Dialogues Des Morts (Lucien) - Wiki Source

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1.10.2010

Dialogues des morts (Lucien) - Wikiso

Dialogues des morts (Lucien)La bibliothque libre.

Dialogue des morts Lucien de SamosateTraduction d'Eugne Talbot

Sommaire1. Diogne et Pollux 2. Pluton, Crsus, Midas, Sardanapale et Mnippe 3. Mnippe, Amphiloque et Trophonius 4. Mercure et Charon 5. Pluton et Mercure 6. Terpsion et Pluton 7. Znophante et Callidmide 8. Cnmon et Damnipper 9. Simylus et Polystrate 10. Charon, Mercure, plusieurs morts, Mnippe, Charmolus, Lampichus, Damasias, un philosophe, un orateur 11. Crats et Diogne 12. Alexandre, Annibal, Minos et Scipion 13. Diogne et Alexandre 14. Alexandre et Philippe 15. Achille et Antiloque 16. Diogne et Hercule 17. Mnippe et Tantale 18. Mnippe et Mercure 19. aque, Protsilas et Paris 20. Mnippe et aque 21. Mnippe et Cerbre 22. Charon, Mnippe et Mercure 23. Protsilas, Pluton et Proserpinewikisource.org//Dialogues_des_m 1/50

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24. Diogne et Mausole 25. Nire, Thersite et Mnippe 26. Mnippe et Chiron 27. Diogne, Antisthne, Crats, un mendiant 28. Mnippe et Tirsias 29. Ajax et Agamemnon 30. Minos et Sostrate

1. Diogne et PolluxDiogne Pollux, je te recommande, aussitt que tu seras retourn l-haut, car cest toi, je pense, ressusciter demain, si tu aperois quelque part Mnippe le chien, et tu le trouveras Corinthe prs du Cranium, ou bien au Lyce, riant des disputes des philosophes, de lui dire : Mnippe, Diogne tengage, si tu as assez ri de ce qui se passe sur la terre, venir dessous rire encore davantage. En haut, tu nes pas toujours certain davoir rire ; car, comme on dit, qui sait au juste ce quil advient aprs la vie ? Mais en bas tu riras sans fin, ainsi que moi, quand tu verras les riches, les satrapes, les tyrans rabaisss, perdus dans lombre, sans autre distinction que des gmissements, arrachs leur mollesse et leur lchet par le souvenir des choses de l-haut . Dis-lui cela ; et ajoute quil ait soin de venir la besace pleine de lupins, ou bien dun souper dHcate trouv dans quelque carrefour, dun uf lustral, ou enfin de quelque chose de pareil. Pollux Je lui dirai tout cela, Diogne ; mais pour que je le reconnaisse mieux, fais-moi son portrait. Diogne Cest un vieillard chauve, ayant un manteau plein de trous, ouvert tous les vents, et rapic de morceaux de toutes couleurs : il rit toujours, et se moque, la plupart du temps, de ces hbleurs de philosophes. Pollux Il ne sera pas difficile trouver avec ce signalement. Diogne Veux-tu bien aussi te charger dune commission pour ces philosophes eux-mmes ? Pollux Parle : cela ne sera pas non plus lourd porter. Diogne Dis-leur en gnral de faire trve leurs extravagances, leurs disputes sur les universaux, leurs plantations de cornes rciproques, leurs fabriques de crocodiles, toutes ces questions saugrenues quils enseignent la jeunesse.wikisource.org//Dialogues_des_m 2/50

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Pollux Mais ils diront que je suis un ignorant, un malappris, qui calomnie leur sagesse. Diogne Eh bien ! dis-leur de ma part daller se... lamenter. Pollux Je le leur dirai, Diogne. Diogne Quant aux riches, mon cher petit Pollux, dis-leur aussi de ma part : Pourquoi donc, insenss, gardez-vous cet or ? Pourquoi vous torturer calculer les intrts, entasser talents sur talents, vous qui devrez bientt descendre l-bas avec une seule obole ? Pollux Tout cela leur sera dit. Diogne Dis ces gaillards beaux et solides, Mgille de Corinthe et Damoxne le lutteur, quil ny a plus chez nous ni chevelure blonde, ni tendres regards dun il noir, ni vif incarnat des joues, ni muscles fermes, ni paules vigoureuses : mais tout nest ici que poussire, comme lon dit, un amas de crnes sans beaut. Pollux Ce nest pas difficile daller dire cela tes gaillards beaux et solides. Diogne Mais aux pauvres, dont le nombre est grand, et qui, mcontents de leur sort, dplorent leur indigence, dis-leur, Laconien, de ne plus pleurer, de ne plus gmir ; apprends-leur quici rgne lgalit, quils y verront les riches de la terre rduits leur propre condition ; et, si tu veux bien, reproche de ma part tes Lacdmoniens de stre bien relchs. Pollux Ne dis rien, Diogne, des Lacdmoniens : je ne le souffrirais pas ; mais ce que tu mandes aux autres, je le leur ferai savoir. Diogne Eh bien ! laissons en paix les Lacdmoniens, puisque tu le veux ; mais porte mes avis ceux dont je tai parl.

2. Pluton, Crsus, Midas, Sardanapale et MnippeCrsuswikisource.org//Dialogues_des_m 3/50

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Nous ne pouvons supporter, Pluton, que ce chien de Mnippe demeure avec nous : envoie-le stablir ailleurs, ou bien nous migrerons dans un autre endroit. Pluton H ! quel mal vous a-t-il donc fait ? Il est mort comme vous ! Crsus Ds que nous gmissons et que nous nous rappelons avec regret les choses de l-haut, Midas son or, Sardanapale ses plaisirs, et moi mes trsors, il se met rire, il nous insulte, il nous appelle esclaves, coquins ; dautres fois, il chante pour troubler nos lamentations ; enfin, il est insupportable. Pluton Que disent-ils, Mnippe ? Mnippe La vrit, Pluton : je dteste ces lches, ces misrables, qui, non contents davoir mal vcu, se rappellent, tout morts quils sont, et regrettent les choses de l-haut ; je suis charm de les vexer. Pluton Cest mal : ils sont assez punis par ltendue de leur perte. Mnippe Toi aussi tu es fou, Pluton, dapprouver leurs regrets. Pluton Je ne les approuve pas ; mais je ne puis souffrir quil y ait sdition parmi vous. Mnippe Cela ne fait rien : vous, les plus mchants des Lydiens, des Phrygiens et des Assyriens, sachez bien que je ne vous lcherai pas ; partout o vous irez, je vous suivrai pour vous molester, pour vous chanter aux oreilles et me moquer de vous. Crsus Quoi ! ce nest pas l un outrage ? Mnippe Non ! loutrage, ctait votre conduite, quand vous vouliez quon vous adort, quand vous faisiez les insolents avec des hommes libres, quand vous oubliiez compltement quil faut mourir ! Pleurez donc, aujourdhui que vous avez perdu tout cela ! Crsus O sont, grands dieux, mes immenses richesses ?wikisource.org//Dialogues_des_m 4/50

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Midas O est mon or ? Sardanapale O sont mes plaisirs ? Mnippe la bonne heure ! Pleurez donc, pendant que je vous cornerai la tte le fameux : Connais-loi toi-mme ; cest, en effet, ce quon peut chanter de mieux, pour rpondre de pareils gmissements.

3. Mnippe, Amphiloque et TrophoniusMnippe Aujourdhui, Amphiloque et Trophonius, que vous voil morts, je me demande comment on a pu vous ddier des temples et vous regarder comme des devins ; comment les hommes sont assez fous pour vous croire des dieux. Amphiloque Eh quoi ! Est-ce notre faute, sils ont lextravagance de penser ainsi au sujet des morts ? Mnippe Mais ils ne penseraient pas ainsi si, de votre vivant, vous neussiez fait croire par quelques prestiges que vous connaissiez lavenir, et que vous pouviez rpondre ceux qui vous interrogeaient. Trophonius Mnippe, Amphiloque, ici prsent, sait ce quil doit rpondre pour se justifier ; moi, je suis un hros, et je donne des oracles quiconque descend auprs de moi. Mais tu me parais navoir jamais voyag Lbadie ; autrement, tu ne serais pas si incrdule. Mnippe Que dis-tu ? Il faut avoir t Lbadie, stre affubl dune toile ridicule, avoir pris un gteau entre les mains et stre gliss dans ton antre par son troite ouverture, pour savoir que tu es mort, comme nous, sans autre distinction que ton charlatanisme ? Mais, au nom de la divination, quest-ce quun hros ? Je lignore. Trophonius Cest un compos dhomme et de dieu. Mnippe Cest, dis-tu, un tre qui nest ni homme, ni dieu, mais les deux ensemble. O donc est alors ta moiti divine ?wikisource.org//Dialogues_des_m 5/50

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Trophonius Elle rend des oracles en Botie, Mnippe ! Mnippe Je ne comprends pas, Trophonius, ce que tu dis ; je vois clairement que tu es tout fait mort.

4. Mercure et CharonMercure Faisons nos comptes, nocher, si tu veux bien ; voyons combien tu me dois, afin que nous nayons pas de nouvelles discussions ce propos. Charon Faisons nos comptes, Mercure ; il vaut mieux que nous soyons fixs cet gard et que nous nayons pas daffaire. Mercure Je tai apport, daprs ta commission, une ancre de cinq drachmes. Charon Cest cher ! Mercure Par Pluton, je lai achete cinq bonnes drachmes ; et une courroie lier les rames, deux oboles. Charon Mets cinq drachmes et deux oboles. Mercure Plus une aiguille pour raccommoder la voile, cinq oboles. Charon Ajoute-les. Mercure Plus de la cire pour boucher les trous de ta barque, des clous, un cble dont tu as fait une hypre, le tout deux drachmes. Charon Fort bien ! tu as achet cela bon march.wikisource.org//Dialogues_des_m 6/50

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Mercure Voil ; moins que nous nayons oubli quelque chose dans le calcul. Quand donc dis-tu que tu me payeras cela ? Charon Aujourdhui, cela mest impossible, Mercure ; mais si une peste, une guerre, nous envoie ici nombreuse compagnie, on trouvera quelque chose gagner sur la quantit, en fraudant sur le page. Mercure Et moi, je serai rduit souhaiter que ces flaux arrivent, pour y trouver rentrer dans mes fonds. Charon Il ny a pas dautre moyen, Mercure. Il nous vient bien peu de monde, comme tu vois ; on est en paix. Mercure Cela vaut encore mieux, dt ton remboursement se faire attendre ! Cependant tu te rappelles, Charon, quels morts nous arrivaient autrefois, tous braves, couverts de sang, presque tous blesss. Maintenant, cest un homme empoisonn par son fils ou par sa femme, un dbauch qui sest fait enter le ventre ou les jambes ; ils sont tous ples, sans vigueur, sans ressemblance avec nos guerriers, et le plus grand nombre nous arrivent, ce quil parat, par suite de piges quils se sont tendus pour avoir leurs richesses respectives. Charon Cest que largent nest pas chose ddaigner. Mercure Tu ne trouveras donc pas mauvais que je te redemande avec un peu dpret ce que tu me dois.

