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ÉCRIVAINS

La série Ecrivains est parallèle à la collection Ecriture. Comme elle, elle voudrait être un lieu où se rencon- trent et se confrontent des critiques dont les méthodes peuvent être très diverses. Tandis que chaque volume d'Ecriture entend aborder un pro- blème théorique illustré par l'analyse de textes émanant de créateurs diffé- rents par leur époque et leur tempé- rament, chaque essai de cette seconde collection est essentiellement centré sur un écrivain dont il entend éclairer des aspects nouveaux, dans des pers- pectives elles-mêmes neuves.

DÉJA PARUS :

Jacques CHOUILLET Diderot, poète de l'énergie

Béatrice DIDIER

Stendhal autobiographe (Grand Prix de la Critique 1983)

ÉTIEMBLE

Rimbaud, système solaire ou trou noir ?

A PARAITRE :

Victor BROMBERT

Victor Hugo et le roman visionnaire Jacqueline de ROMILLY

La modernité d'Euripide Michel PRIGENT

Ordre politique et espace tragique chez Corneille

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DIDEROT POÈTE DE L'ÉNERGIE

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COLLECTION DIRIGÉE PAR

BÉATRICE DIDIER

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DIDEROT poète de l'énergie

Jacques Chouillet

« Je ne vois point de limite à l'énergie de cette molécule inintelligible, et je ne sais pas pourquoi elle ne fait pas sauter l'homme jusqu'à la lune. Qu'est-ce qui limite son énergie ? »

Réfutation d'Hemsterbuis, XI, 28.

p u f É C R I V A I N S

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ISBN 2 1 3 038648 2

Dépôt légal — 1 édition : 1984, mai

© Presses Universitaires de France, 1984 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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Préambule

Le «roman de l'énergie nationale» selon Barrès montrait des conjurés prêtant serment auprès du tom- beau de Napoléon. Bergson, au début de ce siècle (1920), intitulait l'un de ses ouvrages L'Energie spiri- tuelle, vingt-sept ans après L'Action de Maurice Blon- del. Un certain discours sur l'énergie avait pris valeur de prédication et visait à durcir les volontés, sans perdre de vue l'impérieuse nécessité d'élever les âmes. Le «Tu seras un homme» de Rudyard Kipling flotte encore dans l'inconscient collectif, comme un relent de l'époque victorienne et du scoutisme triomphant.

Soyons nets : le mot «énergie» selon Diderot est profondément amoral. Il ne s'oppose ni à la lâcheté, ni à la paresse, ni à l'égoïsme. L'énergie, dans son œuvre, apparaît comme la source de toute existence. Elle est antérieure à toute civilisation et contemporaine de toutes les manifestations de la vie. Il faut donc bien qu'elle dépasse les conceptions relatives et momen- tanées du bien et du mal. C'est après seulement, au gré des considérations de temps et de lieu, que pour- ront se greffer des évaluations positives et négatives équivalant à une morale. Mais ce phénomène est secon-

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daire en comparaison de la réalité première que Dide- rot appelle «énergie». C'est ce dont le livre qui suit tente de reconstituer l'histoire et les enchaînements.

Autant dire qu'il n'est pas le fait du hasard. Tant d'évidences constatées l'ont préparé qu'il ne pouvait pas ne pas s'écrire un jour. Il n'est pas non plus le produit d'une pure réflexion théorique. Il est certain que Diderot s'est forgé un concept d'énergie auquel il attribue une valeur opératoire. On retrouve ce concept à l'œuvre au cours de maintes démarches linguistiques, poétiques, biologiques, voire politiques. On est donc fondé à l'utiliser comme instrument d'exploration, pour mieux voir à quels endroits précis les aspects de sa pensée s'articulent les uns aux autres.

Mais au-delà de la théorie, il y a la dynamique du texte. Au-delà de l'énoncé, il y a ce que Diderot appelle le «tableau mouvant» de notre âme, qui se présente tout entier et à la fois. L'expression qui le suit ne fait que courir après lui. L'énergie selon Diderot ne serait qu'un chaînon dans l'histoire des idées, ni plus ni moins intéressant que d'autres, si elle n'était pas associée à une expérience, si son théoricien n'avait pas été aussi le poète de l'énergie. Une chose est de dire, une autre chose est de produire et de transmettre. Diderot parle du «neveu de Rameau» comme d'un «grain de levain qui fermente et qui restitue à chacun une portion de son individualité naturelle» Cette parole lui est applicable en tout point.

Force est donc de dépasser l'appareil conceptuel, sans d'ailleurs le considérer comme quantité négligea- ble. Aucune investigation n'est possible sans la délimita-

1. Toutes les citations de Diderot sont empruntées à l'édition des Œuvres Complètes, Club français du livre, 1969-1973, introductions de Roger Lewinter, 15 vol. avec indication du tome en chiffres romains et de la page : X, 301.

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tion préalable de champs sémantiques où s'apercevront sans doute les applications diverses et indéfiniment variées de cette idée-clé. Mais dans une deuxième démarche, il importe d'aller du côté des appels méta- phoriques et des réseaux connotatifs, pour voir ce qui pourrait bien constituer l'identité poétique du texte de Diderot. On trouvera sans peine que les métaphores et les connotations qui offrent le plus haut degré de continuité tournent autour de l'énergie à la fois vécue et représentée. Image fidèle de l'homme Diderot, comme lui-même se plaisait à l'avouer, à propos du portrait que le peintre J.B. Garand faisait de lui : «Je médite en effet sur cette toile, j'y vis, j'y respire, j'y suis a n i m é ; la pensée pa ra î t à travers le f r o n t »

Image aussi de son état de participation au monde et à la vie universelle, qui lui faisait dire dans Le Rêve de D'Alembert : « Il n'y a qu'un seul grand individu, c'est le tout » et dans le Salon de 1 76 7 : « Il n'y a que le monde qui reste » . Il a été le poète de l'émergence créatrice et du renouvellement des formes, mais aussi, ne l'oublions pas, de la libération par le verbe, de la liberté tout court.

