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Domaine privé

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D o m a i n e p r i v é

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Brigitte VITAL-DURAND

D o m a i n e

p r i v é

F1RST-Documents

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© Éditions Générales First, 1996

Le Code de la Propriété Intellectuelle interdit les copies ou reproductions des- tinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'Auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété Intellectuelle.

ISBN 2-87691-333-X Dépôt légal : 4 trimestre 1996.

Nous nous efforçons de publier des ouvrages qui correspondent à vos attentes et votre satisfaction est pour nous une priorité. Alors, n'hésitez pas à nous faire part de vos commentaires à :

Éditions Générales First 70 rue d'Assas 75006 Paris Tél : 45 44 88 88. Fax : 45 44 88 77. Minitel : AC3* FIRST Internet e-mail : [email protected]

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À mon fils, Charles-Lyes Kadri

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P R O L O G U E

4, RUE EGINHARD, LE BEAU-FRÈRE ET

L'ANTIQUAIRE

C'est une rue minuscule au centre de Pa r i s On entre par un porche, rue Saint-Paul. Il n'y a ni portail, ni code : c'est une rue - la rue Eginhard, malgré ses airs d'impasse. Trois pas dans la ruelle, qui a gardé ses vieux pavés, et on bute sur un coude. On se retrouve rue Charlemagne.

Les façades, qui subsistent, sont grises, d'allure ancienne, et le lierre dégringole sur un mur orphelin de la rénovation. Banal comme le gazon qu'on a entr'aperçu en traversant cette rue? Dans la rue Eginhard, il ne reste que quelques immeubles numérotés. Dans l'un, une crèche municipale. Ce n'est pas si banal dans la ville capitale. Et dans un autre, des locataires d'un genre particulier, dont une famille Courcel.

1. Voir la carte page 253.

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Ils payent leur loyer à l'une des sociétés de la Ville de Paris dont leur beau-frère fut maire trois fois six ans. Autant dire

que ça n'a rien d'une HLM. Le beau-frère est à l'Élysée. Nous sommes dans le « Domaine privé ».

C'est ainsi qu'on appelle une partie du domaine - néces- sairement public - de la Ville de Paris. Cette contradiction le suggère : vous êtes tombés dans un pan d'ombre qui ronge la Ville Lumière depuis longtemps. Ce Domaine est privé surtout de transparence, soit historique, soit juri- dique. Quel est donc le statut de ce domaine privé? C'est simple : il n'en a pas. Les rapports de la Cour des comptes se sont posés cette bonne question avant que le scandale n'éclate. On a promis de leur répondre... Maintenant la Ville cherche à vendre son Domaine. Ou une partie. Jean Tiberi l'a promis au vu des résultats catastrophiques des élections municipales de 1995.

Comme 36 000 communes de France, la capitale peut acquérir des biens. C'est à la condition qu'elle achète, revende, ou gère, dans l'intérêt public. Cela peut se tester : s'il est de l'intérêt public que la belle-famille du maire, des Chaudron de Courcel, habitent rue Eginhard, vérifions, rendons-le public, comme nous venons de faire ici.

Le test est négatif. Au grand dam des intéressés, Le Canard enchaîné, Libération, et d'autres, finirent par publier, en 1995, des noms des locataires de ce Domaine p r i v é Et le Premier ministre a dû déménager, « droit dans ses bottes », sur l'injonction d'un juge. Le statut du

2. L'Index de cet ouvrage, en Annexes, qui donne un bref aperçu de ce listing confidentiel du Domaine de la Ville.

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Domaine où a logé Alain Juppé était-il légitime? La réponse est dans ses valises.

A la fois public et privé, le dit Domaine privé a semblé se jouer des lois républicaines comme de celles du marché. Il est le lieu du privilège. Normal, puisqu'il est un domaine réservé du maire - l'ancien et le nouveau. Ce Domaine semble insai-

sissable, et pourtant il est là. C'est une espèce de survivance - ou renaissance - d'Ancien Régime, qu'une certaine tradi- tion de l'Administration a su s'aménager au fil des Répu- bliques. Avec les meilleures intentions du monde, au départ.

