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1 J'ai perdu mon père il y a deux ans, en juin 2010, il avait 93 ans. Pour moi, ça a été un moment particulièrement difficile. En rangeant ses affaires, je suis tombé par hasard, dans une de ses armoires, sur ce paquet de lettres : une correspondance adressée au moment de la première guerre mondiale à son grand-père, mon arrière grand-père à moi. Mon arrière grand-père a été jusqu'au début de la guerre Colonel du 9 e Dragon de cavalerie. Il a été éloigné du front en raison de son âge après les premières semaines de combat - mais j'ai compris qu'il a continué à correspondre pendant des mois et des années, jusqu'après l'armistice, avec un de ses anciens officiers. J'ai très vite eu envie de "jouer" ces lettres. Parce qu'elles sont un témoignage étonnant sur cette époque. Mais sans doute aussi en souvenir de mon père – dont vous entendrez qu'il est question de la naissance, dans une de ces lettres envoyées il y a bien longtemps au Colonel Emile Claret par le lieutenant André Bertrand.

Dragon de cavalerie. Il a été éloigné du front encentenaire.org/sites/default/files/event_file/mc_adapt_nov_2012.pdf · suis ma destinée sans chercher à en ... régénérée

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J'ai perdu mon père il y a deux ans, en juin 2010, il avait 93 ans. Pour moi, ça a été un moment particulièrement difficile. En rangeant ses affaires, je suis tombé par hasard, dans une de ses armoires, sur ce paquet de lettres : une correspondance adressée au moment de la première guerre mondiale à son grand-père, mon arrière grand-père à moi. Mon arrière grand-père a été jusqu'au début de la guerre Colonel du 9e Dragon de cavalerie. Il a été éloigné du front en raison de son âge après les premières semaines de combat - mais j'ai compris qu'il a continué à correspondre pendant des mois et des années, jusqu'après l'armistice, avec un de ses anciens officiers. J'ai très vite eu envie de "jouer" ces lettres. Parce qu'elles sont un témoignage étonnant sur cette époque. Mais sans doute aussi en souvenir de mon père – dont vous entendrez qu'il est question de la naissance, dans une de ces lettres envoyées il y a bien longtemps au Colonel Emile Claret par le lieutenant André Bertrand.

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25 mars 1915 Mon Colonel, Votre départ précipité du régiment m’a enlevé l’occasion de vous dire toute la peine que j’éprouvais en vous voyant partir. J’aurais voulu aller jusqu’à Vaulx, mais je partais aux tranchées de Jouy en Artois, une heure après vos adieux au Régiment, et puis mon Colonel, je me demande si l’au revoir individuel de vos officiers n’aurait pas accentué votre émotion ! Aujourd’hui, je viens vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi, et de tout l’intérêt que vous m’avez porté. Le vide que votre départ a creusé au régiment est grand. J’espère, mon Colonel, qu’on vous a confié un emploi où vous avez trouvé activité et intérêt pour le succès final. Nous avons quitté la région d’Auxi-le-château, et nous sommes revenus dans la région de Béthune, où le ciel fait des efforts pour rester bleu, en dépit des hautes cheminées qui crachent leur fumée noire sans ralentissement. J’étais bien heureux d’être revenu au Régiment, mais mon sort veut que je termine la campagne dans l’infanterie. Je suis affecté au 159 e. J’ai été désigné par le colonel Bastien et je suis ma destinée sans chercher à en modifier une ligne, très heureux de pouvoir m’employer dans une arme qui est toujours à la peine et qui réclame la collaboration des cavaliers ! Veuillez mon colonel présenter à Madame Claret mes respectueux hommages et je vous prie d’agréer l’expression de mon profond respect et de mon absolu dévouement. Lieutenant Bertrand