2. Lettre à Sophie du 17 septembre 1760, IV, 840-841. 3. VIII, 98. 4. VII, 268.

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I

Quelques champs sémantiques

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L'énergie de nature

Un ouvrage dont Diderot n'est pas l'unique auteur, mais auquel il a donné sa signature, la traduction française du Dictionnaire universel de médecine. de James, parue en 1746, définit l'énergie en ces termes :

«ENERGIA, έvἑργεια d'ἔpyov , ouvrage ; efficacité». Le terme ainsi conçu s'applique évidemment aux remèdes. On dit qu'un médicament a de «l'énergie». Il est vrai que le même dictionnaire donne du mot «ENERGOS, ἔvεργoς , dérivé du même mot que le précédent» une définition qui implique certains aspects moralisants : «actif et diligent. Il signifie dans Hippocrate... bienfaisant, civil et humain ». Ce ne sont pas là les qualités de l'homme d'action tel que le voulait Sir Baden Powell. Ce pourraient bien être les qualités du parfait médecin, tel que l'entendait Hippo- crate.

Si d'un bond, nous franchissons les trente années (et plus) qui séparent le Dictionnaire de médecine des Eléments de physiologie, on retrouve cette préoccu- pation médicale, qui apparente de façon curieuse Diderot à Descartes. Le chapitre IX intitulé «Maladies»

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décrit comme il suit les inconvénients de la sédentarité : «On a très bien remarqué qu'il y avait dans l'homme une énergie qui sollicitait de l'emploi, mais celui que l'étude lui donne n'est pas le vrai, puisqu'elle le concen- tre et qu'elle est accompagnée de l'oubli de toutes les choses animales »

Il faut donc aller plus loin que la phraséologie ordi- naire pour l'élucidation de ce terme. Diderot parle quelque part de «cette cruelle énergie qui bout au fond du cœur de l'homme» L'image qui s'impose ici est celle du volcan et c'est de là qu'il faut partir pour avoir une juste idée de ce que Diderot appelle «l'éner- gie de nature». Ou elle est réfrénée, et l'individu se détruit de l'intérieur : c'est ce qui arrive aux religieuses de St-Eutrope et autres lieux. Ou elle se libère, et c'est l'occasion des grandes actions, des grandes œuvres, voire des grands crimes. Mais la liberté, et — il faut ajouter — la santé, sont à ce prix. Dès 1746, Diderot écrivait, dans les Pensées philosophiques: «Les pas- sions amorties dégradent les hommes extraordinaires. La contrainte anéantit la grandeur et l'énergie de la nature», et il développe ici sa pensée selon le mode végétal. La notion que l'on retient, c'est celle de la poussée vitale, qu'une thérapeutique intelligente favo- risera au lieu de la brimer : «Voyez cet arbre; c'est au luxe de ses branches que vous devez la fraîcheur et l'étendue de ses ombres : vous en jouirez jusqu'à ce que l'hiver vienne le dépouiller de sa chevelure» En 1769, dans Le Rêve de D'Alembert, le médecin Bordeu raconte une histoire qui pourrait fournir la matière d'un roman : «Une jeune femme avait donné dans

1. XIII, 818. 2. Salon de 1767, VII, 258. 3. I, 274.

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quelques écarts. Elle prit un jour le parti de fermer sa porte au plaisir. La voilà seule. La voilà mélancolique et vaporeuse. Elle me fit appeler. Je lui conseillai de prendre l'habit de paysanne, de bêcher la terre toute la journée, de coucher sur la paille et de vivre de pain dur. Ce régime ne lui plut pas. Voyagez donc, lui dis-je. Elle fit le tour de l'Europe, et retrouva la santé sur les grands chemins» La bonne médecine est celle qui désentrave, la mauvaise celle qui enchaîne, en tenant compte toutefois du fait qu'il n'y a pas de médecine universelle et que tous les êtres ne sont pas également capables des mêmes formes de bonheur. Certains nagent dans la joie au milieu de l'abondance, d'autres dans la médiocrité, voire dans des conditions plus basses encore. Cette convenance réciproque entre l'individu et le mode de vie qu'il a choisi est une des conditions du bonheur, du moment que le choix est libre. Telle est la grande loi que Diderot a découverte dès 1748, dans les Bijoux indiscrets :

«Laissons là vos sages et leurs grands mots, répondit Mirzoza, et quant à la nature, ne la considérons qu'avec les yeux de l'expérience, et nous en apprendrons qu'elle a placé l'âme dans le corps de l'homme, comme dans un vaste palais, dont elle n'occupe pas toujours le plus bel appartement. La tête et le cœur lui sont principalement destinés, comme le centre des vertus et le séjour de la vérité; mais le plus souvent elle s'arrête en chemin, et préfère un galetas, un lieu suspect, une misé- rable auberge, où elle s'endort dans une ivresse per- pétuelle »

Il faut retenir au passage cette expression : «le plus souvent », qui n'est peut-être pas très flatteuse, ni

4. VIII, 130. 5. 1,594-595.

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très encourageante, pour l'idée qu'on se fait du progrès de l'espèce. Mais peut-être plaçons-nous cette idée trop haut. Peut-être même le concept de «vérité» deman- derait-il à être révisé en fonction, non pas de quelques définitions abstraites, mais des conditions qui prési- dent concrètement au bonheur des individus. C'est à l'expérience d'en décider.

