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8 | Chroniques Vendredi 27 juin 2014 0123 Günther Anders, toujours autrement ANDERS, en alle- mand, signifie « autrement ». Dans l’Allemagne des années 1920, Günther Stern (1902-1992) – étudiant en philoso- phie de Husserl et de Heidegger, premier mari d’Hannah Arendt en 1929 – adopte ce pseudonyme par provocation. Le jeune homme, journaliste, écrit trop d’articles. « Tu devrais signer autrement », lui suggère son ré- dacteur en chef. Il signe donc « Autrement » et continue toute sa vie d’écrire, penser et agir en dissident. Son devoir, son hon- neur, son destin : être un « se- meur de panique ». Alerter, ré- veiller, inquiéter avant qu’il ne soit trop tard, que l’humanité ne soit détruite. Aujourd’hui, cet énergumène de génie n’est plus inconnu des lecteurs francophones. Confiden- tielle hier, difficilement accessi- ble, son œuvre est à présent large- ment traduite : bientôt une ving- taine de titres ! On a mieux dé- couvert, ces dernières années, les outrances vertueuses de cet exa- gérateur volontaire, radical et flamboyant. Anders dignostique « l’obsolescence de l’homme », dé- nonce les techno- logies mortifères, combat sans relâ- che les usages de l’atome sous tou- tes les formes, mili- taires ou civiles. Au penseur et mi- litant s’ajoute à pré- sent l’écrivain à fa- cettes, marquant d’une griffe inimi- table journaux de voyage comme in- terventions politi- ques. En témoi- gnent les deux nouvelles traduc- tions qui viennent de paraître. Vi- site dans l’Hadès est le journal d’un retour impossible en Pologne, en 1966, une vingtaine d’années après la Shoah. Anders revient à Wroclaw, la ville de son enfance, où tout est devenu dissemblable. Lui avait grandi à Breslau, et ce n’est pas la même ville sous deux noms distincts. Il se confronte ainsi à un déconcertant dédale de présences et d’absences, de re- constructions et de destructions. Vies perdues Les maisons, pour la plupart, ont disparu comme les gens. Cel- les qui restent sont des fantômes. L’espace et le temps sont altérés, tout est là et rien n’est là. Ce sont les mêmes endroits, en appa- rence comme autrefois, encore et toujours, et soudain, au bout de la rue, plus rien ne se distingue. L’écriture inventive de Günther Anders rend sensible cet efface- ment impossible à dire : « L’es- pace d’autrefois (…) s’est complète- ment émancipé de cet autrefois, reste planté là aujourd’hui comme hier et, depuis ce lieu, convainc le temps de mensonges. » La compo- sition même du livre contribue à faire partager le malaise de cette recherche des vies perdues. Elle juxtapose en effet un journal de 1966, des pages rédigées dans d’autres carnets en 1944 et 1945, des analyses de 1979 sur les effets du feuilleton télévisé Holocauste. A 85 ans, le bouillant Anders n’est pas assagi. Il juge insuffi- sante, parce qu’inopérante, l’ac- tion non violente de ceux qui mi- litent pour sauver l’humanité de cette mort technologique qui, se- lon lui, nous guette. Il conclut La Violence : oui ou non – recueil ras- semblant ses textes sur le sujet et les discussions qu’ils ont soule- vés –, par cette affirmation : « (…) je déclare avec douleur mais déter- mination que nous n’hésiterons pas à tuer les hommes qui, par manque d’imagination ou de cœur, n’hésitent pas à mettre l’hu- manité en danger et à se rendre ainsi coupables d’un crime contre elle. » Il ne dit rien des moyens concrets. Reste une radicalité qu’on peut juger non seulement excessive, mais étrange. C’EST ÉVIDEMMENT un tirage très modeste, 299 exemplaires. Puis c’était il y a longtemps, en 1983. A peine plus de chance en somme que les mots inscrits sur ces pages arrivent jusqu’à nous que s’ils avaient été chucho- tés plutôt par un homme seul dans sa grotte, au fond des âges préhistoriques. Mais la poésie ne s’est jamais souciée ni du nombre ni du temps. Si discrète et lé- gère soit-elle, selon Verlaine, elle n’obéit qu’à son principe, sa propre loi organique – et finalement le « frisson d’eau sur de la mousse » empreint aussi le marbre au- dessous. Ainsi, quelques fragments con- fiés à un petit éditeur nous reviennent trente ans plus tard, parfaitement intacts et comme frais du matin, trente années durant lesquelles furent publiés des cen- taines de romans à fort tirage, expression qui vaut aussi pour la cheminée où re- froidissent aujourd’hui leurs cendres. 