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  • DISCOURS SUR LE MENSONGE DE PLATON SAINT AUGUSTIN :CONTINUIT OU RUPTURE

    Pierre SARR

    Presses Univ. de Franche-Comt | Dialogues d'histoire ancienne

    2010/2 - 36/2pages 9 29

    ISSN 0755-7256

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-dialogues-d-histoire-ancienne-2010-2-page-9.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    SARR Pierre, Discours sur le mensonge de Platon saint Augustin : continuit ou rupture , Dialogues d'histoire ancienne, 2010/2 36/2, p. 9-29. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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  • Discours sur le mensonge de Platon saint Augustin: continuit ou rupture

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    Parler du mensonge, cest rpondre essentiellement deux questions: la premire est celle de sa ralit: quest ce que le mensonge? La seconde se situe sur un plan moral: est-il permis de mentir ? Augustin a apport des rponses ces interrogations dans deux de ses ouvrages, consacrs au mensonge: le De mendacio et le Contra mendacium. Avant lui 1, les philosophes et crivains de lAntiquit avaient trait de ce thme dans leurs uvres: Platon et les stociens en Grce, Cicron et Quintilien Rome. leur suite 2, les Pres de lglise lont aussi dvelopp, linstar de Clment dAlexandrie,

    * Universit Cheikh Anta Diop Dakar. [email protected] Il nest pas dans lesprit de cet article de parler de tous les auteurs classiques qui ont trait du mensonge. Nous avons retenu ceux dont la pense a marqu les Pres de lEglise antrieurs saint Augustin et Augustin lui-mme. La doctrine platonicienne, comme nous le verrons, est fortement prsente chez Clment dAlexandrie et chez Origne. Les ouvrages consacrs aux rapports des Pres et du stocisme tmoignent de linfluence que cette cole a exerce sur les Pres; voir: M.Spanneut, Le stocisme des Pres de Lglise, Paris, 1969. Nous avons dlibrment laiss de ct Aristote puisque son influence sera surtout prsente chez Thomas dAquin. M.Testard a montr tout ce que saint Augustin doit Cicron dans son livre Saint Augustin et Cicron, I, Cicron dans la formation et dans luvre de saint Augustin, Paris, 1958.2 Larticle de L.Godefroy sur le mensonge dans le Dictionnaire de Thologie catholique, p.556-570, nous a servi de point de dpart. En abordant le mensonge chez les Pres de lglise, lauteur range ces derniers en deux catgories: les irrductibles et les modrs: Il y a les irrductibles, ceux qui considrent le mensonge comme tellement blmable en lui-mme quon ne doit jamais se permettre de mentir, mme de la manire la plus bnigne, mme pour procurer le plus grand bien. Et il y a les modrs, ceux qui, tout en condam-nant le mensonge et en rclamant la vrit, admettent cependant certains mensonges que les circonstances semblent autoriser, que la vie sociale rend presque invitables. Il fait de saint Augustin le reprsentant le plus autoris de la premire tendance. Parmi les tenants de la deuxime tendance, il cite Clment dAlexandrie, Origne, saint Jean Chrysostome, saint Hilaire. Cest de ces derniers que nous allons parler dans cet article en laissant de ct Tertullien et Cyprien qui, bien que antrieurs saint Augustin, nont pas consacr de longs dveloppements au mensonge. Il peut paratre surprenant que Tertullien, connu

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    dOrigne, dHilaire de Poitiers et de saint Jean Chrysostome, tous antrieurs saint Augustin. Des tudes partielles ont t consacres lun ou lautre de ces auteurs ou un courant de pense 3. Aucune tude, cependant, ne semble avoir port sur lvolution chronologique de ce thme pour voir sil y a eu une continuit ou si une rupture sest opre dans la manire dont ces diffrents auteurs ont parl du mensonge. Lobjet de cet article est de montrer que si les Pres de lglise antrieurs saint Augustin ont approximativement tenu le mme discours sur le mensonge que les auteurs profanes, il en va autrement de lvque dHippone. Aprs avoir indiqu les points de vue des cri-vains grecs et romains sur le mensonge, puis ceux des Pres de lglise qui ont prcd Augustin, nous prsenterons la doctrine de lvque dHippone tout en faisant ressortir les ressemblances et les diffrences avec ses devanciers.

    I. Le mensonge chez les auteurs antiques

    La dfinition que Stobe et Nigidius ont donne du mensonge reflte la percep-tion que les auteurs anciens en avaient. Tous les deux font la diffrence entre mentir et dire un mensonge. Dans Eclogae II, 7, Stobe crit: Mentir ne consiste pas dire

    pour son intransigeance, nait pas consacr au mensonge une place plus importante dans son uvre et quil le mette mme au rang des pchs vniels auxquels chacun est soumis delicta quotidianae incursa-tionis, quibus omnes sumus obiecti (De pudicitia I, VII, 17sq.): cf. M.Spanneut, Tertullien et les premiers moralistes africains, Paris, 1969, p.20: Il distingue les pchs daprs leur gravit. Dune part, il y a les summa aut maxima, dautre part, les modica ou media. Il numre une srie de fautes o le pcheur est encore vivant et peut tre rappel. Ce sont les fautes quotidiennes, auxquelles nous sommes tous sujets, comme la colre, les coups, le mensonge, le serment tmraire, linfidlit son engagement Il leur oppose alors les fautes plus graves et funestes qui nont pas de pardon: lhomicide, lidlatrie, la fraude, le blasphme (lhrsie?), certainement ladultre et la fornication. Dans son combat contre les paens (Apolog. XXIV, 1-2), mendacium dsigne la fausset des croyances paennes et soppose ueritas qui dsigne la doctrine chrtienne considre comme la vraie religion du vrai Dieu. Saint Cyprien de son ct, tout en citant le mensonge parmi les pchs que Dieu condamne (Ad Demetrianum IX, 1), insiste davantage sur les autres fautes telles que lorgueil, la colre et lavarice, limpuret, lenvie, la cruaut et livrognerie, et plus particulirement sur lavarice, limpuret et la jalousie: cf. M.Spanneut, op.cit., p.103-107.3 Cf. M.Broze, Mensonge et justice chez Platon, Revue internationale de philosophie, vol.40, n156-157, 1986, p.38-48; F.Calabi, La nobile menzogna, in Platone, La Republica, vol.II, Napoli, d. M.Vegetti, 1998, p.445-457; T.Benatoul, Faire usage: La pratique du stocisme, Paris, 2007, p.306-309: lusage du faux; E.Kirk Kenneth, Conscience and its problems, an introduction to casuisty, 1936. F.Gonzalvez, La ralit du mensonge. De saint Augustin aux modifications apportes sa sanction par le code pnal, Aix-en-Provence, Presses Universitaires dAix-Marseille, 1996 ; B.Ramsey, Mensonge (le)/ Contre le mensonge (De mendacio/ Contra mendacium), Encyclopdie Saint Augustin, la Mditerrane et lEurope, IVe-XXIe sicle, Paris, 2005, p.957-961; J.Cousin, tudes sur Quintilien, t.1, Contribution la recherche des sources de LInstitution oratoire, Paris, 1935, p.755-757.

