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Le Monde Livres
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8 | Chroniques Vendredi 27 juin 20140123
Günther Anders, toujours autrementANDERS, en allemand, signifie« autrement ».Dans l’Allemagnedes années 1920,Günther Stern
(19021992) – étudiant en philosophie de Husserl et de Heidegger, premier mari d’Hannah Arendt en 1929 – adopte ce pseudonymepar provocation. Le jeune homme, journaliste, écrit trop d’articles. « Tu devrais signer autrement », lui suggère son rédacteur en chef. Il signe donc« Autrement » et continue toutesa vie d’écrire, penser et agir en dissident. Son devoir, son honneur, son destin : être un « semeur de panique ». Alerter, réveiller, inquiéter avant qu’il ne soit trop tard, que l’humanité ne soit détruite.
Aujourd’hui, cet énergumènede génie n’est plus inconnu des lecteurs francophones. Confidentielle hier, difficilement accessible, son œuvre est à présent largement traduite : bientôt une ving
taine de titres ! On a mieux découvert, ces dernières années, les outrances vertueuses de cet exagérateur volontaire, radical etflamboyant. Anders dignostique
« l’obsolescence del’homme », dénonce les technologies mortifères,combat sans relâche les usages del’atome sous toutes les formes, militaires ou civiles.
Au penseur et militant s’ajoute à présent l’écrivain à facettes, marquantd’une griffe inimitable journaux devoyage comme interventions politiques. En témoignent les deuxnouvelles traduc
tions qui viennent de paraître. Visite dans l’Hadès est le journal d’unretour impossible en Pologne, en 1966, une vingtaine d’années
après la Shoah. Anders revient à Wroclaw, la ville de son enfance, où tout est devenu dissemblable. Lui avait grandi à Breslau, et ce n’est pas la même ville sous deux noms distincts. Il se confronte ainsi à un déconcertant dédale de présences et d’absences, de reconstructions et de destructions.
Vies perduesLes maisons, pour la plupart,
ont disparu comme les gens. Celles qui restent sont des fantômes. L’espace et le temps sont altérés, tout est là et rien n’est là. Ce sontles mêmes endroits, en apparence comme autrefois, encore et toujours, et soudain, au bout de larue, plus rien ne se distingue. L’écriture inventive de Günther Anders rend sensible cet effacement impossible à dire : « L’espace d’autrefois (…) s’est complètement émancipé de cet autrefois,reste planté là aujourd’hui commehier et, depuis ce lieu, convainc le temps de mensonges. » La composition même du livre contribue à
faire partager le malaise de cette recherche des vies perdues. Elle juxtapose en effet un journal de1966, des pages rédigées dans d’autres carnets en 1944 et 1945,des analyses de 1979 sur les effets du feuilleton télévisé Holocauste.
A 85 ans, le bouillant Andersn’est pas assagi. Il juge insuffisante, parce qu’inopérante, l’action non violente de ceux qui militent pour sauver l’humanité de cette mort technologique qui, selon lui, nous guette. Il conclut LaViolence : oui ou non – recueil rassemblant ses textes sur le sujet et les discussions qu’ils ont soulevés –, par cette affirmation : « (…) je déclare avec douleur mais détermination que nous n’hésiterons pas à tuer les hommes qui, par manque d’imagination ou decœur, n’hésitent pas à mettre l’humanité en danger et à se rendre ainsi coupables d’un crime contre elle. » Il ne dit rien des moyens concrets. Reste une radicalitéqu’on peut juger non seulement excessive, mais étrange.
C’EST ÉVIDEMMENT untirage très modeste,299 exemplaires. Puisc’était il y a longtemps,en 1983. A peine plus dechance en somme que
les mots inscrits sur ces pages arrivent jusqu’à nous que s’ils avaient été chuchotés plutôt par un homme seul dans sa grotte, au fond des âges préhistoriques. Mais la poésie ne s’est jamais souciée ni du nombre ni du temps. Si discrète et légère soitelle, selon Verlaine, elle n’obéit qu’à son principe, sa propre loi organique– et finalement le « frisson d’eau sur de la mousse » empreint aussi le marbre audessous. Ainsi, quelques fragments confiés à un petit éditeur nous reviennent trente ans plus tard, parfaitement intactset comme frais du matin, trente années durant lesquelles furent publiés des centaines de romans à fort tirage, expressionqui vaut aussi pour la cheminée où refroidissent aujourd’hui leurs cendres.