299 exemplaires, c’est magnifique. Pas 300, il serait mesquin d’arrondir, restons pointus ! Qu’il soit flagrant que nous existons sans la quantité, en sous-nom- bre, que nous ne comptons pas sur une armée pour vaincre. Nous ne progres- sons pas par invasion, déferlement, pullulement, matraquage, suffocation. Chaque exemplaire compte. Il atteste la rareté de son contenu. L’économie de la poésie – si incongrue dans le grand marché, si contraire à ses lois, si indifférente à ses logiques – est déjà la poésie même. Ne vaudrait-elle que pour cela, pour cette insouciance subversive, ce dédain absolu des marges bénéficiaires, elle serait suffisamment justifiée. Non seulement les notions libérales d’efficacité et de rentabilité prêtent soudain à rire, mais la poésie remet aussi en question notre rapport au temps et grippe la grande machinerie du travail, rouages et agendas. Il y a dé- pense, énorme, et profit, colossal, mais où, comment ? Et donc, comme revient la neige tou- jours blanche, le recueil de fragments poétiques de Jean-Louis Giovannoni, Les mots sont des vêtements endormis, pu- blié à 299 exemplaires en 1983, nous est aujourd’hui rendu, augmenté d’une vingtaine de pages inédites et d’une postface de l’auteur. Jean-Louis Giovan- noni (né en 1950) n’a jamais cessé d’écrire depuis ce livre, le deuxième, et son œuvre en compte désormais une trentaine, mais déjà la note est claire comme un coup de gong, puis s’égrène en vibrations infinies : « Tout ce silence – pour que tu cries ! » C’est sur cette dernière phrase que se clôt le volume, aussi bien ne suffira-t-il pas de le refermer pour ne plus rien en- tendre. D’ailleurs, il n’est de fixité et de figement que dans la mort. « On n’égare pas le froid », écrivait Jean-Louis Giovan- noni dans Garder le mort (L’Athanor, 1975 ; réédition Fissile, 2009). Et le froid en retour nous assigne un lieu : la statue de glace ne bouge plus, ni le cadavre transi. « Tu n’as que tes gestes contre la montée du froid. » Mais auparavant, toute vie erre, chaque chose se cherche une place : la conscience dans les mots, la pensée dans le corps, le corps dans l’es- pace. Jean-Louis Giovannoni éprouve le corps comme un bloc dense, un poids mort déjà, mais il est aussi cette danse de flocons en apesanteur qui aspire au calme d’une forme : « On court, on s’agite, rien que pour faire croire que l’on connaît la sortie. » Qui peut également se dire ainsi : « On s’agite parce que le vide nous en- toure. » Voici un poète qui s’interroge sur l’essentiel : quelles sont les conditions de notre apparition ? Et celles, donc, de notre disparition ? Nos vêtements, comme les mots, existeraient-ils seulement pour que nous sachions où nous incarner ? Car nous flottons dans l’indétermina- tion ; notre identité est de pure conven- tion, une invention administrative. No- tre tête même se demande ce qu’elle fait sur nos épaules : « Ce ne sont pas nos parents qui fixent notre visage, mais la violence d’une affirmation, d’une forme particulière du possible, qui vient sur nous inscrire son lieu d’apparition. » Mais : « Sous nos traits, ce visage à jamais tourné sur lui-même que seuls les murs savent refléter. » Le visage est un masque taillé au rasoir dans le poil et le cheveu. L’os du crâne se complaît déjà dans l’idée de la mort. L’être n’habite son corps que par intermittence ; il lui arrive de passer ou d’en passer par là, par lui. « On a un vi- sage pour ne pas effrayer les autres, pour cacher ce trou dans lequel on vit. » Pouvons-nous dès lors nous fier aux mots pour trouver un peu de constance et de consistance ? Pas sûr. Comment savoir s’ils ne sont pas eux-mêmes « déjà morts » ? Puis aspirerait-on à fuir ce corps, à s’en dégager plutôt, comme l’écrit Jean-Louis Giovannoni, pour se li- vrer à eux ? Le poète enrubanné de ses phrases se lie aussi bien les pieds et les poings. « La vérité dans une âme et dans un corps », selon Rimbaud, est un idéal surhumain. Nous pensons plutôt à Mi- chaux : « MOI n’est qu’une position d’équilibre (…), un mouvement de foule. » Jean-Louis Giovannoni enregistre ces flottements, ces éclipses et ces épipha- nies. Son art poétique préfère le bref pour mieux tenir en respect la langue, sa voix de sirène et sa queue d’anguille, et ne jamais donner corps fallacieusement à ce qui nous traverse puisque, de toute façon, « on vit toujours à côté ». EMILIANO PONZI L’économie de la poésie – si incongrue dans le grand marché, si contraire à ses lois, si indifférente à ses logiques – est