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    quelque chose de faux, mais dire le faux en mentant et en vue de tromper un proche 4. Nigidius, qui Aulu-Gelle fait rfrence dans les Nuits attiques, complte cette dfini-tion: Entre dire un mensonge et mentir, il y a une grande diffrence: cest que celui qui ment ne se trompe pas, il veut tromper; celui qui dit un mensonge est lui-mme tromp. Nigidius ajoute ce qui suit: celui qui ment trompe autant quil est en son pouvoir, mais celui qui dit un mensonge ne trompe pas, du moins volontairement. Il dit encore sur le mme sujet: Lhomme de bien doit se garder de mentir, lhomme prudent de dire un mensonge: le premier retombe sur lhomme, lautre ne latteint pas 5. Le mensonge, tel que ces deux auteurs lont dfini, suppose deux conditions: la volont dlibre de mentir et lintention de tromper. Cest autour de ces deux lments que les crivains antiques ont conu leurs rflexions sur le mensonge.

    1.1.Platon et le mensonge: le mensonge vrai et le mensonge en parolesPlaton, dans la Rpublique, distingue deux sortes de mensonge : le mensonge

    vritable et le mensonge en paroles 6. Le mensonge vritable est le mensonge profr de faon dlibre qui installe dans lme de celui que lon trompe lignorance et lerreur: Le mensonge vritable, cest--dire lignorance en son me de celui quon a tromp 7. Ce mensonge est ha non seulement des hommes mais aussi des dieux. Platon prcise aussi que le mensonge le plus grave est celui port contre les dieux : Cest bien le mensonge le plus considrable que le mensonge de celui qui, parlant des tres les plus levs, sexprime fallacieusement de manire approprie 8. Un tel mensonge nest rien dautre quun blasphme contre les dieux. Aussi Platon condamne-t-il les potes Homre et Hsiode qui ont donn des dieux des reprsentations immorales et inaccep-tables. Il les proscrit de lducation des futurs gardes de la cit et donne aux gouvernants le droit de censurer les uvres des potes parce quils offrent une image pervertie de la nature divine. Dans le mme ordre dides, les actes de violence et de cruaut prts aux

    4 Cit par Benatoul, op. cit., p.306; voir aussi Cousin, op. cit. p.756 qui donne la traduction suivante: Ce nest pas dans le fait de dire un mensonge que rside le fait de mentir, mais dans laction de dire un mensonge par dessein et avec lintention de tromper lentourage.5 Noctes Atticae XI, 11: Inter mendacium dicere et mentiri distat. Qui mentitur, ipse non fallitur, alterum fallere conatur ; qui mendacium dicit, ipse fallitur () Qui mentitur fallit, quantum in se est ; at qui menda-cium dicit, ipse non fallit, quantum in se est () Vir bonus praestare debet, ne mentiatur, prudens, ne menda-cium dicat ; alterum incidit in hominem, alterum non. Les textes et les traductions des auteurs grecs et romains que nous donnons dans cet article sont ceux des ditions CUF.6 Resp. II, 382a-382b: . Il emploie aussi les expressions (382a; Thtte 189c; Lois V, 731c), (382c), (382c).7 Ibid. II, 382b: , .8 Ibid. II, 377e: .

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    dieux devront tre passs sous silence de peur quils ne soient source dimitation pour les enfants. Dautre part, Platon carte la possibilit de croire que les dieux puissent mentir: un tre divin ne peut avoir ni la perversit ni la ngligence de mentir puisque lide mme de mensonge est en contradiction avec celle de la divinit: Ce qui est divin et dmonique est la ngation absolue du mensonge 9. Ainsi, Dieu na pas besoin de mentir ni pour reprsenter, la manire des potes, les choses anciennes sous des fictions savantes, comme sil ignorait de quelle manire tout sest pass, ni pour tromper ses ennemis, comme sil les craignait, ni pour empcher les effets de la folie de ses amis, car aucune personne en dmence nest amie de Dieu. Il nest pas non plus admissible de croire que les dieux puissent changer de forme.

    ct de ce mensonge vritable, il y a ce que Platon appelle le mensonge en paroles. Contrairement au premier, celui-ci ne porte pas prjudice autrui et ne peut tre considr comme un mensonge en tant que tel. Dans la dfinition quil en donne, Platon insiste sur les notions dimitation et de simulacre: Le mensonge en paroles nest quune imitation dune affection de lme, un simulacre qui se produit par la suite, ce nest pas un mensonge sans mlange 10. Un tel mensonge, pour Platon, est licite parce quil peut tre utile. Platon met ici laccent sur le rle thrapeutique du mensonge: Mais quen est-il du mensonge en paroles? Quand et qui est-il assez utile pour ne plus mriter quon le hasse? Nest-ce pas lgard des ennemis et de ceux qui comptent parmi nos amis, dans le cas o la folie ou quelque manque de jugement leur fait entre-prendre quelque chose de mauvais? Le mensonge ne devient-il pas alors une sorte de remde capable de les en dtourner? 11. Partant de cette citation, lon pourrait tre port croire que le mensonge en paroles est permis tout un chacun pour peu quon soit port se protger de ses ennemis ou protger ses amis. Pourtant, Platon le limite exclusivement aux gouvernants, condition quils le fassent dans lintrt de la cit: Cest donc ceux qui gouvernent la cit, si vraiment on doit laccorder certains,

    9 Ibid. II, 382e: .10 Ibid. II, 382c: , . 11 Ibid. II, 382c: ; , ; , , ; ; Les Grecs et les Romains estimaient quil tait permis de tromper ses ennemis: Homre, Odys. I, 118-119 autorise Ulysse tuer les prtendants de sa femme par la ruse ou par la force quand il sera de retour chez lui; Pindare, Odes IV, 81-82 dit quil faut tout mettre en uvre pour abattre son ennemi; Virgile, En. II, 389-390 reprsente Ulysse comme usant de toutes sortes dartifices pour tromper ses ennemis; Xnophon, Mm. IV, 2 fait dire Socrate quil ny a point dinjustice ni tromper un ennemi, ni mme tromper un ami pour son bien.

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    que revient la possibilit de mentir, que ce soit lgard des ennemis, ou lgard des citoyens, quand il sagit de lintrt de la cit. Pour tous les autres, il est hors de ques-tion quils y recourent 12. Par consquent, le simple citoyen qui ment sera svrement puni dans la mesure o il devient un facteur de dstabilisation de la cit comme le fait remarquer M.Broze: Le simple particulier, sil est convaincu de mensonge, encourt de graves punitions. En effet, il est impensable que la mtis puisse sintgrer dans la pense platonicienne en tant que facteur de dstabilisation 13. Platon donne alors des exemples o les gouvernants peuvent tre amens mentir. Le premier est le mythe de lautochtonie et des races. Cest ce que Platon appelle le noble mensonge: il sagit de convaincre les citoyens quils sont tous ns de la terre-mre et que, de ce fait, ils sont tous frres. Mais en mme temps, il faut arriver les persuader que les dieux les ont crs avec des mtaux diffrents: les gouvernants avec de lor, les gardes avec de largent et les producteurs avec du bronze. Il sera donc ncessaire, pour sauvegarder lharmonie de la cit, que chacun reste la place que lui confre son mtal 14. De mme, il sera permis aux gouvernants duser du mensonge pour ce qui est des mariages. Cest eux, en effet, quil revient de veiller la puret de la race. Cest pourquoi, il sera laiss leur discrtion le soin de faire en sorte que les meilleurs hommes sunissent aux meilleures femmes et que les enfants issus de ces unions soient privilgis par rapport aux autres 15.

    Platon adopte donc une double attitude face au mensonge: le refus systmatique du mensonge pour tout ce qui touche aux dieux; la possibilit accorde aux hommes de mentir, mais seulement aux meilleurs dentre eux, ce que, du reste, vont corroborer les stociens.

