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Marcel Proust À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN 1913 édité par la bibliothèque numérique romande ebooks-bnr.com

Du Côté de chez Swann - ebooks-bnr.com · un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans

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Marcel Proust

À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

DU CÔTÉ DE

CHEZ SWANN

1913

édité par la

bibliothèque numérique romande ebooks-bnr.com

Table des matières

PREMIÈRE PARTIE COMBRAY ............................................. 4

I ................................................................................................... 4

II ............................................................................................... 60

DEUXIÈME PARTIE UN AMOUR DE SWANN ................. 236

TROISIÈME PARTIE NOMS DE PAYS : LE NOM ............. 482

Ce livre numérique .............................................................. 538

– 3 –

Publié entre 1913 et 1927, À la recherche du temps perdu

de Marcel Proust est un texte libre en Europe et en Suisse

depuis 1987. Cette édition, basée sur la numérisation de la

Bibliothèque électronique du Québec, souhaite marquer ainsi

le 30ème anniversaire de l’entrée de cette œuvre dans le do-

maine public. À cette occasion, l’ensemble du livre a été soi-

gneusement revu, relu et corrigé.

Bibliothèque numérique romande

À M. GASTON CALMETTE.

Comme un témoignage de profonde et affec-

tueuse reconnaissance.

Marcel Proust

– 4 –

PREMIÈRE PARTIE

COMBRAY

I

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à

peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je

n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une

demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le

sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je

croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ;

je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce

que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour

un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce

dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de

François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait

pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait

pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux

et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était

plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible,

comme après la métempsycose les pensées d’une existence

antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre

de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et

j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité,

douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus en-

core pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une

chose sans cause, incompréhensible, comme une chose

– 5 –

vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait

être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins

éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant

les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte

où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit

chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’ex-

citation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccou-

tumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe

étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la

douceur prochaine du retour.

J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues

de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de

notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma

montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où le malade, qui a été

obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel in-

connu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la

porte une raie de jour. Quel bonheur, c’est déjà le matin !

Dans un moment les domestiques seront levés, il pourra

sonner, on viendra lui porter secours. L’espérance d’être

soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement il a

cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s’éloi-

gnent. Et la raie de jour qui était sous sa porte a disparu.

C’est minuit ; on vient d’éteindre le gaz ; le dernier domes-

tique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans

remède.

Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de

courts réveils d’un instant, le temps d’entendre les craque-

ments organiques des boiseries, d’ouvrir les yeux pour fixer

le kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâce à une lueur

momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés

les meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite

partie et à l’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou

– 6 –

bien en dormant j’avais rejoint sans effort un âge à jamais

révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs en-

fantines comme celle que mon grand-oncle me tirât par mes

boucles et qu’avait dissipée le jour – date pour moi d’une ère

nouvelle – où on les avait coupées. J’avais oublié cet événe-

ment pendant mon sommeil, j’en retrouvais le souvenir aus-

sitôt que j’avais réussi à m’éveiller pour échapper aux mains

de mon grand-oncle, mais par mesure de précaution j’entou-

rais complètement ma tête de mon oreiller avant de retour-

ner dans le monde des rêves.

Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une

femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position

de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de

goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon

corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y

rejoindre, je m’éveillais. Le reste des humains m’apparaissait

comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais quit-

tée il y avait quelques moments à peine ; ma joue était

chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le

poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait

les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie, j’allais

me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux

qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité dési-

rée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le

charme du songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait,

j’avais oublié la fille de mon rêve.

Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil

des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte

d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la

terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son ré-

veil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers

le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en

– 7 –

train de lire, dans une posture trop différente de celle où il

dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter

et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil,

il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se

coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus

déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans

un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les

mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à

toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment

d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus

tôt dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit

même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement

mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais

endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme

j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au pre-

mier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité

première, le sentiment de l’existence comme il peut frémir

au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des ca-

vernes ; mais alors le souvenir – non encore du lieu où

j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et

où j’aurais pu être – venait à moi comme un secours d’en

haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout

seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de ci-

vilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pé-

trole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à

peu les traits originaux de mon moi.

Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur

est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non

pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles.

Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit

s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais,

tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les

pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer,

– 8 –

cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position

de ses membres pour en induire la direction du mur, la place

des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure

où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses

genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plu-

sieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui

les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la

pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant

même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des

formes, eût identifié le logis en rapprochant les circons-

tances, lui, – mon corps, – se rappelait pour chacun le genre

du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres,

l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y

endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé,

cherchant à deviner son orientation, s’imaginait, par

exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin

et aussitôt je me disais : « Tiens, j’ai fini par m’endormir

quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir », j’étais à

la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des an-

nées ; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens

fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier,

me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bo-

hême, en forme d’urne, suspendue au plafond par des chaî-

nettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à

coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours

lointains qu’en ce moment je me figurais actuels sans me les

représenter exactement et que je reverrais mieux tout à

l’heure quand je serais tout à fait éveillé.

Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude ; le

mur filait dans une autre direction : j’étais dans ma chambre

chez Mme de Saint-Loup, à la campagne ; mon Dieu ! il est au

moins dix heures, on doit avoir fini de dîner ! J’aurai trop

prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma

– 9 –

promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d’endosser mon

habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où,

dans nos retours les plus tardifs, c’étaient les reflets rouges

du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C’est

un autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chez

Mme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à

ne sortir qu’à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où

je jouais jadis au soleil ; et la chambre où je me serai endor-

mi au lieu de m’habiller pour le dîner, de loin je l’aperçois,

quand nous rentrons, traversée par les feux de la lampe, seul

phare dans la nuit.

Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient

jamais que quelques secondes ; souvent, ma brève incerti-

tude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les

unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite,

que nous n’isolons, en voyant un cheval courir, les positions

successives que nous montre le kinétoscope. Mais j’avais re-

vu tantôt l’une, tantôt l’autre, des chambres que j’avais habi-

tées dans ma vie, et je finissais par me les rappeler toutes

dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil ; chambres

d’hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un

nid qu’on se tresse avec les choses les plus disparates : un

coin de l’oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle,

le bord du lit, et un numéro des Débats roses, qu’on finit par

cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s’y ap-

puyant indéfiniment ; où, par un temps glacial le plaisir

qu’on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme

l’hirondelle de mer qui a son nid au fond d’un souterrain

dans la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute

la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau

d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se

rallument, sorte d’impalpable alcôve, de chaude caverne

creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile

– 10 –

en ses contours thermiques, aérée de souffles qui nous ra-

fraîchissent la figure et viennent des angles, des parties voi-

sines de la fenêtre ou éloignées du foyer, et qui se sont re-

froidies ; – chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit

tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette

jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort

presque en plein air, comme la mésange balancée par la

brise à la pointe d’un rayon ; – parfois la chambre Louis XVI,

si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop

malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement

le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et ré-

server la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si

élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la

hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où

dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement

par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des

rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule

qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; – où

une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaire,

barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à

vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé

un emplacement qui n’était pas prévu ; – où ma pensée,

s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en

hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et

arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir,

avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu

dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine ré-

tive, le cœur battant : jusqu’à ce que l’habitude eût changé la

couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à

la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complè-

tement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur

apparente du plafond. L’habitude ! aménageuse habile mais

bien lente et qui commence par laisser souffrir notre esprit

– 11 –

pendant des semaines dans une installation provisoire ; mais

que malgré tout il est bien heureux de trouver, car sans

l’habitude et réduit à ses seuls moyens il serait impuissant à

nous rendre un logis habitable.

Certes, j’étais bien éveillé maintenant, mon corps avait

viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout

arrêté autour de moi, m’avait couché sous mes couvertures,

dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur

place dans l’obscurité ma commode, mon bureau, ma che-

minée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j’avais

beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’igno-

rance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image

distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle

était donné à ma mémoire ; généralement je ne cherchais

pas à me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande

partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Com-

bray chez ma grand-tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à

Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes

que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on

m’en avait raconté.

À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi,

longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au lit et

rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand-mère,

ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux

de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me dis-

traire les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de

me donner une lanterne magique, dont, en attendant l’heure

du dîner, on coiffait ma lampe ; et, à l’instar des premiers ar-

chitectes et maîtres verriers de l’âge gothique, elle substituait

à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de surnatu-

– 12 –

relles apparitions multicolores, où des légendes étaient dé-

peintes comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais

ma tristesse n’en était qu’accrue, parce que rien que le chan-

gement d’éclairage détruisait l’habitude que j’avais de ma

chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle

m’était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnais-

sais plus et j’y étais inquiet, comme dans une chambre

d’hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivé pour la première

fois en descendant de chemin de fer.

Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux

dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui veloutait

d’un vert sombre la pente d’une colline, et s’avançait en tres-

sautant vers le château de la pauvre Geneviève de Brabant.

Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n’était

autre que la limite d’un des ovales de verre ménagés dans le

châssis qu’on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce

n’était qu’un pan de château et il avait devant lui une lande

où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le châ-

teau et la lande étaient jaunes et je n’avais pas attendu de les

voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du

châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l’avait

montrée avec évidence. Golo s’arrêtait un instant pour écou-

ter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand-

tante et qu’il avait l’air de comprendre parfaitement, con-

formant son attitude avec une docilité qui n’excluait pas une

certaine majesté, aux indications du texte ; puis il s’éloignait

du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente

chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le che-

val de Golo qui continuait à s’avancer sur les rideaux de la

fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs

fentes. Le corps de Golo lui-même, d’une essence aussi sur-

naturelle que celui de sa monture, s’arrangeait de tout obs-

tacle matériel, de tout objet gênant qu’il rencontrait en le

– 13 –

prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce

le bouton de la porte sur lequel s’adaptait aussitôt et surna-

geait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours

aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissait pa-

raître aucun trouble de cette transvertébration.

Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projec-

tions qui semblaient émaner d’un passé mérovingien et pro-

menaient autour de moi des reflets d’histoire si anciens. Mais

je ne peux dire quel malaise me causait pourtant cette intru-

sion du mystère et de la beauté dans une chambre que

j’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire

plus attention à elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante

de l’habitude ayant cessé, je me mettais à penser, à sentir,

choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui

différait pour moi de tous les autres boutons de porte du

monde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que

j’eusse besoin de le tourner, tant le maniement m’en était

devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps

astral à Golo. Et dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâte de

courir à la salle à manger où la grosse lampe de la suspen-

sion, ignorante de Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait

mes parents et le bœuf à la casserole, donnait sa lumière de

tous les soirs ; et de tomber dans les bras de maman que les

malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère,

tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma

propre conscience avec plus de scrupules.

Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter

maman qui restait à causer avec les autres, au jardin s’il fai-

sait beau, dans le petit salon où tout le monde se retirait s’il

faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grand-mère qui

trouvait que « c’est une pitié de rester enfermé à la cam-

pagne » et qui avait d’incessantes discussions avec mon

– 14 –

père, les jours de trop grande pluie, parce qu’il m’envoyait

lire dans ma chambre au lieu de rester dehors. « Ce n’est pas

comme cela que vous le rendrez robuste et énergique, disait-

elle tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de prendre

des forces et de la volonté. » Mon père haussait les épaules

et il examinait le baromètre, car il aimait la météorologie,

pendant que ma mère, évitant de faire du bruit pour ne pas le

troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas trop

fixement pour ne pas chercher à percer le mystère de ses su-

périorités. Mais ma grand-mère, elle, par tous les temps,

même quand la pluie faisait rage et que Françoise avait pré-

cipitamment rentré les précieux fauteuils d’osier de peur

qu’ils ne fussent mouillés, on la voyait dans le jardin vide et

fouetté par l’averse, relevant ses mèches désordonnées et

grises pour que son front s’imbibât mieux de la salubrité du

vent et de la pluie. Elle disait : « Enfin, on respire ! » et par-

courait les allées détrempées – trop symétriquement alignées

à son gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment de

la nature et auquel mon père avait demandé depuis le matin

si le temps s’arrangerait – de son petit pas enthousiaste et

saccadé, réglé sur les mouvements divers qu’excitaient dans

son âme l’ivresse de l’orage, la puissance de l’hygiène, la

stupidité de mon éducation et la symétrie des jardins, plutôt

que sur le désir inconnu d’elle d’éviter à sa jupe prune les

taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu’à une

hauteur qui était toujours pour sa femme de chambre un dé-

sespoir et un problème.

Quand ces tours de jardin de ma grand-mère avaient lieu

après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire rentrer :

c’était – à un des moments où la révolution de sa promenade

la ramenait périodiquement, comme un insecte, en face des

lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies sur la

table à jeu – si ma grand-tante lui criait : « Bathilde ! viens

– 15 –

donc empêcher ton mari de boire du cognac ! » Pour la ta-

quiner, en effet (elle avait apporté dans la famille de mon

père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et

la tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mon

grand-père, ma grand-tante lui en faisait boire quelques

gouttes. Ma pauvre grand-mère entrait, priait ardemment

son mari de ne pas goûter au cognac ; il se fâchait, buvait

tout de même sa gorgée, et ma grand-mère repartait, triste,

découragée, souriante pourtant, car elle était si humble de

cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu

de cas qu’elle faisait de sa propre personne et de ses souf-

frances, se conciliaient dans son regard en un sourire où,

contrairement à ce qu’on voit dans le visage de beaucoup

d’humains, il n’y avait d’ironie que pour elle-même, et pour

nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient

voir ceux qu’elle chérissait sans les caresser passionnément

du regard. Ce supplice que lui infligeait ma grand-tante, le

spectacle des vaines prières de ma grand-mère et de sa fai-

blesse, vaincue d’avance, essayant inutilement d’ôter à mon

grand-père le verre à liqueur, c’était de ces choses à la vue

desquelles on s’habitue plus tard jusqu’à les considérer en

riant et à prendre le parti du persécuteur assez résolument et

gaiement pour se persuader à soi-même qu’il ne s’agit pas de

persécution ; elles me causaient alors une telle horreur, que

j’aurais aimé battre ma grand-tante. Mais dès que j’enten-

dais : « Bathilde, viens donc empêcher ton mari de boire du

cognac ! » déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous

faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a

devant nous des souffrances et des injustices : je ne voulais

pas les voir ; je montais sangloter tout en haut de la maison à

côté de la salle d’études, sous les toits, dans une petite pièce

sentant l’iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage pous-

sé au-dehors entre les pierres de la muraille et qui passait

– 16 –

une branche de fleurs par la fenêtre entrouverte. Destinée à

un usage plus spécial et plus vulgaire, cette pièce, d’où l’on

voyait pendant le jour jusqu’au donjon de Roussainville-le-

Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce

qu’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer à clef, à

toutes celles de mes occupations qui réclamaient une invio-

lable solitude : la lecture, la rêverie, les larmes et la volupté.

Hélas ! je ne savais pas que, bien plus tristement que les pe-

tits écarts de régime de son mari, mon manque de volonté,

ma santé délicate, l’incertitude qu’ils projetaient sur mon

avenir, préoccupaient ma grand-mère, au cours de ces dé-

ambulations incessantes, de l’après-midi et du soir, où on

voyait passer et repasser, obliquement levé vers le ciel, son

beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au re-

tour de l’âge presque mauves comme les labours à l’au-

tomne, barrées, si elle sortait, par une voilette à demi rele-

vée, et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque triste

pensée, était toujours en train de sécher un pleur involon-

taire.

Ma seule consolation, quand je montais me coucher,

était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans

mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redes-

cendait si vite, que le moment où je l’entendais monter, puis

où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa

robe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de

petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment

douloureux. Il annonçait celui qui allait le suivre, où elle

m’aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce

bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vînt le

plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit

où maman n’était pas encore venue. Quelquefois quand,

après m’avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour partir, je

voulais la rappeler, lui dire « embrasse-moi une fois encore »,

– 17 –

mais je savais qu’aussitôt elle aurait son visage fâché, car la

concession qu’elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en

montant m’embrasser, en m’apportant ce baiser de paix,

agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût

voulu tâcher de m’en faire perdre le besoin, l’habitude, bien

loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle

était déjà sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir

fâchée détruisait tout le calme qu’elle m’avait apporté un ins-

tant avant, quand elle avait penché vers mon lit sa figure ai-

mante, et me l’avait tendue comme une hostie pour une

communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence

réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais ces soirs-là, où ma-

man en somme restait si peu de temps dans ma chambre,

étaient doux encore en comparaison de ceux où il y avait du

monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me

dire bonsoir. Le monde se bornait habituellement à

M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage,

était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Com-

bray, quelquefois pour dîner en voisin (plus rarement depuis

qu’il avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne

voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois après le dîner,

à l’improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le

grand marronnier, autour de la table de fer, nous entendions

au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui arro-

sait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, in-

tarissable et glacé, toute personne de la maison qui le dé-

clenchait en entrant « sans sonner », mais le double tinte-

ment timide, ovale et doré de la clochette pour les étrangers,

tout le monde aussitôt se demandait : « Une visite, qui cela

peut-il être ? » mais on savait bien que cela ne pouvait être

que M. Swann ; ma grand-tante parlant à haute voix, pour

prêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre

naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi ; que rien n’est plus

– 18 –

désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela fait

croire qu’on est en train de dire des choses qu’elle ne doit

pas entendre ; et on envoyait en éclaireur ma grand-mère,

toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de

jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subreptice-

ment au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre

aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les

faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que

le coiffeur a trop aplatis.

Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma

grand-mère allait nous apporter de l’ennemi, comme si on

eût pu hésiter entre un grand nombre possible d’assaillants,

et bientôt après mon grand-père disait : « Je reconnais la

voix de Swann. » On ne le reconnaissait en effet qu’à la voix,

on distinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts,

sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux,

coiffés à la Bressant, parce que nous gardions le moins de

lumière possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques

et j’allais, sans en avoir l’air, dire qu’on apportât les sirops ;

ma grand-mère attachait beaucoup d’importance, trouvant

cela plus aimable, à ce qu’ils n’eussent pas l’air de figurer

d’une façon exceptionnelle, et pour les visites seulement.

M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié

avec mon grand-père qui avait été un des meilleurs amis de

son père, homme excellent mais singulier, chez qui, paraît-il,

un rien suffisait parfois pour interrompre les élans du cœur,

changer le cours de la pensée. J’entendais plusieurs fois par

an mon grand-père raconter à table des anecdotes toujours

les mêmes sur l’attitude qu’avait eue M. Swann le père, à la

mort de sa femme qu’il avait veillée jour et nuit. Mon grand-

père qui ne l’avait pas vu depuis longtemps était accouru au-

près de lui dans la propriété que les Swann possédaient aux

environs de Combray, et avait réussi, pour qu’il n’assistât

– 19 –

pas à la mise en bière, à lui faire quitter un moment, tout en

pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le

parc où il y avait un peu de soleil. Tout d’un coup, M. Swann

prenant mon grand-père par le bras, s’était écrié : « Ah ! mon

vieil ami, quel bonheur de se promener ensemble par ce

beau temps. Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces

aubépines et mon étang dont vous ne m’avez jamais félicité ?

Vous avez l’air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce pe-

tit vent ? Ah ! on a beau dire, la vie a du bon tout de même,

mon cher Amédée ! » Brusquement le souvenir de sa femme

morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliqué de

chercher comment il avait pu à un pareil moment se laisser

aller à un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui

lui était familier chaque fois qu’une question ardue se pré-

sentait à son esprit, de passer la main sur son front, d’es-

suyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put pour-

tant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant

les deux années qu’il lui survécut, il disait à mon grand-père :

« C’est drôle, je pense très souvent à ma pauvre femme, mais

je ne peux y penser beaucoup à la fois. » « Souvent, mais peu

à la fois, comme le pauvre père Swann », était devenu une

des phrases favorites de mon grand-père qui la prononçait à

propos des choses les plus différentes. Il m’aurait paru que

ce père de Swann était un monstre, si mon grand-père que je

considérais comme meilleur juge et dont la sentence faisant

jurisprudence pour moi, m’a souvent servi dans la suite à ab-

soudre des fautes que j’aurais été enclin à condamner, ne

s’était récrié : « Mais comment ? c’était un cœur d’or ! »

Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son

mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray,

ma grand-tante et mes grands-parents ne soupçonnèrent pas

qu’il ne vivait plus du tout dans la société qu’avait fréquen-

tée sa famille et que sous l’espèce d’incognito que lui faisait

– 20 –

chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient – avec la par-

faite innocence d’honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le

savoir, un célèbre brigand – un des membres les plus élé-

gants du Jockey-Club, ami préféré du comte de Paris et du

prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute

société du faubourg Saint-Germain.

L’ignorance où nous étions de cette brillante vie mon-

daine que menait Swann tenait évidemment en partie à la ré-

serve et à la discrétion de son caractère, mais aussi à ce que

les bourgeois d’alors se faisaient de la société une idée un

peu hindoue et la considéraient comme composée de castes

fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans

le rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins des

hasards d’une carrière exceptionnelle ou d’un mariage ines-

péré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une

caste supérieure. M. Swann, le père, était agent de change ;

le « fils Swann » se trouvait faire partie pour toute sa vie

d’une caste où les fortunes, comme dans une catégorie de

contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On savait

quelles avaient été les fréquentations de son père, on savait

donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il

était « en situation » de frayer. S’il en connaissait d’autres,

c’étaient relations de jeune homme sur lesquelles des amis

anciens de sa famille, comme étaient mes parents, fermaient

d’autant plus bienveillamment les yeux qu’il continuait, de-

puis qu’il était orphelin, à venir très fidèlement nous voir ;

mais il y avait fort à parier que ces gens inconnus de nous

qu’il voyait, étaient de ceux qu’il n’aurait pas osé saluer si,

étant avec nous, il les avait rencontrés. Si l’on avait voulu à

toute force appliquer à Swann un coefficient social qui lui fût

personnel, entre les autres fils d’agents de situation égale à

celle de ses parents, ce coefficient eût été pour lui un peu in-

férieur parce que, très simple de façons et ayant toujours eu

– 21 –

une « toquade » d’objets anciens et de peinture, il demeurait

maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses collections

et que ma grand-mère rêvait de visiter, mais qui était situé

quai d’Orléans, quartier que ma grand-tante trouvait infa-

mant d’habiter. « Êtes-vous seulement connaisseur ? Je vous

demande cela dans votre intérêt, parce que vous devez vous

faire repasser des croûtes par les marchands », lui disait ma

grand-tante ; elle ne lui supposait en effet aucune compé-

tence et n’avait pas haute idée même au point de vue intel-

lectuel d’un homme qui dans la conversation évitait les su-

jets sérieux et montrait une précision fort prosaïque non seu-

lement quand il nous donnait, en entrant dans les moindres

détails, des recettes de cuisine, mais même quand les sœurs

de ma grand-mère parlaient de sujets artistiques. Provoqué

par elles à donner son avis, à exprimer son admiration pour

un tableau, il gardait un silence presque désobligeant et se

rattrapait en revanche s’il pouvait fournir sur le musée où il

se trouvait, sur la date où il avait été peint, un renseignement

matériel. Mais d’habitude il se contentait de chercher à nous

amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui

venait de lui arriver avec des gens choisis parmi ceux que

nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec

notre cuisinière, avec notre cocher. Certes ces récits faisaient

rire ma grand-tante, mais sans qu’elle distinguât bien si

c’était à cause du rôle ridicule que s’y donnait toujours

Swann ou de l’esprit qu’il mettait à les conter : « On peut

dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann ! » Comme

elle était la seule personne un peu vulgaire de notre famille,

elle avait soin de faire remarquer aux étrangers, quand on

parlait de Swann, qu’il aurait pu, s’il avait voulu, habiter bou-

levard Haussmann ou avenue de l’Opéra, qu’il était le fils de

M. Swann qui avait dû laisser quatre ou cinq millions, mais

que c’était sa fantaisie. Fantaisie qu’elle jugeait du reste de-

– 22 –

voir être si divertissante pour les autres, qu’à Paris, quand

M. Swann venait le 1er janvier lui apporter son sac de mar-

rons glacés, elle ne manquait pas, s’il y avait du monde, de

lui dire : « Eh bien ! Monsieur Swann, vous habitez toujours

près de l’Entrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer

le train quand vous prenez le chemin de Lyon ? » Et elle re-

gardait du coin de l’œil, par-dessus son lorgnon, les autres

visiteurs.

Mais si l’on avait dit à ma grand-tante que ce Swann qui,

en tant que fils Swann était parfaitement « qualifié » pour

être reçu par toute la « belle bourgeoisie », par les notaires

ou les avoués les plus estimés de Paris (privilège qu’il sem-

blait laisser tomber un peu en quenouille), avait, comme en

cachette, une vie toute différente ; qu’en sortant de chez

nous, à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se coucher, il

rebroussait chemin à peine la rue tournée et se rendait dans

tel salon que jamais l’œil d’aucun agent ou associé d’agent

ne contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante

qu’aurait pu l’être pour une dame plus lettrée la pensée

d’être personnellement liée avec Aristée dont elle aurait

compris qu’il allait, après avoir causé avec elle, plonger au

sein des royaumes de Thétis, dans un empire soustrait aux

yeux des mortels et où Virgile nous le montre reçu à bras

ouverts ; ou – pour s’en tenir à une image qui avait plus de

chance de lui venir à l’esprit, car elle l’avait vu peinte sur nos

assiettes à petits fours de Combray – d’avoir eu à dîner Ali-

Baba, lequel quand il se saura seul, pénétrera dans la ca-

verne, éblouissante de trésors insoupçonnés.

Un jour qu’il était venu nous voir à Paris après dîner en

s’excusant d’être en habit, Françoise ayant, après son départ,

dit tenir du cocher qu’il avait dîné « chez une princesse », –

« Oui, chez une princesse du demi-monde ! » avait répondu

– 23 –

ma tante en haussant les épaules sans lever les yeux de sur

son tricot, avec une ironie sereine.

Aussi, ma grand-tante en usait-elle cavalièrement avec

lui. Comme elle croyait qu’il devait être flatté par nos invita-

tions, elle trouvait tout naturel qu’il ne vînt pas nous voir

l’été sans avoir à la main un panier de pêches ou de fram-

boises de son jardin et que de chacun de ses voyages d’Italie

il m’eût rapporté des photographies de chefs-d’œuvre.

On ne se gênait guère pour l’envoyer quérir dès qu’on

avait besoin d’une recette de sauce gribiche ou de salade à

l’ananas pour des grands dîners où on ne l’invitait pas, ne lui

trouvant pas un prestige suffisant pour qu’on pût le servir à

des étrangers qui venaient pour la première fois. Si la con-

versation tombait sur les princes de la Maison de France :

« des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni moi et

nous nous en passons, n’est-ce pas », disait ma grand-tante à

Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettre de

Twickenham ; elle lui faisait pousser le piano et tourner les

pages les soirs où la sœur de ma grand-mère chantait, ayant

pour manier cet être ailleurs si recherché, la naïve brusquerie

d’un enfant qui joue avec un bibelot de collection sans plus

de précautions qu’avec un objet bon marché. Sans doute le

Swann que connurent à la même époque tant de clubmen

était bien différent de celui que créait ma grand-tante, quand

le soir, dans le petit jardin de Combray, après qu’avaient re-

tenti les deux coups hésitants de la clochette, elle injectait et

vivifiait de tout ce qu ’elle savait sur la famille Swann,

l’obscur et incertain personnage qui se détachait, suivi de ma

grand-mère, sur un fond de ténèbres, et qu’on reconnaissait

à la voix. Mais même au point de vue des plus insignifiantes

choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matériellement

constitué, identique pour tout le monde et dont chacun n’a

– 24 –

qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des

charges ou d’un testament ; notre personnalité sociale est

une création de la pensée des autres. Même l’acte si simple

que nous appelons « voir une personne que nous connais-

sons » est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons

l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les

notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect total que

nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus

grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les

joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez,

elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix

comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que

chaque fois que nous voyons ce visage et que nous enten-

dons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons,

que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann qu’ils s’é-

taient constitué, mes parents avaient omis par ignorance de

faire entrer une foule de particularités de sa vie mondaine

qui étaient cause que d’autres personnes, quand elles étaient

en sa présence, voyaient les élégances régner dans son vi-

sage et s’arrêter à son nez busqué comme à leur frontière na-

turelle ; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage dé-

saffecté de son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces

yeux dépréciés, le vague et doux résidu – mi-mémoire, mi-

oubli – des heures oisives passées ensemble après nos dîners

hebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant

notre vie de bon voisinage campagnard. L’enveloppe corpo-

relle de notre ami en avait été si bien bourrée, ainsi que de

quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann-là

était devenu un être complet et vivant, et que j’ai l’im-

pression de quitter une personne pour aller vers une autre

qui en est distincte, quand, dans ma mémoire, du Swann que

j’ai connu plus tard avec exactitude je passe à ce premier

Swann – à ce premier Swann dans lequel je retrouve les er-

– 25 –

reurs charmantes de ma jeunesse, et qui d’ailleurs ressemble

moins à l’autre qu’aux personnes que j’ai connues à la même

époque, comme s’il en était de notre vie ainsi que d’un mu-

sée où tous les portraits d’un même temps ont un air de fa-

mille, une même tonalité – à ce premier Swann rempli de loi-

sir, parfumé par l’odeur du grand marronnier, des paniers de

framboises et d’un brin d’estragon.

Pourtant un jour que ma grand-mère était allée deman-

der un service à une dame qu’elle avait connue au Sacré-

Cœur (et avec laquelle, à cause de notre conception des

castes elle n’avait pas voulu rester en relations malgré une

sympathie réciproque), la marquise de Villeparisis de la cé-

lèbre famille de Bouillon, celle-ci lui avait dit : « Je crois que

vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami de

mes neveux des Laumes. » Ma grand-mère était revenue de

sa visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des

jardins et où Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et

aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans

la cour et chez qui elle était entrée demander qu’on fît un

point à sa jupe qu’elle avait déchirée dans l’escalier. Ma

grand-mère avait trouvé ces gens parfaits, elle déclarait que

la petite était une perle et que le giletier était l’homme le

plus distingué, le mieux qu’elle eût jamais vu. Car pour elle,

la distinction était quelque chose d’absolument indépendant

du rang social. Elle s’extasiait sur une réponse que le giletier

lui avait faite, disant à maman : « Sévigné n’aurait pas mieux

dit ! » et en revanche, d’un neveu de Mme de Villeparisis

qu’elle avait rencontré chez elle : « Ah ! ma fille, comme il

est commun ! »

Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet, non pas

de relever celui-ci dans l’esprit de ma grand-tante, mais d’y

abaisser Mme de Villeparisis. Il semblait que la considération

– 26 –

que, sur la foi de ma grand-mère, nous accordions à

Mme de Villeparisis, lui créât un devoir de ne rien faire qui

l’en rendît moins digne et auquel elle avait manqué en ap-

prenant l’existence de Swann, en permettant à des parents à

elle de le fréquenter. « Comment, elle connaît Swann ? Pour

une personne que tu prétendais parente du maréchal de

Mac-Mahon ! » Cette opinion de mes parents sur les rela-

tions de Swann leur parut ensuite confirmée par son mariage

avec une femme de la pire société, presque une cocotte que,

d’ailleurs il ne chercha jamais à présenter, continuant à venir

seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d’après la-

quelle ils crurent pouvoir juger – supposant que c’était là

qu’il l’avait prise – le milieu, inconnu d’eux, qu’il fréquentait

habituellement.

Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que

M. Swann était un des plus fidèles habitués des déjeuners du

dimanche chez le duc de X…, dont le père et l’oncle avaient

été les hommes d’État les plus en vue du règne de Louis-

Philippe. Or mon grand-père était curieux de tous les petits

faits qui pouvaient l’aider à entrer par la pensée dans la vie

privée d’hommes comme Molé, comme le duc Pasquier,

comme le duc de Broglie. Il fut enchanté d’apprendre que

Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. Ma

grand-tante au contraire interpréta cette nouvelle dans un

sens défavorable à Swann : quelqu’un qui choisissait ses fré-

quentations en dehors de la caste où il était né, en dehors de

sa « classe » sociale, subissait à ses yeux un fâcheux déclas-

sement. Il lui semblait qu’on renonçât d’un coup au fruit de

toutes les belles relations avec des gens bien posés,

qu’avaient honorablement entretenues et engrangées pour

leurs enfants les familles prévoyantes (ma grand-tante avait

même cessé de voir le fils d’un notaire de nos amis parce

qu’il avait épousé une altesse et était par là descendu pour

– 27 –

elle du rang respecté de fils de notaire à celui d’un de ces

aventuriers, anciens valets de chambre ou garçons d’écurie,

pour qui on raconte que les reines eurent parfois des bontés).

Elle blâma le projet qu’avait mon grand-père d’interroger

Swann, le soir prochain où il devait venir dîner, sur ces amis

que nous lui découvrions. D’autre part les deux sœurs de ma

grand-mère, vieilles filles qui avaient sa noble nature, mais

non son esprit, déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que

leur beau-frère pouvait trouver à parler de niaiseries pa-

reilles. C’étaient des personnes d’aspirations élevées et qui à

cause de cela même étaient incapables de s’intéresser à ce

qu’on appelle un potin, eût-il même un intérêt historique, et

d’une façon générale à tout ce qui ne se rattachait pas direc-

tement à un objet esthétique ou vertueux. Le désintéresse-

ment de leur pensée était tel, à l’égard de tout ce qui, de près

ou de loin semblait se rattacher à la vie mondaine, que leur

sens auditif – ayant fini par comprendre son inutilité momen-

tanée dès qu’à dîner la conversation prenait un ton frivole ou

seulement terre à terre sans que ces deux vieilles demoi-

selles aient pu la ramener aux sujets qui leur étaient chers –,

mettait alors au repos ses organes récepteurs et leur laissait

subir un véritable commencement d’atrophie. Si alors mon

grand-père avait besoin d’attirer l’attention des deux sœurs,

il fallait qu’il eût recours à ces avertissements physiques

dont usent les médecins aliénistes à l’égard de certains ma-

niaques de la distraction : coups frappés à plusieurs reprises

sur un verre avec la lame d’un couteau, coïncidant avec une

brusque interpellation de la voix et du regard, moyens vio-

lents que ces psychiatres transportent souvent dans les rap-

ports courants avec des gens bien portants, soit par habitude

professionnelle, soit qu’ils croient tout le monde un peu fou.

Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où

Swann devait venir dîner, et leur avait personnellement en-

– 28 –

voyé une caisse de vin d’Asti, ma tante, tenant un numéro du

Figaro où à côté du nom d’un tableau qui était à une exposi-

tion de Corot, il y avait ces mots : « de la collection de

M. Charles Swann », nous dit : « Vous avez vu que Swann a

“les honneurs” du Figaro ? — Mais je vous ai toujours dit

qu’il avait beaucoup de goût, dit ma grand-mère. — Naturel-

lement toi, du moment qu’il s’agit d’être d’un autre avis que

nous », répondit ma grand-tante qui sachant que ma grand-

mère n’était jamais du même avis qu’elle, et n’étant pas bien

sûre que ce fût à elle-même que nous donnions toujours rai-

son, voulait nous arracher une condamnation en bloc des

opinions de ma grand-mère contre lesquelles elle tâchait de

nous solidariser de force avec les siennes. Mais nous res-

tâmes silencieux. Les sœurs de ma grand-mère ayant mani-

festé l’intention de parler à Swann de ce mot du Figaro, ma

grand-tante le leur déconseilla. Chaque fois qu’elle voyait

aux autres un avantage si petit fût-il qu’elle n’avait pas, elle

se persuadait que c’était non un avantage mais un mal et elle

les plaignait pour ne pas avoir à les envier. « Je crois que

vous ne lui feriez pas plaisir ; moi je sais bien que cela me se-

rait très désagréable de voir mon nom imprimé tout vif

comme cela dans le journal, et je ne serais pas flattée du tout

qu’on m’en parlât. » Elle ne s’entêta pas d’ailleurs à persua-

der les sœurs de ma grand-mère ; car celles-ci par horreur de

la vulgarité poussaient si loin l’art de dissimuler sous des pé-

riphrases ingénieuses une allusion personnelle qu’elle passait

souvent inaperçue de celui même à qui elle s’adressait.

Quant à ma mère elle ne pensait qu’à tâcher d’obtenir de

mon père qu’il consentît à parler à Swann non de sa femme

mais de sa fille qu’il adorait et à cause de laquelle disait-on il

avait fini par faire ce mariage. « Tu pourrais ne lui dire qu’un

mot, lui demander comment elle va. Cela doit être si cruel

– 29 –

pour lui. » Mais mon père se fâchait : « Mais non ! tu as des

idées absurdes. Ce serait ridicule. »

Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann

devint l’objet d’une préoccupation douloureuse, ce fut moi.

C’est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann,

étaient là, maman ne montait pas dans ma chambre. Je dî-

nais avant tout le monde et je venais ensuite m’asseoir à

table, jusqu’à huit heures où il était convenu que je devais

monter ; ce baiser précieux et fragile que maman me confiait

d’habitude dans mon lit au moment de m’endormir il me fal-

lait le transporter de la salle à manger dans ma chambre et le

garder pendant tout le temps que je me déshabillais, sans

que se brisât sa douceur, sans que se répandît et s’évaporât

sa vertu volatile et, justement ces soirs-là où j’aurais eu be-

soin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je le

prisse, que je le dérobasse brusquement, publiquement, sans

même avoir le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour

porter à ce que je faisais cette attention des maniaques qui

s’efforcent de ne pas penser à autre chose pendant qu’ils

ferment une porte, pour pouvoir, quand l’incertitude mala-

dive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du

moment où ils l’ont fermée. Nous étions tous au jardin quand

retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On sa-

vait que c’était Swann ; néanmoins tout le monde se regarda

d’un air interrogateur et on envoya ma grand-mère en re-

connaissance. « Pensez à le remercier intelligiblement de son

vin, vous savez qu’il est délicieux et la caisse est énorme »,

recommanda mon grand-père à ses deux belles-sœurs. « Ne

commencez pas à chuchoter, dit ma grand-tante. Comme

c’est confortable d’arriver dans une maison où tout le monde

parle bas ! — Ah ! voilà M. Swann. Nous allons lui demander

s’il croit qu’il fera beau demain », dit mon père. Ma mère

pensait qu’un mot d’elle effacerait toute la peine que dans

– 30 –

notre famille on avait pu faire à Swann depuis son mariage.

Elle trouva le moyen de l’emmener un peu à l’écart. Mais je

la suivis ; je ne pouvais me décider à la quitter d’un pas en

pensant que tout à l’heure il faudrait que je la laisse dans la

salle à manger et que je remonte dans ma chambre sans

avoir comme les autres soirs la consolation qu’elle vînt

m’embrasser. « Voyons, monsieur Swann, lui dit-elle, parlez-

moi un peu de votre fille ; je suis sûre qu’elle a déjà le goût

des belles œuvres comme son papa. — Mais venez donc

vous asseoir avec nous tous sous la véranda », dit mon

grand-père en s’approchant. Ma mère fut obligée de s’inter-

rompre, mais elle tira de cette contrainte même une pensée

délicate de plus, comme les bons poètes que la tyrannie de la

rime force à trouver leurs plus grandes beautés : « Nous re-

parlerons d’elle quand nous serons tous les deux, dit-elle à

mi-voix à Swann. Il n’y a qu’une maman qui soit digne de

vous comprendre. Je suis sûre que la sienne serait de mon

avis. » Nous nous assîmes tous autour de la table de fer.

J’aurais voulu ne pas penser aux heures d’angoisse que je

passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir m’en-

dormir ; je tâchais de me persuader qu’elles n’avaient aucune

importance, puisque je les aurais oubliées demain matin, de

m’attacher à des idées d’avenir qui auraient dû me conduire

comme sur un pont au-delà de l’abîme prochain qui

m’effrayait. Mais mon esprit tendu par ma préoccupation,

rendu convexe comme le regard que je dardais sur ma mère,

ne se laissait pénétrer par aucune impression étrangère. Les

pensées entraient bien en lui, mais à condition de laisser de-

hors tout élément de beauté ou simplement de drôlerie qui

m’eût touché ou distrait. Comme un malade, grâce à un

anesthésique, assiste avec une pleine lucidité à l’opération

qu’on pratique sur lui, mais sans rien sentir, je pouvais me

réciter des vers que j’aimais ou observer les efforts que mon

– 31 –

grand-père faisait pour parler à Swann du duc d’Audiffret-

Pasquier, sans que les premiers me fissent éprouver aucune

émotion, les seconds aucune gaieté. Ces efforts furent infruc-

tueux. À peine mon grand-père eut-il posé à Swann une

question relative à cet orateur qu’une des sœurs de ma

grand-mère aux oreilles de qui cette question résonna

comme un silence profond mais intempestif et qu’il était poli

de rompre, interpella l’autre : « Imagine-toi, Céline, que j’ai

fait la connaissance d’une jeune institutrice suédoise qui m’a

donné sur les coopératives dans les pays scandinaves des dé-

tails tout ce qu’il y a de plus intéressants. Il faudra qu’elle

vienne dîner ici un soir. — Je crois bien ! répondit sa sœur

Flora, mais je n’ai pas perdu mon temps non plus. J’ai ren-

contré chez M. Vinteuil un vieux savant qui connaît beau-

coup Maubant, et à qui Maubant a expliqué dans le plus

grand détail comment il s’y prend pour composer un rôle.

C’est tout ce qu’il y a de plus intéressant. C’est un voisin de

M. Vinteuil, je n’en savais rien ; et il est très aimable. — Il

n’y a pas que M. Vinteuil qui ait des voisins aimables »,

s’écria ma tante Céline d’une voix que la timidité rendait

forte et la préméditation, factice, tout en jetant sur Swann ce

qu’elle appelait un regard significatif. En même temps ma

tante Flora qui avait compris que cette phrase était le remer-

ciement de Céline pour le vin d’Asti, regardait également

Swann avec un air mêlé de congratulation et d’ironie, soit

simplement pour souligner le trait d’esprit de sa sœur, soit

qu’elle enviât Swann de l’avoir inspiré, soit qu’elle ne pût

s’empêcher de se moquer de lui parce qu’elle le croyait sur la

sellette. « Je crois qu’on pourra réussir à avoir ce monsieur à

dîner, continua Flora ; quand on le met sur Maubant ou sur

Mme Materna, il parle des heures sans s’arrêter. — Ce doit

être délicieux », soupira mon grand-père dans l’esprit de qui

la nature avait malheureusement aussi complètement omis

– 32 –

d’inclure la possibilité de s’intéresser passionnément aux

coopératives suédoises ou à la composition des rôles de

Maubant, qu’elle avait oublié de fournir celui des sœurs de

ma grand-mère du petit grain de sel qu’il faut ajouter soi-

même pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la vie in-

time de Molé ou du comte de Paris. « Tenez, dit Swann à

mon grand-père, ce que je vais vous dire a plus de rapports

que cela n’en a l’air avec ce que vous me demandiez, car sur

certains points les choses n’ont pas énormément changé. Je

relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous

aurait amusé. C’est dans le volume sur son ambassade

d’Espagne ; ce n’est pas un des meilleurs, ce n’est guère

qu’un journal, mais du moins un journal merveilleusement

écrit, ce qui fait déjà une première différence avec les as-

sommants journaux que nous nous croyons obligés de lire

matin et soir. — Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours

où la lecture des journaux me semble fort agréable… », in-

terrompit ma tante Flora, pour montrer qu’elle avait lu la

phrase sur le Corot de Swann dans Le Figaro. « Quand ils

parlent de choses ou de gens qui nous intéressent ! » enchérit

ma tante Céline. « Je ne dis pas non, répondit Swann étonné.

Ce que je reproche aux journaux c’est de nous faire faire at-

tention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que

nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il

y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons

fiévreusement chaque matin la bande du journal, alors on

devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je

ne sais pas, les… Pensées de Pascal ! (il détacha ce mot d’un

ton d’emphase ironique pour ne pas avoir l’air pédant). Et

c’est dans le volume doré sur tranches que nous n’ouvrons

qu’une fois tous les dix ans », ajouta-t-il en témoignant pour

les choses mondaines ce dédain qu’affectent certains

hommes du monde, « que nous lirions que la reine de Grèce

– 33 –

est allée à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un

bal costumé. Comme cela la juste proportion serait réta-

blie. » Mais regrettant de s’être laissé aller à parler même lé-

gèrement de choses sérieuses : « Nous avons une bien belle

conversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi

nous abordons ces “sommets” », et se tournant vers mon

grand-père : « Donc Saint-Simon raconte que Maulévrier

avait eu l’audace de tendre la main à ses fils. Vous savez,

c’est ce Maulévrier dont il dit : “Jamais je ne vis dans cette

épaisse bouteille que de l’humeur, de la grossièreté et des

sottises.” — Épaisses ou non, je connais des bouteilles où il y

a tout autre chose », dit vivement Flora, qui tenait à avoir

remercié Swann elle aussi, car le présent de vin d’Asti

s’adressait aux deux. Céline se mit à rire. Swann interloqué

reprit : « “Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau”, écrit

Saint-Simon, “il voulut donner la main à mes enfants. Je

m’en aperçus assez tôt pour l’en empêcher.” » Mon grand-

père s’extasiait déjà sur « ignorance ou panneau », mais

Mlle Céline, chez qui le nom de Saint-Simon – un littérateur –

avait empêché l’anesthésie complète des facultés auditives,

s’indignait déjà : « Comment ? vous admirez cela ? Eh bien !

c’est du joli ! Mais qu’est-ce que cela peut vouloir dire ; est-

ce qu’un homme n’est pas autant qu’un autre ? Qu’est-ce que

cela peut faire qu’il soit duc ou cocher s’il a de l’intelligence

et du cœur ? Il avait une belle manière d’élever ses enfants,

votre Saint-Simon, s’il ne leur disait pas de donner la main à

tous les honnêtes gens. Mais c’est abominable, tout simple-

ment. Et vous osez citer cela ? » Et mon grand-père navré,

sentant l’impossibilité, devant cette obstruction, de chercher

à faire raconter à Swann, les histoires qui l’eussent amusé di-

sait à voix basse à maman : « Rappelle-moi donc le vers que

tu m’as appris et qui me soulage tant dans ces moments-là.