Cette thérapeutique nous conduit tout droit à la réhabilitation des passions, qui a préoccupé Diderot dès ses premières œuvres, dès la traduction de l'Essai sur le mérite et la vertu de Shaftesbury en 1745. Son modèle anglais l'y incitait, lui qui regardait comme «vicieuse en elle-même» toute affection «qui a pour objet un bien imaginaire» et qui diminue «l'énergie (detracting from the force) de celles qui nous porte aux biens réels» ce qui implique, par voie de réci- procité, que les affections qui nous portent aux biens réels sont bonnes. C'est une idée que Diderot ne manque pas d'amplifier dans ses notes, en réaction contre l'ascétisme: «Divin anachorète, suspendez un moment la profondeur de vos méditations, et daignez détromper un pauvre mondain et qui se fait gloire de l'être. J'ai des passions, et je serais bien fâché d'en manquer : c'est très passionnément que j'aime mon Dieu, mon roi, mon pays, mes parents, mes amis, ma maîtresse et moi-même » Cela fait beaucoup de monde. Le bonheur de Diderot ne lésine pas. Sans doute augmente-t-il la dose de ses plaisirs, par inten- tion polémique à l'égard de son frère abbé, suspect selon lui de «fanatisme» et même de «barbarie». «Par barbarie (lit-on dans la lettre préliminaire), j'entends comme vous, cette sombre disposition qui rend un

6. I,51. 7. 1,44.

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homme insensible aux charmes de la nature et de l'art, et aux douceurs de la société»

Mais c'est surtout dans la première partie des Pen- sées philosophiques que Diderot, toujours fidèle à la pensée de Shaftesbury, entreprend de façon systéma- tique l'apologie des passions : «On déclame sans fin contre les passions; on leur impute toutes les peines de l'homme, et l'on oublie qu'elles sont aussi la source de tous nos plaisirs». Voilà le côté positif, et dans la catégorie des «plaisirs», Diderot ne craint pas de faire entrer la morale et les beaux-arts : «Cependant il n'y a que les passions, et les grandes passions, qui puissent élever l'âme aux grandes choses. Sans elles, plus de sublime, soit dans les mœurs, soit dans les ouvrages, les beaux-arts retournent en enfance, et la vertu devient minutieuse». De là on passe aux arguments négatifs, qui reprennent en compte les considérations thérapeutiques que nous avons déjà signalées : «C'est le comble de la folie que de se proposer la ruine des passions» L'ennemi que vise ici Diderot, un an après l'Essai et longtemps avant La Religieuse, c'est la vie monacale, pour la peinture de laquelle il ne trouve pas de couleurs assez sombres. Toute une tradition de roman noir est en puissance dans ces lignes : «Quelles voix! Quels cris! Quels gémissements! Qui a renfermé dans ces cachots tous ces cadavres plaintifs ? Les uns se frappent la poitrine avec des cailloux; d'autres se déchirent le corps avec des ongles de fer ; tous ont les regrets, la douleur et la mort dans les yeux » .

L'important n'est pas de déclamer. C'est de trouver des remèdes. Plusieurs méthodes s'affrontent. Diderot

8. I, 16. 9. I, 273, 274. 10. I, 275-276.

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les a toutes envisagées. On peut détruire l'institution monacale. C'est une solution limite, qu'il considère comme nécessaire. Les vœux monastiques, quand ils ne sont pas contraints, sont une réponse à l'inquiétude de la jeunesse. A un certain moment de la vie, cette énergie que la nature a placée au cœur de l'homme, se met à bouillir et, au lieu de se libérer, se transforme en mélancolie. La censure collective encourage peut- être cette attitude de repliement, mais aussi l'ignorance, le décalage entre les sens et l'expérience, l'insuffisance du vocabulaire, mille causes enfin qui seraient toutes remédiables si l'institution et le préjugé n'en tiraient pas avantage pour susciter des vocations religieuses :

«Il vient un moment où presque toutes les jeunes filles et les jeunes garçons tombent dans la mélanco- lie ; ils sont tourmentés d'une inquiétude vague qui se promène sur tout, et qui ne trouve rien qui la calme. Ils cherchent la solitude, ils pleurent; le silence des cloîtres les touche, l'image de la paix qui semble régner dans les maisons religieuses les séduit » 11

De là proviennent toutes les sortes d'aliénation : tentations de suicide, dérèglement sexuel, folie. Dide- rot les a décrites dans La Religieuse, dans Jacques le fataliste et il n'a pas craint d'envisager la solution la plus radicale: «...qu'on trouvera les portes ouvertes un jour, que les hommes reviendront de l'extrava- gance d'enfermer dans des sépulcres de jeunes créatures toutes vivantes, et que les couvents seront abolis, que le feu prendra à la maison, que les murs de la clôture tomberont, que quelqu'un les secouera»

Mais que faire pour pallier les inconvénients qui, avec, ou sans couvents, frappent tous les individus

11. Jacques le fataliste, XII, 209. 12. IV, 671.

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victimes de ce trop plein d'énergie ? Deux thèses s'opposent : libérer l'homme de ses passions, ou bien libérer les passions. Diderot a choisi la deuxième, pour toutes les raisons qu'il a exposées dans les Pensées phi- losophiques. Raisons morales, raisons esthétiques. «Sans elles, plus de sublime, soit dans les mœurs, soit dans les ouvrages, les beaux-arts retournent en enfance, et la vertu devient minutieuse ». Ce choix qu'il a fait, il l'a maintenu jusqu'au bout, jusqu'à ce dénouement qu'il intitule Supplément au Voyage de Bougainville, où lui-même a voulu rendre plausible l'hypothèse d'un au-delà du bien et du mal. Plus d'interdits, et partant, plus de crimes. Entre temps il ne s'est pas fait faute d'étudier toutes les tensions et tous les drames qu'est capable de produire l'énergie de nature quand elle se confronte à la résistance du destin ou des institutions. Si optimiste que soit ce message, il est sans illusion. Mais il n'est pas non plus sans grandeur. C'est de lui que découlent la théorie de l'unité de caractère et ses applications innombrables. Toute la vigueur de Diderot romancier vient de là.

