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LITTÉRATURES ÉDITION APARTÉ « Nos » Grecs ? Kafka, masse et puissance Avec « K. », lecture attentive et inspirée du « Procès » et du « Château », Roberto Calasso cherche moins à s’inscrire dans la lignée des exégètes du grand écrivain praguois qu’à dévoiler la « matière obscure » dont son œuvre est née DANS ses Instructions de 1890, l’historien Ernest Lavisse fixait à l’école un credo capital : « Notre histoire commence avec les Grecs. » Au terme d’un siè- cle d’affirmation nationale qui mobilisa l’histoire, pour la pei- ne érigée en « science ». Objec- tif de la « grande nation » : cautionner l’invention de sa propre genèse et poser l’axio- me d’une civilisation incompa- rable. Au double risque d’une prétendue supériorité et d’une impossible mise en perspec- tive. Peut-on, de fait, envisager les Grecs comme une tribu par- mi d’autres ? C’est le pari que s’est fixé le philologue Marcel Détienne, compagnon de Ver- nant et de Vidal-Naquet dans leur revisitation des mythes antiques. Osant une synthéti- que « anthropologie comparée de la Grèce ancienne » (1), ce passe-frontières, dont la perti- nence n’égale que l’impertinen- ce, a déjà souvent tenté de déciller le regard occidental aveuglé par le « miracle grec », matrice absolue puisque en serait issu notre goût de l’uni- versel, avec la triple invention de la liberté, du politique et de la philosophie. Philippe-Jean Catinchi Lire la suite page VIII (1) Les Grecs et nous (Perrin, « Pour l’Histoire », 224 p., 19 ¤). Guy Tournaye ; Jeanne Benameur ; Paul Gadenne ; Rodrigo Rey Rosa ; une saga islandaise pages III et IV Les vingt-cinq ans du « Domaine étranger » de 10/18 ; Pocket publie en anglais, sur livre et CD page V K. de Roberto Calasso. Traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Gallimard, « Du monde entier », 382 p., 19,50 ¤. BANDES DESSINÉES a Patrick Kéchichian A l’angoisse qui saisit tout lecteur de Kaf- ka, les exégètes ont donné une foule de noms possibles. A partir de leurs interprétations, cet- te angoisse était comme identifiée, canalisée. On pouvait reprendre sa lecture, non pas apaisé, mais confiant dans les capacités de l’in- telligence. C’était donc cela que la fable du grand écrivain praguois (1883- 1924), maître du fantasti- que métaphysique, signifiait : notre solitude infinie, la désertion de Dieu, la société livrée à la folie bureaucratique, l’homme opprimé par l’homme, la montée en puis- sance des bourreaux… Dans les ténèbres, un peu de lumière filtrait sur le projet de Kafka : en forçant le trait, en laissant aller sa cauche- mardesque imagination, il voulait nous mettre en garde contre la montée de tous les périls, intéri- eurs et extérieurs. Sans s’interdire des incursions dans l’ensemble de l’œuvre de Kaf- ka, Roberto Calasso s’intéresse sur- tout – avec une attention et un sou- ci textuel remarquables – aux deux grands romans, Le Procès (écrit en 1914) et Le Château (roman inache- vé datant de 1922). Dans le pre- mier, Joseph K. est la victime d’une procédure implacable et d’une ter- rifiante condamnation. Dans le second, K., l’arpenteur, affronte l’administration tentaculaire du Château. « Au Château (…) c’est le pur passage du temps qui est le juge- ment. » Dans les deux histoires, il est question d’une « cause per- due », d’un « tribunal invisible », d’une « élection ». Roberto Calasso ne s’inscrit pas dans la lignée des exégètes de Kaf- ka, mais invente son propre mode de lecture. Son geste critique ne dis- cute, n’invalide ou ne conteste aucu- ne des interprétations qui ont pu être données de Kafka et qui d’ailleurs, dans tout le livre, ne sont ni citées ni invoquées. Le propos de Calasso n’est certes pas d’illustrer une nouvelle théorie de la critique. Mais rien ne nous empêche de souli- gner la singularité et l’audace de son pas de côté par rapport aux usa- ges en vigueur de cette critique. Très distinctement, il ne s’agit pas de se placer à l’égard de l’œuvre étu- diée dans la position de celui qui sait, comprend, domine… Il faut au contraire devenir ce lecteur qui se dépouille, s’efface, lit ligne à ligne et finalement, au lieu de claironner ses conclusions, s’estime compris par l’œuvre. Même si le mot n’est pas prononcé, même si aucune pro- testation n’est faite en ce sens, c’est bien de gratitude qu’il s’agit. Grati- tude qui donne à l’œuvre critique toute sa noblesse, sa profonde nécessité. « Kafka, affirme Roberto Calas- so dans le premier chapitre de son livre, ne peut être compris si on ne le prend pas à la lettre. » La phrase qui suit précise que cette « lettre doit être saisie dans toute sa puissan- ce et dans l’ampleur de ses implica- tions ». Tout est dit, ici, de la métho- de : la lettre, rien que la lettre du texte, mais renvoyée, « saisie » dans cette « puissance » qui la por- te jusqu’aux confins de notre enten- dement. De fait, chaque page du Procès et du Château est à la fois terriblement minutieuse et révéla- trice d’une masse indistincte de for- ce, innomée, mystérieuse, sous laquelle, ou en fonction de laquel- le, agit et pâtit le héros. Dans le même chapitre, ces lignes essentielles, d’une clarté sans concession : « Kafka parle d’un monde qui précède toute sépa- ration et dénomination. Ce n’est pas un monde sacré ou divin, ni un mon- de que le sacré ou le divin auraient abandonné. C’est un monde qui doit encore les reconnaître, les distinguer du reste. Ou qui ne sait plus les recon- naître, les distinguer du reste. Il n’y a qu’un assemblage, qui est seulement puissance. Le bien dans sa plénitu- de, mais aussi le mal dans sa plénitu- de, s’y compénètrent. L’objet sur lequel Kafka écrit est la masse de la puissance qui n’est pas encore disso- ciée, différenciée en ses éléments… » Ce que Calasso tente donc d’ana- lyser, c’est la nature de cette masse et des forces qui la traversent. Pour ce faire, il récuse toute interpréta- tion symbolique, toute « métapho- risation » du texte qui voudrait lui faire signifier quelque chose… au-delà de sa lettre. Le Procès et Le Château ne sont pas des parabo- les… Bonne nouvelle ! Aux yeux de Calasso, les histoi- res de Kafka ne recèlent donc pas un message que l’auteur aurait vou- lu dissimuler au détour d’une intri- gue. En même temps, par leur étrangeté, par les questions innom- brables qu’elles soulèvent, elles sont propres à susciter le « tour- ment d’un commentaire sans fin », que l’auteur de K. compare à celui des talmudistes. Ce « tourment », sous la plume de l’essayiste, devient aussitôt une jubilation, une fièvre, un vertige, et finale- ment une connaissance. Pour cela, il ne faut pas prétendre surplom- ber l’univers de Kafka, mais y péné- trer, dans la crainte et le tremble- ment. Et puisque aucun plan n’exis- te de ces contrées, il faut soi-même s’en faire le guide extasié. Sa « substance narrative », Kafka va la chercher dans un monde origi- naire et un chaos trop profonds pour que nos catégories ordinaires puissent l’éclairer. L’auteur note également qu’un « point mystérieux entre tous » détermine, dans les récits de Kafka, une « bifurcation » et une « prolifération » de la narra- tion, qui reste pourtant « la même histoire ». Dans cette puissance, cet- te complexité et cette ampleur, pas- se le « souffle de toute mythologie ». En mettant à contribution, com- me il l’a souvent fait dans ses livres précédents, la philosophie védique et l’univers d’images qu’elle a susci- té, Roberto Calasso cherche moins à soustraire Kafka à son monde naturel (la culture juive de la vieille Europe) qu’à démontrer combien son œuvre l’a entraîné, et ses lec- teurs avec lui, loin des modèles connus, au temps où les dieux et les démons ne s’étaient pas encore séparés, au cœur de ce « dépôt de matière obscure », de cette « masse de la puissance qui n’est pas encore dissociée ». Il n’est pas illégitime de rappro- cher du livre admirable de Roberto Calasso le roman de Christian Dufourquet, Franz et Mania, qui fait parler Kafka et Mania Tchissik, une actrice du Théâtre iiddish, amoureusement (et bizarrement) mentionnée par l’écrivain dans son Journal en novembre 1911. La har- diesse de la démarche du roman- cier – qui contourne heureusement les impasses du roman biographi- que – n’est pas moindre, dans son ordre, que celle de l’essayiste. La langue très belle et intense de Christian Dufourquet restitue, par l’intuition, quelque chose du grand drame kafkaïen, mais dans ses aspects les plus immédiats. Loin de la Loi, des tribunaux et des châ- teaux. (1) Postface de Guy Petitdemange. Ed. Maurice Nadeau, 110 p., 16 ¤. FICTIONS ET DOCUMENTS Le vingt-huitième album de Blueberry ; « Le Vol du corbeau », de Jean-Pierre Gibrat ; « Rwanda 1994 » page VI illustrations robert crumb, 1993 Illustration de Robert Crumb tirée de « Kafka », de Robert Crumb et David Zane Mairowitz (Actes Sud, 1996). Calasso, lecteur encyclopédique Monde chrétien et monde musulman quel enjeu de civilisation ? NUMÉRO DE JUIN - CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX « Les clés de l’info » Chiites et Sunnites 2 3 Les Chrétiens en Terre d’islam 1 TÉMOIGNAGES D’ALGÉRIE « Parti pris » : Malika Mokeddem, Leïla Marouane et Leïla Sebbar ; Germaine Tillion ; rencontre avec Antoine Prost pages III, VII et VIII Roberto Calasso est né en 1941 à Florence. Depuis 1971, il dirige, à Milan, les éditions Adelphi, dont le catalogue compte environ 2 000 titres, aussi bien dans le domaine italien que dans celui des lit- tératures étrangères. « J’essaie de ne publier que des livres que j’aime- rais lire », précisait ce lecteur encyclopédique, dont l’œuvre témoigne d’une ampleur et d’une profondeur de vue rares. K est le quatrième volet d’une suite d’essais littéraires qui comprend Les Ruines de Kasch (Gallimard, 1987), Les Noces de Cadmos et Harmonie (Gallimard, 1991 et « Folio ») et Ka, sur la mythologie indienne (Gallimard, 2000). Citons aussi La Littérature et les Dieux (Gallimard, 2002). DES LIVRES VENDREDI 3 JUIN 2005

DESLIVRES - DDOOSS · 2019. 9. 23. · ciCode ou,dansunemoindremesu-re, des titres de et sur Jean Paul II et Benoît XVI, les ventes en librairie reculent depuis janvier. Le tableau

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  • LITTÉRATURES ÉDITION

    APARTÉ

    « Nos »Grecs ?

    Kafka, masse et puissanceAvec « K. », lecture attentive et inspirée du « Procès » et du « Château », Roberto Calasso cherche moins à s’inscrire

    dans la lignée des exégètes du grand écrivain praguois qu’à dévoiler la « matière obscure » dont son œuvre est néeDANS ses Instructions de 1890,l’historien Ernest Lavisse fixaità l’école un credo capital :« Notre histoire commence avecles Grecs. » Au terme d’un siè-cle d’affirmation nationale quimobilisa l’histoire, pour la pei-ne érigée en « science ». Objec-tif de la « grande nation » :cautionner l’invention de sapropre genèse et poser l’axio-me d’une civilisation incompa-rable. Au double risque d’uneprétendue supériorité et d’uneimpossible mise en perspec-tive.

    Peut-on, de fait, envisagerles Grecs comme une tribu par-mi d’autres ? C’est le pari ques’est fixé le philologue MarcelDétienne, compagnon de Ver-nant et de Vidal-Naquet dansleur revisitation des mythesantiques. Osant une synthéti-que « anthropologie comparéede la Grèce ancienne » (1), cepasse-frontières, dont la perti-nence n’égale que l’impertinen-ce, a déjà souvent tenté dedéciller le regard occidentalaveuglé par le « miracle grec »,matrice absolue puisque enserait issu notre goût de l’uni-versel, avec la triple inventionde la liberté, du politique et dela philosophie.

    Philippe-Jean CatinchiLire la suite page VIII

    (1) Les Grecs et nous (Perrin,« Pour l’Histoire », 224 p., 19 ¤).

    Guy Tournaye ;Jeanne Benameur ;Paul Gadenne ;Rodrigo Rey Rosa ;une saga islandaisepages III et IV

    Les vingt-cinq ans du« Domaine étranger »de 10/18 ;Pocket publie enanglais, sur livre et CDpage V

    K.de Roberto Calasso.Traduit de l’italien parJean-Paul Manganaro,Gallimard, « Du monde entier »,382 p., 19,50 ¤.