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24 juillet 1915 Mon Colonel, Lorsque j’étais en convalescence à Lyon j’ai cherché votre adresse de tous les côtés et je n’ai pu l’obtenir. Je viens de rentrer à mon régiment, et je trouve la bonne lettre que vous m’avez écrite. J’y réponds aussitôt et avec la plus grande joie ! J’ai été blessé le 12 mai au cabaret Rouge devant Souchez d’un éclat d’obus qui m’a atteint dans les environs de la région temporale. Le coup aurait pu être beaucoup plus grave s’il avait porté à un centimètre plus haut. C’est bien la Sainte Vierge qui m’a gardé ce jour-là ! J’ai été évacué à Poitiers, où j’ai été soigné par des religieuses, avec un admirable dévouement ; enfin j’ai eu un mois de convalescence que j’ai employé à soigner l’oreille droite qui était particulièrement atteinte. Je suis complètement retapé, mais je reste à peu près sourd à droite ayant eu une fracture d’un des petits os de l’oreille interne. Cette demi surdité étant définitive je n’ai pas insisté pour la soigner, et je suis revenu prendre le commandement de ma chère compagnie qui avait eu de lourdes pertes. Si vous saviez mon colonel comme ces petits fantassins sont admirables au feu ! Que d’héroïsme simple, que de jolis gestes sans tapage ni bruit ! Il ne faut pas être grand tacticien pour faire la guerre que nous faisons, le rôle des officiers se réduit à donner du moral à ses hommes, à donner l’exemple, et à partager le sort de sa compagnie dans la boue de la tranchée ! Les hommes sont ce qu’on les fait, et ils sont ce qu’est le chef. Ici, on ne fait pas d’hypothèse, on vit la journée présente, on prévoit la journée du lendemain sans aller au-delà, on s’interdit la lecture des journaux et on attend son tour de tranchée. Nous sommes tous persuadés que ce sera très long, très dur, mais nous savons aussi que la victoire est certaine, et c’est bien là l’essentiel ! Je comprends tout ce que vous me dites à votre sujet mon colonel, votre inaction doit vous être bien pénible, vous avez fait largement votre devoir pendant la campagne de mouvement, et ce sentiment doit être pour vous une grande consolation. Je suis toujours en correspondance avec mes camarades du 9e dragons, et je sais que vous êtes bien regretté.

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1er août 1915 Mon Colonel, Combien votre lettre m’a fait plaisir. Je la reçois dans ma tranchée et j’y réponds aussitôt c’est ce qui vous expliquera le papier dont je me sers. Merci de vos bonnes nouvelles, merci aussi des prières que vous voulez bien faire pour mes hommes et pour leur capitaine. Ah ! Si toute la France sceptique ou incroyante qui est dans l’intérieur venait un peu dans nos tranchées, quels beaux exemples elle verrait ! Je suis persuadé que la France sortira régénérée de la rude épreuve à laquelle elle est soumise ! Notre colonel a eu la bonne idée de nommer au régiment un aumônier régimentaire. Il est toujours dans nos tranchées et quand je vois l’accueil qui lui est fait par mes hommes et mes gradés qui appartiennent au corps enseignant laïque, je ne peux qu'espérer un retour aux idées saines. Les idées les plus subversives peuvent modifier pendant quelques années la tournure de l’esprit d’une race, mais ces idées ne peuvent pas modifier la nôtre ! Je vous promets mon colonel de ne pas passer par Dijon sans m’arrêter. Avec quel plaisir je vous reverrai. Le 9ème Dragons est bien dispersé, mais les liens qui unissaient vos anciens officiers sont solides et ni le temps, ni la distance n’ont pu nous faire oublier les uns et les autres. Le vieux 9ème dragons existe et entre nous, le cœur a un mot de passe qui garde toute sa valeur. Ce mot de passe est peut-être « Lunéville » car c’est bien là que nous avons appris à nous connaître et à nous aimer ! Ma femme est à Epernay elle sera bien heureuse de pouvoir correspondre avec Madame Claret. Au revoir, Mon Colonel, que le Bon Dieu garde vos fils, et qu’Il nous donne une prompte victoire.

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Chartres, fin septembre 1915 Mon colonel, J’ai bien reçu votre dernière lettre mais je n’ai pu répondre car je souffrais trop. Le 26 septembre à l’attaque de Souchez, j’ai eu l’humérus droit fracturé net par une balle de mitrailleuse et je suis hospitalisé à Chartres à l’hôpital mixte. J’ai souffert beaucoup et je souffre encore mais d’une façon moins aiguë. Ce sera certainement long et cette inaction est au moins aussi pénible à supporter que le mal lui-même.

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Dreux 23 avril 1916 Mon Colonel Combien je vous remercie de votre lettre qui est venue me rejoindre à Dreux où je suis depuis 4 jours. Chartres ne pouvait plus rien pour moi, et c’est ici que je dois me rétablir complètement Le traitement que je suis est tout à fait sérieux et, entre l’électricité, les massages et les appareils de mécanothérapie qui ont des allures d’instruments de torture du 15e siècle, je dois faire des progrès, je les attends depuis longtemps hélas ! Mon bras reprend des forces, et je peux faire actuellement quelques mouvements qui jusqu’alors m’étaient défendus. Pour vous donner une idée de mes progrès, je peux mettre mon képi avec la main droite presque facilement ! Quelle drôle d’idée ont-ils eu en attaquant Verdun ! A quoi pouvait les amener la prise de cette forteresse ? Est-ce que ce succès pouvait modifier le front dans son ensemble ? D’un autre côté, l’acharnement des boches est vraiment béta ! Si nous avons des pertes hélas, ils s’usent becs et ongles et c’est un atout de plus dans le jeu des alliés pour la prochaine offensive ! Les nouvelles que je reçois m'apprennent que les combats à Douaumont ont été très violents. Il semble que la guerre n'est pas près de finir, hélas. Que Dieu nous aide, et qu’Il écoute la France qui prie et qui combat ! Qu’il soit notre meilleur allié, car rien ne se fait sans lui. Il ne peut être avec les Austro Allemands car ces peuples se sont salis pour le peu de temps qui leur reste à vivre !

