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3 Descriptif des trots carnets <<Qu'allait-il arriver aux enfants? Qui va avec qui? Je n'oublierai jamais comment j'ai aidé un père en larmes à porter son bébé pour la der- nière fois. Que devait faire la mère ? Emmener l'enfant avec elle, vers une morr quasi certaine, ou le laisser à Gurs pour un destin aléatoire ? Comment chacun pouvait-il prendre de pareilles décisions? [ ... ] Parmi ceux qui partaient, beau- coup étaient mes amis. Des gens avec qui j'avais travaillé pendant 3 ans. Des enfants que j'aimais - un surtout, qui m'était parriculièremenr cher. Il me considérait comme sa mère. Il me fallut longcemps pour surmonter mes difficultés à par- ler de cette période. Je n'ai jamais pu oublier les yeux affolés des déportés et leurs cris venant des wagons à bestiaux : « Soeur Suisse, racontez dans voue pays, racontez au monde entier ce qui se passe ici! C'est ce que j'espère faire grâce à ce livret et à cette exposition. " Elsbeth I<ASSER, Les Indésirables. Ceux de Gurs. Feuilles dactylographiées, Zurich, avril 1989. À Gurs, comme dans les autres camps, les internés ne cessent d'écrire, de composer des poèmes ou encore de dessiner, à l'instar de Horst, et ce tout au long de la

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Descriptif des trots carnets

<<Qu'allait-il arriver aux enfants? Qui va avec qui? Je n'oublierai jamais comment j'ai aidé un père en larmes à porter son bébé pour la der­nière fois. Que devait faire la mère ? Emmener l'enfant avec elle, vers une morr quasi certaine, ou le laisser à Gurs pour un destin aléatoire ? Comment chacun pouvait-il prendre de pareilles décisions? [ ... ] Parmi ceux qui partaient, beau­coup étaient mes amis. Des gens avec qui j'avais travaillé pendant 3 ans. Des enfants que j'aimais - un surtout, qui m'était parriculièremenr cher. Il me considérait comme sa mère. Il me fallut longcemps pour surmonter mes difficultés à par­ler de cette période. Je n'ai jamais pu oublier les yeux affolés des déportés et leurs cris venant des wagons à bestiaux : « Sœur Suisse, racontez dans voue pays, racontez au monde entier ce qui se passe ici! C'est ce que j'espère faire grâce à ce livret et à cette exposition. "

Elsbeth I<ASSER, Les Indésirables. Ceux de Gurs. Feuilles dactylographiées, Zurich, avril 1989.

À Gurs, comme dans les autres camps, les internés ne cessent d'écrire, de composer des poèmes ou encore de dessiner, à l'instar de Horst, et ce tout au long de la

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MICKEY À GURS

journée 1• Ce besoin incoercible reflète, pour une part, le besoin de témoigner de la misère de l'internement, sans l'exprimer nécessairement de manière directe, en évitant les descriptions abruptes qui n'auraient jamais pu passer le filtre de la censure. Face à un enferme­ment qui les condamne à l'effacement et à l'ennui, ils rejoignent le divin dans cette activité, la création, qui constitue pour eux davantage qu'un exutoire existentiel ou une échappatoire salutaire à l'enfer de leur quoti­dien : elle leur offre la garantie, peut-être illusoire, que leur esprit se prolonge au-delà de leur misérable exis­tence dans la conscience des vivants, soulignant à jamais la nature fragile de leur état d'homme libre. La publi­cation inédite de ces carnets plus de soixante-dix ans après leur conception en est certainement la preuve la plus éclatante.

Mickey au camp de Gurs

Signé et daté de 1942, Mickey au camp de Gurs est un fascicule composé de 15 dessins sur papier à dessin b.Ianc, de. format A?, doté d'une reliure sur carton rouge aJoure la1ssant parame un extrait de la première page mon­trant le personnage de Mickey. Le fascicule de format ita­lien est relié à la main et constitue sans doute à chaque f~is une pièc.e uni~ue destinée à circuler entre les prison­mers. Produl( artisanalement pendant l'enfermement de Horst Rosenthal, il mentionne sur la couverture : « Publié sans autorisation de Walt Disney», allusion à l'attention vétilleuse que la société de Burbank portait à la défense de ses droits. Réalisé avec les moyens du bord, de l'encre de Chine et de l'aquarelle, ce document est destiné autant

1. Claude LAHARIE (2008), op. cit.

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à informer qu'à distraire. À qui est-il destiné ? Sans doute aux enfants du camp, ces « pecits Mickeys », selon la ter­minologie des anges gardiennes, Kasser et Ott du Secours SUISSe.

