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Deux sociologues piègent une revue pour dénoncer la « junk science » Le Monde.fr | 10.03.2015 à 17h28 • Mis à jour le 11.03.2015 à 15h53 | Par Benoît Floc'h (/journaliste/benoit-floch/) L’arme du crime est une revue, la scène, Internet. Dans le premier numéro de l’année de la revue de sociologie Sociétés, Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin publient, sous le pseudonyme Jean-Pierre Tremblay, un article (http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=SOC_126_0115) consacré à l’Autolib’, le service parisien de voitures en libre-service. Ce texte, fondé sur « une enquête de terrain approfondie, elle-même couplée à une phénoménologie herméneutique consistante », entend montrer que la voiture de Bolloré est « un indicateur privilégié d’une dynamique macrosociale sous-jacente : soit le passage d’une épistémê “moderne” à une épistémê “postmoderne” ». La formulation est savante. Il n’empêche : l’article est un faux grossier. Un canular. Lire aussi : L’Autolib’, révélatrice de la sociologie postmoderne (/sciences/article/2015/03/09/l-autolib-revelatrice-de-la-sociologie- postmoderne_4590078_1650684.html) C’est aussi une bombe atomique lâchée sur un bout de territoire de la sociologie. Dans un texte (http://zilsel.hypotheses.org/1713) posté sur Internet le 7 mars, après que Sociétés est sortie, les deux farceurs vendent la mèche. Leur but est de « secouer la sociologie de sa torpeur », en démontant de l’intérieur « la fumisterie de ce que nous appellerons le “maffesolisme” – c’est-à-dire, bien au-delà de la seule personnalité de Michel Maffesoli, le fondateur et directeur de la revue Sociétés , une certaine “sociologie interprétative/postmoderne” à vocation académique ». Ils s’en prennent également à « ces revues en toc sans éthique » qui « publient n’importe quoi ». Plus largement, le propos est de dénoncer la « junk science », non rigoureuse, désinvolte, voire bidonnée. Quant à Jean-Pierre Tremblay, il n’existe pas. « Données indigentes » Dans leur texte, ils décrivent longuement la manière dont ils s’y sont pris, s’étonnant encore que cette « somme de sottises » ait trouvé place dans « une Sous un pseudonyme, ils ont réussi à publier un article bourré de sottises sur l'Autolib' dans la revue « Sociétés » dont ils veulent démontrer la « fumisterie ». CHRISTOPHER /CC BY 2.0

Deux Sociologues Piègent Une Revue Pour Dénoncer La « Junk Science »

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  • Deux sociologues pigent une revuepour dnoncer la junk science Le Monde.fr | 10.03.2015 17h28 Mis jour le 11.03.2015 15h53 |Par Benot Floc'h (/journaliste/benoit-floch/)

    Larme du crime est une revue, la scne, Internet. Dans le premier numro delanne de la revue de sociologie Socits, Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martinpublient, sous le pseudonyme Jean-Pierre Tremblay, un article(http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=SOC_126_0115) consacr lAutolib, le serviceparisien de voitures en libre-service. Ce texte, fond sur une enqute de terrainapprofondie, elle-mme couple une phnomnologie hermneutiqueconsistante , entend montrer que la voiture de Bollor est un indicateurprivilgi dune dynamique macrosociale sous-jacente : soit le passage dunepistm moderne une pistm postmoderne . La formulation est savante.Il nempche : larticle est un faux grossier. Un canular.

    Lire aussi : LAutolib, rvlatrice de la sociologie postmoderne(/sciences/article/2015/03/09/l-autolib-revelatrice-de-la-sociologie-postmoderne_4590078_1650684.html)

    Cest aussi une bombe atomique lche sur un bout de territoire de la sociologie.Dans un texte (http://zilsel.hypotheses.org/1713) post sur Internet le 7 mars, aprs queSocits est sortie, les deux farceurs vendent la mche. Leur but est de secouer la sociologie de sa torpeur , en dmontant de lintrieur la fumisteriede ce que nous appellerons le maffesolisme cest--dire, bien au-del de laseule personnalit de Michel Maffesoli, le fondateur et directeur de la revueSocits, une certaine sociologie interprtative/postmoderne vocationacadmique . Ils sen prennent galement ces revues en toc sans thique qui publient nimporte quoi . Plus largement, le propos est de dnoncer la junkscience , non rigoureuse, dsinvolte, voire bidonne. Quant Jean-PierreTremblay, il nexiste pas.

    Donnes indigentes Dans leur texte, ils dcrivent longuement la manire dont ils sy sont pris,stonnant encore que cette somme de sottises ait trouv place dans une

    Sous un pseudonyme, ils ont russi publier un article bourr de sottises sur l'Autolib'dans la revue Socits dont ils veulent dmontrer la fumisterie . CHRISTOPHER /CCBY 2.0

  • revue qui (pro) clame sa scientificit . D enqute de terrain , Jean-PierreTremblay ne produit pas. Disons-le tout net, crivent ceux qui ont tenu la plume sa place : non, nous ne sommes jamais monts dans une Autolib, et navonsjamais prouv une seule seconde son pilotage. Les seules donnes que nousavons utilises sont indigentes.

