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DÉFENSE ET ILLUSTRATION DES RACES LATINES Au Docteur Roger André. Un jour que l'Impératrice des Français, née Mlle de Montijo, écoutait sagement son professeur d'histoire de France, elle entendit ces mots qui ne durent pas, je crois, trop la surprendre : « Il n'y a pas de sang latin dans notre sang. Nous ne sommes pas de race latine, mais^nous sommes d'esprit latin ». Sans doute la charmante élève dut se souvenir alors de beau- coup de choses entendues dans son enfance, que son maître, le grand historien français Fustel de Goulanges, se gardait de lui dire et que l'ami Mérimée n'avait pas soulignées : le désaccord accru entre deux peuples, leur confrontation dans la guerre napoléonienne qui avait mis à vif leurs disparités et ravivé les anciennes méfiances. En résumant et en clarifiant pour l'Impératrice l'histoire de sa nouvelle patrie, la France, le grand Fustel ne lui cita pas, je suppose, ces mots du cardinal de Richelieu : « Avoir Dieu et la Vierge en la bouche, la religion en apparence, un chapelet en la main et les seuls intérêts temporels au coeur est la première maxime d'Etat de leur nation superbe. » C'est injuste, nous le savons bien, et d'ailleurs nous n'avons jamais pris cette boutade au sérieux. Les nourrices de Mlle de Montijo ont dû lui parier avec un mélange de sympathie et d'horreur de ce peuple français que Napo- léon I er (devenu son oncle par alliance) avait trouvé si irréductible. Elle n'avait pas oublié les tantes à mantilles qui, en soupirant comme d'habitude : « Jésus, Marie et Joseph », s'arrêtaient avant de prononcer le troisième prénom. Elles ajoutaient alors « et le Père de Notre Seigneur », car le souverain imposé se nommait Joseph, et ce roi que Napoléon avait fabriqué pour l'Espagne, \V

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DÉFENSE ET ILLUSTRATION

DES RACES LATINES

Au Docteur Roger André.

Un jour que l'Impératrice des Français, née Mlle de Montijo, écoutait sagement son professeur d'histoire de France, elle entendit ces mots qui ne durent pas, je crois, trop la surprendre : « Il n'y a pas de sang latin dans notre sang. Nous ne sommes pas de race latine, mais^nous sommes d'esprit latin ».

Sans doute la charmante élève dut se souvenir alors de beau­coup de choses entendues dans son enfance, que son maître, le grand historien français Fustel de Goulanges, se gardait de lui dire et que l'ami Mérimée n'avait pas soulignées : le désaccord accru entre deux peuples, leur confrontation dans la guerre napoléonienne qui avait mis à vif leurs disparités et ravivé les anciennes méfiances. En résumant et en clarifiant pour l'Impératrice l'histoire de sa nouvelle patrie, la France, le grand Fustel ne lui cita pas, je suppose, ces mots du cardinal de Richelieu : « Avoir Dieu et la Vierge en la bouche, la religion en apparence, un chapelet en la main et les seuls intérêts temporels au cœur est la première maxime d'Etat de leur nation superbe. » C'est injuste, nous le savons bien, et d'ailleurs nous n'avons jamais pris cette boutade au sérieux.

Les nourrices de Mlle de Montijo ont dû lui parier avec un mélange de sympathie et d'horreur de ce peuple français que Napo­léon I e r (devenu son oncle par alliance) avait trouvé si irréductible. Elle n'avait pas oublié les tantes à mantilles qui, en soupirant comme d'habitude : « Jésus, Marie et Joseph », s'arrêtaient avant de prononcer le troisième prénom. Elles ajoutaient alors « et le Père de Notre Seigneur », car le souverain imposé se nommait Joseph, et ce roi que Napoléon avait fabriqué pour l'Espagne, \V

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ne fallait pas qu'une prière d'âmes simples pût par une erreur du ciel attirer le bonheur sur lui. intrus.

*

Fustel se refuse à croire que la France soit latine de sang, ce qui serait à prouver, mais il ne peut pas nier cette latinité dont elle est la figure de proue.

Latinité, ce mot qui excite les imbéciles, est plus qu'une réalité ethnographique, une parenté vivante, une affinité d'esprit ; c'est surtout une façon de concevoir le monde avec un fort pourcentage de passion intelligente, d'optimisme organisateur, d'amour primor­dial pour la beauté des formes, sous un soleil qui les dessine mieux qu'ailleurs. Un continent, ou du moins, toute une grande partie, du Mexique à la Terre de Feu, est venu le prouver au monde.

De même que Pascal donnait aux Juifs le rôle de témoins éternels du Christ, l'Amérique du Sud semble là pour témoigner que la latinité existe, si loin des rives qui la virent naître. La plus grande ville latine, après Paris, n'est pas Rome, ni Milan, ni Barcelone, mais Buenos-Aires. Conquérants espagnols, afflux d'émigrants italiens et portu-guais, idées françaises, tout cela est si emmêlé, si fondu, si viable qu'on discrimine mal l'apport d'un chacun dans l'amalgame tri­colore. Un Français, Jacques de Liniers, fut un des libérateurs de la ville où tout ce brouhaha de races fait déjà une musique plausible. A côté, à Montevideo, Garibaldi est comme chez lui. Cette latinité de notre Amérique peut même forcer son pigment sans perdre ses carats. Quand j'aidais le regretté Lucien Morpeau à publier une anthologie haïtienne et qu'il me parlait de l'afro-latin qu'il était — sans pouvoir très bien prononcer les r — je n'eus jamais comme Paul Morand l'imprudence de sourire. Cette poésie française, née dans l'île où les femmes ressemblent à la reine de Saba, avait les trou­vailles de Salomon, ainsi que la tiédeur charnelle de certains vers de Baudelaire.