– 34 –

Ah ! oui ! : “Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr !”

Ah ! comme c’est bien ! »

Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que

quand on serait à table, on ne me permettrait pas de rester

pendant toute la durée du dîner et que pour ne pas contrarier

mon père, maman ne me laisserait pas l’embrasser à plu-

sieurs reprises devant le monde, comme si ç’avait été dans

ma chambre. Aussi je me promettais, dans la salle à manger,

pendant qu’on commencerait à dîner et que je sentirais ap-

procher l’heure, de faire d’avance de ce baiser qui serait si

court et furtif, tout ce que j’en pouvais faire seul, de choisir

avec mon regard la place de la joue que j’embrasserais, de

préparer ma pensée pour pouvoir grâce à ce commencement

mental de baiser consacrer toute la minute que m’ac-

corderait maman à sentir sa joue contre mes lèvres, comme

un peintre qui ne peut obtenir que de courtes séances de

pose, prépare sa palette, et a fait d’avance de souvenir,

d’après ses notes, tout ce pour quoi il pouvait à la rigueur se

passer de la présence du modèle. Mais voici qu’avant que le

dîner fût sonné mon grand-père eut la férocité inconsciente

de dire : « Le petit a l’air fatigué, il devrait monter se cou-

cher. On dîne tard du reste ce soir. » Et mon père, qui ne

gardait pas aussi scrupuleusement que ma grand-mère et que

ma mère la foi des traités, dit : « Oui, allons, va te coucher. »

Je voulus embrasser maman, à cet instant on entendit la

cloche du dîner. « Mais non, voyons, laisse ta mère, vous

vous êtes assez dit bonsoir comme cela, ces manifestations

sont ridicules. Allons, monte ! » Et il me fallut partir sans via-

tique ; il me fallut monter chaque marche de l’escalier,

comme dit l’expression populaire, à « contrecœur », montant

contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère

parce qu’elle ne lui avait pas, en m’embrassant, donné li-

cence de me suivre. Cet escalier détesté où je m’engageais

– 35 –

toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait

en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de

chagrin que je ressentais chaque soir et la rendait peut-être

plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que sous cette

forme olfactive mon intelligence n’en pouvait plus prendre sa

part. Quand nous dormons et qu’une rage de dents n’est en-

core perçue par nous que comme une jeune fille que nous

nous efforçons deux cents fois de suite de tirer de l’eau ou

que comme un vers de Molière que nous nous répétons sans

arrêter, c’est un grand soulagement de nous réveiller et que

notre intelligence puisse débarrasser l’idée de rage de dents,

de tout déguisement héroïque ou cadencé. C’est l’inverse de

ce soulagement que j’éprouvais quand mon chagrin de mon-

ter dans ma chambre entrait en moi d’une façon infiniment

plus rapide, presque instantanée, à la fois insidieuse et

brusque, par l’inhalation – beaucoup plus toxique que la pé-

nétration morale – de l’odeur de vernis particulière à cet es-

calier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les

issues, fermer les volets, creuser mon propre tombeau, en

défaisant mes couvertures, revêtir le suaire de ma chemise

de nuit. Mais avant de m’ensevelir dans le lit de fer qu’on

avait ajouté dans la chambre parce que j’avais trop chaud

l’été sous les courtines de reps du grand lit, j’eus un mouve-

ment de révolte, je voulus essayer d’une ruse de condamné.

J’écrivis à ma mère en la suppliant de monter pour une

chose grave que je ne pouvais lui dire dans ma lettre. Mon

effroi était que Françoise, la cuisinière de ma tante qui était

chargée de s’occuper de moi quand j’étais à Combray, refu-

sât de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire une

commission à ma mère quand il y avait du monde lui paraî-

trait aussi impossible que pour le portier d’un théâtre de re-

mettre une lettre à un acteur pendant qu’il est en scène. Elle

possédait à l’égard des choses qui peuvent ou ne peuvent

– 36 –

pas se faire un code impérieux, abondant, subtil et intransi-

geant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce que

lui donnait l’apparence de ces lois antiques qui, à côté de

prescriptions féroces comme de massacrer les enfants à la

mamelle, défendent avec une délicatesse exagérée de faire

bouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger

dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code, si l’on en ju-

geait par l’entêtement soudain qu’elle mettait à ne pas vou-

loir faire certaines commissions que nous lui donnions, sem-

blait avoir prévu des complexités sociales et des raffine-

ments mondains tels que rien dans l’entourage de Françoise

et dans sa vie de domestique de village n’avait pu les lui sug-

gérer ; et l’on était obligé de se dire qu’il y avait en elle un

passé français très ancien, noble et mal compris, comme

dans ces cités manufacturières où de vieux hôtels témoi-

gnent qu’il y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers

d’une usine de produits chimiques travaillent au milieu de

délicates sculptures qui représentent le miracle de saint

Théophile ou les quatre fils Aymon. Dans le cas particulier,

l’article du code à cause duquel il était peu probable que sauf

le cas d’incendie Françoise allât déranger maman en pré-

sence de M. Swann pour un aussi petit personnage que moi,

exprimait simplement le respect qu’elle professait non seu-

lement pour les parents – comme pour les morts, les prêtres

et les rois – mais encore pour l’étranger à qui on donne l’hos-

pitalité, respect qui m’aurait peut-être touché dans un livre

mais qui m’irritait toujours dans sa bouche, à cause du ton

grave et attendri qu’elle prenait pour en parler, et davantage

ce soir où le caractère sacré qu’elle conférait au dîner avait

pour effet qu’elle refuserait d’en troubler la cérémonie. Mais

pour mettre une chance de mon côté, je n’hésitai pas à men-

tir et à lui dire que ce n’était pas du tout moi qui avais voulu

écrire à maman, mais que c’était maman qui, en me quittant,

– 37 –

m’avait recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une

réponse relativement à un objet qu’elle m’avait prié de cher-

cher ; et elle serait certainement très fâchée si on ne lui re-

mettait pas ce mot. Je pense que Françoise ne me crut pas,

car, comme les hommes primitifs dont les sens étaient plus

puissants que les nôtres, elle discernait immédiatement, à

des signes insaisissables pour nous, toute vérité que nous

voulions lui cacher ; elle regarda pendant cinq minutes

l’enveloppe comme si l’examen du papier et l’aspect de

l’écriture allaient la renseigner sur la nature du contenu ou

lui apprendre à quel article de son code elle devait se référer.

Puis elle sortit d’un air résigné qui semblait signifier : « C’est-

il pas malheureux pour des parents d’avoir un enfant pa-

reil ! » Elle revint au bout d’un moment me dire qu’on n’en

était encore qu’à la glace, qu’il était impossible au maître

d’hôtel de remettre la lettre en ce moment devant tout le

monde, mais que, quand on serait aux rince-bouche, on

trouverait le moyen de la faire passer à maman. Aussitôt

mon anxiété tomba ; maintenant ce n’était plus comme tout

à l’heure pour jusqu’à demain que j’avais quitté ma mère,

puisque mon petit mot allait, la fâchant sans doute (et dou-

blement parce que ce manège me rendrait ridicule aux yeux

de Swann), me faire du moins entrer invisible et ravi dans la

même pièce qu’elle, allait lui parler de moi à l’oreille puisque

cette salle à manger interdite, hostile, où, il y avait un instant

encore, la glace elle-même – le « granité » – et les rince-

bouche me semblaient recéler des plaisirs malfaisants et

mortellement tristes parce que maman les goûtait loin de

moi, s’ouvrait à moi et, comme un fruit devenu doux qui

brise son enveloppe, allait faire jaillir, projeter jusqu’à mon

cœur enivré l’attention de maman tandis qu’elle lirait mes

lignes. Maintenant je n’étais plus séparé d’elle ; les barrières

– 38 –

étaient tombées, un fil délicieux nous réunissait. Et puis, ce

n’était pas tout : maman allait sans doute venir !

L’angoisse que je venais d’éprouver, je pensais que

Swann s’en serait bien moqué s’il avait lu ma lettre et en

avait deviné le but ; or, au contraire, comme je l’ai appris

plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de longues

années de sa vie et personne, aussi bien que lui peut-être,

n’aurait pu me comprendre ; lui, cette angoisse qu’il y a à

sentir l’être qu’on aime dans un lieu de plaisir où l’on n’est

pas, où l’on ne peut pas le rejoindre, c’est l’amour qui la lui a

fait connaître, l’amour, auquel elle est en quelque sorte pré-

destinée, par lequel elle sera accaparée, spécialisée ; mais

quand, comme pour moi, elle est entrée en nous avant qu’il

ait encore fait son apparition dans notre vie, elle flotte en

l’attendant, vague et libre, sans affectation déterminée, au

service un jour d’un sentiment, le lendemain d’un autre, tan-

tôt de la tendresse filiale ou de l’amitié pour un camarade. Et

la joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand

Françoise revint me dire que ma lettre serait remise, Swann

l’avait bien connue aussi cette joie trompeuse que nous

donne quelque ami, quelque parent de la femme que nous

aimons, quand arrivant à l’hôtel ou au théâtre où elle se

trouve, pour quelque bal, redoute ou première où il va la re-

trouver, cet ami nous aperçoit errant dehors, attendant dé-

sespérément quelque occasion de communiquer avec elle. Il

nous reconnaît, nous aborde familièrement, nous demande

ce que nous faisons là. Et comme nous inventons que nous

avons quelque chose d’urgent à dire à sa parente ou amie, il

nous assure que rien n’est plus simple, nous fait entrer dans

le vestibule et nous promet de nous l’envoyer avant cinq mi-

nutes. Que nous l’aimons – comme en ce moment j’aimais

Françoise –, l’intermédiaire bien intentionné qui d’un mot

vient de nous rendre supportable, humaine et presque pro-

– 39 –

pice la fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous

croyions que des tourbillons ennemis, pervers et délicieux

entraînaient loin de nous, la faisant rire de nous, celle que

nous aimons. Si nous en jugeons par lui, le parent qui nous a

accosté et qui est lui aussi un des initiés des cruels mystères,

les autres invités de la fête ne doivent rien avoir de bien dé-

moniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes où elle

allait goûter des plaisirs inconnus, voici que par une brèche

inespérée nous y pénétrons ; voici qu’un des moments dont

la succession les aurait composées, un moment aussi réel

que les autres, même peut-être plus important pour nous,

parce que notre maîtresse y est plus mêlée, nous nous le re-

présentons, nous le possédons, nous y intervenons, nous

l’avons créé presque : le moment où on va lui dire que nous

sommes là, en bas. Et sans doute les autres moments de la

fête ne devaient pas être d’une essence bien différente de ce-

lui-là, ne devaient rien avoir de plus délicieux et qui dût tant

nous faire souffrir puisque l’ami bienveillant nous a dit :

« Mais elle sera ravie de descendre ! Cela lui fera beaucoup

plus de plaisir de causer avec vous que de s’ennuyer là-

haut. » Hélas ! Swann en avait fait l’expérience, les bonnes

intentions d’un tiers sont sans pouvoir sur une femme qui

s’irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par

quelqu’un qu’elle n’aime pas. Souvent, l’ami redescend seul.

Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon

amour-propre (engagé à ce que la fable de la recherche dont

elle était censée m’avoir prié de lui dire le résultat ne fût pas

démentie) me fit dire par Françoise ces mots : « Il n’y a pas

de réponse » que depuis j’ai si souvent entendu des con-

cierges de « palaces » ou des valets de pied de tripots, rap-

porter à quelque pauvre fille qui s’étonne : « Comment, il n’a

rien dit, mais c’est impossible ! Vous avez pourtant bien re-

mis ma lettre. C’est bien, je vais attendre encore. » Et – de

– 40 –

même qu’elle assure invariablement n’avoir pas besoin du

bec supplémentaire que le concierge veut allumer pour elle,

et reste là, n’entendant plus que les rares propos sur le temps

qu’il fait échangés entre le concierge et un chasseur qu’il en-

voie tout d’un coup en s’apercevant de l’heure, faire rafraî-

chir dans la glace la boisson d’un client – ayant décliné

l’offre de Françoise de me faire de la tisane ou de rester au-

près de moi, je la laissai retourner à l’office, je me couchai et

je fermai les yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de

mes parents qui prenaient le café au jardin. Mais au bout de

quelques secondes, je sentis qu’en écrivant ce mot à maman,

en m’approchant au risque de la fâcher, si près d’elle que

j’avais cru toucher le moment de la revoir, je m’étais barré la

possibilité de m’endormir sans l’avoir revue, et les batte-

ments de mon cœur, de minute en minute devenaient plus

douloureux parce que j’augmentais mon agitation en me

prêchant un calme qui était l’acceptation de mon infortune.

Tout à coup mon anxiété tomba, une félicité m’envahit

comme quand un médicament puissant commence à agir et

nous enlève une douleur : je venais de prendre la résolution

de ne plus essayer de m’endormir sans avoir revu maman, de

l’embrasser coûte que coûte, bien que ce fût avec la certitude

d’être ensuite fâché pour longtemps avec elle, quand elle

remonterait se coucher. Le calme qui résultait de mes an-

goisses finies me mettait dans une allégresse extraordinaire,

non moins que l’attente, la soif et la peur du danger. J’ouvris

la fenêtre sans bruit et m’assis au pied de mon lit ; je ne fai-

sais presque aucun mouvement afin qu’on ne m’entendît pas

d’en bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi, figées en

une muette attention à ne pas troubler le clair de lune, qui

doublant et reculant chaque chose par l’extension devant

elle de son reflet, plus dense et concret qu’elle-même, avait à

la fois aminci et agrandi le paysage comme un plan replié

– 41 –

jusque-là, qu’on développe. Ce qui avait besoin de bouger,

quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frisson-

nement minutieux, total, exécuté jusque dans ses moindres

nuances et ses dernières délicatesses, ne bavait pas sur le

reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit. Exposés

sur ce silence qui n’en absorbait rien, les bruits les plus éloi-

gnés, ceux qui devaient venir de jardins situés à l’autre bout

de la ville, se percevaient détaillés avec un tel « fini » qu’ils

semblaient ne devoir cet effet de lointain qu’à leur pianissi-

mo, comme ces motifs en sourdine si bien exécutés par

l’orchestre du Conservatoire, que quoiqu’on n’en perde pas

une note on croit les entendre cependant loin de la salle du

concert et que tous les vieux abonnés – les sœurs de ma

grand-mère aussi quand Swann leur avait donné ses places –

tendaient l’oreille comme s’ils avaient écouté les progrès

lointains d’une armée en marche qui n’aurait pas encore

tourné la rue de Trévise.

Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de

tous celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes pa-

rents, les conséquences les plus graves, bien plus graves en

vérité qu’un étranger n’aurait pu le supposer, de celles qu’il

aurait cru que pouvaient produire seules des fautes vraiment

honteuses. Mais dans l’éducation qu’on me donnait, l’ordre

des fautes n’était pas le même que dans l’éducation des

autres enfants et on m’avait habitué à placer avant toutes les

autres (parce que sans doute il n’y en avait pas contre les-

quelles j’eusse besoin d’être plus soigneusement gardé)

celles dont je comprends maintenant que leur caractère

commun est qu’on y tombe en cédant à une impulsion ner-

veuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot, on ne décla-

rait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que j’étais

excusable d’y succomber ou même peut-être incapable d’y

résister. Mais je les reconnaissais bien à l’angoisse qui les

– 42 –

précédait comme à la rigueur du châtiment qui les suivait ; et

je savais que celle que je venais de commettre était de la

même famille que d’autres pour lesquelles j’avais été sévè-

rement puni, quoique infiniment plus grave. Quand j’irais me

mettre sur le chemin de ma mère au moment où elle monte-

rait se coucher, et qu’elle verrait que j’étais resté levé pour

lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus

rester à la maison, on me mettrait au collège le lendemain,

c’était certain. Eh bien ! dussé-je me jeter par la fenêtre cinq

minutes après, j’aimais encore mieux cela. Ce que je voulais

maintenant c’était maman, c’était lui dire bonsoir, j’étais allé

trop loin dans la voie qui menait à la réalisation de ce désir

pour pouvoir rebrousser chemin.

J’entendis les pas de mes parents qui accompagnaient

Swann ; et quand le grelot de la porte m’eut averti qu’il ve-

nait de partir, j’allai à la fenêtre. Maman demandait à mon

père s’il avait trouvé la langouste bonne et si M. Swann avait

repris de la glace au café et à la pistache. « Je l’ai trouvée

bien quelconque, dit ma mère ; je crois que la prochaine fois

il faudra essayer d’un autre parfum. — Je ne peux pas dire

comme je trouve que Swann change, dit ma grand-tante, il

est d’un vieux ! » Ma grand-tante avait tellement l’habitude

de voir toujours en Swann un même adolescent, qu’elle

s’étonnait de le trouver tout à coup moins jeune que l’âge

qu’elle continuait à lui donner. Et mes parents du reste

commençaient à lui trouver cette vieillesse anormale, exces-

sive, honteuse et méritée des célibataires, de tous ceux pour

qui il semble que le grand jour qui n’a pas de lendemain soit

plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide

et que les moments s’y additionnent depuis le matin sans se

diviser ensuite entre des enfants. « Je crois qu’il a beaucoup

de soucis avec sa coquine de femme qui vit au su de tout

Combray avec un certain monsieur de Charlus. C’est la fable

– 43 –

de la ville. » Ma mère fit remarquer qu’il avait pourtant l’air

bien moins triste depuis quelque temps. « Il fait aussi moins

souvent ce geste qu’il a tout à fait comme son père de

s’essuyer les yeux et de se passer la main sur le front. Moi je

crois qu’au fond il n’aime plus cette femme. — Mais naturel-

lement il ne l’aime plus, répondit mon grand-père. J’ai reçu

de lui il y a déjà longtemps une lettre à ce sujet, à laquelle je

me suis empressé de ne pas me conformer, et qui ne laisse

aucun doute sur ses sentiments, au moins d’amour, pour sa

femme. Hé bien ! vous voyez, vous ne l’avez pas remercié

pour l’asti », ajouta mon grand-père en se tournant vers ses

deux belles-sœurs. « Comment, nous ne l’avons pas remer-

cié ? Je crois, entre nous, que je lui ai même tourné cela as-

sez délicatement, répondit ma tante Flora. — Oui, tu as très

bien arrangé cela : je t’ai admirée, dit ma tante Céline. —

Mais toi tu as été très bien aussi. — Oui, j’étais assez fière

de ma phrase sur les voisins aimables. — Comment, c’est ce-

la que vous appelez remercier ! s’écria mon grand-père. J’ai

bien entendu cela, mais du diable si j’ai cru que c’était pour

Swann. Vous pouvez être sûres qu’il n’a rien compris. —

Mais voyons, Swann n’est pas bête, je suis certaine qu’il a

apprécié. Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de

bouteilles et le prix du vin ! » Mon père et ma mère restèrent

seuls, et s’assirent un instant ; puis mon père dit : « Hé bien !

si tu veux, nous allons monter nous coucher. — Si tu veux,

mon ami, bien que je n’aie pas l’ombre de sommeil ; ce n’est

pas cette glace au café si anodine qui a pu pourtant me tenir

si éveillée ; mais j’aperçois de la lumière dans l’office et

puisque la pauvre Françoise m’a attendue, je vais lui deman-

der de dégrafer mon corsage pendant que tu vas te déshabil-

ler. » Et ma mère ouvrit la porte treillagée du vestibule qui

donnait sur l’escalier. Bientôt, je l’entendis qui montait fer-

mer sa fenêtre. J’allai sans bruit dans le couloir ; mon cœur

– 44 –

battait si fort que j’avais de la peine à avancer, mais du

moins il ne battait plus d’anxiété, mais d’épouvante et de

joie. Je vis dans la cage de l’escalier la lumière projetée par

la bougie de maman. Puis je la vis elle-même ; je m’élançai.

À la première seconde, elle me regarda avec étonnement, ne

comprenant pas ce qui était arrivé. Puis sa figure prit une

expression de colère, elle ne me disait même pas un mot, et

en effet pour bien moins que cela on ne m’adressait plus la

parole pendant plusieurs jours. Si maman m’avait dit un mot,

ç’aurait été admettre qu’on pouvait me reparler et d’ailleurs

cela peut-être m’eût paru plus terrible encore, comme un

signe que devant la gravité du châtiment qui allait se prépa-

rer, le silence, la brouille, eussent été puérils. Une parole

c’eût été le calme avec lequel on répond à un domestique

quand on vient de décider de le renvoyer ; le baiser qu’on

donne à un fils qu’on envoie s’engager alors qu’on le lui au-

rait refusé si on devait se contenter d’être fâché deux jours

avec lui. Mais elle entendit mon père qui montait du cabinet

de toilette où il était allé se déshabiller et, pour éviter la

scène qu’il me ferait, elle me dit d’une voix entrecoupée par

la colère : « Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins ton père ne

t’ait pas vu ainsi attendant comme un fou ! » Mais je lui répé-

tais : « Viens me dire bonsoir », terrifié en voyant que le re-

flet de la bougie de mon père s’élevait déjà sur le mur, mais

aussi usant de son approche comme d’un moyen de chantage

et espérant que maman, pour éviter que mon père me trou-

vât encore là si elle continuait à refuser, allait me dire :

« Rentre dans ta chambre, je vais venir. » Il était trop tard,

mon père était devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces

mots que personne n’entendit : « Je suis perdu ! »

Il n’en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment

des permissions qui m’avaient été consenties dans les pactes

plus larges octroyés par ma mère et ma grand-mère parce

– 45 –

qu’il ne se souciait pas des « principes » et qu’il n’y avait pas

avec lui de « Droit des gens ». Pour une raison toute contin-

gente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier

moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu’on ne

pouvait m’en priver sans parjure, ou bien, comme il avait en-

core fait ce soir, longtemps avant l’heure rituelle, il me di-

sait : « Allons, monte te coucher, pas d’explication ! » Mais

aussi, parce qu’il n’avait pas de principes (dans le sens de ma

grand-mère), il n’avait pas à proprement parler d’intransi-

geance. Il me regarda un instant d’un air étonné et fâché,

puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots em-

barrassés ce qui était arrivé, il lui dit : « Mais va donc avec

lui, puisque tu disais justement que tu n’as pas envie de

dormir, reste un peu dans sa chambre, moi je n’ai besoin de

rien. — Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que

j’aie envie ou non de dormir, ne change rien à la chose, on

ne peut pas habituer cet enfant… — Mais il ne s’agit pas

d’habituer, dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien

que ce petit a du chagrin, il a l’air désolé, cet enfant ; voyons,

nous ne sommes pas des bourreaux ! Quand tu l’auras rendu

malade, tu seras bien avancée ! Puisqu’il y a deux lits dans sa

chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et

couche pour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui

ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher. »

On ne pouvait pas remercier mon père ; on l’eût agacé

par ce qu’il appelait des sensibleries. Je restai sans oser faire

un mouvement ; il était encore devant nous, grand, dans sa

robe de nuit blanche sous le cachemire de l’Inde violet et

rose qu’il nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des né-

vralgies, avec le geste d’Abraham dans la gravure d’après

Benozzo Gozzoli que m’avait donnée M. Swann, disant à Sa-

rah qu’elle a à se départir du côté d’Isaac. Il y a bien des an-

nées de cela. La muraille de l’escalier, où je vis monter le re-

– 46 –

flet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aus-

si bien des choses ont été détruites que je croyais devoir du-

rer toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant nais-

sance à des peines et à des joies nouvelles que je n’aurais pu

prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues

difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon

père a cessé de pouvoir dire à maman : « Va avec le petit. »

La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi.

Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien perce-

voir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de con-

tenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand je me

retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé ;

et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davan-

tage autour de moi que je les entends de nouveau, comme

ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la

ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais qui se

remettent à sonner dans le silence du soir.

Maman passa cette nuit-là dans ma chambre ; au mo-

ment où je venais de commettre une faute telle que je m’at-

tendais à être obligé de quitter la maison, mes parents m’ac-

cordaient plus que je n’eusse jamais obtenu d’eux comme

récompense d’une belle action. Même à l’heure où elle se

manifestait par cette grâce, la conduite de mon père à mon

égard gardait ce quelque chose d’arbitraire et d’immérité qui

la caractérisait et qui tenait à ce que généralement elle résul-

tait plutôt de convenances fortuites que d’un plan prémédité.

Peut-être même que ce que j’appelais sa sévérité, quand il

m’envoyait me coucher, méritait moins ce nom que celle de

ma mère ou ma grand-mère, car sa nature, plus différente en

certains points de la mienne que n’était la leur, n’avait pro-

bablement pas deviné jusqu’ici combien j’étais malheureux

tous les soirs, ce que ma mère et ma grand-mère savaient

bien ; mais elles m’aimaient assez pour ne pas consentir à

– 47 –

m’épargner de la souffrance, elles voulaient m’apprendre à la

dominer afin de diminuer ma sensibilité nerveuse et fortifier

ma volonté. Pour mon père, dont l’affection pour moi était

d’une autre sorte, je ne sais pas s’il aurait eu ce courage :

pour une fois où il venait de comprendre que j’avais du cha-

grin, il avait dit à ma mère : « Va donc le consoler. » Maman

resta cette nuit-là dans ma chambre et, comme pour ne gâter

d’aucun remords ces heures si différentes de ce que j’avais

eu le droit d’espérer, quand Françoise, comprenant qu’il se

passait quelque chose d’extraordinaire en voyant maman as-

sise près de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer

sans me gronder, lui demanda : « Mais Madame, qu’a donc

Monsieur à pleurer ainsi ? » maman lui répondit : « Mais il ne

sait pas lui-même, Françoise, il est énervé ; préparez-moi

vite le grand lit et montez vous coucher. » Ainsi, pour la

première fois, ma tristesse n’était plus considérée comme

une faute punissable mais comme un mal involontaire qu’on

venait de reconnaître officiellement, comme un état nerveux

dont je n’étais pas responsable ; j’avais le soulagement de

n’avoir plus à mêler de scrupules à l’amertume de mes

larmes, je pouvais pleurer sans péché. Je n’étais pas non plus

médiocrement fier vis-à-vis de Françoise de ce retour des

choses humaines, qui, une heure après que maman avait re-

fusé de monter dans ma chambre et m’avait fait dédaigneu-

sement répondre que je devrais dormir, m’élevait à la dignité

de grande personne et m’avait fait atteindre tout d’un coup à

une sorte de puberté du chagrin, d’émancipation des larmes.

J’aurais dû être heureux : je ne l’étais pas. Il me semblait que

ma mère venait de me faire une première concession qui de-

vait lui être douloureuse, que c’était une première abdication

de sa part devant l’idéal qu’elle avait conçu pour moi, et que

pour la première fois elle, si courageuse, s’avouait vaincue. Il

me semblait que si je venais de remporter une victoire c’était

– 48 –

contre elle, que j’avais réussi comme auraient pu faire la ma-

ladie, des chagrins, ou l’âge, à détendre sa volonté, à faire

fléchir sa raison et que cette soirée commençait une ère, res-

terait comme une triste date. Si j’avais osé maintenant,

j’aurais dit à maman : « Non je ne veux pas, ne couche pas

ici. » Mais je connaissais la sagesse pratique, réaliste comme

on dirait aujourd’hui, qui tempérait en elle la nature ardem-

ment idéaliste de ma grand-mère, et je savais que, mainte-

nant que le mal était fait, elle aimerait mieux m’en laisser du

moins goûter le plaisir calmant et ne pas déranger mon père.

Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de jeunesse

ce soir-là où elle me tenait si doucement les mains et cher-

chait à arrêter mes larmes ; mais justement il me semblait

que cela n’aurait pas dû être, sa colère eût été moins triste

pour moi que cette douceur nouvelle que n’avait pas connue

mon enfance ; il me semblait que je venais d’une main impie

et secrète de tracer dans son âme une première ride et d’y

faire apparaître un premier cheveu blanc. Cette pensée re-

doubla mes sanglots et alors je vis maman, qui jamais ne se

laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout

d’un coup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie

de pleurer. Comme elle sentit que je m’en étais aperçu, elle

me dit en riant : « Voilà mon petit jaunet, mon petit serin, qui

va rendre sa maman aussi bêtasse que lui, pour peu que cela

continue. Voyons, puisque tu n’as pas sommeil ni ta maman

non plus, ne restons pas à nous énerver, faisons quelque

chose, prenons un de tes livres. » Mais je n’en avais pas là.

« Est-ce que tu aurais moins de plaisir si je sortais déjà les

livres que ta grand-mère doit te donner pour ta fête ? Pense

bien : tu ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain ? »

J’étais au contraire enchanté et maman alla chercher un pa-

quet de livres dont je ne pus deviner, à travers le papier qui

les enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce

– 49 –

premier aspect, pourtant sommaire et voilé, éclipsaient déjà

la boîte à couleurs du Jour de l’An et les vers à soie de l’an

dernier. C’était La Mare au Diable, François le Champi, La Pe-

tite Fadette et Les Maîtres sonneurs. Ma grand-mère, ai-je su

depuis, avait d’abord choisi les poésies de Musset, un vo-

lume de Rousseau et Indiana ; car si elle jugeait les lectures

futiles aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elle

ne pensait pas que les grands souffles du génie eussent sur

l’esprit même d’un enfant une influence plus dangereuse et

moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent du

large. Mais mon père l’ayant presque traitée de folle en ap-

prenant les livres qu’elle voulait me donner, elle était retour-

née elle-même à Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je

ne risquasse pas de ne pas avoir mon cadeau (c’était un jour

brûlant et elle était rentrée si souffrante que le médecin avait

averti ma mère de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et elle

s’était rabattue sur les quatre romans champêtres de George

Sand. « Ma fille, disait-elle à maman, je ne pourrais me déci-

der à donner à cet enfant quelque chose de mal écrit. »

En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont

on ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui que nous

procurent les belles choses en nous apprenant à chercher

notre plaisir ailleurs que dans les satisfactions du bien-être et

de la vanité. Même quand elle avait à faire à quelqu’un un

cadeau dit utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des

couverts, une canne, elle les cherchait « anciens », comme si

leur longue désuétude ayant effacé leur caractère d’utilité, ils

paraissaient plutôt disposés pour nous raconter la vie des

hommes d’autrefois que pour servir aux besoins de la nôtre.

Elle eût aimé que j’eusse dans ma chambre des photogra-

phies des monuments ou des paysages les plus beaux. Mais

au moment d’en faire l’emplette, et bien que la chose repré-

sentée eût une valeur esthétique, elle trouvait que la vulgari-

– 50 –

té, l’utilité reprenaient trop vite leur place dans le mode mé-

canique de représentation, la photographie. Elle essayait de

ruser et sinon d’éliminer entièrement la banalité commer-

ciale, du moins de la réduire, d’y substituer pour la plus

grande partie de l’art encore, d’y introduire comme plusieurs

« épaisseurs » d’art : au lieu de photographies de la Cathé-

drale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du Vé-

suve, elle se renseignait auprès de Swann si quelque grand

peintre ne les avait pas représentés, et préférait me donner

des photographies de la Cathédrale de Chartres par Corot,

des Grandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du Vé-

suve par Turner, ce qui faisait un degré d’art de plus. Mais si

le photographe avait été écarté de la représentation du chef-

d’œuvre ou de la nature et remplacé par un grand artiste, il

reprenait ses droits pour reproduire cette interprétation

même. Arrivée à l’échéance de la vulgarité, ma grand-mère

tâchait de la reculer encore. Elle demandait à Swann si

l’œuvre n’avait pas été gravée, préférant, quand c’était pos-

sible, des gravures anciennes et ayant encore un intérêt au-

delà d’elles-mêmes, par exemple celles qui représentent un

chef-d’œuvre dans un état où nous ne pouvons plus le voir

aujourd’hui (comme la gravure de la Cène de Léonard avant

sa dégradation, par Morghen). Il faut dire que les résultats de

cette manière de comprendre l’art de faire un cadeau ne fu-

rent pas toujours très brillants. L’idée que je pris de Venise

d’après un dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la

lagune, était certainement beaucoup moins exacte que celle

que m’eussent donnée de simples photographies. On ne

pouvait plus faire le compte à la maison, quand ma grand-

tante voulait dresser un réquisitoire contre ma grand-mère,

des fauteuils offerts par elle à de jeunes fiancés ou à de vieux

époux, qui, à la première tentative qu’on avait faite pour s’en

servir, s’étaient immédiatement effondrés sous le poids d’un

– 51 –

des destinataires. Mais ma grand-mère aurait cru mesquin de

trop s’occuper de la solidité d’une boiserie où se distin-

guaient encore une fleurette, un sourire, quelquefois une

belle imagination du passé. Même ce qui dans ces meubles

répondait à un besoin, comme c’était d’une façon à laquelle

nous ne sommes plus habitués, la charmait comme les

vieilles manières de dire où nous voyons une métaphore, ef-

facée, dans notre moderne langage, par l’usure de l’habitude.

Or, justement, les romans champêtres de George Sand

qu’elle me donnait pour ma fête, étaient pleins ainsi qu’un

mobilier ancien, d’expressions tombées en désuétude et re-

devenues imagées, comme on n’en trouve plus qu’à la cam-

pagne. Et ma grand-mère les avait achetés de préférence à

d’autres comme elle eût loué plus volontiers une propriété

où il y aurait eu un pigeonnier gothique ou quelqu’une de ces

vieilles choses qui exercent sur l’esprit une heureuse in-

fluence en lui donnant la nostalgie d’impossibles voyages

dans le temps.

Maman s’assit à côté de mon lit ; elle avait pris François

le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre incom-

préhensible, donnaient pour moi une personnalité distincte

et un attrait mystérieux. Je n’avais jamais lu encore de vrais

romans. J’avais entendu dire que George Sand était le type

du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans Fran-

çois le Champi quelque chose d’indéfinissable et de délicieux.

Les procédés de narration destinés à exciter la curiosité ou

l’attendrissement, certaines façons de dire qui éveillent

l’inquiétude et la mélancolie, et qu’un lecteur un peu instruit

reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me parais-

saient simplement – à moi qui considérais un livre nouveau

non comme une chose ayant beaucoup de semblables, mais

comme une personne unique, n’ayant de raison d’exister

qu’en soi – une émanation troublante de l’essence particu-

– 52 –

lière à François le Champi. Sous ces événements si journa-

liers, ces choses si communes, ces mots si courants, je sen-

tais comme une intonation, une accentuation étrange.

L’action s’engagea ; elle me parut d’autant plus obscure que

dans ce temps-là, quand je lisais, je rêvassais souvent, pen-

dant des pages entières, à tout autre chose. Et aux lacunes

que cette distraction laissait dans le récit, s’ajoutait, quand

c’était maman qui me lisait à haute voix, qu’elle passait

toutes les scènes d’amour. Aussi tous les changements bi-

zarres qui se produisent dans l’attitude respective de la meu-

nière et de l’enfant et qui ne trouvent leur explication que

dans les progrès d’un amour naissant me paraissaient em-

preints d’un profond mystère dont je me figurais volontiers

que la source devait être dans ce nom inconnu et si doux de

« Champi » qui mettait sur l’enfant, qui le portait sans que je

susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante.

Si ma mère était une lectrice infidèle c’était aussi, pour les

ouvrages où elle trouvait l’accent d’un sentiment vrai, une

lectrice admirable par le respect et la simplicité de l’inter-

prétation, par la beauté et la douceur du son. Même dans la

vie, quand c’étaient des êtres et non des œuvres d’art qui ex-

citaient ainsi son attendrissement ou son admiration, c’était

touchant de voir avec quelle déférence elle écartait de sa

voix, de son geste, de ses propos, tel éclat de gaieté qui eût

pu faire mal à cette mère qui avait autrefois perdu un enfant,

tel rappel de fête, d’anniversaire, qui aurait pu faire penser

ce vieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui aurait

paru fastidieux à ce jeune savant. De même, quand elle lisait

la prose de George Sand, qui respire toujours cette bonté,

cette distinction morale que maman avait appris de ma

grand-mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, et que

je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir

également pour supérieures à tout dans les livres, attentive à

– 53 –

bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu

empêcher le flot puissant d’y être reçu, elle fournissait toute

la tendresse naturelle, toute l’ample douceur qu’elles récla-

maient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et

qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de

sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton

qu’il faut, l’accent cordial qui leur préexiste et les dicta, mais

que les mots n’indiquent pas ; grâce à lui elle amortissait au

passage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à

l’imparfait et au passé défini la douceur qu’il y a dans la bon-

té, la mélancolie qu’il y a dans la tendresse, dirigeait la

phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt

pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les

faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans

un rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune

une sorte de vie sentimentale et continue.

Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la

douceur de cette nuit où j’avais ma mère auprès de moi. Je

savais qu’une telle nuit ne pourrait se renouveler ; que le

plus grand désir que j’eusse au monde, garder ma mère dans

ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était trop

en opposition avec les nécessités de la vie et le vœu de tous,

pour que l’accomplissement qu’on lui avait accordé ce soir

pût être autre chose que factice et exceptionnel. Demain mes

angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. Mais

quand mes angoisses étaient calmées, je ne les comprenais

plus ; puis demain soir était encore lointain ; je me disais que

j’aurais le temps d’aviser, bien que ce temps-là ne pût

m’apporter aucun pouvoir de plus, puisqu’il s’agissait de

choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me

faisait paraître plus évitables l’intervalle qui les séparait en-

core de moi.

– 54 –

C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la

nuit, je me ressouvenais de Combray, je n’en revis jamais

que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d’indis-

tinctes ténèbres, pareil à ceux que l’embrasement d’un feu de

Bengale ou quelque projection électrique éclairent et sec-

tionnent dans un édifice dont les autres parties restent plon-

gées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle

à manger, l’amorce de l’allée obscure par où arriverait

M. Swann, l’auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule

où je m’acheminais vers la première marche de l’escalier, si

cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroit de

cette pyramide irrégulière ; et, au faîte, ma chambre à cou-

cher avec le petit couloir à porte vitrée pour l’entrée de ma-

man ; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout

ce qu’il pouvait y avoir autour, se détachant seul sur l’obscu-

rité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu’on voit

indiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en

province), au drame de mon déshabillage ; comme si Com-

bray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un mince

escalier, et comme s’il n’y avait jamais été que sept heures

du soir. À vrai dire, j’aurais pu répondre à qui m’eût interro-

gé que Combray comprenait encore autre chose et existait à

d’autres heures. Mais comme ce que je m’en serais rappelé

m’eût été fourni seulement par la mémoire volontaire, la

mémoire de l’intelligence, et comme les renseignements

qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, je

n’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray.

Tout cela était en réalité mort pour moi.

Mort à jamais ? C’était possible.

– 55 –

Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second ha-

sard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas

d’attendre longtemps les faveurs du premier.

Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les

âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans

quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose

inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour

beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer

près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur

prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que

nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Déli-

vrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre

avec nous.

Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que

nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelli-

gence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa

portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous

donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas.

Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions

avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.

Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce

qui n’était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n’exis-

tait plus pour moi, quand un jour d’hiver, comme je rentrais

à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa

de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je

refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle en-

voya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Pe-

tites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve

rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machi-

nalement, accablé par la morne journée et la perspective

d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du

– 56 –

thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais

à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau

toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait

d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi,

isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les

vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs,

sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en

me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette es-

sence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me

sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir

cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du

thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne de-

vait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signi-

fiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où

je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième

qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que

je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair

que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi. Il

l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter

indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même té-

moignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au

moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma dis-

position, tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je

pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de

trouver la vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes

les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui,

le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit

chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher ?

pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui

n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer

dans sa lumière.

Et je recommence à me demander quel pouvait être cet

état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais

– 57 –

l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les

autres s’évanouissaient. Je veux essayer de le faire réappa-

raître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la

première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une

clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus,

de ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et, pour

que rien ne brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir,

j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes

oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voi-

sine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le

force au contraire à prendre cette distraction que je lui refu-

sais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative

suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je

remets en face de lui la saveur encore récente de cette pre-

mière gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui

se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait dé-

sancré, à une grande profondeur ; je ne sais ce que c’est,

mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et

j’entends la rumeur des distances traversées.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être

l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la

suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusé-

ment ; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond

l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées mais je ne

peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul in-

terprète possible, de me traduire le témoignage de sa con-

temporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui de-

mander de m’apprendre de quelle circonstance particulière,

de quelle époque du passé il s’agit.

Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience,

ce souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant

identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever

– 58 –

tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus

rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remonte-

ra jamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me

pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne

de toute tâche difficile, de toute œuvre importante, m’a con-

seillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simple-

ment à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui

se laissent remâcher sans peine.

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût

c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche

matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas

avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour

dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir

trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la

petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y

eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu

depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur

image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à

d’autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs

abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survi-

vait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du pe-

tit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son

plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeil-

lées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis

de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien

rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction

des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus imma-

térielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur

restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à

attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans

fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice im-

mense du souvenir.

– 59 –

Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de made-

leine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante

(quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus

tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heu-

reux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa

chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au pe-

tit pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour

mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais

revu jusque-là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin

jusqu’au soir et par tous les temps, la Place où on m’envoyait

avant déjeuner, les rues où, j’allais faire des courses, les

chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans

ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de

porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier

jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent,

se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des

fleurs, des maisons, des personnages consistants et recon-

naissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre

jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la

Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et

l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend

forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

– 60 –

II

Combray, de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin

de fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant

Pâques, ce n’était qu’une église résumant la ville, la repré-

sentant, parlant d’elle et pour elle aux lointains, et, quand on

approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre,

en plein champ, contre le vent, comme une pastoure ses

brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblées qu’un

reste de remparts du Moyen Âge cernait çà et là d’un trait

aussi parfaitement circulaire qu’une petite ville dans un ta-

bleau de primitif. À l’habiter, Combray était un peu triste,

comme ses rues dont les maisons construites en pierres noi-

râtres du pays, précédées de degrés extérieurs, coiffées de

pignons qui rabattaient l’ombre devant elles, étaient assez

obscures pour qu’il fallût dès que le jour commençait à tom-

ber relever les rideaux dans les « salles » ; des rues aux

graves noms de saints (desquels plusieurs se rattachaient à

l’histoire des premiers seigneurs de Combray) : rue Saint-

Hilaire, rue Saint-Jacques où était la maison de ma tante, rue

Sainte-Hildegarde, où donnait la grille, et rue du Saint-Esprit

sur laquelle s’ouvrait la petite porte latérale de son jardin ; et

ces rues de Combray existent dans une partie de ma mé-

moire si reculée, peinte de couleurs si différentes de celles

qui maintenant revêtent pour moi le monde, qu’en vérité

elles me paraissent toutes, et l’église qui les dominait sur la

Place, plus irréelles encore que les projections de la lanterne

magique ; et qu’à certains moments, il me semble que pou-

voir encore traverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir louer une

chambre rue de l’Oiseau – à la vieille hôtellerie de l’Oiseau

– 61 –

Flesché, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cui-

sine qui s’élève encore par moments en moi aussi intermit-

tente et aussi chaude – serait une entrée en contact avec

l’Au-delà plus merveilleusement surnaturelle que de faire la

connaissance de Golo et de causer avec Geneviève de Bra-

bant.

La cousine de mon grand-père – ma grand-tante – chez

qui nous habitions, était la mère de cette tante Léonie qui,

depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, n’avait plus

voulu quitter, d’abord Combray, puis à Combray sa maison,

puis sa chambre, puis son lit et ne « descendait » plus, tou-

jours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité

physique, de maladie, d’idée fixe et de dévotion. Son appar-

tement particulier donnait sur la rue Saint-Jacques qui abou-

tissait beaucoup plus loin au Grand-Pré (par opposition au

Petit-Pré, verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et

qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches de grès

presque devant chaque porte, semblait comme un défilé pra-

tiqué par un tailleur d’images gothiques à même la pierre où

il eût sculpté une crèche ou un calvaire. Ma tante n’habitait

plus effectivement que deux chambres contiguës, restant

l’après-midi dans l’une pendant qu’on aérait l’autre.

C’étaient de ces chambres de province qui – de même qu’en

certains pays des parties entières de l’air ou de la mer sont il-

luminées ou parfumées par des myriades de protozoaires que

nous ne voyons pas – nous enchantent des mille odeurs qu’y

dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie

secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère

y tient en suspens ; odeurs naturelles encore, certes, et cou-

leur du temps comme celles de la campagne voisine, mais

déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise in-

dustrieuse et limpide de tous les fruits de l’année qui ont

quitté le verger pour l’armoire ; saisonnières, mais mobilières

– 62 –

et domestiques, corrigeant le piquant de la gelée blanche par

la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une

horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et pré-

voyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d’une paix

qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété et d’un prosaïsme qui

sert de grand réservoir de poésie à celui qui la traverse sans

y avoir vécu. L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence

si nourricier, si succulent que je ne m’y avançais qu’avec une

sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins en-

core froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieux

parce que je venais seulement d’arriver à Combray : avant

que j’entrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait

attendre un instant, dans la première pièce où le soleil,

d’hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu,

déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute

la chambre d’une odeur de suie, en faisait comme un de ces

grands « devants de four » de campagne, ou de ces man-

teaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite

que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque ca-

tastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion

la poésie de l’hivernage ; je faisais quelques pas du prie-Dieu

aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un appui-

tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les appé-

tissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grume-

leux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur

humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les

godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâ-

teau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés

les arômes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais

plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ra-

mages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée

m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et

fruitée du couvre-lit à fleurs.