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Villers-Cotterets 30 juillet 1916 Mon Colonel, C’est avec peine que j’ai appris votre mise à la retraite définitive. L’emploi que vous aviez à Dijon malgré son éloignement du front vous permettait de collaborer à l’œuvre que nous poursuivons tous. Vous avez dû avoir un serrement de cœur quand il a fallu quitter définitivement votre uniforme ! Quant à moi, je suis découragé devant la manière dont on traite les bonnes volontés. J’avais demandé une affectation dans un Etat-major de Brigade ou de Division d’infanterie, en faisant ressortir que je pouvais avec mes moyens rendre des services actifs, n'ayant qu'une gêne et une faiblesse au bras et à la main droite. J’attendais donc une affectation dans ce sens lorsque je me suis vu affecté à la Subdivision de Soissons et de Compiègne comme… archiviste ! J’ai rejoint mon poste et j’ai fait acte d’obéissance. Mon métier ici est banal, mécanique, Mon initiative est nulle, et je dois écrire, classer, numéroter, recevoir et expédier des plis ! Mes camarades sont des officiers de territoriales, le plus jeune a 58 ans.. Il y en a même un qui vient d'atteindre les 67 ! Mon intention est d’aller demain au ministère et je vais renoncer à mon inaptitude physique. Priez pour moi mon Colonel, j’en ai besoin.

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Rabat 5 décembre 1916 Mon Colonel, Me voici arrivé à ma première étape. Je pars demain pour le Tadla, je suis affecté à la colonne commandée par le Colonel Aubert. Je suis bien heureux de cette désignation, je ferai avec lui des choses intéressantes, c’est un homme que j’aime et que je servirai avec joie. Mon voyage s’est effectué sans incident, malgré une alerte donnée par un radio sur la présence d’un sous-marin Boche, qui du reste ne s’est pas montré. Ma première impression sur le Maroc est excellente. C’est un pays riche où il y a tout à faire. Les marocains sont un grand peuple ; ce sont des gens actifs, intelligents, travailleurs. Ils sont policés et civilisés à leur manière, tout chez eux dénote un atavisme sympathique. Si l’indigène est à première vue sympathique, je ne peux en dire autant de l’élément européen qui s’y est implanté. Ces européens viennent d’un peu partout ; gens de « sac et de corde » ce sont des mercantis et des brasseurs d’affaires. Le pays est ravissant, nous avons fait escale à Tanger. C’est une miniature en émail ; on dirait la palette d’un aquarelliste sur laquelle on aurait étalé les plus jolies couleurs. Casablanca est laid. C’est une ville qui est sortie de terre en 8 ans pour les besoins d’une cause. C’est la ville du négoce, du commerce et les gens qui l’habitent vivent avec des chiffres qui leur donnent soit des bénéfices soit des déficits. La nature a tout refusé à Casablanca et elle a bien fait, car ses habitants sont absorbés par des choses plus matérielles que des beaux horizons. Rabat est la ville sainte et la résidence des sultans, c’est une vieille cité pleine de choses curieuses et qui a beaucoup de couleur locale. L’œuvre du Général Lyautey est considérable car dans les faubourgs de Rabat et dans ses environs immédiats on était reçu à coups de fusil il y a 3 ans ! Aujourd’hui Rabat est une ville policée et même hospitalière. Toutefois, les difficultés ne sont pas aplanies ! L’autorité du sultan est là, le droit musulman intervient, il faudra le fusionner avec le nôtre pour y voir clair…

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Casbah Tadla, 10 janvier 1917 Mon Colonel, Je suis confus d’être aussi en retard pour vous présenter pour vous et votre famille mes vœux pour 1917 ! Excusez-moi, j’ai de la besogne plus que je ne peux en faire, et pour « étaler » il faut bien souvent que je prenne sur mes nuits. Ensemble demandons à Dieu de mettre fin à cette guerre, demandons lui la paix glorieuse pour laquelle tant de braves gens se sont sacrifiés, et demandons lui de rendre l’humanité meilleure. Excusez mon crayon. C’est le seul moyen qui me soit permis pour écrire en ce moment : le froid très rigoureux que nous avons depuis un mois a rendu mon bras très raide et ma main a un pansement préventif sans lequel elle serait à vif. On se trompe grossièrement sur le climat du Maroc! C’est « un pays froid où le soleil est chaud » et parfois, on y gèle littéralement !

