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1 T DOSSIER PEDAGOGIQUE (Présentation de la compagnie, résumé, notices biographiques, note d’intention dramaturgique, quelques pistes de réflexion)

dossier une orestie - ddata.over-blog.comddata.over-blog.com/xxxyyy/1/29/83/32/dossier-une-orestie.pdf · fondateurs, collabore avec une dizaine de villes du département. La compagnie

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DOSSIER PEDAGOGIQUE

(Présentation de la compagnie, résumé, notices biographiques, note d’intention

dramaturgique, quelques pistes de réflexion)

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Une Orestie Histoire imaginaire et authentique d’une très

ancienne famille grecque. d’après Eschyle et Yannis Ritsos

Mise en scène et adaptation : Valérie Aubert et Samir Siad

Avec :

Valérie Aubert

Cédric Altadill

Xavier Brière

Fabrice Hervé

Denis Léger-Milhau

Thierry Paret

Pascal Reverte

Vincent Reverte

Samir Siad

Coproduction du Centre Dramatique Régional de Vire Avec le soutien de la DRAC Basse-Normandie, du Conseil Régional de Basse-Normandie, du

Conseil Général de la Manche et de la Ville de Saint-Lô.

« Oreste est maintenant célèbre parmi les hommes ; On ne t’en a rien dit, Il a tué l’assassin de son père. »

Homère, l’Odyssée.

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Le Théâtre en Partance :

Culture - jeudi 3 août 2006

La belle aventure du Théâtre en partance

errière le théâtre, les prés salés de la Manche à perte de vue. Le théâtre ? Un

vieux hangar à varech dans lequel la compagnie du Théâtre en partance a

installé son camp de base : vous êtes à Bricqueville-sur-Mer, à quelques

kilomètres de Granville. Parfois, lors des grandes marées, la mer vient lécher le bâtiment de

pierre. La troupe l'a aménagé en y logeant notamment son théâtre mobile tout drapé de noir,

qu'elle balade par ailleurs, depuis onze ans, dans tout le département.

Au départ de cette aventure à bien des égards exemplaire, il y a deux apprentis comédiens,

Valérie Aubert et Samir Siad, qui se rencontrent à l'Ecole du Théâtre national de Strasbourg à

la fin des années 1980. Aucun d'eux ne rêve d'itinérance à cette époque, et, en sortant de

l'école, ils intègrent le milieu du théâtre public parisien et jouent notamment avec Gérard

Desarthe, Georges Aperghis, Aurélien Recoing, Bernard Sobel ou Philippe Minyana. Mais le

désir qu'ils ont depuis toujours, c'est celui de former une troupe. « Impossible à réaliser à

Paris », remarquent-ils très vite, quand ils créent leur compagnie en 1992, et leur premier

spectacle, Le Naufrage du Titanic, de Hans Magnus Enzensberger.

UN RADEAU QUI TIENT BON

Au bout de trois ans, faisant le constat que « la pression mondaine parisienne ne [leur]

permettait pas de travailler comme [ils] l'entendaient », parce que « les considérations extra-

artistiques phagocytent trop le travail de création », ils partent s'installer dans la Manche,

sans trop savoir où cela les mènera.

Onze ans plus tard, ils sont à la tête d'un radeau qui tient bon, même contre les vents et

marées des résistances et des jalousies locales : une troupe de huit artistes, dont six

permanents, et un répertoire d'une trentaine de spectacles qu'ils tournent dans tout le

département (une centaine de représentations par an) avec leur petite structure ambulante

qui vous transforme en théâtre n'importe quelle triste salle des fêtes. Une recherche

artistique et un répertoire exigeants, portés par un amour indéfectible de la littérature : ils

ont ainsi monté Thomas Bernhard, leur auteur fétiche - et notamment une belle version du

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Naufragé qui mériterait d'être présentée dans les meilleures salles parisiennes -, Nathalie

Sarraute, Fernando Pessoa, Tchekhov, Pirandello ou Molière.