    BANDES DESSINÉES

    a Patrick Kéchichian

    Al’angoisse qui saisittout lecteur de Kaf-ka, les exégètes ontdonné une foule denoms possibles. A

    partir de leurs interprétations, cet-te angoisse était comme identifiée,canalisée. On pouvait reprendre salecture, non pas apaisé, maisconfiant dans les capacités de l’in-telligence. C’était donc cela que lafable du grand écrivain praguois(1883- 1924), maître du fantasti-que métaphysique, signifiait :notre solitude infinie, la désertionde Dieu, la société livrée à la foliebureaucratique, l’homme opprimépar l’homme, la montée en puis-sance des bourreaux… Dans lesténèbres, un peu de lumière filtraitsur le projet de Kafka : en forçantle trait, en laissant aller sa cauche-mardesque imagination, il voulaitnous mettre en garde contre lamontée de tous les périls, intéri-eurs et extérieurs.

    Sans s’interdire des incursionsdans l’ensemble de l’œuvre de Kaf-ka, Roberto Calasso s’intéresse sur-tout – avec une attention et un sou-ci textuel remarquables – aux deuxgrands romans, Le Procès (écrit en1914) et Le Château (roman inache-vé datant de 1922). Dans le pre-mier, Joseph K. est la victime d’uneprocédure implacable et d’une ter-rifiante condamnation. Dans lesecond, K., l’arpenteur, affrontel’administration tentaculaire duChâteau. « Au Château (…) c’est lepur passage du temps qui est le juge-ment. » Dans les deux histoires, ilest question d’une « cause per-due », d’un « tribunal invisible »,d’une « élection ».

    Roberto Calasso ne s’inscrit pasdans la lignée des exégètes de Kaf-ka, mais invente son propre modede lecture. Son geste critique ne dis-cute, n’invalide ou ne conteste aucu-ne des interprétations qui ont puêtre données de Kafka et quid’ailleurs, dans tout le livre, ne sontni citées ni invoquées. Le propos deCalasso n’est certes pas d’illustrerune nouvelle théorie de la critique.Mais rien ne nous empêche de souli-gner la singularité et l’audace deson pas de côté par rapport aux usa-ges en vigueur de cette critique.Très distinctement, il ne s’agit pasde se placer à l’égard de l’œuvre étu-diée dans la position de celui quisait, comprend, domine… Il faut aucontraire devenir ce lecteur qui sedépouille, s’efface, lit ligne à ligneet finalement, au lieu de claironnerses conclusions, s’estime comprispar l’œuvre. Même si le mot n’estpas prononcé, même si aucune pro-testation n’est faite en ce sens, c’estbien de gratitude qu’il s’agit. Grati-tude qui donne à l’œuvre critiquetoute sa noblesse, sa profondenécessité.

    « Kafka, affirme Roberto Calas-so dans le premier chapitre de sonlivre, ne peut être compris si on ne leprend pas à la lettre. » La phrasequi suit précise que cette « lettredoit être saisie dans toute sa puissan-ce et dans l’ampleur de ses implica-tions ». Tout est dit, ici, de la métho-de : la lettre, rien que la lettre dutexte, mais renvoyée, « saisie »dans cette « puissance » qui la por-te jusqu’aux confins de notre enten-dement. De fait, chaque page duProcès et du Château est à la foisterriblement minutieuse et révéla-trice d’une masse indistincte de for-ce, innomée, mystérieuse, souslaquelle, ou en fonction de laquel-le, agit et pâtit le héros.

    Dans le même chapitre, ceslignes essentielles, d’une clartésans concession : « Kafka parled’un monde qui précède toute sépa-ration et dénomination. Ce n’est pasun monde sacré ou divin, ni un mon-de que le sacré ou le divin auraientabandonné. C’est un monde qui doitencore les reconnaître, les distinguerdu reste. Ou qui ne sait plus les recon-naître, les distinguer du reste. Il n’y a

    qu’un assemblage, qui est seulementpuissance. Le bien dans sa plénitu-de, mais aussi le mal dans sa plénitu-de, s’y compénètrent. L’objet surlequel Kafka écrit est la masse de lapuissance qui n’est pas encore disso-ciée, différenciée en ses éléments… »

    Ce que Calasso tente donc d’ana-lyser, c’est la nature de cette masseet des forces qui la traversent. Pource faire, il récuse toute interpréta-tion symbolique, toute « métapho-risation » du texte qui voudrait luifaire signifier quelque chose…au-delà de sa lettre. Le Procès et LeChâteau ne sont pas des parabo-les… Bonne nouvelle !

    Aux yeux de Calasso, les histoi-res de Kafka ne recèlent donc pasun message que l’auteur aurait vou-lu dissimuler au détour d’une intri-gue. En même temps, par leurétrangeté, par les questions innom-brables qu’elles soulèvent, ellessont propres à susciter le « tour-ment d’un commentaire sans fin »,que l’auteur de K. compare à celuides talmudistes. Ce « tourment »,sous la plume de l’essayiste,devient aussitôt une jubilation,une fièvre, un vertige, et finale-ment une connaissance. Pour cela,il ne faut pas prétendre surplom-ber l’univers de Kafka, mais y péné-trer, dans la crainte et le tremble-ment. Et puisque aucun plan n’exis-te de ces contrées, il faut soi-mêmes’en faire le guide extasié.

    Sa « substance narrative », Kafkava la chercher dans un monde origi-naire et un chaos trop profondspour que nos catégories ordinairespuissent l’éclairer. L’auteur noteégalement qu’un « point mystérieuxentre tous » détermine, dans lesrécits de Kafka, une « bifurcation »et une « prolifération » de la narra-tion, qui reste pourtant « la mêmehistoire ». Dans cette puissance, cet-te complexité et cette ampleur, pas-se le « souffle de toute mythologie ».

    En mettant à contribution, com-me il l’a souvent fait dans ses livresprécédents, la philosophie védiqueet l’univers d’images qu’elle a susci-té, Roberto Calasso cherche moinsà soustraire Kafka à son mondenaturel (la culture juive de la vieilleEurope) qu’à démontrer combienson œuvre l’a entraîné, et ses lec-teurs avec lui, loin des modèlesconnus, au temps où les dieux etles démons ne s’étaient pas encoreséparés, au cœur de ce « dépôt dematière obscure », de cette « massede la puissance qui n’est pas encoredissociée ».

    Il n’est pas illégitime de rappro-cher du livre admirable de RobertoCalasso le roman de ChristianDufourquet, Franz et Mania, quifait parler Kafka et Mania Tchissik,

    une actrice du Théâtre iiddish,amoureusement (et bizarrement)mentionnée par l’écrivain dans sonJournal en novembre 1911. La har-diesse de la démarche du roman-cier – qui contourne heureusementles impasses du roman biographi-que – n’est pas moindre, dans sonordre, que celle de l’essayiste. Lalangue très belle et intense deChristian Dufourquet restitue, parl’intuition, quelque chose du granddrame kafkaïen, mais dans sesaspects les plus immédiats. Loin dela Loi, des tribunaux et des châ-teaux.

    (1) Postface de Guy Petitdemange.Ed. Maurice Nadeau, 110 p., 16 ¤.

    FICTIONS ET DOCUMENTS

    Le vingt-huitièmealbum de Blueberry ;« Le Vol du corbeau »,de Jean-Pierre Gibrat ;« Rwanda 1994 »page VI

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    Illustration de Robert Crumb tirée de « Kafka »,de Robert Crumb et David Zane Mairowitz (Actes Sud, 1996).

    Calasso, lecteur encyclopédique

    Monde chrétienet monde musulman

    quel enjeu de civilisation ?

    NUMÉRO DE JUIN - CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX

    « Les clés de l’info »

    Chiiteset Sunnites2

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    Les Chrétiensen Terre d’islam1

    TÉMOIGNAGES D’ALGÉRIE« Parti pris » : Malika Mokeddem,Leïla Marouane et Leïla Sebbar ;Germaine Tillion ;rencontre avec Antoine Prostpages III, VII et VIII

    Roberto Calasso est né en 1941 à Florence. Depuis 1971, il dirige, àMilan, les éditions Adelphi, dont le catalogue compte environ2 000 titres, aussi bien dans le domaine italien que dans celui des lit-tératures étrangères. « J’essaie de ne publier que des livres que j’aime-rais lire », précisait ce lecteur encyclopédique, dont l’œuvre témoigned’une ampleur et d’une profondeur de vue rares. K est le quatrièmevolet d’une suite d’essais littéraires qui comprend Les Ruines de Kasch(Gallimard, 1987), Les Noces de Cadmos et Harmonie (Gallimard, 1991et « Folio ») et Ka, sur la mythologie indienne (Gallimard, 2000).Citons aussi La Littérature et les Dieux (Gallimard, 2002).

    DES LIVRESVENDREDI 3 JUIN 2005

  • LE SITE commence ainsi :« Myriam Champigny, née à Mar-seille en 1921. Enfance à Genève,adolescence à Paris, jeunesse à Lon-dres pendant la guerre de 1940.Retour en France en 1946. A partirde 1950, vie aux Etats-Unis. En 1969,retour en Europe accompagnée demes onze chats américains. » Unpeu plus loin, cela s’éclaire : « Cescinq ou six “tranches de vie” ont étébien différentes les unes des autres :les lieux, les âges, les circonstances…

    Peut-être la période la plus mémora-ble a-t-elle été celle où, avec monpère, Albert Cohen, nous avons dûquitter la France. » Myriam Cham-pigny est la fille de l’auteur de Man-geclous et de Belle du Seigneur. Deson site émane un charme désuet,une douceur difficile à identifier.Elle y parle de son père, de seschats et d’elle-même. Elle revientsur cet écrivain qui, dit-on, dictaitses textes et, surtout, sur l’homme,le séducteur. Il s’agit là d’uncurieux lieu de mémoire.

    Pour rester dans la séduction, ontrouve en ligne ce mémoire de maî-trise sur L’Identité sexuelle dansl’œuvre d’Albert Cohen, proposéepar Sara Nguyen, alors étudiante àParis-IV. La première partie s’intitu-le « Belle du Seigneur et le romande gare : la lecture ambivalente ».

    Enfin, l’atelier Albert-Cohen, néen 1988 dans le sillage du premiercolloque sur l’écrivain suisse,constitue le site de référence surl’auteur, avec toutes les informa-tions : bibliographies, colloques,comptes rendus d’ouvrages, etc.Tout cela nous rappelle le superbetexte, malheureusement introuva-ble en ligne, que Frédéric Dardavait consacré à son ami AlbertCohen dans un quotidien suisseaprès sa mort.

    I ls se sont vendus comme despetits pains, mais cela n’a pasété suffisant : malgré le succèsdes ouvrages sur la Constitutioneuropéenne, malgré celui du Da Vin-ci Code ou, dans une moindre mesu-re, des titres de et sur Jean Paul II etBenoît XVI, les ventes en librairiereculent depuis janvier. Le tableaude bord issu d’une enquête LivresHebdo/I + C livré par l’hebdomadai-re professionnel le 27 mai indique,pour le premier trimestre 2005, unebaisse de 2,5 % par rapport au pre-mier trimestre 2004, en euros cou-rants. Or ce secteur avait connuquatre années de hausse et, en2004, l’augmentation du chiffre d’af-faires avait atteint 4 %. « Depuisdeux mois et demi, la chute s’est enco-re accentuée », note Marie-RoseGuarniéri, de la libraire des Abesses,à Paris. Comment expliquer le phé-nomène ? « Il y a un nomadismeredoutable, comme si les gensn’avaient plus envie de composer unebibliothèque. J’ai le sentiment qu’ilsne vivent plus qu’avec un petit peu…un peu de resto, un peu de librairie. »

    « Je n’ai pas le souvenir d’avoirconnu une période de morosité aussilongue, estime Jean-Marie Sevestre,PDG de la librairie Sauramps, àMontpellier. Cela avait déjà commen-cé en novembre. Il y a eu une embellieen décembre mais le recul a recom-mencé en début d’année. La fréquen-tation de la librairie est trèserratique. »

    Même sentiment aux Sandalesd’Empédocle, à Besançon, où l’au-tomne a déjà été en « dents descie », estime Elisabeth Cerutti. Latendance s’est confirmée en jan-vier : « C’est une baisse générale, esti-me-t-elle. Les autres commerçantsdisent la même chose. Il me semble

    même que les libraires s’en sortent unpeu mieux. »

    Les raisons ? Si les livres sur laConstitution européenne ont connuun grand succès à la veille du réfé-rendum du 29 mai, le scrutin estdésigné par certains libraires com-me une explication à la morosité.Les périodes électorales ne sem-blent pas propices à l’achat delivres. Sauf, cette fois, les ouvragessur le texte en question.

    « L’ambiance est déprimée maisles chiffres ne sont pas catastrophi-ques, nuance Gilles de La Porte, pré-sident du Syndicat de la librairie

    française (SLF). La tendance,d’abord lente, s’est accentuée. Cettebaisse pourrait entraîner un change-ment de la situation, si elle se poursuitpendant trois ou quatre mois : leslibraires pourraient être plus pru-dents dans leurs investissements. Celapourrait en fragiliser certains, ouaccélérer un processus de détériora-tion financière s’il existe déjà. »

    Selon Jean-Marie Ozanne, de lalibrairie Folies d’encre à Montreuil(Seine-Saint-Denis), et président

    l’Institut national de la librairie fran-çaise (INFL), « il est encore trop tôtpour avoir une vraie vision à longterme ». Pour Philippe Authier, de lalibraire L’Ecriture, à Vaucresson(Hauts-de-Seine), « la librairie fran-çaise vit des cycles, comme tout com-merce, mais il n’y a pas decatastrophe. Nous avons eu une ren-trée littéraire de janvier médiocre :cette situation fait que l’on vend desbest-sellers de 2004, comme AnnaGavalda ».