Latinité, cela veut dire ce que nous dirons tout à l'heure, mais cela indique d'abord, hélas ! passion de bouder. Une jalousie très bien entretenue, il faut le constater, par les autres races, sépare tour à tour les fils de la Louve. Un jour de 1939, que mon col­lègue de Bruxelles, Eduardo Aunos, voulait me traîner à Madrid voir le Caudillo, pour un projet quichottesque, donc assez tentant.

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je lui répondis : « Dites à votre maître qu'il médite ceci, quand il s'en ira par la pensée vers le nord hyperboréen : « Si par une opéra­tion de l'esprit nous enlevions de l'Europe historique l'Espagne, le Portugal, la France, l'Italie et la Belgique, quel orphelinat serait le monde ! Tout a été créé, inventé, façonné, parachevé, conquis par ces nations latines. Oui, avec le mal et le bien, l'excellent et le pire, et non pas seulement dans l'ordre de la beauté où notre latinité reste inégalable, dans l'invention des plus beaux sourires de femmes et d'une sublimation de l'amour qui va des cours d'amour de Provence à Béatrice et Dulcinée, à l'amour conquérant, au don­juanisme. »

L'inventaire aurait ceci de passionnant et d'incongru que le domaine de l'action, l'énergie dont les races anglo-saxonnes et germaniques voudraient avoir l'apanage est au premier chef notre affaire : les faits historiques le prouvent. En écartant volontaire­ment tant de réussites dans l'art et dans la pensée, je ne veux me souvenir que de ce qui a été force, impulsion, élan, esprit d'aven­ture.

Inventaire assez disparate que je n'ai pas la place de faire ici. Peuvent y figurer la caravelle pour conquérir les mondes et l'avion de Léonard de Vinci pour réduire le ciel à sa merci, l'humanité saugrenue de Breughel, moins légendaire et naïve qu'on le pense, le canal de Suez qui modifie la structure physique du globe ; la militarisation de la foi, que le capitaine Loyola a fondée, les Croi­sades où ces damnés Latins s'épuisèrent à conquérir un tombeau, fondant avant le saint espagnol l'armée de Dieu ; l'écumage des mers dont les pirates normands ont créé la technique (les boucaniers, les frères de la Côte sont d'ailleurs une corporation du moyen âge réservée aux fort-à-bras) ; les dogmes dangereux de l'art de gou­verner, l'énergie politique qui va du Prince de Machiavel au Testa­ment de Richelieu et aux Dialogues philosophiques de Renan, dont a fait son profit l'élève Nietzsche. Napoléon enfin, cet enragé, cet arriviste, qui ébranla jusqu'à ses fondements le mondé et fit naître une littérature de l'amour stratégique dont Balzac et Stendhal sont les capitaines.

Etrange musée d'hommes à poigne qui auraient réduit le monde à leur merci s'ils avaient pu se mettre d'accord. Hélas ! un péché vivace est en nous, qui n'est peut-être qu'un retour de flamme. Je vois toujours ce grand Don MigueÀ de Unamuno, prononçant devant moi le terrible mot de Envidia qui d'après lui était lé fond

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du caractère espagnol» Cela se traduit mal par envie, car l'on y englobe la passion des femmes jalouses, la souffrance de la grandeur ou du bonheur d'autrui, la passion de détruire ceux qui ont gagné le championnat de la gloire. (

Ces trois sœurs immortelles, Gallia, Iberia, Rome, n'ont pas précisément le sentiment de la famille, et cela date de loin. Il faut avoir lu beaucoup délivres sur le siècle de Charles-Quint pour voir comment les joueurs latins de l'époque lui damaient le pion. C'était comme chez les Borgia, à qui tromperait mieux l'autre, et les mon-signori du pape n'étaient pas les moins habiles à rouler le roi très catholique, qui finit par faire un malheur et prendre Rome au nom de la foi même. Dès lors, dit-on, jamais cela n'a pu s'arranger conve­nablement. La France des Valois, plus maîtresse d'elle-même, qui semblait avoir acclimaté l'esprit de Machiavel comme elle appri­voisa Léonard de Vinci, devint par l'esprit de sagesse l'aînée de la famille. Les deux autres, Rome et l'Espagne, qui l'avaient pré­cédée dans la gloire universelle, ont eu souvent des colères de Cen-drillon. Tout est prétexte à élargir le ressentiment. Car si la France ouvre à son flanc avec la Révolution la plaie inguérissable, elle frappe en même temps son plus grand coup d'éclat. Les ultra-montains d'Espagne se moquent du siècle des lumières, de tout ce qui vient de ce suppôt de Satan. Une lettre de Voltaire, égarée dans ses papiers, suffit pour faire condamner par l'Inquisition de Madrid mon compatriote Olavide, qui, ayant gagné la confiance du comte de Aranda, était devenu le deuxième personnage d'Es­pagne. Tous ceux qui se passionnent pour la France, les afrance-sados ou francisés, comme on les nomme péjorativement, sont des suspects et presque des traîtres à une tradition nationale. Napoléon, bien entendu, aggrave les choses et son nom reste le parangon de l'odieuse brutalité. Quand il en vient à installer à Madrid son frère qui avait de beaux yeux et le désir de s'en servir, la colère populaire le nomme le Borgne. Goya pourtant nous a prouvé com­bien on peut être Français sans cesser d'être Espagnol.

Avec l'Italie les choses ne sont pas si ardues, car Garibaldi a mis le gilet d'Hernani et c'est à la France que la Péninsule doit son unité. Mais on a reproché à d'Annunzio de trop aimer la France et lui-même n'était pas toujours satisfait de ses Italiens. Lorsque,

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Regardez comme cette race d'esprits a adouci, amélioré le monde à tel point qu'elle est l'antibarbare par essence. Certes, et c'est peut-être son travers, une inquiétude est en elle qui la pousse à quitter son paradis, à faire, comme on l'a dit, de la bravoure française une fuite en avant. Est-ce le démon de la perfection qui la taraude ?