Ils se sentent parfois un peu oubliés, dans ce bout du monde qu'est la Manche. Mais leur

théâtre Ils clair et précis - « comme disait Schoenberg, chaque note doit être entendue », s'amuse Valérie Aubert - et leur éthique du « retranchement » cher à Thomas Bernhard font leur chemin. Preuve que la qualité artistique peut être itinérante.

Fabienne Darge

Historique de la compagnie : Le Théâtre en Partance a été fondé en 1992 par Valérie Aubert et Samir Siad. Formés à l’Ecole du Théâtre National de Strasbourg sous la direction de Jacques Lassalle, ils collaborent de 1987 à 1992 avec Gérard Desarthes, Georges Aperghis, Aurélien Recoing, Jean-Louis Thamin, Charles Joris, Alain Bézu, Philippe Minyana, Enzo Corman, Bernard Sobel… Acteurs et metteurs en scène, ils regroupent autour d’eux depuis 1995 six acteurs et techniciens permanents associés à un double travail de création et d'implantation mené en Basse-Normandie, dans le département de la Manche. Le Théâtre en Partance est ainsi la compagnie en résidence au Théâtre de Saint-Lô et répondant à la vocation décentralisatrice de la formation strasbourgeoise de ses deux fondateurs, collabore avec une dizaine de villes du département. La compagnie est soutenue par la Ville de Saint-Lô, le Conseil Général de la Manche, le Conseil Régional de Basse-Normandie et la Direction Régionale des Affaires Culturelles de Basse-Normandie. En 1992, a lieu la première création du Théâtre en Partance avec Le Naufrage du Titanic d'après Hans Magnus Enzensberger. Les seize années qui nous séparent de ce spectacle fondateur ont permis la constitution d'un répertoire varié (Pirandello, Fleisser, Tchékhov, Molière…) qui offre la part belle aux poètes et aux écrivains d’aujourd’hui (Whitman, Pessoa, Colette, Bernanos, Haldas…) présenté à travers la Basse-Normandie bien sûr, mais aussi en Haute-Normandie (Résidence-création au CDR de Rouen), en Picardie, en Bretagne… , en Suisse (Théâtre Populaire Romand, Théâtre du Passage) et à Paris (Essaïon, Théâtre Ouvert). Après avoir porté à la scène dernièrement, la prose poétique de Georges Haldas avec le spectacle Ithaque, ainsi que de Nathalie Sarraute avec Enfance, Valérie Aubert et Samir Siad ont mis en scène Le Naufragé de Thomas Bernhard présenté durant deux mois au Théâtre Montparnasse. Avec une Orestie, histoire imaginaire et authentique d’une très ancienne famille grecque, la troupe accueille trois acteurs rencontrés au Théâtre National de Strasbourg et poursuit son travail de création en mettant en perspective et en croisant les textes de l’auteur antique Eschyle avec ceux d’un autre poète grec, mais dont l’œuvre fut composée dans la deuxième partie du 20e siècle : Yannis Ritsos.

