportant l’usine. On nesait de quelle manière la mémoirerendra justice à la sueur desoubliés. Comme si la transmissionétait devenue tellement impossibleque seuls un écrivain et un photo-graphe étaient en mesure de pro-longer la force historique de ce lieuemblématique. Comme si, ainsique l’écrivait Rainer Maria Rilke,au risque de désespérer Billan-court, « chaque mutation du mon-de accable ainsi ses déshérités, neleur appartient plus ce qui était etpas encore ce qui vient ».

Quand les géologues de l’histoi-re prolétaire tomberont sur leBillancourt de Bon et Stéphani, nuldoute qu’ils seront à même de repé-rer dans la nouvelle île Seguin civili-sée ce qui, malgré toutes les conju-rations, témoigne d’un momentd’éternité.

C ourbet l’outrance, Courbetla liberté. Entre les deux,Courbet tout court : trois

livres paraissent sur l’auteur deL’Origine du monde.

Le premier, écrit par le romancierHenri Raczymow, met en valeur lesqualités et les défauts de cet « hom-me énorme », un ogre. Le deuxième,rédigé par Valérie Bajou, conserva-trice à Versailles et spécialiste duXIXe siècle, est un beau livre correc-tement illustré, une synthèse pre-nant en compte les recherches lesplus récentes. Le troisième nousvient de Michel Ragon, romancier,mais également critique d’art, anar-chiste, mais aussi attaché à sa Ven-dée natale que Courbet le fut à sonpays d’Ornan.

Tous trois mettent en lumière,avec souvent, et particulièrementchez Ragon, un travail remarquablesur les archives, un grand peintre,doté d’une petite faiblesse, un révo-lutionnaire mais aussi un paysanmadré. Un bœuf franc-comtois,comme le rappelle Raczymow, endressant un joli florilège des descrip-tions qu’en donnèrent ses contem-porains qui tous, avec plus oumoins de tendresse, insistent sur cetaspect bovin. S’il ne rumine pas(quoique…), il bégaie. Un petitdéfaut qui le fâchera définitivementavec l’école, et l’orthographe.

N’aimant ni dieu ni maître, culti-vant son aspect et ses manières depaysan dans un Paris en voie d’hy-persophistication impériale, Cour-bet peint, avec rage et obstination,ses racines. Le plus beau compli-ment qu’un homme puisse recevoir,c’est de ses pairs. En voici un, quivaut beaucoup : « Avez-vous jamaisrien vu de pareil, ni d’aussi fort, sansrelever de personne ? Voilà un nova-teur, un révolutionnaire aussi ; il éclôttout à coup, sans précédent. » L’ap-préciation est d’Eugène Delacroix.Cette autre est de Baudelaire : « Ilfaut rendre à Courbet cette justicequ’il n’a pas peu contribué à rétablirle goût de la simplicité et de la fran-chise, et de l’amour désintéressé,absolu, de la peinture. »

Il en faut une troisième, qui rendecompte de l’ego monstrueux dontétait doté Courbet. On l’emprunteraà cette description, rédigée en 1855par Edmond About, de La Rencon-tre, autrement nommé Bonjour Mon-sieur Courbet, ce tableau dans lequell’artiste est salué par son mécène,Alfred Bruyas : « Monsieur Courbeta mis soigneusement en relief toutesles perfections de sa personne ; sonombre même est svelte et vigoureuse ;Monsieur Bruyas est moins flatté ;c’est un bourgeois. Le pauvre domesti-que est humble, et rentré en terre com-me s’il servait la messe. Ni le maître nile valet ne dessinent leur ombre sur lesol ; il n’y a d’ombre que pour Mon-sieur Courbet, lui seul peut arrêter lesrayons du soleil. »

« Courbet sans courbettes », écritl’artiste à Victor Hugo, dans unelettre que cite Raczymow. MichelRagon admire ce trait de caractèreplus que tout autre, celui d’un indi-vidu qui, dans ses rapports avecl’Etat, traite de puissance à puis-sance. Mais son texte ne cèdejamais à la fascination pour sonsujet, sinon peut-être dans sesaspects les plus rabelaisiens.

« ’ »On ne reviendra pas sur ses déboi-

res d’ex-communard (Le Monde du29 juillet 2003), cependant on nerésiste pas à convier nos contempo-rains à méditer cette lettre que Cour-bet écrivit au ministre des beaux-arts pour refuser cette Légion d’hon-neur que tant d’autres sollicitent :« Mon sentiment d’artiste ne s’oppo-se pas moins à ce que j’accepte unerécompense qui m’est octroyée par lamain de l’Etat. L’Etat est incompétenten matière d’art. Quand il entreprendde récompenser, il usurpe sur le goûtdu public. Son intervention est toutedémoralisante, funeste à l’artistequ’elle abuse sur sa propre valeur,funeste à l’art qu’elle enferme dansles convenances officielles et qu’ellecondamne à la plus stérile médio-crité. La sagesse pour lui serait des’abstenir. Le jour où il nous aura lais-sés libres, il aura rempli vis-à-vis denous ses devoirs.

» Souffrez donc, monsieur le minis-tre, que je décline l’honneur que vousavez cru me faire. J’ai cinquante anset j’ai toujours vécu libre. Laissez-moiterminer mon existence libre ; quandje serai mort, il faudra qu’on dise demoi : celui-là n’a jamais appartenu àaucune école, à aucune Eglise, àaucune institution, à aucune acadé-mie, surtout à aucun régime, si cen’est le régime de la liberté. »

Harry Bellet

PASSAGEDU DÉSIR

« J’ai imaginéSimone Signoret enLola Jost et Brigitte

Nielsen en Ingrid Diesel.J’en ai fait un film.

L’une comme l’autrey seront parfaites. »

J.F. Delapré,Page

iviane amyV HÉ D I T I O N S

DOMINIQUE

SYLVAIN

MP Pub le Monde 378?? 6/04/04 11:36 Pa

Dans les ateliersde l’île Seguin,à Boulogne-Billancourt

William Petty, dénicheur de trésors

Ces chaînes qu’on abat…François Bon et Antoine Stéphani restituent avec force la mémoire des hommes

de Renault-Billancourt, forteresse ouvrière fière de ses révoltes

L’ogre CourbetTrois livres pour cerner un personnage

hors du commun, ignorant les « courbettes »

L e nom de William Petty ne ditsans doute plus rien à qui quece soit. Celui de Lord Arundel

fera soulever le sourcil de quelquessavants spécialistes de l’Asie Mineu-re antique car son nom est attachéà des monuments de cette régionconservés en Grande-Bretagne.Mais celui de George Villiers, ducde Buckingham, n’est ignoré de per-sonne, grâce à Alexandre Dumas.

Voici du même coup le cadre his-torique campé : nous sommes dansl’Angleterre du premier tiers duXVIIe siècle, sous le règne de Char-les Ier. Le révérend William Petty– révérend par nécessité plus quepar conviction, mais comment sur-vivre lorsque l’on est le fils d’unefamille pauvre de la frontière écos-

saise, un borderer, sinon en mon-nayant au mieux de solides étudesà Cambridge ? –, dont AlexandraLapierre exhume l’extraordinairehistoire, fait partie de ces déni-cheurs de trésors qui furent à l’origi-ne de l’enrichissement prodigieuxdes musées et des collections pri-vées de l’Europe occidentale (etdans ce cas précis de l’Angleterre),en allant acheter en Italie des centai-nes de toiles et en sauvant de la des-truction des centaines d’œuvresantiques éparpillées de Constanti-nople à Athènes, de Smyrne auxCyclades.

Construit comme le plus palpi-tant des romans d’aventures maisfondé sur une impeccable docu-mentation historique publiée ouinédite, le livre d’Alexandra Lapier-re témoigne de la lutte féroce quese livrèrent les aristocrates anglaispour constituer les collections artis-tiques dont ils attendaient prestigeet pouvoir. Doué d’un œil excep-tionnel, pourvu d’une absence de

scrupules rare chez un hommed’église, dévoué à Lord et LadyArundel au-delà du raisonnable,capable des roueries les plus inima-ginables comme de faire payer parBuckingham une copie au prix del’original dans des circonstancesrocambolesques, William Petty(1587-1639) consacra deux courtespériodes de sa vie à des entreprisescouronnées d’un égal succès.

D’abord, de 1620 à 1624, il écuma

l’Italie, notamment Venise, à larecherche de toiles des meilleurspeintres de la Renaissance italiennepour meubler Arundel House, lasomptueuse résidence londoniennede ses protecteurs. Ensuite, de 1625à 1628, en dépit de risques considé-rables, il rassembla une impression-nante collection de pièces antiques,statues en ronde-bosse et bas-reliefs, monnaies, intailles, inscrip-tions (parmi lesquelles l’importanteChronique de Paros), dont quelques-

unes, longtemps perdues, furentretrouvées lors de travaux publicsdans le quartier du Strand, à Lon-dres, en septembre 1972.