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Casbah Tadla, 25 mai 1917 Mon Colonel, J’ignorais la joie que vous avez eue en devenant grand-père ! Je vous envoie ainsi qu’à Madame Claret et à votre fils mes compliments bien sincères. Combien je demande à Dieu de conserver les « utiles », les « généreux », ceux qui auront à jouer après la guerre un rôle pour la rénovation d’une France meilleure. Dans votre lettre, je devine votre angoisse en voyant un si jeune mari et jeune papa à l’honneur et en première ligne ! Rassurez-vous, mon Colonel, les vôtres sont bien gardés et Dieu vous les conservera. Vous avez été assez bon mon Colonel pour m’aider, et me remonter quand je vous confiais à Lunéville et à Epernay, les difficultés que j’avais dans mon ménage. Je pensais que le temps serait un grand maître, que la guerre viendrait aider ma bonne volonté et mes efforts. Il n’en est malheureusement rien. En perdant ma mère, j’ai perdu mon seul soutien et l’occasion de sa mort a été entre ma femme et moi l’objet de nouvelles difficultés. Je suis dans un état moral navrant, je ne sais plus ce qu’il faut faire. J’aurai tout essayé, mais qu’elle prenne garde, je suis arrivé au moment des grandes résolutions et je les pousserai jusqu’au bout. Priez pour moi, mon colonel, il est des vivants qui en ont aussi besoin…

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Casbah Tadla, 18 juin 1917 Mon Colonel, Je viens d’avoir un grand chagrin. Je fais part de la mort de ma mère. C’est par dépêche que j’ai appris cette nouvelle qui m’a fait bien pleurer. Je n’ai aucun détail. Je savais ma mère souffrante et alitée mais je n’aurais jamais pensé à un malheur si immédiat ! . Ici, je subis mon sort plutôt que je ne l’accepte. Je me console en pensant qu’ici je fais « œuvre de guerre » tandis qu’en France je serais du nombre de ces embusqués réglementaires ! Nous venons de faire une sortie de 10 jours dans l’Atlas. La colonne était de 4000 fusils 200 sabres 4 pièces de 65m/m. Nous avons eu deux engagements. On les a appelés « sérieux ». Il ne m’est pas possible de juger la valeur de ces combats car pour le faire il me manque des points de comparaison. Nous avons eu 25 hommes hors de combat et une quinzaine de chevaux tués. Mais je fais tout mon possible pour retourner sur le front français. Je vais mieux, mon bras est en progrès, et s’il est sans grande force, il est devenu plus souple. J’ai retiré du Maroc une amélioration suffisante, ma place n’est plus là.

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Aux Armées 3 novembre 1917 Mon Colonel, Me voici enfin revenu en France ! Je m'occupe de logistique pour le 11e Corps qui a participé à l’attaque du 23 octobre. Une attaque que j'ai donc aidé à préparer et qui a été magnifiquement victorieuse. La guerre est devenue moderne, mon colonel. On peut dire que l’Etat-major savait exactement ce qu’il avait devant lui : la valeur des troupes, l’état des tranchées, leur emplacement exact, les nids de mitrailleuses, c’est extraordinaire de voir ce que la photographie d’avion donne comme renseignements entre des mains un peu rompues à ce travail d’épluchage du moindre détail ! Quant à moi, je regrette quand même de ne pas pouvoir encore aller au combat, à cause de mon bras. Mais je compte bien retourner dans la troupe dès que les beaux jours seront revenus. Les hommes, les humbles, sont si intéressants, c’est si bon de les sentir vibrer près de soi ! Mon colonel, je vais bien. Je suis si heureux d'être à nouveau sur le front

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Pau 15 mai 1918 Mon Colonel, Je vous dois des excuses, je vous prie de les accepter : j'aurais dû vous donner de mes nouvelles. Si je ne vous ai pas tenu au courant de ce qui m’est arrivé, c’est parce que je voulais être oublié de tous, je voulais être rayé de la mémoire de ceux qui m’avaient connu. Le 28 janvier, le Colonel de Vaulgrenant me donne l’ordre de me faire visiter par le docteur du Quartier Général. Je toussais beaucoup, mais je n’avais pas voulu me faire visiter, car je pensais qu’un bon rhume devait partir sans soins spéciaux. Le docteur vient donc me prendre dans mon bureau, et m’ausculte. De suite, il me dit que quelques jours de repos m’étaient nécessaires, et il me faisait rentrer dans une ambulance du front. Là je me suis reposé, j’ai surtout dormi, mais je toussais, toujours, et après huit jours de lit, le Médecin Chef de l’ambulance prélevait toutes mes sécrétions salivaires pour les analyser. Le lendemain, ce docteur me disait avec beaucoup de détours que j’avais besoin de me reposer, que j’étais pris à temps etc… et sur ma question précise, il m’a dit que l’examen de mes crachats avait démontré que j’étais porteur de quelques bacilles ! J’étais encore dans l’imprécision de ce que j’avais, lorsque ma fiche qui m’est tombé sous la main par hasard, m’a appris que j’étais atteint de tuberculose pulmonaire ! J’ai été évacué à Pau le 6 février et en arrivant ici j’ai été hospitalisé à l’hôpital n°6. Au contact de mes camarades d’infortune, j’ai fait la connaissance de ma maladie. Depuis que je suis ici, je passe mes journées au lit ou sur une chaise longue, je dois rester dans une demi-immobilité, le moindre effort pouvant m’amener des complications. Je mène l’existence la plus stupide qui soit, je suis cloué sur place avec une apparence de santé excellente, mais incapable de descendre au jardin sans risquer le retour aux expectorations sanguinolentes. Ma femme et ma fille sont à St-Jean-de-Luz. Le climat de Pau n’est pas bon pour elles.