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Commençons par les derniers mots d’Electre : « (…) A présent, nous errons, solitaires, dans cette maison immense, depuis des années nous avons vieilli à notre tour, nous sommes les seules de la famille des Atrides à survivre. Nous ne savons que faire de cette maison, comment nous en arranger. Nous nous résolvons mal à l’idée de la vendre – nous y avons passé toute une vie – et c’est la place de nos morts – pas question de les vendre – et d’ailleurs, les morts, qui en veut ? La mort navigue en nous ou nous naviguons dès notre berceau dans ces eaux secrètes. Parfois j’observais notre père Agamemnon qui vieillissait, – toujours beau mais un peu moins alerte et robuste – une autre beauté – et je voyais sous sa peau le visage de la mort respirer par ses fines narines comme par les branchies d’un long poisson invisible qui nageait dans son sang en le suçant, ou tantôt je voyais ajusté déjà sur son visage, doré, tragique, immobile, merveilleux, le masque resplendissant de la mort. Notre malheureuse mère Clytemnestre paya tout en une fois. Jamais je ne l’ai vue ni pleurer ni supplier. Seuls, au moment ultime face à Oreste, ses yeux sombres devinrent fixes, immenses, ahuris, superbes, comme s’ils découvraient d’un coup le sens de la vie, la vanité de tout pouvoir (…) Notre mère, elle, ne pouvait supporter de mourir comme nous mourrons, nous, dans un lit enchevêtrée dans ses cheveux blancs, flétris, comme prise dans les pattes d’une araignée blanche. Mais cette maison des Atrides, elle, malgré tous ses morts, n’entend pas mourir. Elle s’obstine à vivre avec ses morts et vivre de ses morts à vivre de la certitude de sa mort à ranger ses morts sur des lits et des étagères qui s’affaissent (…) »

Y. Ritsos

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L’Orestie : L’Orestie raconte la malédiction de la violence qui pèse sur la famille des Atrides. Elle met en évidence les liens étroits qui existent entre le crime d’Atrée, qui fit manger à son frère Thyeste la chair de ses enfants, le destin de son fils Agamemnon qui répéta la faute de son père en sacrifiant à Aulis sa fille Iphigénie et fut lui-même assassiné à son retour de Troie par son épouse Clytemnestre, avec la complicité du fils de Thyeste, Egisthe, qui vengeait sur le fils les crimes du père, enfin l’histoire d’Oreste qui châtia les meurtriers de son père en tuant sa mère et fut finalement acquitté à Athènes après avoir été purifié à Delphes par Apollon.

Eschyle : Né dans une famille riche et aristocratique à Eleusis en 525 av. J.C., Eschyle est le seul poète grec de l’âge classique à avoir été le témoin du développement de la démocratie athénienne. Il participe aux guerres médiques et combat à Marathon (490) et à Salamine (480). Ses biographes anonymes disent qu’il laisse le souvenir d’une « âme hautaine et passionnée » et entourent sa mort (456 av. J.C.) d’une légende. On raconte ainsi qu’il fut tué par une tortue que les vautours lâchaient au-dessus des rochers pour pouvoir les manger. Chauve, le crâne du poète aurait donc été confondu avec une pierre… Metteur en scène et acteur de ses drames, il apparaît pour beaucoup comme le véritable créateur de la tragédie. Eschyle bouscule ainsi le fond et la forme de la mélopée dans laquelle un seul personnage mimait ou racontait des exploits héroïques et introduit dans la narration un deuxième acteur : le mouvement et l’action font ainsi leur apparition en accentuant l’aspect dramatique. De plus, les héros ne sont plus seulement pris dans des situations exceptionnelles, il leur faut désormais aussi lutter contre la fatalité. Des quelques quatre-vingt-dix pièces qu’il aurait écrites, il ne nous reste toutefois que sept tragédies ainsi que des fragments. Quatre d’entre elles seulement constituent des œuvres véritablement complètes : les Perses (472) et Agamemnon, les Choéphores et les Euménides qui forment la trilogie de l’Orestie (458). Les trois autres représentent l’introduction (les Suppliantes, Prométhée enchaîné) ou la conclusion (les Sept contre Thèbes) de trilogies perdues. Mais le nom d’Eschyle est d’abord lié à la trilogie de l’Orestie qui permet d’unir étroitement le destin de plusieurs générations de la famille des Atrides. Selon lui, l’organisation humaine est le reflet de l’ordre cosmique. Ainsi, les dieux ne se contentent pas d’accompagner par des présages les actions humaines, ils les guident aussi par des ordres précis. Cette vision d’un univers où les pouvoirs des Hommes sont toujours étroitement limités, où le futur est étroitement conditionné par le passé, se traduit par une forme extraordinairement directe et concrète et concourt à donner au théâtre d’Eschyle une force et une grandeur qui fascinèrent les Anciens et frappent encore les modernes.