Mais, au-delà des rebondisse-ments d’une action haletante, l’en-quête d’Alexandra Lapierre éclaired’une vive lumière pas seulementles goûts artistiques d’une aristocra-tie cultivée mais, plus encore, l’en-jeu que représente la possession decollections qui assoient l’autorité etsoulignent les hiérarchies sociales.Dans la lutte politique féroce quioppose la catholique Arundel à l’an-glican Buckingham, la mainmisesur un Giorgione, un Titien ou latête en bronze de Sophocle nepèsent pas rien. C’est sans doutecette combinaison habile entre unrécit truculent empli de personna-ges incroyables et une analyse enfiligrane de la place de l’œuvre d’artdans les combats pour le pouvoirqui fait l’intérêt de ce livre passion-nant.

Maurice Sartre

ANTOINE STÉPHANI n’est pas un photogra-phe très connu et, pour les deux livres qu’il apubliés avant Billancourt, aux Editions du Cer-cle d’Art, il n’a pas accordé d’entretiens. Le pre-mier, en 1998, était sur le cimetière du Père-Lachaise, le deuxième, en 2002, sur la monta-gne des Dix Mille Bouddhas. Mais l’écrivainFrançois Bon, souhaitant écrire un texte à pro-pos du travail de mémoire que Stéphani vientde réaliser sur les usines Renault de Billancourt– en cours de démolition –, a demandé à le ren-contrer. Tout comme le galeriste voulant l’expo-ser. Alors Philippe Monsel, qui dirige les Edi-tions du Cercle d’Art, a dû avouer qu’AntoineStéphani et lui étaient la même personne –Antoine et Stéphanie étant les prénoms de sesdeux enfants.

Ainsi la photographie était le hobby secretde cet éditeur d’art ? « Pas du tout, s’amuse Phi-lippe Monsel, c’est mon premier métier. Dèsl’âge de 14 ans, j’étais fasciné par la photo et j’aicommencé à 17 ans, en 1965. Pendant un an, j’aifait mon apprentissage, comme au début duXXe siècle, à la chambre, classique, en bois. Puisj’ai travaillé avec Jean-Pierre Leloir, dont je suis

devenu le premier assistant. On était spécialisésdans le spectacle. La photo “utilitaire”, à livreraux journaux, ce n’est pas ce que je désirais fai-re. J’avais un rêve artistique, même si je ne le for-mulais pas ainsi. En 1969, je suis allé au Maroc.A mon retour, aucun éditeur n’a voulu de mesphotos. J’ai arrêté. »

« , »Après une décennie dans diverses entrepri-

ses – import-export, puis Fiat, notamment – etune passion parallèle pour le théâtre, « j’ap-prends un jour, ajoute Philippe Monsel, parmon beau-père, qui était l’un de ses amis, queCharles Feld, fondateur des Editions du Cercled’Art en 1950, va prendre sa retraite et chercheun successeur. Je n’ai pas hésité. J’ai commencéle 1er janvier 1982. Il m’a fallu quinze ans et650 livres pour apprendre vraiment ce métier.Alors, l’envie de la photo m’a repris. Je ne savaispas ce que j’allais faire et je craignais que ce nesoit très mauvais. Quand j’ai jugé que je pouvaismontrer mon travail, j’ai décidé de prendre unpseudonyme. Comme je publiais dans la maisonque je dirige, il fallait que chacun, lorsque je pré-

sentais les livres, puisse me dire en toute libertécomment il jugeait les photos. »

La situation est devenue plus compliquéequand Philippe Monsel a voulu photographier,avant disparition, les usines Renault. Mais c’estl’éditeur et non le photographe qui a longue-ment négocié avec Renault pour obtenir l’auto-risation d’entrer « pendant deux jours ».« J’avais fait et tiré les photos, précise PhilippeMonsel. Je travaillais alors avec François Bon àun livre sur la région Centre. Lorsqu’il a vu les cli-chés, il m’a immédiatement fait part de sonenvie d’écrire un texte. Devant son désir de ren-contrer le photographe, puis ensuite le projetd’exposition dans une galerie, continuer de mecacher devenait de la dissimulation. Donc Antoi-ne Stéphani s’est dévoilé. » Est-ce un handicappour son avenir ? « On verra. J’ai bien l’intentionde continuer, conclut Philippe Monsel. Ce n’esten rien un hobby, plutôt des fugues, nécessai-res. »

Josyane Savigneau

e L’exposition a lieu jusqu’au 26 juin à la galerieBruno Delarue, 12, rue de Thorigny, 75003 Paris.

COURBET, L’OUTRANCEde Henri Raczymow.Stock, 246 p., 18,6 ¤.

COURBETde Valérie Bajou.Adam Biro, 432 p., ill. 98 ¤.

GUSTAVE COURBETPeintre de la libertéde Michel Ragon.Fayard, 490 p., ill. 23 ¤.

ESSAIS

BILLANCOURTTexte de François Bon,photographiesd’Antoine Stéphani.Ed. du Cercle d’Art, 80 p., 39 ¤.

a Didier Daeninckx

Antoine Stéphani et son double

LE VOLEUR D’ÉTERNITÉLes aventures du mystérieuxWilliam Petty, érudit,esthète et brigandd’Alexandra Lapierre.Ed. Robert Laffont, 526 p., 22 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 11 JUIN 2004/VII

Page 8: DES LIVRES - medias.lemonde.frmedias.lemonde.fr/medias/pdf_obj/sup_livres_040610.pdf · POLOGNE SCIENCES ESSAIS L e lecteur français veut savoir tout de suite si la nouvelle traduction

Q uoi de plus passionnant,de plus révélateur aussique d’observer commentl’homme se représente le

monde ? D’où il se place. Ce qu’ilen retient comme le statut qu’il s’yoctroie. Depuis le XVIe siècle, car-tographie à l’appui, l’homme occi-dental n’en finit plus de se poserces questions essentielles, qu’ilsoit ou non né dans le Vieux Mon-de.

Décentrant une fois encore safocale, tant son allergie à toute for-me d’histoire ethno-centrée oustrictement nationale est grande,et à l’heure où les historiens sem-blent sommés de proposer uneconsensuelle – donc impossible –histoire européenne, Serge Gru-zinski a choisi d’observer, au fildes Quatre parties du monde, com-ment le monde, notion neuve querésume le castillan el mundo,vécut à la fin du XVIe et au débutdu XVIIe siècle un bref moment oùle rêve d’une monarchie catholi-que, chrétienne et latine donc, sefit éphémère réalité.

Ce moment, il ne l’étudie que dela destination des conquérants, làoù s’opèrent les connectionsd’abord, les éventuels brassagesensuite, qui lui permettent dedécoder cette « mondialisation »qui a certes ses limites – la penséephilosophique ou les canons esthé-tiques résistent assez strictementà toute contamination locale –mais qui traduit un cosmopolitis-me fécond, fruit exemplaire d’unecuriosité et d’une mobilité nouvel-le, nomadisme éclairé dès lorsqu’on croise Bernardino de Saha-gun, Domingo Chimalpahin ouGarcia da Orta. Ce dernier, queGruzinski tient pour « un remar-quable produit des traditions uni-versitaires européennes », ne secontente pas de s’interroger sur lechamp économique et technologi-que qui assure le succès des royau-mes ibériques sur tous les conti-nents alors connus.

Certes, il observe que « les Portu-gais qui naviguent dans la plus gran-de partie du monde ne s’intéressentqu’à faire fructifier leurs marchan-dises, ils se demandent ce qu’ilsemporteront à l’aller et ce qu’ils rap-porteront au retour. » Mais ce n’estpas ce volet, pour nous convenu,de ses études sur l’espace indien,Coloquios dos simples e drogas daIndia (1), somme sur la botaniqueindienne que le médecin publia en1563, qui en fit le phénoménal suc-cès, mais la collecte ouverte desavoirs locaux, pharmacopée entête, dont l’Occident fit son profit.Succès d’autant plus éclatant qu’ilsurvécut à la mémoire malmenéede Orta – juif converti, ce savantet humaniste du Siècle d’or avait

quitté le Vieux Continent pourGoa, capitale de la vice-royautéportugaise, dès 1534, mais le mar-rane y fut toutefois rattrapé par lezèle inquisitorial douze ans aprèssa mort et ses restes déterrés, brû-lés et dispersés.

S’attachant à définir cette« mondialisation ibérique », à fré-quenter les passerelles entre des

représentations mentales qui s’ap-privoisent par-delà les mers, à cer-ner les matériaux psychiques ettechniques de ces « élites mondiali-sées » dont la patrie se brouille,partagée entre la terre de naissan-ce et le lieu de l’engagement, Gru-zinski pointe les limites de l’échan-ge, parois de verre d’une « sphèrede cristal » qui garantit une totaleétanchéité dans certains domai-nes stratégiques, à commencerpar la langue, et fixe les confins dumétissage. Une dérive qui évoqueles pratiques les plus contemporai-nes bien plus que ce momentd’universalité rêvé qu’on leur attri-bue trop vite comme préhistoire.