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Je laisse presque toutes les lettres que je reçois sans réponse. Que dire en effet ! Que je suis atteint de ce terrible mal ? Ce n’est pas gai à raconter ! Au revoir mon Colonel, voulez-vous que cette lettre soit entre nous ? Voulez-vous admettre que pour ceux qui pourraient vous demander de mes nouvelles je n’ai qu’une bronchite ? J’espère que tous les vôtres sont en bonne santé ; que Dieu garde vos fils et leur épargne ce que j’ai !

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Les Eaux-Bonnes, 31 août 1918 Hôtel Bernis Mon Colonel, Vous avez raison de me gronder, je suis impardonnable d’être resté si longtemps sans vous avoir donné signe de vie ! Mais ce sont mes progrès qui en sont cause. Depuis 45 jours j’ai quitté Pau et son hôpital dans lequel je ne pouvais plus me sentir ! J’ai demandé une convalescence de 2 mois pour la montagne, et je suis venu aux Eaux-Bonnes. C’est un petit village bien niché au creux des Pyrénées à 800 mètres d’altitude. Je vis là seul, dans un air excellent ; je fais une cure de silence, je vis comme un ours apprivoisé en n’ayant avec mes semblables que des rapports de politesse. J’ai fait ici des progrès considérables ! Ces progrès, je ne les dois qu’au Créateur, et un peu à moi-même. Je ne dois rien aux médecins. Il faut avoir été, dans l’état qui a été le mien, pour se rendre compte du manque de conscience du corps médical ! Ces gens là sont beaucoup plus préoccupés de faire de la clientèle que de piocher les caractères d’une maladie, qui au fond constitue la source la plus claire et la plus sûre de leurs revenus ! En vérité, la médecine est bien la plus grande escroquerie du siècle ! Je ne suis guéri que parce que j’ai imposé ma volonté au mal. J’ai dit : je veux guérir, et ma robuste constitution a repris le dessus ! Les lettres que je reçois du front sont intéressantes ; on sait ce qu’on veut faire maintenant, on sent que les alliés ont un gouvernail, et ne ressemblent plus à la tour de Babel ! Le moral est très haut. Clemenceau est près à laver toutes les taches de son passé. Il a fort à faire, mais il s’en tire bien ! Quel dommage que cet homme se soit décidé à 74 ans à faire le bien ! Je ne serais pas étonné que les Boches fassent dans peu de temps une offensive de Paix pour ne pas tout perdre. Je suis certain qu’ils lâcheraient tout à l’Ouest, y compris l’Alsace-Lorraine pour avoir les mains libres en Russie, Sibérie et Roumanie ! J’espère que les alliés ne se laisseront pas berner !

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Il faut qu’on rende coup pour coup à ces brutes, et je crois qu’en ce moment les Américains ne sont pas d’humeur à s’arrêter en route après de si jolis premiers résultats ! Au revoir mon Colonel, que Dieu garde vos fils, qu’Il nous aide à terminer glorieusement cette guerre et qu’Il rende l’humanité meilleure et plus raisonnable.

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Briançon, 4 octobre 1918 Mon Colonel, Me voici donc à Briançon dans un climat idéal pour achever ce que j’ai commencé dans les Pyrénées. Il ne m’est pas possible de prolonger mon inaction ; aussi ai-je demandé la direction du Bataillon d’instruction du 159e pour la classe 1920. C’est la meilleure utilisation que je puisse faire de moi-même, tout en continuant mes soins ; je chercherai à mettre quelques bonnes idées dans ces jeunes cervelles, et à faire des hommes de ces frêles carcasses ! Ensuite je rejoindrai mon régiment qui sera sur la Meuse… peut-être sur le Rhin, à cette époque ! Les Boches doivent commencer à voir clair maintenant ! Quelle fureur doit être la leur. Ils ont méprisé leurs adversaires, leur suffisance les a perdus. A quand la fin ? Elle s’avance, mais à mon sens, elle n’est pas encore là, et je pense que toute l’année 1919 est encore acquise à la guerre.