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Ritsos : Né le 1er mai 1909 à Monemvassia en Laconie, cadet d'une famille de grands propriétaires terriens, Yannis Ritsos voit, dès son enfance, sa famille cruellement touchée par la maladie, physique et mentale ; il effectue lui-même plusieurs séjours en sanatorium afin de soigner une phtisie. Adhèrent au Parti Communiste grec à partir de 1920, Ritsos est arrêté lors du putsch des Colonels, en avril 1967, et déporté aux îles de Yaros puis de Leros. C’est à cette époque que sa renommée s'étend au-delà de son pays, notamment en France sous l’impulsion d’Aragon qui le salue comme " le plus grand poète vivant " et mène campagne pour sa libération. À la chute des Colonels en 1974, Ritsos acquiert, avec la liberté, un statut de " poète national ". Hanté par sa tragédie familiale originelle tant que par l’ombre immense du rocher surplombant son village natal, il revisite les grands mythes de la tragédie grecque qu’il parsème de réminiscences personnelles à travers ses souvenirs de Monemvassia en publiant une série de monologues dramatiques centrés sur les personnages antiques. La dernière période de sa vie est sans doute la plus sombre : atteint du SIDA à un moment où la maladie est encore tenue pour une malédiction et un châtiment divin en Grèce, il meurt le 11 novembre 1990 dans un grand isolement physique et moral alors que s’effondre, dans les pays socialistes, le rêve pour lequel il a lutté pendant tant d’années. Ritsos qui écrivit les textes que nous emploierons sous le régime de la dictature des Colonels, en s’appropriant profondément la littérature et les mythes fondateurs de son peuple, est parvenu à mener à son terme et de façon radicale la démystification des mythes entreprise par Eschyle et résout ainsi l’énigme de la violence qui trame la tragédie antique en général et l’Orestie en particulier.

Note d’intention dramaturgique : L’Orestie occupe dans l’œuvre d’Eschyle une place privilégiée. Non seulement parce qu’elle en est, selon toute vraisemblance, l’achèvement et le couronnement, mais surtout parce que, seule trilogie « liée » complète qui nous soit parvenue, elle permet de saisir dans toute sa portée la dialectique poétique et idéologique de l’auteur. Elle constitue une véritable symphonie en trois mouvements : l’Agamemnon est d’abord un hymne triomphal – la guerre de Troie qui dura dix ans s’achève sur une victoire totale des Grecs qui écrasent et mettent à sac leurs adversaires – mais d’où perce peu à peu une sourde angoisse des vainqueurs ; puis éclate le cri d’Agammemnon assassiné par sa femme Clytemnestre pour le punir d’avoir sacrifié leur fille Iphigénie pour bénéficier de vents favorables afin de se rendre à Troie. Crime qui réalimente la malédiction qui pèse sur la maison des Atrides depuis que Thyeste, trompé par son frère Atrée, le père d’Agamemnon, mangea la chair de ses propres enfants. Les Choéphores, qui constituent le deuxième volet de ce triptyque et qui se présentent de prime abord comme une sorte de lent chant funèbre – les enfants d’Agamemnon pleurant la mort de leur père – s’achèvent également dans la fureur des meurtres de Clytemnestre et de son amant Egisthe par Oreste, le fils de celle-ci. Enfin, Les Euménides, le troisième mouvement de cette symphonie tragique, commencées en une poursuite frénétique des Erinyes qui pourchassent un Oreste aux abois, se concluent par un chant processionnel et apaisé où l’alternance perpétuelle des vengeances meurtrières engendrées par la loi du sang et de l’Egarement fatal se résout dans la justice impartiale et