Il suffit pour s'en convaincre de jeter un coup d'œil sur la galerie des personnages qui interviennent dans ses romans et dans ses contes. Deux catégories s'y opposent : les médiocres, que Diderot, par le truche- ment de Jean-François Rameau, nomme «les espèces», et les autres, les héros, les êtres d'exception, dont l'énergie se libère et constitue leur définition pre- mière. Curieusement cette définition se double d'une théorie génétique sur les effets du «croisement» entre les «molécules» et l'éducation. Quand l'éducation confirme l'orientation de la «molécule», elle a des chances de produire des gens de bien, voire des génies. Quand elle la contrarie, elle ne peut produire que des individus manqués : «...également gauches dans le bien

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et dans le mal ; c'est ce que nous appelons des espèces, de toutes les épithètes la plus redoutable, parce qu'elle marque la médiocrité, et le dernier degré du mépris. Un grand vaurien est un grand vaurien, mais n'est point une e s p è c e » D u po in t de vue r o m a n e s q u e , le résul-

ta t est spec tacula i re . D u cô t é des ê t res unifiés, n o u s

avons t o u t e la série des personnages issus de la n a t u r e

b ru te et à qui la civil isation n ' a i m p o s é a u c u n vernis.

Ce s o n t , au p remie r rang, les « d e u x amis de Bour- b o n n e » , Fé l ix et Olivier, l 'un a r r achan t l ' au t re au

b o u r r e a u et m o u r a n t percé de coups , l ' au t re ne vivant

plus q u e p o u r venger son ami et sauver ses en fan t s de

la misère. Plus n o m b r e u s e s son t les f e m m e s , parce que

D ide ro t pense «qu ' e l l e s o n t conservé l ' a m o u r - p r o p r e et

l ' in té rê t pe r sonne l avec t o u t e l 'énergie de n a t u r e , e t

que plus civilisées q u e nous en dehors , elles son t res tées

de vraies sauvages en d e d a n s » C'est Mlle de la

C h a u x , h é r o ï n e de Ceci n ' e s t pas un c o n t e , sacr i f iant

ses forces et son inte l l igence à la réussi te de l ' i n f âme Gardei l . C 'es t Mme de la Carlière c h e r c h a n t v a i n e m e n t

en Des roches une r é p o n s e a u beso in d ' a b s o l u qui est

sa seule ra ison de vivre. Que dire de Mme de la P o m m e -

raye , d o n t t o u s les gestes son t d ic tés par la v o l o n t é

obs t i née de c o n f o n d r e et de dé t ru i r e l ' ê t re auque l elle

a sacrifié sa r é p u t a t i o n et sa l iber té ? D ide ro t p rend sa défense au n o m de sa théor i e de l ' un i t é de carac tè re ,

qu i n ' e s t q u ' u n e app l i ca t ion r o m a n e s q u e de sa théor i e générale de l 'énergie de n a t u r e :

« Vous e n t r e z en f u r e u r au n o m de Mme de la

P o m m e r a y e et vous vous écriez : A h ! la f e m m e horr i -

b le! ah! l ' h y p o c r i t e ! ah ! la scé léra te ! — Poin t d 'exc la-

m a t i o n , po in t de c o u r r o u x , po in t de pa r t i a l i t é : rai-

13. Neveu de Rameau, X, 390. 14. Sur les femmes, X, 49.

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sonnons . Il se fait t ous les j o u r s des ac t ions plus noi res

sans a u c u n génie. Vous p o u v e z ha ï r , vous p o u v e z

r e d o u t e r Mme de la P o m m e r a y e , mais vous ne la mépr i -

serez pas. Sa vengeance est a t roce , mais elle n 'es t souillée d ' a u c u n m o t i f d ' i n t é r ê t »

Mais l ' e x a m e n de ces cas d ' e x c e p t i o n ne do i t pas

fausser les perspect ives . D ide ro t n ' a j ama i s di t que

l 'énergie de na tu re fû t le privilège de que lques -uns .

Sa pensée est a u x a n t i p o d e s d ' u n e ph i losoph ie d u sur-

h o m m e et d ' u n e mora le des seigneurs. A plusieurs

reprises, et for t c l a i r ement , il a a f f i rmé que ce t te éner-

gie étai t p résen te dans t o u s les ê t res p o u r assurer leur

conserva t ion : «Avec un fond d ' ine r t i e plus o u moins

cons idé rab le ; na tu r e qui veille à no t r e conse rva t ion ,

nous a d o n n é une p o r t i o n d ' énerg ie qui nous sollicite sans cesse au m o u v e m e n t et à l ' ac t ion »

De manière plus audac ieuse encore , il é t e n d sa

p r o p o s i t i o n à la présence diffuse du génie dans l 'espèce

h u m a i n e : «Le génie est de tous les t e m p s : mais les

h o m m e s qui le p o r t e n t en eux d e m e u r e n t engourd is ,

à moins que des é v é n e m e n t s ex t r ao rd ina i r e s n ' é c h a u f - fent la masse et ne le fassent p a r a î t r e » 17

Il fau t d o n c ra i sonner c o m m e suit : l 'énergie est une

force universel le ; c o m m u n e à t ous les êtres , mais plus ou m o i n s l ibérée o u fre inée selon les cas. Ces i n n o m -

brables pe r sonnages qui p e u p l e n t l 'œuvre r o m a n e s q u e

de D ide ro t son t fils d ' u n e m ê m e mère et o n t t ous par t

à son hér i tage, mais leur s t a t u t diffère selon que leur « fond d ' ine r t i e» est «plus o u m o i n s cons idé rab le» .