5. Pluton et MercurePluton Connais-tu ce vieillard, tout fait vieux et cass, le riche Eucrate, qui na pas denfants, et dont lhritage est pourchass par des gens qui sont bien cinquante mille ? Mercure Oui ; il est de Sicyone, nest-ce pas ? Quen veux-tu dire ? Pluton Laisse-le vivre, Mercure, au del des quatre-vingt-dix ans quil a dj vcu ; ajoutes-enwikisource.org//Dialogues_des_m 7/50

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mme, sil se peut, autant et plus encore ; mais tous ses flatteurs, et le jeune Charinus, et Damon, et tous les autres, dtache-les-moi ici la suite les uns des autres. Mercure Cela paratra tout fait trange. Pluton Non pas ; mais tout fait juste. Et qui donc peut leur faire souhaiter la mort de ce vieillard ? Pourquoi, sans tre ses parents, veulent-ils sapproprier ses biens ? Mais, ce quil y a de plus infme, cest quen dpit de ces souhaits, ils lui font la cour aux yeux de tous. Tombe-til malade, leurs desseins secrets se rvlent tout le monde, malgr la promesse quils font doffrir des sacrifices, sil recouvre la sant ; enfin la flatterie de ces hommes sait prendre mille formes ; voil pourquoi je dsire quil soit immortel, et que les autres sen aillent avant lui, aprs avoir tenu pour rien la bouche ouverte. Mercure Il y aura de quoi rire voir ces russ compres. Mais Eucrate ne les attrape dj pas mal, en les nourrissant desprances ; on croit toujours quil va mourir, il se porte mieux quun jeune homme, et cest en vain que ses flatteurs se repaissent dj de sa succession, quils se partagent, et rvent pour eux une vie toute de bonheur. Pluton Eh bien ! quil dpouille sa vieillesse, et que, semblable Iolas, il redevienne jeune, tandis que ceux-ci, dus dans leur espoir, abandonneront une richesse quils nauront vue quen songe. Que ces misrables viennent ici, emports par une mort misrable ! Mercure Laisse-moi faire, Pluton ; avant peu je te les enverrai tous, la file ; ils sont sept, je crois. Pluton Dtache-les-moi ! Eucrate, de vieillard devenu jeune, conduira chacun deux au tombeau.

6. Terpsion et PlutonTerpsion Est-il juste, Pluton, que je meure trente ans, et que Thucrite, qui en a plus de quatrevingt-dix, vive encore ? Pluton Cest on ne peut plus juste, Terpsion, puisque Thucrite, en vivant, ne souhaite pas la mort de ses amis ; au lieu que toi, tu ne cessais de lui tendre des piges, dans lattente de son hritage. Terpsion

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Mais ne fallait-il pas quun vieillard, qui ne peut plus user de sa richesse, sortt de la vie, et cdt la place aux jeunes gens ? Pluton Voil de nouvelles lois, Terpsion ! Quand un homme ne peut plus user de la richesse pour le plaisir, il faut quil meure ? Mais le destin et la nature en ont dcid autrement. Terpsion Mais cest de cette dcision mme que je me plains. Il faudrait que les choses se fissent avec ordre ; que le plus vieux partt le premier, puis lhomme dont lge suit immdiatement, et quon ne vt pas, par un renversement trange, vivre un vieillard tout cass, nayant plus que trois dents, presque aveugle, appuy sur quatre esclaves, la roupie au nez, lil tout plein de chassie, insensible tous les plaisirs, spulcre vivant, rise de la jeunesse, tandis que meurent de jeunes hommes florissants de vigueur et de beaut. Cest faire remonter un fleuve vers sa source. Du moins faudrait-il savoir, en dfinitive, quand mourra chacun de ces vieillards, afin de ne pas leur faire une cour inutile. Mais cest ici le cas dappliquer le proverbe : La charrue trane les bufs. Pluton Tout cela se fait, Terpsion, avec plus de sagesse que tu ne penses. Pourquoi dsirez-vous avec tant dardeur le bien dautrui ? Pourquoi toutes vos intrigues auprs de vieillards sans enfants, afin de vous faire adopter par eux ? Vous mritez bien quon se moque de vous ; quand ce sont eux qui vous enterrent, tout le monde trouve la chose amusante ; et plus vous avez fait de vux pour les voir mourir, plus on rit de vous voir mourir les premiers. Cest un art nouveau de votre imagination, que cet amour pour les vieilles femmes et les vieillards, surtout quand ils nont pas denfants ; car ceux qui en ont ne vous semblent gure aimables. Il y a cependant bon nombre de ceux que vous aimez, qui devinent la perfidie de votre tendresse, et qui, ayant des enfants, font semblant de les har pour sattirer vos hommages ; mais dans la suite, on voit exclus de leurs testaments ces anciens satellites de leur fortune ; lenfant et la nature lemportent, comme de juste, sur ces flagorneurs, qui sen vont grinant des dents, avec un pied de nez. Terpsion Cest la vrit ! Ah ! que de bons morceaux ma avals ce Thucrite, que je croyais toujours voir mourir, et qui, lorsque jentrais, faisait entendre un gmissement sourd, un soupir exhal du fond de sa poitrine, comme le cri plaintif du poussin qui sort de luf ! Si bien que, persuad quil allait bientt descendre au cercueil, je lui faisais mille prsents, afin que mes rivaux demeurassent au-dessous de ma munificence. Souvent je passais la nuit sans dormir, rong de soucis, faisant mes calculs, mes dispositions. Ce sont probablement ces inquitudes et ces insomnies qui ont caus ma mort. Et lui, aprs avoir aval mon appt, riait, avant-hier, pendant quon menterrait ! Pluton merveille, Thucrite, vis le plus longtemps possible, toujours riche, toujours riant de ces flatteurs, et ne meurs quaprs nous les avoir envoys tous ! Terpsion prsent, Pluton, mon plus grand plaisir serait de voir mourir Chariads avant Thucrite.wikisource.org//Dialogues_des_m 9/50

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Pluton Sois tranquille, Terpsion ; et Phidon, et Mlanthe, et tous les autres enfin, viendront ici conduits par les mmes chagrins. Terpsion Approuv ; et longue vie Thucrite !

7. Znophante et CallidmideZnophante Et toi, comment es-tu mort, Callidmide ? Moi, qui tais parasite de Dinias, jai t touff pour avoir trop mang ; tu te le rappelles, tu tais prsent ma mort. Callidmide Oui, Znophante ; mais ce qui mest arriv est incroyable. Tu connais, je crois, le vieux Ptodore. Znophante Ce vieillard sans enfants, riche, et avec qui je te voyais souvent ? Callidmide Lui-mme ! Je lui faisais une cour assidue, et il me promettait que je ne perdrais rien sa mort. Mais comme la chose tranait en longueur, et que le bonhomme vivait plus que Tithon, jimaginai un chemin plus court pour arriver lhritage. Jachte du poison, jengage lchanson de Ptodore le mler dans sa coupe, et, quand le vieillard, qui boit volontiers, demanderait boire, la tenir prte et la lui prsenter : je lui jure que, sil le fait ainsi, je lui donnerai sa libert. Znophante Eh bien ! quest-il arriv ? Il me semble quil va se passer quelque chose dextraordinaire. Callidmide Quand nous fmes revenus du bain, le jeune homme, qui dj tenait les deux coupes toutes prtes, lune o tait le poison pour Ptodore, lautre pour moi, me prsenta, je ne sais par quelle erreur, la coupe empoisonne, et Ptodore celle qui ne ltait pas. Il boit, et moi je tombe aussitt la renverse et jexpire la place du vieillard. Eh quoi ! tu ris, Znophante ? Tu ne devrais pas te moquer dun ami ! Znophante Cest que laventure est plaisante, cher Callidmide ! Et le vieillard ? Callidmide Dabord cette mort soudaine le troubla ; mais comprenant, je crois, ce quil en tait, il se mit rire du tour que mavait jou lchanson. Znophante Tu as eu tort de prendre le chemin le plus court ; la grande route tait plus sre, quoique un peu plus longue.

8. Cnmon et Damnipperwikisource.org//Dialogues_des_m 10/50

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Cnmon Le proverbe est bien vrai : Le faon a dvor le lion. Damnippe Do vient cette colre, Cnmon ? Cnmon Tu me demandes pourquoi je suis en colre ? Jai laiss sans le vouloir, malheureuse dupe que je suis, mon hritage qui je ne voulais pas, et je nai rien laiss qui je le voulais le plus. Damnippe Comment cela sest-il fait ? Cnmon Je faisais la cour, dans lesprance de le voir mourir, Hermolas, homme trs riche et sans enfants, et lui paraissait content de mes soins. Je crus faire un beau coup dadresse, en produisant en public mon testament, dans lequel je lui lguais toute ma fortune, afin que, piqu dmulation, il en ft autant. Damnippe Qua-t-il donc fait ? Cnmon Je ne sais ce quil a crit dans le sien, car je suis mort subitement de la chute dun toit. Hermolas a maintenant toute ma fortune ; comme un vrai loup marin, il a aval lamorce et lhameon. Damnippe Et par-dessus le march, le pcheur, qui sest pris dans ses propres filets. Cnmon Je le vois bien ; et cest pour cela que je pleure !

9. Simylus et PolystrateSimylus Te voil donc arriv aussi chez nous, Polystrate, aprs avoir vcu, je crois, peu prs une centaine dannes ? Polystrate Quatre-vingt-dix-huit ans, Simylus.wikisource.org//Dialogues_des_m 11/50

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Simylus Et comment as-tu pass les trente ans que tu as vcu aprs moi ? Tu avais, en effet, quelque soixante-dix ans, quand je suis mort. Polystrate Trs agrablement : on dirait que cela te parat trange. Simylus Fort trange : comment vieux, malade et sans enfants, pouvais-tu encore mener joyeuse vie ? Polystrate Dabord, javais un pouvoir sans limites ; puis autour de moi une foule de jolis garons, de femmes charmantes, des parfums, des vins dune odeur exquise, une table comme on nen voit pas en Sicile. Simylus Voil du nouveau : je tavais toujours cru fort conome. Polystrate Oui ; mais, mon cher, tous ces biens marrivaient par les autres ; ds le matin une foule de complaisants assigeaient mes portes ; puis il me venait les plus magnifiques prsents de tous les points de la terre. Simylus Tu as donc t roi aprs ma mort, Polystrate ? Polystrate Non ; mais javais des millions dadorateurs. Simylus Tu veux rire ? Des adorateurs, un homme de ton ge, avec tes quatre dents ? Polystrate Par Jupiter ! ctaient les premiers de la ville : vieux, chauve, comme tu vois, lil chassieux, la roupie au nez, jtais pourtant lobjet de leur culte empress, et celui-l sestimait heureux qui obtenait un seul de mes regards. Simylus Aurais-tu donc, nouveau Phaon, pass Vnus de Chio lautre rive ? Et cette desse aurait-elle accord tes vux de redevenir un jeune homme, beau comme autrefois et tout aimable ? Polystratewikisource.org//Dialogues_des_m 12/50

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Non ; mais tel que jtais, jtais lobjet de tous les vux. Simylus Tu me proposes des nigmes. Polystrate Rien cependant nest plus commun que cette vive tendresse pour des vieillards riches et sans enfants. Simylus Ah ! je comprends prsent : ta beaut, homme tonnant, venait dune Vnus dor. Polystrate Quoi quil en soit, Simylus, je me suis bien amus de tous ces adorateurs pour lesquels jtais comme un dieu ; souvent je les malmenais, jen faisais mettre la porte ; tous alors se disputaient qui se surpasserait en gards pour moi. Simylus Mais la fin quel parti as-tu pris au sujet de tes biens ? Polystrate Je disais publiquement chacun deux que je lui laissais mon hritage ; il le croyait, et se montrait encore plus flatteur ; mais jai laiss un autre testament, un vrai que je gardais, et qui ne les a pas fait rire. Simylus Et quel est celui que tes dernires dispositions font ton hritier ? Est-ce quelquun de ta famille ? Polystrate Non, par Jupiter ! cest un jeune esclave phrygien, dune beaut parfaite, et que javais achet depuis peu. Simylus Quel ge a-t-il peu prs, Polystrate ? Polystrate Environ vingt ans. Simylus Je comprends maintenant comment il se rendait agrable. Polystratewikisource.org//Dialogues_des_m 13/50

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Il mritait mieux que les autres dtre mon hritier, quoique tranger et perdu de dbauche ; et voici dj que les premiers citoyens lui font la cour. Ainsi, il ma succd en tout ; on le compte parmi les meilleures familles, malgr son menton ras et son jargon barbare ; enfin, on le dit plus noble que Godrus, plus beau que Nire et plus prudent quUlysse. Simylus Peu mimporte : quon en fasse, si lon veut, le gnralissime de la Grce, pourvu que les autres nhritent pas !