Mickey au camp de Gurs : chronique d'un interné ordinaire

Que raconte cet album? Tout à la fois l'histoire d' un paria, d'un citoyen du monde et d'un !~no~en~, interné malgré lui. Le récit est nacurellement d_ mspuauon auto­biographique mais reste fictionnel. Tandis que H?rst- on s'en souvient - s'était naïvement livré aux automés de la IIr' République, Mickey est, quant à lui, arrêté par un gendarme aux ordres de Vichy. (( C'était un j~ur de l'a? Il de la Révolution nationale ... Je me promenais tranquille­ment, quelque part en France. Mon cœur était tout joyeux car mon boulanger m'avait donné 1 002 gr. de pain pour 1 000 gr de tickets. Ah ! C'est la bonne vie ! Mais tout à coup ... un gendarme m'interpella.»

Le fascicule se présente comme un guide, fonction qui sera plus explicite dans les deux autres carnets, comme une sone de poracherie sorrie de la poche pour faire rire les enfants ou les copains, et ce même si nous savons aujourd'hui que ce guide se rapporre à un voyage sans retour.

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L'arrestation

Le dessin de son Mickey est bien caractéristique. Il est celui des bandes dessinées conçues par un assistant de Walr Disney, Floyd Gottfredson, à qui le réalisateur confia son personnage à partir d'avril 1930. Mickey se fait interpeller par un gendarme de Vichy. Celui-ci lui parle en basque puis en béarnais, comme pour mieux souli­gner l'étrangeté de Mickey. L'ironie de Rosenthal est fine. Le pandore lui demande ses papiers. Question absurde pour un sans-papiers. Mickey ne saurait avoir de papier puisque c'est un héros de BD. L'auteur continue à filer la métaphore : Mickey n'est pas non plus français, ni même étranger. Si le prévenu dit être né en Amérique, il se déclare citoyen du monde : « Moi, imernational ! »

La réponse est cinglante : « Ah vous êtes étranger ... votre compte est bon. Allez au poste. >>

Double clin d'œil : allusion à la notoriété mondiale de Mickey, bien évidemment; mais aussi au statut d'apatride des réfugiés du Grand Reich, stigmatisés par la propa­gande antisémite.

L 'entrée dans le camp

La page où Gurs apparaît pour la première fois est exceptionnelle, car il ne s'agit pas d'un dessin, mais d'une photo. Qui l'a fournie à l'auteur? Nul ne sait. Dans Maus d'Art Spiegelman, il y a également une photo collée, une seule dans tout l'album, comme ici : il s'agit de Richieu, le frère aîné de Spiegelman, mort avant la naissance de l'auteur, empoisonné par la femme qui en avait la garde. Cette technique mixte, banale aujourd'hui (on pense au

Album ohoto de Sœur Ott du Secours Suisse où les enfants 99

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MICKEY À GURS

Tardi de Tueur de cafards ou à Emmanuel Guibert dans Le Photographe} ne l'était pas à l'époque. Cette photo­graphie du camp de Gurs en 1942 est une irruption du réel dans un récit qui a la tentation de s'habiller de fic­rion, comme pour souligner que c'est bien le réel qui le sous-tend : nous parlons ici légèrement de choses graves.

Identité

Dans cette séquence, l'interrogatoire est ubuesque et savoureux. À la demande du nom du père, la souris répond logiquement : «Mickey! il n'a pas de mère .. . » Là encore, c'est une réalité de bande dessinée : les person­nages de Walc Disney n'ont effectivement pas de parents. Mickey a en revanche deux neveux, Jojo et Michou, appa­rus en 1932. Si Donald a un oncle, le bien connu One' Picsou, il n'a pas davantage de parents, mais bien des neveux, Riri, Fifi et Loulou. Curieuse structure fami­liale qui s'explique par le puritanisme américain. Mickey, comme Donald, n'ont ni géniteurs, ni enfants, mais ils ont en revanche une fiancée, respectivement Minnie et Daisy. La règle veut que l'on évite route allusion à la sexualité dans les bandes dessinées pour enfants, au point de faire supprimer le nombril sur le corps nu de Tarzan !