A u t r e m e n t d i t , à cô té de l 'énergie l ibérée, il exis te une

énergie dégradée , ou , p o u r ê t re plus précis , t o u t e s les

15. Jacques le fataliste, XII, 187. 16. Salon de 1 767, VII, 257. 17. Discours de la poésie dramatique, III, 483.

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varié tés possibles de la dég rada t ion . O n peu t les classer

en q u a t r e ca tégor ies : énergie dévoyée , énergie con t ra -

riée, énergie mécan i sée , énergie «engourd ie» . En t ê t e

de la p remiè re catégor ie s 'avance f i è r emen t le P. Hud-

son, a u q u e l J a c q u e s le fa ta l i s te acco rde un rang de

br i l lant s econd après Mme de la P o m m e r a y e . C 'es t un

«carac tè re e x t r a o r d i n a i r e » , il a «la figure la p lus inté- r e s san te» , il a « l ' a m o u r de l ' o rdre et celui d u travail».

A son arr ivée dans le couven t des P r é m o n t r é s , il ré ta- blit l ' a d m i n i s t r a t i o n et fait de sa c o m m u n a u t é «une

des plus éd i f i an tes» , sans c ra indre les o p p o s i t i o n s

auxque l l e s il i m p o s e un «joug de fer». Mais «ce t t e

aus té r i t é à laquel le il assujet t issai t les au t res , lui,

s 'en d i spensa i t ; ce j o u g de fer sous lequel il t ena i t ses

suba l t e rnes , il n ' é t a i t pas assez d u p e p o u r le par tager» .

L ' h o m m e d ' o r d r e est d o n c aussi un h o m m e de luxure ,

a n i m é des «passions les plus fougueuses» , du «goût

le plus e f f r éné des plaisirs et des f e m m e s » , d ' u n «génie

de l ' in t r igue p o r t é au d e r n i e r po in t 1 8 Tous les éloges

que Dide ro t déce rne à Mme de la P o m m e r a y e s 'appl i -

q u e n t au P. H u d s o n , s au f un. O n ne peu t pas dire de

lui : « S a vengeance est a t roce , mais elle n ' e s t souil lée

d ' a u c u n m o t i f d ' in térê t » . Il y a chez lui une con t r a -

d ic t ion q u ' o n ne t rouve pas chez elle. Mme de la

P o m m e r a y e , q u a n d elle se venge d u marqu i s des Arcis,

sait très b ien qu 'e l le va le perdre . Le P. H u d s o n sert

d ' a b o r d ses in té rê t s , ou plus e x a c t e m e n t son g o û t

f o n d a m e n t a l du plaisir. C 'es t une l imite. C e p e n d a n t

Dide ro t ne pe rd pas de vue son idée de d é p a r t , celle

de la p a r e n t é qui r a p p r o c h e les ê t res au -de là des f ron t i è res d u bien et d u mal. A u x exac t ions d u

P. H u d s o n c o m m e à la vengeance de Mme de la P o m m e -

raye , o n ne pou r r a pas re fuser un carac tè re de g r a n d e u r :

18. XII, 211.

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« L e c t e u r , tandis que ces b o n n e s gens d o r m e n t ,

j ' aura is une pe t i t e q u e s t i o n à vous p r o p o s e r à discu- t e r sur vot re orei l ler : c 'est ce q u ' a u r a i t été l ' e n f a n t n é

de l ' abbé H u d s o n et de la d a m e de la P o m m e r a y e ? — Peut -ê t re un h o n n ê t e h o m m e . — Peut -ê t re un sub l ime

coqu in . — Vous me direz cela d e m a i n m a t i n » V i e n n e n t ensui te les cas d ' énerg ie con t ra r i ée . Ils son t

i n n o m b r a b l e s et p a t h é t i q u e s . D ide ro t leur acco rde

t o u t e sa tendresse . O n ne s ' é t o n n e r a pas d ' y r e n c o n t r e r

s u r t o u t des f emmes , q u o i q u e la p remière par t ie de

Ceci n ' e s t pas un c o n t e t e n t e de ré tab l i r une espèce

d ' équ i l ib re en faveur de cer ta ins h o m m e s vic t imes de

cer ta ines f e m m e s de na tu re spol ia t r ice . Il est vrai qu ' i l

exis te des Tan ié en proie à des R e y m e r . Mais leur n o m -

bre est in f ime en c o m p a r a i s o n de la s i tua t ion inverse.

La f e m m e est vouée à la t y rann ie . Bien e n t e n d u elle y

est p réc ip i tée par les in s t i tu t ions , mais son o rgan i sa t ion

b io logique l 'y p répa re et r end la chose sans r e m è d e :

« J ' a i vu l ' a m o u r , la j a lous ie , la supers t i t ion , la colère

po r t é s dans les f e m m e s à un excès que l ' h o m m e

n ' é p r o u v e p o i n t » . Aussi ne fait-elle q u e de passer d ' u n

esclavage dans un au t r e : « Le m o m e n t qui la dél ivrera

du d e s p o t i s m e de ses pa ren t s est venu. Son c œ u r nage dans la jo ie . Réjouis- toi b ien , m a l h e u r e u s e c r é a t u r e !