déjà la poésie même les mots sont des vêtements endormis, de Jean-Louis Giovannoni, Unes, 80 p., 14 €. Du même auteur, signalons la parution de Voyages à Saint-Maur, Champ Vallon, « Recueil », 104 p., 12,50 €. visite dans l’hadès (Besuch im Hades), de Günther Anders, traduit de l’allemand et présenté par Christophe David, Le Bord de l’eau, « Altérité critique », 246 p., 22 €. la violence : oui ou non. une discussion nécessaire (Gewalt. Ja oder nein. Eine notwendige Diskussion), de Günther Anders, traduit de l’allemand par Christophe David, Elsa Petit et Guillaume Plas, Fario, 164 p., 17 €. UN MAGAZINE de mode consacrait récemment trois pages à Dasha Zhukova, épouse trendy de l’oligarque Roman Abramovitch, qui sou- tient de ses largesses et de son adorable sourire un art contem- porain qui, en Russie, en a bien besoin. Le magazine faisait valoir son audace dans le pays sous haute surveillance de Vladimir Poutine. Andreï Erofeïev, hélas, n’est pas aussi glamour. Conservateur réputé, il a été licencié en 2008 de la Galerie Tretiakov, dont il dirigeait le département contem- porain. Champion de la surenchère, il a organisé en 2007, au Centre Sakharov de Moscou, une exposition des œuvres… in- terdites d’exposition l’année précédente. Intitulée simplement « L’art interdit- 2006 », elle lui valut d’être attaqué en justice, lui et le directeur du Centre, Iouri Samodourov, par Le Concile du peuple, organisation orthodoxe nationaliste. L’Art interdit est le récit de ce procès qui s’est tenu en 2009-2010. Les auteurs sont deux jeunes artistes, Viktoria Lomasko et Anton Nikolaïev, qui ont assisté à toutes les audiences, noté toutes les paroles, les bavardages de couloir. Leur « reportage » mélange texte et dessins assez bruts, énergiques et réalistes, où les personna- ges s’expriment par phylactères, mais il ne s’agit pas à proprement parler de bande dessinée, car il n’y a qu’une seule image par page. Les artistes n’ont pas pris le parti de la charge, mais au contraire ce- lui d’un ton neutre, presque détaché, qui fait d’autant mieux ressortir la farce qu’est en elle-même la justice russe. San- dra Frimmel, qui signe la postface, com- pare le procès à du théâtre, notamment aux « tribunaux de propagande », fictions qu’on mettait en scène au début de l’ère soviétique à des fins éducatives. Effet de vérité Les vrais auteurs comiques – si l’on ose dire –, dans cette affaire, ce sont les plai- gnants, qui avaient préparé des pense- bêtes à l’attention des dizaines de té- moins venus dire à quel point ils avaient été blessés dans leur foi par une exposi- tion que la plupart n’avaient pas visitée. Ils les faisaient répéter avant de pénétrer dans la salle d’audience, ce qui n’empê- chait pas certains de s’embrouiller pour le plus grand divertissement de la gref- fière. Au détour d’un témoignage, on vérifie la fascination perverse du cen- seur pour l’objet de sa censure : des or- thodoxes distribuent des reproductions des œuvres interdites trouvées sur Inter- net (telle la célèbre photo du collectif des Nez bleus, montrant deux policiers qui se roulent un patin) pour faire dé- couvrir les œuvres blasphématoires à ceux qui seraient passés à côté. Il est temps pour moi d’apporter une préci- sion concernant l’exposition : les œuvres étaient toutes disposées derrière des panneaux, visibles uniquement à travers des œilletons. Le style sobre de Lomasko et Nikolaïev produit un grand effet de vérité, au point que, plongés dans cette réalité la- byrinthique, nous nous y égarons nous- mêmes et ne savons plus trop quoi pen- ser des arguments parfois très théorico- philosophiques de certains témoins de la défense. Au final, après plus d’un an de procès, les inculpés, qui risquaient trois ans de colonie pénitentiaire, s’en sont tirés avec des amendes. Viktoria Lomasko a depuis enregistré graphique- ment d’autres procès, dont celui des Pussy Riot. Elle n’est pas près de man- quer de travail. En mai, une loi a été votée, en Russie, qui interdit l’emploi du « vocabulaire non normatif » (insultes, blasphèmes, grossièretés) dans toutes formes d’art. Elle est effective au 1 er juillet 2014. l’art interdit, de Viktoria Lomasko & Anton Nikolaïev, traduit du russe par Ana Zaytseva et Gérald Auclin, The Hoochie Coochie, 172 p., 20 €. Faire art d’un procès de l’art Le feuilleton D’ÉRIC CHEVILLARD L’image dans le texte catherine millet écrivain Equilibres précaires Figures libres roger-pol droit