10. Charon, Mercure, plusieurs morts, Mnippe, Charmolus, Lampichus, Damasias, un philosophe, un orateurCharon Sachez o nous en sommes ! Notre barque, vous le voyez, est petite, pourrie de toutes parts ; pour peu quelle penche dun ct, elle va chavirer et sombrer. Cest quaussi vous arrivez tous ensemble, en si grand nombre et avec tant de bagages ! Oui, si vous montez avec tous ces paquets, je crains que vous ne vous en repentiez bientt, surtout ceux dentre vous qui ne savent pas nager. Les Morts Que faut-il donc faire pour traverser sans accident ? Charon Je vais vous le dire : il faut monter nus, et laisser tous ces fardeaux inutiles sur le rivage : peine la barque pourra-t-elle vous recevoir en cet tat. Veille donc, toi, Mercure, nadmettre ici personne qui ne soit entirement nu, et qui nait laiss, comme je lai dit, mme son plus lger bagage. Debout auprs de lchelle, examine-les, retiens-les, et ne laisse monter que ceux qui se seront dpouills. Mercure Tu as raison, et je vais le faire. Quel est celui qui se prsente le premier ? Mnippe Je suis Mnippe. Tiens, Mercure, voici ma besace et mon bton ; jette-les dans le lac ! Pour mon manteau, je ne lai point apport, et jai bien fait. Mercure Monte, Mnippe, le meilleur des hommes, et prends la premire place, en haut, ct du pilote, pour avoir lil sur les autres. Quel est ce beau garon ? Charmolus Laimable Charmolus de Mgare, dont le baiser valait deux talents.wikisource.org//Dialogues_des_m 14/50

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Mercure Eh bien ! laisse l ta beaut, tes lvres et leurs baisers, ta chevelure touffue, lincarnat de tes joues, et toute ta peau. Trs bien ! te voil leste ! monte prsent. Et celui-ci avec sa robe de pourpre, son diadme, cet air farouche ? Qui es-tu ? Lampichus Lampichus, tyran de Gela. Mercure Et pourquoi, Lampichus, tout cet attirail ? Lampichus Comment ! fallait-il donc, Mercure, quun tyran vnt ici tout nu ? Mercure Un tyran, non, mais un mort ! Dpose-moi tout cela. Lampichus H bien ! voil ma richesse par terre. Mercure Jette aussi par terre ton orgueil, Lampichus, et ton air ddaigneux : ils chargeraient trop la barque, sils y montaient avec toi. Lampichus Mais laisse-moi au moins mon diadme et mon manteau. Mercure Non pas ; il faut les quitter aussi. Lampichus Et maintenant ? tu le vois, jai tout quitt. Mercure Et ta cruaut, et ta folie, et ton insolence, et ta colre, dfais-toi encore de tout cela. Lampichus H bien ! me voil nu ! Mercure Monte prsent. Et toi, lhomme pais et charnu, qui es-tu donc ?wikisource.org//Dialogues_des_m 15/50

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Damasias Damasias lathlte. Mercure Cest vrai ; il me semble te reconnatre : je tai vu souvent dans les palestres. Damasias Oui, Mercure : laisse-moi passer, je suis nu. Mercure Comment nu, mon cher ami ? Et ces chairs grasses ? Quitte-les vite, tu ferais couler la barque, en y mettant seulement le pied ; laisse aussi l ces couronnes et ces loges lus par le hraut. Damasias Je suis maintenant tout fait nu, tu le vois, et je ne pse pas plus que les autres morts. Mercure Voil comme il faut tre, trs lger ; monte donc. Et toi, Craton, quitte tes trsors, ta mollesse, ton got pour les volupts ; napporte ici ni tes vtements funbres, ni les dignits de tes aeux ; laisse l ta noblesse, ta gloire, les titres pompeux que tont dcerns tes concitoyens, les inscriptions graves sur tes statues ; ne parle pas du grand monument quils ont rig en ton honneur ; tous ces souvenirs sont trop pesants. Craton Cest malgr moi ; mais je le jette par terre : le moyen de faire autrement ! Mercure Ah ! ah ! Que veux-tu, toi, qui viens tout en armes ? Pourquoi portes-tu ce trophe ? Le Soldat Jai t vainqueur, Mercure, je me suis distingu par mon courage, et mes concitoyens mont donn cette rcompense. Mercure Laisse-moi l ton trophe : la paix rgne aux enfers, et les armes y sont inutiles. Mais quest cet autre au maintien grave, la mine arrogante, aux sourcils froncs, lair mditatif et la longue barbe ? Mnippe Cest un philosophe, Mercure, ou plutt un imposteur, un charlatan : mets-le nu, et tu verras caches sous son habit bien des choses risibles. Mercurewikisource.org//Dialogues_des_m 16/50

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Allons, quitte-nous dabord ce maintien-l, et puis aprs, tout le reste. Par Jupiter ! quil a donc sur lui de forfanterie ! que dignorance, desprit de chicane, de suffisance, de questions captieuses, de discours pineux, de penses entortilles, et avec cela de travaux striles, de frivolits, de balivernes, de sottes minuties ! Mais, par Jupiter, voil aussi de lor, du got pour les jouissances, de limpudence, de la colre, du luxe, de la mollesse ! Rien de cela ne ma chapp, malgr le soin avec lequel tu le cachais. Laisse l aussi tes mensonges, ton orgueil, et cette opinion de valoir mieux que les autres ! Si tu montais dans la barque avec tout ce bagage, quel vaisseau de cinquante rameurs pourrait te recevoir ? Le Philosophe Je vais donc men dfaire, puisque tu le veux. Mnippe Fais-lui donc ter aussi, Mercure, cette norme barbe, si velue, comme tu vois : chaque poil pse au moins cinq mines. Mercure Cest juste : te-moi cela ! le Philosophe Et qui la coupera ? Mercure Mnippe que voici : il va prendre la hache du batelier, et lchelle lui servira de billot. Mnippe Non, Mercure ; donne-moi une scie ; ce sera plus risible. Mercure Il suffit de la hache... Fort bien ! tu as repris un air plus humain, en quittant cette odorante parure des boucs. Mnippe Veux-tu aussi que je lui rogne un peu les sourcils ? Mercure Oui, il les relve trop sur son front, et je ne sais pourquoi il se redresse ainsi. Eh bien ! tu pleures, coquin ; tu trembles laspect de la mort ! allons, monte ! Mnippe Il porte encore sous laisselle quelque chose de fort lourd. Mercurewikisource.org//Dialogues_des_m 17/50

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Quest-ce donc, Mnippe ? Mnippe La flatterie, Mercure, qui lui a t trs utile durant sa vie. Le Philosophe Et toi, Mnippe, laisse l ta libert, ton franc parler, ton caractre sans souci, ton sansgne et ton rire : tu es ici le seul qui ne pleure point. Mercure Non pas ; garde-les, Mnippe ; cest lger, facile porter, et trs utile pour ce trajet. Mais toi, lorateur, quitte-nous cet immense fleuve de paroles, antithses, comparaisons, priodes, barbarismes, et tout ce qui donne du poids aux discours. LOrateur Tiens, je ne les ai plus. Mercure Fort bien ! Lche les amarres, tirons lchelle et levons lancre ! Dploie la voile, nocher, prends le gouvernail, et bon voyage ! Pourquoi pleurez-vous, fous que vous tes, toi surtout, philosophe, qui lon vient de couper la barbe ? Le Philosophe Parce que, Mercure, je croyais lme immortelle. Mnippe Il en a menti : cest autre chose qui le chagrine. Mercure Quoi donc ? Mnippe Il ne fera plus de splendides soupers ; il ne sortira plus la nuit, en cachette, la tte fourre dans son manteau, pour courir la ronde les lieux de dbauche ; et le matin, il nen imposera plus aux jeunes gens, dont il touchait largent pour ses leons de sagesse : voil ce qui le chagrine. Le Philosophe Et toi, Mnippe ; nes-tu pas fch dtre mort ? Mnippe Comment cela ? jai couru au-devant de la mort, sans y tre appel par personne. Mais pendant que nous parlons, nentendez-vous pas des cris, comme de gens qui font grand bruit sur la terre ?wikisource.org//Dialogues_des_m 18/50

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Mercure Cest vrai, Mnippe, et ces cris ne viennent pas dun seul pays : ici, des gens courent en riant la place publique, tout joyeux de la mort de Lampichus ; sa femme est arrte par ls autres femmes ; ses enfants, tout petits encore, sont lapids par les autres enfants ; l, on applaudit lorateur Diophante, qui vient de prononcer dans Sicyone loraison funbre de ce Caton. Par Jupiter ! voici la mre de Damasias, tout plore et menant avec dautres femmes le deuil de son fils. Pour toi, Mnippe, personne ne te pleure ; tu es couch tout seul, bien tranquille. Mnippe Eh ! non pas ! tu entendras bientt, cause de moi, les hurlements lugubres des chiens, et le battement de laile des corbeaux, quand ils se rassembleront pour me donner la spulture. Mercure Tu es un brave, Mnippe. Mais le trajet est fait : allons, rendez-vous au tribunal, par cette route qui y mne tout droit : moi et le batelier, nous allons passer dautres morts. Mnippe Bon voyage, Mercure ! Avanons, nous autres. Eh bien ! que tardez-vous ? Il faut absolument que nous soyons jugs : on dit que les punitions sont dures ; ce sont des roues, des vautours, des rochers, et la vie de chacun va paratre au grand jour.

11. Crats et DiogneCrats Connaissais-tu, Diogne, le riche Mrichus, cet opulent Corinthien, qui possdait un grand nombre de vaisseaux, et auquel son cousin Aristas, non moins riche que lui, avait coutume de dire le mot dHomre : Ou tu menlveras ou je tenlverai. Diogne Pourquoi cela, Crats ? Crats Ils se courtisaient mutuellement dans lesprance dhriter lun de lautre, ayant tous deux le mme ge : tous deux avaient fait connatre leur testament. Mrichus, sil mourait le premier, instituait Aristas son lgataire universel, et Aristas, sil partait avant lui. Voil ce qui tait crit : ils se courtisaient donc et faisaient assaut de flatterie. Et non seulement les devins, qui prdisent lavenir daprs les astres, ou bien daprs les songes, comme les disciples des Chaldens, mais le dieu pythien lui-mme donnait lavantage tantt Aristas, tantt Mrichus : la balance penchait un jour pour celui-ci, un autre jour pour celui-l. Diogne

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Quelle a t la fin de la lutte, Crats ? cela est curieux savoir. Crats Tous les deux sont morts le mme jour, et leur succession a pass Eunomius et Thrasicls, leurs parents auxquels on navait jamais prdit quil en adviendrait ainsi. Nos deux cousins, naviguant de Sicyone Cirrha, ont t pris en travers par lIapyx et ont fait naufrage. Diogne Ils ont bien fait. Mais nous, lorsque nous tions en vie, nous navons jamais song rien de pareil entre nous. Jamais je nai souhait la mort dAntisthne pour hriter de son bton ; cependant il en possdait un solide, quil avait taill dans un olivier franc, et je ne pense pas, Crats, que tu aies jamais dsir, moi mort, hriter de mes biens, je veux dire mon tonneau et ma besace, qui tenait deux chnices de lupins. Crats Je navais pas besoin de cela, ni toi non plus, Diogne. Ce quil nous fallait, nous lavions hrit, toi dAntisthne, et moi de toi ; hritage plus grand et plus prcieux que la royaut des Perses. Diogne Que veux-tu dire ? Crats La sagesse, la modration, la vrit, la franchise, la libert. Diogne Par Jupiter ! je me souviens que cest l la richesse que je reus dAntisthne, et je te la laissai augmente encore. Crats Mais les autres ngligeaient ces biens, et personne ne nous faisait la cour dans lespoir de devenir notre hritier. Tous navaient dyeux que pour lor. Diogne Cela nest pas tonnant. Ils ntaient pas en tat de recevoir de nous ces richesses, tellement le plaisir les avait puiss et rendus comme des bourses sans fond. Ces gens-l, quand on voulait verser en eux de la sagesse, de la franchise, de la vrit, ils coulaient, ils fuyaient ainsi quun vase qui ne peut rien garder. Cest lhistoire des Danades versant aussi de leau dans un tonneau perc ; mais lor, ils le serraient avec les dents, avec les ongles, avec tout ce quils pouvaient. Crats Aussi avons-nous, mme ici, toute notre richesse ; eux, ils ne viendront quavec une obole, et encore restera-t-elle au batelier.wikisource.org//Dialogues_des_m 20/50