Le t e m p s aurai t affaibl i la t y r a n n i e que tu qu i t t e s et

le t e m p s a c c r o î t r a au cont ra i re la t y r a n n i e sous laquelle

t u vas passer, celle d ' u n é p o u x » Le d iagnos t ic de

Dide ro t est précis. Il est sévère. L 'énergie con t ra r i ée

ne p e u t p rodu i r e que des désordres sexuels , m e n t a u x ,

sociaux. Passons sur ceux du mariage, pa r t i e l l emen t compensés . Il en va t o u t a u t r e m e n t de l ' i n s t i tu t ion

monaca le , parce que les vœux son t sans r e m è d e et

19. XII, 222. 20. Sur les femmes, X, 32, 33.

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parce qu ' i l arrive qu ' i l s so ient forcés. D i d e r o t fait dire

à sœur S u z a n n e , dans La Rel igieuse : « U n e fois (et

p lû t à Dieu q u e ce soit la p remiè re et la d e r n i è r e ! ) il

p lu t à la P rov idence , d o n t les voies n o u s son t i ncon-

nues , de r a s semble r sur u n e seule i n f o r t u n é e t o u t e la

masse des c ruau t é s répar t ies , dans ses i m p é n é t r a b l e s

déc re t s , sur la m u l t i t u d e infinie de ma lheureuses qui

l ' avaient p r é c é d é e dans un c lo î t re , e t qui deva ien t lui

succéder» Il n'y a dans ces paroles aucune exagé- ration. Diderot a concentré tous les moyens disponi- bles pour donner plus de force à sa démonstration : malédiction initiale pesant sur la naissance de Suzanne, menace pour la contraindre à prononcer ses vœux, persécutions, perte du procès, exactions diverses. Et ainsi la chose apparaît avec évidence : l'énergie contra- riée de sœur Suzanne ne peut produire que le déses- poir et la révolte : « Je flottais entre la résignation et le désespoir, tantôt me soumettant à toute la rigueur de mon sort, tantôt pensant à m'en affranchir par des m o y e n s v i o l e n t s » E n c o r e est-elle, dans une ce r ta ine

mesu re , sauvée par ce t te révol te . Q u a n d elle voit q u e

les religieuses veu len t la pousse r au suicide, elle refuse

ce r e m è d e t r o p c o m m o d e q u ' o n lui p r o p o s e : « . . .auss i -

t ô t q u e j e crus avoir deviné que ce m o y e n de sor t i r de

la vie é ta i t p o u r ainsi dire o f fe r t à m o n désespoi r ,

q u ' o n m e condu i sa i t à ce pui t s par la m a i n , et que je

le t rouvera i s t o u j o u r s prê t à me recevoir , je ne m ' e n

souciais p l u s » Mais la v o l o n t é est sans ef fe t sur

les d é r è g l e m e n t s b io logiques , sexuels , m e n t a u x . Par

grâce d ' é t a t , et pa rce que le r o m a n c i e r t i en t à sauver

l ' in tégr i té de son pe r sonnage , sœur Suzanne y échappe .

21. IV, 589-590. 22. IV, 547. 23. IV, 548.

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Mais la mère supérieure de Saint-Eutrope y sombre tout entière. «Mon père je suis damnée!» dit-elle à son confesseur. Et la damnation s'accomplit de bout en bout parce que la réprobation collective attachée à l'homosexualité, aggravée par le refus de Suzanne, fait de la mère supérieure son propre bourreau. La der- nière partie du roman s'achève sur une danse maca- bre teintée des rougeoiements de l'enfer. Nous sommes en pleine démonologie. L'énergie refusée s'acharne sur le sujet qui en est porteur et le détruit.

Au degré suivant dans l'ordre d'intégration décrois- sante et d'aliénation croissante se découvrent les cas, peu étudiés, d'énergie mécanisée. C'est ici que les perspectives énergétiques de Diderot retrouvent la tradition mécaniste de bonne obédience. Il est vrai que «l'homme automate» a été en grande faveur auprès des matérialistes du milieu du siècle. Diderot lui-même a employé cette figure de pensée dans la Lettre sur les sourds et muets quand il compare « l ' h o m m e a u t o m a t e » à une «hor loge a m b u l a n t e »

mais il lui donne une signification différente en l'inté- grant dans une théorie générale de l'unité de l'esprit. Cependant Diderot rejoint la tradition mécaniste dans ses romans, quand il nous présente des êtres dont l'énergie est dominante, mais dont la capacité d'inté- gration est inférieure à la moyenne. Insuffisance de culture, force du préjugé, manque d'imagination ? Toutes ces explications se renforcent les unes les autres pour donner des types de comportements non dominés, qui se déroulent comme des mécanismes d'horlogerie tout en mobilisant une énergie considéra- ble. Tel est le cas du capitaine de Jacques : militaire, donc chatouilleux sur le point d'honneur; militaire

24. II, 541.

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donc courageux; capable de la sympathie la plus forte, mais capable aussi, pour d'obscures raisons, et sans transition apparente, de l'antipathie la plus décidée : « Il y avait des jours où ils étaient les meilleurs amis du monde, et d'autres où ils étaient ennemis mortels. Les jours d'amitié ils se cherchaient, ils se fêtaient, ils s'embrassaient... Le lendemain, se rencontraient-ils ? Ils passaient l'un à côté de l'autre sans se regarder, ou ils se regardaient fièrement, ils s'appelaient Monsieur, ils s'adressaient des mots durs, ils mettaient l'épée à la main et se battaient» Le ministre tente de les éloi- gner l'un de l'autre. Rien n'y fait. On les sépare défini- tivement. L'un d'eux en meurt (du moins le croit-on). Toute la caste militaire d'Ancien régime s'est mainte- nue par ce vieux préjugé de l'honneur. C'était son coin de folie : «Est-ce que chacun n'a pas le sien ? Celui de nos deux officiers fut pendant plusieurs siècles celui de toute l'Europe, on l'appelait l'esprit de chevale- r ie» N'y a-t-il pas aujourd'hui encore des duels d'une autre sorte : joutes d'esprit, controverses, que- relles d'auteurs, le tout motivé par l'ambition mais réglé plus qu'on ne croit par un préjugé d'honneur? Par un étrange rapprochement, c'est justement à l'instant où Diderot développe ses théories mécanistes, que le cheval de Jacques, complètement mécanisé lui aussi, l'emporte à fond de train jusqu'à la ville où demeure le bourreau.