Quelques villes de province connaissent de ces passe- droits. Il y en a dans Paris plus que nulle part ailleurs depuis les grands travaux d'Haussmann et au fil des réno- vations, le plus souvent inabouties. Le Domaine privé est le fruit d'une histoire politique et urbanistique. Il a germé, fleuri, donné des fruits juteux que se sont partagés notables et chanceux au gré des circonstances. Il aura tel- lement bourgeonné qu'il n'a pas pu rester borné à ces petites histoires, dans les coulisses immobilières de la comédie du pouvoir. (On est dans un pays où la pierre reste la valeur sûre, sinon suprême. Tout y finit par des chansons... béton, ou comblanchiennes Après un siècle de dérives, le Domaine privé dessine la géographie d'une

3. Cette précision est due au nouveau maire de Paris, Jean Tiberi, qui prétendit, sur TF1, que l'appartement (HLM) de son fils n'avait pas été rhabillé en marbre - calomnies de la presse, vie familiale jetée aux chiens! - mais en comblanchien. Ni son inter- viewer, ni le téléspectateur moyen n'étaient censés savoir que cette pierre est plus chère et plus « classe » que le marbre ordinaire.

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sorte de « noblesse d'État ». Elle est liée à l'Histoire, nécessairement - la plus tragique en l'occurrence. Si les pavés pouvaient parler, rue Eginhard, les locataires du maire marcheraient sur un cri.

Pendant presque vingt ans, Jacques Chirac a régné sur le Domaine privé, quoiqu'en faisant des compromis avec d'autres partis 4 Il a pu y loger des équipements sociaux et des associations d'utilité publique, mais aussi y offrir à des particuliers des nids à bon marché. Plus ou moins luxueux, mais ça peut s'arranger : les travaux intérieurs sont à mettre aux frais de la Ville... Pas la peine de faire un dessin aux Parisiens sur les loyers que paient ces loca- taires privilégiés. Le mètre carré moyen y est carrément bradé. C'est du trois francs-six sous en regard des prix du marché dans les quartiers huppés, bien situés, de la capi- tale. Rarement autant de locataires, ailleurs en France, paient l'impôt sur la (grande) fortune. Ce sont des gens choisis pour la plupart d'entre eux, les critères de sélection sont uniquement connus du maire, et de son adjoint et successeur : Jean Tiberi.

Beaucoup de ces privilégiés s'avèrent « de la nomen- clature », comme on disait à l'Est. Des locataires, autre- ment dit, qui vivent en propriétaires du pays. L'aveu en fut lâché par le président de la République. N'a-t-il pas

4. Notons que l'opposition socialiste a reçu les révélations de la presse, en 1995, en pur cadeau, avec six arrondissements à la clé, sans qu'elle n'ait jamais mené une vraie campagne contre le Domaine privé. Le « Livre noir » qu'elle publia in extremis sur ce scandale est creux.

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déclaré, au cours de la grand-messe d'une conférence de presse élyséenne, en 1995, qu'il ne comprenait rien à cette « affaire Juppé » ? L'appartement loué par son Premier ministre, rue Jacob, n'était, aux yeux de Jacques Chirac, qu'un « logement de fonction » !

Du sommet de la République, l'ancien maire de Paris avait-il oublié que l'hôtel Matignon dispose d'un tel logement lié à la fonction ? L'Hôtel de Ville en a aussi. Un appartement de fonction ne se multiplie pas comme des petits pains, pour soi, pour son ex et ses enfants, et pour son frère.

Ou bien, est-ce que le Président trouve naturel qu'en récompense de bons services - rendus tout à la fois au maire, au candidat, à la gloire de l'État? - on ait un pied- à-terre, voire trois ou quatre? Au frais de la princesse publique.

L'ÎLE DE L'HÔTEL DE VILLE

Le Domaine se présente comme une ville dans la ville, cachée, déchiquetée en îlots et récifs. L'Archipel du Domaine a pourtant une île amirale : ce quartier du Marais où l'on découvre, en cherchant bien, la ruelle Eginhard. Ce n'est pas le Marais de la rue des Rosiers ou de la place des Vosges, « typique et chargé d'histoire », comme disent les dépliants et les guides touristiques. C'est le Marais discret, celui du bord de Seine, surplombé par l'Hôtel de Ville.