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8 | Chroniques Vendredi 27 juin 20140123

Günther Anders, toujours autrementANDERS, en alle­mand, signifie« autrement ».Dans l’Allemagnedes années 1920,Günther Stern

(1902­1992) – étudiant en philoso­phie de Husserl et de Heidegger, premier mari d’Hannah Arendt en 1929 – adopte ce pseudonymepar provocation. Le jeune homme, journaliste, écrit trop d’articles. « Tu devrais signer autrement », lui suggère son ré­dacteur en chef. Il signe donc« Autrement » et continue toutesa vie d’écrire, penser et agir en dissident. Son devoir, son hon­neur, son destin : être un « se­meur de panique ». Alerter, ré­veiller, inquiéter avant qu’il ne soit trop tard, que l’humanité ne soit détruite.

Aujourd’hui, cet énergumènede génie n’est plus inconnu des lecteurs francophones. Confiden­tielle hier, difficilement accessi­ble, son œuvre est à présent large­ment traduite : bientôt une ving­

taine de titres ! On a mieux dé­couvert, ces dernières années, les outrances vertueuses de cet exa­gérateur volontaire, radical etflamboyant. Anders dignostique

« l’obsolescence del’homme », dé­nonce les techno­logies mortifères,combat sans relâ­che les usages del’atome sous tou­tes les formes, mili­taires ou civiles.

Au penseur et mi­litant s’ajoute à pré­sent l’écrivain à fa­cettes, marquantd’une griffe inimi­table journaux devoyage comme in­terventions politi­ques. En témoi­gnent les deuxnouvelles traduc­

tions qui viennent de paraître. Vi­site dans l’Hadès est le journal d’unretour impossible en Pologne, en 1966, une vingtaine d’années

après la Shoah. Anders revient à Wroclaw, la ville de son enfance, où tout est devenu dissemblable. Lui avait grandi à Breslau, et ce n’est pas la même ville sous deux noms distincts. Il se confronte ainsi à un déconcertant dédale de présences et d’absences, de re­constructions et de destructions.