Règne terrifiant de l'arbitraire. Cette situation familiale « suspecte >> entraîne cette question : « Vous êtes juif? >>

Mickey lui fait une réponse d'enfant : il n'en sait rien. Il est international. Le génie de Horst Rosenthal est d' évi­ter de situer son personnage dans ce qu'il esc réellement - un Juif exilé en terre de France - mais de l'universali­ser, en le présentant: sous les traits du célébrissime Mickey Mo use. Ce procédé lui permet de mieux souligner l' étran­geté, l'absurdité et le tragique de la condition juive, tou­jours implicites dans ses trois œuvres. L'absence de toute

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référence au signe juif n'est en rien fortuite, elle ne fait que renforcer son propos. Ce n'est pas un Juif qu'arrêœ le gendarme béarnais mais cout simplement un ... inno~ cent, condamné depuis les lois raciales de Nuremberg puis de Vichy à n'être qu'un sans~parrie, un paria.

Les autres questions sont tour aussi cryptiques pour lui : «Vous avez fair de la hausse illicite? », «Avez-vous fait du marché noir J », « Esc-ce que vous avez comploté contre la sûreté de l'Etat? ••, «Avez-vous tenu des propos subver­sifs ? ''· On a l'impression que le fonctionnaire s'interroge sur la raison pour laquelle on enferme dans ce camp un tel parangon d'innocence. Il rejoint en cela les interrogations de bien des Français qui découvrent la situation de ces écran~ gers reclus, parmi lesquels on trouve des vieillards et des enfants. Le pauvre Mickey a réussi à émouvoir. Va~t~il être relaxé ? Non, car le mor ~~ international >> est évidemment le mot de trop. Le camp esc rempli des représentants des Brigades internationales qui avaient soutenu les républicains espagnols. On s'en doute, dans ce contexte, « internatio­nal » signifie cosmopolite ou, pire encore, communiste. Le fonctionnaire n'ose d'ailleurs même pas prononcer ce mot. En 1940, Vichy retire sa nationalité française à l'éditeur du journal de Mickey, Paul Winlder, Ausrro-Hongrois natu­ralisé Français, mais cela, Rosenthal l'ignore évidemment.

En faisant décliner l'identité de Mickey dans un interrogatoire de l'administration, Rosenthal fait allu­sion aux mêmes tracasseries qui étaient les siennes face à une bureaucratie qui ne lui faisait aucun cadeau. Pnina Rosenberg comptabilise 51 7 demandes de libération faites par Rosemhal auprès des autorités 1• En réalité, ce chiffre est tiré d'un autre carnet, La Journée d'un hébergé, et il est

1. Pnina ROSENBERG, «Mickey Mouse in Gurs- Humour, irony and criticism in works of art produced in the Gurs inrernment camp », in Rethinking History, n° 6, 2002.

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MICKEY À GURS

totalement ironique. Comment peur-on en effet accumu­ler autant de requêtes ? Le dixième seulement ferait perdre espoir et apparaîtrait comme une folie qui consisterait à retourner contre l'administration, procédurière jusqu'à l'absurde, ses propres armes . ..

Le voici entré dans le camp. On l'affecte à l'îlot Y, un bâtiment qui n'existe pas dans la réalité du camp de Gurs dont la signalétique s'arrête à la lettre M : Rosenthal habite l'îlot H, baraque 20. Mickey est accueilli - sans chaleur à son goût - par Georges le Grand. Esr-ce une allusion à Jacques Georges, le jeune frère du Colonel Fabien rescapé de Gurs, alors âgé de 22 ans 1 ?

Mickey découvre surtout son futur lieu de vie. C'est la stupéfaction, car il est désastreux, comme l'explique Claude Laharie : «Les baraques de bois sont dans un état de délabrement avancé, noires d'humidité, éventrées par le vent, percées d 'innombrables gouttières et impossibles à chauffer. Le sol des îlots est transformé en cloaque sous les averses et roure sortie de la baraque devient une véri­table expédi rion 2• >>

Dès son arrivée, les colocataires du baraquement lui proposent coures sortes de trafics, y compris sexuels. : << Il y avait même un type qui me proposait de louer sa cabine particulière pour . . . » Concernant les relations sen­timentales, l'un de ses trois carnets, sans doute le plus autobiographique (La journée d'un héberge), évoque un flirt avec une jeune Belge de l'îlot L. Dans les images suivantes, on accède à l'ensemble des réalités du camp : le quartier des femmes, auquel on n'accède que dûment habilité, le marché noir durement réprimé (mais aussi organisé) par la sécurité nationale, la censure, le chef du camp ... Les préoccupations quotidiennes reprennent le

l. Claude LAHARIE (1993), op. cit. 2. Claude LAHARIE (2008), op. cit.

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dessus, car, dans un camp, c'est une chose d'avoir un rationnement équitable, c'en est une autre d'y accéder. Rosenthal ne peur pas faire autrement que de le prendre avec humour : il est clair que, diminué physiquement à cause d'une paralysie au bras gauche comme l'indique sa fiche d'incorporation au camp, sans aucune attache ni légitimité politique, il ne doit pas figurer parmi les pri­vilégiés .. . en tout cas jusqu'à son probable engagement au sein du GTE.