    Cette tendance a été observée à laFnac, où ces livres sont devenus des« long-sellers ». La morosité a été

    peu ressentie, indique BertrandPicard, directeur du livre à la Fnac :« Nous sommes plusieurs pointsau-dessus du marché. » Les espacesculturels Leclerc, pourtant en pleindéveloppement, enregistrent unehausse de leurs ventes modeste,selon eux : 2,5 % à périmètreconstant par rapport au premier tri-mestre 2004.

    Face au tassement des ventes, deslibraires s’inquiètent des « offices »,ces ouvrages livrés à parution sans

    commande des libraires : « J’ai l’im-pression que quelqu’un rentre chezmoi, pose ses affaires, et que je doisles payer », ironise Jean-Marie Ozan-ne. La pratique a, notamment, étéobservée lors de la mort de JeanPaul II. « Il est vrai qu’en période decrise le phénomène s’accélère », indi-que Gilles de La Porte. « Nous allonsengager des négociations à ce sujet,pour voir comment on peut réguler cesystème », assure Serge Eyrolles, pré-sident du Syndicat national de l’édi-tion (SNE).

    A plus long terme, les librairess’inquiètent de la vente de livres cou-plée avec des quotidiens. Aprèsl’Italie et l’Espagne, l’expérience esttentée en France notamment par LeFigaro, qui propose chaque samedipendant vingt-deux semaines uneencyclopédie réalisée par les édi-tions Universalis ; plus récemment,Le Monde a lancé une collection de36 monographies d’artistes publiéespar les éditions Taschen. Dans uncommuniqué du 28 avril, le SLF esti-mait que « cette démarche ne visequ’à transférer les difficultés d’un sec-teur sur un autre ». Le 19 mai, leSNE indiquait dans un communi-qué que « de telles opérations contri-buent à dévaloriser le livre » et à« fragiliser » le réseau des libraires.Le Monde souligne que les monogra-phies concernées peuvent êtreacquises en librairie pour4,45 euros, soit l’équivalent de leurprix dans la vente couplée, et qu’enconséquence elles ne sont nulle-ment « dévalorisées ». En attendantla rentrée littéraire, qui s’annonceprometteuse, et le sixième tome desaventures de Harry Potter, à laveille des fêtes de fin d’année, leslibraires redoutent le creux de l’été.

    Bénédicte Mathieu

    Chaque semaine, « lemonde.fr » propose aux lecteurs du « Monde deslivres », la visite d’un site Internet consacré à la littérature.

    Climat morose en librairieAprès quatre années de hausse, les ventes de livres ont diminué de 2,5 % au premier semestre

    par rapport à la même période de 2004

    A Thessalonique, « un petit Francfort des Balkans »il n’y a pas que le cinéma à Thessalonique.

    Du 26 au 29 mai, le livre était à l’honneur dansla cité macédonienne. Dans la foulée des Jeuxolympiques, les Grecs (qui ne possédaient jus-qu’à présent que des salons non professionnelsen plein air) ont voulu se doter d’une vraie foireinternationale du livre. Après un essai en 2004,le Centre national du livre grec (Ekebi) a donnéle coup d’envoi, en partenariat avec TV5, d’unemanifestation qui se voudrait à terme « un petitFrancfort des Balkans », selon son organisatrice,Catherine Velissaris, directrice d’Ekebi.

    70 éditeurs étaient venus de 18 pays : de Fran-ce (Gallimard, Actes Sud, Le Seuil, Sabine Wes-pieser éditeur, Les Belles Lettres, Macula…), d’Al-lemagne ou d’Angleterre (ce qui est un exploitlorsqu’on connaît le peu d’intérêt des Britanni-ques pour la fiction en traduction), mais ausside Serbie, d’Albanie, de Slovaquie, du Montene-gro ou de Géorgie… Et c’est bien sûr la présencede cette « autre Europe » qui faisait tout l’inté-rêt de cette foire, à la porte des Balkans et de laMéditerranée orientale.

    Le choix du lieu était symbolique. Dans l’Anti-quité déjà, la région rayonnait vers ce qui s’ap-pelait la Dalmatie, la Thrace, la Lydie… D’une cer-taine façon, la foire redessine ces vieilles routescommerciales, mais la dimension politiquen’est pas absente : « Le mot Balkans retrouveson sens, explique Catherine Velissaris : celuid’une région qui prend conscience de ses forces etéchappe au seul souvenir d’une histoire malheu-reuse. » Un éditeur de Belgrade se félicite de pro-jets éditoriaux avec la Grèce, tandis qu’un deses confrères de Bratislava rappelle l’importan-ce, depuis Cyrille et Méthode, des « liens histori-ques, sur le plan de la circulation des idées, entreThessalonique et la grande Moravie. »

    La foire était aussi l’occasion de faire le pointsur l’édition grecque. Des maisons comme Hes-tia, Patakis ou Kastaniotis étonnent par la quali-té et le dynamisme de leur production. Dans cepays de 11 millions d’habitants, le nombre detitres publiés a plus que doublé en dix ans et laproportion de livres traduits atteint 35 %. Mêmes’il s’est distendu, le lien culturel avec la France

    reste fort, les traductions du français arrivanten deuxième position (13 %), loin derrière l’an-glais (56 %), mais devant l’allemand (6 %) et l’es-pagnol (4 %). A l’inverse, les éditeurs françaissont de plus en plus attentifs aux nouveautésgrecques, à l’instar de Gallimard, qui publieraen 2006 le nouveau roman de Nikos Panayato-poulos, de Sabine Wespieser éditeur, qui sortiraà l’automne la biographie de Xénophon parTakis Théodoropoulos, ou d’Alterédit, qui vientde publier La Fabrique de crayons de Soti Trian-tafyllou (420 p., 22 ¤).

    Profitant de cette vitalité, la Fnac a décidé des’implanter en Grèce d’ici à la fin de l’année. Pré-sent à Thessalonique, son PDG, Denis Oliven-nes, a annoncé l’ouverture, en novembre, d’unmagasin de 2 000 m2 à Athènes. Thessaloniquedevrait suivre dans la foulée. Une nouvelle qui(avec l’arrivée cet automne de la vente coupléelivre/presse dans Ta Nea, le plus grand quoti-dien grec) suscitait un sentiment mêlé d’inquié-tude et de curiosité dans les travées de la foire.

    Florence Noiville

    a LES 3 ET 4 JUIN. PICON. A Paris, col-loque Gaëtan Picon, « L’œil dou-ble : d’un art à l’autre », autour dedeux thèmes : « L’écrivain et sonombre » (le 3 à 10 heures, au CentrePompidou, cinéma 1, niveau 1) et« Admirable tremblement dutemps » (le 4 à 9 h 30, au Collège deFrance, 11, place Marcelin-Berthe-lot, 5e). Entrée libre.

    a LES 3 ET 4 JUIN. STRAUSS. A Paris,colloque « Jeunesse, amitiés et pro-blématiques de Leo Strauss » (le 3 à18 heures au Carré des Sciences, 1,rue Descartes, 5e, et le 4 à 10 heuresà la Maison Heinrich-Heine, Citéinternationale universitaire, boule-vard Jourdan, 14e. Rens. :01-44-16-13-00).

    a DU 3 AU 5 JUIN. ART. A Nantes, la6e édition du festival Le Livre etl’Art accueillera, entre autres,Nathalie Quintane, Anne-Flore Gui-

    née, Yan Duyvendak (au Lieu uni-que, rens. : 02-51-82-15-00).

    a DU 3 AU 9 JUIN. CLANCIER. A Limo-ges et sa région, le Centre régionaldu livre rend hommage à Georges-Emmanuel Clancier (rens. : 05-55-77-48-46 ou www.crl-limousin.org).

    a LE 5 JUIN. GONCOURT. A Saint-Arnoult-en-Yvelines (78), pour le 60e

    anniversaire du prix Goncourt,Edmonde Charles-Roux évoqueral’œuvre d’Elsa Triolet (à 16 heures àla Maison Elsa-Triolet-Aragon-Moulin de Villeneuve ; rens et rés. :01-30-41-20-15).

    a LE 6 JUIN. PACHET. A Paris, DenisPodalydès lira des extraits d’Auto-biographie de mon père (éd. Autre-ment) dans le cadre du cycle consa-cré au père (à 20 h 30 au MAHJ, 71,rue du Temple, 3e ; rens. :01-53-01-86-48).

    a LES 7, 8 ET 9 JUIN. GÉNOCIDE. AMontpellier, colloque « Du génoci-de des Arméniens à la Shoah : typo-logie des massacres du XXe siècle »organisé par Carol Iancu et GérardDedeyan (à 8 h 30, à l’universitéPaul-Valéry, bât. Marc-Bloch, sallePierre-Jourda ; rens. : 04-67-14-25-86).

    a JUSQU’AU 17 JUIN. « LES INTRAN-QUILLES ». A Lyon, dans le cadre dessoirées-lectures du festival, DavidLodge fera une lecture de L’auteur !l’auteur ! (Rivages). Le même soir,Marcel Bozonnet lira des nouvellesd’Henry James (le 7 à 19 h 30, à la

    Villa Gillet ; entrée 5 ¤). Ana Benitoet Leopoldo Brizuela liront en espa-gnol et en français Le Plaisir de lacaptive (éd. José Corti) (le 9 à19 h 30, au Tango de la Rue). PierreMichon lira Vie de Joseph Roulin(Verdier) (rens. : 04-78-27-02-48 ouwww.lesintranquilles.net).

    a LE 9 JUIN. PAZ. A Paris, hommageà Octavio Paz par l’Institut Cervan-tes, où, à partir de cette date, labibliothèque portera le nom del’écrivain. Avec notamment YvesBonnefoy, Marc Fumaroli et AnnieLe Brun (à 18 heures, 11, avenueMarceau, 16e).

    L’ÉDITION FRANÇAISEa CHANTELIVRE S’OUVRE À LA LITTÉRATURE GÉNÉRALE. La librairie pourla jeunesse de la rue de Sèvres à Paris (6e) a ouvert un espace à la littéra-ture générale, plutôt orienté vers les adultes. L’organisation est vouluepar tranche d’âge : les tables sont déployées à l’entrée de la librairie,devant les travées qui accueillent les ouvrages pour adolescents qui pré-cèdent celles pour les enfants, les petits et les tout-petits : « Les premiersclients de Chantelivre, qui a été ouverte en 1974, sont devenus des adultes,explique Jean Delas, directeur général de l’Ecole des Loisirs, et gérant deChantelivre. Je pense que le temps est passé où les livres pour les enfantsdoivent être enfermés dans un espace qui leur est exclusivement destiné.Nous avons réduit l’espace jeunesse mais nous n’avons pas réduit l’offre. »

    a UN NOUVEAU PRÉSIDENT DU DIRECTOIRE AUX ÉDITIONS DU CERF.Eric de Clermont-Tonnerre prend la présidence du directoire des édi-tions du Cerf, a indiqué un communiqué, mercredi 18 mai. Il remplaceNicolas-Jean Sed, directeur éditorial de la maison depuis 1995. Les deuxfrères dominicains composent le directoire des éditions du Cerf.

    a RENTRÉE. Les éditrices Joëlle Losfeld et Sabine Wespieser ont annon-cé qu’elles allaient s’associer pour présenter leurs rentrées littérairesaux libraires lors d’une tournée qui les mènera, jusqu’au 4 juillet, àLyon, Marseille, Bordeaux et Toulouse.

    a PRIX. Le prix Nice-Baie des Anges, doté de 7 600 ¤, a été attribué àEric Fottorino pour Korsakov (Gallimard). Le prix François-Furet a étédécerné à Olivier Remaud pour Les Archives de l’humanité. Essai sur laphilosophie de Vico (Seuil). Orly Castel-Bloom et Philippe Grimbertsont les lauréats du prix Wizo pour, respectivement, Parcelles humai-nes (Actes Sud) et Un secret (Grasset). Le prix Alain-Fournier estrevenu à Karine Mazloumian, pour Tanguer (Plon). Le prix Edouard-Carlier a été remis à Bernard Frank pour son recueil de chroniques LesRues de ma vie (Le Dilettante). Christine Jordis est la lauréate du prixValery-Larbaud avec Une passion française (Seuil). Le prix Roger-Nimier a été décerné à Bernard Chapuis pour La Vie parlée (Stock). Leprix du livre Europe 1 est revenu à Serge Raffy pour La Piste andalou-se (éd. Calmann-Lévy). Le prix Marguerite-Duras à Colette Fellouspour Aujourd’hui (Gallimard). Claude Riehl a reçu le prix de la traduc-tion Gérard de Nerval pour sa traduction d’On a marché sur la Landed’Arno Schmidt (éd. Tristram) et l’ensemble de son œuvre.