Comme elle rend harmonieux tout ce qu'elle touche ! La femme d'abord. La femme qu'elle idéalise, qu'elle divinise presque sous les traits de la Vierge Marie et des Saintes. Les tableaux sacrés sont peuplés de belles créatures dont le reflet du ciel ennoblit les visages et les corps terrestres. Béatrice, Laure, les héroïnes des romans chevaleresques sont la traduction littéraire de cet envoûtement par l'éternel féminin. Les fées mêmes, qui sont ailleurs des forces obscures et malfaisantes, disons le mot : des sorcières, ma race les ignore et ne connaît que des inspiratrices qui ordonnent à Jeanne d'Arc de sauver la patrie. Les historiens ne semblent pas d'accord pour discriminer si c'est l'Italie de Catherine de Médicis ou la France elle-même qui inventa le fard, mais j ' y vois cette tentative latine que Baudelaire exalta, d'améliorer l'œuvre de Dieu, de donner une chance de plaire et d'être heureuses à celles que la nature n'a pas comblées.

Regardez maintenant du côté des hommes, en commençant par ce type arbitraire et cruel qu'est, par sa nature même, le conquérant. En trouvez-vous de plus séduisant que César ? Elégant,

au balcon retentissant de son retour, les foules d'en bas hurlaient leur amour après le fameux discours du Quarto, un comte italien, que je ne peux nommer et qui se trouvait à côté du Comandante, m'a raconté à son propos une anecdote splendide. Entouré de bouquets de fleurs, d'Annunzio les jetait du balcon à la tête de ces délirants, en disant chaque fois à voix basse : « Imbéciles. » E t la traduction libre était celle-ci : « Pauvres écervelés, glèbe misérable de mon pays, dont l'estomac, comme j 'a i dit dans mon livre La Vierge aux Rochers, est gonflé de légumes, vous n'avez donc pas compris que le barbare vous guette, que le barbare est notre seul ennemi. » Il l'aurait redit, cette fois-ci, avec une colère grandie par l'événement.

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disert, bon vivant, homme de lettres, si vert que, la cinquantaine passée, il s'attarde à chérir Cléopâtre, si avancé dans l'art de plaire qu'après avoir conquis les patriciennes de Rome, il réussit de se faire aimer, adopter par ceux-là mêmes qu'il vient de vaincre. César devient français •— et les Romains le lui reprochent un peu — devient un de ces héros français dont il a le courage insouciant, la rapidité dans l'action, le désir de plaire et cet oubli des injures qui n'est pas le fait habituel des guerriers. Quelle dispensatrice de dons que cette race trop douée ! Les autres doivent apprendre à son école la modération, la politesse, les belles manières, la galan­terie, la passion de la beauté peinte ou vivante, tout ce qui rend le monde plus habitable et le contact des autres moins rude. La haine des moins doués en fut souvent, hélas ! la récompense.

Nous, les Latins, avons fourni au monde un type de noblesse de l'âme, de gentilhomme par l'esprit et non pas toujours par la nais­sance, qui comporte quantité de noms et quantité d'avatars, mais dont vous trouverez les traits essentiels dans les modèles aussi disparates que II Cortegiano de Castiglione, VAstrée d'Honoré d'Urfé, Le Héros et le Discret (El héroe y el discreto) de Gracian. C'est Vhonnête homme qui, selon les moralistes de France, corrige les aigreurs du Misanthrope par la bonhomie de La Fontaine. Notre Cervantes en fit un peu la caricature, mais quand celui-ci était déjà déplumé, vaincu. A travers l'Angleterre de Charles et de Buckingham, nous entrevoyons le type du gentleman copié sur le modèle des Latins. Cela se définit mal. C'est une tenue, une cour­toisie, une promptitude de l'âme qui juge et pèse le monde à sa juste mesure, un goût des choses élégantes aussi bien dans l'ordre de l'esprit que dans l'agencement de la vie quotidienne, une con­naissance des hommes qui les tient à distance sans les mépriser mais en se méfiant de le\ir rudesse native, — et la probité rigou­reuse envers soi-même qui n'exclut pas l'indulgence pour les autres. La mesure toujours, dans les sentiments autant que dans les ma­nières. La meilleure formule d'un tel équilibre moral se trouverait dans là consigne que l'empereur mourant donnait à Rome à ses intimes : Equanimitas.

Oui, mais aussi — contradiction vivante — quelle fougue ! Cette race latine est un réservoir d'enthousiasme, de grâce, de joyeuse conformité avec la vie. Comme elle apprit aux autres races que la vie vaut la peine d'être vécue ! On se demande si c'est le

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catholicisme qui rendit son génie conciliant ou si ce fut elle qui façonna le catholicisme à sa manière. Elle a le don des larmes, mais le don du sourire est sa plus remarquable conquête sur le malheur et la mort qui nous environnent. Ses. chefs-d'œuvre tonifiants corroborent la douceur du jour, même quand ils dégagent de l'amer­tume. Le roi d'Espagne qui, en regardant de sa fenêtre s'esclaffer un jeune homme, s'écria : « C'est un fou ou il est en train de lire Don Quichotte », formula sans le savoir un jugement des siens; il aurait pu dire quelque chose d'analogue sur la Célestine. Toutes les colères de la Divine Comédie ne nous feront pas oublier la ten­dresse de la Vita Nuova qui semble emprunter à quelque Annon­ciation de l'Angelico la couleur laiteuse des paysages et cette allé­gresse engourdie d'une citadine devant la descente de l'Ange. Vrai­ment on se moque de nous, quand on compare la Réforme de Luther avec la fièvre clairvoyante de Savonarole, l'ami de Botticelli. Et d'ailleurs saint François d'Assise, qui demandait à ses frères de toujours montrer un visage joyeux, corrobore cette douceur et l'ajoute à la passion du Florentin comme deux moments de la sym­phonie italienne. Notre civilisation est ce regard matinal sur le monde, cette allégresse qui pardonne ses tares, cette alouette qui monte en flèche dans l'aurore pour remercier le soleil de reparaître. Une telle consolation par la joie et le chant, je ne crois pas que le monde en ait suffisamment rendu grâces aux Latins qu'il mécon­naît... Gœthe s'effarouchait d'avoir trouvé un Italien qui jugeait inutile de se fatiguer à lire des livres et à méditer sur la vie, quand il est plus facile et plus reposant de vivre. Pédant génie, tu viens de trouver ton maître ! « Il est plus aisé, disait Richelieu, d'ajouter au courage, à la vaillance et à la courtoisie des Français, le flegme, la patience et la discipline que de donner aux nations flegmatiques le feu que la naissance ne leur donne pas ».