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12. Alexandre, Annibal, Minos et ScipionAlexandre Il est juste que jaie la prfrence sur toi, Africain ; tu ne me vaux pas. Annibal Pas du tout ; cest moi quelle est due. Alexandre Eh bien ! prenons Minos pour juge. Minos Qui tes-vous ? Alexandre Celui-ci est Annibal le Carthaginois ; moi je suis Alexandre, fils de Philippe. Minos Par Jupiter, vous tes illustres tous deux ! Mais quel est le sujet de votre dispute ? Alexandre La prminence ! Celui-ci prtend avoir t meilleur gnral que moi ; et moi, comme chacun sait, je soutiens que je lai emport en talents militaires non seulement sur lui, mais sur presque tous ceux qui mont prcd. Minos Eh bien, parlez chacun votre tour. Toi, Africain, commence. Annibal Jai retir de mon sjour ici, Minos, lavantage davoir appris la langue grecque, en sorte que mon rival naura, sur ce point, aucun avantage sur moi. Maintenant je dis que ceux-l sont par-dessus tout dignes dloges qui, ntant rien dans le principe, se sont levs par eux-mmes au premier rang, ont conquis de la puissance et ont t revtus de lautorit suprme. Moi, par exemple, dbarqu en Espagne avec quelques soldats, comme lieutenant de mon beau-frre, je fus bientt jug capable des plus grands emplois et nomm gnral en chef. Je rduisis alors les Celtibriens, je triomphai des Gaulois occidentaux, et, franchissant de hautes montagnes, je parcourus en vainqueur toute la contre quarrose lEridan, renversant un grand nombre de villes, soumettant tout le pays plat de lItalie, et arrivant jusquaux faubourgs de la capitale ; je tuai tant de soldats en un seul jour, que je mesurai leurs anneaux au boisseau, et que je jetai sur les fleuves des ponts de cadavres. Et jai fait tout cela, sans me faire appeler fils dAmmon, sans me donner pour un dieu, sans raconter les rves de ma mre, mais en avouant que jtais homme, ayant affaire aux gnraux les plus consomms, luttant, dans la mle, contre les plus braves soldats, et non pas avec des Mdes, des Armniens, gens qui fuient avant quon les poursuive, et qui cdent la victoire laudace. Alexandre, il est vrai, a augment lhritage quilwikisource.org//Dialogues_des_m 21/50

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avait reu de son pre ; il en a recul les bornes, port sur les ailes de la fortune ; mais peine est-il vainqueur, peine a-t-il triomph du lche Darius, prs dIssus et dArbles, quil renonce aux institutions de sa patrie, se fait adorer comme un dieu, adopte les costumes des Mdes, tue ses amis dans les festins, ou les fait condamner mort. Moi, jai command ma patrie avec quit et ds quelle meut rappel contre la flotte nombreuse de nos ennemis faisant voile sur lAfrique, jobis linstant, je redevins simple particulier, et la condamnation qui me frappa me trouva plein de calme. Voil ce que jai fait, moi, barbare, qui ntais point vers dans les sciences des Grecs, qui ne chantais pas, comme Alexandre, les vers dHomre, qui navais pas t lev par le philosophe Aristote, mais qui me laissais aller mon bon naturel : voil en quoi je prtends valoir mieux quAlexandre. Sil parat plus beau que moi, parce que sa tte tait couronne du diadme, peut-tre sera-ce un titre aux yeux des Macdoniens ; mais ce nest pas une raison pour tre mis au-dessus dun homme brave, dun gnral habile, qui doit plus son conseil qu la fortune. Minos Il a plaid sa cause avec assez de noblesse et mieux quon ne pouvait lattendre dun Africain. Et toi, Alexandre, que vas-tu lui rpondre ? Alexandre Je devrais, Minos, ne rien dire un homme aussi audacieux. La renomme seule suffit tapprendre quel monarque je fus et quel brigand il tait. Voici toutefois de combien je lemporte sur lui. Parvenu, jeune encore, au pouvoir, je relevai un trne mal affermi, je poursuivis les meurtriers de mon pre, jeffrayai les Grecs par la ruine de Thbes, et fus proclam gnralissime de la Grce. Alors je ne me contentai plus de la Macdoine, ni des autres Etats que mon pre mavait laisss. Je formai le projet de conqurir toute la terre, ne pouvant supporter de ne pas tre le souverain de lunivers. Je mlance sur lAsie avec quelques soldats, je suis vainqueur dans un grand combat prs du Granique ; je prends la Lydie, lIonie et la Phrygie ; bientt, subjuguant tout ce qui est sous mes pas, je marche vers Issus, o Darius mattendait la tte dune arme innombrable. Vous savez ici, Minos, que de morts je vous ai envoys ce jour-l ; le batelier dit que sa barque ne pouvait leur suffire, et quil fut oblig de construire des radeaux pour en passer un grand nombre. Et dans tous ces exploits, je faisais le premier face au danger et mhonorais de mes blessures. Ensuite, pour ne parler ni de Tyr ni dArbles, jai pntr jusque chez les Indiens, en faisant de lOcan les bornes de mon empire ; jai pris leurs lphants, jai soumis Porus, jai dfait les Scythes, guerriers qui ne sont pas mprisables, jai travers le Tanas, et remport la victoire dans un grand combat de cavalerie. Jai fait du bien mes amis, du mal mes ennemis. Si jai paru un dieu aux hommes, il faut leur pardonner une erreur quexplique la grandeur de mes exploits. Enfin je suis mort sur le trne, tandis que celui-ci, chass de sa patrie, est mort chez Prusias le Bithynien, comme il convenait un homme fourbe et cruel. Car, comment a-t-il triomph des Italiens, je ne veux pas le dire : ce nest pas par la valeur, mais par la sclratesse, la perfidie et la ruse. Dans sa lutte, rien de juste, rien de franc. Il me reproche ma mollesse ; mais il a donc oubli ce quil faisait Capoue, lorsquaux bras des courtisanes, ce bon gnral perdait dans les plaisirs un temps prcieux pour la guerre ! Ddaignant la conqute de lOccident, je me suis tourn contre les nations orientales. Mais quaurais-je fait de grand, si jeusse soumis, sans coup frir, lItalie, la Libye et les contres qui stendent jusqu Gads ? Ces pays ne me parurent pas dignes de mes armes, tout tremblants quils taient et prts reconnatre un matre. Jai dit. A toi de dcider, Minos. Je crois quil nest pas besoin den ajouter davantage. Scipionwikisource.org//Dialogues_des_m 22/50

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Pas darrt, avant quon mait aussi entendu ! Minos Qui es-tu donc, lami ? quelle est ta patrie ? Scipion Je suis Italien ; Scipion, le gnral qui a dtruit Carthage et soumis lAfrique aprs de grands combats. Minos Eh bien, que veux-tu dire ? Scipion Que je le cde Alexandre, mais que je suis bien au-dessus dAnnibal ; car je lai vaincu, poursuivi, et condamn une fuite honteuse. Quelle est donc son impudence de disputer le pas Alexandre, lorsque moi, Scipion, son vainqueur, je me place au-dessous de ce prince ? Minos Par Jupiter ! tu as raison, Scipion ! Que le premier rang soit Alexandre et le second toi ; Annibal, sil lui plat, aura le troisime, et sa part nest pas encore ddaigner.

13. Diogne et AlexandreDiogne Quest-ce donc, Alexandre ? te voil mort comme nous tous ! Alexandre Tu le vois, Diogne ; il ny a rien dextraordinaire ; jtais homme, je suis mort. Diogne Ainsi Ammon mentait, lorsquil disait que tu tais son fils ; car tu tais bien, nest-ce pas, celui de Philippe ? Alexandre Oui, celui de Philippe. Je ne serais pas mort, si javais t le fils dAmmon. Diogne Et ctaient aussi des mensonges quon dbitait sur Olympias, quand on disait quun serpent avait couch avec elle, quon lavait vu dans son lit, que tu lui devais la naissance, et que Philippe tait dans lerreur en se croyant ton pre ? Alexandre Jai entendu dire cela comme toi ; maintenant, je vois que ni ma mre ni les oracleswikisource.org//Dialogues_des_m 23/50

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dAmmon navaient le sens commun. Diogne Ce mensonge, toutefois, Alexandre, na pas nui tes affaires. Nombre de gens tremblaient devant toi, convaincus que tu tais un dieu. Mais, dis-moi, qui as-tu lgu ton immense empire ? Alexandre Je nen sais rien, Diogne ; je nai eu le temps de prendre aucune disposition cet gard. Tout ce que jai pu faire, a t, en mourant, de donner mon anneau Perdiccas. Pourquoi ristu, Diogne ? Diogne Je ris en me rappelant toutes les flatteries que les Grecs tont prodigues, lorsque, matre du pouvoir, tu as t nomm leur chef et leur gnralissime contre les barbares ; on en a vu qui te mettaient au nombre des douze grands dieux, te btissant des temples, et toffrant des sacrifices comme tant le fils du serpent. Mais, dis-moi, o les Macdoniens tont-ils enseveli ? Alexandre Voil trois jours que je suis gisant Babylone ; mais Ptolme, lun de mes gardes, a promis que, ds quil serait sorti des embarras de la situation, il me ferait porter en Egypte, afin dy tre enseveli et mis au rang des divinits gyptiennes. Diogne Et je ne rirais pas, Alexandre, quand je te vois, jusque dans les enfers, occup de ces billeveses, esprant devenir un Anubis ou un Osiris ? Va, trs divin personnage, quitte cet espoir ! Il ny a plus de retour, quand une fois on a travers le lac des enfers et franchi cet troit passage. aque est vigilant, et il faut compter avec Cerbre. Cependant je voudrais bien savoir de toi comment tu supportes ton tat actuel, lorsque tu songes ce grand bonheur que tu as laiss sur la terre : gardes du corps, satellites, satrapes, or en abondance, peuple dadorateurs, Babylone, Bactres, lphants normes, honneur, gloire, promenade triomphante sur un char, la tte ceinte dune bandelette blanche, le corps couvert dun manteau de pourpre. Tout cela ne te fait-il pas de peine, en te revenant la pense ? Pourquoi pleures-tu, insens ? Le sage Aristote ne ta-t-il pas appris quil ny a rien de solide dans ce qui nous vient de la fortune ? Alexandre Ah ! ce philosophe a t le plus dtestable de tous mes flatteurs ! Personne ne sait donc tout ce quil a fait, cet Aristote, quelles demandes il ma adresses, quelles lettres il ma crites, combien il a abus de mon amour pour les sciences, toujours prt me flatter, louer ma beaut, comme si la beaut faisait partie du bonheur, ou bien mes exploits, ou bien mes richesses ; car il disait aussi que ctaient l de vrais biens, afin de navoir point rougir de recevoir mes riches prsents. Ctait un charlatan, Diogne, un vrai faiseur. Tout le fruit que jai retir de sa sagesse a t de maffliger de me voir enlever, comme de grands biens, tout ce dont tu viens de faire lnumration. Diogne

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Sais-tu ce que tu as faire ? car je veux tindiquer un remde ton chagrin. Comme il ne crot pas ici dellbore, va boire longs traits leau du Lth, puis retourne en boire encore et souvent ; cest le seul moyen de ne plus regretter les biens dAristote. Aussi bien japerois Clitus, Callisthne, et plusieurs autres qui viennent en hte de ce ct, sans doute pour te mettre en pices et se venger des maux que tu leur as faits. Prends donc cette autre route, et bois souvent, comme je te lai dit.