    À L’ÉTRANGERa LA LIBRAIRIE FRANÇAISE DE ROME FÊTE SON CINQUANTIÈME ANNIVER-SAIRE. Créée à l’initiative du philosophe et ambassadeur (au Vatican) Jac-ques Maritain comme une oasis des lettres françaises au cœur de la Villeéternelle, la petite boutique s’est imposée, depuis 1955, comme le pointde ralliement des assoiffés de culture francophone. Complémentaire duCentre culturel Saint-Louis des Français et des 6 000 volumes de sabibliothèque, cette librairie générale était une filiale de La Procurejusqu’en 2000. Depuis, elle a été reprise par son directeur, Jean-ClaudeGenin, mais conserve un contrat de franchise avec la librairie parisienne,rattachée au groupe Le Monde. La librairie reçoit régulièrement desauteurs. Pour son cinquantenaire, elle a organisé un concours de nouvel-les ouvert aux Français de Rome, mais aussi aux Italiens francophones.Ces derniers représentent les deux tiers de la clientèle. – (Corresp.)

    a GRANDE-BRETAGNE. Soixante-dix enfants doivent assister, le16 juillet, au lancement du sixième tome des aventures de Harry Potter,au château d’Edimbourg, en Ecosse, en compagnie de Joanne K. Row-ling, a indiqué son éditeur britannique, Bloomsbury. Les enfants, âgésde 8 à 16 ans, pourront écouter, à partir de minuit et une minute,l’auteur de Harry Potter et le Prince de sang mêlé lire une partie du livre,puis ils recevront un exemplaire dédicacé. Les enfants seront notam-ment sélectionnés par soixante-dix journaux du Royaume-Uni, d’Irlan-de, du Canada, de Nouvelle-Zélande et d’Afrique du Sud, à travers desconcours qui ont débuté le 14 mai.

    a RECTIFICATIF. Le sous-titre du livre de Sylvain Cypel, Les Emmurés,dont Pierre Vidal-Naquet a rendu compte (« Le Monde des Livres » du20 mai), n’est pas « La dérive suicidaire de la société israélienne », mais« La société israélienne dans l’impasse ».

    http://www.myriam-champi-gny.com/http://anseis.free.fr/maitrise/http://www.atelieralbertcohen.org/

    Sur les traces d’Albert Cohen

    Le secteur du droit profite de la Constitution

    le mardi 7 juinà partir de 17h.

    « Nice est un roman. La Promenade Gary »Du 3 au 5 juin, Nice rend hommage à Romain Gary pour levingt-cinquième anniversaire de sa mort. Au cœur de cetévénement, on pourra suivre la promenade à travers la ville,marquée par quatre étapes retraçant quatre époques de la vie del’écrivain. A chacune d’elles, des projections de documentaires etd’extraits de films adaptés des romans de Gary et un espaced’exposition. (Rens. : 04-97-13-34-98 ou 04-93-19-37-40.)

    LE NET LITTÉRAIRE AVEC

    ACTUALITÉS

    AGENDA

    Selon l’enquête trimestrielle de Livres Hebdo/I + C, les ventes delivres sont en baisse de 2,5 % (en euros constants) au premier trimes-tre 2005 par rapport à la même période de 2004. Les ventes desromans et nouvelles ont reculé de 2 % ; celles des livres scolaires, de3 % ; le secteur pratique, de 2,5 %, tout comme les sciences humainesou les livres parascolaires ; les beaux livres cèdent 3,5 % sur un an.

    Parmi les hausses, notons celle du droit (+ 2 %), dopé par le succèsdes ouvrages sur la Constitution européenne ; celles du secteur jeu-nesse (+ 0,5 %), ainsi que de la bande dessinée et des poches (+ 1 %).

    L’enquête Livres Hebdo/I + C a été réalisée par téléphone en avrilauprès d'un échantillon représentatif de 300 points de vente.

    II/LE MONDE/VENDREDI 3 JUIN 2005

  • MALIKA MOKEDDEM est une passion-née, une révoltée, une lyrique. Mais, de livreen livre, elle a gagné en concentration, enconcision, appliquant le conseil de MauriceNadeau, lecteur de son premier manuscrit :« C’est fort. Mais vous avez le défaut de ceuxqui ont tant à dire et qui se jettent pour la pre-mière fois en écriture. Vous savez, c’est commeune bouteille de champagne secouée. Le bou-chon saute et tout vient. »

    Mes hommes n’est pas un catalogue de ren-contres amoureuses. Pas une confessionnon plus. Mais une exploration, par le souve-nir, des difficiles relations entre les deuxsexes. Au-delà du malentendu éternel entreles hommes et les femmes, une rencontreest-elle possible, une amitié, un amour vrai ?Les premiers mots que Malika Mokeddem aentendus, dans l’Algérie où elle est née,c’étaient ceux de son père disant à sa mère« mes fils » et « tes filles », puis ceux d’unefemme répétant « j’ai trois enfants et sixfilles ».

    C’est toutefois un homme, le docteur Shal-les, qui lui a donné le désir de devenir méde-cin. Mais elle était déjà une irrégulière. Elle a

    rencontré Shalles parce qu’elle avait cesséde manger. Très tôt elle a su qu’elle voulaitfuir « une kyrielle de tyrannies instituées enlois divines ». Elle s’est montrée avec unétranger, ce qui était « se placer dans l’inac-ceptable, l’innommable ». « Le corps, la sen-sualité d’un étranger comme premiersabords de l’exil. Un exil salutaire. » En1977, jeune médecin, elle part pourParis. En France, elle vivra pendantdix-sept ans avec Jean-Louis. « Cethomme-là m’a apprivoisée, arra-chée au désespoir. » Il l’a encoura-gée à écrire. Mais lorsqu’elledevient un écrivain reconnu, ilne le supporte pas.

    Il y a beaucoup d’autreshommes dans ce récit, unfrère, un premier amour,des rencontres éphémè-res, des échecs, desretrouvailles, des joies.Mais, dominant tout,« la première absen-ce », le premierchapitre, la figure

    du père. Le père que Malika combat, jusqu’àobtenir un jour, au détour d’une bataille, un« ma fille ». Une victoire sur le père, maisaussi une victoire sur les femmes. Car, com-me déjà dans d’autres textes, MalikaMokeddem insiste sur la responsabilitédes femmes : « Ce sont les perfidies des

    mères, leur misogynie, leur masochismequi forment les hommes à ce rôle de filscruels. Quand les filles n’ont pas depère, c’est que les mères n’ont que des

    fils. (…) Qu’ont-elles fait de la rébel-lion ? »

    Pour prolonger sa réflexion,on peut retrouver des mères,avec leurs contradictions etambiguïtés, dans les romansde deux autres femmes,nées aussi en Algérie, La

    Jeune Fille et la Mère, deLeïla Marouane, et Par-le mon fils parle à tamère, de Leïla Sebbar(Stock, 1984, oppor-

    tunément réédi-té).

    C’était une résistante, la mère de La JeuneFille et la Mère. Elle a cru, en se battantcontre l’occupant français, qu’elle serait unefemme libre. Mais, dans l’Algérie indépen-dante, « la Jeanne d’Arc des djebels » estredevenue un être inférieur, une épouse mal-menée, forcée, alternant grossesses et faus-ses couches. Une femme qui perd son sang-froid, s’arrache les cheveux, se griffe le visa-ge et ne sait pas transmettre à sa fille sonancien désir de liberté. Certes, elle lui expli-que que le savoir, « l’instruction », sera l’assu-rance d’un avenir meilleur. Mais elle a ledégoût du corps et ne comprend pas que safille croie à l’amour. Une opposition qui tour-ne à la haine : « J’étais et je suis le feu. Et le feun’engendre pas le feu, il engendre la cendre.Et tu es la cendre. »

    Même incompréhension d’une mère poursa fille qui a choisi de fuir la famille, dans lebeau texte de Leïla Sebbar, Parle mon fils par-le à ta mère. Le fils lui aussi est parti décou-vrir le monde. Il revient voir sa mère, dansune banlieue, en France. Mais c’est surtoutelle qui parle, lui décrivant notamment lesfemmes, singulièrement celle destinée à

    devenir la mère de ses enfants, qui ne devrani trop parler, ni se maquiller, ni porter despantalons serrés… Comme une réponse à laphrase de Malika Mokeddem, « Pourquoireproduisent-elles ce schéma, les traîtres-ses ? » Une question bien dérangeante en untemps où des femmes revendiquent leur sou-mission.

    Josyane Savigneau

    MES HOMMES, de Malika Mokeddem.Grasset, 300 p., 19 ¤.LA JEUNE FILLE ET LA MÈRE,de Leïla Marouane. Seuil, 180 p., 15 ¤.PARLE MON FILS PARLE A TA MÈRE, de LeïlaSebbar, éd. Thierry Magnier, 110 p., 13 ¤.

    e Leïla Sebbar, après son carnet de voyagesMes Algéries en France, publie, chez le mêmeéditeur, Journal de mes Algéries en France(éd. Bleu autour, 11, avenue Pasteur, 03500Saint-Pourçain-sur-Sioule, 150 p., 20 ¤) et, avecdes dessins de Sébastien Pignon, une belle évo-cation d’Isabelle Eberhardt, Isabelle l’Algérien(éd. Al Manar, [email protected], 88 p., 18 ¤).

    Tant qu’il y aura des femmes en révolte…P A R T I P R I S

    Les contemplations de Paul GadenneCe qui se passe entre amants devant une baleine échouée

    En deuil de l’amour fouLa poésie brutale et radicale de Jeanne Benameur

    I l est des livres inépuisables etvertigineux, qui séduisent etintriguent à la fois. C’est rare.Suffisamment pour s’attarder sur ceDécodeur, et avoir envie, non de per-cer le mystère – vaine tentative –,mais de rencontrer – curiosité bienjournalistique – son auteur, GuyTournaye. Il sourit de se voir installélà, dans les jardins de Gallimard,devant une tarte aux fraises, un anjour pour jour après avoir envoyéson manuscrit à Philippe Sollers – leseul qui ait eu le courage de publierce livre hors normes.

    Pour le reste, que dire sans tom-ber dans ce que Guy Tournayedénonce avec beaucoup d’humour,à savoir ce « tout-à-l’égout médiati-que qui engendre un déversement gro-tesque de l’intime » ? Disons seule-ment qu’il est né à Tours un 4 juillet1965, qu’il a travaillé, entre autres,au CSA et à Canal Plus. Qu’il a tou-jours « négocié ses licenciements ».Son rythme ? Deux ans de travail ettrois années d’échappée belle, dansles textes et au bout du monde.

    Dilettante, Guy Tournaye ? Oudandy, à l’image de Raymond Rous-sel ? Nomade et vagabond, certaine-ment, comme la figure du Mat. Cetarcane majeur du tarot, parent dujoker et du fou aux échecs, qui sym-

    bolise le merveilleux et représentel’infini, est la porte d’entrée du Déco-deur. Il est d’ailleurs l’unique guidedans ce roman réel aux allures cyber-nétiques.

    Soit donc une série policière amé-ricaine, Street Hassle, qui met en scè-ne les démêlés judiciaires d’un par-rain de la Mafia accusé du meurtrede sa compagne. Soit son site Inter-net, qui fut très vite interdit par leFBI, au lendemain des attentats du11-Septembre, puisqu’il aurait servide canal de communication secrèteà des membres d’un réseau terroris-te. Voilà la base. Le canevas bienréel du Décodeur, qui peut désor-mais se lire de différentes manières.Soit en focalisant sur l’intrigue de lasérie policière, soit sur la machina-tion qui s’y inscrit en filigrane. Soitcomme un roman, soit comme levoyage en forme de rêverie d’unJean-Jacques Rousseau qui aurait luTélex no 1 de Jean-Jacques Schuhl.

    tissu de sonsPour Guy Tournaye, cela tient

    autant du jeu de pistes que de lafresque pariétale qui prend à reversla plupart des conventions romanes-ques. Comment écrire et s’écrireaujourd’hui ? Comment écrire laréalité sans la représenter ? Appré-hender la singularité sans recouriraux poncifs de la quête identitaire ?Comment sortir de la triple impasse– repli nostalgique, catastrophismeet messianisme, « ces tartes à la crè-me d’une partie de la littératurecontemporaine » ? Au lieu de secomplaire dans la déploration, Guy

    Tournaye a choisi de prendre le ris-que de l’exploration. Au lieu de semettre en scène ou d’inventer despersonnages, il a choisi de procéderpar prélèvements. Aussi, Le Déco-deur est-il un tissu de sons – StreetHassle est tout autant un clin d’œilà un poème de Vigny qu’au titre deLou Reed repris par les SimpleMinds – et de mots. De fragmentsde textes recopiés ou détournés.

    Ce travail de citation à l’œuvre apourtant failli lui valoir l’interdic-tion du livre relu par une arméed’avocats qui ont brandi – c’estleur métier – les termes de plagiatet de contrefaçon. La démarche deGuy Tournaye est pourtant uni-que. Pour lui, il ne s’agit pas d’êtreprétendument subversif ni de sacri-fier à la mode du « sampling » oudu copier-coller, mais plutôt de fai-

    re écho à la sentence de Montai-gne : « Nous ne faisons que nousentregloser. » En procédant ainsi,Guy Tournaye se donne la possibi-lité de « romantiser le réel » (Nova-lis).