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Briançon 15 novembre 1918 Mon Colonel, Dès que j’ai su la bonne nouvelle ma pensée est allée d’abord à nos morts, à ceux qui sont tombés en Belgique, de Martimpey, Amyol, de Brauer et tant d’autres encore ! Ensuite elle est allée aux vivants, et entre tous, c’est à vous, mon Colonel que j’ai pensé le premier. Ensemble nous avons remercié Dieu de n’avoir pas abandonné la France. Demandons Lui de rendre la France digne de sa Victoire et de son passé ! Faut-il espérer que le peuple comprendra que la force morale d’une nation réside dans son union ? Faut-il espérer que le peuple comprendra enfin que l’ulcère politique est la pire maladie, qu’il faut soigner radicalement ? Clemenceau a dit « restons unis ». Le Christ a dit « aimons-nous les uns les autres ». Saurons-nous entendre cette vérité qui est la base de tous les progrès ! Les conditions de l’armistice laissent prévoir une paix en règle ! Pour une nation « habituée à la victoire », pour ces boches qui rêvaient de Paris et à un débarquement en Angleterre, le saut est dur ! Quelle tristesse pour moi d’avoir été arrêté d’une façon aussi stupide pendant la dernière année, l’année décisive ! Au revoir mon Colonel, je suis un ressuscité !

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Briançon 23 décembre 1918 Mon Colonel, Merci de vos bonnes nouvelles que je viens de recevoir avec joie et reconnaissance. Paris ne cesse de se réjouir ; tous les souverains alliés vont y passer ; mais après ces vivats j’espère qu’on va s’attabler en bonne place pour dicter à ces coquins la Paix qu’ils méritent ! Je reçois quelques lettres intéressantes de camarades qui sont bien placés pour savoir bien des choses, que l’on ne divulgue généralement pas. L’Italie se prépare à jouer sur le dos des Yougoslaves et autres petits peuples, le rôle que jouait l’Autriche avant 1914 ! Je pense qu’on aura beaucoup de peine à former le statut de la Société des Nations ! La Russie est plus agitée qu’elle ne l’a jamais été. Lénine est considéré comme le Sauveur par ces âmes simples ; les Alliés ont la réputation, là-bas, de restaurateurs du tsarisme. On dit la situation sérieuse et très entretenue par l’Allemagne qui continue à considérer la Russie comme une terre d’action compensatrice ! Et nous ? L’avenir, je le vois très dur, pour tout ce qui ne sera pas ouvrier ou gros industriel. Le gouvernement a besoin de l’ouvrier car c’est lui qui fait les élections, il a aussi besoin du gros industriel qui emploie l’ouvrier, c’est par son intermédiaire que se lancent les idées ! Pour ces deux catégories, classe ouvrière et haut patronat, on aura toutes les faiblesses ! Ce seront les maîtres de demain ! Et la classe moyenne, la bourgeoisie, l’artisan, le petit rentier, le fonctionnaire, ce sera là le troupeau des sacrifiés ! N’ayant aucune raison de les ménager, on tapera dessus à tour de bras ! Je crois aussi que ce sera bien ennuyeux d’être officier après la guerre ! Je suis décidé à rester fantassin, car je ne me fais aucune illusion sur ce qui restera de la cavalerie après ces quatre années…

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Briançon 15 février 1919 Mon Colonel, Voilà bien longtemps que je ne vous ai pas envoyé de mes nouvelles. Je m’en excuse, et je vous demande de ne pas mettre mon silence sur le compte de l’indifférence, ni de l’oubli. Jamais je n’oublierai mon ancien Colonel, ni les exemples qu’il m’a donnés, ni les bontés qu’il a eues pour moi. Dans mes longues heures de réflexion, je médite amèrement sur l’égoïsme farouche de mes anciens chefs, et la profondeur du gouffre dans lequel on est jeté dès qu’on cesse d’être pour eux un instrument ! Vous êtes mon seul chef, le seul qui ce soit intéressé à moi, le seul qui ne m'ait pas oublié ! Mais si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c'est que je ne vais pas aussi bien que je le voudrais. Un voyage de quelques jours que j’ai été obligé de faire à Lyon m’a démontré que je ne suis pas encore très solide. Me voilà fixé à Briançon pour un an au moins. Avant de faire quoi que ce soit, je veux guérir, et éloigner à tout jamais le cauchemar de la rechute. Nous sommes ici plusieurs camarades dans mon cas. Je suis le moins touché. Ce gaz à base d’ypérite fait des ravages abominables. Pour avoir mis en bas un organisme solide comme le mien, il faut qu’il soit terrible ! Les nouvelles que je reçois du front sont bizarres ! Mes camarades se plaignent que la démobilisation a jeté dans les rangs un souffle de… liberté gouailleuse qui agace. Les services sont tous désorganisés. Avait-on prévu la remise dans la vie civile de plusieurs centaines de milliers d’hommes par mois ? Je ne le pense pas ! Le Français est un maître dans l’art d’improviser ! Je pense que les Boches ne veulent et ne peuvent pas reprendre la guerre ; mais ils me semblent bien décidés à tout faire pour nous ennuyer le plus possible. La Société des Nations me semble être une sinistre plaisanterie ! Il faut beaucoup de candeur pour espérer voir un jour les peuples agir autrement que par intérêt, ambition, et esprit de domination.