14. Alexandre et PhilippePhilippe Maintenant, Alexandre, tu ne peux plus dire que tu nes pas mon fils ; car tu ne serais pas mort, si tu avais t celui dAmmon. Alexandre Je savais bien, mon pre, que jtais le fils de Philippe, fils dAmyntas, mais jacceptais loracle, le croyant utile mes desseins. Philippe Comment dis-tu ? Tu croyais utile de te laisser duper par les prophtes ? Alexandre Je ne dis pas cela. Mais les barbares avaient peur de moi ; aucun deux ne me rsistait, croyant avoir affaire un dieu et je neus pas de peine les vaincre. Philippe Et quels hommes as-tu vaincus avec lesquels on peut se mesurer, toi qui nas jamais lutt quavec des lches, toujours prts jeter leurs arcs, leurs javelots et leurs boucliers dosier ? Ctait autre chose de soumettre les Grecs, les Botiens, les Phocens, les Athniens ! Culbuter linfanterie des Arcadiens, la cavalerie thessalienne, les Elens habiles lancer le javelot, les fantassins de Mantine, les Thraces, les Illyriens, les Poniens : voil de grands exploits. Mais les Mdes, les Perses, les Chaldens, race brillante dor et effmine ; ne sais-tu pas quavant toi les dix mille conduits par Clarque les ont battus, sans quils aient mme attendu les traits des Grecs pour prendre la fuite ? Alexandre Cependant les Scythes, mon pre, et les lphants indiens, ce ne sont pas ennemis ddaigner ; et pourtant je les ai vaincus, sans semer entre eux la discorde, sans acheter la victoire par des trahisons. Jamais je nai fait de faux serments, trahi la foi jure, commis la moindre perfidie pour tre vainqueur. Jai soumis une partie de la Grce sans verser de sang ; mais pour Thbes, vous savez, sans doute, comment je men suis veng. Philippe Je sais tout cela ; Clitus me la appris, lui que tu as tu dun coup de lance au milieu dun festin, parce quil avait laudace de louer mes exploits compars aux tiens. Mais il parat que tu as mis de ct la chlamyde macdonienne pour te revtir de la robe persique, coiff ta tte dune tiare droite et voulu te faire adorer par les Macdoniens, qui sont des hommes libres ;wikisource.org//Dialogues_des_m 25/50

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quenfin, ce qui est le comble du ridicule, tu as adopt les murs des vaincus. Je ne parle pas ici de tes autres prouesses, comme de renfermer avec des lions des hommes distingus par leur sagesse, de contracter de singuliers mariages, et daimer Hphestion dune tendresse excessive. Il ny a quun trait que jaie approuv en lapprenant, cest que tu as respect la femme de Darius, qui tait belle, et que tu as pris soin de la mre et des filles de ton ennemi ; cest agir en roi. Alexandre Et cette ardeur, mon pre, qui me faisait braver ie danger, vous ne la louez pas, ni ce courage franchir le premier le mur des Oxydraques, sauter dans la ville, et recevoir tant de blessures ? Philippe Non, je napprouve pas cela, Alexandre. Ce nest pas quil ne soit quelquefois glorieux un roi dtre bless et daffronter le danger pour son arme ; mais ici une pareille conduite ne te rapportait rien. Lide que tu tais un dieu, si une fois tu tais bless et port aux yeux de tous hors du combat, tout couvert de sang et gmissant de tes blessures, et donn matire rire aux spectateurs. Ammon tait convaincu de charlatanisme et dimposture, et ses prophtes dadulation. Le moyen, en effet, de ne pas rire, en voyant le fils de Jupiter tombant en syncope et implorant le secours des mdecins ? Car, aujourdhui que tu es mort, crois-tu quune foule de gens ne raillent pas amrement cette comdie, en voyant le fils dun dieu tendu dans le cercueil, dj livr la pourriture et enfl comme tous les autres cadavres ? Dailleurs, Alexandre, cette prtendue utilit de loracle, qui te facilitait, disais-tu, la victoire, ta ravi en grande partie la gloire de tes exploits ; tous paraissaient moindres, venant dun dieu. Alexandre Ce nest pas l ce que les hommes pensent de moi ; au contraire, ils me mettent en parallle avec Hercule et Bacchus ; et, malgr tout, je suis le seul qui ait pris la Roche Aornos, dont aucun des deux na pu semparer. Philippe Tu le vois, tu parles encore comme si tu tais le fils dAmmon, tu te compares Hercule et Bacchus ! Nauras-tu donc jamais de honte, Alexandre ? ne te dferas-tu pas de cette vanit ? ne te connatras-tu jamais toi-mme, et ne comprendras-tu pas enfin que tu es mort ?

15. Achille et AntiloqueAntiloque Quels propos, Achille, tu tenais avant-hier Ulysse au sujet de la mort ! Quils taient bas et indignes de tes matres, Chiron et Phnix ! Je tai entendu dire que tu aimerais mieux travailler la terre, comme un mercenaire, auprs de quelque colon indigent, que de rgner sur tous les morts. Un lche et vil Phrygien, attach moins la vertu qu la vie, pourrait tenir un semblable langage ; mais que le fils de Pele, le plus intrpide de tous les hros, conoive daussi basses penses, cest le comble de la honte ; cest un dmenti donn ta vie tout entire, puisque pouvant rgner sans gloire pendant de longs jours en Phthiotide, tu prfras un trpas glorieux. Achillewikisource.org//Dialogues_des_m 26/50

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Hlas ! fils de Nestor, je ne savais pas ce que sont les enfers ; et ne pouvant juger lequel des deux vaut le mieux, jai prfr une misrable gloriole la vie. Aujourdhui je sais ce quil en est, combien cette gloire est inutile ; et malgr ce que chantent l-haut tous ces rhapsodes, les morts sont tous gaux. Notre beaut, Antiloque, notre force ne nous suit pas ici ; nous sommes camps, tous semblables, dans les mmes tnbres, sans que rien nous distingue. Les ombres des Troyens ne me craignent plus, celles des Grecs ne sinclinent plus devant moi ; lgalit est complte, et un mort est semblable un mort, quil ait t lche ou brave. Voil ce qui me chagrine, voil ce qui me rduit au dsespoir et me fait dsirer de vivre mercenaire. Antiloque Et cependant quy faire, Achille ? Telle est la loi de la nature, tous les hommes meurent. Le plus simple est dobir cette loi, et de ne point se chagriner des ordres du destin. Dailleurs, tu nous vois ici, nous tous tes amis : Ulysse ncessairement y viendra bientt. Cest une consolation de partager le mme sort et de ntre pas seul le subir. Tu vois Hercule et Mlagre et tous les autres hros ; je suis convaincu que nul dentre eux ne consentirait remonter l-haut, si on les y renvoyait mercenaires chez des gens misrables et sans avoir. Achille Le conseil est dun ami : cependant je ne sais pourquoi le souvenir de la vie me chagrine, et je crois que chacun de vous prouve le mme chagrin. Si vous nen convenez pas, cest que vous tes pires que moi, puisque vous souffrez sans vous plaindre. Antiloque Non ; mais nous valons mieux que toi, Achille. Nous voyons quil est inutile de rien dire, et alors nous prenons le parti de nous taire, de nous rsigner et de souffrir afin de ne pas prter rire, comme toi, en formant de pareils vux.

16. Diogne et HerculeDiogne Nest-ce pas Hercule que je vois ? Par Hercule, cest lui-mme ; voici son arc, sa massue, sa peau de lion, sa stature : cest Hercule tout entier ! Eh quoi ! il est mort, lui, le fils de Jupiter ? Dis-moi, beau vainqueur, tu es mort ? Et moi qui, sur la terre, toffrais des sacrifices, comme un dieu ! Hercule Tu avais raison : le vritable Hercule est dans le ciel avec les dieux ; il est lpoux dHb aux pieds charmants : moi, je suis son ombre. Diogne Que dis-tu ? Lombre dun dieu ? Est-il possible quon soit dieu par une moiti et mort par lautre ? Hercule Oui, lautre Hercule nest pas mort, mais seulement moi, qui suis son image.wikisource.org//Dialogues_des_m 27/50

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Diogne Jentends : il la donn comme remplaant Pluton, et tu tiens ici sa place. Hercule Cest quelque chose comme cela. Diogne Mais comment se fait-il quaque, ce juge svre, nait pas reconnu que tu ntais pas le vritable Hercule, et quil ait reu lHercule suppos qui se prsentait ? Hercule Cest que je lui ressemble sy mprendre. Diogne Cest juste : on peut croire que cest tout fait lui. Prends garde toutefois que ce ne soit le contraire, et qutant, toi, le vritable Hercule, ton simulacre ne soit lpoux dHb chez les dieux. Hercule Tu es un impertinent et un bavard, et si tu ne cesses tes brocards contre moi, tu sauras bientt de quel dieu je suis lombre. Diogne Oui, je te vois larc en main, prt tirer ; mais quai-je craindre de toi, une fois mort ? Cependant, dis-moi, au nom de ton Hercule, quand ce hros vivait, tais-tu plac prs de lui comme son image, ou ne faisiez-vous quun seul tre dans la vie ? Puis, maintenant que vous tes morts, vous tes-vous spars, lun pour revoler vers les dieux, et toi, limage, pour descendre naturellement chez les morts ? Hercule Je devrais ne pas rpondre un mot un homme qui ne singnie qu se moquer de moi. Toutefois coute bien ceci : tout ce qui dans Hercule tait luvre dAmphitryon est mort, et cest moi qui suis ce tout ; mais ce qui tait de Jupiter vit dans le ciel avec les dieux. Diogne Je comprends merveille. Alcmne, daprs ce que tu dis, est accouche la fois de deux Hercules, lun fils dAmphitryon, lautre de Jupiter, et nous ne savions pas que vous tiez deux jumeaux, issus de la mme mre. Hercule Mais non, imbcile ; nous tions tous les deux le mme tre. Diogne Il nest pas facile de comprendre que deux Hercules nen fissent quun ; moins que vouswikisource.org//Dialogues_des_m 28/50

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Dialogues des deux Hercules nen fissent quun ; moins que vous Il nest pas facile de comprendre que morts (Lucien) - Wikiso ne fussiez, comme les Centaures, deux natures en une seule, homme et dieu.

Hercule Tous les hommes ne te paraissent-ils pas composs de deux tres, dune me et dun corps ? Qui empcherait que lme, mane de Jupiter, ne ft dans le ciel, et que la partie mortelle ne ft chez les morts ? Diogne Oui, trs excellent fils dAmphitryon, tu aurais raison, si tu tais un corps ; mais tu nes quune ombre, en sorte que tu cours le risque dimaginer encore un triple Hercule. Hercule Pourquoi triple ? Diogne Voici pourquoi. Sil y a un Hercule dans le ciel et une ombre dHercule avec nous, puis sur le mont Oeta un corps qui nest dj plus que poussire, cela nous tonnerait : vois alors quel troisime pre tu trouveras pour ce corps. Hercule Tu es un insolent et un sophiste. Comment tappelles-tu ? Diogne Lombre de Diogne de Sinope. Ma personne, jen atteste Jupiter, nest pas du tout chez les dieux immortels, mais parmi les meilleurs morts, o je ris dHomre et de ses froides inventions.