Ubu Roi de Gurs

Horst Rosenthal nous transporte dans un univers à la Kafka où tour est étrange et arbitraire. Le règlement, affi­ché en permanence à la porte de la baraque, er que les gardiens obligent à respecter, incarne bien l'absurdité du camp. Claude Laharie nous en livre le détail précis, qui prescrit d'organiser des corvées d'entretien, de se raser au moins deux fois par semaine, de se couper les cheveux rous les mois, de surveiller le linge qui sèche, de par­ler à voix basse, d'avertir le chef de baraque lorsqu'on découvre des poux et des punaises, de curer les fossés, de se montrer affable avec ses voisins, de s'adresser poli­ment aux gardiens ; il interdit de jouer aux dés, de trafi­quer, d'utiliser le téléphone du camp, de demander une permission «sauf cas d 'une incontestable gravité», de se lever la nuit, de jeter des détritus, d'uriner dans les fos­sés, de faire ses besoins dans des seaux hygiéniques, de lire des brochures et des journaux avant que la censure ne les air vérifiés, de brûler la paille des litières, de déchirer les couvertures, de s'évader, de se livrer à des acres obs­cènes, de faire de la politique, etc 1•

l. Claude LAHARIE (1993), op. dt., Annexes, pp. 366-369.

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MICKEY À GURS

Pour ces réfugiés innocenrs, internés sans êrre jugés, à qui l'on donne à lire ce règlement touffu, aux intentions mystérieuses à la limite de la bouffonnerie, l'impression est angoissante. Ainsi, pour passer d'un îlot à l'autre, est-on obligé de se munir d'un laissez-passer!

Horst témoigne aussi dans ce fascicule de la préca­rité extrême des conditions d'internement, de l'hygiène défaillante et de la faim qui tourmente : «Le pesage du pain était accompagné de tout un rituel solennel, dont je n'arrivais pas à percer le mystère. Je voyais que le volume du pain diminuait au cours de la cérémonie er quand, enfin, je recevais ma ration, il était difficile de le distinguer à l'œil nu. » Un interné, cité par Claude Laharie, écrie : « Nous avons le matin un verre de café noir ersatz. À midi, une assiette de soupe dans laquelle nagent 20 à 25 pois chiches et quelques morceaux de carottes. Le soir, exac­tement la même chose. 350 grammes de pain constituent la ration journalière ». Au rationnement qui frappe à ce moment tout le pays, et dont les normes sont publiées par arrêté ministériel, s'ajoutent des privations plus strictes encore, en fonction de la disponibilité des denrées ou des arbitraires administratifs. La ration alimentaire n'atteint plus le quota réglementaire de calories. Elles dépassent raremem les 1 200 calories par jour, entraînant les symp­tômes habituels de la faim : maigreur effrayante, consti­tll[ion d'œdèmes qui gonflent le corps, jusqu'à rendre la marche pénible. L'absorption de denrées avariées, par­fois dérobées à même les poubelles, les eaux polluées, les latrines sommaires, et la proximité de chaque instant, sont causes d'épidémies, en particulier de dysenterie. Les réali­tés quotidiennes pèsent lourdement sur les internés, affec­tent leur physique autant que leur mental. Ce qui pèse le plus, c'est l'absence d'espoir face à cet horizon bou­ché, à la cruauté d'une bureaucratie incompréhensible et

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absurde dont on ne décèle pas encore forcément toutes les intentions criminelles.

Mickey à Gurs est le plus sarcastique des crois carnets. Le ton est ironique et subversif, quoique tour en nuances ~ar, ~e l'o.~blions pas, la censure règne. Mickey symbo­lise bten 1 mnocence absolue des victimes. Horst touche ici au cœur du scandale gursien : le fair que des inno­cents, ceux-là mêmes qui avaient été les plus farouches opposants aux nazis, se retrouvent internés d'abord par la France de la Ille République, puis celle de Vichy. Comme le souligne la dernière case de l'album, la France n'est plus la patrie des droits de l'homme. Le pays de la L. .. (iberré), de l'É . .. (galité) et de la F ... (rarernité) ce sont les États-Unis. Une Amérique, nous le savons désormais, elle aussi, bien idéalisée.