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sereine de la cité, pierre angulaire de la jeune démocratie athénienne dont nos démocraties occidentales sont les héritières. L’une des profondes significations de L’Orestie est donc le rejet par Eschyle de la morale ancienne des sociétés guerrières, où le devoir de venger le chef mort ne souffre – surtout de la part du fils - aucune exception. Aux yeux d’Eschyle, la juste vengeance elle-même peut devenir crime. On ne peut punir le crime par le crime. Les hommes doivent donc rechercher une justice qui mette fin à la loi du sang primitive, à l’enchaînement des « outrepassements », rejetons mortifères de la démesure, qui substitue à la succession des vendettas un droit serein, impartial et humain, celui, précisément, que tendait à réaliser la cité athénienne. L’injustice et la vengeance qui plongent dans la nuit des temps et dont notre époque ne cesse de nous offrir des illustrations frappantes et tragiques en ex-Yougoslavie, au Rwanda, au Moyen-Orient, en Irak… forment chez Eschyle une chaîne tressée par le destin, le « fatum », et apparemment voulue par les Dieux, mais derrière cette lecture mythologique de la violence qui lamine nos sociétés, Eschyle est sans ambiguïté : le tragique de l’Histoire n’est pas dû à un destin aveugle ou injuste ni à une sorte de loi de la nature ni à la pure jalousie des dieux à l’égard du bonheur humain ; les hommes sont les véritables responsables de leur destinée, ils sont victimes de leurs propres actes :

« C’est l’acte impie qui procrée une race nombreuse, après lui, d’êtres semblables à lui. »

Ainsi c’est ce déchiffrement des motifs tragiques auquel s’emploie Eschyle dans L’Orestie que nous allons d’abord tâcher de mettre en scène en montrant le rôle joué par la violence humaine dans l’ordre comme dans le désordre culturel, dans le passage d’un ordre religieux archaïque à un ordre « moderne », étatique et judiciaire. Cependant, un travail du texte attentif permet de mettre à jour ceci : s’il y a bien chez Eschyle une démystification tragique qui est en marche, celle-ci au moment où s’achève l’œuvre théâtrale - en particulier dans le dialogue entre Athéna, incarnation du Logos, la raison exprimée par la parole et capable de persuader, et les Erinyes, images elles des forces primitives de la passion sauvage et irréfléchie-, ne franchit pas un certain seuil. En métamorphosant les terribles Erinyes en bienveillantes Euménides, Eschyle effectue une espèce de retraite stratégique, un effort pour rétablir un système de société d’où les formes violentes de la vengeance et du meurtre sont certes bannies mais où la communauté l’emporte toujours, et jamais la victime individuelle ; les Euménides restent les déesses de la vengeance après s’être recyclées dans la civilisation. Tel est bien le sens de leur ultime promesse :

« Je fais vœu qu’en cette ville jamais ne gronde, insatiable de malheurs, la sédition ni qu’une poussière abreuvée de sang noir des citoyens n’exige, dans sa colère, la rançon sanglante de l’égarement de la cité. Qu’on s’échange des joies dans un commun amour et qu’on haïsse d’une seule âme : c’est un grand remède chez les humains. »