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Dans toute société policée et civilisée, le gendarme et la trique sont deux accessoires nécessaires au maintien de l’ordre et à la justice. Il ne peut en être autrement pour les nations entre elles !

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Briançon, 15 avril 1919 Mon Colonel, Mes supérieurs ont enfin compris que je pouvais encore être utile à quelque chose – et depuis un mois je suis entré ici dans une fonction d’adjoint au Commandant d’armes. Une fonction bien modeste – mais que j'ai essayé d'élever dans le sens… moral ! On peut faire le bien partout. Je reçois ici quelques malheureuses femmes, veuves de guerre qui ne savent pas ce qu’il faut faire dans des cas particuliers pour leur pension, leur majoration, etc. Je cherche à renseigner de mon mieux ces pauvres femmes, et les renvoie de mon bureau avec une bonne parole, et un brouillon de lettre que je leur ai fait pour le Préfet ou pour le Général commandant la subdivision. Le mot est donné entre elles, et mon bureau est beaucoup plus un cabinet d’affaires pour veuves de guerre, qu’un endroit où se traitent les affaires de la garnison ! Ce petit emploi est bien fait pour moi, il m’occupe, il m’empêche de me concentrer sur mon mal ; j’y pense moins, et c’est tout bénéfice…

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Briançon 6 mai1919 Mon Colonel, J’espère que cette lettre vous trouvera réinstallé à Paris, avec tous les vôtres, en bonne santé. Ma femme et ma fille sont à Paris jusqu’au mois de juin, puis elles reviendront me rejoindre et passeront l'été ici. Ma fille a besoin de son papa, les mamans restées seules pendant la guerre sont à bout de souffle ; il est bon que la main paternelle intervienne pour brider un peu l’étourderie, la paresse, etc… ! A ce propos, on peut se demander où nous allons dans ce pays. Cette fièvre d'oisiveté ; cette soif de l’or ; ces mécontentements rentrés ; ce travail sourd qui mine les classes laborieuses ; cet assaut à la bourgeoisie ; au capital ; disons le mot, cette essence bolchevique qui flotte dans l’air un peu partout, tout cela va nous mener où ? Au bolchevisme ? Je n’y crois pas ; les français ont de gros défauts, mais ils ne sont pas bêtes. S'il y a une Révolution chez nous, elle sera faite par nos gens de la campagne, contre la loi de 8 heures, contre le socialo - communisme. La révolution sera le triomphe du bon sens, qui est la qualité maîtresse de nos populations quand elles ne sont pas empoisonnées par le virus des orateurs de cabaret !

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Briançon 15 juin 1919 Mon Colonel, Merci de votre lettre dans laquelle vous me grondez : j’accepte vos reproches. Compter ses pas, mesurer ses efforts, être couché depuis un an quand tant d’autres sont debout, tout cela est un supplice auquel je ne me plie pas sans protestations ! Je sais que la vie n’est que désillusions, mais il y a une limite ! Je ne suis plus pour moi et les miens qu’un bagage… à désinfecter ! Si je pouvais me plaindre à ma femme ! Mais non, il ne faut pas que je le fasse ; car cette maladie est de ma faute… je n’avais pas à passer dans l’infanterie, etc., etc. Et ces discussions avec elle sont une souffrance ajoutée à d’autres ! Ai-je du coup l'esprit tourné pour ne voir que les choses noires ? Des événements actuels, je n’augure rien de bon. Il me semble qu’après avoir gagné la Guerre, nous allons perdre la Paix. Les banquiers sont des internationaux ; l’or américain ménage l’or allemand. Il y a là un consortium redoutable ! Rien ne résiste à l’or ! Ce que je crois, c'est que les Boches, après avoir protesté et gesticulé, finiront bien par signer : mais avec des idées préconçues et bien arrêtées. En voici le résumé : 1e Payer pendant deux ou trois ans, endormir la confiance publique, puis ce résultat acquis, cesser tout paiement et dire zut ! 2e Recommencer la guerre dans 20 ans, ce sera leur revanche ! Dans 3 ans, les Boches nous diront « nous ne payons plus, le traité de Paix est un chiffon de papier ». Mais objectera-t-on, nous allons occuper les provinces du Rhin et les Boches ne pourront pas broncher ! Avec quoi allons-nous faire de l’occupation ? Nous et nos alliés, allons mettre un minimum, on fera de l’occupation au rabais, une démonstration économique ! Cela n’intimidera pas les Boches ! Il faudrait reprendre la Guerre, et comme les Boches savent parfaitement qu’à aucun prix nous la reprendrons, rien ne les empêchera de se déclarer en faillite…