    1.2.Les stociens face au mensonge: agir selon le convenableA priori, le rigorisme de la morale stocienne ne semble faire aucune place au

    mensonge. En effet, pour les stociens, lhomme sage ne peut se tromper ni tromper parce quil possde en lui toutes les vertus et vit en accord avec la nature universelle. Cependant, confronts aux ralits de la vie, les stociens se sont aperus que leur rigi-dit ne pouvait tre applique et ont admis quil arrive des circonstances o le sage doit conformer sa conduite avec ce quil estime tre convenable sa raison: Selon les stociens, lhomme nagit que sil lui semble quil convient dagir ainsi, si laction

    12 Ibid. III, 389b: , , . 13 M.Broze, op. cit., p. 45.14 Rep. III, 413c-415d.15 Ibid. III, 459d-460d.

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    que lui suggre son corps, son exprience ou autrui lui apparat comme lgitime du point de vue de la raison 16. Stobe, qui se fait lcho de leur philosophie dans ses Eclogae, donne des exemples o le sage peut tre amen mentir: Ils estiment que le sage pourra parfois faire usage de faux de bien des manires, sans assentiment, aussi bien en effet en tant que gnral, contre les ennemis, quen prvision de ce qui est utile et pour grer beaucoup dautres affaires de la vie 17. Sextus Empiricus, de son ct, en plus de lexemple du gnral, cite celui du mdecin qui ment son patient 18. Pour justi-fier le mensonge de leur sage, les stociens avancent deux types darguments que nous rapporte Plutarque dans De stoicorum repugnantibus. Le premier est labsence dassen-timent: dans la logique stocienne, lassentiment est lapprobation donne par la raison la reprsentation, cest--dire limage imprime dans lme par un objet extrieur. Transpos dans lthique, lassentiment quivaut ladquation entre la parole et la pense. Par consquent, le mensonge nest pas rprhensible tant que le sage nadhre pas linformation fausse quil communique son interlocuteur: Souvent, les sages emploient le mensonge lgard des mchants, et ils offrent leur imagination des motifs vraisemblables, mais qui ne sont pas la cause de leur assentiment, autrement ils le seraient dune opinion fausse et de lerreur 19. Le second argument quils avancent est la finalit du mensonge: lobjectif de celui qui ment nest pas de tromper mais de susciter une raction positive chez celui qui il sadresse: nouveau, Chrysippe dit que Dieu et le sage produisent des reprsentations fausses, en attendant de nous non pas que nous donnions notre assentiment ou cdions la reprsentation, mais seulement que nous ayons une impulsion vers ce qui est reprsent et que nous agissions 20.

    En prsentant le mensonge licite comme celui auquel le sage ne donne pas son consentement, les stociens rejoignent la thse platonicienne du mensonge en paroles que nous retrouvons chez les auteurs romains comme Cicron et Quintilien.

    1.3.Cicron: mensonge et humanismeDans son plaidoyer pour Roscius le comdien qui fait partie de ses premiers

    discours il date de 73 avant J.-C., Cicron met le mensonge sur le mme plan que le parjure et les condamne tous les deux: Quelle diffrence y-a-t-il entre un parjure

    16 Benatoul, op. cit. p.121.17 Ecl. II, 7, cit par Benatoul, Ibid., p.306.18 Cit par Benatoul, Ibid., p.307. Les mmes exemples se retrouvent chez Xnophon, Mm. IV, II, 17-21 et chez Philon dAlexandrie, Quaestiones in Genesim VI, 206.19 De stoic. repug. 1056a: , .20 Ibid., 1057a.

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    et un menteur? Un homme accoutum mentir se parjure aisment. Celui que je puis engager mentir, je le dterminerai sans peine se parjurer. Quiconque sest une fois cart de la vrit, ne se fait pas plus de scrupule dun parjure que dun mensonge. Craindra-t-on la vengeance du ciel si lon est sourd la voix de sa conscience? Aussi les dieux immortels nont-ils fait, pour le chtiment, aucune distinction entre le parjure et le menteur. Ce ne sont point, en effet, les paroles dont se compose la formule du serment, mais bien la perfidie et la mchancet par lesquelles on tend des piges autrui qui allument et provoquent la colre des dieux 21. En mettant laccent sur lintention laquelle est subordonn le parjure ou le mensonge, Cicron rejoint ainsi la dfinition que Stobe, Nigidius et Platon lui-mme ont donne du mensonge.

    Mais cette condamnation sans appel du mensonge dont Cicron fait preuve dans le Pro Roscio semble stre attnue au fil du temps. Dans sa maturit, Cicron a intro-duit dans ses uvres la notion dhumanisme: un lien de nature unit tous les hommes et fait quils sont frres. Cest au nom de cet humanisme quen 43 avant J.-C., il admet dans le Pro Ligario, que lon puisse se servir du mensonge pour sauver une vie humaine: voulant obtenir la clmence de Csar en faveur de Ligarius, accus de stre rendu en Afrique pour prendre les armes contre Csar, Cicron cherche convaincre ce dernier du contraire et trouve inhumain quun autre puisse dnoncer son mensonge: Si nous pouvions persuader Csar que Ligarius ne parut jamais en Afrique; si nous voulions, laide dun mensonge excus par lhonneur et dict par lhumanit, sauver un citoyen malheureux, il serait atroce, dans une telle circonstance, de rfuter et de dtruire notre mensonge 22. Lexpression honesto et misericordi mendacio met bien en vidence les motivations qui poussent Cicron agir en faveur de Ligarius : la beaut morale et la compassion. Pourtant, cest au nom de ce mme humanisme que Cicron rejette le mensonge dans ses uvres philosophiques. Au livre III du De officiis, lorsquil examine la relation entre lhonnte et lutile, Cicron condamne le silence du marchand de bl qui tait aux Rhodiens larrive dautres marchands et celui du vendeur de maison qui cache les dfectuosits de sa maison: Le marchand de bl naurait pas d cacher la

    21 Pro Roscio, XVI, 46: At quid interest inter periurum et mendacem? Qui mentiri solet, peierare consueuit. Quem ego ut mentiatur inducere possum, ut peieret exorare facile potero. Nam qui semel a ueritate deflexit, hic non maiore religione ad periurium quam ad mendacium perduci consueuit. Quis enim deprecatione deorum, non conscientiae fide commouetur? Propterea, quae poena ab dis immortalibus periuro, haec eadem mendaci constituta est; non enim ex pactione uerborum quibus iurandum comprehenditur, sed ex perfidio et malitia per quem insidiae tenduntur alicui, di immortales irasci et suscensere consuerunt.22 Pro Ligario, V, 16: Quod si probare Caesari possemus in Africa Ligarium omnino non fuisse, si honesto et misericordi mendacio saluti ciui calamitosi esse uellemus, tamen hominis non esset in tanto discrimine et periculo ciuis refellere et coarguere nostrum mendacium.

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    vrit aux Rhodiens ni le vendeur de la maison aux acheteurs. Cest cacher la vrit, quand, pour son propre avantage, on veut laisser ignorer ce que lon sait ceux qui ont intrt le savoir 23. En se taisant, ils ont induit sciemment les autres en erreur et pour Cicron rien nest plus honteux que de tromper autrui (De officiis, I, 42, 150). Cest ce qui le conduit, du reste, condamner davantage lattitude de ceux qui usent du mensonge dans leur propre intrt: Si on est blmer pour se taire, que dire de ceux qui emploient des paroles mensongres? 24. Cest ce qua fait Pythias qui a su appter Caneus pour lui vendre son domaine. Sappuyant donc sur la dfinition que le prteur Aquilius a donne du dol: Il y a dol quand on fait semblant de faire une chose et quon en fait effectivement une autre 25, Cicron aboutit la conclusion quil faut bannir le mensonge des relations humaines.