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La « sanglante rançon » met fin à « l’égarement de la cité ». En fournissant aux hommes le moyen de haïr « d’une seule âme », elle leur apporte le « grand remède » pour la vie commune. Les Erinyes ne symbolisent donc nullement aux yeux d’Eschyle le seul « remords », ou des phénomènes obsédants interprétables que d’un point de vue psychanalytique; elles signifient ce que la tragédie elle-même dit sans équivoque possible et ce qu’Eschyle confirme dans ce texte : la vengeance plus collective et sociale qu’individuelle, même quand elle est l’œuvre, comme dans Agamemnon et Les Choéphores, d’un seul individu. Les Erinyes représentent très explicitement le meurtre collectif tel que René Girard, dans La Violence et le sacré, par exemple l’a repéré et défini : « le retournement d’une foule qui transforme en bouc émissaire celui qu’elle adorait hier et qu’elle adorera peut-être demain, pour peu que sa mort assure une période de paix et de réconciliation à la communauté. » Le texte cité plus haut est donc à cet égard un document majeur sur la violence fondatrice. De toute évidence, le poète songe ici au péril de désintégration que va peut-être courir une cité débarrassée des modalités sauvages de la violence collective. Cette cité serait-elle privée du même coup de ce grand « remède » que constitue la haine unanime ? Ne risque-t-elle pas de se décomposer ? Eschyle a parfaitement conscience de ce qu’apporte la violence collective à la cité des hommes et sous ses formes primordiales qui vont du cannibalisme d’Atrée et de Thyeste au matricide d’Oreste – tout ce dont il est question dans les trois tragédies de L’Orestie – et sous ses formes dérivées auxquelles il faut désormais la limiter, et dont le genre théâtral qu’est la tragédie grecque de toute évidence fait partie. Les expressions de la violence les plus horribles font de plus en plus scandale dans une cité bien policée et de toute façon leur fécondité est épuisée. Toutes les tentatives pour mettre fin à la vengeance ont échoué. Les meurtres succèdent aux meurtres d’une tragédie à l’autre sans jamais amener la moindre paix. Des formes plus efficaces, civilisées et judiciaires doivent donc se substituer au type de meurtre dont L’Orestie contient d’assez formidables exemples. Ainsi, même si c’est sous une forme atténuée, Eschyle fait donc sa part à la violence : la cité des hommes doit s’accommoder, sous peine de se dissoudre, de la violence fondatrice ; lui faire sa place, sous prétexte que « c’est un grand remède chez les humains ». La démystification de la violence à laquelle s’emploie Eschyle dans L’Orestie n’est donc qu’une ébauche. Certes, l’auteur tragique fait preuve d’une clairvoyance supérieure à celle de la communauté humaine et des mythes que cette dernière élabore pour justifier sa propre violence. Mais cette clairvoyance ne l’empêche pas ultimement de s’incliner lui aussi, de redevenir la dupe consentante du mythe dont le caractère non pas simplement fictif mais mensongèrement persécuteur ne lui échappe pas. Aristote, d’ailleurs, a nettement marqué la limite de la démystification tragique dans sa Poétique, quand il énonce l’interdiction pour le dramaturge d’apporter des modifications trop radicales au contenu des histoires légendaires qu’il adapte. Le peuple connaît ces histoires par cœur; il pourrait se fâcher si le poète les bouleversait par trop, surtout sans doute, si ce bouleversement le privait, lui public, de victime spectaculairement châtiée, de « catharsis ». Il pourrait bien se retourner contre le poète et se procurer à ses dépens une catharsis de rechange, retournant ainsi aux origines violentes de tout spectacle tragique. Par conséquent, Eschyle est obligé en dernière analyse de camoufler son savoir sur la violence humaine. S’échanger des joies n’empêchera pas, si la nécessité s’en présente, de haïr d’une seule âme. Le propos d’Eschyle sur la violence reste donc ambigu. C’est pourquoi, dans notre lecture de L’Orestie, nous avons choisi de mettre en perspective et de croiser les textes de l’auteur antique avec ceux d’un autre poète grec, mais dont l’œuvre fut