On l’aura compris, Les Quatre

parties du monde est un livre enga-gé, nécessaire aussi par la libertéde sa pensée, l’ampleur de sonobjet et l’intelligence critique desa leçon. Soucieux de déjouer lesassimilations hâtives qui établis-sent des parallèles brouillons etsommaires par-delà les époques,qui sont autant de dérisoires facili-tés intellectuelles. Nul ne pourra

plus, après Gruzinski, confondremondialisation et globalisation, laconfrontation des savoirs et desusages, vouée à une perméabilitésyncrétique, et le pur et simpleassujettissement du monde entierà une puissance plus dominatricequ’universaliste. En un mot lesous-titre de cette leçon de vigilan-ce critique (l’intelligence moder-ne ?) pourrait être « Histoired’une authentique mondialisa-tion ».

Cela suffirait à en faire un livreindispensable aujourd’hui. Mais ily a plus. Fasciné par la force del’image – télévisuelle, notammentdans des sociétés comme celle duMexique qu’il connaît bien – et

convaincu de la force accrue dupropos lorsque l’œuvre accompa-gne le commentaire qui en est fait(ainsi fut-il conquis par le Rem-brandt’s Eyes de Simon Schama[1999, trad. franç. 2004]), SergeGruzinski y voit plus qu’une astu-ce pour soutenir l’attention du lec-teur, mais l’écriture d’un véritabledialogue dont la vivacité garantitl’impact. Aussi a-t-il ménagé dejudicieux rebonds entre une icono-graphie rare et pertinente, et sontexte, où il joue avec science deséchelles de l’historien, des grosplans hérités de la microstoria (ildévora Carlo Ginzburg dès sonséjour romain, 1973-1975) à la syn-thèse la plus ambitieuse. Loin deperturber la démonstration, cetteagilité confère à l’essai une éner-gie et une force qui singularisentle style d’un penseur dont ladémarche fut toujours trop singu-lière pour n’être pas un rien simpli-fiée.

Gageons qu’avec ces Quatreparties du monde, dont la doubleaudace rappelle celle du Diman-che de Bouvines de Duby – maisGruzinski est dans la filiation dece pionnier de l’histoire des menta-lités, disciple de Gonzalo AguirreBeltran –, il parviendra à imposertant sa leçon que son écriture,pareillement magistrales.

Philippe-Jean Catinchi

(1) Due à Sylvie Messinger Ramos,Antonio Ramos et Françoise Mar-chand-Sauvagnagues, une nouvelle tra-duction française de ce « classique » –la première, à partir de l’abrégé enlatin de Clusius, remonte au XVIIe siè-cle – vient de paraître chez Actes Sud(Colloques des simples et des drogues del’Inde, « Thesaurus », 736 p., 29 ¤).

U n tonneau rempli à rasbord. C’est l’idée qui vousvient en refermant le der-

nier livre de Pierre-AndréTaguieff. Est-ce la contagion d’In-ternet ? L’auteur s’est ingénié àaccumuler le plus de données, deréférences, de citations d’auteursde tous rayons, pour illustrer sonpropos. Il est vrai que l’idée de pro-grès est particulièrement fertile,même si elle ne prend des propor-tions remarquables que depuis ledébut du XVIIe siècle avec FrancisBacon, qui forme le concept d’ad-vancement, les avancées cumulati-ves du savoir augmentant le pou-voir de l’homme.

Descartes reprend le thème dupouvoir par le savoir, capable de« nous rendre comme maîtres et pos-sesseurs de la nature ». Pascal etcette « suite des hommes… considé-rée comme un même homme qui…apprend continuellement », Bos-suet dans son Histoire universelle,Fontenelle dans sa Digression surles anciens et les modernes et Leib-niz prouvent que le XVIIe siècle estdéjà sur la voie de l’expression del’heureuse fertilité des créationshumaines.

Le XVIIIe et le XIXe porteront auzénith l’idée de progrès jusqu’à enfaire une quasi-religion avec Tur-got, Condorcet, Saint-Simon, Ben-jamin Constant, Ernest Renan,Hegel. Changement de cap auXXe siècle où les guerres, la Shoahet les autres génocides, la bombeatomique, les risques de manipula-tion génétique, jettent un voile surl’idée de la perfectibilité de notremonde. L’école de Francfort,Alexandre Kojève, HannahArendt, Jacques Ellul mènent cam-pagne contre l’exubérance techni-cienne.

Taguieff met efficacement l’ac-

cent sur les dérives essentielles del’idée de progrès. Le « darwinismesocial » d’abord qui prend sa sour-ce dès 1862 avec la préface de latraduction française par ClémenceRoyer de L’Origine des espèces qui,professant l’évidence de l’inégalitédes races humaines, s’élève contrele métissage puis la protection desfaibles et des infirmes. Darwindésapprouvera ce manifeste brutalmais il ne pourra empêcher la pro-pagation de la doctrine eugéniste,au reste déjà lancée par Cabanisau début du XIXe siècle puis parFrancis Galton ou Charles Richet(Prix Nobel en 1913) s’étonnantque l’on s’applique à produire desraces sélectionnées de chevaux, dechiens et de porcs et que nous nefaisons « aucun effort pour créerdes races humaines moins défec-tueuses ».

L’autre exploitation tragique del’idée de progrès est politique.Pour arriver à une humanité libé-rée de ses chaînes la fin justifie lesmoyens, et si Marx après Hegelreconnaît que le progrès ne peutêtre linéaire, il légitime la violencerévolutionnaire « accoucheuse »de l’Histoire, Bakounine ajoutantque la révolution fait la guerre et« qui dit guerre dit destruction deshommes et des choses ». Staline etPol Pot n’oublieront pas cette der-nière leçon pas plus qu’Hitler appe-lant à la protection de la race« pure ».

Pour Taguieff, il faut « repenserle progrès ». L’amélioration de lacondition humaine demeure uneraison d’espérer ainsi que des pro-grès bien ciblés plutôt que le Pro-grès majuscule. Notre auteur,pour bien se faire comprendre,cite Georges Bernanos : « L’opti-miste est un imbécile heureux. Lepessimiste un imbécile malheureux.Vous pouvez très bien vous les repré-senter sous les traits de Laurel etHardy. »

Pierre Drouin

Les « mille plateaux » de la globalisationJean-François Bayart étudie « l’émergence » d’un phénomène, présent dans tous les espaces sociaux

L es élections européennes du13 juin, la défense du projetde Constitution, mais aussi

l’entrée de dix nouveaux membresdans l’Union le 1er mai ont suscitéune pléiade de vocations d’auteur, àcommencer parmi les acteurs de laConvention. On ne peut pas direque les éditeurs n’auront pas faitleur devoir avant cette campagnequi mobilise peu. Ce n’est pas pour-tant faute d’actualité : le finance-ment de l’Europe des 25, la luttecontre le terrorisme, la candidaturede la Turquie, la définition d’unmodèle social européen ou de lanotion de service public viennentrappeler tous les jours les enjeuxdes débats en cours sur les ambi-tions de la nouvelle Union élargiequi prend forme sous nos yeux.

Hommes politiques, chercheurs,journalistes ont tenté d’éclairer cesenjeux. Côté socialiste, ElisabethGuigou puise dans son expérienceeuropéenne pour nous livrer, dansJe vous parle d’Europe, des pistespour « réussir la grande Europe ».Elle y défend le projet de Constitu-tion qui divise son parti. C’est ceque fait aussi Pierre Moscovici, têtede liste du PS dans la grande régionEst. Renforcé dans ses convictionspar son passage au ministère desaffaires européennes sous le gouver-nement Jospin, il tente de les fairepartager dans Les Dix Questions quifâchent les Européens.

A droite, un de ses prédécesseurs,l’eurodéputé Alain Lamassoure,tête de liste de l’UMP dans le grandSud-Ouest, a publié dans Histoiresecrète de la Convention européennesa vision du long combat qui a abou-ti au projet de Constitution. L’an-cien ministre nous fait partager,dans un livre engagé et souventdécoiffant, sa « grande expédition »telle qu’il l’a vécue pendant ceslongs mois de l’intérieur. Le textearrêté par la Convention a étépublié par son président lui-même,Valéry Giscard d’Estaing (AlbinMichel, 276 p., 21,90 ¤).