    La position de Cicron par rapport au mensonge a donc vari: dune condamna-tion catgorique, il est pass une apprciation plus nuance: tout en admettant que le mensonge puisse tre utilis pour faire du bien autrui, il le rcuse quand il doit servir des fins personnelles. Cest pourquoi lgosme de Diogne de Babylone, il prfre laltruisme dAntipater qui, au nom de la loi de nature qui unit tous les hommes, fait prvaloir lintrt commun: Que ton utilit soit lutilit commune, et rciproque-ment que lintrt de tous soit le tien 26. Cette attention autrui est le fondement de la doctrine de Quintilien sur le mensonge.

    1.4.Quintilien et le mensonge de lorateurCest dabord un portrait de lorateur parfait que dresse Quintilien au livre 12

    de lInstitution oratoire. Dans la dfinition quil donne de lorateur et quil emprunte Caton lAncien un homme de bien savant dans lart de parler (uir bonus dicendi peritus), il met au premier plan la qualit dhomme de bien. Lorateur doit, avant tout, tre vertueux. Cest ce prix quil fera triompher la bonne cause puisquil svertuera ne pas utiliser des procds malhonntes et rprouvs par la morale pour aboutir ses fins: tons-nous de lesprit que la plus noble des facults puisse jamais sallier avec les bassesses du cur. Le talent de la parole, quand il choit aux mchants, doit tre

    23 De Officiis, III, 13, 57: Non igitur uidetur nec frumentarius ille Rhodius nec hic aedium uenditor celare emptores debuisse. Neque enim id est celare quidquid reticeas, sed cum, quod tu scias, id ignorare emolumenti tui causa uelis eos quorum intersit id scire.24 Ibid., XIV,59: Quod si uituperandi qui reticuerunt, quid de iis existimandum est qui orationis uanitatem adhibuerunt?25 Ibid., XIV,6: Cum esset aliud, aliud actum.26 Ibid., II, 52: Ut utilitas tua communis sit, uicissimque communis utilitas tua sit.

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    considr comme une vritable calamit puisquil ne fait que les rendre plus dange-reux 27. En effet, si lloquence devait tre utilise des fins perverses, elle serait funeste aux intrts publics et privs, et la responsabilit des rhteurs serait engage parce quils auraient inculqu un art des brigands. Cette exigence de la vertu tablie, Quintilien reconnat tout de mme que des raisons valables peuvent contraindre lhomme de bien mentir: Jai dit quil peut exister des motifs pour que, dans la dfense dune cause, lhomme de bien cherche drober au juge la connaissance de la vrit 28. Il invoque lautorit des stociens pour donner plus de crdit son affirmation: Il faut bien quon maccorde ce dont conviennent les plus rigides des stociens, quun homme vertueux peut tre dans le cas de mentir pour des causes mme assez lgres 29. Il reprend son compte les exemples en usage chez les stociens: les parents qui mentent leurs enfants malades 30 en leur faisant des promesses quils ne tiendront jamais, le mensonge fait un assassin pour le dtourner de son crime, ou un ennemi pour le salut de son pays. Outre ces exemples, Quintilien numre dautres cas o, pour des motifs honorables, lorateur peut travestir la vrit ou se charger de causes quautrement il naurait pas accept de dfendre. Cest ainsi quil naura pas de scrupule vouloir sauver un homme accus davoir eu le dessein de tuer un tyran: lintention de dlivrer la socit dun monstre est en soi bonne, et en cela, Quintilien rejoint Cicron 31 ; il prendra aussi la dfense dun criminel repentant: il est plus avantageux pour la socit de sauver un coupable qui promet de samender que de le punir; de la mme faon, il peut tre prfrable de dfendre un gnral accus bon droit que de laisser condamner un homme qui sauvera sa patrie. la suite de Platon, des stociens et de Cicron, Quintilien reconnat lutilit

    27 Inst. orat. XII, 32: Hoc certe procul eximatur animo, rem pulcherrimam eloquentiam cum uitiis mentis posse misceri. Facultas dicendi, si in malos incidit, et ipsa indicanda est malum: peiores enim illos facit quibus contingit.28 Ibid. XII, 36 : Verum et illud () potest adferre ratio ut uir bonus in defensione causae uelit auferre aliquando iudici ueritatem.29 Ibid. XII, 38: Ac primum concedant mihi omnes oportet, quod stoicorum quoque asperrimi confitentur, facturum aliquando bonum uirum ut mendacium dicat, et quidem nonnumquam leuioribus causis.30 Il tait gnralement admis de penser que ce ntait pas un mensonge de dire quelque chose de faux un enfant ou une personne insense. La raison avance tait que les enfants et les insenss, nayant pas la libert de jugement, on ne saurait leur faire du tort cet gard. Pour les enfants en particulier, ctait une opinion rpandue quon pouvait tromper cet ge impudent (Lucrce, De nat. rer. I, 935) et leur faire croire bien des choses pour leur profit (Quintilien, Inst. Orat., XII, 1). Xnophon, Mm. IV, 2, 16-17 donne lui aussi lexemple du pre de famille qui, voyant que son fils rpugne prendre un remde qui lui est ncessaire, le lui fait prendre comme un aliment.31 Cicron affirme en De officiis III, 4, 19 que le peuple romain considrait le meurtre dun tyran comme la plus belle de toutes les actions dclat.

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    du mensonge profr dans un but purement altruiste et qui nentache en rien la vertu de lhomme de bien.

    Ainsi, nous ne trouvons pas chez les auteurs de lAntiquit grco-romaine une condamnation absolue du mensonge. Mis part Platon qui le rcuse sur le plan thologique, tous ladmettent sur le plan humain en spcifiant toutefois son caractre utilitaire. Les Pres de lglise antrieurs saint Augustin sinspireront de ces auteurs profanes dans leur discours sur le mensonge.

    II. Le mensonge chez les Pres de lglise

    2.1.Clment dAlexandrieClment dAlexandrie reprend, dans ses Stromates 32, la distinction de P.Nigidius

    entre mentir et dire un mensonge 33 et fait rsider linjustice ou le prjudice caus autrui dans lintention de celui qui agit ou parle 34. Partant de l, il tablit ce que doit tre la conduite du gnostique, cest--dire du chrtien qui est parvenu la perfec-tion spirituelle. Dans les Stromates 6 et 7, Clment prsente le portrait du gnostique: il se distingue avant tout par sa pit: lui seul est vraiment religieux et le culte quil rend Dieu est la seule forme de pit vritable. Mais sur le chemin qui mne cette perfec-tion spirituelle, Clment attribue lexigence morale autant dimportance quil en attribue lexigence de pit. De ce fait le gnostique est aussi un homme de vertu dont la conduite lgard du prochain est en accord avec la puret de son amour pour Dieu. Le gnostique, dont les actes sont en conformit avec les paroles, ne saurait en aucune faon mentir: ni envers Dieu qui, par sa nature, ne peut tre atteint par le mensonge, ni envers son prochain parce quil laime, ni envers lui-mme puisque personne ne se fait du tort volontairement 35. La seule restriction que Clment apporte ce comportement concerne le gnostique qui assume la fonction dducateur et qui, par son enseignement, transforme ceux dont il a la charge en les arrachant au paganisme pour les convertir la

    32 Du grec , qui signifie couverture, tapis, le terme dsignait probablement des objets bariols, faits de pices de formes varies ou plutt de couleurs denses. lpoque hellnistique, le mot semploie pour dsigner une uvre littraire au sens de mlanges: voir C.Mondsert, Clment dAlexandrie, Stro-mates, Sources chrtiennes 30, introduction, p.8-9. Dans ses Stromates qui sont un mlange de sujets divers, Clment dfinit les rapports entre la foi et la connaissance.33 Stromates VII, 9, 53 (2): . Les textes et traductions des Pres de lglise que nous citons sont ceux des Sources chrtiennes.34 Ibid. VII, 8, 50 (4).35 Ibid. VII, 8, 50 (1-4).