Le baron Haussmann avait isolé ce quartier en prolon- geant et en élargissant la rue de Rivoli vers Saint-Antoine.

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Ce périmètre-là, de Saint-Paul-Saint-Gervais - du nom des deux églises qui bornent cet îlot - couvre environ quatorze hectares. Une vingtaine de rues, cent cinquante bâtiments, tout est propriété de la Ville de Paris, des pavés jusqu'aux toits. Entre Saint-Paul et Saint-Gervais, la mairie a doté son royaume de quelques crèches, de confréries diverses, d'admirables bibliothèques, et aussi de cousins et d'en- fants de copains.

On y trouve de tout pour ce qui est des locataires. Diplo- mates et sangs bleus, des artistes, pour la galerie en bord de Seine, une floppée d'anciens ministres, téléastes et journa- listes, et fonctionnaires dévoués, avec femmes et ex-femmes de Préfets. Dans le dédale feutré des salons de l'Hôtel de Ville, ceux qui savent les arcanes baptisent ce quartier-là d'un nom parlant; Bienvenue à « Chiractown ».

Mais Chiractown, précisons-le d'emblée, a existé avant celui qui lui laissa son nom. Elle est née, au forceps, quand le président Jacques Chirac était encore dans les langes. En matière de Domaine privé, ce dernier n'a fait qu'amplifier, par trois réélections à la tête de la capitale, une vieille pratique dérogatoire de la préfecture de la Seine. C'est aux temps où l'Etat central tenait Paris sous sa tutelle que le Domaine a commencé.

La fondation de Chiractown valait d'être revisitée.

LA RÉNOVATION MEURTRIÈRE

Dans la rue Eginhard, il n'y a plus de n° 4. C'est un immeuble démoli. Un jardin le remplace, à l'échelle de la rue. L'arbre unique y domine un morceau de gazon. En

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1995, année des élections présidentielles, en même temps que municipales, une plaque de marbre noir y fut plantée. Elle en mange la moitié. Se penchant sur la grille, on lit :

« Ici ont vécu Monsieur Elias Zajdner Mort pour la France à l'âge de 41 ans

Ancien résistant déporté A Auschwitz par les nazis

En mai 1944 avec ses trois fils Albert âgé de 21 ans

Salomon et Bernard âgés de 15 ans Morts dans le bloc des expériences.

Nous n'oublierons jamais. »

Elias Zajdner avait d'autres enfants, dont Sarah, 17 ans quand elle fut déportée avec son père et ses trois frères. Sarah, elle, en est revenue. Et elle a fait poser la plaque dans le jardin privé de la rue Eginhard.

Au 4, avant, au rez-de-chaussée, Elias Zajdner tenait boutique : « Chez l'Antiquaire ». En 1934, sa femme et lui fuirent Varsovie pour chercher refuge à Paris. Travaillant d'arrache-pied pour nourrir sa famille, il avait monté son commerce. Et Sarah se rappelle la vitrine sur la ruelle, les vases de faïence, les abat-jour des lampes. Du jour de son retour d'Auschwitz, elle n'a eu qu'une idée en tête : mettre une plaque commémorative à l'endroit où son père vécut. Elle voulait que les Parisiens, les passants, que tout le monde le sachent. Elle a eu gain de cause. Au bout de cin- quante ans.

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Sarah Zajdner s'est acharnée un demi-siècle pour que la Ville et la SAGI tenancières du jardinet, des murs, et des pavés, tolèrent son témoignage. Combien de plaques faudrait-il, se défendaient les fonctionnaires et fondés de pouvoir de sociétés immobilières, si chaque famille voulait témoigner? Surtout dans ce quartier, qui fut l'aile popu- leuse du vieux « Pletzl6 », ce serait une forêt de plaques! D'ailleurs, c'est là qu'on a dressé, dans Saint-Paul-Saint- Gervais, le bâtiment du Mémorial. La Ville, après la guerre, a en effet contribué à ériger ce lieu de mémoire et de deuil pour « le Martyr juif inconnu ».