Etendons aux races latines cette remarque du grand maître de la politique française. Sans vouloir contrarier personne, soyons fiers de cette grâce sanctifiante, de cette colombe du Saint Esprit, qui s'est posée si souvent sur nous. Le mot de latin n'est pas si creux que le croient certains pédants. Un air de vivacité et de compréhen­sion aisée, de malice rapide, pour juger la vie d'un coup d'œil, rapproche les Latins à travers le monde. Leur sang va plus vite et leur cerveau n'a pas ce déclic des horloges anciennes avant de marquer l'heure, qui, comme à la cathédrale de Strasbourg, se fait longtemps attendre avant de sonner la sortie de son cortège paré.

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Un gamin de Paris, un lazzarone de Naples, un mendiant d'Espagne sont des experts psychologiques pour vous déshabiller l'âme et se moquer de vos lenteurs. O races puissantes que nous tâchons de comprendre et d'aimer, est-ce que vous arriverez jamais à nous comprendre ?

* *

C'était trop demander à la nature humaine que de pardonner de telles grandeurs. Venue des pays voisins, une vaste cabale s'éta­blit où la haine est fonction de l'envie. Nous sommes les victimes de la plus grande contrefaçon de l'histoire, de la plus sournoise entreprise de dénigrement que l'histoire ait connue, qui passe même celle contre les Juifs. Ecrite et divulguée par des ennemis du catholicisme, l'histoire moderne des races « papistes », les a mises au rang des intouchables de l'Inde. Elles qui ont apporté à l'humanité les plus grands bienfaits de la culture, elles sans qui le monde n'aurait pas de raison d'être et ne serait pas vivable, on a tout fait pour les rabaisser en dénaturant leur psychologie. Cela commence, bien entendu, par l'envie de l'Espagne impériale de Charles V qui domine l'Europe, draine tout l'or des Amériques et a failli pendre Luther. La calomnie est infatigable. Aventuriers fanatiques, inquisiteurs, moines paillards, papes monstrueux, reîtres faisant rôtir à petit feu les races conquises, sont les gros «premiers plans» de ce film de propagande édité et répandu par la haine. Pour mesurer une telle réaction, pour en toucher du doigt la réalité, cherchez-en les aspects dans les esprits sans dissimula­tion et sans culture, chez ces anciens pirates notant sur leurs livres de bord une aversion que le gin exaspérait. Ils voulaient la mort de ces idolâtres qui se permettent d'avoir de saints intercesseurs et qui ont intronisé une femme, donc un être inférieur, sur les autels. (La récente querelle sur le Dogme de l'Assomption en est l'écho, et ce n'est pas fini !) Les pirates de jadis étaient plus « directs ». D'un coup de sabre d'abordage, il faisaient sauter sur les côtes du Pacifique la tête de la Vierge Marie et dansaient par dérision une gigue frénétique avec les images saintes.

Parce que ces races latines ont hérité de la Grèce, le sens du repos harmonieux et de la paresse rêveuse au soleil, parce qu'elles sont sensibles jusqu'au bout des ongles à la beauté extérieure du monde, on les a caricaturées à plaisir. Puis on les a dites indolentes.

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Je finirai par aimer les Jésuites pour avoir mis de bonne heure un peu d'ordre dans tout cela. Sans eux je ne sais pas où nous en serions, nous Latins, car cette histoire incongrue des races a fini par nous faire douter de nous-mêmes.

Pas toujours. Voyez cet homme gisant, blessé au siège de Pam-pelune et qui ne pourra plus revêtir l'armure. La reconquête de l'Espagne étant faite, on aurait bien besoin de lui pour l'organiser. Mais on n'en a jamais fini avec un Espagnol. Hier encore, élégant gentilhomme, il paradait en costume vert pailleté dans les poti-nières de la ville et de la cour. Couché maintenant sur un lit de dou­leur, la mine défaite, il reçoit la visite allégorique de Saint Pierre : les deux images sont à Séville dans les tableaux de Valdes Leal. Eh bien ! ce contemporain de Luther, désormais inapte au service militaire, va commencer pour les races latines une sorte de recon­quête spirituelle. Ni mas, ni menos, ni plus, ni moins, comme il est écrit sur un funèbre tableau du même Valdes Leal. Don Ignacio de Loyola va lever une armée du Christ. Pourquoi pas ? La France a bien trouvé des soldats pour conquérir Jérusalem. Fondé par un guerrier, cet ordre se souviendra des règles de la stratégie ; mais il s'adaptera aux circonstances laïques du moment et sera souple comme un pelotari, son créateur étant basque. Puisque les races nordiques ont prôné le self-control, puisqu'elles ont exalté la volonté créatrice de Robinsoii Crusoë et l'action démoniaque de Faust, on va inaugurer la plus extraordinaire maîtrise de soi, la discipline jésuitique.