– 63 –

Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui cau-

sait toute seule à mi-voix. Elle ne parlait jamais qu’assez bas

parce qu’elle croyait avoir dans la tête quelque chose de cas-

sé et de flottant qu’elle eût déplacé en parlant trop fort, mais

elle ne restait jamais longtemps, même seule, sans dire

quelque chose, parce qu’elle croyait que c’était salutaire

pour sa gorge et qu’en empêchant le sang de s’y arrêter, cela

rendrait moins fréquents les étouffements et les angoisses

dont elle souffrait ; puis, dans l’inertie absolue où elle vivait,

elle prêtait à ses moindres sensations une importance ex-

traordinaire ; elle les douait d’une motilité qui lui rendait dif-

ficile de les garder pour elle, et à défaut de confident à qui

les communiquer, elle se les annonçait à elle-même, en un

perpétuel monologue qui était sa seule forme d’activité. Mal-

heureusement, ayant pris l’habitude de penser tout haut, elle

ne faisait pas toujours attention à ce qu’il n’y eût personne

dans la chambre voisine, et je l’entendais souvent se dire à

elle-même : « Il faut que je me rappelle bien que je n’ai pas

dormi » (car ne jamais dormir était sa grande prétention dont

notre langage à tous gardait le respect et la trace : le matin

Françoise ne venait pas « l’éveiller », mais « entrait » chez

elle ; quand ma tante voulait faire un somme dans la journée,

on disait qu’elle voulait « réfléchir » ou « reposer » ; et quand

il lui arrivait de s’oublier en causant jusqu’à dire : « ce qui

m’a réveillée » ou « j’ai rêvé que », elle rougissait et se re-

prenait au plus vite).

Au bout d’un moment, j’entrais l’embrasser ; Françoise

faisait infuser son thé ; ou, si ma tante se sentait agitée, elle

demandait à la place sa tisane et c’était moi qui étais chargé

de faire tomber du sac de pharmacie dans une assiette la

quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans l’eau bouil-

lante. Le dessèchement des tiges les avait incurvées en un

capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les

– 64 –

fleurs pâles, comme si un peintre les eût arrangées, les eût

fait poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant

perdu ou changé leur aspect, avaient l’air des choses les plus

disparates, d’une aile transparente de mouche, de l’envers

blanc d’une étiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent

été empilées, concassées ou tressées comme dans la confec-

tion d’un nid. Mille petits détails inutiles – charmante prodi-

galité du pharmacien – qu’on eût supprimés dans une prépa-

ration factice, me donnaient, comme un livre où on s’émer-

veille de rencontrer le nom d’une personne de connaissance,

le plaisir de comprendre que c’était bien des tiges de vrais

tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la Gare, modi-

fiées, justement parce que c’étaient non des doubles, mais

elles-mêmes et qu’elles avaient vieilli. Et chaque caractère

nouveau n’y étant que la métamorphose d’un caractère an-

cien, dans de petites boules grises je reconnaissais les bou-

tons verts qui ne sont pas venus à terme ; mais surtout l’éclat

rose, lunaire et doux qui faisait se détacher les fleurs dans la

forêt fragile des tiges où elles étaient suspendues comme de

petites roses d’or – signe, comme la lueur qui révèle encore

sur une muraille la place d’une fresque effacée, de la diffé-

rence entre les parties de l’arbre qui avaient été « en cou-

leur » et celles qui ne l’avaient pas été – me montrait que ces

pétales étaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de phar-

macie avaient embaumé les soirs de printemps. Cette

flamme rose de cierge, c’était leur couleur encore, mais à

demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée qu’était la

leur maintenant et qui est comme le crépuscule des fleurs.

Bientôt ma tante pouvait tremper dans l’infusion bouillante

dont elle savourait le goût de feuille morte ou de fleur fanée

une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand

il était suffisamment amolli.

– 65 –

D’un côté de son lit était une grande commode jaune en

bois de citronnier et une table qui tenait à la fois de l’officine

et du maître-autel, où, au-dessous d’une statuette de la

Vierge et d’une bouteille de Vichy-Célestins, on trouvait des

livres de messe et des ordonnances de médicaments, tout ce

qu’il fallait pour suivre de son lit les offices et son régime,

pour ne manquer l’heure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De

l’autre côté, son lit longeait la fenêtre, elle avait la rue sous

les yeux et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la

façon des princes persans, la chronique quotidienne mais

immémoriale de Combray, qu’elle commentait ensuite avec

Françoise.

Je n’étais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu’elle

me renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à mes

lèvres son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure

matinale, elle n’avait pas encore arrangé ses faux cheveux,

où les vertèbres transparaissaient comme les pointes d’une

couronne d’épines ou les grains d’un rosaire, et elle me di-

sait : « Allons, mon pauvre enfant, va-t’en, va te préparer

pour la messe ; et si en bas tu rencontres Françoise, dis-lui

de ne pas s’amuser trop longtemps avec vous, qu’elle monte

bientôt voir si je n’ai besoin de rien. »

Françoise, en effet, qui était depuis des années à son

service et ne se doutait pas alors qu’elle entrerait un jour

tout à fait au nôtre délaissait un peu ma tante pendant les

mois où nous étions là. Il y avait eu dans mon enfance, avant

que nous allions à Combray, quand ma tante Léonie passait

encore l’hiver à Paris chez sa mère, un temps où je connais-

sais si peu Françoise que, le 1er janvier, avant d’entrer chez

ma grand-tante, ma mère me mettait dans la main une pièce

de cinq francs et me disait : « Surtout ne te trompe pas de

personne. Attends pour donner que tu m’entendes dire :

– 66 –

“Bonjour Françoise” ; en même temps je te toucherai légè-

rement le bras. » À peine arrivions-nous dans l’obscure anti-

chambre de ma tante que nous apercevions dans l’ombre,

sous les tuyaux d’un bonnet éblouissant, raide et fragile

comme s’il avait été de sucre filé, les remous concentriques

d’un sourire de reconnaissance anticipé. C’était Françoise,

immobile et debout dans l’encadrement de la petite porte du

corridor comme une statue de sainte dans sa niche. Quand

on était un peu habitué à ces ténèbres de chapelle, on distin-

guait sur son visage l’amour désintéressé de l’humanité, le

respect attendri pour les hautes classes qu’exaltait dans les

meilleures régions de son cœur l’espoir des étrennes. Maman

me pinçait le bras avec violence et disait d’une voix forte :

« Bonjour, Françoise. » À ce signal mes doigts s’ouvraient et

je lâchais la pièce qui trouvait pour la recevoir une main con-

fuse, mais tendue. Mais depuis que nous allions à Combray

je ne connaissais personne mieux que Françoise, nous étions

ses préférés, elle avait pour nous, au moins pendant les pre-

mières années, avec autant de considération que pour ma

tante, un goût plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige

de faire partie de la famille (elle avait pour les liens invisibles

que noue entre les membres d’une famille la circulation d’un

même sang, autant de respect qu’un tragique grec), le

charme de n’être pas ses maîtres habituels. Aussi, avec

quelle joie elle nous recevait, nous plaignant de n’avoir pas

encore plus beau temps, le jour de notre arrivée, la veille de

Pâques, où souvent il faisait un vent glacial, quand maman

lui demandait des nouvelles de sa fille et de ses neveux, si

son petit-fils était gentil, ce qu’on comptait faire de lui, s’il

ressemblerait à sa grand-mère.

Et quand il n’y avait plus de monde là, maman qui savait

que Françoise pleurait encore ses parents morts depuis des

– 67 –

années, lui parlait d’eux avec douceur, lui demandait mille

détails sur ce qu’avait été leur vie.

Elle avait deviné que Françoise n’aimait pas son gendre

et qu’il lui gâtait le plaisir qu’elle avait à être avec sa fille,

avec qui elle ne causait pas aussi librement quand il était là.

Aussi, quand Françoise allait les voir, à quelques lieues de

Combray, maman lui disait en souriant : « N’est-ce pas Fran-

çoise, si Julien a été obligé de s’absenter et si vous avez

Marguerite à vous toute seule pour toute la journée, vous se-

rez désolée, mais vous vous ferez une raison ? » Et Françoise

disait en riant : « Madame sait tout ; Madame est pire que les

rayons X (elle disait x avec une difficulté affectée et un sou-

rire pour se railler elle-même, ignorante, d’employer ce

terme savant), qu’on a fait venir pour Mme Octave et qui

voient ce que vous avez dans le cœur », et disparaissait, con-

fuse qu’on s’occupât d’elle, peut-être pour qu’on ne la vît pas

pleurer ; maman était la première personne qui lui donnât

cette douce émotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses

chagrins de paysanne pouvaient présenter de l’intérêt, être

un motif de joie ou de tristesse pour une autre qu’elle-même.

Ma tante se résignait à se priver un peu d’elle pendant notre

séjour, sachant combien ma mère appréciait le service de

cette bonne si intelligente et active, qui était aussi belle dès

cinq heures du matin dans sa cuisine, sous son bonnet dont

le tuyautage éclatant et fixe avait l’air d’être en biscuit, que

pour aller à la grand-messe ; qui faisait tout bien, travaillant

comme un cheval, qu’elle fût bien portante ou non, mais

sans bruit, sans avoir l’air de rien faire, la seule des bonnes

de ma tante qui, quand maman demandait de l’eau chaude

ou du café noir, les apportait vraiment bouillants ; elle était

un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois ceux

qui déplaisent le plus au premier abord à un étranger, peut-

être parce qu’ils ne prennent pas la peine de faire sa con-

– 68 –

quête et n’ont pas pour lui de prévenance, sachant très bien

qu’ils n’ont aucun besoin de lui, qu’on cesserait de le rece-

voir plutôt que de les renvoyer ; et qui sont en revanche ceux

à qui tiennent le plus les maîtres qui ont éprouvé leurs capa-

cités réelles, et ne se soucient pas de cet agrément superfi-

ciel, de ce bavardage servile qui fait favorablement impres-

sion à un visiteur, mais qui recouvre souvent une inéducable

nullité.

Quand Françoise, après avoir veillé à ce que mes pa-

rents eussent tout ce qu’il leur fallait, remontait une première

fois chez ma tante pour lui donner sa pepsine et lui deman-

der ce qu’elle prendrait pour déjeuner, il était bien rare qu’il

ne lui fallût pas donner déjà son avis ou fournir des explica-

tions sur quelque événement d’importance :

« Françoise, imaginez-vous que Mme Goupil est passée

plus d’un quart d’heure en retard pour aller chercher sa

sœur ; pour peu qu’elle s’attarde sur son chemin cela ne me

surprendrait point qu’elle arrive après l’élévation.

— Hé ! il n’y aurait rien d’étonnant, répondait Françoise.

— Françoise, vous seriez venue cinq minutes plus tôt,

vous auriez vu passer Mme Imbert qui tenait des asperges

deux fois grosses comme celles de la mère Callot ; tâchez

donc de savoir par sa bonne où elle les a eues. Vous qui,

cette année, nous mettez des asperges à toutes les sauces,

vous auriez pu en prendre de pareilles pour nos voyageurs.

— Il n’y aurait rien d’étonnant qu’elles viennent de chez

M. le Curé, disait Françoise.

— Ah ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise, répon-

dait ma tante en haussant les épaules, chez M. le Curé ! Vous

savez bien qu’il ne fait pousser que de méchantes petites as-

– 69 –

perges de rien. Je vous dis que celles-là étaient grosses

comme le bras. Pas comme le vôtre, bien sûr, mais comme

mon pauvre bras qui a encore tant maigri cette année.

« Françoise, vous n’avez pas entendu ce carillon qui m’a

cassé la tête ?

— Non, madame Octave.

— Ah ! ma pauvre fille, il faut que vous l’ayez solide

votre tête, vous pouvez remercier le Bon Dieu. C’était la Ma-

guelone qui était venue chercher le docteur Piperaud. Il est

ressorti tout de suite avec elle et ils ont tourné par la rue de

l’Oiseau. Il faut qu’il y ait quelque enfant de malade.

— Eh ! là, mon Dieu, soupirait Françoise, qui ne pouvait

pas entendre parler d’un malheur arrivé à un inconnu, même

dans une partie du monde éloignée, sans commencer à gé-

mir.

— Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche

des morts ? Ah ! mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voi-

là-t-il pas que j’avais oublié qu’elle a passé l’autre nuit. Ah ! il

est temps que le Bon Dieu me rappelle, je ne sais plus ce que

j’ai fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave.

Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille.

— Mais non, madame Octave, mon temps n’est pas si

cher ; celui qui l’a fait ne nous l’a pas vendu. Je vas seule-

ment voir si mon feu ne s’éteint pas. »

Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles ensemble

au cours de cette séance matinale, les premiers événements

du jour. Mais quelquefois ces événements revêtaient un ca-

ractère si mystérieux et si grave que ma tante sentait qu’elle

ne pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait,

– 70 –

et quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans

la maison.

« Mais, madame Octave, ce n’est pas encore l’heure de

la pepsine, disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti

une faiblesse ?

— Mais non, Françoise, disait ma tante, c’est-à-dire si,

vous savez bien que maintenant les moments où je n’ai pas

de faiblesse sont bien rares ; un jour je passerai comme

Mme Rousseau sans avoir eu le temps de me reconnaître ;

mais ce n’est pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas

que je viens de voir comme je vous vois Mme Goupil avec une

fillette que je ne connais point. Allez donc chercher deux

sous de sel chez Camus. C’est bien rare si Théodore ne peut

pas vous dire qui c’est.

— Mais ça sera la fille à M. Pupin », disait Françoise qui

préférait s’en tenir à une explication immédiate, ayant été

déjà deux fois depuis le matin chez Camus.

« La fille à M. Pupin ! Oh ! je vous crois bien ma pauvre

Françoise ! Avec cela que je ne l’aurais pas reconnue !

— Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave,

je veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me

ressemble de l’avoir déjà vue ce matin.

— Ah ! à moins de ça, disait ma tante. Il faudrait qu’elle

soit venue pour les fêtes. C’est cela ! Il n’y a pas besoin de

chercher, elle sera venue pour les fêtes. Mais alors nous

pourrions bien voir tout à l’heure Mme Sazerat venir sonner

chez sa sœur pour le déjeuner. Ce sera ça ! J’ai vu le petit de

chez Galopin qui passait avec une tarte ! Vous verrez que la

tarte allait chez Mme Goupil.

– 71 –

— Dès l’instant que Mme Goupil a de la visite, madame

Octave, vous n’allez pas tarder à voir tout son monde rentrer

pour le déjeuner, car il commence à ne plus être de bonne

heure », disait Françoise qui, pressée de redescendre s’oc-

cuper du déjeuner, n’était pas fâchée de laisser à ma tante

cette distraction en perspective.

« Oh ! pas avant midi », répondait ma tante d’un ton ré-

signé, tout en jetant sur la pendule un coup d’œil inquiet,

mais furtif pour ne pas laisser voir qu’elle, qui avait renoncé

à tout, trouvait pourtant, à apprendre qui Mme Goupil avait à

déjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait malheureuse-

ment attendre encore un peu plus d’une heure. « Et encore

cela tombera pendant mon déjeuner ! » ajouta-t-elle à mi-

voix pour elle-même. Son déjeuner lui était une distraction

suffisante pour qu’elle n’en souhaitât pas une autre en même

temps. « Vous n’oublierez pas au moins de me donner mes

œufs à la crème dans une assiette plate ? » C’étaient les

seules qui fussent ornées de sujets, et ma tante s’amusait à

chaque repas à lire la légende de celle qu’on lui servait ce

jour-là. Elle mettait ses lunettes, déchiffrait : Ali-Baba et les

quarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et disait

en souriant : « Très bien, très bien. »

« Je serais bien allée chez Camus… » disait Françoise en

voyant que ma tante ne l’y enverrait plus.

« Mais non, ce n’est plus la peine, c’est sûrement

Mlle Pupin. Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir

fait monter pour rien. »

Mais ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien

qu’elle avait sonné Françoise, car, à Combray, une personne

« qu’on ne connaissait point » était un être aussi peu

croyable qu’un dieu de la mythologie, et de fait on ne se sou-

– 72 –

venait pas que, chaque fois que s’était produite, dans la rue

du Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupé-

fiantes, des recherches bien conduites n’eussent pas fini par

réduire le personnage fabuleux aux proportions d’une « per-

sonne qu’on connaissait », soit personnellement, soit abstrai-

tement, dans son état civil, en tant qu’ayant tel degré de pa-

renté avec des gens de Combray. C’était le fils de

Mme Sauton qui rentrait du service, la nièce de l’abbé Per-

dreau qui sortait du couvent, le frère du curé, percepteur à

Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était ve-

nu passer les fêtes. On avait eu en les apercevant l’émotion

de croire qu’il y avait à Combray des gens qu’on ne connais-

sait point simplement parce qu’on ne les avait pas reconnus

ou identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à l’avance,

Mme Sauton et le curé avaient prévenu qu’ils attendaient

leurs « voyageurs ». Quand le soir, je montais, en rentrant,

raconter notre promenade à ma tante, si j’avais l’imprudence

de lui dire que nous avions rencontré, près du Pont-Vieux, un

homme que mon grand-père ne connaissait pas : « Un

homme que grand-père ne connaissait point, s’écriait-elle.

Ah ! je te crois bien ! » Néanmoins un peu émue de cette

nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand-père

était mandé. « Qui donc est-ce que vous avez rencontré près

du Pont-Vieux, mon oncle ? un homme que vous ne connais-

siez point ? — Mais si, répondait mon grand-père, c’était

Prosper, le frère du jardinier de Mme Bouillebœuf. — Ah !

bien », disait ma tante, tranquillisée et un peu rouge ; haus-

sant les épaules avec un sourire ironique, elle ajoutait :

« Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme que

vous ne connaissiez point ! » Et on me recommandait d’être

plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter ainsi ma

tante par des paroles irréfléchies. On connaissait tellement

bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma

– 73 –

tante avait vu par hasard passer un chien « qu’elle ne con-

naissait point », elle ne cessait d’y penser et de consacrer à

ce fait incompréhensible ses talents d’induction et ses heures

de liberté.

« Ce sera le chien de Mme Sazerat », disait Françoise,

sans grande conviction, mais dans un but d’apaisement et

pour que ma tante ne se « fende pas la tête ».

« Comme si je ne connaissais pas le chien de

Mme Sazerat ! » répondait ma tante dont l’esprit critique

n’admettait pas si facilement un fait.

« Ah ! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rappor-

té de Lisieux.

— Ah ! à moins de ça.

— Il paraît que c’est une bête bien affable », ajoutait

Françoise qui tenait le renseignement de Théodore, « spiri-

tuelle comme une personne, toujours de bonne humeur, tou-

jours aimable, toujours quelque chose de gracieux. C’est rare

qu’une bête qui n’a que cet âge-là soit déjà si galante. Ma-

dame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le

temps de m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau

n’est seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer mes as-

perges.

— Comment, Françoise, encore des asperges ! mais c’est

une vraie maladie d’asperges que vous avez cette année,

vous allez en fatiguer nos Parisiens !

— Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils ren-

treront de l’église avec de l’appétit et vous verrez qu’ils ne

les mangeront pas avec le dos de la cuiller.

– 74 –

— Mais à l’église, ils doivent y être déjà ; vous ferez bien

de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner. »

Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise,

j’accompagnais mes parents à la messe. Que je l’aimais, que

je la revois bien, notre Église ! Son vieux porche par lequel

nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire, était dévié

et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier

où il nous conduisait) comme si le doux effleurement des

mantes des paysannes entrant à l’église et de leurs doigts ti-

mides prenant de l’eau bénite, pouvait, répété pendant des

siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et

l’entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles

dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours. Ses

pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des ab-

bés de Combray, enterrés là, faisait au chœur comme un pa-

vage spirituel, n’étaient plus elles-mêmes de la matière inerte

et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler

comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure

qu’ici elles avaient dépassées d’un flot blond, entraînant à la

dérive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes

blanches du marbre ; et en deçà desquelles, ailleurs, elles

s’étaient résorbées, contractant encore l’elliptique inscription

latine, introduisant un caprice de plus dans la disposition de

ces caractères abrégés, rapprochant deux lettres d’un mot

dont les autres avaient été démesurément distendues. Ses vi-

traux ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleil se

montrait peu, de sorte que fît-il gris dehors, on était sûr qu’il

ferait beau dans l’église ; l’un était rempli dans toute sa

grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de

cartes, qui vivait là-haut, sous un dais architectural, entre

ciel et terre (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois

les jours de semaine, à midi, quand il n’y a pas d’office – à

l’un de ces rares moments où l’église aérée, vacante, plus

– 75 –

humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier,

avait l’air presque habitable comme le hall, de pierre sculp-

tée et de verre peint, d’un hôtel de style Moyen Âge – on

voyait s’agenouiller un instant Mme Sazerat, posant sur le

prie-Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours qu’elle

venait de prendre chez le pâtissier d’en face et qu’elle allait

rapporter pour le déjeuner) ; dans un autre une montagne de

neige rose, au pied de laquelle se livrait un combat, semblait

avoir givré à même la verrière qu’elle boursouflait de son

trouble grésil comme une vitre à laquelle il serait resté des

flocons, mais des flocons éclairés par quelque aurore (par la

même sans doute qui empourprait le retable de l’autel de

tons si frais qu’ils semblaient plutôt posés là momentané-

ment par une lueur du dehors prête à s’évanouir que par des

couleurs attachées à jamais à la pierre) ; et tous étaient si

anciens qu’on voyait çà et là leur vieillesse argentée étinceler

de la poussière des siècles et montrer brillante et usée

jusqu’à la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. Il

y en avait un qui était un haut compartiment divisé en une

centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu,

comme un grand jeu de cartes pareil à ceux qui devaient dis-

traire le roi Charles VI ; mais soit qu’un rayon eût brillé, soit

que mon regard en bougeant eût promené à travers la ver-

rière tour à tour éteinte et rallumée, un mouvant et précieux

incendie, l’instant d’après elle avait pris l’éclat changeant

d’une traîne de paon, puis elle tremblait et ondulait en une

pluie flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la

voûte sombre et rocheuse, le long des parois humides,

comme si c’était dans la nef de quelque grotte irisée de si-

nueuses stalactites que je suivais mes parents, qui portaient

leur paroissien ; un instant après les petits vitraux en losange

avaient pris la transparence profonde, l’infrangible dureté de

saphirs qui eussent été juxtaposés sur quelque immense pec-

– 76 –

toral, mais derrière lesquels on sentait, plus aimé que toutes

ces richesses, un sourire momentané de soleil ; il était aussi

reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les

pierreries que sur le pavé de la place ou la paille du marché ;

et, même à nos premiers dimanches quand nous étions arri-

vés avant Pâques, il me consolait que la terre fût encore nue

et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps histo-

rique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis

éblouissant et doré de myosotis en verre.

Deux tapisseries de haute lice représentaient le couron-

nement d’Esther (la tradition voulait qu’on eût donné à As-

suérus les traits d’un roi de France et à Esther ceux d’une

dame de Guermantes dont il était amoureux) auxquelles

leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un

relief, un éclairage : un peu de rose flottait aux lèvres

d’Esther au-delà du dessin de leur contour, le jaune de sa

robe s’étalait si onctueusement, si grassement, qu’elle en

prenait une sorte de consistance et s’enlevait vivement sur

l’atmosphère refoulée ; et la verdure des arbres restée vive

dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais

ayant « passé » dans le haut, faisait se détacher en plus pâle,

au-dessus des troncs foncés, les hautes branches jaunis-

santes, dorées et comme à demi effacées par la brusque et

oblique illumination d’un soleil invisible. Tout cela et plus

encore les objets précieux venus à l’église de personnages

qui étaient pour moi presque des personnages de légende (la

croix d’or travaillée disait-on par saint Éloi et donnée par

Dagobert, le tombeau des fils de Louis le Germanique, en

porphyre et en cuivre émaillé) à cause de quoi je m’avançais

dans l’église, quand nous gagnions nos chaises, comme dans

une vallée visitée des fées, où le paysan s’émerveille de voir

dans un rocher, dans un arbre, dans une mare, la trace pal-

pable de leur passage surnaturel, tout cela faisait d’elle pour

– 77 –

moi quelque chose d’entièrement différent du reste de la

ville : un édifice occupant, si l’on peut dire, un espace à

quatre dimensions – la quatrième étant celle du Temps –,

déployant à travers les siècles son vaisseau qui, de travée en

travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir

non pas seulement quelques mètres, mais des époques suc-

cessives d’où il sortait victorieux ; dérobant le rude et fa-

rouche XIe siècle dans l’épaisseur de ses murs, d’où il n’ap-

paraissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de

grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait

près du porche l’escalier du clocher, et, même là, dissimulé

par les gracieuses arcades gothiques qui se pressaient co-

quettement devant lui comme de plus grandes sœurs, pour le

cacher aux étrangers, se placent en souriant devant un jeune

frère rustre, grognon et mal vêtu ; élevant dans le ciel au-

dessus de la Place, sa tour qui avait contemplé saint Louis et

semblait le voir encore ; et s’enfonçant avec sa crypte dans

une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la

voûte obscure et puissamment nervurée comme la mem-

brane d’une immense chauvesouris de pierre, Théodore et sa

sœur nous éclairaient d’une bougie le tombeau de la petite

fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve – comme la

trace d’un fossile – avait été creusée, disait-on, « par une

lampe de cristal qui, le soir du meurtre de la princesse

franque, s’était détachée d’elle-même des chaînes d’or où

elle était suspendue à la place de l’actuelle abside, et, sans

que le cristal se brisât, sans que la flamme s’éteignît, s’était

enfoncée dans la pierre et l’avait fait mollement céder sous

elle ».

L’abside de l’église de Combray, peut-on vraiment en

parler ? Elle était si grossière, si dénuée de beauté artistique

et même d’élan religieux. Du dehors, comme le croisement

des rues sur lequel elle donnait était en contrebas, sa gros-

– 78 –

sière muraille s’exhaussait d’un soubassement en moellons

nullement polis, hérissés de cailloux, et qui n’avait rien de

particulièrement ecclésiastique, les verrières semblaient per-

cées à une hauteur excessive, et le tout avait plus l’air d’un

mur de prison que d’église. Et certes, plus tard, quand je me

rappelais toutes les glorieuses absides que j’ai vues, il ne me

serait jamais venu à la pensée de rapprocher d’elles l’abside

de Combray. Seulement, un jour, au détour d’une petite rue

provinciale, j’aperçus, en face du croisement de trois ruelles,

une muraille fruste et surélevée, avec des verrières percées

en haut et offrant le même aspect asymétrique que l’abside

de Combray. Alors je ne me suis pas demandé comme à

Chartres ou à Reims avec quelle puissance y était exprimé le

sentiment religieux, mais je me suis involontairement écrié :

« L’Église ! »

L’église ! Familière ; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, où

était sa porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie de

M. Rapin et la maison de Mme Loiseau, qu’elle touchait sans

aucune séparation ; simple citoyenne de Combray qui aurait

pu avoir son numéro dans la rue si les rues de Combray

avaient eu des numéros, et où il semble que le facteur aurait

dû s’arrêter le matin quand il faisait sa distribution, avant

d’entrer chez Mme Loiseau et en sortant de chez M. Rapin, il

y avait pourtant entre elle et tout ce qui n’était pas elle une

démarcation que mon esprit n’a jamais pu arriver à franchir.

Mme Loiseau avait beau avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui

prenaient la mauvaise habitude de laisser leurs branches

courir toujours partout tête baissée, et dont les fleurs

n’avaient rien de plus pressé, quand elles étaient assez

grandes, que d’aller rafraîchir leurs joues violettes et conges-

tionnées contre la sombre façade de l’église, les fuchsias ne

devenaient pas sacrés pour cela pour moi ; entre les fleurs et

la pierre noircie sur laquelle elles s’appuyaient, si mes yeux

– 79 –

ne percevaient pas d’intervalle, mon esprit réservait un

abîme.

On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin,

inscrivant sa figure inoubliable à l’horizon où Combray

n’apparaissait pas encore ; quand du train qui, la semaine de

Pâques, nous amenait de Paris, mon père l’apercevait qui fi-

lait tour à tour sur tous les sillons du ciel, faisant courir en

tous sens son petit coq de fer, il nous disait : « Allons, prenez

les couvertures, on est arrivé. » Et dans une des plus grandes

promenades que nous faisions de Combray, il y avait un en-

droit où la route resserrée débouchait tout à coup sur un

immense plateau fermé à l’horizon par des forêts déchique-

tées que dépassait seule la fine pointe du clocher de Saint-

Hilaire, mais si mince, si rose, qu’elle semblait seulement

rayée sur le ciel par un ongle qui aurait voulu donner à ce

paysage, à ce tableau rien que de nature, cette petite marque

d’art, cette unique indication humaine. Quand on se rappro-

chait et qu’on pouvait apercevoir le reste de la tour carrée et

à demi détruite qui, moins haute, subsistait à côté de lui, on

était frappé surtout du ton rougeâtre et sombre des pierres ;

et, par un matin brumeux d’automne, on aurait dit, s’élevant

au-dessus du violet orageux des vignobles, une ruine de

pourpre presque de la couleur de la vigne vierge.

Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand-

mère me faisait arrêter pour le regarder. Des fenêtres de sa

tour, placées deux par deux les unes au-dessus des autres,

avec cette juste et originale proportion dans les distances qui

ne donne pas de la beauté et de la dignité qu’aux visages

humains, il lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des

volées de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient

en criant, comme si les vieilles pierres qui les laissaient

s’ébattre sans paraître les voir, devenues tout d’un coup in-

– 80 –

habitables et dégageant un principe d’agitation infinie, les

avaient frappés et repoussés. Puis, après avoir rayé en tous

sens le velours violet de l’air du soir, brusquement calmés ils

revenaient s’absorber dans la tour, de néfaste redevenue

propice, quelques-uns posés çà et là, ne semblant pas bou-

ger, mais happant peut-être quelque insecte, sur la pointe

d’un clocheton, comme une mouette arrêtée avec l’im-

mobilité d’un pêcheur à la crête d’une vague. Sans trop sa-

voir pourquoi, ma grand-mère trouvait au clocher de Saint-

Hilaire cette absence de vulgarité, de prétention, de mesqui-

nerie, qui lui faisait aimer et croire riches d’une influence

bienfaisante, la nature, quand la main de l’homme ne l’avait

pas, comme faisait le jardinier de ma grand-tante, rapetissée,

et les œuvres de génie. Et sans doute, toute partie de l’église

qu’on apercevait la distinguait de tout autre édifice par une

sorte de pensée qui lui était infuse, mais c’était dans son clo-

cher qu’elle semblait prendre conscience d’elle-même, affir-

mer une existence individuelle et responsable. C’était lui qui

parlait pour elle. Je crois surtout que, confusément, ma

grand-mère trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle

avait le plus de prix au monde, l’air naturel et l’air distingué.

Ignorante en architecture, elle disait : « Mes enfants, mo-

quez-vous de moi si vous voulez, il n’est peut-être pas beau

dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis

sûre que s’il jouait du piano, il ne jouerait pas sec. » Et en le

regardant, en suivant des yeux la douce tension, l’inclinaison

fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en

s’élevant comme des mains jointes qui prient, elle s’unissait

si bien à l’effusion de la flèche, que son regard semblait

s’élancer avec elle ; et en même temps elle souriait amicale-

ment aux vieilles pierres usées dont le couchant n’éclairait

plus que le faîte et qui, à partir du moment où elles entraient

dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière, parais-

– 81 –

saient tout d’un coup montées bien plus haut, lointaines,

comme un chant repris « en voix de tête » une octave au-

dessus.

C’était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes

les occupations, à toutes les heures, à tous les points de vue

de la ville, leur figure, leur couronnement, leur consécration.

De ma chambre, je ne pouvais apercevoir que sa base qui

avait été recouverte d’ardoises ; mais quand, le dimanche, je

les voyais, par une chaude matinée d’été, flamboyer comme

un soleil noir, je me disais : « Mon Dieu ! neuf heures ! il faut

se préparer pour aller à la grand-messe si je veux avoir le

temps d’aller embrasser tante Léonie avant », et je savais

exactement la couleur qu’avait le soleil sur la place, la cha-

leur et la poussière du marché, l’ombre que faisait le store du

magasin où maman entrerait peut-être avant la messe dans

une odeur de toile écrue, faire emplette de quelque mouchoir

que lui ferait montrer, en cambrant la taille, le patron qui,

tout en se préparant à fermer, venait d’aller dans l’arrière-

boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les

mains qu’il avait l’habitude, toutes les cinq minutes, même

dans les circonstances les plus mélancoliques, de frotter

l’une contre l’autre d’un air d’entreprise, de partie fine et de

réussite.

Quand après la messe, on entrait dire à Théodore d’ap-

porter une brioche plus grosse que d’habitude parce que nos

cousins avaient profité du beau temps pour venir de Thiber-

zy déjeuner avec nous, on avait devant soi le clocher qui, do-

ré et cuit lui-même comme une plus grande brioche bénie,

avec des écailles et des égouttements gommeux de soleil, pi-

quait sa pointe aiguë dans le ciel bleu. Et le soir, quand je

rentrais de promenade et pensais au moment où il faudrait

tout à l’heure dire bonsoir à ma mère et ne plus la voir, il

– 82 –

était au contraire si doux, dans la journée finissante, qu’il

avait l’air d’être posé et enfoncé comme un coussin de ve-

lours brun sur le ciel pâli qui avait cédé sous sa pression,

s’était creusé légèrement pour lui faire sa place et refluait sur

ses bords ; et les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui

semblaient accroître son silence, élancer encore sa flèche et

lui donner quelque chose d’ineffable.

Même dans les courses qu’on avait à faire derrière

l’église, là où on ne la voyait pas, tout semblait ordonné par

rapport au clocher surgi ici ou là entre les maisons, peut-être

plus émouvant encore quand il apparaissait ainsi sans

l’église. Et certes, il y en a bien d’autres qui sont plus beaux

vus de cette façon, et j’ai dans mon souvenir des vignettes de

clochers dépassant les toits, qui ont un autre caractère d’art

que celles que composaient les tristes rues de Combray. Je

n’oublierai jamais, dans une curieuse ville de Normandie voi-

sine de Balbec, deux charmants hôtels du XVIIIe siècle, qui

me sont à beaucoup d’égards chers et vénérables et entre

lesquels, quand on la regarde du beau jardin qui descend des

perrons vers la rivière, la flèche gothique d’une église qu’ils

cachent s’élance, ayant l’air de terminer, de surmonter leurs

façades, mais d’une matière si différente, si précieuse, si an-

nelée, si rose, si vernie, qu’on voit bien qu’elle n’en fait pas

plus partie que de deux beaux galets unis, entre lesquels elle

est prise sur la plage, la flèche purpurine et crénelée de

quelque coquillage fuselé en tourelle et glacé d’émail. Même

à Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je sais

une fenêtre où on voit après un premier, un second et même

un troisième plan fait des toits amoncelés de plusieurs rues,

une cloche violette, parfois rougeâtre, parfois aussi, dans les

plus nobles « épreuves » qu’en tire l’atmosphère, d’un noir

décanté de cendres, laquelle n’est autre que le dôme de

Saint-Augustin et qui donne à cette vue de Paris le caractère

– 83 –

de certaines vues de Rome par Piranesi. Mais comme dans

aucune de ces petites gravures, avec quelque goût que ma

mémoire ait pu les exécuter elle ne put mettre ce que j’avais

perdu depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non pas

considérer une chose comme un spectacle, mais y croire

comme en un être sans équivalent, aucune d’elles ne tient

sous sa dépendance toute une partie profonde de ma vie,

comme fait le souvenir de ces aspects du clocher de Com-

bray dans les rues qui sont derrière l’église. Qu’on le vît à

cinq heures, quand on allait chercher les lettres à la poste, à

quelques maisons de soi, à gauche, surélevant brusquement

d’une cime isolée la ligne de faîte des toits ; que si, au con-

traire, on voulait entrer demander des nouvelles de

Mme Sazerat, on suivît des yeux cette ligne redevenue basse

après la descente de son autre versant en sachant qu’il fau-

drait tourner à la deuxième rue après le clocher ; soit

qu’encore, poussant plus loin, si on allait à la gare, on le vît

obliquement, montrant de profil des arêtes et des surfaces

nouvelles comme un solide surpris à un moment inconnu de

sa révolution ; ou que, des bords de la Vivonne, l’abside

musculeusement ramassée et remontée par la perspective

semblât jaillir de l’effort que le clocher faisait pour lancer sa

flèche au cœur du ciel : c’était toujours à lui qu’il fallait reve-

nir, toujours lui qui dominait tout, sommant les maisons d’un

pinacle inattendu, levé devant moi comme le doigt de Dieu

dont le corps eût été caché dans la foule des humains sans

que je le confondisse pour cela avec elle. Et aujourd’hui en-

core si, dans une grande ville de province ou dans un quar-

tier de Paris que je connais mal, un passant qui m’a « mis

dans mon chemin » me montre au loin, comme un point de

repère, tel beffroi d’hôpital, tel clocher de couvent levant la

pointe de son bonnet ecclésiastique au coin d’une rue que je

dois prendre, pour peu que ma mémoire puisse obscurément

– 84 –

lui trouver quelque trait de ressemblance avec la figure chère

et disparue, le passant, s’il se retourne pour s’assurer que je

ne m’égare pas, peut, à son étonnement, m’apercevoir qui,

oublieux de la promenade entreprise ou de la course obligée,

reste là, devant le clocher, pendant des heures, immobile, es-

sayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres re-

conquises sur l’oubli qui s’assèchent et se rebâtissent ; et

sans doute alors, et plus anxieusement que tout à l’heure

quand je lui demandais de me renseigner, je cherche encore

mon chemin, je tourne une rue… mais… c’est dans mon

cœur…

En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent

M. Legrandin qui retenu à Paris par sa profession d’ingé-

nieur, ne pouvait, en dehors des grandes vacances, venir à sa

propriété de Combray que du samedi soir au lundi matin.

C’était un de ces hommes qui, en dehors d’une carrière

scientifique où ils ont d’ailleurs brillamment réussi, possè-

dent une culture toute différente, littéraire, artistique, que

leur spécialisation professionnelle n’utilise pas et dont pro-

fite leur conversation. Plus lettrés que bien des littérateurs

(nous ne savions pas à cette époque que M. Legrandin eût

une certaine réputation comme écrivain et nous fûmes très

étonnés de voir qu’un musicien célèbre avait composé une

mélodie sur des vers de lui), doués de plus de « facilité » que

bien des peintres, ils s’imaginent que la vie qu’ils mènent

n’est pas celle qui leur aurait convenu et apportent à leurs

occupations positives soit une insouciance mêlée de fantai-

sie, soit une application soutenue et hautaine, méprisante,

amère et consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un

visage pensif et fin aux longues moustaches blondes, au re-

gard bleu et désenchanté, d’une politesse raffinée, causeur

comme nous n’en avions jamais entendu, il était aux yeux de

ma famille qui le citait toujours en exemple, le type de

– 85 –

l’homme d’élite, prenant la vie de la façon la plus noble et la

plus délicate. Ma grand-mère lui reprochait seulement de

parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne

pas avoir dans son langage le naturel qu’il y avait dans ses

cravates lavallière toujours flottantes, dans son veston droit

presque d’écolier. Elle s’étonnait aussi des tirades enflam-

mées qu’il entamait souvent contre l’aristocratie, la vie mon-

daine, le snobisme, « certainement le péché auquel pense

saint Paul quand il parle du péché pour lequel il n’y a pas de

rémission ».

L’ambition mondaine était un sentiment que ma grand-

mère était si incapable de ressentir et presque de com-

prendre qu’il lui paraissait bien inutile de mettre tant d’ar-

deur à la flétrir. De plus elle ne trouvait pas de très bon goût

que M. Legrandin dont la sœur était mariée près de Balbec

avec un gentilhomme bas-normand se livrât à des attaques

aussi violentes contre les nobles, allant jusqu’à reprocher à la

Révolution de ne les avoir pas tous guillotinés.

« Salut, amis ! nous disait-il en venant à notre rencontre.

Vous êtes heureux d’habiter beaucoup ici ; demain il faudra

que je rentre à Paris, dans ma niche.

« Oh ! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et

déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes il y a

dans ma maison toutes les choses inutiles. Il n’y manque que

le nécessaire, un grand morceau de ciel comme ici. Tâchez

de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre

vie, petit garçon, ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous

avez une jolie âme, d’une qualité rare, une nature d’artiste,

ne la laissez pas manquer de ce qu’il lui faut. »

Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si

Mme Goupil était arrivée en retard à la messe, nous étions in-

– 86 –

capables de la renseigner. En revanche nous ajoutions à son

trouble en lui disant qu’un peintre travaillait dans l’église à

copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyée

aussitôt chez l’épicier, était revenue bredouille par la faute

de l’absence de Théodore à qui sa double profession de

chantre ayant une part de l’entretien de l’église, et de garçon

épicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un

savoir universel.

« Ah ! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà

l’heure d’Eulalie. Il n’y a vraiment qu’elle qui pourra me dire

cela. »

Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui

s’était « retirée » après la mort de Mme de la Bretonnerie où

elle avait été en place depuis son enfance et qui avait pris à

côté de l’église une chambre, d’où elle descendait tout le

temps soit aux offices, soit, en dehors des offices, dire une

petite prière ou donner un coup de main à Théodore ; le

reste du temps elle allait voir des personnes malades comme

ma tante Léonie à qui elle racontait ce qui s’était passé à la

messe ou aux vêpres. Elle ne dédaignait pas d’ajouter

quelque casuel à la petite rente que lui servait la famille de

ses anciens maîtres en allant de temps en temps visiter le

linge du curé ou de quelque autre personnalité marquante du

monde clérical de Combray. Elle portait au-dessus d’une

mante de drap noir un petit béguin blanc, presque de reli-

gieuse, et une maladie de peau donnait à une partie de ses

joues et à son nez recourbé, les tons rose vif de la balsamine.

Ses visites étaient la grande distraction de ma tante Léonie

qui ne recevait plus guère personne d’autre, en dehors de

M. le Curé. Ma tante avait peu à peu évincé tous les autres

visiteurs parce qu’ils avaient le tort à ses yeux de rentrer

tous dans l’une ou l’autre des deux catégories de gens qu’elle

– 87 –

détestait. Les uns, les pires et dont elle s’était débarrassée

les premiers, étaient ceux qui lui conseillaient de ne pas

« s’écouter » et professaient, fût-ce négativement et en ne la

manifestant que par certains silences de désapprobation ou

par certains sourires de doute, la doctrine subversive qu’une

petite promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand

elle gardait quatorze heures sur l’estomac deux méchantes

gorgées d’eau de Vichy !) lui feraient plus de bien que son lit

et ses médecines. L’autre catégorie se composait des per-

sonnes qui avaient l’air de croire qu’elle était plus gravement

malade qu’elle ne pensait, qu’elle était aussi gravement ma-

lade qu’elle le disait. Aussi, ceux qu’elle avait laissés monter

après quelques hésitations et sur les officieuses instances de

Françoise et qui, au cours de leur visite, avaient montré

combien ils étaient indignes de la faveur qu’on leur faisait en

risquant timidement un : « Ne croyez-vous pas que si vous

vous secouiez un peu par un beau temps », ou qui, au con-

traire, quand elle leur avait dit : « Je suis bien bas, bien bas,

c’est la fin, mes pauvres amis », lui avaient répondu : « Ah !

quand on n’a pas la santé ! Mais vous pouvez durer encore

comme ça », ceux-là, les uns comme les autres, étaient sûrs

de ne plus jamais être reçus. Et si Françoise s’amusait de

l’air épouvanté de ma tante quand de son lit elle avait aperçu

dans la rue du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait

l’air de venir chez elle ou quand elle avait entendu un coup

de sonnette, elle riait encore bien plus, et comme d’un bon

tour, des ruses toujours victorieuses de ma tante pour arriver

à les faire congédier et de leur mine déconfite en s’en retour-

nant sans l’avoir vue, et, au fond admirait sa maîtresse

qu’elle jugeait supérieure à tous ces gens puisqu’elle ne vou-

lait pas les recevoir. En somme, ma tante exigeait à la fois

qu’on l’approuvât dans son régime, qu’on la plaignît pour ses

souffrances et qu’on la rassurât sur son avenir.

– 88 –

C’est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire

vingt fois en une minute : « C’est la fin, ma pauvre Eulalie »,

vingt fois Eulalie répondait : « Connaissant votre maladie

comme vous la connaissez, madame Octave, vous irez à cent

ans, comme me disait hier encore Mme Sazerin. » (Une des

plus fermes croyances d’Eulalie et que le nombre imposant

des démentis apportés par l’expérience n’avait pas suffi à en-

tamer, était que Mme Sazerat s’appelait Mme Sazerin.)

« Je ne demande pas à aller à cent ans », répondait ma

tante qui préférait ne pas voir assigner à ses jours un terme

précis.