Mais le père de Sarah n'est pas un inconnu, leur fai- sait-elle remarquer. Elias Zajdner fut l'antiquaire de la rue Eginhard, qui eut, pendant quelques années, pignon sur la ruelle. Rappelez-vous.

La plaque pour les Zajdner est le seul témoignage, dans un quartier génocidé, qui affiche des noms, des pré- noms et des dates. Il y en a ailleurs dans Paris. Il y en a dans l'autre Marais, quand on traverse les rues de Rivoli et Saint-Antoine. Mais pas ici.

Au-dessus de l'entresol d'Elias Zajdner vivait un autre

5. Société anonyme de gestion immobilière, mixte Ville de Paris et capitaux privés, à qui est déléguée, entre autres, la gestion du Domaine privé de la Ville dans la rue Eginhard. 6. Nom yiddish, prononcez « Plèt'zel », pour dire le quartier juif. De la place des Hospitalières Saint-Gervais, ce Pletzl du Marais rayonnait, dès la fin du XVIII siècle, jusque derrière Saint-Gervais et Saint-Paul. La tranchée haussmannienne de

Rivoli ne l'a coupé en deux qu'à la fin du XIX

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couple de Juifs de Varsovie. C'étaient les Jankielewicz, Laja et Zysla, qui sont partis pour Auschwitz, le 24 juillet 1942. Il y avait les Roumains Isodore Moskowitz et Anna Bilcorai. Rachel Polak. Idel Pollac. Et Maurice Norynberg, Polonais, cordonnier. Un vieux Russe, Ben Schlachter, il venait de Riga. Tous déportés en 1942. Ils n'ont pas eu de plaque.

En 1940, ils étaient vingt-cinq mille à Saint-Paul-Saint- Gervais, Juifs pour l'immense majorité et immigrés d'Eu- rope centrale. Ici vivaient surtout des étrangers, persécutés et apatrides, dont quelques-uns - comme les Zajdner - fraîchement naturalisés. Ils ont vécu dans cet îlot sous la

double menace de la déportation et d'expulsions massives à répétition.

A partir de 1942, tout ce que la mairie n'avait pas pu acheter « dans l'intérêt public » fut réquisitionné. Immeuble après immeuble, on spolie les propriétaires. On tire du lit les locataires. Ils doivent déménager « à pre- mière injonction », quand la police française n'est pas déjà passée. Débrouillez-vous pour vous loger, avec interdic- tion de sortir de Paris, en échappant aux rafles de la pré- fecture de police, leur laissa comme seul choix la préfec- ture de la Seine. Car la Ville de Paris et toutes ses sociétés, la SAGI, la RIVP, ne logeaient plus les Juifs, fussent-ils français depuis toujours et anciens de Verdun.

Après la rafle du Vel' d'Hiv', en juillet 1942, les grandes vagues de déportations et les démolitions finirent de désertifier le quartier Saint-Paul-Saint-Gervais. La Ville et le Préfet s'étaient promis de faire place nette. Plus de Pletzl en bord de Seine ! Avec l'aide des nazis, l'objectif est

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atteint à 80 %, en avance sur le plan. A la Libération, cet îlot du Marais, « bombardé par-dessous », n'abrite plus que 5 000 personnes.

Ainsi est née l'île-forteresse du Domaine privé de la Ville.

Le projet remontait aux années d'avant-guerre. Expul- sions et démolitions n'avaient guère débuté avant l'Occu- pation. A la Libération, il y en eut encore, pour faire place aux hôtes de la Ville, ceux des édiles, ceux, surtout, des Préfets. Les différentes autorités et les divers opérateurs n'auraient-ils donc bénéficié que d'un concours de cir- constances ? Dramatique, certainement, mais qui a échappé à leur bonne volonté urbanistique ? Non. Ils ont voulu ça : cette « purification ethnique », comme on dit aujourd'hui. Les motivations du projet, dès l'origine, avaient une composante antisémite. Et ils y mirent du leur pendant l'Occupation. Les témoignages sont poignants. Les documents le montrent. Cette opération de la Ville ne relève certes pas de « la solution finale », mais elle est en symbiose avec le génocide. Cette purification immobilière, politique et sociale du centre de Paris fut aussi une épura- tion raciale. Au cœur du Domaine privé, et greffé sur le génocide, fut programmé et consommé un pogrom admi- nistratif.