    Mais, encore une fois, il ne s’agitpas d’un exercice de style visant àbriller en étalant sa bibliothèquegénérique, qui va d’Edgar AllanPoe à Gilles Deleuze. Ni de passer

    pour un écrivain branché, emblé-matique d’une génération X (Dou-glas Coupland) ni même Y : « Etien-ne-Jules Marey plutôt que David Cro-nenberg. Jean Painlevé plutôt queDavid Lynch. (…) Si Painlevé repré-sente pour moi un modèle, c’est par-ce qu’il réussit à élever la science àla puissance de la fiction, le réel à lapuissance du rêve, en privilégiantl’apparence, les jeux de lumière etles caprices des formes. » L’objectif– s’il devait absolument y en avoirun – est de contraindre le lecteur« au perpétuel glissement et à l’ab-sence de toute certitude ; dessiner unmonde infini de relations et deréseaux, où chaque plan entre en cor-respondance toujours singulière etnouvelle avec un autre, sans jamaisapporter l’assurance – la clôture –d’une signification ou d’un “c’estceci” ».

    Et c’est ainsi que Le Décodeur, endéminant et dynamitant, de l’inté-rieur, tous les clichés et prétenduscomplots, plaira à tous autant qu’àchacun. Aux amateurs de romanspoliciers, de séries télé telles« X-Files » et de jeux vidéo. A ceuxqui ont aimé Les Mouflettes d’Atro-pos de Chloé Delaume, ou encoreVision à New York et Paradis de Phi-lippe Sollers. A tous ceux quiaiment être dérangés, dans leurslectures comme dans leurs certitu-des. A tous ceux qui croient encoreen la puissance réelle des rêves. Etc’est ainsi que Guy Tournaye agagné. Définitivement et sur tousles tableaux. Echec et mat.

    Emilie Grangeray

    C e serait comme une brumearrivée avec la marée. Deces brouillards fluides. Insi-gnifiants au premier abord. Maistellement insidieux. Ils envahissenttout. Ils enveloppent les formes, lesrecouvrent et, leur voile posé,repartent avec le flux. Un capricedu temps… Tout a tellement chan-gé. Les paysages et le regard.D’avant, il ne reste que des souve-nirs nébuleux. Des formes hâves.Des fantômes. Ce qu’on croit recon-naître s’approche de cette sensa-tion étrange du déjà vu-déjà vécu.La conscience se rebiffe à l’illusion.On se replie une bonne fois vers letangible. On se pince. On respireun grand coup. Là…

    C’est fini. Extraordinaire nouvel-le de Paul Gadenne publiée en 1949dans la revue Empédocle dirigéepar Camus et qu’Actes Sud, vingt-

    trois ans après l’avoir sortie del’oubli, vient de rééditer. Un petittexte à part qui nous entraîne loindans la contemplation, cette dévo-ration silencieuse de soi-même.

    L’histoire tient en peu de mots.Dans une crique en marge de la pla-ge facile d’une villégiature d’été,une baleine s’est échouée. Unebaleine blanche, brillante « commeune carrière de marbre ». Un cou-ple d’amants s’en va voir le specta-cle. La bête pourrit sur le sable. Ilssont là immobiles. La masse s’iriseet tremble. Une molle gélatine. Lerapprochement dure une éternité.Ce qui se passe entre eux s’écritdans le silence. A peine les mainss’agrippent. Dialogues arrêtés. « Jeregardais Odile, puis la baleine ; puisje retirais mon regard à la baleine,difficilement, et je le rendais à Odile,n’osant lui dire ce que je rapportaisde cette confrontation, n’osantm’avouer à moi-même ce que jepensais de sa fragilité, qui était lamienne. (…) »

    Disparu à 49 ans en 1956 des sui-tes d’une tuberculose, Paul Gaden-ne reste méconnu, malgré l’engoue-ment absolu qu’il suscite chez tousceux qui approchent son œuvre.De Bruno Curatolo à Didier Sar-rou. De François-Régis Bastide àRobert Kemp ou Viviane Forres-ter… Auteur de sept romans (le pre-mier, Siloé, qui raconte justementle bouleversement profond enva-hissant un jeune homme confrontéà la maladie et à un séjour en sana-torium est de nouveau disponibleen « Points Seuil »), de nouvelles,de récits, de poèmes et de carnets,Gadenne exprime, dans la vérité,une mise en danger douce. Unedouleur apprivoisée.

    Et ses mots, en effleurement, ontune puissance d’évocation qui faitcomme un choc en retour intimelaissant le lecteur abasourdi, vulné-rable. Une quête de pureté. Les ima-ges, les symboles. « J’y crois à labaleine. Et vous y croyez aussi. »

    Xavier Houssin

    Guy Tournaye en mai 2005

    I l est des lieux en marge des loisordinaires. Où le temps, l’espacen’ont pas les valeurs qu’on croituniverselles. Le chapiteau du cir-que, comme la cabane de chantierabandonnée qui accueille Hésior,Zeppo et Nabaltar, sont de ceux-là.Trois hommes débarqués un jourde neige sur un bord de route, roismages égarés par la mission dont ilsse sont investis : célébrer par-delà lamort l’amour fou qui les a liés,confondus, à Mira, trapéziste dontla grâce abolissait la gravité. Maisson art n’a pu préserver l’acrobate.« On ne garde pas l’air qui passe. »

    Eux ne regrettent pas un mondeordinaire qui ne fut jamais le leur.Rejetés du cirque qui les employaitpour avoir ourdi le complot qui ven-geait la mort de leur amie, ils prolon-gent seuls la « mission de vertige »qui est celle du chapiteau, leur seul

    univers jusqu’au drame. Forcémentpuisque la mort y est exclue.

    « Le cirque englobe les vivants. Il senourrit aussi de petites vies, en atten-dant, un jour ou l’autre, la redevan-ce. » Un contrat impératif. « Vivren’est pas une affaire de repos. Le cir-que le sait. C’est ainsi que ses gradinsse remplissent chaque soir. (…) Ongarde sa petite peau bien tranquillepour rentrer à la maison. » Sansdérogation. « La mort, c’est sa fai-blesse, au cirque. Il (…) se fait croire àl’éternité en détournant la tête et encontinuant. » Nécessité de l’écart.

    Seuls les trois amants refusentla logique de l’abolition. De leurstours de sorciers, ils pactisentavec l’univers muet. Nabaltaraccouche les arbres de leur peine,accepté d’eux comme naguère desbêtes qu’il nourrissait ; Hésior cap-ture de ses doigts de magicien ladouleur au creux du cou de Zeppo– capturée, elle s’envole commeles tourterelles de l’artiste ; Zep-po, lui, annule l’œuvre du temps

    en brouillant la mémoire desalbums photo.

    Si le cirque cesse d’aimer ce quiest mort, eux ont choisi de conti-nuer. Désaccordés du monde, leshommes en deuil n’ont plus d’hori-zon que vertical. « Il n’y a plus que laterre et le ciel. Leur vie monte et des-cend la corde de Mira. Plus de trapè-ze pour relier l’horizontal au vertical.Rien ne se croise plus. » Reste latranscendance des humbles. Des res-tes dérisoires de Mira (un costumede scène, des ballerines), ils font desreliques, arrangement ultime entrele souffle et les choses. « C’est fairequelque chose du sang. Encore. »

    Lumineusement sobre, JeanneBenameur fixe à la pointe sèche cerituel archaïque du deuil, qui échap-pe au morbide par sa brûlante etradicale poésie. « Qu’est-ce qui faitla différence entre les haillons d’unesainte et ceux d’une trapéziste ? L’unejette sa prière, l’autre son corps toutentier. C’est toujours contre le ciel. »

    Ph.-J. C.

    Et Guy Tournaye inventa le réseau littéraire infiniPremier roman réel aux allures cybernétiques, « Le Décodeur » tient tout autant du jeu de pistes que de la fresque pariétale

    et prend à rebours la plupart des conventions du genre

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    BALEINEde Paul Gadenne.Actes Sud, 38 p., 7 ¤.

    LITTÉRATURES

    LE DÉCODEURde Guy Tournaye.Gallimard, « L’Infini »,130 p., 11,90 ¤.

    LES RELIQUESde Jeanne Benameur.Denoël, 112 p., 15 ¤.

    RENCONTRE

    LE MONDE/VENDREDI 3 JUIN 2005/III

  • Q uel genre d’écrivain seraitRodrigo Rey Rosa, s’iln’était pas né au Guatema-la ? La question peut sem-

    bler vaine à ceux qui conçoivent letalent comme une créature anaéro-bie, capable de se développer sansla moindre bouffée d’oxygène, àl’écart des événements extérieurs.Idée romantique, alimentée pardes exemples rebattus – les sœursBrontë, concevant des chefs-d’œu-vre tourmentés dans une landedéserte où rien, absolument rien,ne semblait jamais se produire. Laplupart des œuvres, pourtant, sebâtissent à partir de la réalitéconnue, vécue et même enduréepar leurs auteurs. A telle enseigneque ce monde concret devient, par-fois, le véritable carburant de l’ins-piration, quand ce n’est pas lemoteur tout entier : une sorte dedrogue dure dont les écrivainsdeviennent en quelque sorte (etpour le plus grand bien de leurs lec-teurs) tributaires. Ainsi de RodrigoRey Rosa, romancier peu prolixeet particulièrement doué, dont lenouveau livre puise sa force dansla violence épouvantable quirègne sur le Guatemala, son pays.

    le surgissement du mal« Le Diable a raison d’être opti-

    miste : la capitale, Ciudad Guatema-la, est de plus en plus violente, absur-de. On n’en voit plus la fin et pour-tant, on n’arrive pas à imaginer queles choses puissent encore empi-rer. » Né en 1958, Rodrigo ReyRosa paraît dix ans de moins queson âge, comme si l’atmosphèredélétère de la ville ne laissait pasde trace sur son visage. Comme sila guerre des gangs, la mainmisedes narco-traficants sur les affai-res, la corruption éhontée, lecontrôle des citoyens par l’Etat, lamilitarisation générale (« J’aientendu une gamine de 5-6 ansdemander un garde du corps pourNoël », affirme l’écrivain), glis-saient sur ses cheveux bouclés,puis sur ses joues lisses. Comme si,de fait, l’extrême brutalité de sonpays natal sortait si bien dans seslivres qu’elle finissait par s’y épui-ser.

    Déjà, dans le beau recueil Unrêve en forêt (Gallimard, 1997), l’undes premiers livres à l’avoir faitconnaître en France, Rodrigo Rey

    Rosa soulignait l’implacabilité dela société guatémaltèque, secrète-ment minée par le sort réservé auxIndiens. Dans Pierres enchantées,changement de décor, pas depoint de vue. Passant de la campa-gne à la ville, l’auteur décortiquele surgissement du mal avec unmélange de froideur et de sensibili-té de nature à faire dresser les che-veux sur la tête. « Guatemala, est-il écrit dans les premières lignes dutexte. La petite république où la pei-ne de mort n’a jamais été abolie, oùle lynchage a été la seule manifesta-tion d’organisation sociale qui ait

    perduré. » D’emblée, l’auteurimpose un ton très spécial, fait delucidité, d’un apparent détache-ment et d’une horreur partoutsous-jacente.

    Car c’est en plein cauchemarque nous promène Rodrigo ReyRosa. Pas seulement à cause del’histoire telle qu’elle se présente

    immédiatement (un gamin de sixans, renversé en pleine rue par unautomobiliste qui prend la fuite etfait porter le chapeau à l’un de sesamis), mais en raison de l’absencetotale de sentiments qu’éprouventtous les protagonistes. Là se trou-ve le véritable nœud de l’abjec-tion.

    Pas un seul des personnages nesemble éprouver plus que de lapeur ou de la cupidité, dans cetteatmosphère où les machines (et lavoiture en particulier) semblentplus importantes que la vie deshommes. Où le regard des

    citoyens ne cesse de diverger,pour éviter ce qu’ils ne peuventpas voir en face : « S’il vous plaît,changeons encore une fois desujet », supplie la fiancée de Joa-quin, le narrateur, au cours d’unrepas familial.

    « Avant que le livre ne soit publié,je pensais être allé trop loin, déclare

    l’auteur. Maintenant, je crois que jene suis pas allé assez loin… Noussommes dans une sorte d’anarchie,gérée par les plus puissants. »

    Pourquoi, dans ces conditions,rester dans le pays ? Rodrigo ReyRosa, qui a longtemps vécuailleurs (aux Etats-Unis, au Maroc)ne souhaiterait-il pas s’éloignerd’un endroit si malade, où sa pro-pre mère a été détenue pendantsix mois par des inconnus, dans lesannées 1990 ?

    « les livres n’inquiètent pas »« On devient accro à l’adrénali-

    ne, je dirais. Curieux de voir com-ment les choses se passent dans letemps et dans la réalité, sous vosyeux. Il y a beaucoup de choses àprendre, ici, pour un romancier. »Passées les phases d’incubation, sil’on peut dire, il s’éloigne pour écri-re, puis revient.