Et comme Eulalie savait avec cela comme personne dis-

traire ma tante sans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu

régulièrement tous les dimanches, sauf empêchement inopi-

né, étaient pour ma tante un plaisir dont la perspective

l’entretenait ces jours-là dans un état agréable d’abord, mais

bien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu

qu’Eulalie fût en retard. Trop prolongée, cette volupté d’at-

tendre Eulalie tournait en supplice, ma tante ne cessait de

regarder l’heure, bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de

sonnette d’Eulalie, s’il arrivait tout à la fin de la journée,

quand elle ne l’espérait plus, la faisait presque se trouver

mal. En réalité, le dimanche, elle ne pensait qu’à cette visite

et sitôt le déjeuner fini, Françoise avait hâte que nous quit-

tions la salle à manger pour qu’elle pût monter « occuper »

ma tante. Mais (surtout à partir du moment où les beaux

jours s’installaient à Combray) il y avait bien longtemps que

l’heure altière de midi, descendue de la tour de Saint-Hilaire

qu’elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa cou-

ronne sonore avait retenti autour de notre table, auprès du

pain bénit venu lui aussi familièrement en sortant de l’église,

quand nous étions encore assis devant les assiettes des Mille

– 89 –

et Une Nuits, appesantis par la chaleur et surtout par le repas.

Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes, de pommes de

terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçait

même plus, Françoise ajoutait – selon les travaux des

champs et des vergers, le fruit de la marée, les hasards du

commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et

si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu’on

sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un

peu le rythme des saisons et les épisodes de la vie : une bar-

bue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur,

une dinde parce qu’elle en avait vu une belle au marché de

Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’elle ne

nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot

rôti parce que le grand air creuse et qu’il avait bien le temps

de descendre d’ici sept heures, des épinards pour changer,

des abricots parce que c’était encore une rareté, des gro-

seilles parce que dans quinze jours il n’y en aurait plus, des

framboises que M. Swann avait apportées exprès, des ce-

rises, les premières qui vinssent du cerisier du jardin après

deux ans qu’il n’en donnait plus, du fromage à la crème que

j’aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce qu’elle

l’avait commandé la veille, une brioche parce que c’était

notre tour de l’offrir. Quand tout cela était fini, composée

expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à

mon père qui était amateur, une crème au chocolat, inspira-

tion, attention personnelle de Françoise, nous était offerte,

fugitive et légère comme une œuvre de circonstance où elle

avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé d’en goûter en

disant : « J’ai fini, je n’ai plus faim », se serait immédiate-

ment ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le pré-

sent qu’un artiste leur fait d’une de ses œuvres, regardent au

poids et à la matière alors que n’y valent que l’intention et la

signature. Même en laisser une seule goutte dans le plat eût

– 90 –

témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin du

morceau au nez du compositeur.

Enfin ma mère me disait : « Voyons, ne reste pas ici in-

définiment, monte dans ta chambre si tu as trop chaud de-

hors, mais va d’abord prendre l’air un instant pour ne pas lire

en sortant de table. » J’allais m’asseoir près de la pompe et

de son auge, souvent ornée, comme un font gothique, d’une

salamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile

de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans dossier

ombragé d’un lilas, dans ce petit coin du jardin qui s’ouvrait

par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la

terre peu soignée duquel s’élevait par deux degrés, en saillie

de la maison, et comme une construction indépendante,

l’arrière-cuisine. On apercevait son dallage rouge et luisant

comme du porphyre. Elle avait moins l’air de l’antre de

Françoise que d’un petit temple à Vénus. Elle regorgeait des

offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de lé-

gumes, venus parfois de hameaux assez lointains pour lui

dédier les prémices de leurs champs. Et son faîte était tou-

jours couronné du roucoulement d’une colombe.

Autrefois, je ne m’attardais pas dans le bois consacré qui

l’entourait, car, avant de monter lire, j’entrais dans le petit

cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon

grand-père, ancien militaire qui avait pris sa retraite comme

commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui, même

quand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon

les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque-là, dé-

gageait inépuisablement cette odeur obscure et fraîche, à la

fois forestière et Ancien Régime, qui fait rêver longuement

les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de

chasse abandonnés. Mais depuis nombre d’années je n’en-

trais plus dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier

– 91 –

ne venant plus à Combray à cause d’une brouille qui était

survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans les cir-

constances suivantes :

Une ou deux fois par mois, à Paris, on m’envoyait lui

faire une visite, comme il finissait de déjeuner, en simple va-

reuse, servi par son domestique en veste de travail de coutil

rayé violet et blanc. Il se plaignait en ronchonnant que je

n’étais pas venu depuis longtemps, qu’on l’abandonnait ; il

m’offrait un massepain ou une mandarine, nous traversions

un salon dans lequel on ne s’arrêtait jamais, où on ne faisait

jamais de feu, dont les murs étaient ornés de moulures do-

rées, les plafonds peints d’un bleu qui prétendait imiter le

ciel et les meubles capitonnés en satin comme chez mes

grands-parents, mais jaune ; puis nous passions dans ce qu’il

appelait son cabinet de « travail » aux murs duquel étaient

accrochées de ces gravures représentant sur fond noir une

déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un

globe, ou une étoile au front, qu’on aimait sous le second

Empire parce qu’on leur trouvait un air pompéien, puis qu’on

détesta, et qu’on recommence à aimer pour une seule et

même raison, malgré les autres qu’on donne et qui est

qu’elles ont l’air second Empire. Et je restais avec mon oncle

jusqu’à ce que son valet de chambre vînt lui demander, de la

part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait atteler. Mon

oncle se plongeait alors dans une méditation qu’aurait craint

de troubler d’un seul mouvement son valet de chambre

émerveillé, et dont il attendait avec curiosité le résultat, tou-

jours identique. Enfin, après une hésitation suprême mon

oncle prononçait infailliblement ces mots : « Deux heures et

quart », que le valet de chambre répétait avec étonnement,

mais sans discuter : « Deux heures et quart ? bien… je vais le

dire… »

– 92 –

À cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour plato-

nique, car mes parents ne m’avaient encore jamais permis

d’y aller, et je me représentais d’une façon si peu exacte les

plaisirs qu’on y goûtait que je n’étais pas éloigné de croire

que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope

un décor qui n’était que pour lui, quoique semblable au mil-

lier d’autres que regardait, chacun pour soi, le reste des spec-

tateurs.

Tous les matins je courais jusqu’à la colonne Morris

pour voir les spectacles qu’elle annonçait. Rien n’était plus

désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon ima-

gination par chaque pièce annoncée et qui étaient condition-

nés à la fois par les images inséparables des mots qui en

composaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore

humides et boursouflées de colle sur lesquelles il se déta-

chait. Si ce n’est une de ces œuvres étranges comme Le Tes-

tament de César Girodot et Œdipe-Roi lesquelles s’inscrivaient,

non sur l’affiche verte de l’Opéra-Comique, mais sur l’affiche

lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait plus

différent de l’aigrette étincelante et blanche des Diamants de

la Couronne que le satin lisse et mystérieux du Domino Noir,

et, mes parents m’ayant dit que quand j’irais pour la pre-

mière fois au théâtre j’aurais à choisir entre ces deux pièces,

cherchant à approfondir successivement le titre de l’une et le

titre de l’autre, puisque c’était tout ce que je connaissais

d’elles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir qu’il me

promettait et de le comparer à celui que recélait l’autre,

j’arrivais à me représenter avec tant de force, d’une part une

pièce éblouissante et fière, de l’autre une pièce douce et ve-

loutée, que j’étais aussi incapable de décider laquelle aurait

ma préférence, que si, pour le dessert, on m’avait donné à

opter entre du riz à l’Impératrice et de la crème au chocolat.

– 93 –

Toutes mes conversations avec mes camarades por-

taient sur ces acteurs dont l’art, bien qu’il me fût encore in-

connu, était la première forme, entre toutes celles qu’il revêt,

sous laquelle se laissait pressentir par moi, l’Art. Entre la

manière que l’un ou l’autre avait de débiter, de nuancer une

tirade, les différences les plus minimes me semblaient avoir

une importance incalculable. Et, d’après ce que l’on m’avait

dit d’eux, je les classais par ordre de talent, dans des listes

que je me récitais toute la journée, et qui avaient fini par

durcir dans mon cerveau et par le gêner de leur inamovibili-

té.

Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pen-

dant les classes, je correspondais, aussitôt que le professeur

avait la tête tournée, avec un nouvel ami, ma première ques-

tion était toujours pour lui demander s’il était déjà allé au

théâtre et s’il trouvait que le plus grand acteur était bien Got,

le second Delaunay, etc. Et si, à son avis, Febvre ne venait

qu’après Thiron, ou Delaunay qu’après Coquelin, la soudaine

motilité que Coquelin, perdant la rigidité de la pierre, con-

tractait dans mon esprit pour y passer au deuxième rang, et

l’agilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait

doué Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensa-

tion du fleurissement et de la vie à mon cerveau assoupli et

fertilisé.

Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de

Maubant sortant un après-midi du Théâtre-Français m’avait

causé le saisissement et les souffrances de l’amour, combien

le nom d’une étoile flamboyant à la porte d’un théâtre, com-

bien, à la glace d’un coupé qui passait dans la rue avec ses

chevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage d’une

femme que je pensais être peut-être une actrice, laissait en

moi un trouble plus prolongé, un effort impuissant et doulou-

– 94 –

reux pour me représenter sa vie. Je classais par ordre de ta-

lent les plus illustres, Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet, Ma-

deleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m’intéressaient.

Or mon oncle en connaissait beaucoup et aussi des cocottes

que je ne distinguais pas nettement des actrices. Il les rece-

vait chez lui. Et si nous n’allions le voir qu’à certains jours

c’est que, les autres jours, venaient des femmes avec les-

quelles sa famille n’aurait pas pu se rencontrer, du moins à

son avis à elle, car, pour mon oncle, au contraire, sa trop

grande facilité à faire à de jolies veuves qui n’avaient peut-

être jamais été mariées, à des comtesses de nom ronflant,

qui n’était sans doute qu’un nom de guerre, la politesse de

les présenter à ma grand-mère ou même à leur donner des

bijoux de famille, l’avait déjà brouillé plus d’une fois avec

mon grand-père. Souvent, à un nom d’actrice qui venait dans

la conversation, j’entendais mon père dire à ma mère, en

souriant : « Une amie de ton oncle » ; et je pensais que le

stage que peut-être pendant des années des hommes impor-

tants faisaient inutilement à la porte de telle femme qui ne

répondait pas à leurs lettres et les faisait chasser par le con-

cierge de son hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser un

gamin comme moi en le présentant chez lui à l’actrice, inap-

prochable à tant d’autres, qui était pour lui une intime amie.

Aussi – sous le prétexte qu’une leçon qui avait été dé-

placée tombait maintenant si mal qu’elle m’avait empêché

plusieurs fois et m’empêcherait encore de voir mon oncle –

un jour, autre que celui qui était réservé aux visites que nous

lui faisions, profitant de ce que mes parents avaient déjeuné

de bonne heure, je sortis et au lieu d’aller regarder la colonne

d’affiches, pour quoi on me laissait aller seul, je courus

jusqu’à lui. Je remarquai devant sa porte une voiture attelée

de deux chevaux qui avaient aux œillères un œillet rouge

comme avait le cocher à sa boutonnière. De l’escalier j’en-

– 95 –

tendis un rire et une voix de femme, et dès que j’eus sonné,

un silence, puis le bruit de portes qu’on fermait. Le valet de

chambre vint ouvrir, et en me voyant parut embarrassé, me

dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doute

pas me recevoir et tandis qu’il allait pourtant le prévenir, la

même voix que j’avais entendue disait : « Oh, si ! laisse-le

entrer ; rien qu’une minute, cela m’amuserait tant. Sur la

photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa

maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la

sienne, n’est-ce pas ? Je voudrais le voir rien qu’un instant,

ce gosse. »

J’entendis mon oncle grommeler, se fâcher, finalement

le valet de chambre me fit entrer.

Sur la table, il y avait la même assiette de massepains

que d’habitude ; mon oncle avait sa vareuse de tous les jours,

mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand col-

lier de perles au cou, était assise une jeune femme qui ache-

vait de manger une mandarine. L’incertitude où j’étais s’il

fallait lui dire madame ou mademoiselle me fit rougir et

n’osant pas trop tourner les yeux de son côté de peur d’avoir

à lui parler, j’allai embrasser mon oncle. Elle me regardait en

souriant, mon oncle lui dit : « Mon neveu », sans lui dire mon

nom, ni me dire le sien, sans doute parce que, depuis les dif-

ficultés qu’il avait eues avec mon grand-père, il tâchait au-

tant que possible d’éviter tout trait d’union entre sa famille et

ce genre de relations.

« Comme il ressemble à sa mère, dit-elle.

— Mais vous n’avez jamais vu ma nièce qu’en photogra-

phie, dit vivement mon oncle d’un ton bourru.

– 96 –

— Je vous demande pardon, mon cher ami, je l’ai croi-

sée dans l’escalier l’année dernière quand vous avez été si

malade. Il est vrai que je ne l’ai vue que le temps d’un éclair

et que votre escalier est bien noir, mais cela m’a suffi pour

l’admirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi

ça », dit-elle, en traçant avec son doigt une ligne sur le bas

de son front. « Est-ce que madame votre nièce porte le

même nom que vous, ami ? demanda-t-elle à mon oncle.

— Il ressemble surtout à son père », grogna mon oncle

qui ne se souciait pas plus de faire des présentations à dis-

tance en disant le nom de maman que d’en faire de près.

« C’est tout à fait son père et aussi ma pauvre mère.

— Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec

une légère inclinaison de la tête, et je n’ai jamais connu votre

pauvre mère, mon ami. Vous vous souvenez, c’est peu après

votre grand chagrin que nous nous sommes connus. »

J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame

ne différait pas des autres jolies femmes que j’avais vues

quelquefois dans ma famille notamment de la fille d’un de

nos cousins chez lequel j’allais tous les ans le premier jan-

vier. Mieux habillée seulement, l’amie de mon oncle avait le

même regard vif et bon, elle avait l’air aussi franc et aimant.

Je ne lui trouvais rien de l’aspect théâtral que j’admirais dans

les photographies d’actrices, ni de l’expression diabolique

qui eût été en rapport avec la vie qu’elle devait mener.

J’avais peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je

n’aurais pas cru que ce fût une cocotte chic si je n’avais pas

vu la voiture à deux chevaux, la robe rose, le collier de

perles, si je n’avais pas su que mon oncle n’en connaissait

que de la plus haute volée. Mais je me demandais comment

le millionnaire qui lui donnait sa voiture et son hôtel et ses

– 97 –

bijoux pouvait avoir du plaisir à manger sa fortune pour une

personne qui avait l’air si simple et comme il faut. Et pour-

tant en pensant à ce que devait être sa vie, l’immoralité m’en

troublait peut-être plus que si elle avait été concrétisée de-

vant moi en une apparence spéciale, – d’être ainsi invisible

comme le secret de quelque roman, de quelque scandale qui

avait fait sortir de chez ses parents bourgeois et voué à tout

le monde, qui avait fait épanouir en beauté et haussé

jusqu’au demi-monde et à la notoriété celle que ses jeux de

physionomie, ses intonations de voix, pareils à tant d’autres

que je connaissais déjà, me faisaient malgré moi considérer

comme une jeune fille de bonne famille, qui n’était plus

d’aucune famille.

On était passé dans le « cabinet de travail », et mon

oncle, d’un air un peu gêné par ma présence, lui offrit des ci-

garettes.

« Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituée à

celles que le Grand-Duc m’envoie. Je lui ai dit que vous en

étiez jaloux. » Et elle tira d’un étui des cigarettes couvertes

d’inscriptions étrangères et dorées. « Mais si, reprit-elle tout

d’un coup, je dois avoir rencontré chez vous le père de ce

jeune homme. N’est-ce pas votre neveu ? Comment ai-je pu

l’oublier ? Il a été tellement bon, tellement exquis pour

moi », dit-elle d’un air modeste et sensible. Mais en pensant

à ce qu’avait pu être l’accueil rude qu’elle disait avoir trouvé

exquis, de mon père, moi qui connaissais sa réserve et sa

froideur, j’étais gêné, comme par une indélicatesse qu’il au-

rait commise, de cette inégalité entre la reconnaissance ex-

cessive qui lui était accordée et son amabilité insuffisante. Il

m’a semblé plus tard que c’était un des côtés touchants du

rôle de ces femmes oisives et studieuses qu’elles consacrent

leur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté sen-

– 98 –

timentale – car, comme les artistes, elles ne le réalisent pas,

ne le font pas entrer dans les cadres de l’existence com-

mune – et un or qui leur coûte peu, à enrichir d’un sertissage

précieux et fin la vie fruste et mal dégrossie des hommes.

Comme celle-ci, dans le fumoir où mon oncle était en va-

reuse pour la recevoir, répandait son corps si doux, sa robe

de soie rose, ses perles, l’élégance qui émane de l’amitié d’un

grand-duc, de même elle avait pris quelque propos insigni-

fiant de mon père, elle l’avait travaillé avec délicatesse, lui

avait donné un tour, une appellation précieuse et y enchâs-

sant un de ses regards d’une si belle eau, nuancé d’humilité

et de gratitude, elle le rendait changé en un bijou artiste, en

quelque chose de « tout à fait exquis ».

« Allons, voyons, il est l’heure que tu t’en ailles », me dit

mon oncle.

Je me levai, j’avais une envie irrésistible de baiser la

main de la dame en rose, mais il me semblait que c’eût été

quelque chose d’audacieux comme un enlèvement. Mon

cœur battait tandis que je me disais : « Faut-il le faire, faut-il

ne pas le faire », puis je cessai de me demander ce qu’il fal-

lait faire pour pouvoir faire quelque chose. Et d’un geste

aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que je

trouvais il y avait un moment en sa faveur, je portai à mes

lèvres la main qu’elle me tendait.

« Comme il est gentil ! il est déjà galant, il a un petit œil

pour les femmes : il tient de son oncle. Ce sera un parfait

gentleman », ajouta-t-elle en serrant les dents pour donner à

la phrase un accent légèrement britannique. « Est-ce qu’il ne

pourrait pas venir une fois prendre a cup of tea, comme di-

sent nos voisins les Anglais ; il n’aurait qu’à m’envoyer un

“bleu” le matin. »

– 99 –

Je ne savais pas ce que c’était qu’un « bleu ». Je ne com-

prenais pas la moitié des mots que disait la dame, mais la

crainte que n’y fût cachée quelque question à laquelle il eût

été impoli de ne pas répondre, m’empêchait de cesser de les

écouter avec attention, et j’en éprouvais une grande fatigue.

« Mais non, c’est impossible, dit mon oncle, en haussant

les épaules, il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les

prix à son cours », ajouta-t-il, à voix basse pour que je

n’entende pas ce mensonge et que je n’y contredise pas.

« Qui sait, ce sera peut-être un petit Victor Hugo, une espèce

de Vaulabelle, vous savez.

— J’adore les artistes, répondit la dame en rose, il n’y a

qu’eux qui comprennent les femmes… Qu’eux et les êtres

d’élite comme vous. Excusez mon ignorance, ami. Qui est

Vaulabelle ? Est-ce les volumes dorés qu’il y a dans la petite

bibliothèque vitrée de votre boudoir ? Vous savez que vous

m’avez promis de me les prêter, j’en aurai grand soin. »

Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien

et me conduisit jusqu’à l’antichambre. Éperdu d’amour pour

la dame en rose, je couvris de baisers fous les joues pleines

de tabac de mon vieil oncle, et tandis qu’avec assez d’em-

barras il me laissait entendre sans oser me le dire ouverte-

ment qu’il aimerait autant que je ne parlasse pas de cette vi-

site à mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le

souvenir de sa bonté était en moi si fort que je trouverais

bien un jour le moyen de lui témoigner ma reconnaissance. Il

était si fort en effet que deux heures plus tard, après

quelques phrases mystérieuses et qui ne me parurent pas

donner à mes parents une idée assez nette de la nouvelle

importance dont j’étais doué, je trouvai plus explicite de leur

raconter dans les moindres détails la visite que je venais de

– 100 –

faire. Je ne croyais pas ainsi causer d’ennuis à mon oncle.

Comment l’aurais-je cru, puisque je ne le désirais pas. Et je

ne pouvais supposer que mes parents trouveraient du mal

dans une visite où je n’en trouvais pas. N’arrive-t-il pas tous

les jours qu’un ami nous demande de ne pas manquer de

l’excuser auprès d’une femme à qui il a été empêché d’écrire,

et que nous négligions de le faire jugeant que cette personne

ne peut pas attacher d’importance à un silence qui n’en a pas

pour nous. Je m’imaginais, comme tout le monde, que le

cerveau des autres était un réceptacle inerte et docile, sans

pouvoir de réaction spécifique sur ce qu’on y introduisait ; et

je ne doutais pas qu’en déposant dans celui de mes parents

la nouvelle de la connaissance que mon oncle m’avait fait

faire, je ne leur transmisse en même temps comme je le sou-

haitais, le jugement bienveillant que je portais sur cette pré-

sentation. Mes parents malheureusement s’en remirent à des

principes entièrement différents de ceux que je leur suggé-

rais d’adopter, quand ils voulurent apprécier l’action de mon

oncle. Mon père et mon grand-père eurent avec lui des ex-

plications violentes ; j’en fus indirectement informé.

Quelques jours après, croisant dehors mon oncle qui passait

en voiture découverte, je ressentis la douleur, la reconnais-

sance, le remords que j’aurais voulu lui exprimer. À côté de

leur immensité, je trouvai qu’un coup de chapeau serait

mesquin et pourrait faire supposer à mon oncle que je ne me

croyais pas tenu envers lui à plus qu’à une banale politesse.

Je résolus de m’abstenir de ce geste insuffisant et je détour-

nai la tête. Mon oncle pensa que je suivais en cela les ordres

de mes parents, il ne le leur pardonna pas, et il est mort bien

des années après sans qu’aucun de nous l’ait jamais revu.

Aussi je n’entrais plus dans le cabinet de repos mainte-

nant fermé, de mon oncle Adolphe et après m’être attardé

aux abords de l’arrière-cuisine, quand Françoise, apparais-

– 101 –

sant sur le parvis, me disait : « Je vais laisser ma fille de cui-

sine servir le café et monter l’eau chaude, il faut que je me

sauve chez Mme Octave », je me décidais à rentrer et montais

directement lire chez moi. La fille de cuisine était une per-

sonne morale, une institution permanente à qui des attribu-

tions invariables assuraient une sorte de continuité et d’iden-

tité, à travers la succession des formes passagères en les-

quelles elle s’incarnait : car nous n’eûmes jamais la même

deux ans de suite. L’année où nous mangeâmes tant d’as-

perges, la fille de cuisine habituellement chargée de les

« plumer » était une pauvre créature maladive, dans un état

de grossesse déjà assez avancé quand nous arrivâmes à

Pâques, et on s’étonnait même que Françoise lui laissât faire

tant de courses et de besogne, car elle commençait à porter

difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque

jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraus

la forme magnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes

qui revêtent certaines des figures symboliques de Giotto dont

M. Swann m’avait donné des photographies. C’est lui-même

qui nous l’avait fait remarquer et quand il nous demandait

des nouvelles de la fille de cuisine il nous disait : « Comment

va la Charité de Giotto ? » D’ailleurs elle-même, la pauvre

fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la figure, jusqu’aux

joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet

assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt,

dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je

me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de

Padoue lui ressemblaient encore d’une autre manière. De

même que l’image de cette fille était accrue par le symbole

ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en

comprendre le sens, sans que rien dans son visage en tradui-

sît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau,

de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante

– 102 –

ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom

« Caritas » et dont la reproduction était accrochée au mur de

ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans

qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être ex-

primée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle

invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la

terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins

pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur

des sacs pour se hausser ; et elle tend à Dieu son cœur en-

flammé, disons mieux, elle le lui « passe », comme une cuisi-

nière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à

quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée.

L’Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression

d’envie. Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient

tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui

siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il lui remplit si complè-

tement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa fi-

gure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux

d’un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que l’at-

tention de l’Envie – et la nôtre du même coup – tout entière

concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à

donner à d’envieuses pensées.

Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour

ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à con-

sidérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les

copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité,

cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement

dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de

la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de

l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage gri-

sâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à

Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses

et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient

– 103 –

enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice.

Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la

beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que

le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût représenté non

comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas

exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou

matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre

quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son ensei-

gnement quelque chose de plus concret et de plus frappant.

Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, l’attention n’était-

elle pas sans cesse ramenée à son ventre par le poids qui le

tirait ; et de même encore, bien souvent la pensée des agoni-

sants est tournée vers le côté effectif, douloureux, obscur,

viscéral, vers cet envers de la mort qui est précisément le cô-

té qu’elle leur présente, qu’elle leur fait rudement sentir et

qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les écrase, à

une difficulté de respirer, à un besoin de boire, qu’à ce que

nous appelons l’idée de la mort.

Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent

en eux bien de la réalité puisqu’ils m’apparaissaient comme

aussi vivants que la servante enceinte, et qu’elle-même ne

me semblait pas beaucoup moins allégorique. Et peut-être

cette non-participation (du moins apparente) de l’âme d’un

être à la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de sa valeur

esthétique une réalité sinon psychologique, au moins,

comme on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, j’ai eu

l’occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des cou-

vents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la

charité active, elles avaient généralement un air allègre, po-

sitif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où

ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement de-

vant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et

– 104 –

qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et su-

blime de la vraie bonté.

Pendant que la fille de cuisine – faisant briller involon-

tairement la supériorité de Françoise, comme l’Erreur, par le

contraste, rend plus éclatant le triomphe de la Vérité – ser-

vait du café qui, selon maman n’était que de l’eau chaude, et

montait ensuite dans nos chambres de l’eau chaude qui était

à peine tiède, je m’étais étendu sur mon lit, un livre à la

main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa fraî-

cheur transparente et fragile contre le soleil de l’après-midi

derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait

pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et

restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un coin,

comme un papillon posé. Il faisait à peine assez clair pour

lire, et la sensation de la splendeur de la lumière ne m’était

donnée que par les coups frappés dans la rue de la Cure par

Camus (averti par Françoise que ma tante ne « reposait pas »

et qu’on pouvait faire du bruit) contre des caisses poussié-

reuses, mais qui, retentissant dans l’atmosphère sonore, spé-

ciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des

astres écarlates ; et aussi par les mouches qui exécutaient

devant moi, dans leur petit concert, comme la musique de

chambre de l’été ; elle ne l’évoque pas à la façon d’un air de

musique humaine, qui, entendu par hasard à la belle saison,

vous la rappelle ensuite ; elle est unie à l’été par un lien plus

nécessaire ; née des beaux jours, ne renaissant qu’avec eux,

contenant un peu de leur essence, elle n’en réveille pas seu-

lement l’image dans notre mémoire, elle en certifie le retour,

la présence effective, ambiante, immédiatement accessible.

Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein so-

leil de la rue, ce que l’ombre est au rayon, c’est-à-dire aussi

lumineuse que lui, et offrait à mon imagination le spectacle

– 105 –

total de l’été dont mes sens si j’avais été en promenade,

n’auraient pu jouir que par morceaux ; et ainsi elle s’ac-

cordait bien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées

par mes livres et qui venaient l’émouvoir), supportait pareil

au repos d’une main immobile au milieu d’une eau courante,

le choc et l’animation d’un torrent d’activité.

Mais ma grand-mère, même si le temps trop chaud

s’était gâté, si un orage ou seulement un grain était survenu,

venait me supplier de sortir. Et ne voulant pas renoncer à ma

lecture, j’allais du moins la continuer au jardin, sous le mar-

ronnier, dans une petite guérite en sparterie et en toile au

fond de laquelle j’étais assis et me croyais caché aux yeux

des personnes qui pourraient venir faire visite à mes parents.

Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une autre

crèche au fond de laquelle je sentais que je restais enfoncé,

même pour regarder ce qui se passait au-dehors ? Quand je

voyais un objet extérieur, la conscience que je le voyais res-

tait entre moi et lui, le bordait d’un mince liséré spirituel qui

m’empêchait de jamais toucher directement sa matière ; elle

se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact

avec elle, comme un corps incandescent qu’on approche

d’un objet mouillé ne touche pas son humidité parce qu’il se

fait toujours précéder d’une zone d’évaporation. Dans l’es-

pèce d’écran diapré d’états différents que, tandis que je li-

sais, déployait simultanément ma conscience, et qui allaient

des aspirations les plus profondément cachées en moi-même

jusqu’à la vision tout extérieure de l’horizon que j’avais, au

bout du jardin, sous les yeux, ce qu’il y avait d’abord en moi,

de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui

gouvernait le reste, c’était ma croyance en la richesse philo-

sophique, en la beauté du livre que je lisais, et mon désir de

me les approprier, quel que fût ce livre. Car, même si je

– 106 –

l’avais acheté à Combray, en l’apercevant devant l’épicerie

Borange, trop distante de la maison pour que Françoise pût

s’y fournir comme chez Camus, mais mieux achalandée

comme papeterie et librairie, retenu par des ficelles dans la

mosaïque des brochures et des livraisons qui revêtaient les

deux vantaux de sa porte plus mystérieuse, plus semée de

pensées qu’une porte de cathédrale, c’est que je l’avais re-

connu pour m’avoir été cité comme un ouvrage remarquable

par le professeur ou le camarade qui me paraissait à cette

époque détenir le secret de la vérité et de la beauté à demi

pressenties, à demi incompréhensibles, dont la connaissance

était le but vague mais permanent de ma pensée.

Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture,

exécutait d’incessants mouvements du dedans au dehors,

vers la découverte de la vérité, venaient les émotions que me

donnait l’action à laquelle je prenais part, car ces après-midi-

là étaient plus remplis d’événements dramatiques que ne

l’est souvent toute une vie. C’était les événements qui surve-

naient dans le livre que je lisais ; il est vrai que les person-

nages qu’ils affectaient n’étaient pas « réels », comme disait

Françoise. Mais tous les sentiments que nous font éprouver

la joie ou l’infortune d’un personnage réel ne se produisent

en nous que par l’intermédiaire d’une image de cette joie ou

de cette infortune ; l’ingéniosité du premier romancier con-

sista à comprendre que dans l’appareil de nos émotions,

l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui

consisterait à supprimer purement et simplement les person-

nages réels serait un perfectionnement décisif. Un être réel,

si profondément que nous sympathisions avec lui, pour une

grande part est perçu par nos sens, c’est-à-dire nous reste

opaque, offre un poids mort que notre sensibilité ne peut

soulever. Qu’un malheur le frappe, ce n’est qu’en une petite

partie de la notion totale que nous avons de lui, que nous

– 107 –

pourrons en être émus, bien plus, ce n’est qu’en une partie

de la notion totale qu’il a de soi, qu’il pourra l’être lui-même.

La trouvaille du romancier a été d’avoir l’idée de remplacer

ces parties impénétrables à l’âme par une quantité égale de

parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’as-

similer. Qu’importe dès lors que les actions, les émotions de

ces êtres d’un nouveau genre nous apparaissent comme

vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c’est en

nous qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous leur dé-

pendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages

du livre, la rapidité de notre respiration et l’intensité de notre

regard. Et une fois que le romancier nous a mis dans cet état,

où comme dans tous les états purement intérieurs, toute

émotion est décuplée, où son livre va nous troubler à la fa-

çon d’un rêve mais d’un rêve plus clair que ceux que nous

avons en dormant et dont le souvenir durera davantage,

alors, voici qu’il déchaîne en nous pendant une heure tous

les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous met-

trions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et

dont les plus intenses ne nous seraient jamais révélés parce

que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte la

perception ; (ainsi notre cœur change, dans la vie, et c’est la

pire douleur ; mais nous ne la connaissons que dans la lec-

ture, en imagination : dans la réalité il change, comme cer-

tains phénomènes de la nature se produisent, assez lente-

ment pour que, si nous pouvons constater successivement

chacun de ses états différents, en revanche la sensation

même du changement nous soit épargnée).

Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des per-

sonnages, venait ensuite, à demi projeté devant moi, le pay-

sage où se déroulait l’action et qui exerçait sur ma pensée

une bien plus grande influence que l’autre, que celui que

j’avais sous les yeux quand je les levais du livre. C’est ainsi

– 108 –

que pendant deux étés, dans la chaleur du jardin de Com-

bray, j’ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie

d’un pays montueux et fluviatile, où je verrais beaucoup de

scieries et où, au fond de l’eau claire, des morceaux de bois

pourrissaient sous des touffes de cresson ; non loin mon-

taient le long de murs bas, des grappes de fleurs violettes et

rougeâtres. Et comme le rêve d’une femme qui m’aurait aimé

était toujours présent à ma pensée, ces étés-là ce rêve fut

imprégné de la fraîcheur des eaux courantes ; et quelle que

fût la femme que j’évoquais, des grappes de fleurs violettes

et rougeâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté d’elle

comme des couleurs complémentaires.

Ce n’était pas seulement parce qu’une image dont nous

rêvons reste toujours marquée, s’embellit et bénéficie du re-

flet des couleurs étrangères qui par hasard l’entourent dans

notre rêverie ; car ces paysages des livres que je lisais

n’étaient pas pour moi que des paysages plus vivement re-

présentés à mon imagination que ceux que Combray mettait

sous mes yeux, mais qui eussent été analogues. Par le choix

qu’en avait fait l’auteur, par la foi avec laquelle ma pensée

allait au-devant de sa parole comme d’une révélation, ils me

semblaient être – impression que ne me donnait guère le

pays où je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans

prestige de la correcte fantaisie du jardinier que méprisait

ma grand-mère – une part véritable de la Nature elle-même,

digne d’être étudiée et approfondie.

Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre,

d’aller visiter la région qu’il décrivait, j’aurais cru faire un

pas inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la

sensation d’être toujours entouré de son âme, ce n’est pas

comme d’une prison immobile ; plutôt on est comme empor-

té avec elle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour at-

– 109 –

teindre à l’extérieur, avec une sorte de découragement, en-

tendant toujours autour de soi cette sonorité identique qui

n’est pas écho du dehors mais retentissement d’une vibration

interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues

par là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles,

on est déçu en constatant qu’elles semblent dépourvues dans

la nature, du charme qu’elles devaient, dans notre pensée, au

voisinage de certaines idées ; parfois on convertit toutes les

forces de cette âme en habileté, en splendeur pour agir sur

des êtres dont nous sentons bien qu’ils sont situés en dehors

de nous et que nous ne les atteindrons jamais. Aussi, si j’ima-

ginais toujours autour de la femme que j’aimais, les lieux que

je désirais le plus alors, si j’eusse voulu que ce fût elle qui me

les fît visiter, qui m’ouvrît l’accès d’un monde inconnu, ce

n’était pas par le hasard d’une simple association de pensée ;

non, c’est que mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que

des moments – que je sépare artificiellement aujourd’hui

comme si je pratiquais des sections à des hauteurs diffé-

rentes d’un jet d’eau irisé et en apparence immobile – dans

un même et infléchissable jaillissement de toutes les forces

de ma vie.

Enfin en continuant à suivre du dedans au dehors les

états simultanément juxtaposés dans ma conscience, et

avant d’arriver jusqu’à l’horizon réel qui les enveloppait, je

trouve des plaisirs d’un autre genre, celui d’être bien assis,

de sentir la bonne odeur de l’air, de ne pas être dérangé par

une visite ; et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-

Hilaire, de voir tomber morceau par morceau ce qui de

l’après-midi était déjà consommé, jusqu’à ce que j’entendisse

le dernier coup qui me permettait de faire le total et après le-

quel le long silence qui le suivait semblait faire commencer

dans le ciel bleu toute la partie qui m’était encore concédée

pour lire jusqu’au bon dîner qu’apprêtait Françoise et qui me

– 110 –

réconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre,

à la suite de son héros. Et à chaque heure il me semblait que

c’était quelques instants seulement auparavant que la précé-

dente avait sonné ; la plus récente venait s’inscrire tout près

de l’autre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante

minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était compris

entre leurs deux marques d’or. Quelquefois même cette

heure prématurée sonnait deux coups de plus que la der-

nière ; il y en avait donc une que je n’avais pas entendue,

quelque chose qui avait eu lieu n’avait pas eu lieu pour moi ;

l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil,

avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la

cloche d’or sur la surface azurée du silence. Beaux après-

midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray,

soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de

mon existence personnelle que j’y avais remplacés par une

vie d’aventures et d’aspirations étranges au sein d’un pays

arrosé d’eaux vives, vous m’évoquez encore cette vie quand

je pense à vous et vous la contenez en effet pour l’avoir peu

à peu contournée et enclose – tandis que je progressais dans

ma lecture et que tombait la chaleur du jour – dans le cristal

successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de

vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.

Quelquefois j’étais tiré de ma lecture, dès le milieu de

l’après-midi, par la fille du jardinier, qui courait comme une

folle, renversant sur son passage un oranger, se coupant un

doigt, se cassant une dent et criant : « Les voilà, les voilà ! »

pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions

rien du spectacle. C’était les jours où, pour des manœuvres

de garnison, la troupe traversait Combray, prenant généra-

lement la rue Sainte-Hildegarde. Tandis que nos domes-

tiques, assis en rang sur des chaises en dehors de la grille,

regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et se

– 111 –

faisaient voir d’eux, la fille du jardinier par la fente que lais-

saient entre elles deux maisons lointaines de l’avenue de la

Gare, avait aperçu l’éclat des casques. Les domestiques

avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quand les

cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplis-

saient toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les mai-

sons, couvrant les trottoirs submergés comme des berges qui

offrent un lit trop étroit à un torrent déchaîné.

« Pauvres enfants », disait Françoise à peine arrivée à la

grille et déjà en larmes ; « pauvre jeunesse qui sera fauchée

comme un pré ; rien que d’y penser j’en suis choquée », ajou-

tait-elle en mettant la main sur son cœur, là où elle avait re-

çu ce choc.

« C’est beau, n’est-ce pas, madame Françoise, de voir

des jeunes gens qui ne tiennent pas à la vie ? » disait le jardi-

nier pour la faire « monter ».

Il n’avait pas parlé en vain :

« De ne pas tenir à la vie ? Mais à quoi donc qu’il faut

tenir, si ce n’est pas à la vie, le seul cadeau que le Bon Dieu

ne fasse jamais deux fois. Hélas ! mon Dieu ! C’est pourtant

vrai qu’ils n’y tiennent pas ! Je les ai vus en 70 ; ils n’ont plus

peur de la mort, dans ces misérables guerres ; c’est ni plus ni

moins des fous ; et puis ils ne valent plus la corde pour les

pendre, ce n’est pas des hommes, c’est des lions. » (Pour

Françoise la comparaison d’un homme à un lion, qu’elle pro-

nonçait li-on, n’avait rien de flatteur.)

La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu’on

pût voir venir de loin, et c’était par cette fente entre les deux

maisons de l’avenue de la Gare qu’on apercevait toujours de

nouveaux casques courant et brillant au soleil. Le jardinier

– 112 –

aurait voulu savoir s’il y en avait encore beaucoup à passer,

et il avait soif, car le soleil tapait. Alors tout d’un coup, sa

fille s’élançant comme d’une place assiégée, faisait une sor-

tie, atteignait l’angle de la rue, et après avoir bravé cent fois

la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la

nouvelle qu’ils étaient bien un mille qui venaient sans arrê-

ter, du côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le jar-

dinier, réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas

de guerre :

« Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution

vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n’y a que

ceux qui veulent partir qui y vont.

— Ah ! oui, au moins je comprends cela, c’est plus

franc. »

Le jardinier croyait qu’à la déclaration de guerre on arrê-

tait tous les chemins de fer.

« Pardi, pour pas qu’on se sauve », disait Françoise.

Et le jardinier : « Ah ! ils sont malins », car il n’admettait

pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que

l’État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le

moyen de le faire, il n’est pas une seule personne qui n’eût fi-

lé.

Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je re-

tournais à mon livre, les domestiques se réinstallaient devant

la porte à regarder tomber la poussière et l’émotion

qu’avaient soulevées les soldats. Longtemps après que l’ac-

calmie était venue, un flot inaccoutumé de promeneurs noir-

cissait encore les rues de Combray. Et devant chaque mai-

son, même celles où ce n’était pas l’habitude, les domes-

tiques ou même les maîtres, assis et regardant, festonnaient

– 113 –

le seuil d’un liséré capricieux et sombre comme celui des

algues et des coquilles dont une forte marée laisse le crêpe et

la broderie au rivage, après qu’elle s’est éloignée.

Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire

tranquille. Mais l’interruption et le commentaire qui furent

apportés une fois par une visite de Swann à la lecture que

j’étais en train de faire du livre d’un auteur tout nouveau

pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour long-

temps, ce ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes en

quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le portail

d’une cathédrale gothique, que se détacha désormais l’image

d’une des femmes dont je rêvais.

J’avais entendu parler de Bergotte pour la première fois

par un de mes camarades plus âgé que moi et pour qui

j’avais une grande admiration, Bloch. En m’entendant lui

avouer mon admiration pour la Nuit d’octobre il avait fait

éclater un rire bruyant comme une trompette et m’avait dit :

« Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Mus-

set. C’est un coco des plus malfaisants et une assez sinistre

brute. Je dois confesser, d’ailleurs, que lui et même le nom-

mé Racine, ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien

rythmé, et qui a pour lui, ce qui est selon moi le mérite su-

prême, de ne signifier absolument rien. C’est : “La blanche

Oloossone et la blanche Camyre” et “La fille de Minos et de

Pasiphaé”. Ils m’ont été signalés à la décharge de ces deux

malandrins par un article de mon très cher maître, le Père

Leconte, agréable aux Dieux Immortels. À propos voici un

livre que je n’ai pas le temps de lire en ce moment qui est re-

commandé, paraît-il, par cet immense bonhomme. Il tient,

m’a-t-on dit, l’auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des

plus subtils ; et bien qu’il fasse preuve, des fois, de mansué-

tudes assez mal explicables, sa parole est pour moi oracle

– 114 –

delphique. Lis donc ces proses lyriques, et si le gigantesque

assembleur de rythmes qui a écrit Bhagavat et Le Lévrier de

Magnus a dit vrai, par Apollôn, tu goûteras, cher maître, les

joies nectaréennes de l’Olympos. » C’est sur un ton sarcas-

tique qu’il m’avait demandé de l’appeler « cher maître » et

qu’il m’appelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous pre-

nions un certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de

l’âge où on croit qu’on crée ce qu’on nomme.

Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec

Bloch et en lui demandant des explications, le trouble où il

m’avait jeté quand il m’avait dit que les beaux vers (à moi

qui n’attendais d’eux rien moins que la révélation de la véri-

té) étaient d’autant plus beaux qu’ils ne signifiaient rien du

tout. Bloch en effet ne fut pas réinvité à la maison. Il y avait

d’abord été bien accueilli. Mon grand-père, il est vrai, pré-

tendait que chaque fois que je me liais avec un de mes cama-

rades plus qu’avec les autres et que je l’amenais chez nous,

c’était toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principe

– même son ami Swann était d’origine juive – s’il n’avait

trouvé que ce n’était pas d’habitude parmi les meilleurs que

je le choisissais. Aussi quand j’amenais un nouvel ami il était

bien rare qu’il ne fredonnât pas : « Ô Dieu de nos Pères » de

La Juive ou bien « Israël, romps ta chaîne », ne chantant que

l’air naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais j’avais peur

que mon camarade ne le connût et ne rétablît les paroles.

Avant de les avoir vus, rien qu’en entendant leur nom

qui, bien souvent, n’avait rien de particulièrement israélite, il

devinait non seulement l’origine juive de ceux de mes amis

qui l’étaient en effet, mais même ce qu’il y avait quelquefois

de fâcheux dans leur famille.

« Et comment s’appelle-t-il ton ami qui vient ce soir ?

– 115 –

— Dumont, grand-père.

— Dumont ! Oh ! je me méfie. »

Et il chantait :

Archers, faites bonne garde !

Veillez sans trêve et sans bruit :

Et après nous avoir posé adroitement quelques ques-

tions plus précises, il s’écriait : « À la garde ! À la garde ! »

ou, si c’était le patient lui-même déjà arrivé qu’il avait forcé

à son insu, par un interrogatoire dissimulé, à confesser ses

origines, alors pour nous montrer qu’il n’avait plus aucun

doute, il se contentait de nous regarder en fredonnant imper-

ceptiblement :

De ce timide Israélite

Quoi, vous guidez ici les pas !

ou :

Champs paternels, Hébron, douce vallée.

ou encore :

Oui je suis de la race élue.

Ces petites manies de mon grand-père n’impliquaient

aucun sentiment malveillant à l’endroit de mes camarades.

Mais Bloch avait déplu à mes parents pour d’autres raisons.

Il avait commencé par agacer mon père qui, le voyant mouil-

lé, lui avait dit avec intérêt :

« Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc, est-ce

qu’il a plu ? Je n’y comprends rien, le baromètre était excel-

lent. »

Il n’en avait tiré que cette réponse :

– 116 –

« Monsieur, je ne puis absolument vous dire s’il a plu. Je

vis si résolument en dehors des contingences physiques que

mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier.

— Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m’avait dit

mon père quand Bloch fut parti. Comment ! il ne peut même

pas me dire le temps qu’il fait ! Mais il n’y a rien de plus inté-

ressant ! C’est un imbécile. »

Puis Bloch avait déplu à ma grand-mère parce que, après

le déjeuner comme elle disait qu’elle était un peu souffrante,

il avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes.

« Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle,

puisqu’il ne me connaît pas ; ou bien alors il est fou. »

Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que,

étant venu déjeuner une heure et demie en retard et couvert

de boue, au lieu de s’excuser, il avait dit :

« Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations

de l’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du

temps. Je réhabiliterais volontiers l’usage de la pipe d’opium

et du kriss malais, mais j’ignore celui de ces instruments in-

finiment plus pernicieux et d’ailleurs platement bourgeois, la

montre et le parapluie. »

Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n’était pas

pourtant l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi ;

ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait

verser l’indisposition de ma grand-mère n’étaient pas

feintes ; mais ils savaient d’instinct ou par expérience que les

élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos

actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obliga-

tions morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre,

l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans

– 117 –

des habitudes aveugles que dans ces transports momenta-

nés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch

des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il n’est

convenu d’accorder à ses amis, selon les règles de la morale

bourgeoise ; qui ne m’enverraient pas inopinément une cor-

beille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi

avec tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pen-

cher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exi-

gences de l’amitié sur un simple mouvement de leur imagi-

nation et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage

à mon préjudice. Nos torts même font difficilement départir

de ce qu’elles nous doivent ces natures dont ma grand-tante

était le modèle, elle qui brouillée depuis des années avec une

nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le

testament où elle lui laissait toute sa fortune, parce que

c’était sa plus proche parente et que cela « se devait ».

Mais j’aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plai-

sir, les problèmes insolubles que je me posais à propos de la

beauté dénuée de signification de la fille de Minos et de Pa-

siphaé me fatiguaient davantage et me rendaient plus souf-

frant que n’auraient fait de nouvelles conversations avec lui,

bien que ma mère les jugeât pernicieuses. Et on l’aurait en-

core reçu à Combray, si, après ce dîner, comme il venait de

m’apprendre – nouvelle qui plus tard eut beaucoup d’in-

fluence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus mal-

heureuse – que toutes les femmes ne pensaient qu’à l’amour

et qu’il n’y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il

ne m’avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus cer-

taine que ma grand-tante avait eu une jeunesse orageuse et

avait été publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de ré-

péter ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il

revint, et quand je l’abordai ensuite dans la rue, il fut extrê-

mement froid pour moi.

– 118 –

Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.

Les premiers jours, comme un air de musique dont on

raffolera, mais qu’on ne distingue pas encore, ce que je de-

vais tant aimer dans son style ne m’apparut pas. Je ne pou-

vais pas quitter le roman que je lisais de lui, mais me croyais

seulement intéressé par le sujet, comme dans ces premiers

moments de l’amour où on va tous les jours retrouver une

femme à quelque réunion, à quelque divertissement par les

agréments desquels on se croit attiré. Puis je remarquai les

expressions rares, presque archaïques qu’il aimait employer

à certains moments où un flot caché d’harmonie, un prélude

intérieur, soulevait son style ; et c’était aussi à ces moments-

là qu’il se mettait à parler du « vain songe de la vie », de

« l’inépuisable torrent des belles apparences », du « tour-

ment stérile et délicieux de comprendre et d’aimer », des

« émouvantes effigies qui anoblissent à jamais la façade vé-

nérable et charmante des cathédrales », qu’il exprimait toute

une philosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses

images dont on aurait dit que c’était elles qui avaient éveillé

ce chant de harpes qui s’élevait alors et à l’accompagnement

duquel elles donnaient quelque chose de sublime. Un de ces

passages de Bergotte, le troisième ou le quatrième que

j’eusse isolé du reste, me donna une joie incomparable à

celle que j’avais trouvée au premier, une joie que je me sen-

tis éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus

unie, plus vaste, d’où les obstacles et les séparations sem-

blaient avoir été enlevés. C’est que, reconnaissant alors ce

même goût pour les expressions rares, cette même effusion

musicale, cette même philosophie idéaliste qui avait déjà été

les autres fois, sans que je m’en rendisse compte, la cause de

mon plaisir, je n’eus plus l’impression d’être en présence

d’un morceau particulier d’un certain livre de Bergotte, tra-

çant à la surface de ma pensée une figure purement linéaire,

– 119 –

mais plutôt du « morceau idéal » de Bergotte, commun à

tous ses livres et auquel tous les passages analogues qui ve-

naient se confondre avec lui, auraient donné une sorte

d’épaisseur, de volume, dont mon esprit semblait agrandi.

Je n’étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte ;

il était aussi l’écrivain préféré d’une amie de ma mère qui

était très lettrée ; enfin pour lire son dernier livre paru, le

docteur du Boulbon faisait attendre ses malades ; et ce fut de

son cabinet de consultation, et d’un parc voisin de Combray,

que s’envolèrent quelques-unes des premières graines de

cette prédilection pour Bergotte, espèce si rare alors, au-

jourd’hui universellement répandue, et dont on trouve par-

tout en Europe, en Amérique, jusque dans le moindre village,

la fleur idéale et commune. Ce que l’amie de ma mère et, pa-

raît-il, le docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres

de Bergotte c’était comme moi, ce même flux mélodique, ces

expressions anciennes, quelques autres très simples et con-

nues, mais pour lesquelles la place où il les mettait en lu-

mière semblait révéler de sa part un goût particulier ; enfin,

dans les passages tristes, une certaine brusquerie, un accent

presque rauque. Et sans doute lui-même devait sentir que là

étaient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui suivi-

rent, s’il avait rencontré quelque grande vérité, ou le nom

d’une célèbre cathédrale, il interrompait son récit et dans

une invocation, une apostrophe, une longue prière, il donnait

un libre cours à ces effluves qui dans ses premiers ouvrages

restaient intérieurs à sa prose, décelés seulement alors par

les ondulations de la surface, plus douces peut-être encore,

plus harmonieuses quand elles étaient ainsi voilées et qu’on

n’aurait pu indiquer d’une manière précise où naissait, où

expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se complai-

sait étaient nos morceaux préférés. Pour moi, je les savais

par cœur. J’étais déçu quand il reprenait le fil de son récit.

– 120 –

Chaque fois qu’il parlait de quelque chose dont la beauté

m’était restée jusque-là cachée, des forêts de pins, de la

grêle, de Notre-Dame de Paris, d’Athalie ou de Phèdre, il fai-

sait dans une image exploser cette beauté jusqu’à moi. Aussi

sentant combien il y avait de parties de l’univers que ma

perception infirme ne distinguerait pas s’il ne les rapprochait

de moi, j’aurais voulu posséder une opinion de lui, une mé-

taphore de lui, sur toutes choses, surtout sur celles que

j’aurais l’occasion de voir moi-même, et entre celles-là, par-

ticulièrement sur d’anciens monuments français et certains

paysages maritimes, parce que l’insistance avec laquelle il

les citait dans ses livres prouvait qu’il les tenait pour riches

de signification et de beauté. Malheureusement sur presque

toutes choses j’ignorais son opinion. Je ne doutais pas

qu’elle ne fût entièrement différente des miennes, puisqu’elle

descendait d’un monde inconnu vers lequel je cherchais à

m’élever ; persuadé que mes pensées eussent paru pure inep-

tie à cet esprit parfait, j’avais tellement fait table rase de

toutes, que quand par hasard il m’arriva d’en rencontrer,

dans tel de ses livres, une que j’avais déjà eue moi-même,

mon cœur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me

l’avait rendue, l’avait déclarée légitime et belle. Il arrivait

parfois qu’une page de lui disait les mêmes choses que j’écri-

vais souvent la nuit à ma grand-mère et à ma mère quand je

ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte

avait l’air d’un recueil d’épigraphes pour être placées en tête

de mes lettres. Même plus tard, quand je commençai de

composer un livre, certaines phrases dont la qualité ne suffit

pas pour me décider à le continuer, j’en retrouvai l’équi-

valent dans Bergotte. Mais ce n’était qu’alors, quand je les li-

sais dans son œuvre, que je pouvais en jouir ; quand c’était

moi qui les composais, préoccupé qu’elles reflétassent exac-

tement ce que j’apercevais dans ma pensée, craignant de ne

– 121 –

pas « faire ressemblant », j’avais bien le temps de me de-

mander si ce que j’écrivais était agréable ! Mais en réalité il

n’y avait que ce genre de phrases, ce genre d’idées que

j’aimais vraiment. Mes efforts inquiets et mécontents étaient

eux-mêmes une marque d’amour, d’amour sans plaisir mais

profond. Aussi quand tout d’un coup je trouvais de telles

phrases dans l’œuvre d’un autre, c’est-à-dire sans plus avoir

de scrupules, de sévérité, sans avoir à me tourmenter, je me

laissais enfin aller avec délices au goût que j’avais pour elles,

comme un cuisinier qui pour une fois où il n’a pas à faire la

cuisine trouve enfin le temps d’être gourmand. Un jour,

ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d’une

vieille servante, une plaisanterie que le magnifique et solen-

nel langage de l’écrivain rendait encore plus ironique mais

qui était la même que j’avais souvent faite à ma grand-mère

en parlant de Françoise, une autre fois où je vis qu’il ne ju-

geait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la véri-

té qu’étaient ses ouvrages une remarque analogue à celle

que j’avais eu l’occasion de faire sur notre ami M. Legrandin

(remarques sur Françoise et M. Legrandin qui étaient certes

de celles que j’eusse le plus délibérément sacrifiées à Ber-

gotte, persuadé qu’il les trouverait sans intérêt), il me sembla

soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai

n’étaient pas aussi séparés que j’avais crus, qu’ils coïnci-

daient même sur certains points, et de confiance et de joie je

pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un

père retrouvé.

D’après ses livres j’imaginais Bergotte comme un vieil-

lard faible et déçu qui avait perdu des enfants et ne s’était

jamais consolé. Aussi je lisais, je chantais intérieurement sa

prose, plus dolce, plus lento peut-être qu’elle n’était écrite, et

la phrase la plus simple s’adressait à moi avec une intonation

attendrie. Plus que tout j’aimais sa philosophie, je m’étais

– 122 –

donné à elle pour toujours. Elle me rendait impatient d’ar-

river à l’âge où j’entrerais au collège, dans la classe appelée

Philosophie. Mais je ne voulais pas qu’on y fît autre chose

que vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si l’on

m’avait dit que les métaphysiciens auxquels je m’attacherais

alors ne lui ressembleraient en rien, j’aurais ressenti le dé-

sespoir d’un amoureux qui veut aimer pour la vie et à qui on

parle des autres maîtresses qu’il aura plus tard.

Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dé-

rangé par Swann qui venait voir mes parents.

« Qu’est-ce que vous lisez, on peut regarder ? Tiens, du

Bergotte ? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages ? » Je lui

dis que c’était Bloch.

« Ah ! oui, ce garçon que j’ai vu une fois ici, qui res-

semble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini. Oh !

c’est frappant, il a les mêmes sourcils circonflexes, le même

nez recourbé, les mêmes pommettes saillantes. Quand il aura

une barbiche ce sera la même personne. En tous cas il a du

goût, car Bergotte est un charmant esprit. » Et voyant com-

bien j’avais l’air d’admirer Bergotte, Swann qui ne parlait

jamais des gens qu’il connaissait fit, par bonté, une excep-

tion et me dit :

« Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plai-

sir qu’il écrive un mot en tête de votre volume, je pourrais le

lui demander. » Je n’osai pas accepter, mais posai à Swann

des questions sur Bergotte. « Est-ce que vous pourriez me

dire quel est l’acteur qu’il préfère ? »

« L’acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu’il n’égale aucun

artiste homme à la Berma qu’il met au-dessus de tout.

L’avez-vous entendue ?

– 123 –

— Non Monsieur, mes parents ne me permettent pas

d’aller au théâtre.

— C’est malheureux. Vous devriez leur demander. La

Berma dans Phèdre, dans Le Cid, ce n’est qu’une actrice si

vous voulez, mais vous savez je ne crois pas beaucoup à la

“hiérarchie !” des arts ; (et je remarquai comme cela m’avait

souvent frappé dans ses conversations avec les sœurs de ma

grand-mère que quand il parlait de choses sérieuses, quand il

employait une expression qui semblait impliquer une opinion

sur un sujet important, il avait soin de l’isoler dans une into-

nation spéciale, machinale et ironique, comme s’il l’avait

mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à

son compte, et dire : « La hiérarchie, vous savez, comme di-

sent les gens ridicules. » Mais alors, si c’était ridicule, pour-

quoi disait-il la hiérarchie ?) Un instant après il ajouta : « Ce-

la vous donnera une vision aussi noble que n’importe quel

chef-d’œuvre, je ne sais pas moi… que – et il se mit à rire –

les Reines de Chartres ! » Jusque-là cette horreur d’exprimer

sérieusement son opinion m’avait paru quelque chose qui

devait être élégant et parisien et qui s’opposait au dogma-

tisme provincial des sœurs de ma grand-mère ; et je soup-

çonnais aussi que c’était une des formes de l’esprit dans la

coterie où vivait Swann et où par réaction sur le lyrisme des

générations antérieures on réhabilitait à l’excès les petits

faits précis, réputés vulgaires autrefois, et on proscrivait les

« phrases ». Mais maintenant je trouvais quelque chose de

choquant dans cette attitude de Swann en face des choses. Il

avait l’air de ne pas oser avoir une opinion et de n’être tran-

quille que quand il pouvait donner méticuleusement des ren-

seignements précis. Mais il ne se rendait donc pas compte

que c’était professer l’opinion, postuler, que l’exactitude de

ces détails avait de l’importance. Je repensai alors à ce dîner

où j’étais si triste parce que maman ne devait pas monter

– 124 –

dans ma chambre et où il avait dit que les bals chez la prin-

cesse de Léon n’avaient aucune importance. Mais c’était

pourtant à ce genre de plaisirs qu’il employait sa vie. Je

trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle autre vie réser-

vait-il de dire enfin sérieusement ce qu’il pensait des choses,

de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettre entre guil-

lemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse

à des occupations dont il professait en même temps qu’elles

sont ridicules ? Je remarquai aussi dans la façon dont Swann

me parla de Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui

était pas particulier, mais au contraire était dans ce temps-là

commun à tous les admirateurs de l’écrivain, à l’amie de ma

mère, au docteur du Boulbon. Comme Swann, ils disaient de

Bergotte : « C’est un charmant esprit, si particulier, il a une

façon à lui de dire les choses un peu cherchée, mais si

agréable. On n’a pas besoin de voir la signature, on reconnaît

tout de suite que c’est de lui. » Mais aucun n’aurait été

jusqu’à dire : « C’est un grand écrivain, il a un grand talent. »

Ils ne disaient même pas qu’il avait du talent. Ils ne le di-

saient pas parce qu’ils ne le savaient pas. Nous sommes très

longs à reconnaître dans la physionomie particulière d’un

nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de « grand ta-

lent » dans notre musée des idées générales. Justement

parce que cette physionomie est nouvelle nous ne la trou-

vons pas tout à fait ressemblante à ce que nous appelons ta-

lent. Nous disons plutôt originalité, charme, délicatesse,

force ; et puis un jour nous nous rendons compte que c’est

justement tout cela le talent.

« Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé

de la Berma ? demandai-je à M. Swann.

— Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle

doit être épuisée. Il y a peut-être eu cependant une réimpres-

– 125 –

sion. Je m’informerai. Je peux d’ailleurs demander à Ber-

gotte tout ce que vous voulez, il n’y a pas de semaine dans

l’année où il ne dîne à la maison. C’est le grand ami de ma

fille. Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathé-

drales, les châteaux. »

Comme je n’avais aucune notion sur la hiérarchie so-

ciale, depuis longtemps l’impossibilité que mon père trouvait

à ce que nous fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt

pour effet, en me faisant imaginer entre elles et nous de

grandes distances, de leur donner à mes yeux du prestige. Je

regrettais que ma mère ne se teignît pas les cheveux et ne se

mît pas de rouge aux lèvres comme j’avais entendu dire par

notre voisine Mme Sazerat que Mme Swann le faisait pour

plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais

que nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui

me peinait surtout à cause de Mlle Swann qu’on m’avait dit

être une si jolie petite fille et à laquelle je rêvais souvent en

lui prêtant chaque fois un même visage arbitraire et char-

mant. Mais quand j’eus appris ce jour-là que Mlle Swann était

un être d’une condition si rare, baignant comme dans son

élément naturel au milieu de tant de privilèges, que quand

elle demandait à ses parents s’il y avait quelqu’un à dîner, on

lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le

nom de ce convive d’or qui n’était pour elle qu’un vieil ami

de sa famille : Bergotte ; que, pour elle, la causerie intime à

table, ce qui correspondait à ce qu’était pour moi la conver-

sation de ma grand-tante, c’étaient des paroles de Bergotte

sur tous ces sujets qu’il n’avait pu aborder dans ses livres, et

sur lesquels j’aurais voulu l’écouter rendre ses oracles ; et

qu’enfin, quand elle allait visiter des villes, il cheminait à cô-

té d’elle, inconnu et glorieux, comme les Dieux qui descen-

daient au milieu des mortels ; alors je sentis en même temps

que le prix d’un être comme Mlle Swann, combien je lui pa-

– 126 –

raîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai si vivement la dou-

ceur et l’impossibilité qu’il y aurait pour moi à être son ami,

que je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. Le plus

souvent maintenant quand je pensais à elle, je la voyais de-

vant le porche d’une cathédrale, m’expliquant la signification

des statues, et, avec un sourire qui disait du bien de moi, me

présentant comme son ami, à Bergotte. Et toujours le

charme de toutes les idées que faisaient naître en moi les ca-

thédrales, le charme des coteaux de l’Île-de-France et des

plaines de la Normandie faisait refluer ses reflets sur l’image

que je me formais de Mlle Swann : c’était être tout prêt à

l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe à une vie in-

connue où son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce

qu’exige l’amour pour naître, ce à quoi il tient le plus, et qui

lui fait faire bon marché du reste. Même les femmes qui pré-

tendent ne juger un homme que sur son physique, voient en

ce physique l’émanation d’une vie spéciale. C’est pourquoi

elles aiment les militaires, les pompiers ; l’uniforme les rend

moins difficiles pour le visage ; elles croient baiser sous la

cuirasse un cœur différent, aventureux et doux ; et un jeune

souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses

conquêtes, dans les pays étrangers qu’il visite, n’a pas besoin

du profil régulier qui serait peut-être indispensable à un cou-

lissier.

Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand-tante

n’aurait pas compris que je fisse en dehors du dimanche, jour

où il est défendu de s’occuper à rien de sérieux et où elle ne

cousait pas (un jour de semaine, elle m’aurait dit « comment

tu t’amuses encore à lire, ce n’est pourtant pas dimanche » en

donnant au mot amusement le sens d’enfantillage et de perte

de temps), ma tante Léonie devisait avec Françoise, en at-

tendant l’heure d’Eulalie. Elle lui annonçait qu’elle venait de

voir passer Mme Goupil « sans parapluie, avec la robe de soie

– 127 –

qu’elle s’est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller

avant vêpres elle pourrait bien la faire saucer ».

« Peut-être, peut-être » (ce qui signifiait peut-être non),

disait Françoise pour ne pas écarter définitivement la possi-

bilité d’une alternative plus favorable.

« Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me

fait penser que je n’ai point su si elle était arrivée à l’église

après l’élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eu-

lalie… Françoise, regardez-moi ce nuage noir derrière le clo-

cher et ce mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la

journée ne se passera pas sans pluie. Ce n’était pas possible

que ça reste comme ça, il faisait trop chaud. Et le plus tôt se-

ra le mieux, car tant que l’orage n’aura pas éclaté, mon eau

de Vichy ne descendra pas », ajoutait ma tante dans l’esprit

de qui le désir de hâter la descente de l’eau de Vichy

l’emportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter

sa robe.

« Peut-être, peut-être.

— Et c’est que, quand il pleut sur la place, il n’y a pas

grand abri. Comment, trois heures ? s’écriait tout à coup ma

tante en pâlissant, mais alors les vêpres sont commencées,

j’ai oublié ma pepsine ! Je comprends maintenant pourquoi

mon eau de Vichy me restait sur l’estomac. »

Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours

violet, monté d’or, et d’où, dans sa hâte, elle laissait s’échap-

per de ces images, bordées d’un bandeau de dentelle de pa-

pier jaunissante, qui marquent les pages des fêtes, ma tante,

tout en avalant ses gouttes commençait à lire au plus vite les

textes sacrés dont l’intelligence lui était légèrement obscur-

cie par l’incertitude de savoir si, prise aussi longtemps après

– 128 –

l’eau de Vichy, la pepsine serait encore capable de la rattra-

per et de la faire descendre. « Trois heures, c’est incroyable

ce que le temps passe ! »

Un petit coup au carreau, comme si quelque chose

l’avait heurté, suivi d’une ample chute légère comme de

grains de sable qu’on eût laissés tomber d’une fenêtre au-

dessus, puis la chute s’étendant, se réglant, adoptant un

rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable,

universelle : c’était la pluie.

« Eh bien ! Françoise, qu’est-ce que je disais ? Ce que ce-

la tombe ! Mais je crois que j’ai entendu le grelot de la porte

du jardin, allez donc voir qui est-ce qui peut être dehors par

un temps pareil. »

Françoise revenait :

« C’est Mme Amédée (ma grand-mère) qui a dit qu’elle al-

lait faire un tour. Ça pleut pourtant fort.

— Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant

les yeux au ciel. J’ai toujours dit qu’elle n’avait point l’esprit

fait comme tout le monde. J’aime mieux que ce soit elle que

moi qui soit dehors en ce moment.

— Mme Amédée, c’est toujours tout l’extrême des

autres », disait Françoise avec douceur, réservant pour le

moment où elle serait seule avec les autres domestiques, de

dire qu’elle croyait ma grand-mère un peu « piquée ».

« Voilà le salut passé ! Eulalie ne viendra plus, soupirait

ma tante ; ce sera le temps qui lui aura fait peur.

— Mais il n’est pas cinq heures, Madame Octave, il n’est

que quatre heures et demie.

– 129 –

— Que quatre heures et demie ? et j’ai été obligée de re-

lever les petits rideaux pour avoir un méchant rayon de jour.

À quatre heures et demie ! Huit jours avant les Rogations !

Ah ! ma pauvre Françoise, il faut que le Bon Dieu soit bien en

colère après nous. Aussi, le monde d’aujourd’hui en fait

trop ! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop oublié le

Bon Dieu et il se venge. »

Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c’était

Eulalie. Malheureusement, à peine venait-elle d’être intro-

duite que Françoise rentrait et avec un sourire qui avait pour

but de se mettre elle-même à l’unisson de la joie qu’elle ne

doutait pas que ses paroles allaient causer à ma tante, articu-

lant les syllabes pour montrer que, malgré l’emploi du style

indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les paroles

mêmes dont avait daigné se servir le visiteur :

« M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne

repose pas et pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas dé-

ranger. M. le Curé est en bas, j’y ai dit d’entrer dans la

salle. »

En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante

un aussi grand plaisir que le supposait Françoise et l’air de

jubilation dont celle-ci croyait devoir pavoiser son visage

chaque fois qu’elle avait à l’annoncer ne répondait pas entiè-

rement au sentiment de la malade. Le curé (excellent homme

avec qui je regrette de ne pas avoir causé davantage car s’il

n’entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup d’étymo-

logies), habitué à donner aux visiteurs de marque des rensei-

gnements sur l’église (il avait même l’intention d’écrire un

livre sur la paroisse de Combray), la fatiguait par des explica-

tions infinies et d’ailleurs toujours les mêmes. Mais quand

elle arrivait ainsi juste en même temps que celle d’Eulalie, sa

– 130 –

visite devenait franchement désagréable à ma tante. Elle eût

mieux aimé bien profiter d’Eulalie et ne pas avoir tout le

monde à la fois. Mais elle n’osait pas ne pas recevoir le curé

et faisait seulement signe à Eulalie de ne pas s’en aller en

même temps que lui, qu’elle la garderait un peu seule quand

il serait parti.

« Monsieur le Curé, qu’est-ce que l’on me disait, qu’il y a

un artiste qui a installé son chevalet dans votre église pour

copier un vitrail. Je peux dire que je suis arrivée à mon âge

sans avoir jamais entendu parler d’une chose pareille !

Qu’est-ce que le monde aujourd’hui va donc chercher ! Et ce

qu’il y a de plus vilain dans l’église !

— Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est ce qu’il y a de plus

vilain, car s’il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent

d’être visitées, il y en a d’autres qui sont bien vieilles, dans

ma pauvre basilique, la seule de tout le diocèse qu’on n’ait

même pas restaurée ! Mon Dieu, le porche est sale et an-

tique, mais enfin d’un caractère majestueux ; passe même

pour les tapisseries d’Esther dont personnellement je ne

donnerais pas deux sous, mais qui sont placées par les con-

naisseurs tout de suite après celles de Sens. Je reconnais,

d’ailleurs, qu’à côté de certains détails un peu réalistes, elles

en présentent d’autres qui témoignent d’un véritable esprit

d’observation. Mais qu’on ne vienne pas me parler des vi-

traux. Cela a-t-il du bon sens de laisser des fenêtres qui ne

donnent pas de jour et trompent même la vue par ces reflets

d’une couleur que je ne saurais définir, dans une église où il

n’y a pas deux dalles qui soient au même niveau et qu’on se

refuse à me remplacer sous prétexte que ce sont les tombes

des abbés de Combray et des seigneurs de Guermantes, les

anciens comtes de Brabant ? Les ancêtres directs du duc de

Guermantes d’aujourd’hui et aussi de la duchesse puisqu’elle

– 131 –

est une demoiselle de Guermantes qui a épousé son cousin. »

(Ma grand-mère qui à force de se désintéresser des per-

sonnes finissait par confondre tous les noms, chaque fois

qu’on prononçait celui de la duchesse de Guermantes pré-

tendait que ce devait être une parente de Mme de Villeparisis.

Tout le monde éclatait de rire ; elle tâchait de se défendre en

alléguant une certaine lettre de faire-part : « Il me semblait

me rappeler qu’il y avait du Guermantes là-dedans. » Et pour

une fois j’étais avec les autres contre elle, ne pouvant ad-

mettre qu’il y eût un lien entre son amie de pension et la

descendante de Geneviève de Brabant.) « Voyez Roussain-

ville, ce n’est plus aujourd’hui qu’une paroisse de fermiers,

quoique dans l’Antiquité cette localité ait dû un grand essor

au commerce des chapeaux de feutre et des pendules. (Je ne

suis pas certain de l’étymologie de Roussainville. Je croirais

volontiers que le nom primitif était Rouville (Radulfi villa)

comme Châteauroux (Castrum Radulfi) mais je vous parlerai

de cela une autre fois.) Hé bien ! l’église a des vitraux su-

perbes, presque tous modernes, et cette imposante Entrée de

Louis-Philippe à Combray qui serait mieux à sa place à Com-

bray même, et qui vaut, dit-on, la fameuse verrière de

Chartres. Je voyais même hier le frère du docteur Percepied

qui est amateur et qui la regarde comme d’un plus beau tra-

vail. Mais, comme je le lui disais à cet artiste qui semble du

reste très poli, qui est paraît-il un véritable virtuose du pin-

ceau, que lui trouvez-vous donc d’extraordinaire à ce vitrail,

qui est encore un peu plus sombre que les autres ?

— Je suis sûre que si vous le demandiez à Monsei-

gneur », disait mollement ma tante qui commençait à penser

qu’elle allait être fatiguée, « il ne vous refuserait pas un vi-

trail neuf.

– 132 –

— Comptez-y, Madame Octave, répondait le curé. Mais

c’est justement Monseigneur qui a attaché le grelot à cette

malheureuse verrière en prouvant qu’elle représente Gilbert

le Mauvais, sire de Guermantes, le descendant direct de Ge-

neviève de Brabant qui était une demoiselle de Guermantes,

recevant l’absolution de saint Hilaire.

— Mais je ne vois pas où est saint Hilaire ?

— Mais si, dans le coin du vitrail vous n’avez jamais re-

marqué une dame en robe jaune ? Hé bien ! c’est saint Hi-

laire qu’on appelle aussi, vous le savez, dans certaines pro-

vinces saint Illiers, saint Hélier, et même, dans le Jura, saint

Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus Hilarius ne sont pas

du reste les plus curieuses de celles qui se sont produites

dans les noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma

bonne Eulalie, sancta Eulalia, savez-vous ce qu’elle est deve-

nue en Bourgogne ? Saint Éloi tout simplement : elle est de-

venue un saint. Voyez-vous, Eulalie, qu’après votre mort on

fasse de vous un homme ?

— Monsieur le Curé a toujours le mot pour rigoler.

— Le frère de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux

mais qui, ayant perdu de bonne heure son père, Pépin

l’Insensé, mort des suites de sa maladie mentale, exerçait le

pouvoir suprême avec toute la présomption d’une jeunesse à

qui la discipline a manqué, dès que la figure d’un particulier

ne lui revenait pas dans une ville, y faisait massacrer

jusqu’au dernier habitant. Gilbert voulant se venger de

Charles fit brûler l’église de Combray, la primitive église

alors, celle que Théodebert, en quittant avec sa cour la mai-

son de campagne qu’il avait près d’ici, à Thiberzy (Theode-

berciacus), pour aller combattre les Burgondes, avait promis

de bâtir au-dessus du tombeau de saint Hilaire, si le Bienheu-

– 133 –

reux lui procurait la victoire. Il n’en reste que la crypte où

Théodore a dû vous faire descendre, puisque Gilbert brûla le

reste. Ensuite il défit l’infortuné Charles avec l’aide de Guil-

laume le Conquérant (le curé prononçait Guilôme) ce qui fait

que beaucoup d’Anglais viennent pour visiter. Mais il ne

semble pas avoir su se concilier la sympathie des habitants

de Combray, car ceux-ci se ruèrent sur lui à la sortie de la

messe et lui tranchèrent la tête. Du reste Théodore prête un

petit livre qui donne les explications.

« Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans

notre église, c’est le point de vue qu’on a du clocher et qui

est grandiose. Certainement, pour vous qui n’êtes pas très

forte, je ne vous conseillerais pas de monter nos quatre-

vingt-dix-sept marches, juste la moitié du célèbre dôme de

Milan. Il y a de quoi fatiguer une personne bien portante,

d’autant plus qu’on monte plié en deux si on ne veut pas se

casser la tête, et on ramasse avec ses effets toutes les toiles

d’araignées de l’escalier. En tous cas il faudrait bien vous

couvrir, ajoutait-il (sans apercevoir l’indignation que causait

à ma tante l’idée qu’elle fût capable de monter dans le clo-

cher), car il fait un de ces courants d’air une fois arrivé là-

haut ! Certaines personnes affirment y avoir ressenti le froid

de la mort. N’importe, le dimanche il y a toujours des socié-

tés qui viennent même de très loin pour admirer la beauté du

panorama et qui s’en retournent enchantées. Tenez, di-

manche prochain, si le temps se maintient, vous trouveriez

certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il faut

avouer du reste qu’on jouit de là d’un coup d’œil féerique,

avec des sortes d’échappées sur la plaine qui ont un cachet

tout particulier. Quand le temps est clair on peut distinguer

jusqu’à Verneuil. Surtout on embrasse à la fois des choses

qu’on ne peut voir habituellement que l’une sans l’autre,

comme le cours de la Vivonne et les fossés de Saint-Assise-

– 134 –

lès-Combray, dont elle est séparée par un rideau de grands

arbres, ou encore comme les différents canaux de Jouy-le-

Vicomte (Gaudiacus vice comitis, comme vous savez). Chaque

fois que je suis allé à Jouy-le-Vicomte, j’ai bien vu un bout

du canal, puis quand j’avais tourné une rue j’en voyais un

autre, mais alors je ne voyais plus le précédent. J’avais beau

les mettre ensemble par la pensée, cela ne me faisait pas

grand effet. Du clocher de Saint-Hilaire c’est autre chose,

c’est tout un réseau où la localité est prise. Seulement on ne

distingue pas d’eau, on dirait de grandes fentes qui coupent

si bien la ville en quartiers, qu’elle est comme une brioche

dont les morceaux tiennent ensemble mais sont déjà décou-

pés. Il faudrait pour bien faire être à la fois dans le clocher de

Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte. »

Le curé avait tellement fatigué ma tante qu’à peine était-

il parti, elle était obligée de renvoyer Eulalie.

« Tenez, ma pauvre Eulalie », disait-elle d’une voix

faible, en tirant une pièce d’une petite bourse qu’elle avait à

portée de sa main, « voilà pour que vous ne m’oubliiez pas

dans vos prières.

— Ah ! mais Madame Octave, je ne sais pas si je dois,

vous savez bien que ce n’est pas pour cela que je viens ! » di-

sait Eulalie avec la même hésitation et le même embarras,

chaque fois, que si c’était la première, et avec une apparence

de mécontentement qui égayait ma tante mais ne lui déplai-

sait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la pièce, avait un

air un peu moins contrarié que de coutume, ma tante disait :

« Je ne sais pas ce qu’avait Eulalie ; je lui ai pourtant

donné la même chose que d’habitude, elle n’avait pas l’air

contente.

– 135 –

— Je crois qu’elle n’a pourtant pas à se plaindre », sou-

pirait Françoise, qui avait une tendance à considérer comme

de la menue monnaie tout ce que lui donnait ma tante pour

elle ou pour ses enfants, et comme des trésors follement

gaspillés pour une ingrate les piécettes mises chaque di-

manche dans la main d’Eulalie, mais si discrètement que

Françoise n’arrivait jamais à les voir. Ce n’est pas que

l’argent que ma tante donnait à Eulalie, Françoise l’eût voulu

pour elle. Elle jouissait suffisamment de ce que ma tante

possédait, sachant que les richesses de la maîtresse du même

coup élèvent et embellissent aux yeux de tous sa servante ;

et qu’elle, Françoise, était insigne et glorifiée dans Combray,

Jouy-le-Vicomte et autres lieux, pour les nombreuses fermes

de ma tante, les visites fréquentes et prolongées du curé, le

nombre singulier des bouteilles d’eau de Vichy consommées.

Elle n’était avare que pour ma tante ; si elle avait géré sa for-

tune, ce qui eût été son rêve, elle l’aurait préservée des en-

treprises d’autrui avec une férocité maternelle. Elle n’aurait

pourtant pas trouvé grand mal à ce que ma tante, qu’elle sa-

vait incurablement généreuse, se fût laissée aller à donner, si

au moins ç’avait été à des riches. Peut-être pensait-elle que

ceux-là, n’ayant pas besoin des cadeaux de ma tante, ne

pouvaient être soupçonnés de l’aimer à cause d’eux. D’ail-

leurs offerts à des personnes d’une grande position de for-

tune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M. Legrandin, à

Mme Goupil, à des personnes « de même rang » que ma tante

et qui « allaient bien ensemble », ils lui apparaissaient

comme faisant partie des usages de cette vie étrange et bril-

lante des gens riches qui chassent, se donnent des bals, se

font des visites et qu’elle admirait en souriant. Mais il n’en

allait plus de même si les bénéficiaires de la générosité de

ma tante étaient de ceux que Françoise appelait « des gens

comme moi, des gens qui ne sont pas plus que moi » et qui

– 136 –

étaient ceux qu’elle méprisait le plus à moins qu’ils ne

l’appelassent « Madame Françoise » et ne se considérassent

comme étant « moins qu’elle ». Et quand elle vit que, malgré

ses conseils, ma tante n’en faisait qu’à sa tête et jetait

l’argent – Françoise le croyait du moins – pour des créatures

indignes, elle commença à trouver bien petits les dons que

ma tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires

prodiguées à Eulalie. Il n’y avait pas dans les environs de

Combray de ferme si conséquente que Françoise ne supposât

qu’Eulalie eût pu facilement l’acheter, avec tout ce que lui

rapportaient ses visites. Il est vrai qu’Eulalie faisait la même

estimation des richesses immenses et cachées de Françoise.

Habituellement, quand Eulalie était partie, Françoise prophé-

tisait sans bienveillance sur son compte. Elle la haïssait, mais

elle la craignait et se croyait tenue, quand elle était là, à lui

faire « bon visage ». Elle se rattrapait après son départ, sans

la nommer jamais à vrai dire, mais en proférant des oracles

sibyllins, ou des sentences d’un caractère général telles que

celles de l’Ecclésiaste, mais dont l’application ne pouvait

échapper à ma tante. Après avoir regardé par le coin du ri-

deau si Eulalie avait refermé la porte : « Les personnes flat-

teuses savent se faire bien venir et ramasser les pépettes ;

mais patience, le Bon Dieu les punit tout par un beau jour »,

disait-elle avec le regard latéral et l’insinuation de Joas pen-

sant exclusivement à Athalie quand il dit :

Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.

Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite in-

terminable avait épuisé les forces de ma tante, Françoise sor-

tait de la chambre derrière Eulalie et disait :

« Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air

beaucoup fatiguée. »

– 137 –

Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir

qui semblait devoir être le dernier, les yeux clos, comme

morte. Mais à peine Françoise était-elle descendue que

quatre coups donnés avec la plus grande violence, retentis-

saient dans la maison et ma tante, dressée sur son lit criait :

« Est-ce qu’Eulalie est déjà partie ? Croyez-vous que j’ai

oublié de lui demander si Mme Goupil était arrivée à la messe

avant l’élévation ! Courez vite après elle ! »

Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie.

« C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La

seule chose importante que j’avais à lui demander ! »

Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours iden-

tique, dans la douce uniformité de ce qu’elle appelait avec un

dédain affecté et une tendresse profonde, son « petit train-

train ». Préservé par tout le monde, non seulement à la mai-

son, où chacun ayant éprouvé l’inutilité de lui conseiller une

meilleure hygiène, s’était peu à peu résigné à le respecter,

mais même dans le village où, à trois rues de nous, l’embal-

leur, avant de clouer ses caisses, faisait demander à Fran-

çoise si ma tante ne « reposait pas » – ce traintrain fut pour-

tant troublé une fois cette année-là. Comme un fruit caché

qui serait parvenu à maturité sans qu’on s’en aperçût et se

détacherait spontanément, survint une nuit la délivrance de

la fille de cuisine. Mais ses douleurs étaient intolérables, et

comme il n’y avait pas de sage-femme à Combray, Françoise

dut partir avant le jour en chercher une à Thiberzy. Ma tante,

à cause des cris de la fille de cuisine, ne put reposer, et Fran-

çoise, malgré la courte distance, n’étant revenue que très

tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans

la matinée : « Monte donc voir si ta tante n’a besoin de

rien. » J’entrai dans la première pièce et, par la porte ou-

– 138 –

verte, vis ma tante, couchée sur le côté, qui dormait ; je l’en-

tendis ronfler légèrement. J’allais m’en aller doucement mais

sans doute le bruit que j’avais fait était intervenu dans son

sommeil et en avait « changé la vitesse », comme on dit pour

les automobiles, car la musique du ronflement s’interrompit

une seconde et reprit un ton plus bas, puis elle s’éveilla et

tourna à demi son visage que je pus voir alors ; il exprimait

une sorte de terreur ; elle venait évidemment d’avoir un rêve

affreux ; elle ne pouvait me voir de la façon dont elle était

placée, et je restais là ne sachant si je devais m’avancer ou

me retirer ; mais déjà elle semblait revenue au sentiment de

la réalité et avait reconnu le mensonge des visions qui

l’avaient effrayée ; un sourire de joie, de pieuse reconnais-

sance envers Dieu qui permet que la vie soit moins cruelle

que les rêves, éclaira faiblement son visage, et avec cette ha-

bitude qu’elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-même

quand elle se croyait seule, elle murmura : « Dieu soit loué !

nous n’avons comme tracas que la fille de cuisine qui ac-

couche. Voilà-t-il pas que je rêvais que mon pauvre Octave

était ressuscité et qu’il voulait me faire faire une promenade

tous les jours ! » Sa main se tendit vers son chapelet qui était

sur la petite table, mais le sommeil recommençant ne lui

laissa pas la force de l’atteindre : elle se rendormit, tranquil-

lisée, et je sortis à pas de loup de la chambre sans qu’elle ni

personne eût jamais appris ce que j’avais entendu.

Quand je dis qu’en dehors d’événements très rares,

comme cet accouchement, le traintrain de ma tante ne subis-

sait jamais aucune variation, je ne parle pas de celles qui, se

répétant toujours identiques à des intervalles réguliers,

n’introduisaient au sein de l’uniformité qu’une sorte d’uni-

formité secondaire. C’est ainsi que tous les samedis, comme

Françoise allait dans l’après-midi au marché de Roussain-

ville-le-Pin, le déjeuner était pour tout le monde, une heure

– 139 –

plus tôt. Et ma tante avait si bien pris l’habitude de cette dé-

rogation hebdomadaire à ses habitudes, qu’elle tenait à cette

habitude-là autant qu’aux autres. Elle y était si bien « routi-

née », comme disait Françoise, que s’il lui avait fallu un sa-

medi, attendre pour déjeuner l’heure habituelle, cela l’eût au-

tant « dérangée » que si elle avait dû, un autre jour, avancer

son déjeuner à l’heure du samedi. Cette avance du déjeuner

donnait d’ailleurs au samedi, pour nous tous, une figure par-

ticulière, indulgente, et assez sympathique. Au moment où

d’habitude on a encore une heure à vivre avant la détente du

repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir

arriver des endives précoces, une omelette de faveur, un bif-

teck immérité. Le retour de ce samedi asymétrique était un

de ces petits événements intérieurs, locaux, presque civiques

qui, dans les vies tranquilles et les sociétés fermées, créent

une sorte de lien national et deviennent le thème favori des

conversations, des plaisanteries, des récits exagérés à plai-

sir ; il eût été le noyau tout prêt pour un cycle légendaire si

l’un de nous avait eu la tête épique. Dès le matin, avant

d’être habillés, sans raison, pour le plaisir d’éprouver la force

de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec bonne

humeur, avec cordialité, avec patriotisme : « Il n’y a pas de

temps à perdre, n’oublions pas que c’est samedi ! » cepen-

dant que ma tante, conférant avec Françoise et songeant que

la journée serait plus longue que d’habitude, disait : « Si vous

leur faisiez un beau morceau de veau, comme c’est samedi. »

Si à dix heures et demie un distrait tirait sa montre en di-

sant : « Allons, encore une heure et demie avant le déjeu-

ner », chacun était enchanté d’avoir à lui dire : « Mais

voyons, à quoi pensez-vous, vous oubliez que c’est same-

di ! » ; on en riait encore un quart d’heure après et on se

promettait de monter raconter cet oubli à ma tante pour

l’amuser. Le visage du ciel même semblait changé. Après le

– 140 –

déjeuner, le soleil, conscient que c’était samedi, flânait une

heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu’un, pensant

qu’on était en retard pour la promenade, disait : « Comment,

seulement deux heures ? » en voyant passer les deux coups

du clocher de Saint-Hilaire (qui ont l’habitude de ne rencon-

trer encore personne dans les chemins désertés à cause du

repas de midi ou de la sieste, le long de la rivière vive et

blanche que le pêcheur même a abandonnée, et passent soli-

taires dans le ciel vacant où ne restent que quelques nuages

paresseux), tout le monde en chœur lui répondait : « Mais ce

qui vous trompe, c’est qu’on a déjeuné une heure plus tôt,

vous savez bien que c’est samedi ! » La surprise d’un barbare

(nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce

qu’avait de particulier le samedi) qui, étant venu à onze

heures pour parler à mon père, nous avait trouvés à table,

était une des choses qui, dans sa vie, avaient le plus égayé

Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur inter-

loqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elle

trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond

du cœur avec ce chauvinisme étroit) que mon père, lui, n’eût

pas eu l’idée que ce barbare pouvait l’ignorer et eût répondu

sans autre explication à son étonnement de nous voir déjà

dans la salle à manger : « Mais voyons, c’est samedi ! » Par-

venue à ce point de son récit, elle essuyait des larmes

d’hilarité et pour accroître le plaisir qu’elle éprouvait, elle

prolongeait le dialogue, inventait ce qu’avait répondu le visi-

teur à qui ce « samedi » n’expliquait rien. Et bien loin de

nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas

encore et nous disions : « Mais il me semblait qu’il avait dit

aussi autre chose. C’était plus long la première fois quand

vous l’avez raconté. » Ma grand-tante elle-même laissait son

ouvrage, levait la tête et regardait par-dessus son lorgnon.

– 141 –

Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là,

pendant le mois de mai, nous sortions après le dîner pour al-

ler au « mois de Marie ».

Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sé-

vère pour le « genre déplorable des jeunes gens négligés,

dans les idées de l’époque actuelle », ma mère prenait garde

que rien ne clochât dans ma tenue, puis on partait pour

l’église. C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoir

commencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement

dans l’église, si sainte, mais où nous avions le droit d’entrer,

posées sur l’autel même, inséparables des mystères à la cé-

lébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir

au milieu des flambeaux et des vases sacrés leurs branches

attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt

de fête, et qu’enjolivaient encore les festons de leur feuillage

sur lequel étaient semés à profusion, comme sur une traîne

de mariée, de petits bouquets de boutons d’une blancheur

éclatante. Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée, je

sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que

c’était la nature elle-même qui, en creusant ces découpures

dans les feuilles, en ajoutant l’ornement suprême de ces

blancs boutons, avait rendu cette décoration digne de ce qui

était à la fois une réjouissance populaire et une solennité

mystique. Plus haut s’ouvraient leurs corolles çà et là avec

une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un

dernier et vaporeux atour le bouquet d’étamines, fines

comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières,

qu’en suivant, qu’en essayant de mimer au fond de moi le

geste de leur efflorescence, je l’imaginais comme si ç’avait

été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard co-

quet, aux pupilles diminuées, d’une blanche jeune fille, dis-

traite et vive. M. Vinteuil était venu avec sa fille se placer à

côté de nous. D’une bonne famille, il avait été le professeur

– 142 –

de piano des sœurs de ma grand-mère et quand, après la

mort de sa femme et un héritage qu’il avait fait, il s’était reti-

ré auprès de Combray, on le recevait souvent à la maison.