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    vraie foi. Dans ce ministre, il joue le rle dintermdiaire entre Dieu et les hommes et peut, ce moment, user du mensonge la seule condition quil puisse tre utile au salut de ceux quil enseigne: La seule aide due aux autres, au prochain, lamnera faire des choses quil ne choisirait pas daccomplir sil nagissait pour eux 36. Clment est ainsi en accord avec les auteurs profanes puisque le seul mensonge quil reconnat est le mensonge valeur utilitaire et thrapeutique. Aussi reprend-il limage traditionnelle du mdecin qui ment ses patients pour leur propre bien: Il (le gnostique) pense et dit vrai tout la fois; une exception prs cependant en cas de soins donner, linstar du mdecin envers les malades, pour le salut de ses patients, peut-tre alors mentira-t-il, ou plutt pour parler comme les sophistes, dira-t-il un mensonge 37. Les critures lui offrent aussi des exemples qui lui permettent de mettre en valeur le symbolisme qui se cache derrire des passages qui, pris la lettre, pourraient paratre quivoques, voire mensongers. Il en est ainsi de la circoncision de Timothe, acte qui semble aller lencontre de lenseignement de saint Paul, mais que laptre pose pour ne pas fermer la porte des synagogues au nouveau prdicateur 38.

    Pour trouver une justification au mensonge, Clment sappuie la fois sur les critures saintes et les auteurs antiques. Linfluence de ces derniers sur sa pense est notable, celle de Platon en particulier dont il reprend certains aspects de la doctrine: le mensonge natteint pas les dieux, cest involontairement quon se fait du tort, le mensonge est rserv une catgorie de personnes dans un but ducatif. Origne adop-tera la mme dmarche que Clment.

    2.2.OrigneSaint Jrme, dans le Contre Rufin 39, fait rfrence un passage des Stromates

    dOrigne o celui-ci cite Platon. Rufin se plaignait que son ancien ami ait trait les orignistes de menteurs dans une de ses lettres (lettre 84). Pour sa dfense, Jrme cite le livre 6 des Stromates dOrigne dans lequel il lui semble que lauteur fait lapologie du mensonge. En effet, Origne y fait rfrence la Rpublique de Platon, prcisment

    36 Ibid. VII, 9, 53 (2): , , . 37 Ibid. VII, 9, 53 (3): , , , .38 Le synode de Jrusalem (Ac15, 5-29) avait statu que la circoncision ntait pas ncessaire au salut pour les paens qui voulaient entrer par le baptme dans la Nouvelle Alliance. Cest pourquoi Paul ne fit pas circoncire Tite, son collaborateur venu du paganisme. En revanche, il jugea utile de le faire pour Timothe, dorigine juive par sa mre, dans le but de faciliter lannonce de lvangile aux Juifs.39 Contra Rufinum VII, 2.

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    au livre III, 389b o, aprs avoir montr que les dieux ne pouvaient pas mentir, Platon accorde aux seuls gouvernants la possibilit de mentir leurs citoyens. Jrme fait suivre cette citation du commentaire dOrigne. Celui-ci se conforme la doctrine de Platon, tant sur le plan thologique quhumain: comme Platon, il affirme que Dieu ne saurait mentir, mais que, dans lintrt des hommes, il arrive quil sadresse eux mots voils en utilisant des paroles ambigus et des nigmes (uerbis loquitur ambiguis et per aenigmata). Cest la thorie de lobscurit biblique que Sbastien Morlet explique en ces termes: Ceux qui ne sont pas arrivs au stade de la perfection spirituelle ne peuvent, cause de leur infirmit, contempler toute nue la vrit; il leur faut des images et des symboles pour apprhender, quoique dune manire imparfaite, la rvlation divine 40. Quant lhomme qui sied le mensonge, Origne le renvoie Platon qui recommande duser du mensonge comme dun viatique et dun remde, mais aussi aux critures travers les exemples des personnages bibliques qui ont su manuvrer pour parvenir leurs fins : Judith qui tua Holopherme en dguisant sagement ses paroles (prudenti simulatione uerborum), Esther qui a cach son origine juive (tacita diu gentis ueritate) et Jacob qui a obtenu les bndictions de son pre au prix dun mensonge arti-ficieux (artifici mendacio).

    Un dveloppement analogue sur le mensonge se retrouve dans le Contre Celse. Ce paen, dans son Discours vritable, reprochait aux chrtiens de remettre en cause limmutabilit divine. Pour rfuter le dogme de lIncarnation, il se rfrait aux passages 381b-c du livre II de la Rpublique o Platon affirme que Dieu ne peut ni changer de nature ni mentir. Par consquent, dit Celse, si Dieu sest montr sous forme humaine aux hommes, cest quil a menti. De plus, si le mensonge licite est celui quon fait aux malades ou aux ennemis, la divinit ne saurait tre concerne puisquelle ne sadresse pas aux malades et ne soccupe pas des ennemis, faisant ici encore rfrence Platon (Resp. II, 382e) o le philosophe affirme que les dieux sont amis des sages et des hommes senss. Dans sa rfutation, Origne se sert des mmes arguments que son adversaire: Dieu ne change pas dans son essence, mais il sadapte la capacit qua chaque homme de laccueillir 41. Pour mieux se faire comprendre, Origne se sert de la comparaison de la nourriture qui se prsente de faon diffrente selon quelle est destine un nourrisson, un malade ou une personne robuste. Dans ce cas on ne peut pas parler de mensonge

    40 S. Morlet, Eusbe de Csare a-t-il utilis les Stromates dOrigne dans la Prparation vang-lique?, Revue de philologie, LXXVIII, 1, 2004, p.136.41 Ce point est au centre de la doctrine dOrigne ainsi que le souligne Morlet, op. cit., p.136: Lide que Dieu parle le langage adapt au niveau spirituel de chacun constitue un point capital de la thorie orignienne de la rvlation.

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    en ce qui concerne la divinit: Assurment le Logos ne ment pas sur sa propre nature, quand il nourrit chacun dans la mesure o il peut laccueillir, et ce faisant, il ne trompe ni ne ment 42. Sagissant de lIncarnation, puisque Celse admet que lon peut recourir au mensonge pour gurir les malades, il faut aussi quil admette que le Christ, pour gurir les mes malades en vue de leur salut, ait pu utiliser des moyens que lon nuti-liserait pas en principe, mais quon emploie par suite des circonstances 43.

    Le discours dOrigne sur le mensonge demeure tributaire de Platon et de Clment. Platon lui sert de soubassement pour rfuter le mensonge divin. Comme Clment, il puise dans les critures 44 pour illustrer sa pense. Hilaire de Poitiers et Jean Chrysostome ne font pas cas du mensonge divin. Ils se limitent lexamen du mensonge sur le plan humain.