    « Ma propre sœur est une activis-te écologiste, pour laquelle j’ai beau-coup plus peur que pour moi, sourit-il. Si elle est encore là, est-ce que cene serait pas mal de ma part dem’en aller ? Et puis ici, vous savez,les livres n’inquiètent pas grandmonde : ils comptent si peu. »

    D’autant qu’ailleurs, dans despays plus calmes, il risquerait fortde s’ennuyer. C’est en tous cas cequ’il prétend, avec l’air mi-tristemi-moqueur de quelqu’un qui n’apas vraiment le choix. Ou qui nel’a plus.

    Raphaëlle Rérolle

    Chevauchée fantastique dans l’Islande enneigéeUn texte fondamental de l’âge d’or de la civilisation islandaise médiévale

    ZOOMa BÊTE A CROQUER, d’Hannah TintiCette Américaine de 33 ans a reçu, pour son pre-mier recueil de nouvelles, un accueil critiqueenthousiaste. On a évoqué, pour la noirceur, Patri-cia Highsmith, pour le style, Flannery O'Connor.Un héritage un peu lourd pour une débutante,mais pas dépourvu de pertinence. Ces onze contescruels, bizarres, souvent dérangeants tant l’animal– présent dans chaque texte – est un révélateur del'homme, sont de petits bijoux d’humour noir etune plongée effrayante dans la chaotique société

    contemporaine. Ceux, nombreux dit-on, qui ont désormais un serpentcomme animal de compagnie, devront éviter « Un amour de serpent »,où Fred, sans le savoir, finit par manger, frit, son adorable boa constric-tor colombien à queue rouge. En revanche, personne ne doit manquer« Doléances » et le cahier de revendications des girafes, concernant, pré-cisent-elles, « l’agrandissement de notre enclos, la diversification de notrerégime alimentaire et l'application de la loi 76865, code E, sur le respect dela vie privée ». Dans ce jeu ambigu entre l'animal et l'être humain, Han-nah Tinti démontre une maîtrise exceptionnelle et apparaît, dès soncoup d'essai, comme une virtuose. Jo. S.Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Claire Céra,Gallimard, « Du monde entier », 200 p., 17,50 ¤.

    a PATAGONIE, de Nick RedingOn pense que les gauchos descendent d’un petit groupe oublié par lesconquistadores, avec quelques vaches et quelques chevaux, sur les côtesde la Plata au XVIe siècle. Isolés pendant deux siècles, ils ont développéune culture fondée sur l’espace, la viande et le cuir, et tenu leur placedans l’histoire et la littérature argentines. Certains passèrent au Chili, oùl’auteur rencontre leurs descendants. Il raconte son séjour chez un cou-ple de vachers au fin fond de la Patagonie. Son regard est juste : sous laviolence, le pisco et la présence obsessionnelle du Malin, il détecte ladétresse d’individualistes condamnés par le progrès. J. Sn.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Girard, Albin Michel,350 p., 20,90 ¤.

    a ANNIE DUNNE, de Sebastian BarryAnnie Dunne, c’est d’abord une voix pleine desaveurs, de douceur, de poésie, qui conte les petitsriens de la vie dans la ferme où vivent, de peu,Annie et sa cousine Sarah. A l’abord de l’été, lesdeux femmes seules et vieillissantes s’apprêtent àaccueillir la petite-nièce et le petit-neveu d’Annie.L’arrivée de ces citadins, mais aussi les visites régu-lières de Billy Kerr, homme à tout faire de Kelsha,qui aimerait épouser Sarah, vont peu à peu ébran-ler le fragile équilibre instauré entre les deux amies.

    Pleine de bonté et d’amertume (bossue, elle fut rejetée par les siens)mais aussi de peur, Annie s’accroche à un monde qui n’existe plus. Al’image de cette région rurale du sud de l’Irlande des années 1950 aux pri-ses avec la modernité. A travers cette histoire d’amour et d’amitié, et lescombats d’Annie Dunne pour sauver ce qui reste d’un monde perdu,Sebastian Barry, qui est aussi dramaturge, dessine avec finesse et ennuances un portrait des plus attachants. A travers aussi une voix boule-versante qui résonne en nous bien au-delà de la lecture. Ch. R.Traduit de l’anglais (Irlande) par Florence Lévy-Paolini, éd. Joëlle Losfeld,248 p., 22,50 ¤.

    a FEMME EN COSTUME DE BATAILLE, d’Antonio Benitez RojoVoici le premier roman traduit en français de l’écrivain cubain AntonioBenitez Rojo, mort en janvier aux Etats-Unis. Ambitieuse fresque histori-que dans la veine des ouvrages d’Alejo Carpentier, ces quelque cinqcents pages romancent la vie d’une jeune femme chirurgien, HenrietteFaber, qui exerça en habits d’homme son métier et ses charmes dansl’Europe révolutionnaire puis bonapartiste. Passions, cavalcades, trahi-sons : Benitez Rojo utilise franchement les ressources romanesquesd’une biographie hors du commun, sans sacrifier la précision historiqueni narrative. De là vient la réussite des meilleures scènes, inspirées parles débâcles napoléoniennes, de la retraite de Russie à Waterloo. Encomparaison, Louves de mer, de sa compatriote Zoé Valdes (Gallimard,2005), récent roman historique où des demoiselles usent aussi du sabreet du déguisement masculin, fait bien pâle figure. F. DtTraduit de l’espagnol (Cuba) par Anne Proenza. Le Cherche-Midi, 506 p., 22 ¤.

    a LE CŒUR-CHIEN, de Breyten BreytenbachAprès ses romans du temps de l’apartheid, situésen prison (Confession véridique d’un terroriste albi-nos, Stock, 1984), Breyten Breytenbach élargit sonchamp de vision. L’ancien détenu des prisons sud-africaines, l’ancien exilé en France est retourné surles traces de son enfance, dans la région afrikanerproche du Cap. Il décrit ce monde besogneux, cespersonnages grandioses et butés, ces villages ras-semblés autour de l’église. Là, les paysans originai-res des Pays-Bas et d’Europe, peinent à dompterune nature qui les dépasse. Breytenbach, écrivainapaisé issu d’une histoire violente, ne cherche ni à

    condamner ni à absoudre. Il relate simplement les vies de ces colons sûrsde leur droit, ignorants du pays et de ses habitants, se considérant com-me naturellement supérieurs aux Noirs. C. BaTraduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Jean Guiloineau, Actes Sud,328 p., 22 ¤.

    a LES ANGES NE REVIENDRONT PAS, de Firouz Nadji-GhazviniUne nuit d’amour, une belle endormie : à ses côtés, repose le narrateur,Kamran. Il sait qu’elle va partir à l’étranger, fuir l’Iran en proie à la Révo-lution islamique. Combien de fois va-t-elle encore lui apparaître en chairou en songe, avant le vrai départ ? Dans Téhéran livrée aux mollahs, cha-que jour apporte son lot de nouvelles si sombres que Kamran se recro-queville, s’absente, s’invente des échappées. Au fil des pages, FirouzNadji-Ghazvini, écrivain et photographe iranien exilé en France, livreune succession d’images précises – les théâtres, les cafés, l’aéroport –qui, à l’instar de la femme aimée, sont amenées à disparaître. C. BaTraduit du persan par Alexandre Carin, Denoël, 120 p., 17 ¤.

    a FAMILLE, TRACAS & CIE, de Laurie ColwinJuive new-yorkaise, Jane Louise vient d’épouser le doux Teddy, chimisteissu d’une vaste famille de la bourgeoisie de Nouvelle-Angleterre. Grâceà ce mari et à un travail qu’elle aime (elle est illustratrice dans l’édition),cette quadragénaire un peu bohème semble approcher du bonheur.Mais voilà, comme à chaque fois chez Colwin, il ne suffit pas de s’en sai-sir pour que tout aille bien. Au contraire. C’est là, dans cette incapacité àle savourer tout simplement, que s’éveille une foule de questions : com-ment être une épouse parfaite quand rôde près de vous un collègue cer-tes séduisant mais obsédé sexuel ? Comment être une mère parfaite lors-que voici la quarantaine ? Comment fonder une famille quand la siennen’offre pas le modèle idéal ? Même si l’on retrouve l’humour détonantde Comment se dire adieu ? (Autrement, 2002), c’est avec un petit pince-ment au cœur que l’on referme ce roman posthume (Laurie Colwin estmorte en 1992) proposé par les éditions Autrement, avant un ultimerecueil de nouvelles et un livre de recettes. Ch. R.Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Berton, Autrement, 252 p., 19 ¤.

    Rodrigo Rey Rosa en 2000

    L es Islandais du XIIIe siècle,

    qui écrivaient les grandessagas classiques, telles que la

    Saga d’Egill ou la Saga des gens duVal-au-Saumon, sur les événe-ments du passé, étaient aussi lesspectateurs (voire les participantsdirects) d’événements particulière-ment dramatiques de leur propreprésent. L’équilibre entre de nom-breux petits chefs locaux, qui avaitcaractérisé la vie en Islande pen-

    dant plusieurs siècles et assuré tantbien que mal la paix civile, com-mença en effet à se rompre aucours de la seconde moitié duXIIe siècle : peu à peu le pouvoir seconcentrait entre les mains de cinqou six familles, qui soumettaientles autres chefs et s’installaient enmaîtresses dans des régions éten-dues. Puis de nouveaux appétitss’éveillèrent et, au fur et à mesureque le XIIIe siècle avançait, ces

    familles entrèrent en compétitionpour dominer le pays entier.

    De plus en plus violente, cettelutte pour le pouvoir aboutit à uneguerre civile, dont les épisodes lesplus marquants furent la « batailled’Örlygsstadir » en 1238, la« bataille du Golfe » (bataille nava-le) en 1244, et la « bataille deHaugsnes » en 1246. Finalement,les grandes familles furent toutesdécimées dans ces luttes fratrici-des, et ce fut le roi de Norvège,Hákon le Vieux, qui ramassa lamise en 1262.

    Il aurait été étonnant que les écri-vains si prolifiques du XIIIe siècleaient négligé ces événements, et,de fait, ils ne les négligeaient pas.Bien au contraire, ils écrivaient de

    nombreux textes sur l’his-toire de leur propre tempssous forme de diverses sor-

    tes de sagas. A l’exception d’unseul, ces textes n’ont pas étéconservés sous leur forme originel-le. Mais tout au début du XIVe siè-cle, un Islandais anonyme entre-prit de les rassembler en une seuleœuvre pour en faire une histoireglobale d’Islande, racontée, dans lamesure du possible, de façon chro-nologique depuis le milieu duXIIe siècle environ jusqu’en 1264.

    Pour ce faire, il fit un montage

    plus ou moins habile des différentstextes, les abrégeant et les amalga-mant éventuellement selon lesbesoins de l’histoire qu’il voulaitcomposer. Le résultat de ce travailfut l’œuvre immense que la tradi-tion a appelé la Saga des Sturlun-gar, d’après l’une de ces famillesqui se trouvaient au milieu du tour-billon, celle qui dominait certaine-ment le siècle du point de vue intel-lectuel.

    détails et sommetsS’il s’agit incontestablement du

    texte fondamental de l’âge d’or dela civilisation islandaise médiévale,ce n’est pas une œuvre facile. Onest loin de la clarté des grandessagas des Islandais, car tout est vude très près. Si les auteurs ne sontpas en train de décrire des événe-ments auxquels ils ont participéeux-mêmes, ce qui est très souventle cas, ils prennent soin d’interro-ger des témoins oculaires, et par-fois même ils consultent des docu-ments écrits. Tout cela a donc don-né une évocation fouillée, bourréede détails et de noms propres,mais souvent haute en couleur.

    Certaines précisions peuventparaître insignifiantes, tels lesnoms de tous les participantsd’une expédition guerrière. Mais

    en scrutant ces détails on voit par-fois apparaître d’autres histoiresou de nouvelles énigmes en filigra-ne. En Islande aujourd’hui il existemême des cercles d’étude de laSaga des Sturlungar ; leurs mem-bres se réunissent pour examinerle texte à la loupe et pour organi-ser des excursions sur le théâtredes grands événements. A traverstous ces détails, le récit atteint par-fois des sommets tragiques qui necèdent en rien aux plus grandesdes sagas classiques. On pourraitciter les récits des grandes bataillesdéjà nommées, ou encore l’halluci-nante histoire, tout à fait digned’un western, de la chevauchéeéchevelée de Thordur Kakali et deses hommes, poursuivis par leursennemis, à travers l’Islande del’Ouest enneigée.

    La traduction que Régis Boyeroffre aujourd’hui dans sa collec-tion « Les Classiques du Nord » estun tour de force. Réalisée à partirde la plus récente édition du texteislandais (1988), elle est accompa-gnée de notes et de tables généalo-giques (un peu simplifiées, heureu-sement, pour le lecteur français),et chacun des textes comporte unenotice particulière. Le seul regretqu’on peut avoir est l’absence decartes géographiques.