Les Allemands, dans leur lutte contre la Rome papale, disent détester toute hiérarchie, mais la gardent utilement dans leurs armées. Voici une autre armée, en soutane, obéissant jusqu'à la

incapables de volonté, sans moeurs. L'impulsion étant donnée, on a pu lire, dans certains romans étrangers, qu'elle était lâche et veule la race sans peur dont la furia dans l 'attaque était devenue néologisme international. De la France, qui venait de faire avec Napoléon au début du x i x e siècle, ses preuves de courage, on ne pouvait pas dire cela. Mais de cette étourdie, de cette velléitaire, de cette vicieuse, que pouvoir espérer ? Elle devait crouler comme les villes maudites...

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mort, et manœuvrant mieux que les soldats de Frédéric II . L'Es­pagne lui a infusé le sens de la domination universelle, acquis sur les chemins de bataille, et sa structure est guerrière, malgré la sou­plesse gantée que l'on nommera bientôt le jésuitisme. Comme ils nous ont défendus, ces soldats sans épée ! Les Jésuites n'auront pas de pire adversaire que le roi de Prusse, aidé, servi par Voltaire. Ce n'est pas sans raison qu'il a pris celui-ci pour chambellan spiri­tuel. Non que Frédéric II craigne beaucoup la superstition, comme il dit, car il la favorise dans les rues de Potsd-am, mais il voit loin. Toute l'Allemagne future est préfigurée en lui. Il s'amuse à écouter les balivernes de ces philosophes admis à souper avec les chiens, et moins importants que ceux-ci. On en fait ce qu'on veut puisque Voltaire célèbre en vers honteux la victoire des Prussiens sur les Welches. Pour Frédéric, il n'y a qu'un Dieu : la Force ; une seule haine, ces races voisines qui, sous le règne du Pape ou de Louis XIV, ont voulu l'accaparer à leur profit ; un seul amusement digne de l'homme supérieur qui s'ennuie, ce roulement de tambour qui pré­pare l'esclavage du monde à partir de ses propres soldats. La France a été mise, en échec à Rosbach ; le pouvoir de l'Eglise reste. Ecra­sons Vinfâme de Rome, (la formule est de Frédéric) et pour com­mencer détruisons son aile marchante, ces Jésuites qui ont fait leurs preuves.

Dès lors la criaillerie est si bien organisée, Voltaire a si bien réussi que nous-mêmes, les Espagnols, nous expulsons les Jésuites au lieu de limiter leur pouvoir, sans mesurer tout ce que cet ordre étrange a pu accomplir en faveur du Papisme, si l'on veut, mais aussi de la race et de la pensée latines.

Que ces maîtres de la souplesse aient aussi travaillé pour eux, tant mieux ; mais ils sauvegardaient l'honneur des races papistes que nous sommes. Et si l'ardent chevalier Don Quichotte a attendri le monde par l'équivoque d'un Espagnol inadapté et lunatique, voici un autre Espagnol, bien près de la terre celui-ci, qui aura refait, au nom des Latins, l'admirable concordat de la volonté et de l'intelligence.

Dans la trinité latine l'Espagne représente la force mâle. De cette contrée ardente dont les extrêmes se touchent et qui mêla toujours les passions de la terre aux affaires du ciel, surgirent

*

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pour le double combat, ces armées de moines, les Dominicains d'abord, puis les Jésuites, épée nue dont la poignée est à Rome, disaient les protestants de l'époque. Luther n'eut pas de pires ennemis. C'est une erreur de croire qu'ils n'apportèrent en France que des doctrines d'asservissement. On oublie trop l'activité fran­çaise du Jésuite espagnol Juan de Mariana. Bien entendu, on parlera de son intervention dans la Saint-Barthélemy, mais en négligeant son Traité des Rois, brûlé à Paris sur la place publique parce qu'il y soutint pour la première fois en France que les princes étaient faits pour les peuples et non pas les peuples pour les rois. Ainsi la révolte contre la tyrannie, et par tous les moyens, est légitime. Il n'y a rien de plus séditieux, ni de plus capable d'exposer les trônes à de fréquentes révolutions, écrivait-on dans la France d'alors, que ce ferme et ahurissant langage. Fanatique Espagne ? C'est trop vite dit. Fanatisme de la liberté, du bien aussi, fanatisme de l'abnégation et de la charité chez la race dont le livre central est le Don Quichotte. Dans la guerre d'indépendance de l'Amérique latine, qui ne fut qu'une guerre civile, deux Espagnes s'affron­taient. Seuls des spécialistes savent que le meilleur agent des idées de Voltaire à Madrid était le Péruvien Olavide, et seuls de très rares passants peuvent se dire, en lisant sous la voûte de l'Arc de Triomphe le nom de Miranda, que ce grand Sud-Américain, cet Espagnol, fut un général de la Révolution française.

S'il est une logique dans la Vôlkerpsychologie, l'Espagne, du moins l'Espagne éternelle, ne devrait pas bouder. Son génie altier, son admirable réservoir littéraire, où la France a puisé si large­ment, son donquichottisme inassimilable au monde moderne, sont tempérés par l'Amérique latine : c'est un Sud-Américain, Ruben Dario, qui a transformé la littérature espagnole depuis quarante ans. La fatigue de l'Espagne nous semble une maladie transitoire, la convalescence des pères trop prolifiques. Cette race, qui a eu le génie de l'action, semble l'avoir mis en veilleuse. Ses hommes les plus intelligents, les républicains, s'imaginaient avec une can­deur désarmante qu'en supprimant les courses de taureaux et la procession de la Semaine Sainte à Séville, ils avaient rendu à l'Espagne sa place de grande nation européenne. On voit donc que l'esprit de l'apothicaire H ornais a fait des ravages ail­leurs qu'en Normandie. On se demande pourquoi cette école de courage au grand air et les dialogues de pénitents avec leur Pro­tectrice la Vierge du Pilar, la Macarena, dans une ambiance de