    Labsence de transport par voie terrestre nempche pas les transports verbeux : A quatre, les voyageurs seront serrs, et tant mieux, crit Jean-Pierre Tremblay.Les corps se toucheront en une treinte passagre, ils feront corps dans cetterplique de luf primordial dtach de la matrice (la borne de rechargementlectrique), connecte/ reconnecter. Lintrpide M. Tremblay montre quelAutolib annonce une nouvelle technosocialit , et sinspire dun modlematernel : Ainsi la masculinit efface, corrige, dtourne mme de lAutolibpeut-elle (enfin !) laisser place une maternit oblongue non plus le phallus etlnergie sminale de la voiture de sport, mais lutrus accueillant de labri--Autolib.

    Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin ont amadou les membres de la revue deMichel Maffesoli en utilisant toutes les ficelles possibles. Comme pour toutpastiche, il sagit de faire la manire de : le texte tait gav de toutes lesrfrences bibliographiques qui flattent lidologie spontane du maffesolisme ,indiquent-ils. Dans la mme veine, les auteurs ne lsinent ni sur la mythologie nisur les mystrieux oxymores dispenss par le professeur . Ce qui ne lesempche pas dagrmenter leur texte de jeux de mots navrants et sans aucunsens et de photos grotesques .

    Le texte na suscit aucune valuation, aucunavis, stranglent les auteurs. Socits est unepassoire. Pourtant, reconnat MichelMaffesoli, professeur de luniversit Paris-Descartes la retraite, ce sont bien deuxprofesseurs duniversit qui ont relu le texte. Lun deux a mis un avis ngatif, confie-t-il auMonde. Le second a considr, par purengligence, que sil sagissait dun galimatias, lesujet ntait pas inintressant et pouvait passer.Cest une ngligence coupable. Cela montre

    que je nai pas t assez vigilant. Cest donc un autre collgue qui prendradornavant la main sur la revue. Et je prsenterai un petit mot dexcuse dans leprochain numro. Pour le reste, je suis serein.

    Le reste, cest videmment la charge lance contre la sociologie post-moderne . Publier une tude sans enqute ni preuve visait, dans lesprit desauteurs, dnoncer la mthode pour le moins cavalire avec laquelle M.Maffesoli et ses lves collectent les faits, mthode dont nous nous sommeslargement inspirs pour rdiger notre canular . Lide que lon puisse tirer desconclusions gnrales partir du vcu dune seule personne, pinglent MM.Quinon et Saint-Martin, heurte tous les prceptes des sciences humaines etsociales moins dadmettre, comme semble le faire M. Maffesoli et certains deses pigones, que ces dernires ne se distinguent en rien des conversations ducaf du commerce autour dun Ricard .

    M. Maffesoli rejette ces accusations. Depuis la thse [dElizabeth] Teissier,toutes les occasions sont bonnes pour mattaquer, soupire le professeur. Il sagitde collgues qui se vengent par jalousie, parce que je suis invit partout, parceque je suis publi et traduit La thse en question a t soutenue en 2001 sousla direction de Michel Maffesoli par lastrologue mdiatique Elizabeth Teissier. Elleavait provoqu une vive polmique dans le milieu universitaire.

    Zorro de la sociologie

    LE TEXTE NASUSCIT AUCUNEVALUATION,AUCUN AVIS,STRANGLENT LESAUTEURS.SOCITS EST UNEPASSOIRE.

  • Suivre

    Zorro de la sociologie Lun des membres de la revue, Stphane Hugon, considre, lui, quArnaud Saint-Martin cherche surtout un poste . A 40 ans, il nest toujours pas matre deconfrences, glisse-t-il. Cest le nud de laffaire. Il cherche un poste, unelgitimit. Lautorit, cest le pouvoir de dire : il ne la pas aujourdhui. Cest pourcela quil se montre en Zorro de la sociologie

    Assertion qui fait rire Arnaud Saint-Martin : Je suis chercheur au CNRS !, ragit-il. Jai dj un poste en CDI et je ne cherche pas devenir matre de confrences.Lenjeu nest pas celui-l. Il est de montrer linanit dun discours qui a uneaudience, dans les mdias notamment, mais aucune base scientifique. Cest delusurpation : il sagit de faire passer de la mauvaise philosophie pour de lasociologie Jespre que nous aurons provoqu un dbat salutaire sur lascientificit de la sociologie, une discipline encore considre comme passrieuse par certains.

    (/journaliste/benoit-floch/) Benot Floc'h (/journaliste/benoit-floch/) Journaliste au Monde