17. Mnippe et TantaleMnippe Pourquoi pleurer ainsi, Tantale ? pourquoi gmir sur ton sort, debout prs de ce lac ? Tantale Parce que je meurs de soif, Mnippe. Mnippe Es-tu donc si paresseux que tu ne te baisses pour boire, ou bien, par Jupiter, que tu ne puises de leau dans le creux de ta main ? Tantale Cest vainement que je me baisserais : leau fuit, ds quelle me sent approcher delle, et si, par hasard, jen puise un peu dans ma main et la porte ma bouche, je nai pas le temps de mouiller le bord de mes lvres que dj elle scoule, je ne sais comment, travers mes doigts, et que ma main reste sche.wikisource.org//Dialogues_des_m 29/50

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Mnippe Ce qui tarrive est prodigieux, Tantale. Mais, dis-moi, pourquoi as-tu besoin de boire ? Tu nas plus de corps ; le tien est enseveli quelque part en Lydie, et cest lui qui pouvait jadis avoir soif ou faim. Aujourdhui que tu nes quune me, comment peux-tu prouver la faim ou la soif ? Tantale Cest cela mme qui est mon supplice : mon me prouve la soif, comme si elle tait mon corps. Mnippe Je veux bien le croire, puisque tu dis que cette soif est ta punition ; mais quest-ce que cela peut avoir daffligeant pour toi ? Crains-tu de mourir, faute de boire ? Je ne vois pas quil y ait dautre enfer que celui-ci, ni de mort qui nous fasse passer en dautres lieux. Tantale Tu as raison ; et cest une partie de ma peine de dsirer de boire sans en avoir besoin. Mnippe Tu es fou, Tantale, et ce nest pas deau que tu parais avoir besoin, mais, par Jupiter, dellbore pur. Tu prouves le contraire des gens mordus par un chien enrag : ce nest pas leau, cest la soif que tu crains. Tantale Je ne refuserais pas, Mnippe, de boire mme de lellbore ; puiss-je en avoir ! Mnippe Sois tranquille, Tantale : ni toi, ni aucun mort ne boira jamais ; cest impossible. Cependant, tous ne sont pas condamns, comme toi, une soif perptuelle, tandis que leau schappe de leurs mains.

18. Mnippe et MercureMnippe O sont donc, Mercure, les beaux garons et les belles femmes ? Sers-moi de conducteur : je ne fais que darriver. Mercure Je nai pas le temps, Mnippe ; seulement regarde de ce ct, ta droite, par ici, est Hyacinthe, Narcisse, Nire, Achille, Tyro, Hlne, Ld, en un mot, toutes les beauts des temps antiques. Mnippe Je ne vois que des os, des crnes dcharns, qui se ressemblent tous.wikisource.org//Dialogues_des_m 30/50

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Mercure Eh ! ce sont l ces beauts tant admires des potes, les mmes os que tu parais si fort ddaigner. Mnippe Alors montre-moi donc Hlne : je ne saurais la reconnatre. Mercure Tiens ! cest ce crne-l qui est Hlne. Mnippe Comment ! cest pour cela que les mille vaisseaux ont t rassembls de tous les points de la Grce, que tant de Grecs et d Barbares sont tombs, que tant de villes ont t renverses ? Mercure Oui, mais tu nas pas vu cette beaut quand elle tait vivante ; tu aurais dit aussi : Il est bien naturel que pour une pareille femme nous endurions de si longs malheurs . Ainsi, quand on voit des fleurs dessches et prives de leur coloris, on les trouve sans grce et sans charmes ; mais au moment o florissait leur clat, elles semblaient ravissantes. Mnippe Et voil justement, Mercure, ce qui mtonne cest que les Grecs naient pas compris quils se donnaient tant de mal pour une beaut passagre et sitt fane. Mercure Je nai pas le temps, Mnippe, de philosopher avec toi : choisis la place o tu veux tre, et ty couche ; moi, je vais chercher dautres morts.

19. aque, Protsilas et Parisaque Pourquoi, Protsilas, te jeter ainsi sur Hlne et ltrangler ? Protsilas Parce quelle est cause de ma mort, aque. Pour elle jai quitt mon palais avant quil ft achev, et jai laiss veuve celle que je venais de prendre pour pouse. aque Accuse donc Mnlas, qui vous a conduits Troie pour une pareille femme. Protsilas Ton conseil est bon ; cest lui que je dois men prendre.wikisource.org//Dialogues_des_m 31/50

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Mnlas Non pas moi, mon cher ami, mais bien, plutt Paris, qui, au mpris de tous les droits de lhospitalit, ma enlev ma femme et sest enfui avec elle. Il ne mrite pas seulement dtre trangl par toi, mais par tous les Grecs et par tous les Barbares dont il a caus la mort. Protsilas Oui, cela vaut mieux. Ainsi, dtestable Paris, tu ne tchapperas pas de mes mains. Paris Tu as tort, Protsilas, et surtout avec un homme de ton mtier : je suis amoureux, comme toi, et soumis aux lois du mme dieu. Tu sais quil triomphe de la volont, quil mne o bon lui semble, et quil est impossible de lui rsister. Protsilas Cest vrai : ah ! que ne mest-il donn de tenir ici lAmour ! aque Moi, je vais plaider sa cause auprs de toi. Il te dira quil a caus peut-tre la passion de Paris, mais nullement la mort de personne, Protsilas, ni la tienne. Cest toi qui, oubliant ta jeune pouse, quand vous abordiez Troie, tes lanc avant tous les autres sur le rivage avec une audace insense, transport du dsir de la gloire ; et cest ce dsir qui ta fait prir le premier la descente des vaisseaux. Protsilas Eh bien, aque, je te rpondrai quelque chose de plus juste encore mon gard. Ce nest pas moi qui suis la cause de tout cela, cest la Parque qui a fil ma vie depuis ma naissance. aque Daccord : aussi, que ne laccuses-tu ?

20. Mnippe et aqueMnippe Par Pluton, aque, fais-moi voir tout ce quil y a dans les enfers. aque Il nest pas facile de te montrer tout, Mnippe ; mais les objets les plus importants, regarde-les. Voici Cerbre que tu connais, et le nocher qui ta fait passer, puis le lac et le Pyriphlgthon, que tu as vus en entrant. Mnippe Je connais tout cela ; je sais aussi que tu gardes la porte ; jai vu galement le Roi et les Furies. Mais montre-moi les hommes dautrefois, et surtout les plus clbres dentre eux.wikisource.org//Dialogues_des_m 32/50

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aque Voici Agamemnon, Achille ; puis ct Idomne ; ensuite Ulysse, Ajax, Diomde, les plus illustres des Grecs. Mnippe Hlas ! Homre, comme les premiers personnages de tes rhapsodies sont couchs l, par terre, mconnaissables, sans forme, simple poussire, restes drisoires, crnes vraiment sans consistance ! Et celui-ci, quel est-il, aque ? aque Cest Cyrus : puis voici Crsus, et prs de lui Sardanapale ; au-dessus deux Midas, et lbas Xerxs. Mnippe Cest donc toi, misrable, qui faisais trembler la Grce, enchanant lHellespont, et voulant faire passer ta flotte travers les montagnes. Et ce Crsus, comme le voil ! Quant Sardanapale, jai envie, aque, avee ta permission, de lui donner un soufflet. aque Nen fais rien ; tu briserais ce crne de femme. Mnippe Eh bien ! je veux au moins cracher au visage de cet androgyne. aque Veux-tu que je te fasse voir les sages ? Mnippe Oui, par Jupiter ! aque Le premier que tu vois est Pythagore. Mnippe Salut, Euphorbe, Apollon, ou qui tu voudras. Pythagore Salut, Mnippe. Mnippe Tu nas plus ta cuisse dor ? Pythagorewikisource.org//Dialogues_des_m 33/50

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Non : mais voyons un peu dans ta besace sil y a quelque chose manger. Mnippe Il y a des fves, mon ami, mais tu nen manges pas. Pythagore Donne toujours : on a dautres principes chez les morts, et jai appris que les fves nont rien de commun avec les ttes de nos pres. aque Voici Solon, fils dExcestide, puis Thaes, puis auprs deux Pittacus et les autres sages : ils sont l tous les sept, tu vois. Mnippe Oui, aque, et, seuls des autres, ils sont sans souci, lair joyeux. Mais en voici un qui est poudreux comme un pain cuit sous la cendre ; son corps est tout fleuri de pustules : quel est-il ? aque Cest Empdocle, Mnippe, tomb moiti rti de lEtna dans les enfers. Mnippe Brave homme aux sandales dairain, quelle ide as-tu eue daller te jeter ainsi dans le cratre ? Empdocle Cest un accs dhumeur noire, Mnippe. Mnippe Non. par Jupiter, mais plutt de vaine gloire, dorgueil et de folie ! Voil ce qui ta rduit en charbon avec tes sandales, et ctait justice. Mais cette ruse ta t inutile, et lon a vu que tu tais mort. Et Socrate, dis-moi, aque, o donc est-il ? aque Prs de Nestor et de Palamde, bavardant avec eux. Mnippe Cependant je voudrais bien le voir, sil est l quelque part. aque Tu vois cette tte chauve ? Mnippe Tout le monde lest ici ; cest un signalement uniforme chez les morts.wikisource.org//Dialogues_des_m 34/50

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aque H bien ! ce nez camus ? Mnippe Cest encore la mme chose : tout le monde est camus. Socrate Tu me cherches, Mnippe ? Mnippe Oui, Socrate. Socrate Que fait-on Athnes ? Mnippe La plupart des jeunes gens sy disent philosophes ; et si lon en juge par les habits et la dmarche, ce sont tous des philosophes parfaits. Du reste tu as pu voir comment sont arrivs ici Aristippe et Platon, lun fleurant la myrrhe, lautre appris faire la cour aux tyrans de Sicile. Socrate Et que pense-t-on de moi ? Mnippe Tu es heureux, Socrate, sous ce rapport. Chacun testime un homme admirable, sachant tout, et pourtant, disons la vrit, ne sachant rien. Socrate Cest ce que je leur disais moi-mme ; mais ils croyaient que ctait pure ironie. Mnippe Quels sont ceux que je vois autour de toi ? Socrate Charmide, Phdre, et le fils de Clinias. Mnippe merveille, Socrate : ici mme tu ne ngliges pas ton mtier, et ne ddaignes point les jolis garons. Socratewikisource.org//Dialogues_des_m 35/50

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Que faire de plus agrable ? Mais rapproche-toi de nous, si bon te semble. Mnippe Non, par Jupiter, je vais mtablir auprs de Crsus et de Sardanapale : jespre avoir beaucoup rire, en les entendant pleurer. aque Et moi je men vais, de peur que quelque mort ne nous chappe : tu en verras plus long une autre fois, Mnippe. Mnippe Va-ten, aque ; en voil bien assez.

21. Mnippe et CerbreMnippe Cerbre (car je suis ton parent, en ma qualit de chien), dis-moi, par le Styx, quelle mine faisait Socrate en descendant chez vous. Comme dieu, tu ne dois pas seulement savoir aboyer, tu dois parler, quand tu veux, la langue des hommes. Cerbre De loin, Mnippe, il parut tous savancer dun pas rsolu, et sans craindre la mort ; il cherchait du moins le faire croire ceux qui taient hors de la porte. Mais quand il eut mis la tte dans lintrieur du gouffre et vu les tnbres, il hsita ; et je fus oblig en mme temps que la cigu, de lui mordre les pieds pour le faire descendre ; il pleurait comme un enfant, il regrettait ses marmots, et il se tournait dans tous les sens. Mnippe Ce ntait donc quun sophiste : il ne mprisait pas rellement la mort. Cerbre Non : seulement, lorsquil vit quelle tait invitable, il se donna des airs courageux, afin de ne pas paratre subir malgr lui le sort quil ne pouvait empcher, et de se faire admirer des spectateurs. En gnral, jen pourrais dire autant de tons les gens de cette espce : tant quils ne sont qu lentre, on les voit rsolus, dcids ; peine entrs, lexprience est faite. Mnippe Mais moi, quelle mine avais-je en descendant ici ? Cerbre Tu es le seul, Mnippe, avec Diogne, qui te sois montr digne de ta race. Tous les deux vous tes entrs sans contrainte, sans violence, mais de bonne humeur, le rire sur les lvres, et priant les autres daller pleurer.