    Face à la violence du GuatemalaLes personnages de Rodrigo Rey Rosa semblent livrés à la peur et à la cupidité. L’auteur en parle avecun ton très spécial, fait de lucidité, d’un apparent détachement et d’une horreur partout sous-jacente

    RODRIGO REY ROSA

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    LITTÉRATURES

    a Einar Már Jónsson

    LA SAGA DES STURLUNGARTraduite de l'islandais ancien,présentée et annotéepar Régis Boyer,Les Belles Lettres,« Les Classiques duNord/Racines », 800 p., 40 ¤.

    PIERRES ENCHANTÉES(Piedras encantadas)de Rodrigo Rey Rosa.Traduit de l'espagnol(Guatemala) par AndréGabastou.Gallimard, « Du monde entier »,132 p., 15 ¤.

    Issu d’une famille italo-guatémaltèque, Rodrigo Rey Rosa a quittéson pays et ses études de médecine en 1979, pour les Etats-Unis. Ins-crit dans une école de cinéma, il a suivi à Tanger un atelier d’écrituredirigé par le romancier Paul Bowles, dont il est devenu l’ami.

    Paul Bowles, qui l’a encouragé à écrire, a aussi traduit en anglaisses premiers ouvrages, notamment Le Couteau du mendiant (éd.Antoine Soriano). Rodrigo Rey Rosa est l’auteur, entre autres, de L’An-ge boiteux et du Silence des eaux, tous deux parus chez Gallimard.

    IV/LE MONDE/VENDREDI 3 JUIN 2005

  • L es amateurs de littératureanglo-saxonne, faute d’avoirun niveau suffisant, n’osentpas toujours s’aventurer dans la lec-ture d’ouvrages en version origina-le. Michel Marcheteau, MichelSavio et Jean-Pierre Berman, untrio d’anglicistes qui se consacre àl’apprentissage des langues depuisprès de cinquante ans, vient decréer pour eux une collection auprincipe nouveau : chaque œuvrelittéraire est proposée à la fois, enversion intégrale, sur support pa-pier et en version sonore sur un CD.En fonction de son niveau, le lec-teur-auditeur est invité à alternerécoute du disque et lecture du livre.

    Depuis mars, quatre « monolin-gues », composés de nouvelles de

    Dashiell Hammett, John Fante, Ste-phen King, Bret Easton Ellis, sontvenus enrichir les rayons languesdes librairies. « Nous en avons lu despaquets et des paquets », raconteMichel Marcheteau, assis dans lebureau de « Langues pour tous »,sa « petite entreprise » de l’avenued’Italie, à Paris, avec à ses pieds uncarton rempli d’ouvrages dont il ademandé les droits. « Cela m’aremis en forme intellectuellement »,explique ce sexagénaire malicieux.

    L’idée était de dénicher des nou-velles de 25 à 30 pages d’auteurscontemporains et connus d’un lar-ge public – leur cible – capables detenir sur un format CD de 72 minu-tes. Pour en faciliter l’utilisation, lesmorceaux de chaque CD correspon-

    dent aux chapitres du livre. Et, com-me les membres de ce trio, à lacuriosité toujours vive, sontconvaincus que l’apprentissage deslangues passe surtout par unemeilleure compréhension de l’autreet de sa culture, ils ont enrichi leurs« monolingues » de notes en fran-çais, de conseils de navigation, d’unlexique, de biographies et bibliogra-phies, voire (pour Dashiell Ham-mett) d’une filmographie. « Il étaitimportant que l’aspect culturel et litté-raire soit mis en avant plutôt que l’as-pect apprentissage de base de la lan-gue », résume Michel Marcheteau.

    Ces « monolingues » s’adressent« à toute personne voulant savoir cequ’est l’américain ou l’anglais parléd’aujourd’hui », reprend cet agrégé

    d’anglais. Le trio a fait appel à desvoix, pour la plupart de comédiens,capables de restituer la variété desaccents. « Pour chacun des“monolingues”, ajoute Jean-PierreBerman, il y a un accent bien typé enliaison avec le texte. » Et plus seule-ment l’accent de Cambridge oud’Oxford généralement enseigné.« L’accent du type qui a enregistréCreeping Siamese fait penser à celuique l’on entend dans les films noirsdes années 1950-1960. Pour du Ham-mett, c’est épatant », s’enthousias-me Jean-Pierre Berman.

    Pour les inventeurs de la collec-tion, l’anglais se prête bien à l’asso-ciation livre-CD : « L’anglais est unelangue accentuelle, donc musicale.Vous avez des gens qui fonctionnent

    avec l’œil, d’autres avec les oreilles.Le fait d’entendre un mot suffit à cer-tains pour le graver en mémoire. Il y adonc un apprentissage du vocabulai-re par le son qui, chez certaines per-sonnes, fonctionne mieux que parl’écrit. Ça aussi, c’est à mettre à l’ac-quis de ces méthodes », constateMichel Marcheteau. Il s’affirme sûrde tenir là un produit intelligent, uti-le et agréable : « Si nous avions euces outils-là quand nous faisions nosétudes d’anglais, cela nous aurait drô-lement facilité la tâche ! » « Quandon a lu quelques “monolingues”, sou-ligne-t-il, que l’on s’est fait un voca-bulaire et un peu l’oreille, on peutvraiment accéder sans filet à la littéra-ture anglo-saxonne. »

    Catarina Mercuri

    e Letters from L. A., de Bret EastonEllis, 112 p., + 1 CD, 14,50 ¤ ; WordProcessor of the Gods, de StephenKing, 112 p., + 1 CD, 14,50 ¤ ; TheCreeping Siamese, de Dashiell Ham-mett, 112 p., + 1 CD, 14,50 ¤ ; The BigHunger, de John Fante, 64 p., + 1 CD,14,50 ¤.

    E n 1980, Cuba fut l’une despremières destinations de lacollection « Domaine étran-ger » de 10/18, avec Notre agent àLa Havane, de Graham Greene.Vingt-cinq ans après, 300 auteurset 800 titres ont suivi, berçant ousecouant des adolescences, tels lesouvrages crus de John Fante, leromantisme de Somerset Mau-gham, ou encore Jim Harrison, Ita-lo Calvino, Toni Morrison etKazuo Ishiguro, le choc de laConjuration des imbéciles, de Ken-nedy O’Toole.

    « Domaine étranger » est né ausein de 10/18, créé en 1962 sousl’égide de Paul Chanterelle etMichel-Claude Jalard. Le champde la maison s’étend alors de laphilosophie (elle publie Descarteset Nietzsche…), à l’histoire en pas-sant par la fiction française. Tom-bée en sommeil, 10/18 est repris,en 1968, par Christian Bourgois,qui vient de créer les éditions quiportent son nom, et Dominiquede Roux, qui ne fera que passer :« Nous voulions sauver la marque,raconte Christian Bourgois. J’aisoldé à Gibert le fonds d’alors pouravoir de l’argent. »

    Des titres de Julliard (qui appar-tient comme Bourgois au groupedes Presses de la Cité) sont repris.Dans le sillage de Mai 68,

    10/18 publie, en littérature, BorisVian, Arrabal, et Sade (pour la pre-mière fois en poche), en scienceshumaines, Cornelius Castoriadis,Jean-François Lyotard ou les collo-ques de Cerisy. Et, déjà, elle explo-re le domaine étranger en propo-sant des œuvres de Robert-LouisStevenson ou de Jack London.

    Les éditeurs ? Une petite équipede proches qui travaillent, impro-visent parfois, autour de ChristianBourgois et de sa femme Domini-que. L’éditeur se rappelle la bouta-de qui primait dans les couloirs,une phrase apocryphe ou non deJacques Prévert qui disait « Il vautmieux avoir fait 10/18 que 14/18 »…

    diversité éditorialeEn 1980, Jean-Claude Zylbers-

    tein vient trouver Christian Bour-gois. Il a le désir de rééditer desromans étrangers devenus introu-vables, une collection de collec-tionneur ou de chineur, en quel-que sorte : « J’estimais que la litté-rature française était trop plate »,raconte aujourd’hui le directeurde collection de 10/18. Il a déjà tra-vaillé chez Julliard où il a faitpublier Levi, Calvino ou Nabokov.« Je me rendais compte, en piétonde librairie, que de nombreux livresavaient disparu. A l’époque, lestitres avaient été abandonnés par

    les éditeurs. Les agents littérairesm’ont vu arriver avec bonheur par-ce que je venais chercher des titresqui paraissaient poussiéreux… Aufur et à mesure, les prix ont augmen-té. »

    Christian Bourgois se souvientd’une belle effervescence : « Nousavons réexploité les collections“Feux croisés” de Plon et“Pavillons” de Laffont et nous avonsfait systématiquement basculer lestraductions de Christian Bourgois. »La collection reçoit très vite un suc-cès d’estime.

    En 1983, la série « Grands détec-tives » propose des auteurs com-me Van Gulik, Ellis Peters, LilianJackson Braun ou réédite DashiellHammett : « C’est un couple, esti-me Jean-Claude Zylberstein. C’estla même philosophie qui a conduità cette collection : republier destitres morts au champ d’honneur,abandonnés par les éditeurs. »

    Christian Bourgois a quitté10/18 en 1992. La collection appar-tient aujourd’hui à Univers Poche(groupe Editis). « Nous avonsaujourd’hui une organisation oùchaque maison d’édition a un posi-tionnement particulier, expliqueJean-Claude Dubost, PDG d’Uni-vers poche. Nous avons les pochespopulaires avec Fleuve noir, les best-sellers avec Pocket. 10/18 offre un

    univers littéraire avec notamment“Domaine étranger” et “Grandsdétectives”. Toute chose a sa place,se trouve dans une logique de déve-loppement et profite des bénéficesd’Univers poche. Je veille à ce que10/18 reste 10/18. Nous sommes leshéritiers d’une maison qui a unstyle. »

    nouvelles lignes éditorialesLa collection fête son vingt-cin-

    quième anniversaire dans un mar-ché devenu bien plus concurren-

    tiel : « Nous continuons à explorerles archives de la littérature contem-poraine, explique EmmanuelleHeurtebize, directrice littéraire de10/18. Nous n’avons pas une politi-que de best-seller, nous publionsdes auteurs à succès mais nous pro-posons aussi des ouvrages qui nesont pas des livres faciles. Nous pou-vons aussi prendre des risques. Sansle succès de Lucia Etxebarria, parexemple, nous ne pourrions paspublier Carlos Liscano. »

    Il existe une logique de groupe

    mais avec une grande ouverture,indique-t-elle. « Nous publions desouvrages de Belfond, Plon ou Laf-font mais il n’y a pas d’obligationd’achat. Il n’y a pas une pratiqueverticale comme cela s’opère auxEtats-Unis. »

    La célébration de ce quart de siè-cle court sur 2005 avec des réédi-tions et de nouvelles ligneséditoriales. 10/18 a lancé dans« Domaine étranger » la série« Aventures humaines », desrécits de vie ou des autobiogra-phies. 4 à 5 titres seront publiéspar an. « Domaine étranger » pro-posera une ligne de fiction noireen rééditant, par exemple, Ameri-can Psycho, de Bret Easton Ellis.Publié en 1991, ce voyage terri-fiant dans la vie d’un golden boyserial killer a été l’une des destina-tions les plus marquantes de la col-lection.

    B. M.

    O n sait la vogue éditoriale desbiographies. Attention à nepas y assimiler les titres dela collection que proposent conjoin-tement Bayard et la Bibliothèquenationale de France, puisqu’il s’agit,avec ces « Grands hommes d’Etat »,des textes, repris de conférencesque la BNF et la revue L’Histoire pro-gramment depuis 2002. Le genremême en fait un exercice vif et syn-thétique, personnel parfois – il fautlire la belle ouverture du Pierre Men-dès France de Michel Winock, qui,en émule de Perec, se souvient dujour de février 1955, où, lycéen, lachute du président du Conseil l’indi-gna. Outre le livre de Michel Winocket les nouveaux portraits qu’HélèneCarrère d’Encausse et Jean Lacoutu-re livrent de Catherine II et de GamalAbdel Nasser (chacun signa unecopieuse biographie de son sujet,respectivement en 2002 et 1971),Mona Ozouf livre un passionnantJules Ferry (72 p., 9 ¤).

    Jules Ferry (1832-1893) : un grandnom, présent dans les rues et sur lesbâtiments officiels, qui ne dit rien del’homme, guère plus de l’envergurede son projet intellectuel : en inflé-chissant l’idée de liberté, d’un droitpur à un pouvoir, une capacité àdévelopper les facultés du citoyen, ilfonde réellement un idéal républi-cain ouvert et émancipateur.

    De la plume aiguë, concise et élé-gante qu’on lui connaît, MonaOzouf dégage les lignes de forced’une pensée et d’une action dont lapostérité garde une mémoire vive,

    presque unanimement admise. Unparadoxe pour cet homme politiqueimpopulaire – « Ferry-la-famine »dans le Paris de 1870 assiégé par lesPrussiens, « Ferry-sans-Dieu » et« Ferry-Tonkin » à l’heure de l’exerci-ce ministériel –, dont l’accession à laprésidence du Sénat, quelquessemaines avant sa disparition, nerachète pas son échec à atteindrel’Elysée, six ans plus tôt.