    2.3.Hilaire de PoitiersChez Hilaire, le mensonge nexiste que sil y a un prjudice contre autrui: crimen

    mendacii in incommodo habetur alieno 45. Dans son commentaire du psaume 14, une des conditions que pose Hilaire pour que lhomme puisse trouver le repos en Dieu, cest--dire parvenir au salut, cest de vivre dans la vrit: Celui qui na pas rus avec sa langue et na pas fait du mal son prochain 46. Mais Hilaire constate, comme lavaient fait les stociens, quune telle perfection est difficile atteindre ici-bas. Cest pourquoi, la suite de ses prdcesseurs, il lgitime lusage du mensonge dans certaines circons-tances: Le mensonge est bien souvent ncessaire et la fausset parfois utile 47. Ce mensonge, cest celui qui est profr pour venir en aide autrui et les exemples quils donnent sont ceux que nous avons dj rencontrs chez les autres auteurs: le mensonge fait un assassin pour le dtourner de sa victime, le faux tmoignage apport pour aider une personne en danger, le mensonge fait un malade sur la gravit de sa maladie. Par consquent, le mensonge, pour Hilaire, est justifi tant quil ny a pas volont explicite de tromper. Cest aussi le point de vue de Jean Chrysostome.

    42 Contra Celsum IV, 18: , , , . 43 Ibid. IV, 19: , . 44 Cf. Judith 11; Esther 2, 10-20; Gen. 27,18-30.45 Tractatus in psalmos 14, 10.46 Ibid.: Qui non egit dolum in lingua sua nec fecit proximo suo malum.47 Ibid.: Est enim necessarium plerumque mendacium et nonnumquam falsitas utilis est.

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    2.4.Jean ChrysostomeJean Chrysostome, qui aborde la question du mensonge dans le De sacerdotio 48,

    met en avant la notion dintention. son ami Basile qui lui reproche de stre drob la prtrise malgr ses promesses, il fait une apologie du mensonge. En la circonstance, il sagit de se demander si le mensonge est carter absolument et, ce moment, il est prt se laisser punir, ou si, au contraire, il peut tre utile ou mauvais suivant linten-tion de celui qui en fait usage. Il opte pour la deuxime hypothse et lapplique son cas : sil a cach son ami ses intentions, ctait pour son bien et pour celui de ceux qui ont voulu les lever, Basile et lui, la prtrise. Partant de l, il fait voir les avantages du mensonge: une ruse habile et qui part dune bonne intention est quelquefois un bien si prcieux, que beaucoup dhommes ont t punis pour nen avoir pas us 49. Il numre des exemples o le mensonge prsente des avantages: en temps de guerre, il peut tre bnfique un tat: le gnral qui remporte la victoire par la ruse est plus mritant que celui qui lemporte par la force; non seulement il accable les ennemis et en fait un objet de rise, mais encore il procure sa patrie une joie sans mlange 50. Ce nest pas seulement dans lintrt des affaires publiques que le mensonge est bnfique. Il lest aussi dans la vie prive, surtout quand il participe prserver la sant et la vie des individus. Cest ainsi que le mdecin emploie des subterfuges pour obtenir la gurison de ses malades. Les critures elles-mmes offrent des exemples de ce genre: Mikal, la fille de Saul, a sauv son mari David en mentant son pre et son frre Jonathan a agi de la mme manire pour sauver le mme David 51. Le mensonge devient ainsi un artifice dont peuvent se servir rciproquement les poux, les amis, les parents et les enfants dans leurs relations. Sil est lgitime demployer le mensonge pour sauvegarder les biens du corps, combien plus doit-il ltre en vue dobtenir des biens spirituels: cest dans cette intention que saint Paul a circoncis Timothe et que des prophtes ont pu tuer des hommes. Pour Chrysostome, le mensonge nest pas condamnable tant quil nest pas employ dans un dessein frauduleux et mrite dtre considr comme de lhabilet (), de la sagesse (), ou une pieuse industrie ().

    48 De sacerdotio I, 6.49 Ibid.: . 50 La mme ide se retrouve chez Polybe, Hist. IX, 15, qui soutient que les exploits militaires, faits ouver-tement et main arme, sont moins honorifiques que ceux quon fait par ruse et en profitant de loccasion. Plutarque, dans la Vie de Marcellus, rapporte que, chez les Lacdmoniens, celui qui avait tu son ennemi par ruse immolait une plus grande victime que celui qui lavait tu main arme. Le mme auteur loue encore Lysandre de ce quil remportait la plupart de ses exploits militaires par des stratagmes.51 I Samuel 19, 11-17; ibid., 20.

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    Le discours des Pres sur le mensonge offre un certain nombre de similitudes avec celui des auteurs antiques. Ils ont ax leurs rflexions sur un double plan, thologique et humain. Clment et Origne, linstar de Platon, ont mis en vidence linaccessibilit du mensonge aux dieux. Sur le plan humain, tous sont unanimes pour reconnatre lop-portunit du mensonge qui peut tre mis au service de lintrt individuel ou gnral. Les exemples quils puisent aussi bien chez les auteurs profanes que dans la Bible leur servent dillustration. En dfinitive, pour les Pres comme pour les auteurs paens, le mensonge but utilitaire, condition que lintention morale soit sauve, ne doit pas tre considr comme un vrai mensonge. Quelle sera la position de saint Augustin?

    III. La doctrine augustinienne du mensonge

    Dans ses Retractationes, Augustin fait allusion aux deux ouvrages quil a consa-crs la question du mensonge: le De mendacio, crit en 395 aprs Jsus-Christ, au tout dbut de sa vie sacerdotale et le Contra mendacium, crit vers la fin de sa vie en 420. On pourrait tre amen croire, vu lcart temporel qui spare ces deux uvres, que la fougue du jeune homme a pu tre tempre par lexprience du vieillard, autrement dit que le discours dAugustin sur le mensonge a pu voluer entre 395 et 420. Pour-tant, il nen est rien. En effet, si le De mendacio se prsente comme lanalyse, sur le plan thorique, de la pratique du mensonge, le Contra mendacium nen est que lapplication directe sur un cas concret: cest la rponse dAugustin Consentius qui avait envoy au vieil vque des documents concernant les priscillianistes et lui indiquait par la mme occasion la voie qui lui paraissait la plus efficace pour les dmasquer. Augustin lui-mme a relev la complmentarit des deux livres: sil na pas dtruit le De mendacio, comme il en avait exprim le dsir, cest parce quil sy trouvait des points que le Contra mendacium ne dveloppait pas. En outre, Augustin reconnat que, malgr leur diff-rence sur la forme, les deux opuscules visent le mme but quant au fond: combattre le mensonge. Il sagit donc de voir, travers la dfinition quil donne du mensonge et la rponse quil apporte la licit du mensonge, la position dAugustin par rapport aux auteurs qui lont prcd.

    3.1.Dfinition du mensongeDans le prambule du De mendacio, Augustin convie ses lecteurs viter de

    considrer comme mensonge ce qui ne lest pas. Cest ainsi quil carte du dbat le mensonge joyeux, fait dans le cadre de la plaisanterie, celui profr de bonne foi ou par ignorance. En quoi fait-il consister le mensonge ? Augustin met une premire

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    dfinition dans laquelle il associe la volont dlibre de mentir et la fausset de lnonc: Mentir,cest avoir une pense dans lesprit et, par paroles ou tout autre moyen dexpression, en noncer une autre 52. Pourtant, cette dfinition ne recouvre pas tout fait la ralit du mensonge. Il tait donc ncessaire de circonscrire de faon plus prcise la nature du mensonge, ce que fait Augustin en mettant en avant linten-tion de celui qui ment : Cest par lintention de lesprit et non par la vrit ou la fausset des choses elles-mmes quil faut juger si quelquun ment ou ne ment pas 53. Il prcise mieux sa pense en tablissant un lien entre la volont dlibre de mentir, la fausset de lnonc et lintention dinduire en erreur: Le pch du menteur consiste parler contre sa pense avec lintention de tromper 54. Et encore:Personne ne doute que celui-l ment qui dit volontairement une chose fausse avec lintention de tromper. En consquence, parler contre sa pense avec lintention de tromper est un mensonge manifeste 55.