299 exemplaires, c’est magnifique. Pas300, il serait mesquin d’arrondir, restonspointus ! Qu’il soit flagrant que nous existons sans la quantité, en sousnombre, que nous ne comptons pas sur une armée pour vaincre. Nous ne progressons pas par invasion, déferlement, pullulement, matraquage, suffocation.Chaque exemplaire compte. Il atteste larareté de son contenu.
L’économie de la poésie – si incongruedans le grand marché, si contraire à seslois, si indifférente à ses logiques – est déjà la poésie même. Ne vaudraitelle que pour cela, pour cette insouciance subversive, ce dédain absolu des marges bénéficiaires, elle serait suffisamment justifiée. Non seulement les notions libérales d’efficacité et de rentabilité prêtent soudain à rire, mais la poésieremet aussi en question notre rapport autemps et grippe la grande machinerie du travail, rouages et agendas. Il y a dépense, énorme, et profit, colossal, maisoù, comment ?
Et donc, comme revient la neige toujours blanche, le recueil de fragmentspoétiques de JeanLouis Giovannoni, Les mots sont des vêtements endormis, publié à 299 exemplaires en 1983, nous est aujourd’hui rendu, augmenté d’unevingtaine de pages inédites et d’unepostface de l’auteur. JeanLouis Giovannoni (né en 1950) n’a jamais cessé d’écrire depuis ce livre, le deuxième, et son œuvre en compte désormais une trentaine, mais déjà la note est claire comme un coup de gong, puis s’égrène en vibrations infinies : « Tout ce silence – pour que tu cries ! »
C’est sur cette dernière phrase que seclôt le volume, aussi bien ne suffiratil pas de le refermer pour ne plus rien entendre. D’ailleurs, il n’est de fixité et de
figement que dans la mort. « On n’égare pas le froid », écrivait JeanLouis Giovannoni dans Garder le mort (L’Athanor,1975 ; réédition Fissile, 2009). Et le froiden retour nous assigne un lieu : la statue de glace ne bouge plus, ni le cadavre transi. « Tu n’as que tes gestes contre la montée du froid. » Mais auparavant, toutevie erre, chaque chose se cherche une place : la conscience dans les mots, la pensée dans le corps, le corps dans l’espace. JeanLouis Giovannoni éprouve le corps comme un bloc dense, un poids mort déjà, mais il est aussi cette danse de
flocons en apesanteur qui aspire au calmed’une forme : « On court, on s’agite, rienque pour faire croire que l’on connaît lasortie. » Qui peut également se dire ainsi :« On s’agite parce que le vide nous entoure. » Voici un poète qui s’interroge sur l’essentiel : quelles sont les conditions de notre apparition ? Et celles, donc, de notredisparition ? Nos vêtements, comme les mots, existeraientils seulement pour que nous sachions où nous incarner ?
Car nous flottons dans l’indétermination ; notre identité est de pure convention, une invention administrative. Notre tête même se demande ce qu’elle fait sur nos épaules : « Ce ne sont pas nosparents qui fixent notre visage, mais laviolence d’une affirmation, d’une forme particulière du possible, qui vient sur nous
inscrire son lieu d’apparition. » Mais :« Sous nos traits, ce visage à jamais tourné sur luimême que seuls les murssavent refléter. » Le visage est un masque taillé au rasoir dans le poil et le cheveu.L’os du crâne se complaît déjà dans l’idée de la mort. L’être n’habite son corps que par intermittence ; il lui arrive de passer ou d’en passer par là, par lui. « On a un visage pour ne pas effrayer les autres, pour cacher ce trou dans lequel on vit. »
Pouvonsnous dès lors nous fier auxmots pour trouver un peu de constance et de consistance ? Pas sûr. Comment savoir s’ils ne sont pas euxmêmes « déjàmorts » ? Puis aspireraiton à fuir ce corps, à s’en dégager plutôt, comme l’écrit JeanLouis Giovannoni, pour se livrer à eux ? Le poète enrubanné de sesphrases se lie aussi bien les pieds et les poings. « La vérité dans une âme et dansun corps », selon Rimbaud, est un idéal surhumain. Nous pensons plutôt à Michaux : « MOI n’est qu’une position d’équilibre (…), un mouvement de foule. »JeanLouis Giovannoni enregistre ces flottements, ces éclipses et ces épiphanies. Son art poétique préfère le brefpour mieux tenir en respect la langue, sa voix de sirène et sa queue d’anguille, et ne jamais donner corps fallacieusementà ce qui nous traverse puisque, de toutefaçon, « on vit toujours à côté ».