Mais d’une pudibonderie excessive, il cessa de venir pour ne

pas rencontrer Swann qui avait fait ce qu’il appelait « un ma-

riage déplacé, dans le goût du jour ». Ma mère, ayant appris

qu’il composait, lui avait dit par amabilité que, quand elle

irait le voir, il faudrait qu’il lui fît entendre quelque chose de

lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie, mais il pous-

sait la politesse et la bonté jusqu’à de tels scrupules que, se

mettant toujours à la place des autres, il craignait de les en-

nuyer et de leur paraître égoïste s’il suivait ou seulement

laissait deviner son désir. Le jour où mes parents étaient al-

lés chez lui en visite, je les avais accompagnés, mais ils

m’avaient permis de rester dehors, et comme la maison de

M. Vinteuil, Montjouvain, était en contrebas d’un monticule

buissonneux, où je m’étais caché, je m’étais trouvé de plain-

pied avec le salon du second étage, à cinquante centimètres

de la fenêtre. Quand on était venu lui annoncer mes parents,

j’avais vu M. Vinteuil se hâter de mettre en évidence sur le

piano un morceau de musique. Mais une fois mes parents en-

trés, il l’avait retiré et mis dans un coin. Sans doute avait-il

craint de leur laisser supposer qu’il n’était heureux de les

voir que pour leur jouer de ses compositions. Et chaque fois

que ma mère était revenue à la charge au cours de la visite, il

avait répété plusieurs fois : « Mais je ne sais qui a mis cela

sur le piano, ce n’est pas sa place », et avait détourné la con-

versation sur d’autres sujets, justement parce que ceux-là

l’intéressaient moins. Sa seule passion était pour sa fille et

celle-ci qui avait l’air d’un garçon paraissait si robuste qu’on

ne pouvait s’empêcher de sourire en voyant les précautions

que son père prenait pour elle, ayant toujours des châles

supplémentaires à lui jeter sur les épaules. Ma grand-mère

– 143 –

faisait remarquer quelle expression douce, délicate, presque

timide passait souvent dans les regards de cette enfant si

rude, dont le visage était semé de taches de son. Quand elle

venait de prononcer une parole elle l’entendait avec l’esprit

de ceux à qui elle l’avait dite, s’alarmait des malentendus

possibles et on voyait s’éclairer, se découper comme par

transparence, sous la figure hommasse du « bon diable », les

traits plus fins d’une jeune fille éplorée.

Quand, au moment de quitter l’église, je m’agenouillai

devant l’autel, je sentis tout d’un coup, en me relevant,

s’échapper des aubépines une odeur amère et douce d’a-

mandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites places

plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait être ca-

chée cette odeur comme sous les parties gratinées le goût

d’une frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des

joues de Mlle Vinteuil. Malgré la silencieuse immobilité des

aubépines, cette intermittente odeur était comme le mur-

mure de leur vie intense dont l’autel vibrait ainsi qu’une haie

agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pen-

sait en voyant certaines étamines presque rousses qui sem-

blaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irri-

tant, d’insectes aujourd’hui métamorphosés en fleurs.

Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le

porche en sortant de l’église. Il intervenait entre les gamins

qui se chamaillaient sur la place, prenait la défense des pe-

tits, faisait des sermons aux grands. Si sa fille nous disait de

sa grosse voix combien elle avait été contente de nous voir,

aussitôt il semblait qu’en elle-même une sœur plus sensible

rougissait de ce propos de bon garçon étourdi qui avait pu

nous faire croire qu’elle sollicitait d’être invitée chez nous.

Son père lui jetait un manteau sur les épaules, ils montaient

dans un petit buggy qu’elle conduisait elle-même et tous

– 144 –

deux retournaient à Montjouvain. Quant à nous, comme

c’était le lendemain dimanche et qu’on ne se lèverait que

pour la grand-messe, s’il faisait clair de lune et que l’air fût

chaud, au lieu de nous faire rentrer directement, mon père,

par amour de la gloire, nous faisait faire par le calvaire une

longue promenade, que le peu d’aptitude de ma mère à

s’orienter et à se reconnaître dans son chemin, lui faisait

considérer comme la prouesse d’un génie stratégique. Par-

fois nous allions jusqu’au viaduc, dont les enjambées de

pierre commençaient à la gare et me représentaient l’exil et

la détresse hors du monde civilisé parce que chaque année

en venant de Paris, on nous recommandait de faire bien at-

tention, quand ce serait Combray, de ne pas laisser passer la

station, d’être prêts d’avance car le train repartait au bout de

deux minutes et s’engageait sur le viaduc au-delà des pays

chrétiens dont Combray marquait pour moi l’extrême limite.

Nous revenions par le boulevard de la gare, où étaient les

plus agréables villas de la commune. Dans chaque jardin le

clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rom-

pus de marbre blanc, ses jets d’eau, ses grilles entrouvertes.

Sa lumière avait détruit le bureau du Télégraphe. Il n’en sub-

sistait plus qu’une colonne à demi brisée, mais qui gardait la

beauté d’une ruine immortelle. Je traînais la jambe, je tom-

bais de sommeil, l’odeur des tilleuls qui embaumait m’ap-

paraissait comme une récompense qu’on ne pouvait obtenir

qu’au prix des plus grandes fatigues et qui n’en valait pas la

peine. De grilles fort éloignées les unes des autres, des

chiens réveillés par nos pas solitaires faisaient alterner des

aboiements comme il m’arrive encore quelquefois d’en en-

tendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son em-

placement on créa le jardin public de Combray) se réfugier le

boulevard de la gare, car, où que je me trouve, dès qu’ils

– 145 –

commencent à retentir et à se répondre, je l’aperçois, avec

ses tilleuls et son trottoir éclairé par la lune.

Tout d’un coup mon père nous arrêtait et demandait à

ma mère : « Où sommes-nous ? » Épuisée par la marche,

mais fière de lui, elle lui avouait tendrement qu’elle n’en sa-

vait absolument rien. Il haussait les épaules et riait. Alors,

comme s’il l’avait sortie de la poche de son veston avec sa

clef, il nous montrait debout devant nous la petite porte de

derrière de notre jardin qui était venue avec le coin de la rue

du Saint-Esprit nous attendre au bout de ces chemins incon-

nus. Ma mère lui disait avec admiration : « Tu es extraordi-

naire ! » Et à partir de cet instant, je n’avais plus un seul pas

à faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si

longtemps mes actes avaient cessé d’être accompagnés

d’attention volontaire : l’Habitude venait de me prendre dans

ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme un petit enfant.

Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus

tôt, et où elle était privée de Françoise, passait plus lente-

ment qu’une autre pour ma tante, elle en attendait pourtant

le retour avec impatience depuis le commencement de la

semaine, comme contenant toute la nouveauté et la distrac-

tion que fût encore capable de supporter son corps affaibli et

maniaque. Et ce n’est pas cependant qu’elle n’aspirât parfois

à quelque plus grand changement, qu’elle n’eût de ces

heures d’exception où l’on a soif de quelque chose d’autre

que ce qui est, et où ceux que le manque d’énergie ou

d’imagination empêche de tirer d’eux-mêmes un principe de

rénovation, demandent à la minute qui vient, au facteur qui

sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du pire, une émo-

tion, une douleur ; où la sensibilité, que le bonheur a fait

– 146 –

taire comme une harpe oisive, veut résonner sous une main,

même brutale, et dût-elle en être brisée ; où la volonté, qui a

si difficilement conquis le droit d’être livrée sans obstacle à

ses désirs, à ses peines, voudrait jeter les rênes entre les

mains d’événements impérieux, fussent-ils cruels. Sans

doute, comme les forces de ma tante, taries à la moindre fa-

tigue, ne lui revenaient que goutte à goutte au sein de son

repos, le réservoir était très long à remplir, et il se passait

des mois avant qu’elle eût ce léger trop-plein que d’autres

dérivent dans l’activité et dont elle était incapable de savoir

et de décider comment user. Je ne doute pas qu’alors –

comme le désir de la remplacer par des pommes de terre

béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du

plaisir même que lui causait le retour quotidien de la purée

dont elle ne se « fatiguait » pas – elle ne tirât de l’accumula-

tion de ces jours monotones auxquels elle tenait tant, l’at-

tente d’un cataclysme domestique limité à la durée d’un

moment mais qui la forcerait d’accomplir une fois pour

toutes un de ces changements dont elle reconnaissait qu’ils

lui seraient salutaires et auxquels elle ne pouvait d’elle-

même se décider. Elle nous aimait véritablement, elle aurait

eu plaisir à nous pleurer ; survenant à un moment où elle se

sentait bien et n’était pas en sueur, la nouvelle que la maison

était la proie d’un incendie où nous avions déjà tous péri et

qui n’allait plus bientôt laisser subsister une seule pierre des

murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d’échapper

sans se presser, à condition de se lever tout de suite, a dû

souvent hanter ses espérances comme unissant aux avan-

tages secondaires de lui faire savourer dans un long regret

toute sa tendresse pour nous, et d’être la stupéfaction du vil-

lage en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, mo-

ribonde debout, celui bien plus précieux de la forcer au bon

moment, sans temps à perdre, sans possibilité d’hésitation

– 147 –

énervante, à aller passer l’été dans sa jolie ferme de Mi-

rougrain, où il y avait une chute d’eau. Comme n’était jamais

survenu aucun événement de ce genre, dont elle méditait

certainement la réussite quand elle était seule absorbée dans

ses innombrables jeux de patience (et qui l’eût désespérée au

premier commencement de réalisation, au premier de ces pe-

tits faits imprévus, de cette parole annonçant une mauvaise

nouvelle et dont on ne peut plus jamais oublier l’accent, de

tout ce qui porte l’empreinte de la mort réelle, bien différente

de sa possibilité logique et abstraite), elle se rabattait pour

rendre de temps en temps sa vie plus intéressante, à y intro-

duire des péripéties imaginaires qu’elle suivait avec passion.

Elle se plaisait à supposer tout d’un coup que Françoise la

volait, qu’elle recourait à la ruse pour s’en assurer, la prenait

sur le fait ; habituée, quand elle faisait seule des parties de

cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son adversaire,

elle se prononçait à elle-même les excuses embarrassées de

Françoise et y répondait avec tant de feu et d’indignation

que l’un de nous, entrant à ces moments-là, la trouvait en

nage, les yeux étincelants, ses faux cheveux déplacés lais-

sant voir son front chauve. Françoise entendit peut-être par-

fois de la chambre voisine de mordants sarcasmes qui

s’adressaient à elle et dont l’invention n’eût pas soulagé suf-

fisamment ma tante s’ils étaient restés à l’état purement im-

matériel, et si en les murmurant à mi-voix elle ne leur eût

donné plus de réalité. Quelquefois, ce « spectacle dans un

lit » ne suffisait même pas à ma tante, elle voulait faire jouer

ses pièces. Alors, un dimanche, toutes portes mystérieuse-

ment fermées, elle confiait à Eulalie ses doutes sur la probité

de Françoise, son intention de se défaire d’elle, et une autre

fois, à Françoise ses soupçons de l’infidélité d’Eulalie à qui la

porte serait bientôt fermée ; quelques jours après elle était

dégoûtée de sa confidente de la veille et racoquinée avec le

– 148 –

traître, lesquels d’ailleurs, pour la prochaine représentation,

échangeraient leurs emplois. Mais les soupçons que pouvait

parfois lui inspirer Eulalie, n’étaient qu’un feu de paille et

tombaient vite, faute d’aliment, Eulalie n’habitant pas la mai-

son. Il n’en était pas de même de ceux qui concernaient

Françoise, que ma tante sentait perpétuellement sous le

même toit qu’elle, sans que, par crainte de prendre froid si

elle sortait de son lit, elle osât descendre à la cuisine se

rendre compte s’ils étaient fondés. Peu à peu son esprit n’eut

plus d’autre occupation que de chercher à deviner ce qu’à

chaque moment pouvait faire, et chercher à lui cacher, Fran-

çoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de phy-

sionomie de celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un

désir qu’elle semblait dissimuler. Et elle lui montrait qu’elle

l’avait démasquée, d’un seul mot qui faisait pâlir Françoise et

que ma tante semblait trouver, à enfoncer au cœur de la

malheureuse, un divertissement cruel. Et le dimanche sui-

vant, une révélation d’Eulalie – comme ces découvertes qui

ouvrent tout d’un coup un champ insoupçonné à une science

naissante et qui se traînait dans l’ornière – prouvait à ma

tante qu’elle était dans ses suppositions bien au-dessous de

la vérité. « Mais Françoise doit le savoir maintenant que

vous y avez donné une voiture. — Que je lui ai donné une

voiture ! s’écriait ma tante. — Ah ! mais je ne sais pas, moi,

je croyais, je l’avais vue qui passait maintenant en calèche,

fière comme Artaban, pour aller au marché de Roussainville.

J’avais cru que c’était Mme Octave qui lui avait donné. » Peu

à peu Françoise et ma tante, comme la bête et le chasseur,

ne cessaient plus de tâcher de prévenir les ruses l’une de

l’autre. Ma mère craignait qu’il ne se développât chez Fran-

çoise une véritable haine pour ma tante qui l’offensait le plus

durement qu’elle le pouvait. En tous cas Françoise attachait

de plus en plus aux moindres paroles, aux moindres gestes

– 149 –

de ma tante une attention extraordinaire. Quand elle avait

quelque chose à lui demander, elle hésitait longtemps sur la

manière dont elle devait s’y prendre. Et quand elle avait pro-

féré sa requête, elle observait ma tante à la dérobée, tâchant

de deviner dans l’aspect de sa figure ce que celle-ci avait

pensé et déciderait. Et ainsi – tandis que quelque artiste qui,

lisant les Mémoires du XVIIe siècle et désirant de se rappro-

cher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se fabri-

quant une généalogie qui le fait descendre d’une famille his-

torique ou en entretenant une correspondance avec un des

souverains actuels de l’Europe, tourne précisément le dos à

ce qu’il a le tort de chercher sous des formes identiques et

par conséquent mortes – une vieille dame de province qui ne

faisait qu’obéir sincèrement à d’irrésistibles manies et à une

méchanceté née de l’oisiveté, voyait sans avoir jamais pensé

à Louis XIV, les occupations les plus insignifiantes de sa

journée, concernant son lever, son déjeuner, son repos,

prendre par leur singularité despotique un peu de l’intérêt de

ce que Saint-Simon appelait la « mécanique » de la vie à Ver-

sailles, et pouvait croire aussi que ses silences, une nuance

de bonne humeur ou de hauteur dans sa physionomie,

étaient de la part de Françoise l’objet d’un commentaire aus-

si passionné, aussi craintif que l’étaient le silence, la bonne

humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou même les

plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au

détour d’une allée, à Versailles.

Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée

du curé et d’Eulalie, et s’était ensuite reposée, nous étions

tous montés lui dire bonsoir et maman lui adressait ses con-

doléances sur la mauvaise chance qui amenait toujours ses

visiteurs à la même heure :

– 150 –

« Je sais que les choses se sont encore mal arrangées

tantôt, Léonie, lui dit-elle avec douceur, vous avez eu tout

votre monde à la fois. »

Ce que ma grand-tante interrompit par : « Abondance de

biens… » car depuis que sa fille était malade elle croyait de-

voir la remonter en lui présentant toujours tout par le bon

côté. Mais mon père prenant la parole :

« Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est

réunie pour vous faire un récit sans avoir besoin de le re-

commencer à chacun. J’ai peur que nous ne soyons fâchés

avec Legrandin : il m’a à peine dit bonjour ce matin. »

Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car

j’étais justement avec lui après la messe quand nous avions

rencontré M. Legrandin, et je descendis à la cuisine deman-

der le menu du dîner qui tous les jours me distrayait comme

les nouvelles qu’on lit dans un journal et m’excitait à la façon

d’un programme de fête. Comme M. Legrandin avait passé

près de nous en sortant de l’église, marchant à côté d’une

châtelaine du voisinage que nous ne connaissions que de

vue, mon père avait fait un salut à la fois amical et réservé,

sans que nous nous arrêtions ; M. Legrandin avait à peine

répondu, d’un air étonné, comme s’il ne nous reconnaissait

pas, et avec cette perspective du regard particulière aux per-

sonnes qui ne veulent pas être aimables et qui, du fond subi-

tement prolongé de leurs yeux, ont l’air de vous apercevoir

comme au bout d’une route interminable et à une si grande

distance qu’elles se contentent de vous adresser un signe de

tête minuscule pour le proportionner à vos dimensions de

marionnette.

Or, la dame qu’accompagnait Legrandin était une per-

sonne vertueuse et considérée ; il ne pouvait être question

– 151 –

qu’il fût en bonne fortune et gêné d’être surpris, et mon père

se demandait comment il avait pu mécontenter Legrandin.

« Je regretterais d’autant plus de le savoir fâché, dit mon

père, qu’au milieu de tous ces gens endimanchés il a, avec

son petit veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si

peu apprêté, de si vraiment simple, et un air presque ingénu

qui est tout à fait sympathique. » Mais le conseil de famille

fut unanimement d’avis que mon père s’était fait une idée, ou

que Legrandin, à ce moment-là, était absorbé par quelque

pensée. D’ailleurs la crainte de mon père fut dissipée dès le

lendemain soir. Comme nous revenions d’une grande pro-

menade, nous aperçûmes près du Pont-Vieux Legrandin, qui

à cause des fêtes, restait plusieurs jours à Combray. Il vint à

nous la main tendue : « Connaissez-vous, monsieur le liseur,

me demanda-t-il, ce vers de Paul Desjardins :

Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu.

N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci ? Vous

n’avez peut-être jamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon en-

fant ; aujourd’hui il se mue, me dit-on, en frère prêcheur,

mais ce fut longtemps un aquarelliste limpide…

Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu…

Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune

ami ; et même à l’heure, qui vient pour moi maintenant, où

les bois sont déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous con-

solerez comme je fais en regardant du côté du ciel. » Il sortit

de sa poche une cigarette, resta longtemps les yeux à

l’horizon. « Adieu, les camarades », nous dit-il tout à coup, et

il nous quitta.

– 152 –

À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dî-

ner était déjà commencé, et Françoise, commandant aux

forces de la nature devenues ses aides, comme dans les fée-

ries où les géants se font engager comme cuisiniers, frappait

la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver

et faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires

d’abord préparés dans des récipients de céramistes qui al-

laient des grandes cuves, marmites, chaudrons et poisson-

nières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie, et pe-

tits pots de crème en passant par une collection complète de

casseroles de toutes dimensions. Je m’arrêtais à voir sur la

table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits

pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un

jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trem-

pées d’outremer et de rose et dont l’épi, finement pignoché

de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied

– encore souillé pourtant du sol de leur plant – par des irisa-

tions qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces

nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui

s’étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à

travers le déguisement de leur chair comestible et ferme,

laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore, en

ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus,

cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand,

toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles

jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme

une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre

en un vase de parfum.

La pauvre Charité de Giotto, comme l’appelait Swann,

chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d’elle

dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle

ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères cou-

ronnes d’azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs

– 153 –

tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile,

comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du

front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. Et

cependant, Françoise tournait à la broche un de ces poulets,

comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans

Combray l’odeur de ses mérites, et qui, pendant qu’elle nous

les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma

conception spéciale de son caractère, l’arôme de cette chair

qu’elle savait rendre si onctueuse et si tendre n’étant pour

moi que le propre parfum d’une de ses vertus.

Mais le jour où, pendant que mon père consultait le con-

seil de famille sur la rencontre de Legrandin, je descendis à

la cuisine, était un de ceux où la Charité de Giotto, très ma-

lade de son accouchement récent, ne pouvait se lever ; Fran-

çoise, n’étant plus aidée, était en retard. Quand je fus en bas,

elle était en train, dans l’arrière-cuisine qui donnait sur la

basse-cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespé-

rée et bien naturelle, mais accompagnée par Françoise hors

d’elle, tandis qu’elle cherchait à lui fendre le cou sous

l’oreille, des cris de « sale bête ! sale bête ! », mettait la

sainte douceur et l’onction de notre servante un peu moins

en lumière qu’il n’eût fait, au dîner du lendemain, par sa

peau brodée d’or comme une chasuble et son jus précieux

égoutté d’un ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit le

sang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sur-

saut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit

une dernière fois : « Sale bête ! » Je remontai tout tremblant ;

j’aurais voulu qu’on mît Françoise tout de suite à la porte.

Mais qui m’eût fait des boules aussi chaudes, du café aussi

parfumé, et même… ces poulets ?… Et en réalité, ce lâche

calcul, tout le monde avait eu à le faire comme moi. Car ma

tante Léonie savait – ce que j’ignorais encore – que Fran-

çoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait donné sa vie

– 154 –

sans une plainte, était pour d’autres êtres d’une dureté singu-

lière. Malgré cela ma tante l’avait gardée, car si elle connais-

sait sa cruauté, elle appréciait son service. Je m’aperçus peu

à peu que la douceur, la componction, les vertus de Fran-

çoise cachaient des tragédies d’arrière-cuisine, comme l’his-

toire découvre que les règnes des Rois et des Reines, qui

sont représentés les mains jointes dans les vitraux des

églises, furent marqués d’incidents sanglants. Je me rendis

compte que, en dehors de ceux de sa parenté, les humains

excitaient d’autant plus sa pitié par leurs malheurs, qu’ils vi-

vaient plus éloignés d’elle. Les torrents de larmes qu’elle

versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se

tarissaient vite si elle pouvait se représenter la personne qui

en était l’objet d’une façon un peu précise. Une de ces nuits

qui suivirent l’accouchement de la fille de cuisine, celle-ci fut

prise d’atroces coliques ; maman l’entendit se plaindre, se

leva et réveilla Françoise qui, insensible, déclara que tous

ces cris étaient une comédie, qu’elle voulait « faire la maî-

tresse ». Le médecin, qui craignait ces crises, avait mis un si-

gnet, dans un livre de médecine que nous avions, à la page

où elles sont décrites et où il nous avait dit de nous reporter

pour trouver l’indication des premiers soins à donner. Ma

mère envoya Françoise chercher le livre en lui recomman-

dant de ne pas laisser tomber le signet. Au bout d’une heure,

Françoise n’était pas revenue ; ma mère indignée crut qu’elle

s’était recouchée et me dit d’aller voir moi-même dans la bi-

bliothèque. J’y trouvai Françoise qui, ayant voulu regarder

ce que le signet marquait, lisait la description clinique de la

crise et poussait des sanglots maintenant qu’il s’agissait

d’une malade-type qu’elle ne connaissait pas. À chaque

symptôme douloureux mentionné par l’auteur du traité, elle

s’écriait « Hé là ! Sainte Vierge, est-il possible que le Bon

– 155 –

Dieu veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature

humaine ? Hé ! la pauvre ! »

Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près

du lit de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt

de couler ; elle ne put reconnaître ni cette agréable sensation

de pitié et d’attendrissement qu’elle connaissait bien et que

la lecture des journaux lui avait souvent donnée, ni aucun

plaisir de même famille, dans l’ennui et dans l’irritation de

s’être levée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine, et à la

vue des mêmes souffrances dont la description l’avait fait

pleurer, elle n’eut plus que des ronchonnements de mauvaise

humeur, même d’affreux sarcasmes, disant, quand elle crut

que nous étions partis et ne pouvions plus l’entendre : « Elle

n’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça ! ça lui a fait

plaisir ! qu’elle ne fasse pas de manières maintenant. Faut-il

tout de même qu’un garçon ait été abandonné du Bon Dieu

pour aller avec ça. Ah ! c’est bien comme on disait dans le

patois de ma pauvre mère :

Qui du cul d’un chien s’amourose,

Il lui paraît une rose. »

Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau,

elle partait la nuit, même malade, au lieu de se coucher, pour

voir s’il n’avait besoin de rien, faisant quatre lieues à pied

avant le jour afin d’être rentrée pour son travail, en revanche

ce même amour des siens et son désir d’assurer la grandeur

future de sa maison se traduisait dans sa politique à l’égard

des autres domestiques par une maxime constante qui fut de

n’en jamais laisser un seul s’implanter chez ma tante, qu’elle

mettait d’ailleurs une sorte d’orgueil à ne laisser approcher

par personne, préférant, quand elle-même était malade, se

relever pour lui donner son eau de Vichy plutôt que de per-

mettre l’accès de la chambre de sa maîtresse à la fille de cui-

– 156 –

sine. Et comme cet hyménoptère observé par Fabre, la guêpe

fouisseuse, qui pour que ses petits après sa mort aient de la

viande fraîche à manger, appelle l’anatomie au secours de sa

cruauté et, ayant capturé des charançons et des araignées,

leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux le

centre nerveux d’où dépend le mouvement des pattes, mais

non les autres fonctions de la vie, de façon que l’insecte pa-

ralysé près duquel elle dépose ses œufs, fournisse aux larves

quand elles écloront un gibier docile, inoffensif, incapable de

fuite ou de résistance, mais nullement faisandé, Françoise

trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la mai-

son intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si

impitoyables que, bien des années plus tard, nous apprîmes

que si cet été-là nous avions mangé presque tous les jours

des asperges, c’était parce que leur odeur donnait à la

pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises

d’asthme d’une telle violence qu’elle fut obligée de finir par

s’en aller.

Hélas ! nous devions définitivement changer d’opinion

sur Legrandin. Un des dimanches qui suivit la rencontre sur

le Pont-Vieux après laquelle mon père avait dû confesser son

erreur, comme la messe finissait et qu’avec le soleil et le

bruit du dehors quelque chose de si peu sacré entrait dans

l’église que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les personnes

qui tout à l’heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient

restées les yeux absorbés dans leur prière et que j’aurais

même pu croire ne m’avoir pas vu entrer si, en même temps,

leurs pieds n’avaient repoussé légèrement le petit banc qui

m’empêchait de gagner ma chaise) commençaient à s’entre-

tenir avec nous à haute voix de sujets tout temporels comme

si nous étions déjà sur la place, nous vîmes sur le seuil brû-

– 157 –

lant du porche, dominant le tumulte bariolé du marché, Le-

grandin, que le mari de cette dame avec qui nous l’avions

dernièrement rencontré, était en train de présenter à la

femme d’un autre gros propriétaire terrien des environs. La

figure de Legrandin exprimait une animation, un zèle ex-

traordinaires ; il fit un profond salut avec un renversement

secondaire en arrière, qui ramena brusquement son dos au-

delà de la position de départ et qu’avait dû lui apprendre le

mari de sa sœur, Mme de Cambremer. Ce redressement ra-

pide fit refluer en une sorte d’onde fougueuse et musclée la

croupe de Legrandin que je ne supposais pas si charnue ; et

je ne sais pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot

tout charnel, sans expression de spiritualité et qu’un empres-

sement plein de bassesse fouettait en tempête, éveillèrent

tout d’un coup dans mon esprit la possibilité d’un Legrandin

tout différent de celui que nous connaissions. Cette dame le

pria de dire quelque chose à son cocher, et tandis qu’il allait

jusqu’à la voiture, l’empreinte de joie timide et dévouée que

la présentation avait marquée sur son visage y persistait en-

core. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait, puis il revint

vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite

qu’il n’en avait l’habitude, ses deux épaules oscillaient de

droite et de gauche ridiculement, et il avait l’air tant il s’y

abandonnait entièrement en n’ayant plus souci du reste,

d’être le jouet inerte et mécanique du bonheur. Cependant,

nous sortions du porche, nous allions passer à côté de lui, il

était trop bien élevé pour détourner la tête, mais il fixa de

son regard soudain chargé d’une rêverie profonde un point si

éloigné de l’horizon qu’il ne put nous voir et n’eut pas à nous

saluer. Son visage restait ingénu au-dessus d’un veston

souple et droit qui avait l’air de se sentir fourvoyé malgré lui

au milieu d’un luxe détesté. Et une lavallière à pois qu’agitait

le vent de la Place continuait à flotter sur Legrandin comme

– 158 –

l’étendard de son fier isolement et de sa noble indépendance.

Au moment où nous arrivions à la maison, maman s’aperçut

qu’on avait oublié le saint-honoré et demanda à mon père de

retourner avec moi sur nos pas dire qu’on l’apportât tout de

suite. Nous croisâmes près de l’église Legrandin qui venait

en sens inverse conduisant la même dame à sa voiture. Il

passa contre nous, ne s’interrompit pas de parler à sa voisine

et nous fit du coin de son œil bleu un petit signe en quelque

sorte intérieur aux paupières et qui, n’intéressant pas les

muscles de son visage, put passer parfaitement inaperçu de

son interlocutrice ; mais, cherchant à compenser par l’inten-

sité du sentiment le champ un peu étroit où il en circonscri-

vait l’expression, dans ce coin d’azur qui nous était affecté il

fit pétiller tout l’entrain de la bonne grâce qui dépassa l’en-

jouement, frisa la malice ; il subtilisa les finesses de l’ama-

bilité jusqu’aux clignements de la connivence, aux demi-

mots, aux sous-entendus, aux mystères de la complicité ; et

finalement exalta les assurances d’amitié jusqu’aux protesta-

tions de tendresse, jusqu’à la déclaration d’amour, illuminant

alors pour nous seuls d’une langueur secrète et invisible à la

châtelaine, une prunelle énamourée dans un visage de glace.

Il avait précisément demandé la veille à mes parents de

m’envoyer dîner ce soir-là avec lui : « Venez tenir compagnie

à votre vieil ami, m’avait-il dit. Comme le bouquet qu’un

voyageur nous envoie d’un pays où nous ne retournerons

plus, faites-moi respirer du lointain de votre adolescence ces

fleurs des printemps que j’ai traversés moi aussi il y a bien

des années. Venez avec la primevère, la barbe de chanoine,

le bassin d’or, venez avec le sédum dont est fait le bouquet

de dilection de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la

Résurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins

qui commence à embaumer dans les allées de votre grand-

tante quand ne sont pas encore fondues les dernières boules

– 159 –

de neige des giboulées de Pâques. Venez avec la glorieuse

vêture de soie du lis digne de Salomon, et l’émail poly-

chrome des pensées, mais venez surtout avec la brise fraîche

encore des dernières gelées et qui va entrouvrir, pour les

deux papillons qui depuis ce matin attendent à la porte, la

première rose de Jérusalem. »

On se demandait à la maison si on devait m’envoyer

tout de même dîner avec M. Legrandin. Mais ma grand-mère

refusa de croire qu’il eût été impoli. « Vous reconnaissez

vous-même qu’il vient là avec sa tenue toute simple qui n’est

guère celle d’un mondain. » Elle déclarait qu’en tous cas, et à

tout mettre au pis, s’il l’avait été, mieux valait ne pas avoir

l’air de s’en être aperçu. À vrai dire mon père lui-même, qui

était pourtant le plus irrité contre l’attitude qu’avait eue Le-

grandin, gardait peut-être un dernier doute sur le sens qu’elle

comportait. Elle était comme toute attitude ou action où se

révèle le caractère profond et caché de quelqu’un : elle ne se

relie pas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas la

faire confirmer par le témoignage du coupable qui n’avouera

pas ; nous en sommes réduits à celui de nos sens dont nous

nous demandons, devant ce souvenir isolé et incohérent, s’ils

n’ont pas été le jouet d’une illusion ; de sorte que de telles at-

titudes, les seules qui aient de l’importance, nous laissent

souvent quelques doutes.

Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse ; il faisait clair de

lune : « Il y a une jolie qualité de silence, n’est-ce pas, me

dit-il ; aux cœurs blessés comme l’est le mien, un romancier

que vous lirez plus tard prétend que conviennent seulement

l’ombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant, il vient

dans la vie une heure dont vous êtes bien loin encore où les

yeux las ne tolèrent plus qu’une lumière, celle qu’une belle

nuit comme celle-ci prépare et distille avec l’obscurité, où les

– 160 –

oreilles ne peuvent plus écouter de musique que celle que

joue le clair de lune sur la flûte du silence. » J’écoutais les

paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si

agréables ; mais troublé par le souvenir d’une femme que

j’avais aperçue dernièrement pour la première fois, et pen-

sant, maintenant que je savais que Legrandin était lié avec

plusieurs personnalités aristocratiques des environs, que

peut-être il connaissait celle-ci, prenant mon courage, je lui

dis : « Est-ce que vous connaissez, Monsieur, la… les châte-

laines de Guermantes ? », heureux aussi en prononçant ce

nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul fait

de le tirer de mon rêve et de lui donner une existence objec-

tive et sonore.

Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux

bleus de notre ami se ficher une petite encoche brune

comme s’ils venaient d’être percés par une pointe invisible,

tandis que le reste de la prunelle réagissait en sécrétant des

flots d’azur. Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. Et sa

bouche marquée d’un pli amer se ressaisissant plus vite sou-

rit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui d’un

beau martyr dont le corps est hérissé de flèches : « Non, je

ne les connais pas », dit-il, mais au lieu de donner à un ren-

seignement aussi simple, à une réponse aussi peu surpre-

nante le ton naturel et courant qui convenait, il le débita en

appuyant sur les mots, en s’inclinant, en saluant de la tête, à

la fois avec l’insistance qu’on apporte, pour être cru, à une

affirmation invraisemblable – comme si ce fait qu’il ne con-

nût pas les Guermantes ne pouvait être l’effet que d’un ha-

sard singulier – et aussi avec l’emphase de quelqu’un qui, ne

pouvant pas taire une situation qui lui est pénible, préfère la

proclamer pour donner aux autres l’idée que l’aveu qu’il fait

ne lui cause aucun embarras, est facile, agréable, spontané,

que la situation elle-même – l’absence de relations avec les

– 161 –

Guermantes – pourrait bien avoir été non pas subie, mais

voulue par lui, résulter de quelque tradition de famille, prin-

cipe de morale ou vœu mystique lui interdisant nommément

la fréquentation des Guermantes. « Non, reprit-il, expliquant

par ses paroles sa propre intonation, non, je ne les connais

pas, je n’ai jamais voulu, j’ai toujours tenu à sauvegarder ma

pleine indépendance ; au fond je suis une tête jacobine, vous

le savez. Beaucoup de gens sont venus à la rescousse, on me

disait que j’avais tort de ne pas aller à Guermantes, que je

me donnais l’air d’un malotru, d’un vieil ours. Mais voilà une

réputation qui n’est pas pour m’effrayer, elle est si vraie ! Au

fond, je n’aime plus au monde que quelques églises, deux ou

trois livres, à peine davantage de tableaux, et le clair de lune

quand la brise de votre jeunesse apporte jusqu’à moi l’odeur

des parterres que mes vieilles prunelles ne distinguent plus. »

Je ne comprenais pas bien que pour ne pas aller chez des

gens qu’on ne connaît pas, il fût nécessaire de tenir à son in-

dépendance, et en quoi cela pouvait vous donner l’air d’un

sauvage ou d’un ours. Mais ce que je comprenais c’est que

Legrandin n’était pas tout à fait véridique quand il disait

n’aimer que les églises, le clair de lune et la jeunesse ; il ai-

mait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris de-

vant eux d’une si grande peur de leur déplaire qu’il n’osait

pas leur laisser voir qu’il avait pour amis des bourgeois, des

fils de notaires ou d’agents de change, préférant, si la vérité

devait se découvrir, que ce fût en son absence, loin de lui et

« par défaut » ; il était snob. Sans doute il ne disait jamais

rien de tout cela dans le langage que mes parents et moi-

même nous aimions tant. Et si je demandais : « Connaissez-

vous les Guermantes ? », Legrandin le causeur répondait :

« Non, je n’ai jamais voulu les connaître. » Malheureusement

il ne le répondait qu’en second, car un autre Legrandin qu’il

cachait soigneusement au fond de lui, qu’il ne montrait pas,

– 162 –

parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre, sur son sno-

bisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin

avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de

la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par

les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un

instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du sno-

bisme : « Hélas ! que vous me faites mal, non, je ne connais

pas les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma

vie. » Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce Legrandin

maître chanteur, s’il n’avait pas le joli langage de l’autre,

avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu’on

appelle « réflexes », quand Legrandin le causeur voulait lui

imposer silence, l’autre avait déjà parlé et notre ami avait

beau se désoler de la mauvaise impression que les révéla-

tions de son alter ego avaient dû produire, il ne pouvait

qu’entreprendre de la pallier.

Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût

pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait

pas savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous

ne connaissons jamais que les passions des autres, et que ce

que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que

nous avons pu l’apprendre. Sur nous, elles n’agissent que

d’une façon seconde, par l’imagination qui substitue aux

premiers mobiles, des mobiles de relais qui sont plus dé-

cents. Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait

d’aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination

de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme

parée de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la

duchesse, s’estimant de céder à cet attrait de l’esprit et de la

vertu qu’ignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaient

qu’il en était un ; car grâce à l’incapacité où ils étaient de

comprendre le travail intermédiaire de son imagination, ils

– 163 –

voyaient en face l’une de l’autre l’activité mondaine de Le-

grandin et sa cause première.

Maintenant, à la maison, on n’avait plus aucune illusion

sur M. Legrandin et nos relations avec lui s’étaient fort espa-

cées. Maman s’amusait infiniment chaque fois qu’elle prenait

Legrandin en flagrant délit du péché qu’il n’avouait pas, qu’il

continuait à appeler le péché sans rémission, le snobisme.

Mon père, lui, avait de la peine à prendre les dédains de Le-

grandin avec tant de détachement et de gaieté ; et quand on

pensa une année à m’envoyer passer les grandes vacances à

Balbec avec ma grand-mère, il dit : « Il faut absolument que

j’annonce à Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s’il

vous offrira de vous mettre en rapport avec sa sœur. Il ne

doit pas se souvenir nous avoir dit qu’elle demeurait à deux

kilomètres de là. » Ma grand-mère qui trouvait qu’aux bains

de mer il faut être du matin au soir sur la plage à humer le sel

et qu’on n’y doit connaître personne, parce que les visites,

les promenades sont autant de pris sur l’air marin, deman-

dait au contraire qu’on ne parlât pas de nos projets à Le-

grandin, voyant déjà sa sœur, Mme de Cambremer, débar-

quant à l’hôtel au moment où nous serions sur le point

d’aller à la pêche et nous forçant à rester enfermés pour la

recevoir. Mais maman riait de ses craintes, pensant à part

elle que le danger n’était pas si menaçant, que Legrandin ne

serait pas si pressé de nous mettre en relations avec sa sœur.

Or, sans qu’on eût besoin de lui parler de Balbec, ce fut lui-

même, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions

jamais l’intention d’aller de ce côté, vint se mettre dans le

piège un soir où nous le rencontrâmes au bord de la Vi-

vonne.

« Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus

bien beaux, n’est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père,

– 164 –

un bleu surtout plus floral qu’aérien, un bleu de cinéraire, qui

surprend dans le ciel. Et ce petit nuage rose n’a-t-il pas aussi

un teint de fleur, d’œillet ou d’hydrangea ? Il n’y a guère que

dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que j’ai pu

faire de plus riches observations sur cette sorte de règne vé-

gétal de l’atmosphère. Là-bas près de Balbec, près de ces

lieux si sauvages, il y a une petite baie d’une douceur char-

mante où le coucher de soleil du pays d’Auge, le coucher de

soleil rouge et or que je suis loin de dédaigner, d’ailleurs, est

sans caractère, insignifiant ; mais dans cette atmosphère

humide et douce s’épanouissent le soir en quelques instants

de ces bouquets célestes, bleus et roses, qui sont incompa-

rables et qui mettent souvent des heures à se faner. D’autres

s’effeuillent tout de suite et c’est alors plus beau encore de

voir le ciel entier que jonche la dispersion d’innombrables

pétales soufrés ou roses. Dans cette baie, dite d’opale, les

plages d’or semblent plus douces encore pour être attachées

comme de blondes Andromèdes à ces terribles rochers des

côtes voisines, à ce rivage funèbre, fameux par tant de nau-

frages, où tous les hivers bien des barques trépassent au péril

de la mer. Balbec ! la plus antique ossature géologique de

notre sol, vraiment Ar-mor, la Mer, la fin de la terre, la ré-

gion maudite qu’Anatole France – un enchanteur que devrait

lire notre petit ami – a si bien peinte, sous ses brouillards

éternels, comme le véritable pays des Cimmériens, dans

l’Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des hôtels se construi-

sent, superposés au sol antique et charmant qu’ils n’altèrent

pas, quel délice d’excursionner à deux pas dans ces régions

primitives et si belles.

— Ah ! est-ce que vous connaissez quelqu’un à Balbec ?

dit mon père. Justement ce petit-là doit y aller passer deux

mois avec sa grand-mère et peut-être avec ma femme. »

– 165 –

Legrandin pris au dépourvu par cette question à un mo-

ment où ses yeux étaient fixés sur mon père, ne put les dé-

tourner, mais les attachant de seconde en seconde avec plus

d’intensité – et tout en souriant tristement – sur les yeux de

son interlocuteur, avec un air d’amitié et de franchise et de

ne pas craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir tra-

versé la figure comme si elle fût devenue transparente, et

voir en ce moment bien au-delà derrière elle un nuage vive-

ment coloré qui lui créait un alibi mental et qui lui permet-

trait d’établir qu’au moment où on lui avait demandé s’il

connaissait quelqu’un à Balbec, il pensait à autre chose et

n’avait pas entendu la question. Habituellement de tels re-

gards font dire à l’interlocuteur : « À quoi pensez-vous

donc ? » Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit :

« Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous

connaissez si bien Balbec ? »

Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de

Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de vague, de

sincérité et de distraction, mais, pensant sans doute qu’il n’y

avait plus qu’à répondre, il nous dit :

« J’ai des amis partout où il y a des troupes d’arbres

blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour im-

plorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel in-

clément qui n’a pas pitié d’eux.

— Ce n’est pas cela que je voulais dire », interrompit

mon père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable

que le ciel. « Je demandais pour le cas où il arriverait

n’importe quoi à ma belle-mère et où elle aurait besoin de ne

pas se sentir là-bas en pays perdu, si vous y connaissez du

monde ?

– 166 –

— Là comme partout, je connais tout le monde et je ne

connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait pas

si vite ; beaucoup les choses et fort peu les personnes. Mais

les choses elles-mêmes y semblent des personnes, des per-

sonnes rares, d’une essence délicate et que la vie aurait dé-

çues. Parfois c’est un castel que vous rencontrez sur la fa-

laise, au bord du chemin où il s’est arrêté pour confronter

son chagrin au soir encore rose où monte la lune d’or et dont

les barques qui rentrent en striant l’eau diaprée hissent à

leurs mâts la flamme et portent les couleurs ; parfois c’est

une simple maison solitaire, plutôt laide, l’air timide mais

romanesque, qui cache à tous les yeux quelque secret impé-

rissable de bonheur et de désenchantement. Ce pays sans

vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce

pays de pure fiction est d’une mauvaise lecture pour un en-

fant, et ce n’est certes pas lui que je choisirais et recomman-

derais pour mon petit ami déjà si enclin à la tristesse, pour

son cœur prédisposé. Les climats de confidence amoureuse

et de regret inutile peuvent convenir au vieux désabusé que

je suis, ils sont toujours malsains pour un tempérament qui

n’est pas formé. Croyez-moi, reprit-il avec insistance, les

eaux de cette baie, déjà à moitié bretonne, peuvent exercer

une action sédative, d’ailleurs discutable, sur un cœur qui

n’est plus intact comme le mien, sur un cœur dont la lésion

n’est plus compensée. Elles sont contre-indiquées à votre

âge, petit garçon. Bonne nuit, voisins », ajouta-t-il en nous

quittant avec cette brusquerie évasive dont il avait l’habitude

et, se retournant vers nous avec un doigt levé de docteur, il

résuma sa consultation : « Pas de Balbec avant cinquante ans

et encore cela dépend de l’état du cœur », nous cria-t-il.

Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures,

le tortura de questions, ce fut peine inutile : comme cet es-

croc érudit qui employait à fabriquer de faux palimpsestes un

– 167 –

labeur et une science dont la centième partie eût suffi à lui

assurer une situation plus lucrative, mais honorable,

M. Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait fini par

édifier toute une éthique de paysage et une géographie cé-

leste de la basse Normandie, plutôt que de nous avouer qu’à

deux kilomètres de Balbec habitait sa propre sœur, et d’être

obligé à nous offrir une lettre d’introduction qui n’eût pas été

pour lui un tel sujet d’effroi s’il avait été absolument certain

– comme il aurait dû l’être en effet avec l’expérience qu’il

avait du caractère de ma grand-mère – que nous n’en aurions

pas profité.

Nous rentrions toujours de bonne heure de nos prome-

nades pour pouvoir faire une visite à ma tante Léonie avant

le dîner. Au commencement de la saison, où le jour finit tôt,

quand nous arrivions rue du Saint-Esprit, il y avait encore un

reflet du couchant sur les vitres de la maison et un bandeau

de pourpre au fond des bois du Calvaire, qui se reflétait plus

loin dans l’étang, rougeur qui, accompagnée souvent d’un

froid assez vif, s’associait, dans mon esprit, à la rougeur du

feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait succéder

pour moi au plaisir poétique donné par la promenade, le

plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans

l’été au contraire, quand nous rentrions, le soleil ne se cou-

chait pas encore ; et pendant la visite que nous faisions chez

ma tante Léonie, sa lumière qui s’abaissait et touchait la fe-

nêtre était arrêtée entre les grands rideaux et les embrasses,

divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant de petits morceaux

d’or le bois de citronnier de la commode, illuminait oblique-

ment la chambre avec la délicatesse qu’elle prend dans les

sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous ren-

trions, il y avait bien longtemps que la commode avait perdu

– 168 –

ses incrustations momentanées, il n’y avait plus quand nous

arrivions rue du Saint-Esprit nul reflet de couchant étendu

sur les vitres et l’étang au pied du calvaire avait perdu sa

rougeur, quelquefois il était déjà couleur d’opale et un long

rayon de lune qui allait en s’élargissant et se fendillait de

toutes les rides de l’eau le traversait tout entier. Alors, en ar-

rivant près de la maison, nous apercevions une forme sur le

pas de la porte et maman me disait :

« Mon Dieu ! voilà Françoise qui nous guette, ta tante

est inquiète ; aussi nous rentrons trop tard. »

Et sans avoir pris le temps d’enlever nos affaires, nous

montions vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et lui

montrer que, contrairement à ce qu’elle imaginait déjà, il ne

nous était rien arrivé, mais que nous étions allés « du côté de

Guermantes » et, dame, quand on faisait cette promenade-là,

ma tante savait pourtant bien qu’on ne pouvait jamais être

sûr de l’heure à laquelle on serait rentré.

« Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais,

qu’ils seraient allés du côté de Guermantes ! Mon Dieu ! ils

doivent avoir une faim ! Et votre gigot qui doit être tout des-

séché après ce qu’il a attendu. Aussi est-ce une heure pour

rentrer ! Comment, vous êtes allés du côté de Guermantes !

— Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait ma-

man. Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par la

petite porte du potager. »

Car il y avait autour de Combray deux « côtés » pour les

promenades, et si opposés qu’on ne sortait pas en effet de

chez nous par la même porte, quand on voulait aller d’un cô-

té ou de l’autre : le côté de Méséglise-la-Vineuse, qu’on ap-

pelait aussi le côté de chez Swann parce qu’on passait de-

– 169 –

vant la propriété de M. Swann pour aller par là, et le côté de

Guermantes. De Méséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n’ai ja-

mais connu que le « côté » et des gens étrangers qui venaient

le dimanche se promener à Combray, des gens que, cette

fois, ma tante elle-même et nous tous ne « connaissions

point » et qu’à ce signe on tenait pour « des gens qui seront

venus de Méséglise ». Quant à Guermantes je devais un jour

en connaître davantage, mais bien plus tard seulement ; et

pendant toute mon adolescence, si Méséglise était pour moi

quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la

vue, si loin qu’on allât, par les plis d’un terrain qui ne res-

semblait déjà plus à celui de Combray, Guermantes lui ne

m’est apparu que comme le terme plutôt idéal que réel de

son propre « côté », une sorte d’expression géographique

abstraite comme la ligne de l’équateur, comme le pôle,

comme l’orient. Alors, « prendre par Guermantes » pour aller

à Méséglise, ou le contraire, m’eût semblé une expression

aussi dénuée de sens que prendre par l’est pour aller à

l’ouest. Comme mon père parlait toujours du côté de Mé-

séglise comme de la plus belle vue de la plaine qu’il connût

et du côté de Guermantes comme du type de paysage de ri-

vière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux

entités, cette cohésion, cette unité qui n’appartiennent

qu’aux créations de notre esprit ; la moindre parcelle de cha-

cun d’eux me semblait précieuse et manifester leur excel-

lence particulière, tandis qu’à côté d’eux, avant qu’on fût ar-

rivé sur le sol sacré de l’un ou de l’autre, les chemins pure-

ment matériels au milieu desquels ils étaient posés comme

l’idéal de la vue de plaine et l’idéal du paysage de rivière, ne

valaient pas plus la peine d’être regardés que par le specta-

teur épris d’art dramatique les petites rues qui avoisinent un

théâtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs

distances kilométriques la distance qu’il y avait entre les

– 170 –

deux parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces

distances dans l’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui sépa-

rent et mettent dans un autre plan. Et cette démarcation était

rendue plus absolue encore parce que cette habitude que

nous avions de n’aller jamais vers les deux côtés un même

jour, dans une seule promenade, mais une fois du côté de

Méséglise, une fois du côté de Guermantes, les enfermait

pour ainsi dire loin l’un de l’autre, inconnaissables l’un à

l’autre, dans les vases clos et sans communication entre eux,

d’après-midi différents.

Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait

(pas trop tôt et même si le ciel était couvert, parce que la

promenade n’était pas bien longue et n’entraînait pas trop)

comme pour aller n’importe où, par la grande porte de la

maison de ma tante sur la rue du Saint-Esprit. On était salué

par l’armurier, on jetait ses lettres à la boîte, on disait en

passant à Théodore, de la part de Françoise, qu’elle n’avait

plus d’huile ou de café, et l’on sortait de la ville par le che-

min qui passait le long de la barrière blanche du parc de

M. Swann. Avant d’y arriver, nous rencontrions, venue au-

devant des étrangers, l’odeur de ses lilas. Eux-mêmes,

d’entre les petits cœurs verts et frais de leurs feuilles, le-

vaient curieusement au-dessus de la barrière du parc, leurs

panaches de plumes mauves ou blanches que lustrait, même

à l’ombre, le soleil où elles avaient baigné. Quelques-uns, à

demi cachés par la petite maison en tuiles appelée maison

des Archers, où logeait le gardien, dépassaient son pignon

gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps

eussent semblé vulgaires, auprès de ces jeunes houris qui

gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des mi-

niatures de la Perse. Malgré mon désir d’enlacer leur taille

– 171 –

souple et d’attirer à moi les boucles étoilées de leur tête odo-

rante, nous passions sans nous arrêter, mes parents n’allant

plus à Tansonville depuis le mariage de Swann, et, pour ne

pas avoir l’air de regarder dans le parc, au lieu de prendre le

chemin qui longe sa clôture et qui monte directement aux

champs, nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais

obliquement, et nous faisait déboucher trop loin. Un jour,

mon grand-père dit à mon père :

« Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que comme

sa femme et sa fille partaient pour Reims, il en profiterait

pour aller passer vingt-quatre heures à Paris ? Nous pour-

rions longer le parc, puisque ces dames ne sont pas là, cela

nous abrégerait d’autant. »

Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le

temps des lilas approchait de sa fin ; quelques-uns effusaient

encore en hauts lustres mauves les bulles délicates de leurs

fleurs, mais dans bien des parties du feuillage où déferlait, il

y avait seulement une semaine, leur mousse embaumée, se

flétrissait, diminuée et noircie, une écume creuse, sèche et

sans parfum. Mon grand-père montrait à mon père en quoi

l’aspect des lieux était resté le même, et en quoi il avait

changé, depuis la promenade qu’il avait faite avec M. Swann

le jour de la mort de sa femme, et il saisit cette occasion

pour raconter cette promenade une fois de plus.

Devant nous, une allée bordée de capucines montait en

plein soleil vers le château. À droite, au contraire, le parc

s’étendait en terrain plat. Obscurcie par l’ombre des grands

arbres qui l’entouraient, une pièce d’eau avait été creusée

par les parents de Swann ; mais dans ses créations les plus

factices, c’est sur la nature que l’homme travaille ; certains

lieux font toujours régner autour d’eux leur empire particu-

– 172 –

lier, arborent leurs insignes immémoriaux au milieu d’un

parc comme ils auraient fait loin de toute intervention hu-

maine, dans une solitude qui revient partout les entourer,

surgie des nécessités de leur exposition et superposée à

l’œuvre humaine. C’est ainsi qu’au pied de l’allée qui domi-

nait l’étang artificiel, s’était composée sur deux rangs, tres-

sés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne na-

turelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des

eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un

abandon royal, étendait sur l’eupatoire et la grenouillette au

pied mouillé, les fleurs de lis en lambeaux, violettes et

jaunes, de son sceptre lacustre.

Le départ de Mlle Swann qui – en m’ôtant la chance ter-

rible de la voir apparaître dans une allée, d’être connu et

méprisé par la petite fille privilégiée qui avait Bergotte pour

ami et allait avec lui visiter des cathédrales – me rendait la

contemplation de Tansonville indifférente la première fois où

elle m’était permise, semblait au contraire ajouter à cette

propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père, des

commodités, un agrément passager, et, comme fait, pour une

excursion en pays de montagnes, l’absence de tout nuage,

rendre cette journée exceptionnellement propice à une pro-

menade de ce côté ; j’aurais voulu que leurs calculs fussent

déjoués, qu’un miracle fît apparaître Mlle Swann avec son

père, si près de nous, que nous n’aurions pas le temps de

l’éviter et serions obligés de faire sa connaissance. Aussi,

quand tout d’un coup, j’aperçus sur l’herbe, comme un signe

de sa présence possible, un couffin oublié à côté d’une ligne

dont le bouchon flottait sur l’eau, je m’empressai de détour-

ner d’un autre côté, les regards de mon père et de mon

grand-père. D’ailleurs Swann nous ayant dit que c’était mal à

lui de s’absenter, car il avait pour le moment de la famille à

demeure, la ligne pouvait appartenir à quelque invité. On

– 173 –

n’entendait aucun bruit de pas dans les allées. Divisant la

hauteur d’un arbre incertain, un invisible oiseau s’ingéniant à

faire trouver la journée courte, explorait d’une note prolon-

gée, la solitude environnante, mais il recevait d’elle une ré-

plique si unanime, un choc en retour si redoublé de silence et

d’immobilité qu’on aurait dit qu’il venait d’arrêter pour tou-

jours l’instant qu’il avait cherché à faire passer plus vite. La

lumière tombait si implacable du ciel devenu fixe que l’on

aurait voulu se soustraire à son attention, et l’eau dormante

elle-même, dont des insectes irritaient perpétuellement le

sommeil, rêvant sans doute de quelque Maelstrom imagi-

naire, augmentait le trouble où m’avait jeté la vue du flotteur

de liège en semblant l’entraîner à toute vitesse sur les éten-

dues silencieuses du ciel reflété ; presque vertical il paraissait

prêt à plonger et déjà je me demandais si, sans tenir compte

du désir et de la crainte que j’avais de la connaître, je n’avais

pas le devoir de faire prévenir Mlle Swann que le poisson

mordait – quand il me fallut rejoindre en courant mon père et

mon grand-père qui m’appelaient, étonnés que je ne les

eusse pas suivis dans le petit chemin qui monte vers les

champs et où ils s’étaient engagés. Je le trouvai tout bour-

donnant de l’odeur des aubépines. La haie formait comme

une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de

leurs fleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d’elles, le

soleil posait à terre un quadrillage de clarté, comme s’il ve-

nait de traverser une verrière ; leur parfum s’étendait aussi

onctueux, aussi délimité en sa forme que si j’eusse été de-

vant l’autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient

chacune d’un air distrait son étincelant bouquet d’étamines,

fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme

celles qui à l’église ajouraient la rampe du jubé ou les me-

neaux du vitrail et qui s’épanouissaient en blanche chair de

fleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparai-

– 174 –

son sembleraient les églantines qui, dans quelques semaines,

monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin rus-

tique, en la soie unie de leur corsage rougissant qu’un souffle

défait.

Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer,

à porter devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en

faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à

m’unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là, avec une al-

légresse juvénile et à des intervalles inattendus comme cer-

tains intervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment le

même charme avec une profusion inépuisable, mais sans me

le laisser approfondir davantage, comme ces mélodies qu’on

rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur

secret. Je me détournais d’elles un moment, pour les aborder

ensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque

sur le talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers

les champs, quelque coquelicot perdu, quelques bluets restés

paresseusement en arrière, qui le décoraient çà et là de leurs

fleurs comme la bordure d’une tapisserie où apparaît clair-

semé le motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares

encore, espacés comme les maisons isolées qui annoncent

déjà l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense

étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et

la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et

faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa

bouée graisseuse et noire, me faisait battre le cœur, comme

au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première

barque échouée que répare un calfat, et s’écrie, avant de

l’avoir encore vue : « La Mer ! »

Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces

chefs-d’œuvre dont on croit qu’on saura mieux les voir

quand on a cessé un moment de les regarder, mais j’avais

– 175 –

beau me faire un écran de mes mains pour n’avoir qu’elles

sous les yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en moi restait

obscur et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir ad-

hérer à leurs fleurs. Elles ne m’aidaient pas à l’éclaircir, et je

ne pouvais demander à d’autres fleurs de le satisfaire. Alors

me donnant cette joie que nous éprouvons quand nous

voyons de notre peintre préféré une œuvre qui diffère de

celles que nous connaissions, ou bien si l’on nous mène de-

vant un tableau dont nous n’avions vu jusque-là qu’une es-

quisse au crayon, si un morceau entendu seulement au piano

nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l’orchestre,

mon grand-père m’appelant et me désignant la haie de Tan-

sonville, me dit : « Toi qui aimes les aubépines, regarde un

peu cette épine rose ; est-elle jolie ! » En effet c’était une

épine, mais rose, plus belle encore que les blanches. Elle

aussi avait une parure de fête – de ces seules vraies fêtes que

sont les fêtes religieuses, puisqu’un caprice contingent ne les

applique pas comme les fêtes mondaines à un jour quel-

conque qui ne leur est pas spécialement destiné, qui n’a rien

d’essentiellement férié – mais une parure plus riche encore,

car les fleurs attachées sur la branche, les unes au-dessus des

autres, de manière à ne laisser aucune place qui ne fût déco-

rée, comme des pompons qui enguirlandent une houlette ro-

coco, étaient « en couleur », par conséquent d’une qualité

supérieure selon l’esthétique de Combray, si l’on en jugeait

par l’échelle des prix dans le « magasin » de la Place, ou chez

Camus où étaient plus chers ceux des biscuits qui étaient

roses. Moi-même j’appréciais plus le fromage à la crème

rose, celui où l’on m’avait permis d’écraser des fraises. Et

justement ces fleurs avaient choisi une de ces teintes de

chose mangeable, ou de tendre embellissement à une toilette

pour une grande fête, qui, parce qu’elles leur présentent la

raison de leur supériorité, sont celles qui semblent belles

– 176 –

avec le plus d’évidence aux yeux des enfants, et à cause de

cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et

de plus naturel que les autres teintes, même lorsqu’ils ont

compris qu’elles ne promettaient rien à leur gourmandise et

n’avaient pas été choisies par la couturière. Et certes, je

l’avais tout de suite senti, comme devant les épines blanches

mais avec plus d’émerveillement, que ce n’était pas factice-

ment, par un artifice de fabrication humaine, qu’était traduite

l’intention de festivité dans les fleurs, mais que c’était la na-

ture qui, spontanément, l’avait exprimée avec la naïveté

d’une commerçante de village travaillant pour un reposoir,

en surchargeant l’arbuste de ces rosettes d’un ton trop

tendre et d’un pompadour provincial. Au haut des branches,

comme autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans des

papiers en dentelles, dont aux grandes fêtes on faisait rayon-

ner sur l’autel les minces fusées, pullulaient mille petits bou-

tons d’une teinte plus pâle qui, en s’entrouvrant, laissaient

voir, comme au fond d’une coupe de marbre rose, de rouges

sanguines et trahissaient plus encore que les fleurs, l’essence

particulière, irrésistible, de l’épine, qui, partout où elle bour-

geonnait, où elle allait fleurir, ne le pouvait qu’en rose. Inter-

calé dans la haie, mais aussi différent d’elle qu’une jeune fille

en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui reste-

ront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont il

semblait faire partie déjà, tel brillait en souriant dans sa

fraîche toilette rose, l’arbuste catholique et délicieux.

La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée

de jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des

giroflées ouvraient leur bourse fraîche, du rose odorant et

passé d’un cuir ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier

un long tuyau d’arrosage peint en vert, déroulant ses circuits,

dressait, aux points où il était percé, au-dessus des fleurs

dont il imbibait les parfums, l’éventail vertical et prismatique

– 177 –

de ses gouttelettes multicolores. Tout à coup, je m’arrêtai, je

ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision ne

s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des

perceptions plus profondes et dispose de notre être tout en-

tier. Une fillette d’un blond roux qui avait l’air de rentrer de

promenade et tenait à la main une bêche de jardinage, nous

regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux

noirs brillaient et comme je ne savais pas alors, ni ne l’ai ap-

pris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression

forte, comme je n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez « d’esprit

d’observation » pour dégager la notion de leur couleur, pen-

dant longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souve-

nir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui

d’un vif azur, puisqu’elle était blonde : de sorte que, peut-

être si elle n’avait pas eu des yeux aussi noirs – ce qui frap-

pait tant la première fois qu’on la voyait – je n’aurais pas été,

comme je le fus, plus particulièrement amoureux, en elle, de

ses yeux bleus.

Je la regardais, d’abord de ce regard qui n’est pas que le

porte-parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se penchent

tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait tou-

cher, capturer, emmener le corps qu’il regarde et l’âme avec

lui ; puis tant j’avais peur que d’une seconde à l’autre mon

grand-père et mon père, apercevant cette jeune fille, me fis-

sent éloigner en me disant de courir un peu devant eux, d’un

second regard, inconsciemment supplicateur, qui tâchait de

la forcer à faire attention à moi, à me connaître ! Elle jeta en

avant et de côté ses pupilles pour prendre connaissance de

mon grand-père et de mon père, et sans doute l’idée qu’elle

en rapporta fut celle que nous étions ridicules, car elle se dé-

tourna et d’un air indifférent et dédaigneux, se plaça de côté

pour épargner à son visage d’être dans leur champ visuel ; et

– 178 –

tandis que continuant à marcher et ne l’ayant pas aperçue,

ils m’avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de toute

leur longueur dans ma direction, sans expression particu-

lière, sans avoir l’air de me voir, mais avec une fixité et un

sourire dissimulé, que je ne pouvais interpréter d’après les

notions que l’on m’avait données sur la bonne éducation,

que comme une preuve d’outrageant mépris ; et sa main es-

quissait en même temps un geste indécent, auquel quand il

était adressé en public à une personne qu’on ne connaissait

pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi ne

donnait qu’un seul sens, celui d’une intention insolente.

« Allons, Gilberte, viens ; qu’est-ce que tu fais », cria

d’une voix perçante et autoritaire une dame en blanc que je

n’avais pas vue, et à quelque distance de laquelle un mon-

sieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas, fixait sur

moi des yeux qui lui sortaient de la tête ; et cessant brus-

quement de sourire, la jeune fille prit sa bêche et s’éloigna

sans se retourner de mon côté, d’un air docile, impénétrable

et sournois.

Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné

comme un talisman qui me permettrait peut-être de retrou-

ver un jour celle dont il venait de faire une personne et qui,

l’instant d’avant, n’était qu’une image incertaine. Ainsi pas-

sa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et

frais comme les gouttes de l’arrosoir vert ; imprégnant, iri-

sant la zone d’air pur qu’il avait traversée – et qu’il isolait –

du mystère de la vie de celle qu’il désignait pour les êtres

heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle ; déployant

sous l’épinier rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence

de leur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec

l’inconnu de sa vie où je n’entrerais pas.

– 179 –

Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon

grand-père murmurait : « Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui

font jouer : on le fait partir pour qu’elle reste seule avec son

Charlus, car c’est lui, je l’ai reconnu ! Et cette petite, mêlée à

toute cette infamie ! ») l’impression laissée en moi par le ton

despotique avec lequel la mère de Gilberte lui avait parlé

sans qu’elle répliquât, en me la montrant comme forcée

d’obéir à quelqu’un, comme n’étant pas supérieure à tout,

calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et di-

minua mon amour. Mais bien vite cet amour s’éleva de nou-

veau en moi comme une réaction par quoi mon cœur humilié

voulait se mettre de niveau avec Gilberte ou l’abaisser

jusqu’à lui. Je l’aimais, je regrettais de ne pas avoir eu le

temps et l’inspiration de l’offenser, de lui faire mal, et de la

forcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que

j’aurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en

haussant les épaules : « Comme je vous trouve laide, gro-

tesque, comme vous me répugnez ! » Cependant je m’éloi-

gnais, emportant pour toujours, comme premier type d’un

bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par des

lois naturelles impossibles à transgresser, l’image d’une pe-

tite fille rousse, à la peau semée de taches roses, qui tenait

une bêche et qui riait en laissant filer sur moi de longs re-

gards sournois et inexpressifs. Et déjà le charme dont son

nom avait encensé cette place sous les épines roses où il

avait été entendu ensemble par elle et par moi, allait gagner,

enduire, embaumer, tout ce qui l’approchait, ses grands-

parents que les miens avaient eu l’ineffable bonheur de con-

naître, la sublime profession d’agent de change, le doulou-

reux quartier des Champs-Élysées qu’elle habitait à Paris.

« Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu

t’avoir avec nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tanson-

ville. Si j’avais osé, je t’aurais coupé une branche de ces

– 180 –

épines roses que tu aimais tant. » Mon grand-père racontait

ainsi notre promenade à ma tante Léonie, soit pour la dis-

traire, soit qu’on n’eût pas perdu tout espoir d’arriver à la

faire sortir. Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriété,

et d’ailleurs les visites de Swann avaient été les dernières

qu’elle avait reçues, alors qu’elle fermait déjà sa porte à tout

le monde. Et de même que quand il venait maintenant pren-

dre de ses nouvelles (elle était la seule personne de chez

nous qu’il demandât encore à voir), elle lui faisait répondre

qu’elle était fatiguée, mais qu’elle le laisserait entrer la pro-

chaine fois, de même elle dit ce soir-là : « Oui, un jour qu’il

fera beau, j’irai en voiture jusqu’à la porte du parc. » C’est

sincèrement qu’elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et

Tansonville ; mais le désir qu’elle en avait suffisait à ce qui

lui restait de forces ; sa réalisation les eût excédées. Quel-

quefois le beau temps lui rendait un peu de vigueur, elle se

levait, s’habillait ; la fatigue commençait avant qu’elle fût

passée dans l’autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui

avait commencé pour elle – plus tôt seulement que cela

n’arrive d’habitude – c’est ce grand renoncement de la vieil-

lesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysa-

lide, et qu’on peut observer, à la fin des vies qui se prolon-

gent tard, même entre les anciens amants qui se sont le plus

aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels et

qui à partir d’une certaine année cessent de faire le voyage

ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et sa-

vent qu’ils ne communiqueront plus en ce monde. Ma tante

devait parfaitement savoir qu’elle ne reverrait pas Swann,

qu’elle ne quitterait plus jamais la maison, mais cette réclu-

sion définitive devait lui être rendue assez aisée pour la rai-

son même qui selon nous aurait dû la lui rendre plus doulou-

reuse : c’est que cette réclusion lui était imposée par la dimi-

nution qu’elle pouvait constater chaque jour dans ses forces,

– 181 –

et qui, en faisant de chaque action, de chaque mouvement,

une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle à l’inac-

tion, à l’isolement, au silence, la douceur réparatrice et bénie

du repos.

Ma tante n’alla pas voir la haie d’épines roses, mais à

tous moments je demandais à mes parents si elle n’irait pas,

si autrefois elle allait souvent à Tansonville, tâchant de les

faire parler des parents et grands-parents de Mlle Swann qui

me semblaient grands comme des Dieux. Ce nom, devenu

pour moi presque mythologique, de Swann, quand je causais

avec mes parents, je languissais du besoin de le leur en-

tendre dire, je n’osais pas le prononcer moi-même, mais je

les entraînais sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa

famille, qui la concernaient, où je ne me sentais pas exilé

trop loin d’elle ; et je contraignais tout d’un coup mon père,

en feignant de croire par exemple que la charge de mon

grand-père avait été déjà avant lui dans notre famille, ou que

la haie d’épines roses que voulait voir ma tante Léonie se

trouvait en terrain communal, à rectifier mon assertion, à me

dire, comme malgré moi, comme de lui-même : « Mais non,

cette charge-là était au père de Swann, cette haie fait partie

du parc de Swann. » Alors j’étais obligé de reprendre ma res-

piration, tant, en se posant sur la place où il était toujours

écrit en moi, pesait à m’étouffer ce nom qui, au moment où

je l’entendais, me paraissait plus plein que tout autre, parce

qu’il était lourd de toutes les fois où, d’avance, je l’avais

mentalement proféré. Il me causait un plaisir que j’étais con-

fus d’avoir osé réclamer à mes parents, car ce plaisir était si

grand qu’il avait dû exiger d’eux pour qu’ils me le procuras-

sent beaucoup de peine, et sans compensation, puisqu’il

n’était pas un plaisir pour eux. Aussi je détournais la conver-

sation par discrétion. Par scrupule aussi. Toutes les séduc-

tions singulières que je mettais dans ce nom de Swann, je les

– 182 –

retrouvais en lui dès qu’ils le prononçaient. Il me semblait

alors tout d’un coup que mes parents ne pouvaient pas ne

pas les ressentir, qu’ils se trouvaient placés à mon point de

vue, qu’ils apercevaient à leur tour, absolvaient, épousaient

mes rêves, et j’étais malheureux comme si je les avais vain-

cus et dépravés.

Cette année-là, quand, un peu plus tôt que d’habitude,

mes parents eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le matin du

départ, comme on m’avait fait friser pour être photographié,

coiffer avec précaution un chapeau que je n’avais encore ja-

mais mis et revêtir une douillette de velours, après m’avoir

cherché partout, ma mère me trouva en larmes dans le petit

raidillon, contigu à Tansonville, en train de dire adieu aux

aubépines, entourant de mes bras les branches piquantes, et,

comme une princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains

ornements, ingrat envers l’importune main qui en formant

tous ces nœuds avait pris soin sur mon front d’assembler

mes cheveux, foulant aux pieds mes papillotes arrachées et

mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pas touchée par mes

larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe dé-

foncée et de la douillette perdue. Je ne l’entendis pas : « Ô

mes pauvres petites aubépines, disais-je en pleurant, ce n’est

pas vous qui voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir.

Vous, vous ne m’avez jamais fait de peine ! Aussi je vous ai-

merai toujours. » Et, essuyant mes larmes, je leur promettais,

quand je serais grand, de ne pas imiter la vie insensée des

autres hommes et, même à Paris, les jours de printemps, au

lieu d’aller faire des visites et écouter des niaiseries, de partir

dans la campagne voir les premières aubépines.

Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant

tout le reste de la promenade qu’on faisait du côté de Mé-

séglise. Ils étaient perpétuellement parcourus, comme par un

– 183 –

chemineau invisible, par le vent qui était pour moi le génie

particulier de Combray. Chaque année, le jour de notre arri-

vée, pour sentir que j’étais bien à Combray, je montais le re-

trouver qui courait dans les sayons et me faisait courir à sa

suite. On avait toujours le vent à côté de soi du côté de Mé-

séglise, sur cette plaine bombée où pendant des lieues il ne

rencontre aucun accident de terrain. Je savais que

Mlle Swann allait souvent à Laon passer quelques jours et,

bien que ce fût à plusieurs lieues, la distance se trouvant

compensée par l’absence de tout obstacle, quand, par les

chauds après-midi, je voyais un même souffle, venu de l’ex-

trême horizon, abaisser les blés les plus éloignés, se propa-

ger comme un flot sur toute l’immense étendue et venir se

coucher, murmurant et tiède, parmi les sainfoins et les

trèfles, à mes pieds, cette plaine qui nous était commune à

tous deux semblait nous rapprocher, nous unir, je pensais

que ce souffle avait passé auprès d’elle, que c’était quelque

message d’elle qu’il me chuchotait sans que je pusse le com-

prendre, et je l’embrassais au passage. À gauche était un vil-

lage qui s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon le curé).

Sur la droite, on apercevait par-delà les blés, les deux clo-

chers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs, eux-

mêmes effilés, écailleux, imbriqués d’alvéoles, guillochés,

jaunissants et grumeleux, comme deux épis.

À intervalles symétriques, au milieu de l’inimitable or-

nementation de leurs feuilles qu’on ne peut confondre avec

la feuille d’aucun autre arbre fruitier, les pommiers ouvraient

leurs larges pétales de satin blanc ou suspendaient les ti-

mides bouquets de leurs rougissants boutons. C’est du côté

de Méséglise que j’ai remarqué pour la première fois l’ombre

ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillée, et aussi

ces soies d’or impalpable que le couchant tisse obliquement

– 184 –

sous les feuilles, et que je voyais mon père interrompre de sa

canne sans les faire jamais dévier.

Parfois dans le ciel de l’après-midi passait la lune

blanche comme une nuée, furtive, sans éclat, comme une ac-

trice dont ce n’est pas l’heure de jouer et qui, de la salle, en

toilette de ville, regarde un moment ses camarades, s’ef-

façant, ne voulant pas qu’on fasse attention à elle. J’aimais à

retrouver son image dans des tableaux et dans des livres,

mais ces œuvres d’art étaient bien différentes – du moins

pendant les premières années, avant que Bloch eût accoutu-

mé mes yeux et ma pensée à des harmonies plus subtiles –

de celles où la lune me paraîtrait belle aujourd’hui et où je ne

l’eusse pas reconnue alors. C’était, par exemple, quelque

roman de Saintine, un paysage de Gleyre où elle découpe

nettement sur le ciel une faucille d’argent, de ces œuvres

naïvement incomplètes comme étaient mes propres impres-

sions et que les sœurs de ma grand-mère s’indignaient de me

voir aimer. Elles pensaient qu’on doit mettre devant les en-

fants, et qu’ils font preuve de goût en aimant d’abord, les

œuvres que, parvenu à la maturité, on admire définiti-

vement. C’est sans doute qu’elles se figuraient les mérites es-

thétiques comme des objets matériels qu’un œil ouvert ne

peut faire autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin

d’en mûrir lentement des équivalents dans son propre cœur.

C’est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison si-

tuée au bord d’une grande mare et adossée à un talus buis-

sonneux que demeurait M. Vinteuil. Aussi croisait-on sou-

vent sur la route sa fille, conduisant un buggy à toute allure.

À partir d’une certaine année on ne la rencontra plus seule,

mais avec une amie plus âgée, qui avait mauvaise réputation

dans le pays et qui un jour s’installa définitivement à Mont-

jouvain. On disait : « Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit

– 185 –

aveuglé par la tendresse pour ne pas s’apercevoir de ce

qu’on raconte, et permettre à sa fille, lui qui se scandalise

d’une parole déplacée, de faire vivre sous son toit une femme

pareille. Il dit que c’est une femme supérieure, un grand

cœur et qu’elle aurait eu des dispositions extraordinaires

pour la musique si elle les avait cultivées. Il peut être sûr que

ce n’est pas de musique qu’elle s’occupe avec sa fille. »

M. Vinteuil le disait ; et il est en effet remarquable combien

une personne excite toujours d’admiration pour ses qualités

morales chez les parents de toute autre personne avec qui

elle a des relations charnelles. L’amour physique, si injuste-

ment décrié, force tellement tout être à manifester jusqu’aux

moindres parcelles qu’il possède de bonté, d’abandon de soi,

qu’elles resplendissent jusqu’aux yeux de l’entourage immé-

diat. Le docteur Percepied à qui sa grosse voix et ses gros

sourcils permettaient de tenir tant qu’il voulait le rôle de per-

fide dont il n’avait pas le physique, sans compromettre en

rien sa réputation inébranlable et imméritée de bourru bien-

faisant, savait faire rire aux larmes le curé et tout le monde

en disant d’un ton rude : « Hé bien ! il paraît qu’elle fait de la

musique avec son amie, Mlle Vinteuil. Ça a l’air de vous

étonner. Moi je sais pas. C’est le père Vinteuil qui m’a encore

dit ça hier. Après tout, elle a bien le droit d’aimer la musique,

c’te fille. Moi je ne suis pas pour contrarier les vocations ar-

tistiques des enfants, Vinteuil non plus à ce qu’il paraît. Et

puis lui aussi il fait de la musique avec l’amie de sa fille. Ah !

sapristi on en fait une musique dans c’te boîte-là. Mais

qu’est-ce que vous avez à rire ? mais ils font trop de musique

ces gens. L’autre jour j’ai rencontré le père Vinteuil près du

cimetière. Il ne tenait pas sur ses jambes. »

Pour ceux qui comme nous virent à cette époque

M. Vinteuil éviter les personnes qu’il connaissait, se détour-

ner quand il les apercevait, vieillir en quelques mois, s’ab-

– 186 –

sorber dans son chagrin, devenir incapable de tout effort qui

n’avait pas directement le bonheur de sa fille pour but, pas-

ser des journées entières devant la tombe de sa femme – il

eût été difficile de ne pas comprendre qu’il était en train de

mourir de chagrin, et de supposer qu’il ne se rendait pas

compte des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-être

même y ajoutait-il foi. Il n’est peut-être pas une personne, si

grande que soit sa vertu, que la complexité des circonstances

ne puisse amener à vivre un jour dans la familiarité du vice

qu’elle condamne le plus formellement – sans qu’elle le re-

connaisse d’ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits

particuliers qu’il revêt pour entrer en contact avec elle et la

faire souffrir : paroles bizarres, attitude inexplicable, un cer-

tain soir, de tel être qu’elle a par ailleurs tant de raisons pour

aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devait en-

trer bien plus de souffrance que pour un autre dans la rési-

gnation à une de ces situations qu’on croit à tort être

l’apanage exclusif du monde de la bohème : elles se produi-

sent chaque fois qu’a besoin de se réserver la place et la sé-

curité qui lui sont nécessaires, un vice que la nature elle-

même fait épanouir chez un enfant, parfois rien qu’en mêlant

les vertus de son père et de sa mère, comme la couleur de

ses yeux. Mais de ce que M. Vinteuil connaissait peut-être la

conduite de sa fille, il ne s’ensuit pas que son culte pour elle

en eût été diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde

où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils

ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus cons-

tants démentis sans les affaiblir, et une avalanche de mal-

heurs ou de maladies se succédant sans interruption dans

une famille, ne la fera pas douter de la bonté de son Dieu ou

du talent de son médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à

sa fille et à lui-même du point de vue du monde, du point de

vue de leur réputation, quand il cherchait à se situer avec

– 187 –

elle au rang qu’ils occupaient dans l’estime générale, alors ce

jugement d’ordre social, il le portait exactement comme l’eût

fait l’habitant de Combray qui lui eût été le plus hostile, il se

voyait avec sa fille dans le dernier bas-fond, et ses manières

en avaient reçu depuis peu cette humilité, ce respect pour

ceux qui se trouvaient au-dessus de lui et qu’il voyait d’en

bas (eussent-ils été fort au-dessous de lui jusque-là), cette

tendance à chercher à remonter jusqu’à eux, qui est une ré-

sultante presque mécanique de toutes les déchéances. Un

jour que nous marchions avec Swann dans une rue de Com-

bray, M. Vinteuil qui débouchait d’une autre, s’était trouvé

trop brusquement en face de nous pour avoir le temps de

nous éviter ; et Swann avec cette orgueilleuse charité de

l’homme du monde qui, au milieu de la dissolution de tous

ses préjugés moraux, ne trouve dans l’infamie d’autrui

qu’une raison d’exercer envers lui une bienveillance dont les

témoignages chatouillent d’autant plus l’amour-propre de ce-

lui qui les donne, qu’il les sent plus précieux à celui qui les

reçoit, avait longuement causé avec M. Vinteuil, à qui,

jusque-là il n’adressait pas la parole, et lui avait demandé

avant de nous quitter s’il n’enverrait pas un jour sa fille jouer

à Tansonville. C’était une invitation qui, il y a deux ans, eût

indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le remplissait de

sentiments si reconnaissants qu’il se croyait obligé par eux, à

ne pas avoir l’indiscrétion de l’accepter. L’amabilité de

Swann envers sa fille lui semblait être en soi-même un appui

si honorable et si délicieux qu’il pensait qu’il valait peut-être

mieux ne pas s’en servir, pour avoir la douceur toute plato-

nique de le conserver.

« Quel homme exquis », nous dit-il, quand Swann nous

eut quittés, avec la même enthousiaste vénération qui tient

de spirituelles et jolies bourgeoises en respect et sous le

charme d’une duchesse, fût-elle laide et sotte. « Quel homme

– 188 –

exquis ! Quel malheur qu’il ait fait un mariage tout à fait dé-

placé. »

Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés

d’hypocrisie et dépouillent en causant avec une personne

l’opinion qu’ils ont d’elle et expriment dès qu’elle n’est plus

là, mes parents déplorèrent avec M. Vinteuil le mariage de

Swann au nom de principes et de convenances auxquels (par

cela même qu’ils les invoquaient en commun avec lui, en

braves gens de même acabit) ils avaient l’air de sous-

entendre qu’il n’était pas contrevenu à Montjouvain.

M. Vinteuil n’envoya pas sa fille chez Swann. Et celui-ci fut

le premier à le regretter. Car chaque fois qu’il venait de quit-

ter M. Vinteuil, il se rappelait qu’il avait depuis quelque

temps un renseignement à lui demander sur quelqu’un qui

portait le même nom que lui, un de ses parents, croyait-il. Et

cette fois-là il s’était bien promis de ne pas oublier ce qu’il

avait à lui dire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille à Tanson-

ville.

Comme la promenade du côté de Méséglise était la

moins longue des deux que nous faisions autour de Combray

et qu’à cause de cela on la réservait pour les temps incer-

tains, le climat du côté de Méséglise était assez pluvieux et

nous ne perdions jamais de vue la lisière des bois de Rous-

sainville dans l’épaisseur desquels nous pourrions nous

mettre à couvert.

Souvent le soleil se cachait derrière une nuée qui défor-

mait son ovale et dont il jaunissait la bordure. L’éclat, mais

non la clarté, était enlevé à la campagne où toute vie sem-

blait suspendue, tandis que le petit village de Roussainville

sculptait sur le ciel le relief de ses arêtes blanches avec une

précision et un fini accablants. Un peu de vent faisait envoler

– 189 –

un corbeau qui retombait dans le lointain, et, contre le ciel

blanchissant, le lointain des bois paraissait plus bleu, comme

peint dans ces camaïeux qui décorent les trumeaux des an-

ciennes demeures.

Mais d’autres fois se mettait à tomber la pluie dont nous

avait menacés le capucin que l’opticien avait à sa devanture ;

les gouttes d’eau comme des oiseaux migrateurs qui pren-

nent leur vol tous ensemble, descendaient à rangs pressés du

ciel. Elles ne se séparent point, elles ne vont pas à l’aventure

pendant la rapide traversée, mais chacune tenant sa place,

attire à elle celle qui la suit et le ciel en est plus obscurci

qu’au départ des hirondelles. Nous nous réfugiions dans le

bois. Quand leur voyage semblait fini, quelques-unes, plus

débiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous ressortions

de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages, et la

terre était déjà presque séchée que plus d’une s’attardait à

jouer sur les nervures d’une feuille, et suspendue à la pointe,

reposée, brillant au soleil, tout d’un coup se laissait glisser de

toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.

Souvent aussi nous allions nous abriter, pêle-mêle avec

les Saints et les Patriarches de pierre sous le porche de Saint-

André-des-Champs. Que cette église était française ! Au-

dessus de la porte, les Saints, les rois-chevaliers une fleur de

lys à la main, des scènes de noces et de funérailles, étaient

représentés comme ils pouvaient l’être dans l’âme de Fran-

çoise. Le sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes re-

latives à Aristote et à Virgile de la même façon que Françoise

à la cuisine parlait volontiers de saint Louis comme si elle

l’avait personnellement connu, et généralement pour faire

honte par la comparaison à mes grands-parents moins

« justes ». On sentait que les notions que l’artiste médiéval et

la paysanne médiévale (survivant au XIXe siècle) avaient de

– 190 –

l’histoire ancienne ou chrétienne, et qui se distinguaient par

autant d’inexactitude que de bonhomie, ils les tenaient non

des livres, mais d’une tradition à la fois antique et directe,

ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante.

Une autre personnalité de Combray que je reconnaissais

aussi, virtuelle et prophétisée, dans la sculpture gothique de

Saint-André-des-Champs c’était le jeune Théodore, le garçon

de chez Camus. Françoise sentait d’ailleurs si bien en lui un

pays et un contemporain que, quand ma tante Léonie était

trop malade pour que Françoise pût suffire à la retourner

dans son lit, à la porter dans son fauteuil, plutôt que de lais-

ser la fille de cuisine monter se faire « bien voir » de ma

tante, elle appelait Théodore. Or, ce garçon qui passait et

avec raison pour si mauvais sujet, était tellement rempli de

l’âme qui avait décoré Saint-André-des-Champs et notam-

ment des sentiments de respect que Françoise trouvait dus

aux « pauvres malades », à « sa pauvre maîtresse », qu’il

avait pour soulever la tête de ma tante sur son oreiller la

mine naïve et zélée des petits anges des bas-reliefs, s’em-

pressant, un cierge à la main, autour de la Vierge défaillante,

comme si les visages de pierre sculptée, grisâtres et nus, ain-

si que sont les bois en hiver, n’étaient qu’un ensommeille-

ment, qu’une réserve, prête à refleurir dans la vie en innom-

brables visages populaires, révérends et futés comme celui

de Théodore, enluminés de la rougeur d’une pomme mûre.

Non plus appliquée à la pierre comme ces petits anges, mais

détachée du porche, d’une stature plus qu’humaine, debout

sur un socle comme sur un tabouret qui lui évitât de poser

ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les joues pleines,

le sein ferme et qui gonflait la draperie comme une grappe

mûre dans un sac de crin, le front étroit, le nez court et mu-

tin, les prunelles enfoncées, l’air valide, insensible et coura-

geux des paysannes de la contrée. Cette ressemblance qui

– 191 –

insinuait dans la statue une douceur que je n’y avais pas

cherchée, était souvent certifiée par quelque fille des

champs, venue comme nous se mettre à couvert et dont la

présence, pareille à celle de ces feuillages pariétaires qui ont

poussé à côté des feuillages sculptés, semblait destinée à

permettre, par une confrontation avec la nature, de juger de

la vérité de l’œuvre d’art. Devant nous, dans le lointain, terre

promise ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je

n’ai jamais pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie

avait déjà cessé pour nous, continuait à être châtié comme

un village de la Bible par toutes les lances de l’orage qui fla-

gellaient obliquement les demeures de ses habitants, ou bien

était déjà pardonné par Dieu le Père qui faisait descendre

vers lui, inégalement longues, comme les rayons d’un osten-

soir d’autel, les tiges d’or effrangées de son soleil reparu.

Quelquefois le temps était tout à fait gâté, il fallait ren-

trer et rester enfermé dans la maison. Çà et là au loin dans la

campagne que l’obscurité et l’humidité faisaient ressembler à

la mer, des maisons isolées, accrochées au flanc d’une col-

line plongée dans la nuit et dans l’eau, brillaient comme des

petits bateaux qui ont replié leurs voiles et sont immobiles

au large pour toute la nuit. Mais qu’importait la pluie, qu’im-

portait l’orage ! L’été, le mauvais temps n’est qu’une humeur

passagère, superficielle, du beau temps sous-jacent et fixe,

bien différent du beau temps instable et fluide de l’hiver et

qui, au contraire, installé sur la terre où il s’est solidifié en

denses feuillages sur lesquels la pluie peut s’égoutter sans

compromettre la résistance de leur permanente joie, a hissé

pour toute la saison, jusque dans les rues du village, aux

murs des maisons et des jardins, ses pavillons de soie vio-

lette ou blanche. Assis dans le petit salon, où j’attendais

l’heure du dîner en lisant, j’entendais l’eau dégoutter de nos

marronniers, mais je savais que l’averse ne faisait que vernir

– 192 –

leurs feuilles et qu’ils promettaient de demeurer là, comme

des gages de l’été, toute la nuit pluvieuse, à assurer la conti-

nuité du beau temps ; qu’il avait beau pleuvoir, demain, au-

dessus de la barrière blanche de Tansonville, onduleraient,

aussi nombreuses, de petites feuilles en forme de cœur ; et

c’est sans tristesse que j’apercevais le peuplier de la rue des

Perchamps adresser à l’orage des supplications et des saluta-

tions désespérées ; c’est sans tristesse que j’entendais au

fond du jardin les derniers roulements du tonnerre roucouler

dans les lilas.

Si le temps était mauvais dès le matin, mes parents re-

nonçaient à la promenade et je ne sortais pas. Mais je pris

ensuite l’habitude d’aller, ces jours-là, marcher seul du côté

de Méséglise-la-Vineuse, dans l’automne où nous dûmes ve-

nir à Combray pour la succession de ma tante Léonie, car

elle était enfin morte, faisant triompher à la fois ceux qui pré-

tendaient que son régime affaiblissant finirait par la tuer, et

non moins les autres qui avaient toujours soutenu qu’elle

souffrait d’une maladie non pas imaginaire mais organique, à

l’évidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligés de

se rendre quand elle y aurait succombé ; et ne causant par sa

mort de grande douleur qu’à un seul être, mais à celui-là,

sauvage. Pendant les quinze jours que dura la dernière mala-

die de ma tante, Françoise ne la quitta pas un instant, ne se

déshabilla pas, ne laissa personne lui donner aucun soin, et

ne quitta son corps que quand il fut enterré. Alors nous com-

prîmes que cette sorte de crainte où Françoise avait vécu des

mauvaises paroles, des soupçons, des colères de ma tante

avait développé chez elle un sentiment que nous avions pris

pour de la haine et qui était de la vénération et de l’amour.

Sa véritable maîtresse, aux décisions impossibles à prévoir,

aux ruses difficiles à déjouer, au bon cœur facile à fléchir, sa

souveraine, son mystérieux et tout-puissant monarque

– 193 –

n’était plus. À côté d’elle nous comptions pour bien peu de

chose. Il était loin le temps où quand nous avions commencé

à venir passer nos vacances à Combray, nous possédions au-

tant de prestige que ma tante aux yeux de Françoise. Cet au-

tomne-là tout occupés des formalités à remplir, des entre-

tiens avec les notaires et avec les fermiers, mes parents

n’ayant guère de loisir pour faire des sorties que le temps

d’ailleurs contrariait, prirent l’habitude de me laisser aller me

promener sans eux du côté de Méséglise, enveloppé dans un

grand plaid qui me protégeait contre la pluie et que je jetais

d’autant plus volontiers sur mes épaules que je sentais que

ses rayures écossaises scandalisaient Françoise, dans l’esprit

de qui on n’aurait pu faire entrer l’idée que la couleur des vê-

tements n’a rien à faire avec le deuil et à qui d’ailleurs le

chagrin que nous avions de la mort de ma tante plaisait peu,

parce que nous n’avions pas donné de grand repas funèbre,

que nous ne prenions pas un son de voix spécial pour parler

d’elle, que même parfois je chantonnais. Je suis sûr que dans

un livre – et en cela j’étais bien moi-même comme Fran-

çoise – cette conception du deuil d’après la Chanson de Ro-

land et le portail de Saint-André-des-Champs m’eût été sym-

pathique. Mais dès que Françoise était auprès de moi, un

démon me poussait à souhaiter qu’elle fût en colère, je sai-

sissais le moindre prétexte pour lui dire que je regrettais ma

tante parce que c’était une bonne femme, malgré ses ridi-

cules, mais nullement parce que c’était ma tante, qu’elle eût

pu être ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me

faire aucune peine, propos qui m’eussent semblé ineptes

dans un livre.