    En campant la génération sacri-fiée qui fut la sienne, puisque lesespoirs de février 1848 s’abîmentdès le traumatisme de juin, avant lecoup de grâce du 2 décembre 1851,Mona Ozouf montre le chemine-ment d’une pensée républicaine par-tagée entre le goût pour la liberté etla défiance envers toute forme deterrorisme d’Etat. Lecteur de Qui-net, cet admirateur de 1789 évite lesamalgames et pointe la vraie faillitede la Convention – la défaite de lareprésentation nationale devant laforce de la rue le 31 mai 1793, préala-ble aux errements des Robespierreet autres Bonaparte – et ouvre lavoie d’une pédagogie capable d’an-crer dans la durée l’idéal républi-cain. L’Instruction publique donc,dont il fixe les piliers (gratuité, obli-gation, laïcité surtout), fondantl’« âme nationale » sur la moralecivique et l’histoire de France,ciments seuls capables de contenirle goût des Français pour la division.

    Un message que la mémoire de1905 comme les ruptures de l’heureappellent à reconsidérer.

    Ph.-J. C.

    Des nouvelles en anglais pour lecteurs françaisPocket crée une collection de textes brefs, vendus à la fois sur papier et en version audio sur CD, avec une diversité d’accents

    d.r.

    Vingt-cinq années de couvertures :de gauche à droite et de hauten bas, « Eclair de chaleur »,de P. G. Wodehouse, « Mon chienStupide », de John Fante, « Toutesles familles sont psychotiques »,de Douglas Coupland, « Dalva »,de Jim Harrison, « Le Samaritain »,de Richard Price, et « Le Rapporteuret autres récits », de Carlos Liscano

    Ferry, héros modéréBayard met en avant les « grands hommes d’Etat »

    25 ans autour du mondeLa collection « Domaine étranger » de 10/18

    fête un quart de siècle d’exploration dans la littérature étrangère

    LIVRES DE POCHE ÉDITION

    à nos lecteurs

    La liste des parutions des livresau format poche du mois dejuin est disponible sur le sitewww.lemonde.fr/livres : cliquersur pratique, ensuite Livres etdans Catalogue cliquer surLivraisons poches.

    LE MONDE/VENDREDI 3 JUIN 2005/V

  • B arrages, contrôles, menaces,tortures, viols, massacres. Cefut le lot de plusieurs millionsde Rwandais, Tutsis ou Hutus modé-rés, pendant cent jours, d’avril àjuillet 1994. Le quatrième génocidedu XXe siècle s’est soldé par plusd’un million de morts (90 % de Tut-sis), tués de manière atroce par lesmilices Interahamwe, par les esca-drons de la mort de l’armée, pard’anciens voisins ou amis hutus…

    La réalisatrice Cécile Grenier aséjourné six mois au Rwanda, petitpays surpeuplé et compliqué, autre-fois baptisé « la Suisse de l’Afri-

    que ». A partir de témoignagesrecueillis au « pays des mille colli-nes », avec Ralph au scénario et PatMasioni au dessin, elle a conçuRwanda 1994. Dans cette BD, elleraconte l’histoire de Mathilde et dedeux de ses enfants, Paul et Marie ;son troisième, un bébé né à la suited’un viol par un soldat français, aété sauvé par des amis français.

    Mathilde voit sa fillette déchiréepar le crochet d’une voisine, secache le long du fleuve Nyabaron-go, à la recherche de son petit Paulqu’elle a perdu. Près d’elle, lesHutus extrémistes chassent lesautres Tutsis, ces « serpents », ces« vipères ». Et les tuent à coups demachette, de pique, de perceuse,après les avoir fait longuement souf-frir. Ils les brûlent à l’essence, aussi.Derrière les miliciens et les civils

    hutus, il y a la « garde », les parasfrançais, la haine des radios hutusappelant au meurtre.

    Factuel et sans pathos, le récit deCécile Grenier ne cache rien : ildécrit, il dénonce, il crie. Le dessinréaliste de Pat Masioni n’est pas tou-jours parfait. Mais ces images et cesdialogues terribles donnent corpsaux témoignages tout aussi terri-bles lus dans Dans le nu de la vie, deJean Hatzfeld (Seuil), ou Survivan-tes, d’Esther Muyawayo et SouâdBelhaddad (L’Aube).

    Y.-M. L.

    e Les auteurs de Rwanda 1994 dédica-ceront leur album vendredi 3 juin, à18 h 30, à la librairie La Manœuvre,58, rue de La Roquette, 75011 Paris.Une dédicace en forme d’hommageamer.

    Blueberry mord la poussièreIl aura fallu dix ans à Jean Giraud pour achever, avec « Dust », le cycle

    de « Tombstone », une des plus riches aventures du lieutenant américain

    D ix ans pour arriver au bout decette histoire, c’est quandmême long. Dix ans à fairedes petits dessins, ça peut paraître unpeu futile ! » Au rez-de-chaussée deson atelier en travaux, qui jouxte lepavillon qu’il habite, dans une ruetranquille de Montrouge (Hauts-de-Seine), Jean Giraud, soixante-septans depuis le 8 mai, tourne lespages de Dust. Le cinquième – et der-nier – volume du « cycle de Tomb-stone » des aventures de Blueberrya paru fin mars. Il aura fallu dix ansà son auteur pour en venir à bout.Mais comme tout ce qui vient diver-tir avec qualité, cela n’en a rendu les« petits dessins » de Jean Giraudqu’un peu plus nécessaires.

    Le héros créé par Jean-MichelCharlier (scénariste morten juillet 1989) et par Jean Giraud(qui signe les albums de Blueberrydu nom de Gir) est, depuis son appa-rition en 1963 dans les pages del’hebdomadaire Pilote, l’un des suc-cès de la bande dessinée, au mêmetitre que Tintin, Astérix ou Spirou etFantasio. Son éditeur, Dargaud, aprévu une mise en place de200 000 exemplaires, plaçantainsi ce dernier avatar dela série (28 albums autotal !) dans le peloton detête de la BD. Pour les ama-teurs de l’ex-soldat sudis-te passé, par convic-tion antiesclavagiste,dans l’armée desTuniques bleues (nor-

    distes), en lutte contre les injusticeset spoliations que les conquérantsde l’Ouest font subir aux Indiens,Dust vient conclure brillammentl’une des aventures les plus richesde Mike Steve Blueberry.

    « J’ai mélangé deux scénarios,avec, en cours de route, une part d’im-provisation. Il y a beaucoup de chemi-nements parallèles. Des éléments quisont du pur western ; plusieurs histoi-res d’amour ; des figures qui représen-tent l’essor de la vie urbaine face auxultimes résistants que sont Geronimo,Blueberry ou les frères Earp. Il y a aus-si un personnage du tueur en série,qui relève de la “modernité” ; lui netue pas par nécessité comme dans latradition du Far West, mais par plai-sir. Et il y a tous ces allers et retoursdans le passé de Blueberry. »

    Le cycle de Tombstone est touf-fu, plein de rebondissements, avecde nombreux personnages secon-daires. Ils prennent parfois le passur celui de Blueberry, passif, pourcause de blessures, durant une bon-ne partie de l’histoire, mais par quipasse tout. La fiction, parfois ryth-mée d’effets humoristiques, est jux-taposée à des éléments historiques,comme le combat des frères Earpcontre la bande de Ma Clanton

    dans l’enceinte d’OK Corral, oul’existence de ces pasteursévangélistes qui prati-

    quaient la conversion etl’intégration forcée des« sauvages » dans despensionnats.

    Graphiquement,Giraud est arrivé àune osmose idéaleentre le dynamis-me réaliste de Gir,

    l’intensité urgente propre aux des-sins dans la série « Blueberry » et cesens du détail, la fluidité d’un traitplus mystique qui est la marque deMoebius, autre nom de plume deGiraud lorsqu’il aborde la science-fiction et l’onirisme.

    Ombres et lumières, cadres ser-rés, rendu exceptionnel des troisdimensions, Dust éblouit. Et tou-jours, dans ce cycle de cinq albumscomme dans d’autres, le souci de nepas s’enfermer dans un style tout engardant une cohésion. « J’aimecontinuer à surprendre. Blueberry atoujours évolué. En même temps queje progressais du point de vue dudessin, ce qui est logique, mais aussi àl’intérieur d’un même album. Acertains moments je me focalisais surle travail à la plume, sur des hachu-res ; à d’autres j’avais des envies depinceau, d’à-plat. Parfois, Moebiusprenait le dessus, puis c’était Gir. Jepense que dorénavant l’équilibre esttrouvé. »

    1843-1933En riant, Giraud admet qu’il lui

    reste à améliorer ses personnagesféminins. Qu’il s’agisse d’HarriettTucker, l’amour sudiste ; de KatieMarsh, l’institutrice de L’Homme àl’étoile d’argent (1969) ; de Chihua-hua Pearl, la presque épouse deBlueberry dans un cycle précédent(années 1970) ; de l’Indienne Chiniou de Dorée, piquante brunette quipourrait, à l’avenir, panser les pei-nes de cœur de Blueberry, ces jeu-nes femmes se transforment, à quel-ques pages d’intervalle. Il est vraique l’univers de Mike S. Blueberryest un monde d’hommes…

    « Dans un long texte introductif à

    Ballade pour un cercueil, paru en1974, Charlier imaginait la biogra-phie de Blueberry. Né le 30 octo-bre 1843 et mort à Chicago le5 décembre 1933, jour de l’abolitionde la prohibition. Il aurait rencontréButch Cassidy, Buffalo Bill, les frèresDalton, Crazy Horse, Sitting Bull…Ses amies s’appellent plutôt Calami-ty Jane. Charlier ne voyait pas Blue-berry dans la romance… sinonratée ! Mais son histoire avecChihuaha n’est probablement pasfinie. »

    N’aimant pas figer son personna-ge, Giraud n’hésite pas à le confier

    à d’autres. Il garde la maîtrise de lasérie centrale mais Colin Wilson ouMichel Blanc-Dumont ont donnéde l’envergure aux aventures de jeu-nesse de Blueberry, avec FrançoisCorteggiani. Une série de troisalbums a été dessinée par WilliamVance et terminée par Rouge. Il nes’agit pas de disciples – Giraud, quidébuta auprès de Joseph Gillain,n’a pas formé de successeurs com-me d’autres auteurs tels EdgarP. Jacobs – mais d’artistes avec leurstyle propre. « Le pire serait de for-mater Blueberry, comme la série télé-visée “Columbo”, où il y a une

    construction identique d’un épisodeà l’autre, où seul le coupable change.Je suis très heureux du Blueberryqu’a réalisé Jan Koonen en accen-tuant l’aspect initiatique. »

    Giraud est déjà en train de pen-ser à d’autres histoires qui pour-raient réintégrer les personnagesde Red Neck et McClure, à unecommande de l’éditeur américainDC Comics, à une exposition, à unprojet de jeu vidéo ou encore à undessin animé inspiré d’Arzach,une des créatures de son double,Moebius.

    Sylvain Siclier

    J eanne lit Cyrano de Bergeracsur l’Himalaya : la phrase pour-rait avoir été prononcée sur lesondes de Radio-Londres. C’est

    en réalité la description d’une desscènes du deuxième tome du Voldu corbeau, de Jean-Pierre Gibrat.

    Sur l’Himalaya, péniche réquisi-tionnée par la Wehrmacht enjuin 1944, la jeune héroïne, mem-bre du PCF clandestin, lit Jean Ros-tand pour tromper le temps, enattendant François, son amant,voleur de haute volée qui trafiquepour la Résistance mais surtoutpour lui-même, en ponctionnantles intermédiaires du marché noir.

    Pendant ce temps, il s’en passedes choses sur l’Himalaya ! Le sol-dat allemand de faction – un « mal-gré-nous » alsacien mais qui serévèle finalement assez peu antina-zi – tente de violer Jeanne aprèsl’avoir arrachée aux griffes de laMilice. Des Spitfire britanniquesattaquent la péniche…

    années sombresLa jeune résistante fait une visite

    éclair à Paris pour essayer de retrou-ver sa sœur Cécile. Dans une librai-rie, elle se sert des pages d’un livrecomme d’une boîte à lettres. Carpour brosser cette comédie demœurs, pétrie de trahisons politi-ques et amoureuses, Jean-PierreGibrat a joué les chroniqueurs atten-tifs et inspirés. Pas un détail ne man-que au décor, qu’il s’agisse des

    monuments urbains ou des canauxde Bourgogne, pas un bouton à unerobe, pas un fil à une écharpe ou unbonnet. Les dialogues eux-mêmessont estampillés années sombres :en 1944, les Boches sont des « cha-meaux » et les Français sont dans« la mouise ».

    Mais cette BD n’a rien d’unebluette. Certes, Jeanne et Cécilesont délicieusement dessinées à lapointe de la plume et du pinceau.Certes, le dessin et les coloris sontparfaits, le récit mené tambour bat-tant, avec émotions, rebondisse-ment violents et érotisme vapo-reux en sus. Mais l’horreur esttapie au creux du récit, avec sestraîtres et ses bourreaux, ses profi-teurs et ses planqués, ses trains etses barbelés.

    Y.-M. L.

    ZOOMa VENUS H. :ANJA, de JeanDufauxet RenaudL ’ a r g e n t ,l e p o u v o i r