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guitare amoureuse, pouvaient amoindrir l'Espagne. Je n'en sais rien. Sans vouloir, comme notre maître en boutades, le grand Unamuno, africaniser l'Espagne, il me semble que l'on pourrait à tout le moins l'hispaniser en la rendant à son passé des grands siècles. Qui a dit que son génie dût être laïc ? Si de ses longs col­loques avec la mort, elle a gardé souvent un goût pour les spec­tacles funèbres, ses mystiques ne sont pas comme ceux du Nord, des professeurs d'inquiétude. Fray Luis de Léon et Saint Jean de la Crojx, tous les deux traducteurs du Cantique des Cantiques, font songer parfois à un Horace et à un Virgile baptisés en Cas-tille ou en Andalousie. Et sainte Thérèse, fondatrice infatigable de couvents, se fâchait avec ses nonnes lorsqu'elles voulaient trop s'adonner à l'extase au lieu de remplir les tâches ennuyeuses et faciles de leurs cloîtres. D'ailleurs cette raideur, cette âpreté, qui souvent éloignent le spectateur de la vie espagnole, on les trouve aux grands siècles contre-balancés par le picaro, qui est le plus astucieux, le plus souple, le plus fertile inventeur de malices qui se soit trouvé sous le ciel. Si Corneille et Beaumarchais, his­panisants enragés, ont exprimé, tracé les deux frontières de l'âme espagnole, pourquoi ne pas penser que le Cid et le Barbier de Sé-ville peuvent faire bon ménage avec l'Espagne à venir ? Certes, la race qui a le plus dansé avec la mort en garde une certaine solen­nité et la frivolité française lui apparaîtra parfois comme un manque de sérieux devant la vie. Ne voyez-vous pas que, comme Goya, elle aime venir de l'effroyable nuit aux rondes de la Verbena et aux fêtes charnelles ? La Maja nue est toujours devant mes yeux pour contredire les fausses psychologies du peuple espagnol. Dans ce sens, il a même été trop loin. Goya, Larra, si profondément espagnols tous les deux, vécurent longtemps en France et en subirent l'empreinte. Mesonero Romanos n'exagérait pas tant quand il écrivait en 1847 : « Notre pays, si original autrefois, n'est aujourd'hui qu'une nation traduite ». C'est le plus juste argument que puissent donner les nationalistes d'Espagne. Je suis d'accord avec eux lorsqu'ils veulent préserver une grandiose tradition autochtone.., Je m'en sépare quand ils se méfient de tout ce qui vient de France. Une délicieuse anecdote lyrique, si l'on peut joindre ces deux mots, pourra nous départager et faire compren­dre ce qui fait que les Pyrénées subsistent, malgré Louis-le-Grand.

Quand à travers maints récits de voyage en Espagne on met l'accent sur la disparité de ce peuple avec la France, on ne cite

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jamais une malice qui se trouve enchâssée dans un vieux romancera anonyme espagnol. C'est le romance qui débute De Francia vino la nina : « L'enfant est venu de France ». Elle s'en venait en effet, la jolie fille, sur les routes douteuses du Moyen âge, chaperonnée par le plus respectueux des jeunes chevaliers espagnols. Ce jeurte précurseur de Don Quichotte n'a pas osé même faire un brin de cour à cette Dulcinée en chair et en os, qu'il a été chargé de mener au bon port. Or, en arrivant, la petite Française le fixe de ses yeux rieurs pour s'écrier :

Tener la nina en el campo Y calarle cortesia !

« Avoir eu avec lui la jeune fille en rase campagne, autant dire à sa merci et l'avoir respectée tant que ça ! ». Quelle grandeur d'âme ! Un éclat de rire aggrave les choses. Allons, on n'est pas plus espa­gnol chevaleresque. Alors le jeune compagnon, tout penaud, piqué au vif, comprend que sa sagesse a été ridicule et propose : « Retournons en arrière », mais l'enfant espiègle fait non de la tête. Bon chevalier, bon chevalier, vous avez perdu l'occasion j Un rire de jeune Française réjouit la vieille auberge castillane. Et ce rire quasi moyenâgeux qui traverse les Pyrénées et reste noté par l'auteur anonyme du chant populaire espagnol, marque à mon sens la frontière ravissante où deux races latines confron­tent, avec un pincement de regret au cœur, leur sérieux et leur malice congénitaux.

Quant à la Péninsule en forme de botte, c'est beaucoup plus ardu. L'Italie, dit-on par habitude. Ne vaudrait-il pas mieux dire les Italies ? Cette confédération de républiques latines dont l'alliage s'est fait si tard, est souvent une énigme et je m'étonne que Stendhal ne nous ait pas mis en garde. L'Espagne, c'est la Reconquête, c'est l'unité immédiate et guerrière. L'Italie, c'est un conglomérat de forces, d'atavismes, d'orgueil et de servitudes où il ne reste probablement de romain que les statues.

Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a fait la discrimination entre l'aristocratique et molle Venise, ancrée là comme un vaisseau d'Orient, et cette Florence si âpre, si belliqueuse d'allure et de pas­sions, où le démocrate Savonarole est à son aise pour remuer.

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les ferments guelfes contre la féodalité gibeline, où les tyrans sont chez eux, où Dante est en colère, où Machiavel, aussi patriote que lui, plus intelligent que lui, voudrait utiliser pour la grandeur de son pays cette lave des âmes sulfureuses et, avec le génie de la duplicité, rouler le monde. C'est métier de prince et habileté de monsignor. Les critiques s'étonnent que Dante et Boccace, le pur amoureux théologal et le facétieux conteur de libertinages, puissent être de la même race, autant dire de la même époque. Plus diffi­cile est d'admettre la perpétuelle concomitance de Ludovic Sforza et de Pantalone. L'essentiel est de ne pas les confondre.