On a réalisé l'essentiel de ce grand chantier, de 1940 à 1944, entre Français zélés des administrations, et de la R I V P La Feldkommandantur a approuvé de loin cet acharnement parallèle. Les lois, celles de Vichy, ont joué

7. Régie immobilière de la Ville de Paris.

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un rôle clé pour parfaire le dessein des hygiénistes pari- siens, des urbanistes haussmanniens et des architectes bon chic bon teint. Ce chantier parisien a bourdonné pendant la guerre plus intensément que le Mur de l'Atlantique. Paris n'a pas brûlé, mais Saint-Gervais fut consumé, de l'intérieur.

Et cette rénovation et l'aryanisation s'épaulèrent sans arrêt. Les règles d'urbanisme, le droit immobilier et le droit locatif furent retaillés au fur et à mesure. Pour spo- lier les propriétaires et expulser plus vite les locataires, « relogés » à Drancy, en attendant les trains.

Contrairement à De Gaulle, Giscard et Mitterrand, le président Chirac a reconnu enfin, en 1995, la « dette imprescriptible » de l'administration française vis-à-vis des victimes du génocide. Mais ni le maire de Paris, ni les Pré- fets, n'eurent jamais à en répondre pour l'administration parisienne. Une chappe de plomb était tombée sur l'îlot 16 - l'île de la Ville - annexe triste du Marais, quartier « rénové », quartier mort.

Quelques Préfets du général à la Libération, puis le « gaullisme immobilier » dans les années 60, et enfin les néo-gaullistes chiraquiens régnèrent sur cette mini-Cité du Tout-État, sur Chiractown. Et on verra comment... Mais c'est le Maréchal qui l'a faite émerger. Car Pétain en per- sonne s'était penché sur cet « îlot » avec sollicitude. Il a voulu qu'on sauve du désastre quelques vieilles pierres chargées d'histoire de ce quartier du Vieux Paris, quitte à y fabriquer du pastiche de mauvais goût. Pour le reste, un peu de curetage et pas de quartier! Ce fut aussi un long désastre urbanistique. Il a fallu André Malraux pour

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qu'on arrête les frais. Le Maréchal avait béni cette réno- vation frelatée, qui passa pour modèle dans le centre de tant de villes de France et de Navarre. Il voulait qu'une population « choisie » ait ici « sa place au soleil ». Il a gagné.

Pétain fit à Paris le don du cœur de son Domaine - l'île

où le maire est roi depuis 1976. Il n'y a que les pavés de la rue Eginhard qui semblèrent s'en rappeler, pendant cin- quante années.

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PREMIÈRE PARTIE

L ' Î L E O Ù

L E M A I R E E S T R O I

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CHAPITRE 1

LES TAUDIS DE

L'ENTRE-DEUX-GUERRES

Cette île du maire dans le Marais fut d'abord l'îlot 16. C'est un feuilleton des années 30, celles de la Grande Crise - la précédente. Dans ces « Mystères de l'îlot 16 », tout s'entrecroise. Sous les toits du Paris d'un drôle d'Entre- deux-guerres, les taudis tuent - lentement - mais ils s'em- plissent sans cesse de nouveaux immigrants poursuivis par la « peste brune » et par la faim. Le pays, alentour, y accroche pas mal de fantasmes. Au Conseil de Paris, les élus font des vœux.

Le 4 juillet 1935 1 le Conseil, presqu'unanime, inter- pelle le Gouvernement. Il lui rappelle la vieille promesse de l'État d'assainir dix-sept îlots parisiens que ravage la tuberculose. On n'en a démoli que deux sur les dix-sept, sans rien reconstruire. Non seulement le Gouvernement (qui, malgré ce conseil élu, administre Paris et sa première

1. Bulletin municipal officiel de Paris (BMO).

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couronne à travers son Préfe t tarde à lâcher les fonds prévus, mais il refuse que la Ville lance 300 millions de francs d'emprunts pour cet aménagement. La crise pèse. Et l'expropriation est hors de prix.