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22. Charon, Mnippe et MercureCharon Paye-moi, coquin, le prix du passage ! Mnippe Crie, si cela tagre, Charon. Charon Paye-moi, te dis-je, pour tavoir pass. Mnippe Tu ne peux rien recevoir, puisque je nai rien donner. Charon Qui est-ce qui na pas une obole ? Mnippe Je ne sais pas si dautres en ont, mais moi je nen ai pas. Charon Par Pluton ! je ttrangle, sclrat, si tu ne me payes. Mnippe Et moi je te casse la tte avec mon bton. Charon Tu auras donc fait pour rien un si long trajet ? Mnippe Que Mercure paye pour moi, lui qui ma mis dans ta barque. Mercure Par Jupiter ! le beau profit, sil faut encore que je paye pour les morts ! Charon Ah ! je ne te lcherai pas. Mnippe Si tu attends que je te paye, attache ici ta barque ; tu attendras longtemps. Puisque je nai rien, que veux-tu que je te donne ?wikisource.org//Dialogues_des_m 37/50

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Charon Ne savais-tu pas quil fallait apporter de quoi solder ? Mnippe Je le savais, mais je navais rien. Comment ! fallait-il, pour cela, que je fusse exempt de mourir ? Charon Ainsi, tu seras le seul te vanter davoir pass gratis ? Mnippe Gratis ! non pas, lami ; jai vid la sentine, mis la main la rame, et, seul de tous les passagers, je ne me suis pas mis crier. Charon Cela ne sappelle pas un page ; il faut que tu donnes une obole ; cest une loi absolue. Mnippe Alors, reconduis-moi la vie. Charon Tu es charmant, pour que je sois battu par aque ! Mnippe Laisse-moi donc tranquille. Charon Montre ce que tu as dans ta besace. Mercure Des lupins, si tu en veux, et le souper dHcate. Charon Mercure, do nous as-tu donc amen ce chien ? Les beaux propos quil tenait tous les passagers, pendant la traverse ! Comme il les raillait ! Comme il sen moquait, seul chanter pendant que les autres gmissaient ! Mercure Tu ne sais pas, Charon, quel homme tu as pass l ; un homme vraiment libre, et qui na souci de rien ; cest Mnippe ! Charonwikisource.org//Dialogues_des_m 38/50

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Ah ! si jamais je ty rattrape... Mnippe Oui, lami, si tu my rattrapes ; mais, tu ne my prendras pas deux fois.

23. Protsilas, Pluton et ProserpineProtsilas Mon matre, mon roi, notre Jupiter, et vous, fille de Crs, ne rejetez pas la prire dun amant. Pluton Que nous demandes-tu ? Qui es-tu ? Protsilas Je suis Protsilas, fils dIphicls, roi des Phylaciens, alli des Grecs, et qui mourus le premier sous les murs de Troie. Je vous supplie de maccorder quelques jours de cong pour aller revivre. Pluton Ce dsir, Protsilas, tous les morts lont comme toi ; mais nul dentre eux nobtient ce quil souhaite. Protsilas Ce nest pas la vie que jaime, Pluton ; cest ma femme, que jai laisse, nouvelle pouse, pour aller membarquer ; et puis, infortun, en descendant des vaisseaux, je fus tu par Hector. Cest cet amour conjugal, mon matre ! qui me dchire lme ; je ne veux que paratre un moment aux yeux de ma femme, et je reviens aussitt. Pluton Nas-tu pas bu, Protsilas, de leau du Lth ? Protsilas Si, mon matre ; mais la passion est plus forte. Pluton Eh bien ! attends ; ta femme viendra quelque jour ici, et tu nauras pas besoin de remonter sur la terre. Protsilas Lattente mest insupportable, Pluton ; toi aussi, tu as aim, et tu sais ce que cest que lamour. Plutonwikisource.org//Dialogues_des_m 39/50

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quoi te servirait de revivre un seul jour, pour retomber bientt aprs dans les mmes regrets ? Protsilas Jespre lui persuader de me suivre chez vous, si bien quavant peu, vous aurez deux morts au lieu dun. Pluton Cest impossible ; cela ne sest jamais fait. Protsilas Rappelle tes souvenirs, Pluton ; vous avez rendu Orphe son Eurydice pour un motif semblable et vous avez laiss descendre ici Alceste, ma parente, avec Hercule, qui vous vouliez tre agrable. Pluton Tu voudrais donc, crne nu et difforme, paratre ainsi ta belle et jeune pouse ? Comment pourrait-elle voler dans tes bras, incapable mme de te reconnatre ? Elle aura peur, sache-le bien ; elle te fuira ; et cest pour rien que tu auras fait un si long voyage. Proserpine Eh bien, mon mari, tu peux y remdier : ordonne Mercure de toucher Protsilas de sa baguette, aussitt quil aura revu la lumire, et den faire un beau jeune homme, tel quil tait au sortir de la chambre nuptiale. Pluton Puisque Proserpine le veut, emmne-le sur la terre et fais-en un jeune poux. Toi, noublie pas que tu nas quun jour.

24. Diogne et MausoleDiogne Carien, qui te rend si fier, et pourquoi veux-tu quon thonore plus que nous tous ? Mausole' Mais dabord, citoyen de Sinope, cause de ma royaut ; jai rgn sur la Carie tout entire, command bon nombre de Lydiens, soumis des les, pntr jusqu Milet, et assujetti une partie de lIonie. Ensuite, jtais beau, grand, courageux dans les combats. Mais, ce qui est plus encore, jai dans Halicarnasse un tombeau immense, tel que jamais mort nen a eu de plus splendide. Les chevaux et les hommes quon y a sculpts sont si admirablement faits et dun si beau marbre, quon ne saurait aisment trouver mme un temple aussi magnifique. Crois-tu maintenant que je nai pas raison dtre fier ? Diognewikisource.org//Dialogues_des_m 40/50

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cause de ta royaut, dis-tu, de ta beaut et de lnormit de ce tombeau ? Mausole' Oui, par Jupiter ! Diogne Mais, beau Mausole, tu nas plus ni cette force, ni cette tte charmante. Si nous prenions un juge de notre beaut respective, je ne sais pas trop en quoi ton crne serait prfrable au mien : tous deux ils sont chauves et nus ; tous deux nous montrons les dents, nous avons les yeux creux et le nez camus. Ce tombeau, ces pierres prcieuses, les habitants dHalicarnasse en font montre, et sen vantent auprs des trangers comme possdant un superbe difice. Mais toi, mon cher, je ne vois pas quoi cela te sert, moins que tu ne veuilles dire que tu portes un poids plus lourd que le ntre, sous les grosses pierres qui tcrasent. Mausole' Ainsi tout cela mest inutile ? il y a galit entre Mausole et Diogne ? Diogne galit ! non pas, mon ami, non pas. Mausole gmira sans cesse au souvenir de son bonheur chimrique sur la terre, et Diogne se rira de lui : Mausole vantera le tombeau que lui a fait lever, dans Halicarnasse, Artmise son pouse et sa sur ; et Diogne ne sait pas mme si son corps est dans une tombe. Jamais il ne sen est inquit ; mais il a laiss dans le cur des gens de bien le souvenir dun homme qui a bti une vie plus haute que ton monument, le plus vil des Cariens, et pose sur des bases plus solides.

25. Nire, Thersite et MnippeNiree' Ah ! tiens, voici Mnippe ; il va juger qui de nous deux est le plus beau. Parle, Mnippe ; ne me crois-tu pas plus beau que lui ? Mnippe Qui tes-vous ? avant tout, il faut que je le sache. Niree' Nire et Thersite. Mnippe Qui des deux est Nire, qui des deux est Thersite ? Ce nest pas facile voir. Thersite Jai dj un avantage, celui de te ressembler ; nous ne sommes pas si diffrents que le prtendait, pour te flatter, cet aveugle dHomre, quand il tappelait le plus beau des hommes ; si bien quavec ma tte chauve et pointe, notre juge ne ma pas trouv infrieur toi. Voiswikisource.org//Dialogues_des_m 41/50

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maintenant, Mnippe, lequel des deux tu trouves le plus beau. Niree' Cest moi, sans doute, le fils dAglaa et de Charops, Le plus beau des guerriers qui sont venus Troie. Mnippe Oui, mais non pas, je pense, Le plus beau des mortels qui sont venus sous terre. Tes os sont les mmes, ton crne ne diffre de celui de Thersite que parce quil est plus facile briser, tant plus mou et nayant rien de viril. Niree' Demande donc Homre qui jtais, quand je vins me joindre larme des Grecs. Mnippe Visions ! je vois ce que je vois et ce que tu es : ce que tu tais, ceux de ton temps le savent. Niree' Ainsi, je ne suis pas plus beau que lui ? Mnippe Vous ntes beaux ni lun ni lautre ; lgalit rgne aux enfers ; vous vous ressemblez tous ! Thersite Cela me suffit.

26. Mnippe et ChironMnippe Jai ou dire, Chiron, qutant dieu, tu avais souhait de mourir. Chiron On ta dit vrai, Mnippe, et je suis mort, comme tu vois, pouvant tre immortel. Mnippe Quel dsir de mourir ta donc pris ? cest une passion peu ordinaire aux hommes. Chironwikisource.org//Dialogues_des_m 42/50

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Je vais te le dire ; car tu me parais avoir de lintelligence : limmortalit navait plus de charmes pour moi. Mnippe Tu ne trouvais plus de charmes vivre, voir la lumire ? Chiron Non, Mnippe : le plaisir, selon moi, consiste dans la varit, et non pas dans luniformit : en vivant toujours, je ne cessais de voir les mmes objets, le soleil, la lumire, tout ce qui sert la vie : les heures se succdaient pareilles, les vnements se suivaient et senchanaient toujours lun lautre : jen tais rassasi, car ce nest pas dans ce qui est toujours, mais dans ce qui varie sans cesse, quest la vraie jouissance. Mnippe Tu dis vrai, Chiron : mais comment te trouves-tu dans lenfer, o tu as prfr descendre ? Chiron Assez bien, Mnippe : jy trouve une galit qui tient du gouvernement dmocratique ; peu importe quon y soit dans la lumire ou dans lobscurit ; on ny prouve non plus ni faim ni soif ; on y est dlivr de tous les besoins. Mnippe Prends garde, Chiron, dtre en contradiction avec toi-mme et de rouler dans un cercle vicieux. Chiron Comment ? Mnippe Si la rgularit et luniformit des choses de la vie tont donn du dgot, il se peut faire que le dgot te vienne aussi des choses de lenfer, et il faudra que tu cherches quelque diversit dans une autre vie, ce qui me parat impossible. Chiron Que faire cela, Mnippe ? Mnippe Ce que lon dit et ce que je crois vrai, cest savoir que le sage se contente et jouit du prsent, sans y rien trouver quil ne puisse supporter.