Au degré le plus bas, nous trouvons l'énergie «engour- die». On aurait tort de la jeter au rebut, et ceci pour plusieurs raisons. La plus importante, c'est que l'éner- gie engourdie est quand même de l'énergie : contenue, réprimée, réduite à l'état inerte, mais capable dans

25. XII, 78. 26. XII, 85.

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certaines circonstances de se réveiller. Témoin le maî- tre de Jacques. Chaque fois que Jacques s'absente ou (pis encore) décide de passer la journée «sans desserrer les dents», le maître tombe dans une espèce d'état cré- pusculaire, où la répétition des mêmes mots et des mêmes gestes tient lieu de pensée et d'action : «Jac- ques toussait et son maître disait : Voilà une cruelle toux, regardait à sa montre l'heure qu'il était sans le savoir, ouvrait sa tabatière sans s'en douter, et prenait sa prise de tabac sans le sentir, ce qui me le prouve, c'est qu'il faisait ces choses trois ou quatre fois de suite et dans le même ordre» Mais quand Jacques reprend la conversation, ou quand sa vie est en danger, l'automatisme s'atténue, sans jamais disparaître com- plètement. La preuve en est la tendance du maître à répéter certaines entrées de phrase : «Quel diable d'homme est-ce là?» — «Quel diable d'homme es- tu?» — «Eh bien, Jacques, l'histoire de tes amours?» etc. Une autre preuve d'engourdissement, ce sont les moralités que le maître surajoute au récit de Jacques et qui constituent presque toujours un placage ou une déviation, comme si le maître n'avait retenu du récit de Jacques que les derniers mots, ou n'en avait perçu que l'aspect le plus formel : «Après une courte pause, Jacques s'écria : Que le diable emporte le cabaretier et son cabaret ! — Le maître : Pourquoi donner au diable son prochain ? Cela n'est pas chrétien» D'autres fois il arrive que la réflexion du maître ren- voie à un mot qui a été prononcé longtemps aupara- vant, comme s'il n'avait pas écouté ce qui a été dit entre temps. Par exemple sa question : «Et qu'allaient-

27. XII, 256. 28. XII, 25, 26, passim. 29. XII, 17.

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ils faire à Lisbonne ? » que le maître fait à propos du frère de Jacques et de frère Ange, renvoie au mot «Lis- bonne» qui a été prononcé six pages plus haut (et répète inconsciemment le «qu'allait-il faire dans cette galère? » de Molière). Automatisme.

Encore la répétition mobilise-t-elle un relatif déploie- ment d'énergie. Il y a une situation limite dont Diderot nous a fait la théorie : c'est celle de l'homme immobile. Inactif? Non. Mais toute son énergie s'emploie à rester immobile, ce qui est plus fatigant qu'on ne croit. Comme il est dit dans les Principes philosophiques sur la matière et le mouvement : «La pesanteur n'est point une tendance au repos, c'est une tendance au mouvement local» Ne rions pas de ces héros de la sédentarité, car ils réservent quelquefois des surprises. Ainsi en est-il du «bonhomme» Briasson, dont Jean- François Rameau nous dit qu'il s'est «identifié avec son comptoir» : Briasson, libraire associé avec Le Bre- ton, David l'aîné et Durand pour l'édition de l'Ency- clopédie, syndic de la librairie en 1768, est de ces personnages avec lesquels il faut compter Ainsi en est-il de l'immortel M. Baliveau, mis à la scène par Piron dans sa Métromanie, envié par Diderot dans le Salon de 1 76 7 : «Heureux, cent fois heureux, m'écriai- je encore, M. Baliveau, capitoul de Toulouse! c'est M. Baliveau qui boit bien, qui mange bien, qui digère bien, qui dort bien. C'est lui qui prend son café le matin ; qui fait la police au marché; qui pérore dans sa petite famille, qui arrondit sa fortune, qui prêche à ses enfants la fortune...» Que l'on y prenne garde, cet homme est dangereux: «M. Baliveau est un homme fait pour son b o n h e u r et p o u r le m a l h e u r des au t res »

30. XII. 62. 31. IX, 611. 32. X, 308. 33. VII, 160.

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L'énergie du langage

L'énergie de nature se définit par l'action. Mais le verbe et l'action se touchent de près. Dans l'ordre des émergences, l'énergie de nature précède de peu les occurrences les plus anciennes du terme «énergie» appliquée au langage. Leur utilisation apparaît dès 1747 dans la Promenade du Sceptique. Dans le préam- bule, Ariste, prête-nom de l'auteur, évoque les cir- constances de sa rencontre avec le sceptique Cléobule et la conversation qu'il eut avec lui pendant deux heures en se promenant «de l'allée des épines dans celle des marronniers» et de là, dans l'«allée des fleurs». Rentré chez lui Ariste n'a «rien de plus pressé que de rédiger son discours». Cependant il reconnaît la difficulté de l'entreprise : «Je ne doute point qu'en passant par ma plume, les choses n'aient beaucoup perdu de l'énergie et de la vivacité qu'elles avaient dans sa bouche; mais j'aurai du moins conservé les principaux traits de son discours»