Le livre du journaliste Alain Dau-vergne, L’Europe en otage ?, nouslivre une dramaturgie des grandsmoments de la Convention, et avecelle un certain nombre de clés pourcomprendre la genèse du consensusauquel sont parvenus les Conven-tionnels entre eux. Alain Dauvergnea suivi les travaux de la Conventionsemaine après semaine, avec le sou-tien de la fondation Notre Europe.Préfacé par Jacques Delors, le livreretrace cette « grande aventure »avec ses moments d’émotion et dedrame, ses coups de poker, sesmanœuvres et ses retournements. Ilbrosse en filigrane un portrait del’Europe élargie, de ses espoirs et deses peurs.

A ces livres viennent s’ajouterune série d’ouvrages didactiquesparus à la Fondation Robert-Schu-man, aux Presses de Sciences-Po ouà la Documentation française.Notons parmi les plus récents LesEuropéens en 2004, sous la directionde Dominique Reynié (éd. Odi-le Jacob, 350 p., 23 ¤), Les Européensface à l’élargissement, sous celle deJacques Rupnik (Presses de Scien-ces-Po, 328 p., 22 ¤), ou encore unutile ouvrage sur Les Politiques éco-nomiques européennes, sous la direc-tion de Michel Devoluy (Seuil,« Points », inédit, 384 p., 10 ¤).

Henri de Bresson

e Je vous parle d’Europe, d’ElisabethGuigou, Seuil, 326 p., 18 ¤.e Les Dix Questions qui fâchent lesEuropéens, de Pierre Moscovici, Per-rin, 240 p., 18 ¤.e Histoire secrète de la Conventioneuropéenne, d’Alain Lamassoure,Albin Michel, 526 p., 23 ¤.e L’Europe en otage ?, d’Alain Dau-vergne, éd. Saint-Simon, 368 p., 20 ¤.e Signalons également La Républi-que ou l’Europe ?, sous la direction dePatrick Savidan (Livre de poche, iné-dit, 416 p., 7,50 ¤) et Les Identitéseuropéennes au XXe siècle, sous ladirection de Robert Frank (Publica-tions de la Sorbonne, 208 p., 18 ¤.)

Augures de l’âge d’orPierre-André Taguieff interroge l’idée de progrès

SERGE GRUZINSKI

N i croque-mitaine ni pana-cée. Ni répétition ni nou-veauté radicale. La globali-

sation apparaît dans les intersti-ces, les intervalles, les fracturesdes champs sociaux, politiques,culturels. Jean-François Bayartn’en construit pas l’histoire, nes’intéresse ni à son origine – sitant est qu’elle en ait une – ni a for-tiori à sa fin, dans tous les sens dece terme. L’objet de son étude,c’est « l’émergence » de la globali-sation en tant qu’événement, son« surgissement dans l’aléa singulierde l’événement », qu’il définit com-me le moment « à travers lequell’être-dans-le-monde se lit commeune production ».

Directeur de recherches au

CNRS, professeur à l’Institut d’étu-des politiques de Paris, Jean-Fran-çois Bayart est un spécialiste de lasociologie historique du politiquequi a beaucoup travaillé sur l’Etat,dans les pays industrialisés com-me en Afrique. Il souligne ce para-doxe : un expert de l’Etat s’égaredans l’analyse de la globalisationqui est censée produire son dépas-sement. L’objection est déplacée.L’Etat est à la fois le produit et levecteur de la globalisation, affir-me en effet l’auteur par un de cesretournements de perspective quifourmillent dans son livre.

Appuyé sur une large éruditiondont témoignent des notes abon-dantes, Jean-François Bayart ten-te une « généalogie » de la globali-sation. Il suit les concepts propo-sés par Michel Foucault, en parti-culier celui de « gouvernementali-té », dont est dérivé le titre dulivre. Il ne s’agit pas de la « gouver-nance » à la mode, qui impression-ne pour ne rien dire, mais de la

production des rapports auxautres et à soi : « Le pouvoir estune action sur des actions (…) à l’in-terface des techniques de soi et destechniques de domination exercéessur les autres » ou, pour reprendrela définition de Foucault, gouver-ner « c’est structurer le champ d’ac-tion éventuel des autres ».

Loin des « métadiscours » desaltermondialistes aussi bien quedes libéraux qui construisent unecohérence, maléfique ou rédemp-trice, de la globalisation, il faut lasaisir dans ses « disjonctions, quine sont pas des déconnexions entreles différents domaines (ou“paysages”) de l’activité humaine,qui font au contraire système et quide ce fait peuvent s’avérer fata-les ». On pense au travail de Deleu-ze et Guattari – Bayart fait sou-vent appel au concept de « subjec-tivation » élaboré par le philoso-phe Gilles Deleuze – et en particu-lier aux Mille plateaux, où se super-posent et s’entrechoquent les tem-

poralités décalées des différentessubjectivités sociales. Non seule-ment la globalisation n’y échappepas, sous prétexte qu’elle seraitune totalité fermée sur elle-même, mais elle a accéléré le mou-vement par son caractère univer-sel. La mise en marche d’une mas-se de migrants, qui stagnent ensui-te aux portes du paradis interdit,est un exemple entre mille.

« Gouverner la globalisation »,ce n’est donc pas mettre en placeun gouvernement mondial nimême des institutions internatio-nales de régulation – il en faut,mais elles ne répondent pas à laquestion. C’est comprendre ce« régime spécifique de pouvoir etd’accumulation (…) qui se laissemieux saisir en creux dans son ina-chèvement et sur ses frontières »,explique Jean-François Bayart.Fort de ces prémisses conceptuel-les, il ouvre d’ores et déjà des pis-tes prometteuses.

Daniel Vernet

Etats d’EuropeFoisonnement éditorial à la veille des élections

du 13 juin au Parlement de Strasbourg

Un champ d’action, le mondeSerge Gruzinski analyse les ambitions des royaumes ibériques de la fin du XVIe et du début

du XVIIe : occidentalisation, brassage des individus et des idées, la mondialisation est en marche

LE SENS DU PROGRÈSde Pierre-André Taguieff.Flammarion, 438 p., 24 ¤.

Représentations de Lisbonne et de Séville sur un paravent japonais (début du XVIIe siècle)

ESSAIS

LE GOUVERNEMENTDU MONDEUne critique politiquede la globalisationde Jean-François Bayart.Fayard, 450 p., 24 ¤.

Né à Tourcoing le 5 novembre 1949. Elève de l’Ecole nationale deschartes, il y travaille avec Pierre Goubert et Robert Fossier(1969-1973), puis séjourne à Rome, Séville, Mexico surtout(1976-1984). Sa thèse de doctorat (1986) est publiée chez Gallimarddès 1988 (La Colonisation de l’imaginaire). Entré alors au CNRS, ilobtient une direction d’études à l’EHESS en 1994 (« Cultures et socié-tés de l’Amérique coloniale, XVe-XIXe siècles »). Avant une Histoire deMexico et La Pensée métisse (Fayard, 1996 et 1999), il cosigne avec Car-men Bernand De l’idolâtrie : une archéologie des sciences religieuses(Seuil, 1988) et les deux premiers volumes d’une Histoire du NouveauMonde (Fayard, 1991 et 1993).

LES QUATRE PARTIES DU MONDEHistoire d’une mondialisationde Serge Gruzinski.Ed. de La Martinière,480 p., 35 ¤.

VIII/LE MONDE/VENDREDI 11 JUIN 2004

Page 9: DES LIVRES - medias.lemonde.frmedias.lemonde.fr/medias/pdf_obj/sup_livres_040610.pdf · POLOGNE SCIENCES ESSAIS L e lecteur français veut savoir tout de suite si la nouvelle traduction

Y ves-Marie Bercé notait récem-ment combien l’historiogra-phie et l’enseignement

avaient « avec arrogance et naïve-té » supprimé toute trace des ancien-nes souverainetés dans les territoi-res qui ont fini par former l’actuelleentité française : « Comment ne pasnoter l’immense ignorance historiquedont témoignent, en ce domaine com-me en d’autres, les politiciens et lesjournalistes ?… Qui a, dans ses souve-nirs d’enseignement supérieur, enten-du parler de l’histoire de la Corseavant 1768 ? » Mais qui s’est préoc-cupé, ne serait-ce que par effort decomparatisme historique, de l’histoi-re de la Corse au cours du longXIXe siècle ? La plupart des Histoirede la Corse jusqu’à une périoderécente s’arrêtaient avec la conquê-te française ou évacuaient la suiteen un rapide chapitre.

En proposant une vision sur unassez long terme, une tranche de130 années, des débuts de laIIIe République à nos jours, l’ouvra-ge de Jean-Paul Pellegrinetti etAnge Rovere comble une bonne par-tie de ce retard historiographique.Bien écrit et documenté, grâce àl’utilisation de travaux récents –outre la thèse de Pellegrinetti, nom-bre d’articles et d’ouvrages – et à un

important dépouillement d’archiveset de journaux, le livre éclaire le sys-tème politique insulaire au-delà dutriptyque traditionnel clientélisme-clanisme-violences.