On peut être étonné par cet humour dont la légèreté, a~ec sa métaphore enfan_rine, semble hors de propos. Le rue est pourtant le dermer acre d'humanité qu'il reste à l'homme face à l'inhumanité de l'absurde. Dans Le Mur de Jean-Paul Sartre, apprenant que la farce qu'il faisait a _mené rar hasard, à la capture de l'homme qu'il vou­lait proteger, le heros conclut la nouvelle par un irré­pressible rire.

Ejfocement

Mickey en a assez de l'air des Pyrénées : il décide alors, comme il n'est «qu'un dessin animé)), de s'effacer« d'un coup de gomme )) en rêvant aux buildings de l'Amérique. Cette stratégie de l'effacement rejoint celle que Joe Ku bert utilisa pour Yosse/1

, soixante ans plus tard. Le grand auteur américain (qui dessina longtemps Batman et Superman,

1. Joe KUBERT (texres er dessins), Yossel, Paris, Delcourr, 2005.

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ce dernier étant un autre fantasme des Juifs opprimés) imagina ce qu'aurait pu être sa vie si ses parents n'avaient pas émigré aux États-Unis en 1926, jusre après sa nais­sance. Dans cette fiction, le jeune Yossel se retrouve pri­sonnier du ghetto de Varsovie où, devenu orphelin, il survit grâce aux dessins qu'il dessine pour amuser les nazis. Kubert ne montre pas des Juifs dociles, menés à l'abat­toir, mais bien des combauants luttant jusqu'au bout, les armes à la main. Mais l'absurde est plus fort : À la fin de l'histoire, lorsque le jeune Yossel se fait assassiner à son tour, lui aussi s'efface des pages qu'il a dessinées. Mais ce tour de passe-passe conceptuel ne s'applique pas à Horst Rosenthal : ce som les nazis qui l'effaceront, avec le convoi no 31 qui le mène à Auschwitz.

La fournée d'un hébergé

Ce qui ajoute à l'enfermement, à l'incompréhension d'une situation absurde, à l'angoisse de l'isolement, à l'absence d'attache affective, à l'ignorance du sort de ses proches, à la perte de toute intimité, c'est la vacuité consrernanre du désœuvrement.

Les journées de la survie sont interminables, répéti­tives. On se lève tôt car on en arrive le plus souvent à ne plus dormir : à cause de la promiscuité (les ronfle­ments, les toux bruyantes, ... ), à cause du froid en hiver qui oblige à activer les membres gourds, à cause de la chaleur en été, dans cette cuvette au pied des Pyrénées, écrasante jusqu'à l'étouffement.

Fort de 17 dessins, le carnet La journée d'un hébergé décrit cette insupporcable monotonie de la vie au camp. Une fois de plus, l'ironie est à l'œuvre. Rosenthal évoque un lever à huit heures : le règlement du camp le fixe à 6 h 30 en été, à 7 h 30 en hiver. Il montre un lever avec

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un petit déjeuner au lit : en réalité - nous sommes dans un campement militaire - il se fait au clairon ou au sif­flet et la tambouille n'est donnée que collectivement. Le couchage, on s'en doute, n'est pas individuel : il est col­lectif. Tour aussi colleccifs som les équipements prévus pour la toilette matinale. Chaque îlot dispose de lava­bos rudimentaires, semblables aux abreuvoirs utilisés pour les animaux, et une plare-forme de 2 mètres de haut, à laquelle on accède par un escalier et sur laquelle onr été construites des latrines. On avait disposé sous la plate­forme, des grands réservoirs qui, une fois pleins, éraient transportés en charrette à l'extérieur du camp.

Notre hébergé s'en va ensuite vérifier s'il a reçu du courrier. Chacun en effet est à l'affût d'un possible échange ou d'une nouvelle qui alimenterait les conver­sations sur l'état des familles, voire, indirectement car la censure veille, sur la situation politique et sur la guerre. Mais comme Rosenrhal le souligne, la propagande, y compris même dans le cercle des internés, distord en permanence la réalité. Dans le camp aussi, nous vivons dans la fiction .. .

Le repas, comme le montre Rosenthal, est plus que sommaire. Il faut une parc d'imagination pour l'avaler. Ce trait d'esprit n'est pas là par hasard : il fait sans doute allusion à l'un de ces cyniques << commandements» affi­chés par la direction du camp qui, dans un ton fausse­mene prévenant, postule que « l'état de faiblesse chez la plupart est souvenr originaire et dû, pour une grosse part, au souvenir des embonpoints d'antan, d'ailleurs très peu propices à la santé 1 » (sic).

Les corvées strucrurent l'après-midi : épluchage des patates dans les cuisines, hautement surveillées pour évi-

l. « Commandements de l'hygiène du camp ~~. in Claude LAHARIE {1993), op. cit., Annexes.

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