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Alors les Alliés se réuniront et on fera un arrangement amiable, ce sera la liquidation …, désastreuse pour nous ! Les socialistes français se chargeront de machiner l’affaire avec leurs collègues Boches… Ce pauvre peuple allemand qui n’a pas voulu la Guerre ! etc., etc. Six mois après l’arrangement amiable, Guillaume II sera appelé sur son trône par son peuple bien-aimé. Dans 20 ans, l’Allemagne forte et reconstituée, retombera sur nous pour réparer la maldonne de 1914 qui pour elle a été un faux départ ! Nous avons juste le temps de reconstruire les régions dévastées avant que ça recommence ! Il serait peut-être sage de les laisser telles qu’elles sont ? Et pendant que l’Allemagne se re-préparera à nous attaquer, cette bonne Société des Nations versera à toute l’Europe un narcotique, à plein verre ; et nous nous réveillerons dans un jour sanglant comme au 2 août 1914 !

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Briançon 25 octobre 1919 Mon Colonel Vous allez me faire de grands reproches et vous aurez raison. Il y a longtemps que je n’ai pas répondu à vos lettres. Je n’ai pas d’excuse si ce n’est la métamorphose morale dans laquelle cette atroce maladie m’a jeté. Une maladie qui s'est aggravée avec le retour de l'automne. Je suis à bout de résignation et de patience. Dieu est dur pour moi. Que me reste-t-il aujourd’hui ? Rien. Vivre avec ma famille d’une manière définitive serait une grave imprudence. Je ne peux même pas embrasser ma petite fille quand je la vois ! La guerre a fait de moi un phénomène ! Elle a fait de moi un mort-vivant ! J'ai compris maintenant que je ne guérirai jamais. J'ai droit à une retraite proportionnelle, je suis assez cabossé hélas pour faire un réformé n°1. J'espère que je serai assez vaillant pour essayer de refaire quelque chose. Quoi, me demanderez-vous ? Tout, sauf un militaire… Aujourd’hui nos camarades nommés pendant la guerre reprennent du poil et confiance en eux ! Pourtant, il ne suffit pas de mettre sur quelqu’un une tunique d’officier pour en faire un officier. Ils sont restés pour la plupart avec cet esprit sous-off. Ils comptent leur tour, toutes les occasions qu’ils trouvent pour ne rien faire, ils les notent. Ah ! Où est-il le temps où lorsque vous donniez un ordre à un de vos officiers, celui-là vous saluait, vous écoutait et partait à l’exécution gaiement après vous avoir répondu « c’est compris, je suis à vos ordres mon Colonel » ! Le passé ! C’est toute ma joie actuellement ; je ne vis qu’en pensant à mes années à Lunéville, à celles d’Epernay et aussi aux premières années de la guerre. Mon regard joyeux s’arrête là où cette maladie m’a terrassé sournoisement sans que je m’y attende, d’un seul coup ! Au revoir mon Colonel, présentez mes respectueux hommages à Madame Claret et acceptez de recevoir mes sentiments dévoués et respectueux.

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épilogue En cette fin d’année 1919, s’interrompt brusquement la correspondance entre le Colonel et Bertrand. Son dossier militaire indique qu’un an plus tard, Bertrand est muté à Aurillac. En 1923, il revient à Lyon, et rendu à la vie civile, devient négociant en soies. Il décède en 1937. On peut y lire aussi : « Officier doué au plus haut degré des qualités morales de chef. Blessé aux combats de mai 1915, a repris son commandement encore incomplètement guéri, a contribué largement à la prise de trois lignes de tranchées allemandes et d’un village. Le 1er décembre 1916, blessé de nouveau et revenu au front avant sa guérison complète a donné le plus bel exemple de courage et d’énergie en remplissant sans défaillance pendant une période de deux combats les fonctions d’adjoint au chef de corps se dépensant sans compter jusqu’à l’extrême limite de ses forces, ne consentant à être évacué que vaincu par la maladie et sur l’ordre formel de ses chefs… »