Pellegrinetti restitue l’accueil dela République en Corse, dans ce quiest, en 1870, un bastion du bonapar-tisme. L’instauration de la Républi-que y est difficile et encore est-elleplus le fait d’opportunistes et de ral-liés que de véritables républicains.Cette situation place la Corse dansune situation étrange : l’antibona-partisme, comme sous la Restaura-tion, se mue sur le continent en anti-corsisme – Clemenceau ne propo-se-t-il pas alors de rendre la Corse àl’Italie ? ; la violence, particulière-ment en matière électorale, restetrès développée et se manifeste pardes meurtres, des enlèvements, desvols d’urnes, etc. ; différentes per-sonnalités extérieures à l’île, bona-partistes notamment, continuent àvenir s’y faire élire tandis que lespouvoirs qu’on offre à certains élus,parce que républicains – EmmanuelArène par exemple – sont conster-nants.

Toutefois, au-delà du paralo-gisme paresseux des « circonstan-ces », Pellegrinetti sait montreraussi combien le long travail de« conquête » de l’île par les républi-cains s’appuie sur les mécanismesde promotion des élites, le poids del’école et de la presse, le jeu desréseaux familiaux et politiques dansl’enracinement de la République,l’imagerie et d’une symbolique répu-blicaines, le poids de la laïcité.

Le travail d’Ange Rovere est assezdifférent. Partant d’une bonne ana-lyse du pétainisme en Corse, dansdes conditions particulières – lacrainte de l’occupation italienne –, ilsait rappeler les « raisons de la colè-re » d’une grande partie de la popu-lation d’une île laissée pour comptedurant la première moitié au moinsdes Trente Glorieuses et retournantaux vieux démons de la politique cla-

niste dans les années 1960, la nais-sance de la contestation régiona-liste, puis nationaliste.

L’analyse des vingt dernièresannées intéresse moins : d’abordparce qu’elles ont fait l’objet d’ungrand nombre d’ouvrages récentset qu’il est difficile dans ce domainede faire du neuf ; ensuite et surtoutparce qu’au-delà d’une très bonneconnaissance des événements, le

parti pris de dramatisation quemanifeste l’auteur dans le choix deses titres et sous-titres et l’idée sous-jacente d’un véritable complot libé-ralo-socialo-nationaliste antirépu-blicain finissent par nuire à l’équili-bre de l’ouvrage.

Au registre des regrets, on noteraaussi une bibliographie sélective et« orientée » : manquent le classiqueouvrage de Jean-Louis Andreani (1),

Le Siècle de vie corse, de Paul Silvani(éd. Albiana, 2000), et même leslivres de Dottelonde, de Briquet oude Crettiez (La Question corse,éd. Complexe, 1999), par ailleurscités dans l’ouvrage, alors mêmeque certains ouvrages de référencen’ont qu’un rapport bien lointainavec la Corse et la République. Fran-çois Furet nous mettait pourtant engarde naguère contre cette « règleun peu triste du métier », cette pro-pension à citer ses prédécesseurs« inversement proportionnelle à l’ins-piration qu’on en tire ».

Dernière réserve, la forme choi-sie. Ange Rovere, comme dans unde ses anciens ouvrages, où leXVIIIe siècle insulaire s’achevaitavec… le XXe congrès du PCF,conclut ici sur l’échec du référen-dum du 6 juillet 2003. Outre qu’oncomprend mal comment une analy-se de long terme peut s’achever surun événement aussi mineur, pro-duit comme il ne l’ignore pas d’unecombinazione politique et en grandepartie enterré par les dernières élec-tions, c’est visiblement cet aspectqu’une préface mal inspirée etqu’une quatrième de couvertureracoleuse et décalée mettent enavant. Dommage pour un ouvragequi, par la variété des sujets qu’iltraite et l’analyse en profondeur demécanismes essentiels, constituebien un ouvrage de référence.

Antoine-Marie Graziani

(1) Une édition refondue et mise à jourde Comprendre la Corse paraît en« Folio-actuel » (368 p., 6 ¤).

L’île de Beauté et ses dessousExiste-t-il ou pas un système mafieux en Corse ? L’enquête de Jacques Follorou et Vincent Nouzille

U ne aventure dont on seraitassuré par avance deréchapper n’est pas une

aventure du tout », ironisait Jankélé-vitch. Sous cet angle, la destinée deMatteo Moncale est sans contesteune aventure, d’autant plus invisi-ble que l’homme n’a jamais quittéson village de Zigliaro, sinon pourson rendez-vous de chasse dans lachâtaigneraie de Foscolo et quel-ques escapades à Ajaccio, qui sontautant de fuites illusoires. Matteoest un chasseur à part, sans fusil nipoignard. Le mazzeru, « celui quifrappe et annonce la mort ». Capa-ble de lire dans le regard de la bêteabattue l’identité de celui qui mour-ra avant qu’une année ne soit écou-lée.

Un pouvoir terrible qui le traver-se plus qu’il ne l’incarne. « Moi, jene suis qu’un mazzeru, un simplemessager. Je ne porte aucune faute,ne suis tenu à aucun secret et parfoisles rêves sont si beaux », confesse lejeune homme à Agnès, seule confi-dente de ce solitaire, entêté de soli-tude, puisqu’elle-même fut jadismazzera, et ne put échapper à cestatut qui exclut et marginalisequ’en subissant un second baptê-me, réconciliation tacite avec unecommunauté pétrie de supersti-tions dont elle n’assume plus lepoids. Agnès a préféré renoncer –« Je suis fatiguée du destin, Matteo »

– quand lui le guette encore. Entésur le sol corse, le mythe ancien dela chasse nocturne vit ses dernièresheures de gloire à la fin des années1930. La boucherie de la GrandeGuerre a changé le rapport deshommes à la curée ; et, avec elle,au sacré de la nature où serejouent les affrontements fonda-teurs dont l’homme n’est pas assu-ré de sortir vainqueur.

En plaçant l’intrigue de son cin-quième roman – le troisième de saveine corse – dans un passé récent,Marie Ferranti concède la mort decertains rites, la dissolution d’unemagie aussi foudroyante que terri-ble. Comme la faillite d’un langage.« Nous parlons le langage des morts,c’est pourquoi plus personne ne nousentend, Agnès. Tu ne crois donc plusaux rêves ? », déplore Matteo.

La fugitive histoire d’attractionqui fait basculer le mazzeru vers lemonde moderne, renonçant à assu-mer pleinement l’irresponsabilitéde sa vision n’est qu’un prétextepour livrer la leçon d’une mutationdont le lecteur jugera du solde.Avec concision, en retrait derrièrela sèche évocation d’un mystèretrop stupéfiant pour en « faire dela littérature », Marie Ferranti tour-ne en voltes concentriques autourd’un abîme qui se dissout sans per-dre de sa vertigineuse attraction.

Ph.-J. C.

e Signalons la reprise en poche de LaPrincesse de Mantoue, (Gallimard,« Folio », no 4020, 144 p., 4,70 ¤).

Le monument aux morts de la guerre de 1870, qui fait face à la statue de Napoléon Ier sur la placeSaint-Nicolas à Bastia, porte l’inscription : « Aux deuils, aux triomphes, aux espoirs de la patrie. »

L es Parrains corses est un ou-vrage qui promet de resterune référence pour ceux qui

désirent connaître les dessous del’île de Beauté. Cette enquête jour-nalistique a d’abord le mérite d’exis-ter. Elle représente ensuite unesomme impressionnante d’informa-tions qui sont distillées avec un artdu récit facilitant cette incursion aucœur d’un maquis en apparenceinextricable.

Pour rendre plus aisé le voyage,les auteurs ont décidé de suivre uncours chronologique qui com-mence à Marseille dans les années1930. Le point de force des Parrainscorses est néanmoins la descriptiondu grand banditisme bastiais, plusconnu sous le poétique vocable de« Brise de mer », dans lequel Jac-ques Follorou et Vincent Nouzilleaffirment détecter un systèmemafieux au sens littéral du terme.Ils livrent sans grande retenue lespatronymes contenus dans desfiches de police dont la plupart, ilfaut le souligner, n’ont pas abouti àdes procédures judiciaires. Et tantpis pour la présomption d’inno-cence sacrifiée ici sur l’autel d’uneinformation terriblement efficace.

Mais là ne réside pas le problèmeessentiel posé par Les Parrains cor-

ses dont la thèse centrale prête àdiscussion : existe-t-il ou n’exis-te-t-il pas un système mafieux enCorse ? Un tel questionnement neremet d’ailleurs pas en cause leconstat très juste des auteurs, àsavoir la progression inquiétantedu grand banditisme dans l’île.C’est en 1975 que le grand banditis-me corse aurait brisé le tabou jus-qu’alors respecté par les grandsvoyous qui voulait que la Corse res-tât un sanctuaire et non un territoi-re à exploiter. Dès lors, affirmentles auteurs, naît une mafia au senspropre du terme.