    Cette dfinition que donne Augustin recoupe celle de ses prdcesseurs : tous ont mis en exergue la volont dlibre de mentir et lintention de tromper. En revanche, des divergences apparaissent lorsquil est question de la licit du mensonge.

    3.2.Est-il permis de mentir?Dans le De mendacio, Augustin distingue huit catgories de mensonges que nous

    regroupons en quatre groupes partir des adjectifs et des expressions quil emploie pour les dsigner : les mensonges blasphmatoires (mendacia blasphema, capitale menda-cium), les mensonges qui font du tort autrui (mendacia quae aliquem laedunt injuste), les mensonges profrs gratuitement (qui gratis mentiuntur) et les mensonges qui sont dits dans lintention de rendre service (mendacia honesta). Puis il les analyse pour montrer ce que chacun a de pernicieux.

    3.2.1.Les mensonges blasphmatoiresCe sont les mensonges commis contre la religion. De tous les mensonges, ils

    sont les plus graves puisque ports contre la divinit: Si cest contre Dieu que nous parlons quand nous mentons, quel plus grand mal est-il possible de trouver dans un

    52 De mendacio III, 3: Ille mentitur qui aliud habet in animo et aliud uerbis uel quibuslibet significationibus enuntiat. Les textes et les traductions du De mendacio et du Contra mendacium sont ceux de ldition bn-dictine, II, Problmes moraux.53 Ibid. III, 3: Ex animi enim sui sententiae, non ex rerum ipsarum ueritate uel falsitate mentiens aut non mentiens iudicandus est.54 Ibid.: Culpa uero mentientis est in enuntiando animo suo fallandi cupiditas.55 Ibid. IV, 5: Enuntiationem falsam cum uoluntate ad fallendum, manifestum est esse mendacium.

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    autre mensonge? 56. Il faut donc, contre tous ceux qui sappuient sur les critures pour justifier le mensonge, notamment les manichens et les priscillianistes, carter la possibilit de trouver des mensonges dans les critures. Les faits supposs comme tels dans lAncien Testament nen sont pas : soit ils sont utiliss dans un sens allgo-rique que seuls peuvent comprendre ceux qui sont en mesure den dcrypter le symbole et qui en tirent une joie profonde, soit ils sont soumis au principe de la relativit qui fait quentre deux maux, on choisit le moindre. De la mme manire, il combat tous ceux qui pensent pouvoir trouver des mensonges dans le Nouveau Testament: il rcuse Jrme qui, la suite dOrigne, stait servi dun passage de lptre aux Galates pour accuser saint Paul de dissimulation 57. De mme, contrairement certains Pres qui se sont servis de la circoncision de Timothe par Paul pour expliquer le mensonge but utilitaire, Augustin interprte cet acte comme lapplication de la doctrine de libert de laptre: Ex libertate suae sententiae.

    Il nest pas non plus permis duser du mensonge pour ramener quelquun la foi. Dj, dans le De mendacio, Augustin condamnait un tel procd qui allait lencontre de lconomie de la foi. Pour la mme raison, il fustige le comportement des priscillia-nistes et de Consentius dans le Contra mendacium. Les priscillianistes partaient du principe que le mensonge qui ne met pas en danger les convictions intimes tait licite. Leur devise, qui peut tre assimile au mensonge en paroles de Platon et de labsence dassentiment des stociens, tait: avoir le mensonge la bouche et la vrit dans le cur. Partant de l, ils se faisaient passer pour des catholiques dans le but de cacher leur propre doctrine. Augustin estime que les priscillianistes se condamnent eux-mmes non seulement parce quils portent atteinte la foi, mais parce quils sont en porte--faux avec leur intime conviction. Consentius qui veut utiliser le mensonge pour dmasquer les hrtiques, Augustin dmontre que cette faon dagir ne peut en aucune manire tre agre: Si on justifie non pas tous les mensonges, mais les mensonges blasphmatoires, sous prtexte quils ont pour but de dcouvrir les hrtiques cachs,

    56 Contra mendacium IV, 7 : Si enim et contra Deum loquimur cum mentimur, quid tanquam scelestis-simum omni modo deuitare debemus?57 Galates II, 11-21: il sagit de lincident dAntioche. Pierre, par peur des chrtiens dorigine juive, ne voulait plus partager la table des chrtiens issus du paganisme. Paul le lui reproche publiquement. En qualifiant lattitude de Paul de dissimulation, Jrme admettait une certaine duplicit dans les critures rvles. Certains commentateurs ont cherch expliquer lattitude de Jrme: P.Henne, Saint Jrme, Paris, 2009, p.266, estime que ctait un moyen pour Jrme de se dfendre contre ceux qui laccusaient de vouloir judaser le christianisme: Donc, pour rpondre ce reproche, il se fait plus svre que les autres et prsente lincident dAntioche comme le rejet absolu de toute la lgislation hbraque non seulement par Paul, mais aussi par Pierre.

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    on pourra de la mme manire et pour le mme but, assimiler la chastet ladultre 58. Il lui fait ensuite prendre conscience des mfaits quun tel mensonge pourrait engen-drer: consolider les priscillianistes dans leur erreur, faire perdre aux fidles la confiance quils placent en leurs pasteurs; le catholique qui se ferait passer pour priscillianiste se trouverait dans lobligation de louer les dogmes des hrtiques et, de ce fait, sloigne-rait de la vraie foi. En tout tat de cause, le priscillianiste, quil se fasse passer pour un chrtien catholique ou quil professe ouvertement sa doctrine, serait plus excusable que le catholique: dans le premier cas, son langage est conforme la vrit, mme sil ny adhre pas; dans le second cas, il pche par ignorance de la vrit. Quant au catholique, il pche doublement: en se faisant passer pour ce quil nest pas et en enseignant une fausse doctrine.

    En dfinitive, pour Augustin, cest par la vrit quil faut combattre le mensonge et non par le mensonge: Cest par la vrit quil faut viter le mensonge, cest par la vrit quil faut le dmasquer, cest par la vrit quil faut le tuer 59. Cette vrit, dans la lutte contre lhrsie, rside dans lexpos de la vraie doctrine et de la libre discussion. Par sa condamnation du mensonge contre la religion, Augustin continue la tradition de Platon et des Pres. Toutefois, il se montre plus radical que ces derniers par sa ngation absolue de toute forme de mensonge dans les critures.

    3.2.2.Les mensonges injustesAugustin range dans cette catgorie les mensonges qui nuisent autrui. Ils se

    prsentent sous deux formes: soit quils nuisent autrui sans que personne dautre ne tire profit du mensonge; soit quils nuisent autrui tout en rendant service un autre. Ces mensonges sont viter dans lun et lautre cas pour la simple raison que faire du tort quelquun est condamnable: Nulli est iniuria uel leuior inferanda 60. En les reje-tant, Augustin se situe dans la droite ligne de ses devanciers qui ont tous condamn le mensonge ds linstant o il porte prjudice autrui.