Admirons chez cette race un amour de la beauté sensible qui peut lui tenir lieu de religion, qui peut au besoin purger ses fana-tismes et les canaliser pour son esthétique. Cela pourrait se démon­trer en évoquant le cas du Luther florentin (si ces deux mots ne jurent pas trop), Savonarole, ce forcené de la Réforme, qui n'agit pas dans un milieu de grossièreté, de hurlante et sombre gueu-serie comme est l'Allemagne d'alors, mais dans la ville patricienne trop vive où les passions partisanes bouillonnent, sont incompa­tibles comme le fer et l'or. Souvenez-vous. Qui est l'admirateur, le militant de ce condottiere de Dieu qui s'en va vociférant sur les places publiques avec dans son poing nerveux un Crucifix sculpté peut-être par son ami ? On n'y pense jamais assez. L'ami de Savonarole, Sandro Botticelli, est le peintre qui, dans une lumière convalescente, a le mieux matérialisé le printemps et la naissance de Vénus. Ses madones, ses anges, ses jeunes filles quasi androgynes sont si belles qu'elles en deviennent presque laides à cause des affleurements de l'âme, visibles assez dans les pom­mettes, les yeux asiatiques, les bouches si bien dessinées. Ces adolescentes de la Renaissance renversent toutes nos notions helléniques, tous les canons de la beauté, et je me suis laissé prou­ver par des médecins qu'elles ont la conformation des poitrinaires. Admettons cette explication simpliste tout en nous disant que rarement un artiste a tant souhaité d'alléger le corps humain de toute gangue pour n'en garder que la musculature de la grâce. Tout cela, comme les cathédrales, est pointé vers le ciel et ne veut pas peser sur la terre. Le Printemps de Botticelli, avec ses mains tendues vers le haut, avec ses élans, ses dynamismes, cette rosace qui est le prisme de la saison délicieuse, je ne vois pas de plus parfaite transposition picturale d'une cathédrale française. Platon aurait trouvé chez ces délicieuses jeunes personnes à la taille élan-

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cée, mieux que sur son chemin d'Académos, les images vivantes de sa métaphysique, des idées ayant perdu leur rigueur abstraite, ayant allégé leur chair pour mieux nous faire aimer les choses éternelles.

A considérer l'histoire des nations latines, celle de l'Italie est la plus décevante et semble souvent un rébus. Tandis que l'Espagne et la France retrouvaient, les armes à la main, leur centre de gravité, leur unité vertébrale en chassant le Maure, le Sarrasin ou l'Anglais, en inventant même ces guerres coloniales que l'on nomme les croisades, l'ancien empire des Césars devient une poussière d'Etats, dont la destinée éphémère est souvent étonnante. La Venise des marchands magnifiques aurait pu deve­nir une Angleterre méditerranéenne ; l'inquiète et sombre Flo­rence, toujours gaspillant son énergie dans cette lutte entre les seigneurs et la plèbe que nous pouvons suivre dans les Histoires Florentines de Machiavel, Italie toujours asservie, s'accommo-dant du joug étranger, espérant dans sa placidité commode, qu'elle {ara da se, se consolant de la servitude par la débauche. Un cri parfois dans ce marché d'esclaves ironiques ou libertins, une vue d'ensemble, un appel à la grandeur — et c'est Machiavel qui conseille d'endosser la peau du renard en attendant de redevenir lion. Sont-ils nombreux ceux qui pensent comme lui ? Cette an­cienne « vertu », que la grande Italie comprit toujours dans le sens de force virile, ressuscitera-t-elle jamais ?

Un courant de messianisme furieux la traverse parfois, mais se perd dans une ambiance de fleurs d'orangers. A côté des ri­gueurs de Dante et presqu'en même temps que lui, les mollesses libertines de Boccace. Qui a raison du poète infernal qui veut plonger ses ennemis dans la poix bouillante, ou du conteur qui dénombre avec délices tous les maris trompés du Royaume ? Pourquoi les deux aspects ne pourraient-ils pas se joindre ? Dans sa dédicace de La Cousine Bette, Balzac se réjouissait d'avoir établi dans sa Comédie Humaine cette alliance intime et continue de l'Italie et de la France que déjà le Bandello, cet évêque, auteur de contes très drolatiques, consacrait de la même manière au xv i e siècle, dans ce magnifique recueil de nouvelles d'où sont issues plusieurs pièces de Shakespeare, quelquefois même des rôles entiers et textuellement.

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Au centre de ce puzzle mouvant, on trouve une intelligence claire et agissante, la Papauté. Obligé de défendre un pouvoir fragile que la France et parfois l'Allemagne sauvegardent ou combattent, le Pape cherche ailleurs la force qui à demeure lui manque. Par un étonnant paradoxe que Machiavel souligne, le maître de l'Europe chrétienne, qui peut jeter bas un trône en excommuniant un roi rétif, n'a guère de force à Rome. Le peuple de Rome, je parle des temps révolus, ne l'aime guère, le bannit ou s'amuse à lui forger des anti-papes. Aussi, avec un sens génial de la politique et du danger des démocraties fondées sur le sable, le Pontife enlève à la populace le droit de l'élire et sous le nom pompeux de cardinaux, inconnu jusqu'alors, il instaure une no­blesse élective du sein de laquelle doit sortir le souverain de la catholicité A l'encontre des autres noblesses, celle-ci n'est pas fondée sur la force des armes, mais sur l'intelligence, et Machiavel a pris la soutane pour le plus grand bonheur de l'Italie. Le Pape deviendra-t-il le' président d'une confédération italienne ? Dans tel livre comme les Espérances de VItalie de Balbo, Vlrredenta se pose le problème et va le résoudre injustement, à la Garibaldi, contre le pouvoir central qui l'a sauvée. Il semble évident que parmi tant d'agitations partisanes un seul pouvoir avait gardé la tête froide. Le catholicisme reste longtemps la colonne verté­brale du monstre confus et vindicatif qu'est la Péninsule italienne. Car seul, il a maintenu le sens de l'empire, le génie politique, cet esprit de continuité et d'équilibre que Florence égarait dans sa perpétuelle guerre civile.

