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Le Monde livres
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0123Vendredi 27 juin 2014 Rencontre | 9
Sibylle Lewitscharoff
Prix Georg Büchner 2013, l’écrivaine allemande avoue trouver son inspiration au moment de s’endormir. Cela ne l’empêche pas de se lancer dans de vigoureuses polémiques intellectuelles, les yeux grands ouverts
Rêveuse éveillée
MAURICE WEISS/OSTKREUZ POUR « LE MONDE »
Extrait« Le lion était venu prendre soin de son être comme nul homme ne l’avait jamais fait pour lui ni ne pourrait jamais le faire. D’une part. D’autre part, il était regrettable que le lion n’ait montré aucune férocité ni ne se soit apprêté à bondir sur lui. Sinon lui, Blumenberg, comme autrefois Jérôme, aurait dû, dans une attitude recueillie, retenir le lion par une suave éloquence. Dompter la férocité par la rhétorique et les gestes pieux ! Blumenberg était irrité de voir qu’on ne le croyait pas capable de la moindre épreuve de force, tout en reconnaissant qu’en matière de rhétorique il aurait certes pu rivaliser avec le docteur de l’Eglise mais qu’il n’avait jamais atteint dans son maintien l’accomplissement recueilli de celuici. La foi, Blumenberg l’avait assurément perdue, mais non pas l’amour pour l’Eglise. »
blumenberg, page 35
nicolas weill
envoyé spécial à berlin
G ünter Grass, dans son roman symbolicohistorique, Toute une histoire(Seuil, 1997), imagineun ascenseur berlinois aumouvement perpétuel de
montée et de descente, métaphore politique de l’Allemagne. Les boiseries polies etles cuivres astiqués de celui qui mène chez la romancière Sibylle Lewitscharoffl’évoquent immanquablement. Son immeuble à la façade austère, parsemée de rinceaux, dans le quartier ouestberlinois de Wilmersdorf, et son appartementtrop grand, trop rangé, à la géographie complexe, fait penser par sa bourgeoiseétrangeté au Dakota Building newyorkais qui servit de décor au Rosemary’s Baby de Roman Polanski (1968). Hitler le fréquenta, du reste, pour rendre visite àson ami Heinz Tietjen, l’intendant général du théâtre de l’Etat de Prusse. Mais Sibylle Lewitscharoff dissipe vite tout malaise par la chaleur communicative deson allemand teinté d’accent souabe – elle est née à Stuttgart, en 1954 –, qu’ellea importé à Berlin, où elle vit et écrit depuis 1973.
Bien que Sibylle Lewitscharoff compteparmi les auteures allemandes les plus typiques de la génération qui s’imposa après la domination quasi exclusivement masculine des écrivains post1945 comme Günter Grass ou Martin Walser,
elle est encore peu traduite et mal connueen France, où seuls trois de ses romans sont disponibles : Pong (Stock, 2000), Harald le courtois (Seuil, 2002) et le récent Blumenberg, ouvrage semifantastique mettant en scène le philosophe révéré de ses études, Hans Blumenberg (19201996), soudain confronté à un lion ayant élu domicile dans son cabinet de
travail. Manque encore à cette bibliographie l’étonnant voyage autobiographique entrepris avec une sœur fictive à travers laBulgarie natale de son père médecin, émigré en Autriche puis à Stuttgart à la fin des années 1930 (Apostoloff, Suhrkamp, 2010). Le livre décrit avec un mordant satirique le paysage déglingué de ce pays à l’ère postcommuniste mais aussi, par d’incessants retours mémoriels, le micromilieu de l’immigration bulgare de Stuttgart, dans lequel a baigné son enfance.
Son père, un gynécologue qui met fin àses jours alors que Sibylle n’a que11 ans, a été marqué par les tragédies du XXe siècle. Quoique antinazi et horrifié par les expériencesmédicales pratiquées dans lescamps (au point de gifler publiquement, dit sa fille, un collègue impliqué dans ces atrocités et devenu leprésident de la chambre des méde
cins), il est, lors d’une visite en Bulgarieaprèsguerre, incarcéré avec une tante qui avait hébergé un soldat allemandblessé. Le jeune médecin parvient à s’évader, mais tout accès à son pays natal luiest désormais fermé.
Quand Sibylle Lewitscharoff évoque lemilieu de la petitebourgeoisie dont provient sa mère, c’est surtout à travers le
personnage de la grandmère, cœur simple, « excellente cuisinière » et « un peu piétiste » – un mouvement protestant inspiré par une mystique catholiquefrançaise, Madame Guyon –, dont elle parle avec tendresse. Cette grandmère,elle la cite à propos de sa foi retrouvée et de son obstination à « rester dans l’Eglise [évangélique] » (c’estàdire à continuer d’acquitter sa contribution fiscale à celle ci, comme cela se fait outreRhin), au rebours de la majorité de ses amis, agnostiques. De solides études d’histoire des religions à l’Université libre de Berlin ont épaulé son itinéraire. « Ce genre de discipline m’a aidée à entrer en contact avecdes textes très excentriques », commentetelle avec un rire clair. « Je ne hante pas les églises ; mais je suis une bonne connaisseuse de la Bible. Cela a conditionné mon intérêt pour Dante. » Celuici fait l’objet de son prochain roman. Entre le philosophe Blumenberg et l’auteur de La Divine Comédie, elle n’en a pas moins, en 2014, fait une escapade loin de la « pensée des sommets » et publié, pour varier les registres, un roman policier, où un chat tient le rôleclé (Killmousky, Suhrkamp, à paraître aux Belles Lettres).