Or cette théorie (qui justifie letitre un rien racoleur de Parrainscorses) n’est guère étayée de maniè-re convaincante au fil des chapitresqui démontrent la force et la perma-nence d’une voyoucratie indigènemais certainement pas sa transfor-mation en mafia. S’il est exact quela crise économique des années1970 a fixé « au pays » une « jeu-nesse remuante » qui, en d’autresépoques, se serait expatriée, l’idéed’une île alors mise en coupe régléepar sa propre pègre ne résiste guè-re à l’étude des faits. La Corse a tou-jours vécu dans une profonde ambi-guïté les relations de ses bandits etde ses élus sans que cela donnenaissance à une organisationmafieuse. Le gangstérisme corsedonne au contraire le sentimentd’avoir épousé la structure fonda-mentale corse en agissant parmicrorégion d’une part, et, d’autrepart en n’ayant de cesse de prati-

quer la division permanente. Et s’ilest vrai qu’il a existé quelquesnoyaux durs, ils doivent leur perma-nence à des personnalités et non àla force d’une organisation. En cesens, le grand banditisme insulaireest l’ombre portée de la société cor-se qui a pour caractéristiques l’ano-mie, l’anémie et la zizanie.

Le deuxième facteur qui jouecontre cette théorie de la mafia estl’existence en France (et donc enCorse) d’un Etat fort issu du régimegaulliste qui a instrumentalisé lavoyoucratie dans sa lutte contre lecommunisme, l’OAS et le gau-chisme. La justice n’a pu œuvrerqu’après la levée des protections

étatiques qui protégeaient les orga-nisations barbouzardes, telles quele Service d’action civique. Or cetteréalité, si elle est fort justement évo-quée par les auteurs, est minimiséeau profit d’une surévaluation de la« mafia corse ».

Le grand banditisme insulairedes trente dernières années a béné-ficié de la même neutralité au nomd’une politique axée contre la clan-destinité, ce que les auteurs relè-vent sans en tirer les conclusions.Contre cette explication qui tientcompte des hasards et de la « néces-sité » sociale, Les Parrains corsesoppose la théorie « cohérente » etfacile d’une société dominée parune pieuvre indigène, bref d’uncomplot mené dans l’ombre contre

la démocratie, la Corse et la France.Cette thèse va évidemment ravir

une opinion continentale qui ne sau-rait imaginer le « problème corse »autrement que comme le produitd’une population manipulée parquelques marionnettistes crapu-leux. Elle ravira également des insu-laires acharnés de la victimisation etsensibles à la thèse d’un complotsupplémentaire plutôt que de réflé-chir à leur propre incurie et à leurambiguïté face à l’Etat français.

Au passage, Les Parrains cor-ses donne à leur « mafia » insulaireune dimension mondiale et met enexergue une prétendue diasporacorse qui a quasiment disparu

depuis deux générations. Ilsemble difficile de reconnaî-tre que les Corses sont, à

l’instar de n’importe quelle autrepopulation, composés d’une majori-té de braves gens qui se désespè-rent parfois des acoquinages d’unEtat absent par volonté de l’être etnon par faiblesse. La médiocre éco-nomie corse serait donc gangrenéepar l’argent sale ? Oui, mais n’est-cepas aussi vrai d’une France réguliè-rement éclaboussée par ses scanda-les néo-mafieux ?

Au bout du compte, cette chargehéroïque contre une improbable« mafia corse » finit comme la plusgrave des accusations portéescontre l’Etat français lui-même. Etc’est ce constat qui fait peur.

e Jacques Follorou est journaliste auMonde.

Le pouvoir du mazzeruLes héros de Marie Ferranti entre mort et destin

Les républicains à la conquête de la CorseJean-Paul Pellegrinetti et Ange Rovere analysent, de 1870 à nos jours, les raisons qui ont freiné l’implantation de la République dans l’île :

antibonapartisme mué souvent en anticorsisme, violence... Tandis que promotion des élites, école, laïcité ont été des facteurs d’enracinement

LA CHASSE DE NUITde Marie Ferranti.Gallimard, 192 p., 14 ¤.

LIVRAISONSa LEBONAPARTISME.Une saga corse,de Paul SilvaniAlors que le par-ti bonapartistes’est reconstituéau lendemain deses récents etsévères reversélectoraux,

notre collaborateur Paul Silvanis’est essayé à brosser les tableaux,entre fondements légendaires, fortu-ne du mythe et réalité historique,d’un courant politique dont lesheurs et malheurs ont accompagné,par-delà la Méditerranée, ceux

d’une tradition politique autoritaireau cœur du débat sur le régimenational.Ed. Albiana (4, rueMajor-Lambroschini, BP 83,20176 Ajaccio), 362 p., 20 ¤.

a HISTOIRE DE L’ÉCOLE EN CORSE,sous la direction de Jacques FusinaCet état d’un chantier ouvert il y amoins d’une décennie propose unevingtaine de contributions qui illus-trent une histoire sociale et culturel-le (l’apport des jésuites, le collègede Bastia, la formation italienne desétudiants corses ou les origines del’université insulaire…) d’une réellenécessité. On soulignera la reprise

intégrale de la courte – et unique –synthèse de l’instituteur Patacchini-Pinelli sur L’instruction primaire enCorse avant 1789 (1897-1899).Ed. Albiana, 666 p., 30 ¤.

a LES CORZO ET LES MAÑARA,d’Enriqueta Vila VilarLe sous-titre, Les Corses de Sévilledans le commerce des Indes, précisele propos de cette étude universi-taire consacrée à deux lignées Bala-nines, dont les membres, partis deCalvi, connurent en moins d’un siè-cle la consécration à Séville, parl’apprentissage de la mer, l’aventu-re américaine (ce qui, Panama ouPérou, s’appelle alors « faire les

Indes »), l’engagement commercialet financier enfin. Passionnant.Traduit de l’espagnol par BéatriceCastoriano, éd. Alain Piazzola(1, rue Sainte-Lucie, 20000 Ajaccio),256 p., 23 ¤.

a FILS ET PETIT-FILS DE BERGERSEN ALTA ROCA,de Jean-Dominique GiovannangeliCette autobiographie, dont plus dela moitié évoque le monde insulai-re d’avant 1939, inaugure une col-lection vouée au témoignage brut,récit de vie dont l’exemplaritécompte moins que la restitutiond’un monde désormais englouti.Ed. Albiana, 184 p., 16 ¤.

e Signalons Le Moulin du chat sor-cier, recueil de « contes, légendes etfables du peuple corse », de FabienneMaestracci (éd. Albiana, 264 p., 17 ¤),la Ronde des fantômes, de JacquesMondoloni (éd. Albiana, 248 p., 18 ¤),et Erbalunga, d’Eyet-Chékib Djaziri(éd. CyLibris, 194 p., 17 ¤), une histoi-re d’amour gay croisant faux-sem-blants et mensonges vénéneux.e Sur le versant historique, Les Ido-les barbares, d’Archange Morelli(éd. Albiana, 336 p., 21 ¤), geste quidéborde de l’île au temps desconquistadores, et Le Roi de Corse,de Michael Kleeberg (trad. de l’alle-mand par Nicole Taubes, Flamma-rion, 352 p., 21 ¤), sur l’éphémère

règne de Théodore de Neuhoff ausiècle des Lumières. Les Ceccaldi.Essai de généalogie, 1380-1880, deJosette Ceccaldi (éd. Alain Piazzola,360 p., 23 ¤), et la mise en fiction dusiège par les troupes d’Alphonse Vd’Aragon de la cité génoise de Boni-facio (Bonifacio. Le Siège de 1420,d’Antoine Maxiola, éd. Sol Air [8, ruede Budapest, 44000 Nantes], 64 p.,10 ¤). La Corse, de Jean-Paul Brighelli(Gallimard, « Découvertes », 128 p.,11,60 ¤). Enfin, une anthologie quiréunit Seignolle, Mérimée, Dumas,Daudet, Benoit, Culioli…, Le Romande la Corse (Omnibus, 960 p.,23,50 ¤). Sélection établie par Ph.-J. C.

ESSAIS

LES PARRAINS CORSESLeur histoire, leurs réseaux,leurs protectionsde Jacques Follorouet Vincent Nouzille.Fayard, 576 p., 23 ¤.

a Gabriel Xavier Culioli

LA CORSE ET LA RÉPUBLIQUELa vie politique de la findu Second Empire au débutdu XXIe sièclede Jean-Paul Pellegrinettiet Ange Rovere.Seuil, « XXe siècle », 688 p., 30 ¤.

LE MONDE/VENDREDI 11 JUIN 2004/IX

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U ne équipe de huit traduc-teurs, dirigée par JacquesAubert, a travaillé sur cette

retraduction d’Ulysse de JamesJoyce, après celle d’Auguste Morel(revue par Valery Larbaud et Joycelui-même) publiée en 1929.