Sur les bancs communistes, on fait donner André Marty, tonitruant : « Tant qu'on n'a pas d'argent pour payer l'expropriation, les îlots insalubres subsistent. Le voilà bien, l'obstacle à cet énorme et nécessaire travail ! »

Et de rappeler les 1 958 morts que la tuberculose fit en trois ans (de 1929 à 1931) sur les 176 182 habitants de 4 135 immeubles dans Paris. Ceux des dix-sept îlots. On approuve sur tous les bancs. Juste un peu moins chaude- ment quand Marty évoque le relogement rapide des loca- taires de ces îlots. Ils doivent pouvoir bénéficier, souligne- t-il, « d'habitations... véritablement bon marché ». Il propose d'augmenter les fonds en conséquence, faute des moyens expéditifs qu'il affectionne pour briser le « mur de l'argent ». Pour les moyens expéditifs, ils interviendront, cinq ans plus tard, pas du côté prévu. Mais pas les HBM... Ces ancêtres des HLM, les HBM - habitations à bon mar- ché - et leurs Offices publiques, ont été créés, par les lois Siegfried, dès le début du siècle. Mais c'est au fil des années 30, du chômage, du Front populaire, qu'on les verra prendre leur place dans le paysage parisien. Surtout dans son pourtour.

2. Les conseillers municipaux ont la double casquette et siègent aussi au titre du Conseil général du département de la Seine. Ils votent. Mais la tutelle du Préfet de la Seine est lourde et tatillonne.

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LES « DIX-SEPT ÎLOTS INSALUBRES »

De la Cour des Miracles du Moyen Age aux taudis du X I X s i è c l e o ù s ' e n t a s s è r e n t l e s « c l a s s e s d a n g e r e u s e s » ,

l'histoire de la saleté et de la misère de Paris a le même âge que la ville, l'âge de ses artères engorgées. Mais celle des îlots insalubres remonte officiellement à 1893. On a voté, cette année-là, le premier des crédits pour l'établissement d'un registre - un casier - sanitaire des maisons de Paris. En 1849, on a dressé la carte de l'épidémie de choléra de 1832. (La rue maudite, celle « de la Mortellerie », où s'ali- gnèrent les cadavres, en devint, pour chasser le sort, la rue dite « de l'Hôtel-de-Ville ».) En 1893, il s'agit de classer les quartiers sur une sorte d'échelle de Richter de la tuber- culose.

La situation « normale » est alors de trois morts par tuberculose pour mille habitants par an. Un quartier favo- risé, c'est une Dame aux camélias sur mille âmes. A partir de cinq morts, dans certains recoins de Paris, on grimpe à 1 % l'année, on considère qu'on passe un seuil. L'insalu- brité des immeubles est décrétée rhédibitoire. Alors, faire

3. Du livre de Louis Chevalier sur les effets de la révolution

industrielle : Classes laborieuses, classes dangereuses Hachette, nouvelle édition, 1984. « L'aménagement urbain (jusqu'à la fin du XIX s'est poursuivi... en fonction de conceptions monu- mentales, et non démographiques et sociales, en vue du plus grand confort... bourgeois et sans égard à l'existence quoti- dienne des masses... », conclut l'historien.

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œuvre de salubrité publique, c'est démolir. On n'imaginait guère d'autres recours urbanistiques pour faire reculer ce fléau, lié à la promiscuité, et à l'alcoolisme, autant qu'au bacille de K o c h

On a délimité six « îlots insalubres » en 1906. On envi-

sage alors d'y construire des logements sociaux pour relo- ger les habitants sur place. Ces bonnes intentions initiales feront long feu. De toute façon, on ne fait r i e n Passe la Grande Guerre, 1914-1918. Dès 1919, le conseiller Ambroise Rendu relance le débat. Le 23 décembre 1921, la préfecture de la Seine refait ses comptes. Elle porte à dix- sept le nombre des îlots considérés comme insalubres. C'est la liste de référence qui va tenir un demi-siècle.