Les drames intimes dont son enfance etson adolescence ont été zébrées poussentla jeune Sibylle à fuir au plus vite Stuttgart et le Wurtemberg, prospère mais conventionnel et, surtout, terriblement ennuyeux : « J’étais mûre très tôt. A 12 ans,déjà, je voulais aller dans la Factory d’AndyWarhol. Je n’y suis pas parvenue, mais j’ai en revanche atterri à Berlin. » Dans le tourbillon politique de la fin des années 1960, elle passe aussi par toutes les couleurs de l’arcenciel de la gauche et de l’extrême gauche allemande. Tentée par le trotskisme, elle s’en prend, comme tantd’autres jeunes, à une République fédérale considérée comme « fascistoïde ». Pourtant, ditelle, « à 23 ans, je suis allée en Argentine et j’ai vu ce qu’était une vraie dictature militaire. Cela a transformé ma vision politique. Depuis, j’ai toujours voté pour les Verts ou les sociauxdémocrates ».
Sibylle Lewitscharoff ne sera publiée,son vœu de jeunesse, qu’à la quarantaine, mais elle s’attelle très tôt à l’écriture. Dès 16 ans, affirmetelle. Elle conserve dans ses tiroirs trois ou quatre romans qui n’ont pas satisfait cetteperfectionniste. « J’ai ressenti une déception profonde. Je ne les ai montrés à personne tant je les trouvais mauvais. Et pourde bonnes raisons ! » Il faudra pour la
Parcours
1954 Sibylle Lewitscharoff naît à Stuttgart (BadeWurtemberg).
1998 Elle reçoit le prix Ingeborg Bachmann pour son deuxième livre, Pong (Stock, 2000).
2013 Elle est lauréate du prix Georg Büchner pour l’ensemble de son œuvre.
blumenberg, de Sibylle Lewitscharoff, traduit de l’allemand par Gérard Marino, Les Belles Lettres, 198 p., 21 €.Signalons la parution de Lions (Löwen), d’Hans Blumenberg, traduit de l’allemand par Gérard Marino, Les Belles Lettres, 128 p., 17 €.
Le lion et le philosopheQUOI DE MOINS ROMANESQUE que la vie d’un philosophe, en poste dans une petite ville universitaire allemande, existence tout entière consacrée à rattraper les lectures perdues au cours des années passées dans un camp de travail sous le régime nazi ? Sibylle Lewitscharoff n’a pourtant pas hésité a se saisir du personnage réel d’Hans Blumenberg (19201996) et à en faire le héros ou antihéros de son roman.
Un soir, celuici voit surgir dans son bureau un lion, qu’il reste presque le seul à voir. Le fauve accompagne les dernières années du professeur alors que celuici ne travaille plus que dans une nuit aux frontières incertaines entre songe et réalité – région de prédilection pour la romancière. Sur ce fond semi
onirique, se développe aussi le destin tragique de plusieurs étudiants de la génération postsoixantehuitarde, rattrapés par des tragédies plus personnelles que politiques. Ce tableau d’une jeunesse déboussolée par l’épuisement des certitudes militantes au tournant des décennies 19701980 est particulièrement réussi, tout comme le mariage du romantisme à la Jean Paul et de l’humour à la Max Frisch, grinçant et implacable. n. w.
« débloquer » une première commande,due à un galeriste : le texte d’un beau livre. Mais son style mêlé d’humour, de satire et de poésie, combiné à la descriptionparfois acerbe de sa génération, a fait sonchemin dans les lettres germaniques depuis Pong, roman racontant l’histoire d’un fou misanthrope et névrosé, à l’identité incertaine, qui veut purifier lemonde en libérant les animaux d’un zoo (prix Ingeborg Bachmann 1998). En 2013, elle a obtenu la plus prestigieuse distinction littéraire allemande, le prix GeorgBüchner, pour l’ensemble de son œuvre. Afin de situer exactement la source de son inspiration, elle explique : « Les images qui surgissent au moment précis où l’on tombe dans le sommeil, voilà ce qui me sollicite. Les pans de fantastique quifont irruption dans la réalité. »
Au risque d’un retour brutal de la réalité, Sibylle Lewitscharoff ne déteste pasprovoquer. Le 2 mars, sur la scène du Staatsschauspiel (théâtre) de Dresde, elle prononce une conférence sur le thème de « la détermination scientifique de lanaissance et de la mort », qu’elle achève en confessant ses doutes sur les techniques actuelles d’aide à la procréation, le diagnostic prénatal, etc. Sa comparaisondes « actuelles galères de procréation artificielle » avec les « foyers de copulation » du Lebensborn nazi, la qualification de« demicréatures » (Halbwesen) qu’elle accole aux enfants fruits de la PMA (procréation médicalement assistée) déclenchent l’une de ces polémiques dont la scène intellectuelle allemande a le secret. Un chercheur, Andreas Bernard, dans un entretien accordé à l’hebdomadaireDer Spiegel, fait observer que les nazisavaient condamné la procréation artificielle comme témoignage de la « technicité juive ». Consciente d’avoir maladroitement touché un nerf, Sibylle Lewitscharoff s’excuse alors publiquement.« Mon discours, reconnaîtelle, comportait deux ou trois passages un peu trop agressifs. Stupidement. Mais qu’on le veuille ou non, faire venir au monde desenfants par d’autres voies que les voies naturelles me laisse sceptique ; je le dis cette fois avec prudence. Il s’agit là d’un pas redoutable dans l’histoire humaine. » L’épisode lui laisse un goût amer. « On doit prendre une certaine distance avec soi. La satire est un antidote contre soimême », affirme Sibylle Lewitscharoff de sa propre écriture. L’auraitelle oublié, le temps d’un grincement d’ascenseur ?
« J’étais mûre très tôt. A 12 ans, déjà, je voulais aller dans la Factory d’Andy Warhol »