Comme l’explique JacquesAubert, Joyce a « écrit son livre dedix-huit points de vue qui sont autantde styles différents. C’était favoriserl’idée d’une traduction collective,dont l’avantage est d’éviter que lerecours à un seul traducteur, aussibrillant fût-il, ne donnât à la lecturede l’œuvre un infléchissement troppersonnel et que le texte ne résonnâtque d’une seule voix. » Selon quels

critères l’équipe a-t-elle été consti-tuée ? « Un certain équilibre, expli-que Jacques Aubert, a été conservéentre trois types de collaboration :celle d’écrivains, représentés parTiphaine Samoyault, Patrick Drevetet Sylvie Doizelet ; celle d’un traduc-teur littéraire, Bernard Hoepffner ;celle enfin d’universitaires familiersde Joyce, Marie-Daniel Vors, PascalBataillard, Michel Cusin et moi-même, chargé en outre de la coordi-nation et de l’harmonisation. Cetterencontre a été l’occasion de parta-ger des expériences et des savoirs. »

Patrick Drevet, l’un des écrivains-traducteurs (auteur des versionsfrançaises de deux épisodes,

« Hadès » et « Nausicaa »), parlequant à lui « d’une « aventure pas-sionnante et tout à fait jubilatoire ».

« Ulysse, souligne-t-il, est émailléde passages d’une force suggestive ful-gurante. Ce fut pour moi un vraienchantement que d’entrer dans laposture d’écrivain de Joyce et d’es-sayer de faire entendre en françaisles mondes intérieurs que pour sapart il traduisait en anglais. Le rendudes allitérations, des mots-valise, desonomatopées, des phrasés, des tim-bres, des accents, des jeux de mots,des sensations, des images, du galopde la pensée, mis en place par Joycepour être toujours au plus près de laréalité du vécu conçu comme la som-

me variable de ce qui est perçu, de cequi est pensé, de ce qui est désiré etde ce qui est reçu plus ou moins auhasard, ce rendu m’amenait à décou-vrir dans ma langue des ressourcesd’expression que je ne serais pas alléy chercher pour moi-même. »

Mais Patrick Drevet revient luiaussi sur la dimension collective decette expérience. « Nos échanges, serappelle-t-il, furent l’occasion d’ap-profondir encore la perception du tra-vail de Joyce, et cela avec une intensi-té épuisante mais dans une atmo-sphère toujours jouissive, presqueludique. Avec une telle expérience, ontouche aux racines mêmes du désird’expression et des moyens que l’ar-

tiste bricole pour la cristalliser enquelque chose qui ressemble à unobjet ou à un visage. J’en ressors avecune confiance ravivée dans lesmoyens de la littérature, assez plasti-que pour accueillir des styles encoreinimaginables. »

Ce que confirme à sa manièreJacques Aubert : « Joyce signale quel’écriture peut témoigner d’un corpsvivant, désirant, où le rire n’estjamais loin de la tristesse. Un mouve-ment nous y conduit au fil des pagesde l’Artiste à la Femme, pour aboutirà leur rencontre impossible : vers unejouissance qui se profile au-delà dudésir. »

Propos recueillis par P. K.

Hélène Cixous, auteur d’un essaisur James Joyce qui fait autorité(Grasset, 1968) donne dans ce textequ’elle nous a fait parvenir son senti-ment sur la nouvelle traductiond’« Ulysse ».

O ui, il fallait bien la faire,cette traduction, oui, il fauttoujours encore tenter de

re-marquer Joyce à la culotte, ouien tirant le plus grand parti possi-ble des réserves de jeu dont dis-pose la langue française quand onla sort de sa poche, pour qu’ellepuisse répondre oui, à joie et folieégales, au plus puissant phéno-mène littéraire dans la langueanglaise, le surrusé Ulysse, oui, ared yes portant au paroxysme lescapacités d’étrangeté et de rythmemusical du français. La version1929 avait bien vieilli. Passons.

Que l’équipage de la nouvelletraversée dont le pilote est l’aviséJacques Aubert, grand joycien, soitcomposé de huit personnes plus undes anciens, pour faire passerd’une rive à l’autre les dix-huit épi-sodes d’Ulysse, cela est cohérent :

corps-à-corps avec le texte hétéroi-diomatique par excellence. D’em-blée, on prend en compte la mul-tiplicité des langues que Joyceventriloque dans la langue d’Ulysse.On s’explique avec les complica-tions des différences sexuelles queJoyce a mises en scène exemplaire-ment il y a déjà quatre-vingts ans.Il est temps de se regarder dansUlysse, cette traduction jubilatoiredevrait y aider.

Si je ne crois pas à la distinctionen « écrivains, traducteurs et univer-sitaires », des membres de l’équipa-ge, de même j’éviterai de distinguerentre traducteurs et traductrices,cela reviendrait à recloisonner etopposer. Par contre, je me réjouisde la plurivocité générale. Joyce, legénie géniteur contenait, commeShakespeare – et comme tout êtrequi se laisse donner naissance –tout l’univers, peuplé des créaturesnon asservies à une identité fixe etun monologisme.

La leçon de Joyce au monde de lalecture (ici abrégée, obligée) tient enquelques points révolutionnaires :

1) Tout parle : « homme », « fem-

me », savon, mort, chat, mouette,baisers, rognon, adonaï… Il suffitd’écouter les voix des langues.D’être toujours en état de fenêtreouverte entre parole et écriture.

2) En chaque individu veille unemultiplicité de différences, prêtes às’exprimer d’un moment à l’autre,selon telle scène de l’histoire encours. Prenons Bloom à la minute,il est marqué par plusieurs types depulsions sexuelles, mari-putain-bébé-fleur-planète-honté-jeune-vieux-kashercochon-symptôme-shakespeare-greffé, hanté traversémortel interminable judéodoubli-nois.

Il en est de même, dirait Joycecomme aujourd’hui Derrida, denos traducteurs et traduits eux-elles-mêmes corps sexués poly-sexuels selon des modalités trèsfines dont l’analyse demanderait LeMonde entier au moins. Il ne s’agitpas de pêle-mêle, mais de batte-ments d’être, de passage, ouver-ture, hospitalité spirituelle, à lalettre. Tout cela que l’équipagelaisse apparaître grâce à une géné-reuse obéissance à l’inépuisable

versatilité d’Ulysse. Et c’est : l’éter-nelle genèse.

Flux, continuité, communica-tion, pulsations, essoufflements,ellipses, coalescence, hybridation,emmoitements contaminationstoutes ces circulations de senssang sans cens sans vergogne, laversion 1929 s’y était souvent déro-bée. Ici on laisse la parole aux voix,Appels-Réponses, est imposée, lesalliances vitales sont rétablies, lafécondation disséminale assurée.Le fameux dit : « Jewgreek isgreekjew » que 1929 avait disloquéen « un juif grec est un grec juif »est heureusement réparé en« grecjuif c’est juifgrec ». Le mot-valise est réhabilité. D’abord lefrançais fuit ce que l’anglais jouit.Ensuite le français suit ce que l’an-glais fouit. Un exemple hilarant :« Je connez huileux » pour « GreasyI knows » (Sirènes) superbe contre-signature dans un flot de sécré-tions phoniques. Ils ont traité letexte comme la Bible.

Par-dessus le marché ils ont oséjoycer le texte – chanter, péter, rigo-ler, jazzer. Une montée de laits de

voix féminines, très fortes, laisseindiminué le lai masculin. C’estaller dans le sens de Joyce qui don-ne le (dernier) mot pour rouïr àl’ewig Weibliche dans Ulysse commedans Finnegans Wake, oui le motqui se fait chair en chacun(e) denous.

La 1929 s’était rhabillée, commeintimidée. Naguère un journalistedu Monde me disait : « Vous nepouvez pas écrire comme tout le mon-de ? » La dictature de Comtoulmon-de commence à peine à s’éloigner.Il faut, à toutes les forces de Joyceet traducteurs, ajouter toutDerridapour que ces découvertes philoso-phico-littéraires, qui sont notreplus grand bien, commencent ànous advenir.

Cette ultraduction qui, en setaillant, nous rend d’autres sens etnon-sens, a, outre une valeur poéti-que, une portée politique : peut-être contribuera-t-elle à orienter lalecture, et donc nous, vers une tou-te autre expérience de l’écritured’une autre sexualité, oui vers desgenres autres et donc vers des socié-tés autres…

P rès de la fenêtre d’entrée quidonne sur la cour d’un vieilimmeuble du Marais, où Mar-

cel Schneider réside depuis de lon-gues années, elle est là. Figurant entriptyque sur deux photos et un des-sin de Cocteau. Cette femme auxgrands yeux bordés de noir, fasci-nants, dont la beauté n’a d’égal quel’élégance, c’est Denise Bourdet.Epouse du dramaturge, journaliste,elle fut surtout pour celui qu’ellenommait son « petit arbre », « lacheville ouvrière » qui l’introduisitauprès de Paul Morand (1888-1976).Aussi a-t-il tenu que ces photos,qu’il commente avec tendresse, figu-rent dans Mille roses trémières (Galli-mard, 144 p., 12,50 ¤). Un livred’hommage et de souvenirs, chaleu-reux, émouvant, sur celui qui futson ami pendant près de vingt ans.