27. Diogne, Antisthne, Crats, un mendiantDiogne Antisthne et Crats, nous navons rien faire ; allons donc nous promener vers lentrewikisource.org//Dialogues_des_m 43/50

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des enfers ! nous verrons ceux qui descendent, quels ils sont, et la mine de chacun deux. Antisthne Allons, Diogne : ce sera un amusant spectacle de voir les uns pleurer, les autres supplier quon les lche, quelques-uns descendre grandpeine, quoique Mercure les pousse par le cou, puis se rvolter, se coucher sur le dos, toutes rsistances inutiles. Crats Et moi, jachverai de vous raconter, en route, ce que jai vu quand je suis descendu. Diogne Raconte-nous cela, Crats : il me semble que ton rcit va nous donner rire. Crats Avec moi descendait une foule nombreuse dhommes, parmi lesquels se trouvaient des gens de distinction : le riche Ismnodore, notre concitoyen, Arsace, gouverneur de Mdie, et Orts lArmnien. Ismnodore avait t assassin par des brigands, auprs du Cithron, lorsquil se rendait, je crois, Eleusis : il gmissait, tenait les deux mains sur sa blessure, appelait ses enfants quil laissait en bas ge, se reprochait son imprudence davoir os passer le Cithron et les contres voisines dEleuthre, lieux dserts, dvasts par la guerre, nayant emmen avec lui que deux esclaves, et cela, lorsquil portait cinq fioles dor et quatre cymbes. Arsace, dj vieux, et dun air assez respectable, ma foi ! se plaignait en vrai barbare, il sindignait daller pied et demandait quon lui ament son cheval : son cheval, en effet, avait pri avec lui : tous deux avaient t percs du mme coup par un peltaste thrace, dans un combat livr prs de lAraxe contre un prince de Cappadoce. Arsace, comme il nous le raconta lui-mme, savanait loin des siens la rencontre de lennemi : ce Thrace, opposant son bouclier lattaque, se glisse, dtourne la lance dArsace, et dun coup de sarisse perce doutre en outre le cavalier et le cheval. Antisthne Comment, Crats ! dun seul coup ? Cela nest pas possible. Crats Rien de plus facile, Antisthne. Arsace fondait sur son ennemi avec une lance de vingt coudes : le Thrace, parant le coup avec son bouclier, de manire que l pointe de la lance passe derrire lui, met un genou en terre, et, soutenant le choc avec sa sarisse, il blesse le cheval, qui senferre en plein poitrail, emport par trop dardeur et de fougue ; puis, du mme coup, il traverse laine dArsace, et plonge son fer jusquaux reins. Tu vois comment cela sest fait : cest plutt la faute du cheval que de lhomme. Arsace, cependant, sindignait dtre mis au rang des autres morts, et il prtendait descendre ici tout cheval. Orts, qui nest, lui, quun simple particulier, avait les pieds si dlicats, quil ne pouvait se tenir debout, loin dtre capable de marcher : presque tous les Mdes en sont l : ds quils descendent de cheval, on dirait des gens qui marchent sur des pines, ils se posent peine sur la pointe des pieds. Aussi notre homme stait-il couch, et il ny avait pas moyen de le faire lever : le bon Mercure le prit sur ses paules et le porta jusqu la barque, ce qui me fit beaucoup rire. Antisthnewikisource.org//Dialogues_des_m 44/50

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Moi, quand je vins ici, je ne me mlai point aux autres ; mais, les laissant pleurer, je courus masseoir dans la barque, la premire place, afin de traverser mon aise. Durant le trajet, les uns pleuraient, les autres avaient des nauses, et moi je me divertissais beaucoup leurs dpens. Diogne Voil, Crats et Antisthne, quels ont t vos compagnons de voyage : moi, je suis descendu avec lusurier Blepsias, lAcarnien Lampis, commandant des troupes mercenaires, et le riche Damis de Corinthe. Damis avait t empoisonn par son fils. Lampis, amoureux de la courtisane Myrtium, stait coup la gorge pour elle. Le malheureux Blepsias stait laiss mourir de faim : on le voyait du reste son excessive pleur et sa maigreur extrme. Je savais bien comment ils taient morts ; cependant je leur en fis la demande ; et comme Damis accusait son fils : Tu as bien mrit, lui dis-je, ce quil ta fait : possesseur de plus de mille talents, menant joyeuse vie, malgr tes quatre-vingt-dix annes, tu ne donnais que quatre oboles un jeune homme de seize ans ; et toi, Acarnien (il gmissait et il maudissait Myrtium), pourquoi ten prendre lamour et non pas toi-mme ? Jamais tu nes tomb devant lennemi ; tu combattais intrpide la tte des soldats, et je ne sais quelle courtisane, avec ses larmes feintes et ses soupirs, a vaincu ton courage . Blepsias tait le premier saccuser lui-mme de lexcessive folie qui lui avait fait garder ses richesses pour des hritiers inconnus, simaginant, linsens, quil ne mourrait jamais ! Bref, je prenais un plaisir peu commun les entendre gmir. Mais nous voici lentre des enfers : il faut regarder et considrer de loin ceux qui arrivent. Bon ! quelle foule ! il y en a de toute espce : ils pleurent tous, except les petits enfants et ceux qui viennent de natre : les plus gs sont ceux qui crient le plus. Eh quoi ! y a-t-il donc un philtre qui leur fasse aimer la vie ? Je veux dire un mot ce vieux dcrpit. Pourquoi pleures-tu donc dtre mort ton ge ? Pourquoi te fches-tu, bonhomme, de venir ici, tant si vieux ? Est-ce que tu tais roi ? Le mendiant Non. Diogne Satrape ? Le mendiant Pas davantage. Diogne Riche alors ; et tu te dsoles davoir perdu en mourant tout ton bien-tre ? Le mendiant Ce nest point encore cela. Javais, en mourant, prs de quatre-vingt-dix ans. Je vivais misrable, de ma canne pche et de ma ligne ; jtais plus pauvre quon ne peut dire, sans enfants, boiteux et presque aveugle... Diogne Et, dans cet tat, tu voulais vivre ?

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Le mendiant Oui. Cest une douce chose que la lumire, une chose terrible et odieuse que la mort. Diogne Vieillard, tu radotes, et tu rsistes au sort comme un enfant, quoique tu sois aussi g que le batelier lui-mme. Que dire alors des jeunes gens, puisque des hommes de cet ge tiennent tant la vie, eux qui devraient courir aprs la mort, comme aprs un remde leurs infirmits ? Mais allons-nous-en, de peur quon ne nous souponne de vouloir nous enfuir, en nous voyant rder autour de la porte.

28. Mnippe et TirsiasMnippe Tirsias, es-tu bien aveugle ? Cela nest pas chose facile reconnatre : nous avons tous galement les yeux vids ; et il ne nous en reste que la cavit, si bien quon ne peut distinguer au juste qui fut autrefois Phine ou Lynce. Quant toi, je sais, pour lavoir lu dans les potes, que tu tais devin, et que, seul parmi tous, tu fus tour tour homme et femme. Dis-moi donc, je te prie, laquelle de ces deux conditions ta paru la plus agrable : aimais-tu mieux tre du sexe masculin ou du fminin ? Tirsias Je prfrais tre du fminin, Mnippe ! on y a moins dembarras : les femmes sont les souveraines des hommes ; elles ne sont pas contraintes daller la guerre, de faire sentinelle sur les remparts, de disputer dans les assembles, de juger dans les tribunaux. Mnippe Tu nas donc pas entendu, Tirsias, la Mde dEuripide plaignant la malheureuse condition des femmes, condamnes aux douleurs insupportables de lenfantement ? Mais dismoi, car les iambes de Mde my font penser, lorsque tu tais femme, as-tu fait des enfants, ou bien es-tu demeure brhaigne et strile ? Tirsias Pourquoi cette question, Mnippe ? Mnippe Je ny vois rien dembarrassant, Tirsias. Rponds donc, si tu veux bien. Tirsias Je ntais pas strile, et pourtant je nai pas fait denfant. Mnippe Fort bien ; mais avais-tu ce quil faut pour en faire ? Je suis curieux de le savoir. Tirsiaswikisource.org//Dialogues_des_m 46/50

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Javais ce quil faut. Mnippe Est-ce insensiblement que tout cela sest dfait, que les canaux sexuels se sont obstrus, que ta gorge a disparu, que ta virilit sest produite, que ton menton sest garni de barbe, ou bien as-tu pass tout coup dun sexe lautre ? Tirsias Je ne vois pas o tu veux en venir avec tes questions ; mais tu ne me sembles pas bien convaincu que cela se soit pass de la sorte. Mnippe Pourquoi donc, Tirsias ? On nen doit pas douter, et il faut, comme un niais, accepter ces faits, possibles ou non. Tirsias Tu ne crois pas non plus aux autres mtamorphoses, quand tu entends dire que des femmes sont devenues oiseaux, arbres, btes sauvages, par exemple, une Adon, une Daphn et la fille de Lycaon ? Mnippe Si jamais je les rencontre, je saurai ce quelles en disent. Pour toi, mon cher, quand tu tais femme, connaissais-tu toujours lavenir comme auparavant, ou bien ntais-tu devin que quand tu tais homme ? Tirsias Tu le vois, tu ne sais pas toute mon histoire, comment je dcidai le diffrend qui stait lev entre les dieux, comment Junon me rendit aveugle et Jupiter devin, pour me consoler de ce malheur. Mnippe Vraiment, Tirsias, tu tiens encore ces mensonges ! Au surplus, tu suis en cela lusage des devins : vous avez lhabitude de ne rien dire de sens.

29. Ajax et AgamemnonAgamemnon Si, dans un accs de fureur, Ajax, tu tes donn la mort, en voulant nous la donner nous tous, pourquoi en accuser Ulysse ? Dernirement tu nas pas mme voulu le regarder, lorsquil venait consulter Tirsias ; tu nas pas dit un mot ton compagnon darmes, ton ami, et tu as pass firement, grands pas, devant lui ? Ajax Javais raison, Agamemnon. Lui seul fut cause de ma fureur, en me disputant les armeswikisource.org//Dialogues_des_m 47/50

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dAchille. Agamemnon Prtendais-tu navoir point de concurrent et triompher de tous sans combattre ? Ajax Certainement : ces armes me revenaient de droit, puisquelles taient mon cousin : dailleurs vous autres, braves guerriers, vous ne me les disputiez pas, tous maccordiez ce prix de ma valeur, tandis que le fils de Larte, que jai mille fois sauv du danger dtre taill en pices par les Phrygiens, osa prtendre quil valait mieux que moi et quil tait plus digne davoir ces armes. Agamemnon Accuse plutt Thtis, mon cher, qui, au lieu de taccorder, en ta qualit de parent, lhritage de cette armure, est venue lapporter au milieu du camp. Ajax Non : je ne men prends qu Ulysse, qui seul la revendiqua contre moi. Agamemnon Il faut lui pardonner, Ajax, si, tant homme, il fut passionn pour la gloire, cette douce rcompense, pour laquelle chacun de nous supporte les dangers. Et puis, il lemporta sur toi, au jugement mme des Troyens. Ajax Je sais qui ma fait condamner ; mais il nest pas permis de rien dire contre les dieux. Seulement, Agamemnon, je ne puis mempcher de dtester Ulysse, quand Minerve elle-mme me le dfendrait.

30. Minos et SostrateMinos Que ce brigand de Sostrate soit plong dans le Pyriphlgthon ; que ce sacrilge soit mis en pices par la Chimre ; que ce tyran, Mercure, soit tendu prs de Tityus, et quil ait, comme lui, le foie dvor par des vautours ! Pour vous, hommes de bien, allez au plus tt dans les Champs-Elyses, devenez citoyens des les Fortunes, pour prix de vos vertus durant la vie. Sostrate Ecoute-moi, Minos, sil te semble que jaie raison. Minos Que je tcoute encore ? Nas-tu pas t convaincu, Sostrate, dtre un sclrat, un affreux tueur de gens ? Sostratewikisource.org//Dialogues_des_m 48/50

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Jen ai t convaincu, mais examine sil est juste que jen sois puni. Minos Certainement, si lon doit rendre chacun selon ses uvres. Sostrate Cependant, rponds-moi, Minos : je nai quun mot te dire. Minos Parle ; mais sois bref : jen ai dautres encore juger. Sostrate Tout ce que jai fait durant ma vie, lai-je fait de mon plein gr, ou la trame de mes actions ntait-elle pas file par la Parque ? Minos Cest la Parque qui lavait file. Sostrate En ce cas, gens de bien ou sclrats seulement en apparence, nous ne sommes donc que ses serviteurs, lorsque nous agissons. Minos Cest juste : vous obissez Clotho, qui assigne chacun, au moment de sa naissance, tout ce quil doit faire. Sostrate Si donc un homme est contraint den tuer un autre, sans pouvoir rsister celui qui ly force, par exemple un bourreau, un doryphore, qui obissent lun au juge, lautre au tyran, qui doit-on accuser de lhomicide ? Minos Il est vident que cest le juge ou le tyran : on ne peut accuser lpe, ministre et instrument de colre, pour celui qui est la cause premire du meurtre. Sostrate merveille, Minos : tu me fournis plus dexemples quil ne men faut. Et maintenant, si un esclave va, par ordre de son matre, porter de lor ou de largent quelquun, qui doit-on en savoir gr ? Qui doit-on inscrire au rang des bienfaiteurs ? Minos Celui qui envoie lesclave, Sostrate : le porteur nest que son ministre.wikisource.org//Dialogues_des_m 49/50

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Sostrate Tu vois alors quelle injustice tu commets en nous punissant, nous les ministres des ordres de Clotho, et en rcompensant les dispensateurs dun bien qui ntait point eux. On ne saurait dire en effet, que nous ayons t les matres de rsister