Vies perduesLes maisons, pour la plupart,

ont disparu comme les gens. Cel­les qui restent sont des fantômes. L’espace et le temps sont altérés, tout est là et rien n’est là. Ce sontles mêmes endroits, en appa­rence comme autrefois, encore et toujours, et soudain, au bout de larue, plus rien ne se distingue. L’écriture inventive de Günther Anders rend sensible cet efface­ment impossible à dire : « L’es­pace d’autrefois (…) s’est complète­ment émancipé de cet autrefois,reste planté là aujourd’hui commehier et, depuis ce lieu, convainc le temps de mensonges. » La compo­sition même du livre contribue à

faire partager le malaise de cette recherche des vies perdues. Elle juxtapose en effet un journal de1966, des pages rédigées dans d’autres carnets en 1944 et 1945,des analyses de 1979 sur les effets du feuilleton télévisé Holocauste.

A 85 ans, le bouillant Andersn’est pas assagi. Il juge insuffi­sante, parce qu’inopérante, l’ac­tion non violente de ceux qui mi­litent pour sauver l’humanité de cette mort technologique qui, se­lon lui, nous guette. Il conclut LaViolence : oui ou non – recueil ras­semblant ses textes sur le sujet et les discussions qu’ils ont soule­vés –, par cette affirmation : « (…) je déclare avec douleur mais déter­mination que nous n’hésiterons pas à tuer les hommes qui, par manque d’imagination ou decœur, n’hésitent pas à mettre l’hu­manité en danger et à se rendre ainsi coupables d’un crime contre elle. » Il ne dit rien des moyens concrets. Reste une radicalitéqu’on peut juger non seulement excessive, mais étrange.

C’EST ÉVIDEMMENT untirage très modeste,299 exemplaires. Puisc’était il y a longtemps,en 1983. A peine plus dechance en somme que

les mots inscrits sur ces pages arrivent jusqu’à nous que s’ils avaient été chucho­tés plutôt par un homme seul dans sa grotte, au fond des âges préhistoriques. Mais la poésie ne s’est jamais souciée ni du nombre ni du temps. Si discrète et lé­gère soit­elle, selon Verlaine, elle n’obéit qu’à son principe, sa propre loi organique– et finalement le « frisson d’eau sur de la mousse » empreint aussi le marbre au­dessous. Ainsi, quelques fragments con­fiés à un petit éditeur nous reviennent trente ans plus tard, parfaitement intactset comme frais du matin, trente années durant lesquelles furent publiés des cen­taines de romans à fort tirage, expressionqui vaut aussi pour la cheminée où re­froidissent aujourd’hui leurs cendres.

299 exemplaires, c’est magnifique. Pas300, il serait mesquin d’arrondir, restonspointus ! Qu’il soit flagrant que nous existons sans la quantité, en sous­nom­bre, que nous ne comptons pas sur une armée pour vaincre. Nous ne progres­sons pas par invasion, déferlement, pullulement, matraquage, suffocation.Chaque exemplaire compte. Il atteste larareté de son contenu.

L’économie de la poésie – si incongruedans le grand marché, si contraire à seslois, si indifférente à ses logiques – est déjà la poésie même. Ne vaudrait­elle que pour cela, pour cette insouciance subversive, ce dédain absolu des marges bénéficiaires, elle serait suffisamment justifiée. Non seulement les notions libérales d’efficacité et de rentabilité prêtent soudain à rire, mais la poésieremet aussi en question notre rapport autemps et grippe la grande machinerie du travail, rouages et agendas. Il y a dé­pense, énorme, et profit, colossal, maisoù, comment ?