Du premier au dix-septième, ces îlots sont classés, sur critères médicaux, selon une insalubrité croissante. Le pire, donc l'îlot 1, est l'îlot Saint-Merry, misérable des « Misérables ». Gavroche y est tombé, « le nez dans le ruisseau ». Il va de la rue Beaubourg à celle des Étuves-Saint-Martin : selon la préfecture, 93 maisons y sont à nettoyer, 33 à d é m o l i r Et le moins terrible,

4. Le sénateur, et ministre de la Santé, Henri Sellier aura ce mot : « Seule la pioche, à défaut de la torche, permettrait un assainissement efficace » (Revue d'urbanisme, 1938). 5. Si l'on démolit déjà une partie de la devanture de l'îlot 16, dans les années 20, sur le quai de l'Hôtel de Ville, c'est pour la ligne 7 et la station Pont-Marie du Métropolitain. 6. Histoire de l'urbanisme à Paris, de Pierre Lavedan, dans la Nouvelle Histoire de Paris, Association pour la publication d'une Histoire de Paris, Hachette, deuxième édition 1993.

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l'îlot 17, est à Plaisance, au fond du XIV arrondisse- ment.

On commença, pourtant, en 1924, par l'îlot 9, situé Porte de Clignancourt. Il fallut opérer d'urgence. Une autre épidémie s'y était déclarée, que certains fonction- naires appelèrent pudiquement « la maladie n° 9 ». Pour ne pas semer la panique.

C'était la peste. Au XX siècle, dans Paris ! Cette peste- là fut stoppée.

LE PRÉCÉDENT BEAUBOURG

Puis on revint à la priorité de l'îlot 1. Le premier fut donc le deuxième, pour la démolition au moins. La longue pro- cédure des expropriations fut tortueuse. Elle est menée selon la loi de 1841 - une vieille loi louis-philipparde mul- tipliant les garanties, les recours, les bonus, au profit des propriétaires. Ces expropriations coûtèrent très cher, et encore plus cher que prévu, au milieu d'intenses polé- miques. Le chantier débuta en 1926. En 1932, Beaubourg est un plateau, une morne plaine arasée de 18 500 m dont la Ville est propriétaire. Mais sans argent pour recons- truire. Ça reste un terrain vague soixante ans ! On y verra fleurir... des fleurs, naturellement, et des guinguettes, puis des parkings, jusqu'aux années Pompidou, jusqu'au débarquement de l'Art contemporain avec escalators et fontaine de Saint-Phalle. Cette éternelle jachère, ce remords administratif et ce manque à gagner pour les

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finances publiques au profit des beaubourgeois laissèrent des traces dans les mémoires.

L'ilôt 2, lui, était niché entre la rue Gracieuse, la place de la Contrescarpe et la rue de l'Epée-de-Bois. Ce coin-là de Mouffetard va devenir vraiment gracieux et touris- tique, mais ce sera beaucoup plus tard, dans « l'arrondis- sement Tiberi ».

Sur la rive gauche aussi, autour de Saint-Séverin et de Saint-Julien-le-Pauvre, se trouvait l'îlot 3. Il englobait la rue de Bièvre. Ses taudis ne seront traités, et ses propriétés, du coup - toutes n'étaient pas insalubres, là non plus - ne se trouveront valorisées (leur valeur, en quelque dix ans, sera multipliée par dix) qu'à la fin des années 60.

Comme on le voit, les priorités en matière de santé publique furent méprisées et bousculées.

Entre-temps, toutes affaires cessantes, on est passé à... l'îlot 16. Quel genre de « maladie n° 16 » s'est donc décla- rée dans cet îlot maudit ?

L'ÎLOT 16 DOIT ÊTRE DÉTRUIT !

Il n'est classé que le seizième au triste hit-parade de l'in- salubrité. C'est pourtant le plus important des îlots insa- lubres : le quartier Saint-Paul-Saint-Gervais a grillé la priorité par sa taille, et son emplacement, sous les yeux de l'Hôtel de Ville. Et aux yeux de certains élus, et de leurs électeurs, déjà, s'il y a première urgence à décontaminer cette zone, c'est à cause des populations, nombreuses, et dénigrées, qui s'y concentrent.