    3.2.3.Les mensonges gratuitsComme Stobe et Nigidius, Augustin distingue le menteur (mendax) de

    lhomme qui ment (mentiens). Le menteur, cest celui qui trouve du plaisir mentir. Lhomme qui ment, cest celui qui se sert du mensonge. Dans le cas prcis du mensonge

    58 Contra mendacium VII: Nam si propterea iusta sunt, non qualiacumque sed blasphema mendacia, quia hoc animo fiunt ut occulti haeretici detegantur, poterunt isto modo, si eodem animo fiant, casta esse adulteria. 59 Ibid.VI, 12: Veritate sunt cauenda, ueritate capienda, ueritate occidenda mendacia.60 De mendacio XI, 18.

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    gratuit, cest le mensonge destin agrmenter la conversation. Ces deux types de mensonge, bien quils ne soient pas nuisibles aux autres, sont galement viter parce que ceux qui les profrent accordent plus dimportance leur personne qu la vrit: les uns tournent le dos la vrit pour prendre plaisir leur tromperie, les autres aiment mieux se rendre aimables eux-mmes que de rendre aimable la vrit 61.

    3.2.4.Les mensonges honntesAu nombre de ces mensonges, Augustin compte: le mensonge qui profite une

    personne sans nuire quelquun dautre, le mensonge qui participe lamlioration morale ou spirituelle dune personne et le mensonge pour viter un outrage corporel impur.

    Le mensonge profitable autruiCe sont les mensonges qui taient considrs comme licites par les prdces-

    seurs dAugustin. Dailleurs, ce dernier reprend certains de leurs exemples comme le mensonge destin sauver la vie ou le mensonge du mdecin son malade. Il se sert aussi de lexpression honesto et misericordi mendacio que Cicron avait utilise pour justifier son intervention en faveur de Ligarius. Tout en admettant quil y a moins de mal dans ce type de mensonges parce quils sont accompagns de quelque bien-veillance, Augustin les condamne nanmoins, car il considre le mensonge comme une iniquit: mendacium iniquitas est. Par consquent, sur le plan moral, il est pernicieux de commettre le mal, mme en vue du bien. De plus, les biens de lme tant suprieurs aux biens corporels, il est prfrable de sauver son me en vue de la vie ternelle plutt que de vouloir prserver par un mensonge sa propre vie ou celle dautrui.

    Le mensonge destin lamlioration morale ou spirituelle (correctio) Quintilien soutenait que lhomme de bien pouvait dfendre la cause dun accus

    dont on pouvait esprer un changement de comportement. Jean Chrysostome excusait lui aussi le mensonge profr pour gurir les mes, dautant que la doctrine de lglise commande de ne pas dsesprer de la conversion de qui que ce soit ni de lui fermer la voie du repentir. Mais pour Augustin, lhomme qui ment pour faire du bien son prochain, mme sil ne fait du tort personne, se porte lui-mme prjudice par le simple fait quil ment. Cest ce qui arrive lorsquon refuse de dnoncer un criminel ou lorsquon fait un faux tmoignage. Par consquent, ce mensonge aussi est viter comme les autres.

    61 Ibid. XI, 18: Ipsis autem mentientibus ualde obsunt, illis quidem quia sic deserunt ueritatem ut fallacia laetentur; istis quia se malunt placere quam uerum.

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    Le mensonge pour viter un outrage corporel impur (immunditia corporalis)Les manichens, suivis par les priscillianistes, estimaient quil tait lgitime

    de mentir pour viter une souillure corporelle. Ainsi, une femme poursuivie par un libertin pourrait lui mentir pour chapper un outrage corporel. Augustin, pour sa part, soutient quil nest pas licite de mentir pour prserver son corps dun acte impur puisque tout acte commis sur notre corps sans notre consentement ne saurait nous souiller. De surcrot, la puret de lme tant de loin prfrable celle du corps, il faut viter de rendre lme impure par un mensonge pour sauvegarder la puret corporelle. De mme, mentir pour viter un dommage corporel plus grand est tout aussi illicite. Augustin sen prend largument des manichens et des priscillianistes, pour qui les martyrs auraient pu chapper la mort en mentant leurs bourreaux et viter, de cette faon, de se faire les complices de leur propre mort. Augustin, dont le raisonnement ressemble fort celui des stociens qui estimaient que le sage qui ne donnait pas son assentiment au mensonge ne mentait pas, condamne cette utilisation du mensonge. En acceptant de mourir plutt que de se parjurer, les martyrs napprouvaient pas pour autant le crime de leurs bourreaux et, pour cette raison, nengageaient pas leur respon-sabilit. En effet, entre deux actes rprhensibles, il vaut mieux viter le mal quon peut commettre personnellement sans se sentir responsable ou complice du mal commis par un autre: Je ne peux viter que lacte qui est en mon pouvoir; mais lacte qui dpend dun autre, si je ne peux larrter par mes conseils, je ne dois pas lempcher par mon crime 62.

    Conclusion

    Les Anciens faisaient la distinction entre le mensonge profr dans lintention de nuire et le mensonge utile. Les philosophes de lAcadmie, ceux du Portique ainsi que les auteurs latins ont estim que le mensonge tait licite sil ntait pas accompagn de mauvaise intention et pouvait rendre service autrui. En cela, ils ont t suivis par certains Pres de lglise tous antrieurs saint Augustin. En revanche, lattitude de ce dernier par rapport au mensonge est sans quivoque: il rejette toute forme de mensonge, que ce soit en matire religieuse, quil soit profr par mchancet, pour rendre service, samuser ou divertir. Si cette intransigeance sied lintellectuel et au thologien quil est, elle est difficilement conciliable avec le rle du pasteur qui doit tenir compte des faiblesses et des imperfections de ses fidles pour les mener Dieu. Ce combat pour le

    62 De mendacio IX, 14: Id tantum cauere potui ne fieret quod erat in mea potestate; alterum autem alienum, quod meo praecepto extinguere non potui, meo malefacto impedire non debui.

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    salut des mes aurait pu conduire Augustin avoir une attitude moins rigide par rapport au mensonge, dautant quil est crit que lhomme, de son propre fonds, est menteur (Ps. 115, 11). Pourtant, cette condamnation sans ambages du mensonge se justifie chez Augustin. Si lcriture dclare que tout homme est menteur, cest pour lui permettre de sortir de soi-mme et de recourir Dieu qui est le principe de toute vrit. Ce qui conduit Augustin affirmer que lhomme de bien ne ment pas, (Numquam mentiuntur boni), prenant ainsi le contre-pied de tous ses devanciers, paens comme chrtiens. La perception quAugustin se fait du mensonge repose galement sur la confiance absolue quil porte lautorit des critures qui refltent lintention divine de donner des instructions saines pour le salut des hommes travers les prceptes quelles contiennent. Mais avant tout, Augustin condamne le mensonge parce quil soppose la vrit: Il y a de nombreuses catgories de mensonge, mais toutes indistinctement doivent exciter notre haine. Car il ny a aucun mensonge qui ne soit contraire la vrit 63. La vrit doit donc tre recherche inlassablement puisquelle est au-dessus de tout: elle est sup-rieure tous les biens corporels, mme les plus prcieux; elle dpasse lme qui aspire lternit; elle surpasse lhomme lui-mme qui doit la prfrer sa propre personne ou son propre plaisir en vue du bonheur ternel que seule la vrit peut lui procurer. Dans un monde o le mensonge semble tre devenu la rgle, la pense de lvque dHippone pourrait sans doute aider retrouver certaines valeurs fondamentales.

    63 Contra mendacium III, 4 : Mendaciorum genera multa sunt quae quidem omnia uniuersaliter odisse debemus. Nullum est enim mendacium quod non sit contrarium ueritate.

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