Et donc, comme revient la neige tou­jours blanche, le recueil de fragmentspoétiques de Jean­Louis Giovannoni, Les mots sont des vêtements endormis, pu­blié à 299 exemplaires en 1983, nous est aujourd’hui rendu, augmenté d’unevingtaine de pages inédites et d’unepostface de l’auteur. Jean­Louis Giovan­noni (né en 1950) n’a jamais cessé d’écrire depuis ce livre, le deuxième, et son œuvre en compte désormais une trentaine, mais déjà la note est claire comme un coup de gong, puis s’égrène en vibrations infinies : « Tout ce silence – pour que tu cries ! »

C’est sur cette dernière phrase que seclôt le volume, aussi bien ne suffira­t­il pas de le refermer pour ne plus rien en­tendre. D’ailleurs, il n’est de fixité et de

figement que dans la mort. « On n’égare pas le froid », écrivait Jean­Louis Giovan­noni dans Garder le mort (L’Athanor,1975 ; réédition Fissile, 2009). Et le froiden retour nous assigne un lieu : la statue de glace ne bouge plus, ni le cadavre transi. « Tu n’as que tes gestes contre la montée du froid. » Mais auparavant, toutevie erre, chaque chose se cherche une place : la conscience dans les mots, la pensée dans le corps, le corps dans l’es­pace. Jean­Louis Giovannoni éprouve le corps comme un bloc dense, un poids mort déjà, mais il est aussi cette danse de

flocons en apesanteur qui aspire au calmed’une forme : « On court, on s’agite, rienque pour faire croire que l’on connaît lasortie. » Qui peut également se dire ainsi :« On s’agite parce que le vide nous en­toure. » Voici un poète qui s’interroge sur l’essentiel : quelles sont les conditions de notre apparition ? Et celles, donc, de notredisparition ? Nos vêtements, comme les mots, existeraient­ils seulement pour que nous sachions où nous incarner ?

Car nous flottons dans l’indétermina­tion ; notre identité est de pure conven­tion, une invention administrative. No­tre tête même se demande ce qu’elle fait sur nos épaules : « Ce ne sont pas nosparents qui fixent notre visage, mais laviolence d’une affirmation, d’une forme particulière du possible, qui vient sur nous

inscrire son lieu d’apparition. » Mais :« Sous nos traits, ce visage à jamais tourné sur lui­même que seuls les murssavent refléter. » Le visage est un masque taillé au rasoir dans le poil et le cheveu.L’os du crâne se complaît déjà dans l’idée de la mort. L’être n’habite son corps que par intermittence ; il lui arrive de passer ou d’en passer par là, par lui. « On a un vi­sage pour ne pas effrayer les autres, pour cacher ce trou dans lequel on vit. »

Pouvons­nous dès lors nous fier auxmots pour trouver un peu de constance et de consistance ? Pas sûr. Comment savoir s’ils ne sont pas eux­mêmes « déjàmorts » ? Puis aspirerait­on à fuir ce corps, à s’en dégager plutôt, comme l’écrit Jean­Louis Giovannoni, pour se li­vrer à eux ? Le poète enrubanné de sesphrases se lie aussi bien les pieds et les poings. « La vérité dans une âme et dansun corps », selon Rimbaud, est un idéal surhumain. Nous pensons plutôt à Mi­chaux : « MOI n’est qu’une position d’équilibre (…), un mouvement de foule. »Jean­Louis Giovannoni enregistre ces flottements, ces éclipses et ces épipha­nies. Son art poétique préfère le brefpour mieux tenir en respect la langue, sa voix de sirène et sa queue d’anguille, et ne jamais donner corps fallacieusementà ce qui nous traverse puisque, de toutefaçon, « on vit toujours à côté ».

EMILIANO PONZI

L’économie de la poésie – si incongrue dans le grand marché, si contraire à ses lois, si indifférente à ses logiques – est déjà la poésie même

les mots sont des vêtements endormis,de Jean­Louis Giovannoni,Unes, 80 p., 14 €.Du même auteur, signalons la parution de Voyages à Saint­Maur, Champ Vallon, « Recueil », 104 p., 12,50 €.

visite dans l’hadès(Besuch im Hades),de Günther Anders,traduit de l’allemand et présenté par Christophe David, Le Bord de l’eau, « Altérité critique », 246 p., 22 €.

la violence : oui ou non. une discussion nécessaire(Gewalt. Ja oder nein. Eine notwendige Diskussion),de Günther Anders,traduit de l’allemand par Christophe David, Elsa Petit et Guillaume Plas, Fario, 164 p., 17 €.