EMILIANO PONZI
L’économie de la poésie – si incongrue dans le grand marché, si contraire à ses lois, si indifférente à ses logiques – est déjà la poésie même
les mots sont des vêtements endormis,de JeanLouis Giovannoni,Unes, 80 p., 14 €.Du même auteur, signalons la parution de Voyages à SaintMaur, Champ Vallon, « Recueil », 104 p., 12,50 €.
visite dans l’hadès(Besuch im Hades),de Günther Anders,traduit de l’allemand et présenté par Christophe David, Le Bord de l’eau, « Altérité critique », 246 p., 22 €.
la violence : oui ou non. une discussion nécessaire(Gewalt. Ja oder nein. Eine notwendige Diskussion),de Günther Anders,traduit de l’allemand par Christophe David, Elsa Petit et Guillaume Plas, Fario, 164 p., 17 €.
UN MAGAZINE de modeconsacrait récemmenttrois pages à DashaZhukova, épouse trendyde l’oligarque RomanAbramovitch, qui soutient de ses largesses et
de son adorable sourire un art contemporain qui, en Russie, en a bien besoin. Le magazine faisait valoir son audace dans le pays sous haute surveillance de Vladimir Poutine.
Andreï Erofeïev, hélas, n’est pas aussi glamour. Conservateur réputé, il a été licencié en 2008 de la Galerie Tretiakov, dont il dirigeait le département contemporain. Champion de la surenchère, il a organisé en 2007, au Centre Sakharov de Moscou, une exposition des œuvres… interdites d’exposition l’année précédente. Intitulée simplement « L’art interdit2006 », elle lui valut d’être attaqué en justice, lui et le directeur du Centre, Iouri Samodourov, par Le Concile du peuple, organisation orthodoxe nationaliste.
L’Art interdit est le récit de ce procès quis’est tenu en 20092010. Les auteurs sont deux jeunes artistes, Viktoria Lomasko et Anton Nikolaïev, qui ont assisté à toutes les audiences, noté toutes les paroles, les bavardages de couloir. Leur « reportage » mélange texte et dessins assez bruts, énergiques et réalistes, où les personnages s’expriment par phylactères, mais il ne s’agit pas à proprement parler de bande dessinée, car il n’y a qu’une seule image par page. Les artistes n’ont pas pris le parti de la charge, mais au contraire celui d’un ton neutre, presque détaché, qui fait d’autant mieux ressortir la farce qu’est en ellemême la justice russe. Sandra Frimmel, qui signe la postface, compare le procès à du théâtre, notamment aux « tribunaux de propagande », fictions qu’on mettait en scène au début de l’ère soviétique à des fins éducatives.
Effet de véritéLes vrais auteurs comiques – si l’on ose
dire –, dans cette affaire, ce sont les plaignants, qui avaient préparé des pensebêtes à l’attention des dizaines de témoins venus dire à quel point ils avaient été blessés dans leur foi par une exposition que la plupart n’avaient pas visitée. Ils les faisaient répéter avant de pénétrer dans la salle d’audience, ce qui n’empêchait pas certains de s’embrouiller pour le plus grand divertissement de la greffière. Au détour d’un témoignage, on vérifie la fascination perverse du censeur pour l’objet de sa censure : des orthodoxes distribuent des reproductions des œuvres interdites trouvées sur Internet (telle la célèbre photo du collectif des Nez bleus, montrant deux policiers qui se roulent un patin) pour faire découvrir les œuvres blasphématoires à ceux qui seraient passés à côté. Il est temps pour moi d’apporter une précision concernant l’exposition : les œuvres étaient toutes disposées derrière des panneaux, visibles uniquement à travers des œilletons.
Le style sobre de Lomasko et Nikolaïevproduit un grand effet de vérité, au point que, plongés dans cette réalité labyrinthique, nous nous y égarons nousmêmes et ne savons plus trop quoi penser des arguments parfois très théoricophilosophiques de certains témoins de la défense. Au final, après plus d’un an de procès, les inculpés, qui risquaient trois ans de colonie pénitentiaire, s’en sont tirés avec des amendes. Viktoria Lomasko a depuis enregistré graphiquement d’autres procès, dont celui des Pussy Riot. Elle n’est pas près de manquer de travail. En mai, une loi a été votée, en Russie, qui interdit l’emploi du « vocabulaire non normatif » (insultes, blasphèmes, grossièretés) dans toutes formes d’art. Elle est effective au 1er juillet 2014.
l’art interdit, de Viktoria Lomasko & Anton Nikolaïev, traduit du russe par Ana Zaytseva et Gérald Auclin, The Hoochie Coochie, 172 p., 20 €.
Faire art d’un procès de l’art
Le feuilletonD’ÉRIC CHEVILLARD
L’image dans le textecatherine milletécrivainEquilibres précaires
Figures libresrogerpol droit