L'énergie du langage est donc liée à la présence phy- sique du locuteur. Les «mots de l'absence» (Roger

1. I, 317.

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Lewinter) sont faibles par définition et Diderot en a souvent fait l'expérience. On retrouve un schéma sty- listique à peu près semblable à la fin du préambule des Entretiens sur le Fils naturel :

«Voici nos entretiens. Mais quelle différence entre ce que Dorval me disait, et ce que j'écris!... Ce sont peut-être les mêmes idées, mais le génie de l'homme n'y est plus... C'est en vain que je cherche en moi l'impression que le spectacle de la nature et la présence de Dorval y faisaient. Je ne la retrouve point. Je ne vois plus Dorval. Je ne l'entends plus. Je suis seul, parmi la poussière des livres et dans l'ombre d'un cabinet... et j'écris des lignes faibles, tristes et froi- des »

Sans doute Diderot a-t-il tenu à accentuer la déni- vellation entre langage écrit et langage parlé, pour une raison scénique facile à comprendre : il veut par-dessus tout rendre crédibles la réalité de son personnage et l'historicité de son récit. Il faut absolument que le scripteur soit maintenu à distance du locuteur et soit présenté comme un personnage différent. Mais si l'on veut bien sonder le sens de cette fiction, on s'aperçoit qu'elle reproduit fidèlement la situation réciproque de l'auteur et du critique. Les propos du critique (ou du commentateur) ne peuvent être que de l'énergie refroidie : «... j'écris des lignes faibles, tristes et froides». L'énergie est du côté du créateur. Situa- tion d'infériorité dont Diderot a eu de plus en plus conscience à l'approche des années soixante. C'est ainsi qu'il ose avouer dans l'Eloge de Richardson : « Le génie de Richardson a étouffé ce que j'en avais» et, quelques lignes plus loin, évoquant les spectres d'Emilie, Char- lotte, Pamela, Miss Hove : «... tandis que je conserve

2. III, 117.

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avec vous, les années du travail et de la moisson des lauriers se passent, et je m'avance vers le dernier terme, sans rien tenter qui puisse me recommander aussi aux temps à venir» C'est qu'il y a loin de l'énergie décrite à l'énergie vecue.

Parfois cependant les deux notions se rejoignent. Ce sont les moments de grande «moisson». L'un de ceux-là se situe en 1751, à l'époque de la Lettre sur les sourds et muets. L'énergie du langage y acquiert son statut de force créatrice et Diderot lui-même trouve des accents de poète pour parler de la poésie. Contraint, par les nécessités de sa polémique avec l'abbé Batteux, à définir une théorie de l'origine des langues, il découvre que cette origine est en chacun de nous, dans la perception instantanée qui précède l'énonciation : «... la sensation n'a point dans l'âme ce développement successif du discours ; et si elle pou- vait commander à vingt bouches, chaque bouche disant son mot, toutes les idées précédentes seraient rendues à la fois; c'est ce qu'elle exécuterait à merveille sur un clavecin oculaire, si le système d'un muet était institué, et que chaque couleur fût l'élément d'un mot. Aucune langue n'approcherait de celle-ci. Mais au défaut de plusieurs bouches, voici ce qu'on a fait : on a attaché plusieurs idées à une seule expression. Si ces expres- sions énergiques étaient plus fréquentes, au lieu que la langue se traîne sans cesse après l'esprit, la quantité d'idées rendues à la fois pourrait être telle que la lan- gue allant plus vite que l'esprit, il serait forcé de courir après elle» .

Cette page est décisive. Toutes les autres n'en sont que le développement. Aucun langage n'est possible

3. V, 143. 4. II, 541.

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Partie d'une spéculation néo-platonicienne sur les chances de bonheur que rencontrerait un individu parfait dans un univers cohérent (bonheur = vertu), l'intelligence de Diderot a vite fait de buter sur la réalité du désordre. Se faisant alors aveugle avec les aveugles, le nouveau Tirésias découvre en tâtonnant l'incessant bouillonnement de la matière-vie, qui est à la fois productrice et destructrice de formes.

Une première tentative pour capter cette « énergie de nature » lui fait découvrir ce qu'il appelle « l'esprit de la poésie », perception instantanée de sens multiples, sans laquelle il n'y aurait ni poésie, ni langage. Nul doute que Diderot n'ait cru aussi à la valeur thérapeutique d'un « langage d'action », qui aurait subjugué la foule, tout en la libérant de ses phantasmes : tel est le sens de sa réforme du théâtre.

De proche en proche se dessinent une esthétique, une anthropologie, une ontologie, une politique, au centre des- quelles l'énergie de nature se dédouble en sensibilité active / sen- sibilité inerte, énergie libérée / énergie réprimée, révolution / réaction. Malheur à l'être chez qui la répression atteint les sources de la vie ! La Religieuse est là pour en témoigner. En sens inverse l'énergie non contrôlée se dégrade, comme le montre Le Neveu de Rameau. Diderot a rêvé d'un état d'équi- libre dans lequel, pour reprendre la parole d'Héraclite, « les contraires se fondent en unité ».

Utopie, ou encouragement à être ce que nous sommes, en libérant la portion d'énergie dont nous sommes détenteurs ? Le choix de Diderot ne fait pas de doute. Ce faisant, il a égale- ment choisi d'être des nôtres.

Jacques Chouillet est professeur à l'Université de Paris III.

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