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composée dans la deuxième partie du 20e siècle : Yannis Ritsos. En effet, cet auteur qui écrivit les textes que nous emploierons sous le régime de la dictature des Colonels, en s’appropriant profondément la littérature et les mythes fondateurs de son peuple, réussit lui à entreprendre une démystification radicale de ces mythes et résout ainsi l’énigme de la violence. Ritsos est pour nous le créateur de ce que le poète dans un de ses livres les plus célèbres appela la Grécité et qui n’a rien à voir avec un enracinement péninsulaire ou une revendication ethnique : c’est l’essence et la synthèse d’une culture millénaire qui a forgé un peuple, a ciselé son langage, ses aspirations, ses comportements. Attaché à la tradition littéraire de sa terre, la tragédie antique, Ritsos renouvelle le genre en scrutant les mythes afin d’en extraire ce qui constitue à travers les siècles le fond immuable de l’homme. Il ne s’agit ainsi en aucun cas d’un retour nostalgique ou passéiste au temps ancien, ni d’une recherche académique d’une « Grèce des colonnes et des musées ». Ritsos s’emploie, au contraire, à travers cet héritage littéraire à une méditation sur les événements, sur les actes accomplis ou à accomplir, sur le temps, la mort et la fugacité de toute chose, effectuant une véritable traversée des apparences pour atteindre une vérité et une authenticité ontologiques. Ritsos s’est beaucoup intéressé à la forme du soliloque - destiné au débat intérieur, sorte de scène mentale -, ce qui lui permet d’être facilement transposable au théâtre. Par l’intermédiaire du mythe antique qu’il investit d’un souffle original – ce qui nous vaut l’invention d’une langue poétique, ample, souple, dépouillée de tout maniérisme ou ornementation et toujours déconcertante grâce à la surprise ou à la cocasserie des images et des métaphores employées -, le poète met à nu les ressorts de la violence et le drame des hommes où la mort reste toujours un acteur de premier plan. Ainsi, par exemple, son monologue d’Agamemnon se présente comme un poème dramatique sous la forme d’un soliloque qui approfondit en lui donnant une dimension existentielle supplémentaire la psyché du héros tel qu’il nous apparaît dans la pièce d’Eschyle. En effet, dans le texte de l’auteur tragique antique, le héros glorieux de retour de Troie est acclamé avant d’être assassiné traîtreusement par sa femme et Egisthe au moment où il prend son bain. Chez Ritsos, lors de ce même moment du bain, Agamemnon, vainqueur vaincu à bout de souffle, face à Clytemnestre silencieuse, se livre à une confession intime et radicale. A l’aide d’un flot épique d’images entrecoupé d’un laconisme absolu, Agamemnon évoque la vie et ses vanités. Il nous révèle même qu’il n’est pas dupe du sort réservé aux héros et que la mort est au bout de la route glorieuse où tous veulent le pousser. Le chef fatigué de Ritsos n’ignore plus qu’il n’y a pas de vraie tragédie dont le héros ne parcourt la fameuse « route » jusqu’à l’Epouvante finale. Dans Les Choéphores, Oreste persuadé de la légitimité de la vengeance à laquelle les dieux et la communauté le poussent accepte sans révolte le destin qui lui est ouvert. En revanche, Ritsos met en cause radicalement ce destin et cette légitimité à l’aide desquels on veut justifier le meurtre de sa mère : « Impréparé, oui; -je ne peux pas- impréparé au seuil de l’action, absolument étranger en face de la prédestination que les autres m’ont faite. Comment est-il possible que les autres dominent peu à peu notre destinée, nous l’imposent, et nous, que nous l’acceptions ? Comment est-il possible qu’avec les fils si rares de quelques moments de nous ils tissent notre temps tout entier, rugueux et obscur, jeté