Cette influence réciproque, disons mieux cette imprégnation, mutuelle de la France et de l'Italie, n'a jamais été écrite, du moins complètement ; et c'est dommage, car nous aurions là un livre pas­sionnant. .Qu'elles soient ou aient été des sœurs ennemies, quelle déraison ! Sans considérer l'influence à distance on peut se demander si beaucoup de choses excellentes ou mauvaises du royaume de France ne sont pas d'abord l'œuvre italienne, au sens exact des mots, à travers Catherine de Médicis. La cruauté et le plaisir coexistant, la politique et la débauche, celle-ci étayant l'autre et réciproquement, la facilité de mœurs que Brantôme souligne, le goût du théâtre, du fard, des travestis, ces trois cents dames d'honneur de la reine déguisées en hommes, de vert vêtues pour imiter les mignons, les seins nus sous les chevelures défaites comme des Madeleines avant le repentir, entraînées dans un mouvement

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perpétuel de banquets, de fêtes, de mascarades, pendant que des hommes tortueux dressent le sourire aux lèvres la liste des protestants qu'on égorgera. C'est l'Italie de la Renaissance trans­portée et greffée en terre de France. Henri IV qui fut le roi le plus aimé des Français a subi ces rigueurs, mais a fréquenté jeune ces beautés déchaînées et en a pris le goût à jamais. Sa galanterie qui le rend inappréciable aux Français était de l'école italienne.

Par dessus le marché, disent les mauvaises langues, une cer­taine fourberie florentine s'implanta en France. Il ne faut pas oublier que Catherine de Médicis est disciple de Machiavel. C'est un exemplaire du Prince à la main qu'elle ordonne d'égorger tous ces princes de France, protestants avérés, mais aussi rivaux redoutables et candidats éventuels au trône. Ces âmes, où l'am­bition et l'intrigue sont la fleur de la vie et comme un jeu sublime, étaient capables de tout, même de faire le bien, sans y penser.

C'était une grande idée que d'unifier la France en commen­çant par la religion, et la plus appropriée à son génie. Les moyens furent abominables, mais il est hors de doute que le dessein était royal. Plus tard, quand Mme de Maintenon devint reine morga­natique de France, on se demanda si l'ancienne compagne de Ninon de Lenclos était si sincère que cela, si sa haine des protestants ne fut pas aussi une affaire de politique intérieure, car cette subtile Fran­çaise semble avoir été aussi royale que l'Italienne. E t ce serait le cas de dire, comme le catholique Claudel citant un proverbe brésilien : Dieu écrit droit avec des lignes tordues.

Que l'on ne s'y méprenne pas : en exaltant le pays latinissime, je crois rendre hommage à cette humanité latine dont la France est la proue avancée vers le Nord.

Ces deux plateaux de la balance, où un grand Espagnol pesait les crânes et les couronnes pour les égaliser dans la mort, ne con­tiennent que nos crimes et nos vertus, les premiers surtout, grossis par une haine tenace. « Tout ce qui est excessif ne compte pas », disait Talleyrand.

Cela est vrai aussi pour les peuples calomniés. « Tout ce conte­nu des manuels d'histoire est-il vraisemblable ? » se demandait un écolier pensif du fond de l'Amérique latine, ignorant la parole du grand boiteux. Plus tard, parvenu à l'âge de raison, je lus des histoires écrites ou influencées par des étrangers qui acca­blaient notre passé, qui faisaient de nous des bâtards avilis ou

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les petits-fils des plus grands criminels de l'histoire. Les purs, les élus, étaient les pays à têtes blondes qui, longtemps avant la France, avaient découvert la liberté, la vertu, avaient su tirer la leçon des siècles. A la réflexion, tout cela m'apparut comme la version simpliste d'un Jugement Dernier organisé par Milton. Avant la Révolution française et la nôtre, qui en découle, tout était, m'enseignait-on, obscurantisme, tyrannie, malfaisance, féro­cité. Voyez-vous, il fut détestable pour les descendants d'une grande race d'avoir été incarnés rétrospectivement dans la statue de ce Flamand devenu espagnolissime, qui, dans un palais de Bruges, soupèse encore d'une main avantageuse le globe du monde. Seul, et pour d'autres raisons, le Christ enfant peut faire ce geste dans les églises. Tant de gloire se paie. Charles V expia aussi son délit de puissance et d'hégémonie mais l'horreur en est restée. Ses grands capitaines, qu'ils se nomment Carvajal, Pizarre, Cortès, n'ont pas une bonne presse. Hélas ! ce sont les héros qui font l'histoire et les professeurs qui l'écrivent. Lorsqu'avec un bruit du tonnerre de Dieu, la Révolution française eut coupé en deux parties l'histoire du monde, on convint qu'il y avait un avant et un après. E t il fut décidé que tout ce qui la précédait, hormis une antiquité devenue légendaire, serait désormais entaché de fanatisme et de cruauté.

Comment se fait-il que les races latines ne se soient pas enten­dues un jour pour établir ensemble cette anthologie du déshon­neur, pour dresser ce pilori écrit et dessiné par les hommes du Nord, auquel la France a collaboré (après la défaite de Pavie). Je pose ma candidature pour l'entreprendre ; elle fera rire par son excès.

Or en lisant plus tard certaines pages de Péguy sur le passé de la France avant la Révolution française, j 'ai maintes fois souri en pensant qu'un enfant du Pérou avait devant ces partis pris eu le même recul et le même doute méthodique.

Quand on écrira — et il faudra l'écrire un jour — la grande histoire des races latines présentées dans une grande fresque à la Michel-Ange, je voudrais m'y figurer en marge, non pas comme les Rois Mages attirés par l'événement prodigieux mais comme ces modestes Donateurs qui se faisaient peindre à genoux, entre le boeuf et l'âne, les yeux fixés sur le rayon d'extase et de miel qui tombe sur la naissance du miracle.

VENTURA GARCIA CALDEROX.