UN MAGAZINE de modeconsacrait récemmenttrois pages à DashaZhukova, épouse trendyde l’oligarque RomanAbramovitch, qui sou­tient de ses largesses et

de son adorable sourire un art contem­porain qui, en Russie, en a bien besoin. Le magazine faisait valoir son audace dans le pays sous haute surveillance de Vladimir Poutine.

Andreï Erofeïev, hélas, n’est pas aussi glamour. Conservateur réputé, il a été licencié en 2008 de la Galerie Tretiakov, dont il dirigeait le département contem­porain. Champion de la surenchère, il a organisé en 2007, au Centre Sakharov de Moscou, une exposition des œuvres… in­terdites d’exposition l’année précédente. Intitulée simplement « L’art interdit­2006 », elle lui valut d’être attaqué en justice, lui et le directeur du Centre, Iouri Samodourov, par Le Concile du peuple, organisation orthodoxe nationaliste.

L’Art interdit est le récit de ce procès quis’est tenu en 2009­2010. Les auteurs sont deux jeunes artistes, Viktoria Lomasko et Anton Nikolaïev, qui ont assisté à toutes les audiences, noté toutes les paroles, les bavardages de couloir. Leur « reportage » mélange texte et dessins assez bruts, énergiques et réalistes, où les personna­ges s’expriment par phylactères, mais il ne s’agit pas à proprement parler de bande dessinée, car il n’y a qu’une seule image par page. Les artistes n’ont pas pris le parti de la charge, mais au contraire ce­lui d’un ton neutre, presque détaché, qui fait d’autant mieux ressortir la farce qu’est en elle­même la justice russe. San­dra Frimmel, qui signe la postface, com­pare le procès à du théâtre, notamment aux « tribunaux de propagande », fictions qu’on mettait en scène au début de l’ère soviétique à des fins éducatives.

Effet de véritéLes vrais auteurs comiques – si l’on ose

dire –, dans cette affaire, ce sont les plai­gnants, qui avaient préparé des pense­bêtes à l’attention des dizaines de té­moins venus dire à quel point ils avaient été blessés dans leur foi par une exposi­tion que la plupart n’avaient pas visitée. Ils les faisaient répéter avant de pénétrer dans la salle d’audience, ce qui n’empê­chait pas certains de s’embrouiller pour le plus grand divertissement de la gref­fière. Au détour d’un témoignage, on vérifie la fascination perverse du cen­seur pour l’objet de sa censure : des or­thodoxes distribuent des reproductions des œuvres interdites trouvées sur Inter­net (telle la célèbre photo du collectif des Nez bleus, montrant deux policiers qui se roulent un patin) pour faire dé­couvrir les œuvres blasphématoires à ceux qui seraient passés à côté. Il est temps pour moi d’apporter une préci­sion concernant l’exposition : les œuvres étaient toutes disposées derrière des panneaux, visibles uniquement à travers des œilletons.

Le style sobre de Lomasko et Nikolaïevproduit un grand effet de vérité, au point que, plongés dans cette réalité la­byrinthique, nous nous y égarons nous­mêmes et ne savons plus trop quoi pen­ser des arguments parfois très théorico­philosophiques de certains témoins de la défense. Au final, après plus d’un an de procès, les inculpés, qui risquaient trois ans de colonie pénitentiaire, s’en sont tirés avec des amendes. Viktoria Lomasko a depuis enregistré graphique­ment d’autres procès, dont celui des Pussy Riot. Elle n’est pas près de man­quer de travail. En mai, une loi a été votée, en Russie, qui interdit l’emploi du « vocabulaire non normatif » (insultes, blasphèmes, grossièretés) dans toutes formes d’art. Elle est effective au 1er juillet 2014.

l’art interdit, de Viktoria Lomasko & Anton Nikolaïev, traduit du russe par Ana Zaytseva et Gérald Auclin, The Hoochie Coochie, 172 p., 20 €.

Faire art d’un procès de l’art

Le feuilletonD’ÉRIC CHEVILLARD

L’image dans le textecatherine milletécrivainEquilibres précaires

Figures libresroger­pol droit