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comme un voile de notre tête jusqu’à nos pieds, couvrant tout entier notre visage et nos mains où ils ont déposé un couteau. Et comment est-il possible que notre destinée l’accepte, qu’elle se retire et nous regarde comme une étrangère, nous avec notre destinée étrangère, muette et sévère. » Ainsi si on a fait de Ritsos un poète engagé, celui-ci est avant tout un poète révolté contre l’ordre établi, contre l’injustice et la violence qui broient les êtres et les choses. Les héros de Ritsos n’acceptent plus d’être les dupes consentantes des mythes et ne veulent plus se ranger du côté des persécuteurs. Eschyle lui, nous l’avons vu, malgré sa clairvoyance, ne heurte pas la communauté, mais par le jeu de substitutions, d’atténuations et de transfigurations subtiles, il réussit à faire sa part en fin de course à la violence pour le bon fonctionnement de la cité des hommes sous prétexte que c’est un grand remède chez les humains. Nulle part chez Ritsos, nous ne trouvons cette idée, cette exigence d’une sanglante rançon de l’égarement de la cité. Alors qu’Eschyle et Ritsos nourrissent la même perspicacité au sujet de la violence fondatrice : chez l’un, la communauté l’emporte toujours ; chez l’autre, c’est l’individu, ses droits et son mystère fondamentaux qui prévalent. Ce souci est-il dû au fait que Yannis Ritsos ait passé un tiers de sa vie déporté dans les camps que la dictature des Colonels avait établis dans les terribles îles de Makronisos, de Iaros, de Léros ? En tout cas, sa pensée, selon ses propres dires, a été enrichie et renforcée par cette expérience extrême : « Il faut des expériences personnelles. En ce qui me concerne, par exemple, je suis reconnaissant à mes adversaires, à mes ennemis. Parce qu'ils m'ont envoyé en exil, mis en prison, j'ai vécu quantité de choses que je ne pouvais même pas concevoir, qui étaient au-delà de mon imagination. Je dois beaucoup à cette expérience. Sous l'influence de certaines pressions, de certaines contraintes, se développent des forces terribles. Des forces que nous possédons, mais dont nous ignorons l'existence. Des forces incommensurables. Pour ma part, j'ai senti que s'épanouissaient en moi des forces que je ne croyais pas avoir. Ces expériences sont absolument nécessaires à l'art. Elytis, par exemple, est sans aucun doute un merveilleux poète. Il nous a donné de très belles œuvres lyriques comme « Orientations » et « Soleil Premier ». Après être allé sur le front albanais en 1940, lors de la guerre entre la Grèce et l'Italie, il a écrit « Axion Esti ». Le talent, il l'avait déjà. Il possédait de grandes capacités. Toutefois, il n'aurait pu écrire ce poème plus tôt. Il n'a écrit « Axion Esti » qu'ayant participé à la guerre. Pour ma part, si je suis reconnaissant à la vie, c'est parce qu'elle m'a beaucoup tyrannisé. A partir de là, des forces se sont développées en moi. » Il semble bien que le face à face de Ritsos avec la barbarie du totalitarisme tel qu’il sévit au cœur du 20e siècle en Europe, donne la force au poète originaire de Monemvassia de prolonger et d’aboutir la réflexion sur la violence à l’œuvre dans la cité des hommes dont Eschyle posa les bases dans L’Orestie. En nous appuyant sur les textes de ces deux poètes tragiques, c’est ce à quoi nous allons nous employer pour proposer à notre tour une Orestie qui se présentera sous la forme de l ’histoire imaginaire et authentique d’une très ancienne famille grecque.

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Pour poursuivre la réflexion : La totalité de notre adaptation théâtrale est disponible sur simple demande à : [email protected]

N’hésitez pas à contacter Pascal Reverte au 06-20-31-13-29 pour imaginer une éventuelle rencontre entre un des membres de l’équipe artistique et vos élèves.

Celui-ci leur présentera les différents aspects liés à la création du spectacle : l’adaptation, la scénographie et la mise en scène, et proposera une première approche pratique à partir d’extraits du spectacle.

Et pour finir… « Ah! Triste sort des hommes ! Dans le bonheur c'est une brillante image, d'un coup d'éponge le malheur en efface le dessin. Voilà ce qui fait tant pitié. Les humains sont insatiables de succès ; nul ne l'écarte de la maison, ni ne lui dit : « N'entre plus ». Cet homme à qui les Dieux ont donné de prendre la ville de Troie, et qui revient chez lui comblé de faveurs, si maintenant il doit payer le sang qu’ont répandu ses pères, en mourant pour des morts, et causer d'autres morts, quel vivant pourra se vanter d'un destin sans malheurs ? » Eschyle