C’est dans le clair-obscur de sonsalon, près d’une chaise où il aréservé quelques documents à l’at-tention de son hôte, que Marcel Sch-neider revient sur les prémices decette amitié fomentée au début desannées 1950 : « Un jour, Denise m’adit : “Ne me demande pas pourquoi,vous êtes le jour et la nuit, mais vousêtes faits pour vous entendre”. » Il luifaudra pourtant attendre 1958, et leretour de Paul Morand à Paris aprèsun exil en Suisse, pour être invitéavenue Charles-Floquet. Et êtreadmis, lors d’un déjeuner, avecDenise Bourdet auprès de SuzyMante-Proust (nièce de l’écrivain),

Yolande et Jacques de Lacretelle,dans le cercle des intimes. En revan-che, précise Marcel Schneider,« Morand ne m’a jamais reçu en com-pagnie de ses amis écrivains : Nimier,Nourissier ou Déon… ». C’est finale-ment en 1964, après avoir eu « l’in-dispensable approbation » d’HélèneMorand, qu’il est adoubé par cesmots : « Cher Marcel, je vous prénom-

me d’autorité, par amitié vraie. »Avant de lui léguer sa garde-robedont il a conservé, faute de place,les tweeds, les redingotes et sonhabit d’académicien – qu’il n’ajamais porté, souligne-t-il en sou-riant. Morand le choisit alors pourfaire son portrait dans la défunte col-

lection de Gallimard « Pour unebibliothèque idéale ».

Même s’il ne cache pas s’être ins-piré de cet essai publié en 1971 etaujourd’hui épuisé, Marcel Schnei-der ajoute : « En trente ans, la situa-tion de Paul Morand a considérable-ment changé, du fait de nombreuxouvrages qui lui ont été consacrés etde la publication d’inédits, dont LeJournal inutile. Il n’était donc pasquestion de faire une énième biogra-phie, ou une étude de style, mais sim-plement un livre de souvenirs pourtenter de comprendre comment ondevient l’ami de Paul Morand quandon a vingt-cinq ans de différence aveclui et des goûts si différents. » Et, d’unpetit rire malicieux : « Parce qu’endehors de la littérature, de la musi-que et d’une certaine élégance de vie,nous n’avions aucun point commun.Je ne suis ni chasseur ni pêcheur, jen’aime pas la vitesse, les chevaux etles autos… Et pourtant, c’est moi qu’ila choisi et c’est là le mystère de l’ami-tié. »

Amitié d’un homme secret, pudi-que, complexe, contradictoire, para-doxal… Si Marcel Schneider « ne pré-tend pas arracher son masque »,tout au moins tente-t-il de défaire, àtravers souvenirs, anecdotes, lettreset surtout notes prises lors de leursnombreuses conversations, cette« identité imaginaire », multiple,avec laquelle Morand jouait. Celledu voyageur qui n’aimait pas lesdéparts, les gares, les hôtels, et pour

qui le désir d’ailleurs était un besoinde fuir l’ennui ; celle de l’hommepressé qui « ne se pressait jamais »mais combattait par la vitesse l’im-mobilité et l’inaction ; celle duBouddha au visage froid et ferméderrière lequel se révélait un fingourmet, « un compagnon gai etcharmant » comme lors de ces « bel-les années 1920-1925 » au sein duGroupe des Six (Auric, Milhaud,Honegger, Poulenc…) ; celle d’unlibertin, fidèle à sa manière, à uneseule femme, Hélène ; celle encored’un écrivain étiqueté à droitemême si cet homme d’AncienRégime ne se reconnaissait d’aucunparti.

Ainsi, d’une plume alerte, pi-

quante, toujours élégante, MarcelSchneider écorne-t-il certaineslégendes (encore tenaces) pour sai-sir, dans une même geste, l’hommeet l’écrivain. « Un écrivain, dit-il, quia imposé un style, plus qu’une visiondu monde. Même si son pessimismel’a rendu visionnaire. Il a été le repor-ter de la fin d’un monde qu’il a su sai-sir avant qu’il ne s’effondre. Il fut lepremier à le pressentir dès 1917. L’élé-gance, le goût et le style français, toutce que Morand représentait, c’est fini.Heureusement qu’il a existé pour ensaisir les dernières lueurs. Pour toutesces raisons, il est un grand écrivainmême s’il ne fut ni un grand penseur,ni un politique, ni un héros. » Restela question de l’antisémitisme –

relancée avec fracas, il y a trois ans,avec Le Journal inutile (Gallimard) –,sur laquelle Marcel Schneiderrépond sans détour : « Quand j’écrisque ce journal est une“bouffonnerie”, c’est qu’effective-ment Morand passe les bornes,notamment sur cette question, alorsqu’il n’était pas antisémite. Il parledes juifs comme Emmanuel Berl enparlait. C’était une autre époque. Etpuis n’oubliez pas qu’il est mort quasi-ment dans les bras de MauriceRheims ! » Mystère de l’amitié…

Christine Rousseau

e Signalons l’excellent numéro de LaRevue des sciences humaines, consacréà Paul Morand (oct.-déc. 2003, 20 ¤).

Idées Jacques Aubert, Patrick Drevet pour la nouvelle traduction d’« Ulysse », et l’avis d’Hélène Cixous

« Joyce signale que l’écriture peut témoigner d’un corps vivant »

Hélène Cixous : les traducteurs « ont osé joycer le texte »

MARCEL SCHNEIDER

Conversation Dans « Mille roses trémières », l’écrivainrend hommage à celui qui fut son ami, Paul Morand

Marcel Schneider,par « amitié vraie »

Pound fit obtenir une bourse àJoyce, favorisa la parutiond’Ulysse en revue, mais ce n’estqu’en 1920 que les deux écrivainsse rencontrèrent. « Un paquetd’électricité aux décharges impré-visibles », ainsi Joyce décrivit sonbienfaiteur (cité par John Tytell,dans Ezra Pound, le volcan solitai-re, Le Rocher, 2002). Prenant unstyle paysan, Pound de son côtélui avait écrit : « J’crois qu’vot’li-vre est pas dégueulasse. Vous pou-vez m’en croire, j’m’y connais. »Les Lettres de Paris ne sont, bienentendu, pas toutes consacrées àJoyce. Les dadaïstes y sont enbonne place et de nombreux poè-tes mineurs dont Pound com-mente implacide le « vers libre ».Mais aussi bien « le nouveauProust, ou le nouveau morceau deProust » (il s’agit de Sodome etGomorrhe). Heureuse époque oùun critique s’appelle Pound et lesauteurs recensés, Cocteau,Valéry et Proust, comparé à Hen-ry James : « L’on doit peut-êtremettre sa fierté nationale dans sapoche et admettre que Proust adépassé le regretté Henry Jamesdans ce dîner… ». Pound opposela vue globale et minutieuse deProust, décrivant « la sphère dumonde », à l’art de James « tou-jours à l’autre bout du studio, pei-gnant avec un pinceau à longmanche ».

C’est en mai 1922 que Pounddédie sa chronique à Ulysse etlance sa sentence : « Joyce arepris l’art d’écrire là où Flaubertl’avait laissé. » Et cela continuesur ce ton : « Ulysse a plus de for-me que n’importe quel roman deFlaubert. » Et voilà Bloom misdans la balance avec Pécuchet. EtSterne, et Rabelais, et Proust etJames bien sûr encore. Quelquechose d’essentiel se produit en lit-térature. Il faudrait citer toutentier cette admirable critique,où est vilipendée la censure amé-ricaine. « Nous sommes gouver-nés par des mots, des lois sonttaillées dans des mots, et la littéra-ture est le seul moyen pour garderces mots vivants et précis. »

René de Ceccatty

RENCONTRES

L’œil de PoundSuite de la première page

Né en 1913 à Paris, agrégéde lettres, Marcel Schneider aenseigné à Rouen puis à Parisjusqu’en 1960, avant de seconsacrer à la littérature et àla musique. Son œuvre est ins-pirée par le rêve et le fantasti-que, domaine auquel il aconsacré un essai (La Littératu-re fantastique en France,Fayard, 1965 et 1985). Il a éga-lement publié ses mémoires :L’Eternité fragile (cinq volu-mes, Grasset, 1989 et 2001).

X/LE MONDE/VENDREDI 11 JUIN 2004