Si alors Françoise remplie comme un poète d’un flot de

pensées confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de famille,

s’excusait de ne pas savoir répondre à mes théories et disait :

« Je ne sais pas m’exprimer », je triomphais de cet aveu avec

– 194 –

un bon sens ironique et brutal digne du docteur Percepied ;

et si elle ajoutait : « Elle était tout de même de la parentèse,

il reste toujours le respect qu’on doit à la parentèse », je

haussais les épaules et je me disais : « Je suis bien bon de

discuter avec une illettrée qui fait des cuirs pareils », adop-

tant ainsi pour juger Françoise le point de vue mesquin

d’hommes dont ceux qui les méprisent le plus dans l’im-

partialité de la méditation, sont fort capables de tenir le rôle

quand ils jouent une des scènes vulgaires de la vie.

Mes promenades de cet automne-là furent d’autant plus

agréables que je les faisais après de longues heures passées

sur un livre. Quand j’étais fatigué d’avoir lu toute la matinée

dans la salle, jetant mon plaid sur mes épaules, je sortais :

mon corps obligé depuis longtemps de garder l’immobilité,

mais qui s’était chargé sur place d’animation et de vitesse

accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu’on

lâche, de les dépenser dans toutes les directions. Les murs

des maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de

Roussainville, les buissons auxquels s’adosse Montjouvain,

recevaient des coups de parapluie ou de canne, entendaient

des cris joyeux, qui n’étaient, les uns et les autres, que des

idées confuses qui m’exaltaient et qui n’ont pas atteint le re-

pos dans la lumière, pour avoir préféré à un lent et difficile

éclaircissement, le plaisir d’une dérivation plus aisée vers

une issue immédiate. La plupart des prétendues traductions

de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en dé-

barrasser en le faisant sortir de nous sous une forme indis-

tincte qui ne nous apprend pas à le connaître. Quand

j’essaye de faire le compte de ce que je dois au côté de Mé-

séglise, des humbles découvertes dont il fut le cadre fortuit

ou le nécessaire inspirateur, je me rappelle que c’est, cet au-

tomne-là, dans une de ces promenades, près du talus brous-

sailleux qui protège Montjouvain, que je fus frappé pour la

– 195 –

première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur

expression habituelle. Après une heure de pluie et de vent

contre lesquels j’avais lutté avec allégresse, comme j’arrivais

au bord de la mare de Montjouvain, devant une petite cahute

recouverte en tuiles où le jardinier de M. Vinteuil serrait ses

instruments de jardinage, le soleil venait de reparaître, et ses

dorures lavées par l’averse reluisaient à neuf dans le ciel, sur

les arbres, sur le mur de la cahute, sur son toit de tuile en-

core mouillé, à la crête duquel se promenait une poule. Le

vent qui soufflait tirait horizontalement les herbes folles qui

avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes de duvet

de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au gré

de son souffle jusqu’à l’extrémité de leur longueur, avec

l’abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait

dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante,

une marbrure rose, à laquelle je n’avais encore jamais fait at-

tention. Et voyant sur l’eau et à la face du mur un pâle sou-

rire répondre au sourire du ciel, je m’écriai dans mon en-

thousiasme en brandissant mon parapluie refermé : « Zut,

zut, zut, zut. » Mais en même temps je sentis que mon devoir

eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher

de voir plus clair dans mon ravissement.

Et c’est à ce moment-là encore – grâce à un paysan qui

passait, l’air déjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut

davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans la fi-

gure, et qui répondit sans chaleur à mes « beau temps, n’est-

ce pas, il fait bon marcher » – que j’appris que les mêmes

émotions ne se produisent pas simultanément, dans un ordre

préétabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois

qu’une lecture un peu longue m’avait mis en humeur de cau-

ser, le camarade à qui je brûlais d’adresser la parole venait

justement de se livrer au plaisir de la conversation et désirait

maintenant qu’on le laissât lire tranquille. Si je venais de

– 196 –

penser à mes parents avec tendresse et de prendre les déci-

sions les plus sages et les plus propres à leur faire plaisir, ils

avaient employé le même temps à apprendre une peccadille

que j’avais oubliée et qu’ils me reprochaient sévèrement au

moment où je m’élançais vers eux pour les embrasser.

Parfois à l’exaltation que me donnait la solitude, s’en

ajoutait une autre que je ne savais pas en départager nette-

ment, causée par le désir de voir surgir devant moi une pay-

sanne, que je pourrais serrer dans mes bras. Né brusque-

ment, et sans que j’eusse eu le temps de le rapporter exac-

tement à sa cause, au milieu de pensées très différentes, le

plaisir dont il était accompagné ne me semblait qu’un degré

supérieur de celui qu’elles me donnaient. Je faisais un mérite

de plus à tout ce qui était à ce moment-là dans mon esprit,

au reflet rose du toit de tuile, aux herbes folles, au village de

Roussainville où je désirais depuis longtemps aller, aux

arbres de son bois, au clocher de son église, de cet émoi

nouveau qui me les faisait seulement paraître plus désirables

parce que je croyais que c’était eux qui le provoquaient, et

qui semblait ne vouloir que me porter vers eux plus rapide-

ment quand il enflait ma voile d’une brise puissante, incon-

nue et propice. Mais si ce désir qu’une femme apparût ajou-

tait pour moi aux charmes de la nature quelque chose de

plus exaltant, les charmes de la nature, en retour, élargis-

saient ce que celui de la femme aurait eu de trop restreint. Il

me semblait que la beauté des arbres c’était encore la sienne

et que l’âme de ces horizons, du village de Roussainville, des

livres que je lisais cette année-là, son baiser me la livrerait ;

et mon imagination reprenant des forces au contact de ma

sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les do-

maines de mon imagination, mon désir n’avait plus de li-

mites. C’est qu’aussi – comme il arrive dans ces moments de

rêverie au milieu de la nature où l’action de l’habitude étant

– 197 –

suspendue, nos notions abstraites des choses mises de côté,

nous croyons d’une foi profonde, à l’originalité, à la vie indi-

viduelle du lieu où nous nous trouvons – la passante

qu’appelait mon désir me semblait être non un exemplaire

quelconque de ce type général : la femme, mais un produit

nécessaire et naturel de ce sol. Car en ce temps-là tout ce qui

n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus pré-

cieux, plus important, doué d’une existence plus réelle que

cela ne paraît aux hommes faits. Et la terre et les êtres je ne

les séparais pas. J’avais le désir d’une paysanne de Mé-

séglise ou de Roussainville, d’une pêcheuse de Balbec,

comme j’avais le désir de Méséglise et de Balbec. Le plaisir

qu’elles pouvaient me donner m’aurait paru moins vrai, je

n’aurais plus cru en lui, si j’en avais modifié à ma guise les

conditions. Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une

paysanne de Méséglise c’eût été recevoir des coquillages que

je n’aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n’aurais

pas trouvée dans les bois, c’eût été retrancher au plaisir que

la femme me donnerait tous ceux au milieu desquels l’avait

enveloppée mon imagination. Mais errer ainsi dans les bois

de Roussainville sans une paysanne à embrasser, c’était ne

pas connaître de ces bois le trésor caché, la beauté profonde.

Cette fille que je ne voyais que criblée de feuillages, elle était

elle-même pour moi comme une plante locale d’une espèce

plus élevée seulement que les autres et dont la structure

permet d’approcher de plus près qu’en elles, la saveur pro-

fonde du pays. Je pouvais d’autant plus facilement le croire

(et que les caresses par lesquelles elle m’y ferait parvenir, se-

raient aussi d’une sorte particulière et dont je n’aurais pas pu

connaître le plaisir par une autre qu’elle), que j’étais pour

longtemps encore à l’âge où l’on n’a pas encore abstrait ce

plaisir de la possession des femmes différentes avec les-

quelles on l’a goûté, où on ne l’a pas réduit à une notion gé-

– 198 –

nérale qui les fait considérer dès lors comme les instruments

interchangeables d’un plaisir toujours identique. Il n’existe

même pas, isolé, séparé et formulé dans l’esprit, comme le

but qu’on poursuit en s’approchant d’une femme, comme la

cause du trouble préalable qu’on ressent. À peine y songe-t-

on comme à un plaisir qu’on aura ; plutôt, on l’appelle son

charme à elle ; car on ne pense pas à soi, on ne pense qu’à

sortir de soi. Obscurément attendu, immanent et caché, il

porte seulement à un tel paroxysme au moment où il s’ac-

complit, les autres plaisirs que nous causent les doux re-

gards, les baisers de celle qui est auprès de nous, qu’il nous

apparaît surtout à nous-même comme une sorte de transport

de notre reconnaissance pour la bonté de cœur de notre

compagne et pour sa touchante prédilection à notre égard

que nous mesurons aux bienfaits, au bonheur dont elle nous

comble.

Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Rous-

sainville, que je lui demandais de faire venir auprès de moi

quelque enfant de son village, comme au seul confident que

j’avais eu de mes premiers désirs, quand au haut de notre

maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris, je ne

voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entrou-

verte, pendant qu’avec les hésitations héroïques du voyageur

qui entreprend une exploration ou du désespéré qui se sui-

cide, défaillant, je me frayais en moi-même une route incon-

nue et que je croyais mortelle, jusqu’au moment où une trace

naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuilles

du cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi. En vain je

le suppliais maintenant. En vain, tenant l’étendue dans le

champ de ma vision, je la drainais de mes regards qui eus-

sent voulu en ramener une femme. Je pouvais aller jusqu’au

porche de Saint-André-des-Champs ; jamais ne s’y trouvait la

paysanne que je n’eusse pas manqué d’y rencontrer si j’avais

– 199 –

été avec mon grand-père et dans l’impossibilité de lier con-

versation avec elle. Je fixais indéfiniment le tronc d’un arbre

lointain, de derrière lequel elle allait surgir et venir à moi ;

l’horizon scruté restait désert, la nuit tombait, c’était sans

espoir que mon attention s’attachait, comme pour aspirer les

créatures qu’ils pouvaient recéler, à ce sol stérile, à cette

terre épuisée ; et ce n’était plus d’allégresse, c’était de rage

que je frappais les arbres du bois de Roussainville d’entre

lesquels ne sortait pas plus d’êtres vivants que s’ils eussent

été des arbres peints sur la toile d’un panorama, quand, ne

pouvant me résigner à rentrer à la maison avant d’avoir serré

dans mes bras la femme que j’avais tant désirée, j’étais pour-

tant obligé de reprendre le chemin de Combray en m’a-

vouant à moi-même qu’était de moins en moins probable le

hasard qui l’eût mise sur mon chemin. Et s’y fût-elle trouvée,

d’ailleurs, eussé-je osé lui parler ? Il me semblait qu’elle

m’eût considéré comme un fou ; je cessais de croire partagés

par d’autres êtres, de croire vrais en dehors de moi les désirs

que je formais pendant ces promenades et qui ne se réali-

saient pas. Ils ne m’apparaissaient plus que comme les créa-

tions purement subjectives, impuissantes, illusoires, de mon

tempérament. Ils n’avaient plus de lien avec la nature, avec

la réalité qui dès lors perdait tout charme et toute significa-

tion et n’était plus à ma vie qu’un cadre conventionnel

comme l’est à la fiction d’un roman le wagon sur la ban-

quette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.

C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès

de Montjouvain, quelques années plus tard, impression res-

tée obscure alors, qu’est sortie, bien après, l’idée que je me

suis faite du sadisme. On verra plus tard que, pour de tout

autres raisons, le souvenir de cette impression devait jouer

un rôle important dans ma vie. C’était par un temps très

chaud ; mes parents, qui avaient dû s’absenter pour toute la

– 200 –

journée, m’avaient dit de rentrer aussi tard que je voudrais ;

et étant allé jusqu’à la mare de Montjouvain où j’aimais re-

voir les reflets du toit de tuile, je m’étais étendu à l’ombre et

endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, là

où j’avais attendu mon père autrefois, un jour qu’il était allé

voir M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je m’éveillai, je

voulus me lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la

reconnaître, car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, et

seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu’elle

commençait d’être une jeune fille) qui probablement venait

de rentrer, en face de moi, à quelques centimètres de moi,

dans cette chambre où son père avait reçu le mien et dont

elle avait fait son petit salon à elle. La fenêtre était entrou-

verte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements

sans qu’elle me vît, mais en m’en allant j’aurais fait craquer

les buissons, elle m’aurait entendu et elle aurait pu croire

que je m’étais caché là pour l’épier.

Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis

peu. Nous n’étions pas allés la voir, ma mère ne l’avait pas

voulu à cause d’une vertu qui chez elle limitait seule les ef-

fets de la bonté : la pudeur ; mais elle la plaignait profondé-

ment. Ma mère se rappelait la triste fin de vie de M. Vinteuil,

tout absorbée d’abord par les soins de mère et de bonne

d’enfant qu’il donnait à sa fille, puis par les souffrances que

celle-ci lui avait causées ; elle revoyait le visage torturé

qu’avait eu le vieillard tous les derniers temps ; elle savait

qu’il avait renoncé à jamais à achever de transcrire au net

toute son œuvre des dernières années, pauvres morceaux

d’un vieux professeur de piano, d’un ancien organiste de vil-

lage dont nous imaginions bien qu’ils n’avaient guère de va-

leur en eux-mêmes, mais que nous ne méprisions pas parce

qu’ils en avaient tant pour lui dont ils avaient été la raison de

vivre avant qu’il les sacrifiât à sa fille, et qui pour la plupart

– 201 –

pas même notés, conservés seulement dans sa mémoire,

quelques-uns inscrits sur des feuillets épars, illisibles, reste-

raient inconnus ; ma mère pensait à cet autre renoncement

plus cruel encore auquel M. Vinteuil avait été contraint, le

renoncement à un avenir de bonheur honnête et respecté

pour sa fille ; quand elle évoquait toute cette détresse su-

prême de l’ancien maître de piano de mes tantes, elle éprou-

vait un véritable chagrin et songeait avec effroi à celui au-

trement amer que devait éprouver Mlle Vinteuil tout mêlé du

remords d’avoir à peu près tué son père. « Pauvre

M. Vinteuil, disait ma mère, il a vécu et il est mort pour sa

fille, sans avoir reçu son salaire. Le recevra-t-il après sa mort

et sous quelle forme ? Il ne pourrait lui venir que d’elle. »

Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée était

posé un petit portrait de son père que vivement elle alla

chercher au moment où retentit le roulement d’une voiture

qui venait de la route, puis elle se jeta sur un canapé, et tira

près d’elle une petite table sur laquelle elle plaça le portrait,

comme M. Vinteuil autrefois avait mis à côté de lui le mor-

ceau qu’il avait le désir de jouer à mes parents. Bientôt son

amie entra. Mlle Vinteuil l’accueillit sans se lever, ses deux

mains derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa

comme pour lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit

qu’elle semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était

peut-être importune. Elle pensa que son amie aimerait peut-

être mieux être loin d’elle sur une chaise, elle se trouva in-

discrète, la délicatesse de son cœur s’en alarma ; reprenant

toute la place sur le sofa elle ferma les yeux et se mit à bâil-

ler pour indiquer que l’envie de dormir était la seule raison

pour laquelle elle s’était ainsi étendue. Malgré la familiarité

rude et dominatrice qu’elle avait avec sa camarade, je re-

connaissais les gestes obséquieux et réticents, les brusques

– 202 –

scrupules de son père. Bientôt elle se leva, feignit de vouloir

fermer les volets et de n’y pas réussir.

« Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud, dit son amie.

— Mais c’est assommant, on nous verra », répondit

Mlle Vinteuil.

Mais elle devina sans doute que son amie penserait

qu’elle n’avait dit ces mots que pour la provoquer à lui ré-

pondre par certains autres qu’elle avait en effet le désir

d’entendre, mais que par discrétion elle voulait lui laisser

l’initiative de prononcer. Aussi son regard que je ne pouvais

distinguer, dut-il prendre l’expression qui plaisait tant à ma

grand-mère, quand elle ajouta vivement :

« Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c’est

assommant, quelque chose insignifiante qu’on fasse, de pen-

ser que des yeux vous voient. »

Par une générosité instinctive et une politesse involon-

taire elle taisait les mots prémédités qu’elle avait jugés in-

dispensables à la pleine réalisation de son désir. Et à tous

moments au fond d’elle-même une vierge timide et sup-

pliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vain-

queur.

« Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-

ci, dans cette campagne fréquentée, dit ironiquement son

amie. Et puis quoi ? » ajouta-t-elle (en croyant devoir ac-

compagner d’un clignement d’yeux malicieux et tendre, ces

mots qu’elle récita par bonté, comme un texte qu’elle savait

être agréable à Mlle Vinteuil, d’un ton qu’elle s’efforçait de

rendre cynique) « quand même on nous verrait ce n’en est

que meilleur. »

– 203 –

Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son cœur scrupuleux et

sensible ignorait quelles paroles devaient spontanément ve-

nir s’adapter à la scène que ses sens réclamaient. Elle cher-

chait le plus loin qu’elle pouvait de sa vraie nature morale, à

trouver le langage propre à la fille vicieuse qu’elle désirait

d’être, mais les mots qu’elle pensait que celle-ci eût pronon-

cés sincèrement lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le

peu qu’elle s’en permettait était dit sur un ton guindé où ses

habitudes de timidité paralysaient ses velléités d’audace, et

s’entremêlait de : « tu n’as pas froid, tu n’as pas trop chaud,

tu n’as pas envie d’être seule et de lire ? »

« Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lu-

briques, ce soir », finit-elle par dire, répétant sans doute une

phrase qu’elle avait entendue autrefois dans la bouche de

son amie.

Dans l’échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil

sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri,

s’échappa, et elles se poursuivirent en sautant, faisant vole-

ter leurs larges manches comme des ailes et gloussant et

piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle Vinteuil fi-

nit par tomber sur le canapé, recouverte par le corps de son

amie. Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur la-

quelle était placé le portrait de l’ancien professeur de piano.

Mlle Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle

n’attirait pas sur lui son attention, et elle lui dit, comme si

elle venait seulement de le remarquer :

« Oh ! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne

sais pas qui a pu le mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que

ce n’était pas sa place. »

Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil

avait dits à mon père à propos du morceau de musique. Ce

– 204 –

portrait leur servait sans doute habituellement pour des pro-

fanations rituelles, car son amie lui répondit par ces paroles

qui devaient faire partie de ses réponses liturgiques :

« Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous

embêter. Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre

ton manteau, s’il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain

singe. »

Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche :

« Voyons, voyons », qui prouvaient la bonté de sa nature,

non qu’elles fussent dictées par l’indignation que cette façon

de parler de son père eût pu lui causer (évidemment c’était là

un sentiment qu’elle s’était habituée, à l’aide de quels so-

phismes ? à faire taire en elle dans ces minutes-là), mais

parce qu’elles étaient comme un frein que pour ne pas se

montrer égoïste elle mettait elle-même au plaisir que son

amie cherchait à lui procurer. Et puis cette modération sou-

riante en répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite

et tendre, paraissaient peut-être à sa nature franche et

bonne, une forme particulièrement infâme, une forme douce-

reuse de cette scélératesse qu’elle cherchait à s’assimiler.

Mais elle ne put résister à l’attrait du plaisir qu’elle éprouve-

rait à être traitée avec douceur par une personne si impla-

cable envers un mort sans défense ; elle sauta sur les genoux

de son amie, et lui tendit chastement son front à baiser

comme elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant

avec délices qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout de la

cruauté en ravissant à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau,

sa paternité. Son amie lui prit la tête entre ses mains et lui

déposa un baiser sur le front avec cette docilité que lui ren-

dait facile la grande affection qu’elle avait pour Mlle Vinteuil

et le désir de mettre quelque distraction dans la vie si triste

maintenant de l’orpheline.

– 205 –

« Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille hor-

reur ? » dit-elle en prenant le portrait.

Et elle murmura à l’oreille de Mlle Vinteuil quelque chose

que je ne pus entendre.

« Oh ! tu n’oserais pas.

— Je n’oserais pas cracher dessus ? sur ça ? » dit l’amie

avec une brutalité voulue.

Je n’en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d’un

air las, gauche, affairé, honnête et triste vint fermer les volets

et la fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souf-

frances que pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à

cause de sa fille, ce qu’après la mort il avait reçu d’elle en sa-

laire.

Et pourtant j’ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu

assister à cette scène, il n’eût peut-être pas encore perdu sa

foi dans le bon cœur de sa fille, et peut-être même n’eût-il

pas eu en cela tout à fait tort. Certes, dans les habitudes de

Mlle Vinteuil l’apparence du mal était si entière qu’on aurait

eu de la peine à la rencontrer réalisée à ce degré de perfec-

tion ailleurs que chez une sadique ; c’est à la lumière de la

rampe des théâtres du boulevard plutôt que sous la lampe

d’une maison de campagne véritable qu’on peut voir une fille

faire cracher une amie sur le portrait d’un père qui n’a vécu

que pour elle ; et il n’y a guère que le sadisme qui donne un

fondement dans la vie à l’esthétique du mélodrame. Dans la

réalité, en dehors des cas de sadisme, une fille aurait peut-

être des manquements aussi cruels que ceux de Mlle Vinteuil

envers la mémoire et les volontés de son père mort, mais elle

ne les résumerait pas expressément en un acte d’un symbo-

lisme aussi rudimentaire et aussi naïf ; ce que sa conduite au-

– 206 –

rait de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et

même à ses yeux à elle qui ferait le mal sans se l’avouer.

Mais, au-delà de l’apparence, dans le cœur de Mlle Vinteuil,

le mal, au début du moins, ne fut sans doute pas sans mé-

lange. Une sadique comme elle est l’artiste du mal, ce qu’une

créature entièrement mauvaise ne pourrait être car le mal ne

lui serait pas extérieur, il lui semblerait tout naturel, ne se

distinguerait même pas d’elle ; et la vertu, la mémoire des

morts, la tendresse filiale, comme elle n’en aurait pas le

culte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les profa-

ner. Les sadiques de l’espèce de Mlle Vinteuil sont des êtres si

purement sentimentaux, si naturellement vertueux que

même le plaisir sensuel leur paraît quelque chose de mau-

vais, le privilège des méchants. Et quand ils se concèdent à

eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est dans la peau des

méchants qu’ils tâchent d’entrer et de faire entrer leur com-

plice, de façon à avoir eu un moment l’illusion de s’être éva-

dés de leur âme scrupuleuse et tendre, dans le monde inhu-

main du plaisir. Et je comprenais combien elle l’eût désiré en

voyant combien il lui était impossible d’y réussir. Au mo-

ment où elle se voulait si différente de son père, ce qu’elle

me rappelait c’était les façons de penser, de dire, du vieux

professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce

qu’elle profanait, ce qu’elle faisait servir à ses plaisirs mais

qui restait entre eux et elle et l’empêchait de les goûter direc-

tement, c’était la ressemblance de son visage, les yeux bleus

de sa mère à lui qu’il lui avait transmis comme un bijou de

famille, ces gestes d’amabilité qui interposaient entre le vice

de Mlle Vinteuil et elle une phraséologie, une mentalité qui

n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le connaître

comme quelque chose de très différent des nombreux de-

voirs de politesse auxquels elle se consacrait d’habitude. Ce

n’est pas le mal qui lui donnait l’idée du plaisir, qui lui sem-

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blait agréable ; c’est le plaisir qui lui semblait malin. Et

comme chaque fois qu’elle s’y adonnait il s’accompagnait

pour elle de ces pensées mauvaises qui le reste du temps

étaient absentes de son âme vertueuse, elle finissait par

trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par l’iden-

tifier au Mal. Peut-être Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie

n’était pas foncièrement mauvaise, et qu’elle n’était pas sin-

cère au moment où elle lui tenait ces propos blasphéma-

toires. Du moins avait-elle le plaisir d’embrasser sur son vi-

sage, des sourires, des regards, feints peut-être, mais ana-

logues dans leur expression vicieuse et basse à ceux

qu’aurait eus non un être de bonté et de souffrance, mais un

être de cruauté et de plaisir. Elle pouvait s’imaginer un ins-

tant qu’elle jouait vraiment les jeux qu’eût joués avec une

complice aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti en effet

ces sentiments barbares à l’égard de la mémoire de son père.

Peut-être n’eût-elle pas pensé que le mal fût un état si rare, si

extraordinaire, si dépaysant, où il était si reposant d’émigrer,

si elle avait su discerner en elle comme en tout le monde,

cette indifférence aux souffrances qu’on cause et qui,

quelques autres noms qu’on lui donne, est la forme terrible

et permanente de la cruauté.

S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise,

c’était une autre affaire d’aller du côté de Guermantes, car la

promenade était longue et l’on voulait être sûr du temps qu’il

ferait. Quand on semblait entrer dans une série de beaux

jours ; quand Françoise désespérée qu’il ne tombât pas une

goutte d’eau pour les « pauvres récoltes », et ne voyant que

de rares nuages blancs nageant à la surface calme et bleue

du ciel s’écriait en gémissant : « Ne dirait-on pas qu’on voit

ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en montrant là-

– 208 –

haut leurs museaux ? Ah ! ils pensent bien à faire pleuvoir

pour les pauvres laboureurs ! Et puis quand les blés seront

poussés, alors la pluie se mettra à tomber tout à petit pata-

pon, sans discontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe

que si c’était sur la mer » ; quand mon père avait reçu inva-

riablement les mêmes réponses favorables du jardinier et du

baromètre, alors on disait au dîner : « Demain s’il fait le

même temps, nous irons du côté de Guermantes. » On par-

tait tout de suite après déjeuner par la petite porte du jardin

et on tombait dans la rue des Perchamps, étroite et formant

un angle aigu, remplie de graminées au milieu desquelles

deux ou trois guêpes passaient la journée à herboriser, aussi

bizarre que son nom d’où me semblaient dériver ses particu-

larités curieuses et sa personnalité revêche, et qu’on cher-

cherait en vain dans le Combray d’aujourd’hui où sur son

tracé ancien s’élève l’école. Mais ma rêverie (semblable à ces

architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui, croyant retrouver

sous un jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les

traces d’un chœur roman, remettent tout l’édifice dans l’état

où il devait être au XIIe siècle) ne laisse pas une pierre du bâ-

timent nouveau, reperce et « restitue » la rue des Perchamps.

Elle a d’ailleurs pour ces reconstitutions, des données plus

précises que n’en ont généralement les restaurateurs :

quelques images conservées par ma mémoire, les dernières

peut-être qui existent encore actuellement, et destinées à

être bientôt anéanties, de ce qu’était le Combray du temps

de mon enfance ; et parce que c’est lui-même qui les a tra-

cées en moi avant de disparaître, émouvantes – si on peut

comparer un obscur portrait à ces effigies glorieuses dont ma

grand-mère aimait à me donner des reproductions – comme

ces gravures anciennes de la Cène ou ce tableau de Gentile

Bellini dans lesquels l’on voit en un état qui n’existe plus au-

– 209 –

jourd’hui le chef-d’œuvre de Vinci et le portail de Saint-

Marc.

On passait, rue de l’Oiseau, devant la vieille hôtellerie de

l’Oiseau Flesché dans la grande cour de laquelle entrèrent

quelquefois au XVIIe siècle les carrosses des duchesses de

Montpensier, de Guermantes et de Montmorency quand elles

avaient à venir à Combray pour quelque contestation avec

leurs fermiers, pour une question d’hommage. On gagnait le

mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de Saint-

Hilaire. Et j’aurais voulu pouvoir m’asseoir là et rester toute

la journée à lire en écoutant les cloches ; car il faisait si beau

et si tranquille que, quand sonnait l’heure, on aurait dit non

qu’elle rompait le calme du jour mais qu’elle le débarrassait

de ce qu’il contenait et que le clocher avec l’exactitude indo-

lente et soigneuse d’une personne qui n’a rien d’autre à faire,

venait seulement – pour exprimer et laisser tomber les

quelques gouttes d’or que la chaleur y avait lentement et na-

turellement amassées – de presser, au moment voulu, la plé-

nitude du silence.

Le plus grand charme du côté de Guermantes, c’est

qu’on y avait presque tout le temps à côté de soi le cours de

la Vivonne. On la traversait une première fois, dix minutes

après avoir quitté la maison, sur une passerelle dite le Pont-

Vieux. Dès le lendemain de notre arrivée, le jour de Pâques,

après le sermon s’il faisait beau temps, je courais jusque-là,

voir dans ce désordre d’un matin de grande fête où quelques

préparatifs somptueux font paraître plus sordides les usten-

siles de ménage qui traînent encore, la rivière qui se prome-

nait déjà en bleu ciel entre les terres encore noires et nues,

accompagnée seulement d’une bande de coucous arrivés

trop tôt et de primevères en avance, cependant que çà et là

une violette au bec bleu laissait fléchir sa tige sous le poids

– 210 –

de la goutte d’odeur qu’elle tenait dans son cornet. Le Pont-

Vieux débouchait dans un sentier de halage qui à cet endroit

se tapissait l’été du feuillage bleu d’un noisetier sous lequel

un pêcheur en chapeau de paille avait pris racine. À Com-

bray où je savais quelle individualité de maréchal ferrant ou

de garçon épicier était dissimulée sous l’uniforme du suisse

ou le surplis de l’enfant de chœur, ce pêcheur est la seule

personne dont je n’aie jamais découvert l’identité. Il devait

connaître mes parents, car il soulevait son chapeau quand

nous passions ; je voulais alors demander son nom, mais on

me faisait signe de me taire pour ne pas effrayer le poisson.

Nous nous engagions dans le sentier de halage qui dominait

le courant d’un talus de plusieurs pieds ; de l’autre côté la

rive était basse, étendue en vastes prés jusqu’au village et

jusqu’à la gare qui en était distante. Ils étaient semés des

restes, à demi enfouis dans l’herbe, du château des anciens

comtes de Combray qui au Moyen Âge avait de ce côté le

cours de la Vivonne comme défense contre les attaques des

sires de Guermantes et des abbés de Martinville. Ce n’étaient

plus que quelques fragments de tours bossuant la prairie, à

peine apparents, quelques créneaux d’où jadis l’arbalétrier

lançait des pierres, d’où le guetteur surveillait Novepont,

Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l’Exempt, toutes

terres vassales de Guermantes entre lesquelles Combray

était enclavé, aujourd’hui au ras de l’herbe, dominés par les

enfants de l’école des frères qui venaient là apprendre leurs

leçons ou jouer aux récréations – passé presque descendu

dans la terre, couché au bord de l’eau comme un promeneur

qui prend le frais, mais me donnant fort à songer, me faisant

ajouter dans le nom de Combray à la petite ville d’au-

jourd’hui une cité très différente, retenant mes pensées par

son visage incompréhensible et d’autrefois qu’il cachait à

demi sous les boutons d’or. Ils étaient fort nombreux à cet

– 211 –

endroit qu’ils avaient choisi pour leurs jeux sur l’herbe, iso-

lés, par couples, par troupes, jaunes comme un jaune d’œuf,

brillants d’autant plus, me semblait-il, que ne pouvant déri-

ver vers aucune velléité de dégustation le plaisir que leur vue

me causait, je l’accumulais dans leur surface dorée, jusqu’à

ce qu’il devînt assez puissant pour produire de l’inutile beau-

té ; et cela dès ma plus petite enfance, quand du sentier de

halage je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler com-

plètement leur joli nom de Princes de contes de fées français,

venus peut-être il y a bien des siècles d’Asie mais apatriés

pour toujours au village, contents du modeste horizon, ai-

mant le soleil et le bord de l’eau, fidèles à la petite vue de la

gare, gardant encore pourtant comme certaines de nos

vieilles toiles peintes, dans leur simplicité populaire, un poé-

tique éclat d’orient.

Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins met-

taient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons, et

qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses,

à la fois « contenant » aux flancs transparents comme une

eau durcie, et « contenu » plongé dans un plus grand conte-

nant de cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la

fraîcheur d’une façon plus délicieuse et plus irritante qu’elles

n’eussent fait sur une table servie, en ne la montrant qu’en

fuite dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sans con-

sistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans

fluidité où le palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de

venir là plus tard avec des lignes ; j’obtenais qu’on tirât un

peu de pain des provisions du goûter ; j’en jetais dans la Vi-

vonne des boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer

un phénomène de sursaturation, car l’eau se solidifiait aussi-

tôt autour d’elles en grappes ovoïdes de têtards inanitiés

qu’elle tenait sans doute jusque-là en dissolution, invisibles,

tout près d’être en voie de cristallisation.

– 212 –

Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes

d’eau. Il y en a d’abord d’isolées comme tel nénuphar à qui

le courant au travers duquel il était placé d’une façon mal-

heureuse laissait si peu de repos que comme un bac actionné

mécaniquement il n’abordait une rive que pour retourner à

celle d’où il était venu, refaisant éternellement la double tra-

versée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait, s’al-

longeait, filait, atteignait l’extrême limite de sa tension

jusqu’au bord où le courant le reprenait, le vert cordage se

repliait sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu’on

peut d’autant mieux appeler son point de départ qu’elle n’y

restait pas une seconde sans en repartir par une répétition de

la même manœuvre. Je la retrouvais de promenade en pro-

menade, toujours dans la même situation, faisant penser à

certains neurasthéniques au nombre desquels mon grand-

père comptait ma tante Léonie, qui nous offrent sans chan-

gement au cours des années le spectacle des habitudes bi-

zarres qu’ils se croient chaque fois à la veille de secouer et

qu’ils gardent toujours ; pris dans l’engrenage de leurs ma-

laises et de leurs manies, les efforts dans lesquels ils se dé-

battent inutilement pour en sortir ne font qu’assurer le fonc-

tionnement et faire jouer le déclic de leur diététique étrange,

inéluctable et funeste. Tel était ce nénuphar, pareil aussi à

quelqu’un de ces malheureux dont le tourment singulier, qui

se répète indéfiniment durant l’éternité, excitait la curiosité

de Dante et dont il se serait fait raconter plus longuement les

particularités et la cause par le supplicié lui-même, si Virgile,

s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à le rattraper au

plus vite, comme moi mes parents.

Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une pro-

priété dont l’accès était ouvert au public par celui à qui elle

appartenait et qui s’y était complu à des travaux d’horti-

culture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangs que

– 213 –

forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas.

Comme les rives étaient à cet endroit très boisées, les

grandes ombres des arbres donnaient à l’eau un fond qui

était habituellement d’un vert sombre mais que parfois,

quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d’après-

midi orageux, j’ai vu d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet,

d’apparence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la sur-

face, rougissait comme une fraise une fleur de nymphéa au

cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus

nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues,

plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si

gracieux qu’on croyait voir flotter à la dérive, comme après

l’effeuillement mélancolique d’une fête galante, des roses

mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin sem-

blait réservé aux espèces communes qui montraient le blanc

et le rose proprets de la julienne, lavés comme de la porce-

laine avec un soin domestique, tandis qu’un peu plus loin,

pressées les unes contre les autres en une véritable plate-

bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient

venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtres et

glacées, sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau ; de

ce parterre céleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol

d’une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur

des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendant l’après-midi il fît

étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d’un bonheur at-

tentif, silencieux et mobile, ou qu’il s’emplît vers le soir,

comme quelque port lointain, du rose et de la rêverie du

couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en ac-

cord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec ce qu’il y

a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux – avec

ce qu’il y a d’infini – dans l’heure, il semblait les avoir fait

fleurir en plein ciel.

– 214 –

Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que

de fois j’ai vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre

à ma guise, un rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était cou-

ché à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et

la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui

filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage

l’avant-goût du bonheur et de la paix.

Nous nous asseyions entre les iris au bord de l’eau. Dans

le ciel férié, flânait longuement un nuage oisif. Par moments,

oppressée par l’ennui, une carpe se dressait hors de l’eau

dans une aspiration anxieuse. C’était l’heure du goûter.

Avant de repartir nous restions longtemps à manger des

fruits, du pain et du chocolat, sur l’herbe où parvenaient

jusqu’à nous, horizontaux, affaiblis, mais denses et métal-

liques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne

s’étaient pas mélangés à l’air qu’ils traversaient depuis si

longtemps, et côtelés par la palpitation successive de toutes

leurs lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, à nos

pieds.

Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous rencon-

trions une maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui ne

voyait rien, du monde, que la rivière qui baignait ses pieds.

Une jeune femme dont le visage pensif et les voiles élégants

n’étaient pas de ce pays et qui sans doute était venue, selon

l’expression populaire « s’enterrer » là, goûter le plaisir amer

de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle

n’avait pu garder le cœur, y était inconnu, s’encadrait dans la

fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque

amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux en

entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants

dont avant qu’elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être

certaine que jamais ils n’avaient connu, ni ne connaîtraient

– 215 –

l’infidèle, que rien dans leur passé ne gardait sa marque, que

rien dans leur avenir n’aurait l’occasion de la recevoir. On

sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement

quitté des lieux où elle aurait pu du moins apercevoir celui

qu’elle aimait, pour ceux-ci qui ne l’avaient jamais vu. Et je

la regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin

où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains rési-

gnées de longs gants d’une grâce inutile.

Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous

ne pûmes remonter jusqu’aux sources de la Vivonne, aux-

quelles j’avais souvent pensé et qui avaient pour moi une

existence si abstraite, si idéale, que j’avais été aussi surpris

quand on m’avait dit qu’elles se trouvaient dans le départe-

ment, à une certaine distance kilométrique de Combray, que

le jour où j’avais appris qu’il y avait un autre point précis de

la terre où s’ouvrait, dans l’Antiquité, l’entrée des Enfers.

Jamais non plus nous ne pûmes pousser jusqu’au terme que

j’eusse tant souhaité d’atteindre, jusqu’à Guermantes. Je sa-

vais que là résidaient des châtelains, le duc et la duchesse de

Guermantes, je savais qu’ils étaient des personnages réels et

actuellement existants, mais chaque fois que je pensais à

eux, je me les représentais tantôt en tapisserie, comme était

la comtesse de Guermantes, dans le « Couronnement

d’Esther » de notre église, tantôt de nuances changeantes

comme était Gilbert le Mauvais dans le vitrail où il passait du

vert chou au bleu prune selon que j’étais encore à prendre de

l’eau bénite ou que j’arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait

impalpables comme l’image de Geneviève de Brabant, an-

cêtre de la famille de Guermantes, que la lanterne magique

promenait sur les rideaux de ma chambre ou faisait monter

au plafond – enfin toujours enveloppés du mystère des temps

mérovingiens et baignant comme dans un coucher de soleil

dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe :

– 216 –

« antes ». Mais si malgré cela ils étaient pour moi, en tant

que duc et duchesse, des êtres réels, bien qu’étranges, en re-

vanche leur personne ducale se distendait démesurément,

s’immatérialisait, pour pouvoir contenir en elle ce Guer-

mantes dont ils étaient duc et duchesse, tout ce « côté de

Guermantes » ensoleillé, le cours de la Vivonne, ses nym-

phéas et ses grands arbres, et tant de beaux après-midi. Et je

savais qu’ils ne portaient pas seulement le titre de duc et de

duchesse de Guermantes, mais que depuis le XIVe siècle où,

après avoir inutilement essayé de vaincre ses anciens sei-

gneurs ils s’étaient alliés à eux par des mariages, ils étaient

comtes de Combray, les premiers des citoyens de Combray

par conséquent et pourtant les seuls qui n’y habitassent pas.

Comtes de Combray, possédant Combray au milieu de leur

nom, de leur personne, et sans doute ayant effectivement en

eux cette étrange et pieuse tristesse qui était spéciale à

Combray ; propriétaires de la ville, mais non d’une maison

particulière, demeurant sans doute dehors, dans la rue, entre

ciel et terre, comme ce Gilbert de Guermantes, dont je ne

voyais aux vitraux de l’abside de Saint-Hilaire que l’envers

de laque noire, si je levais la tête, quand j’allais chercher du

sel chez Camus.

Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai

parfois devant de petits enclos humides où montaient des

grappes de fleurs sombres. Je m’arrêtais, croyant acquérir

une notion précieuse, car il me semblait avoir sous les yeux

un fragment de cette région fluviatile, que je désirais tant

connaître depuis que je l’avais vue décrite par un de mes

écrivains préférés. Et ce fut avec elle, avec son soi imaginaire

traversé de cours d’eau bouillonnants, que Guermantes,

changeant d’aspect dans ma pensée, s’identifia, quand j’eus

entendu le docteur Percepied nous parler des fleurs et des

belles eaux vives qu’il y avait dans le parc du château. Je rê-

– 217 –

vais que Mme de Guermantes m’y faisait venir, éprise pour

moi d’un soudain caprice ; tout le jour elle y pêchait la truite

avec moi. Et le soir me tenant par la main, en passant devant

les petits jardins de ses vassaux, elle me montrait le long des

murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles violettes

et rouges et m’apprenait leurs noms. Elle me faisait lui dire le

sujet des poèmes que j’avais l’intention de composer. Et ces

rêves m’avertissaient que puisque je voulais un jour être un

écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais écrire.

Mais dès que je me le demandais, tâchant de trouver un sujet

où je pusse faire tenir une signification philosophique infinie,

mon esprit s’arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le

vide en face de mon attention, je sentais que je n’avais pas

de génie ou peut-être une maladie cérébrale l’empêchait de

naître. Parfois je comptais sur mon père pour arranger cela.

Il était si puissant, si en faveur auprès des gens en place qu’il

arrivait à nous faire transgresser les lois que Françoise

m’avait appris à considérer comme plus inéluctables que

celles de la vie et de la mort, à faire retarder d’un an pour

notre maison, seule de tout le quartier, les travaux de « rava-

lement », à obtenir du ministre pour le fils de Mme Sazerat qui

voulait aller aux eaux, l’autorisation qu’il passât le baccalau-

réat deux mois d’avance, dans la série des candidats dont le

nom commençait par un A au lieu d’attendre le tour des S. Si

j’étais tombé gravement malade, si j’avais été capturé par

des brigands, persuadé que mon père avait trop d’intel-

ligences avec les puissances suprêmes, de trop irrésistibles

lettres de recommandation auprès du Bon Dieu, pour que ma

maladie ou ma captivité pussent être autre chose que de

vains simulacres sans danger pour moi, j’aurais attendu avec

calme l’heure inévitable du retour à la bonne réalité, l’heure

de la délivrance ou de la guérison ; peut-être cette absence

de génie, ce trou noir qui se creusait dans mon esprit quand

– 218 –

je cherchais le sujet de mes écrits futurs, n’était-il aussi

qu’une illusion sans consistance, et cesserait-elle par

l’intervention de mon père qui avait dû convenir avec le

Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier

écrivain de l’époque. Mais d’autres fois tandis que mes pa-

rents s’impatientaient de me voir rester en arrière et ne pas

les suivre, ma vie actuelle au lieu de me sembler une créa-

tion artificielle de mon père et qu’il pouvait modifier à son

gré, m’apparaissait au contraire comme comprise dans une

réalité qui n’était pas faite pour moi, contre laquelle il n’y

avait pas de recours, au cœur de laquelle je n’avais pas d’al-

lié, qui ne cachait rien au-delà d’elle-même. Il me semblait

alors que j’existais de la même façon que les autres hommes,

que je vieillirais, que je mourrais comme eux, et que parmi

eux j’étais seulement du nombre de ceux qui n’ont pas de

dispositions pour écrire. Aussi, découragé, je renonçais à ja-

mais à la littérature, malgré les encouragements que m’avait

donnés Bloch. Ce sentiment intime, immédiat, que j’avais du

néant de ma pensée, prévalait contre toutes les paroles flat-

teuses qu’on pouvait me prodiguer, comme chez un méchant

dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa

conscience.

Un jour ma mère me dit : « Puisque tu parles toujours de

Mme de Guermantes, comme le docteur Percepied l’a très

bien soignée il y a quatre ans, elle doit venir à Combray pour

assister au mariage de sa fille. Tu pourras l’apercevoir à la

cérémonie. » C’était du reste par le docteur Percepied que

j’avais le plus entendu parler de Mme de Guermantes, et il

nous avait même montré le numéro d’une revue illustrée où

elle était représentée dans le costume qu’elle portait à un bal

travesti chez la princesse de Léon.

– 219 –

Tout d’un coup pendant la messe de mariage, un mou-

vement que fit le suisse en se déplaçant me permit de voir

assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand

nez, des yeux bleus et perçants, une cravate bouffante en

soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au

coin du nez. Et parce que dans la surface de son visage

rouge, comme si elle eût eu très chaud, je distinguais, diluées

et à peine perceptibles, des parcelles d’analogie avec le por-

trait qu’on m’avait montré, parce que surtout les traits parti-

culiers que je relevais en elle, si j’essayais de les énoncer, se

formulaient précisément dans les mêmes termes : un grand

nez, des yeux bleus, dont s’était servi le docteur Percepied

quand il avait décrit devant moi la duchesse de Guermantes,

je me dis : « Cette dame ressemble à Mme de Guermantes » ;

or la chapelle où elle suivait la messe était celle de Gilbert le

Mauvais, sous les plates tombes de laquelle, dorées et dis-

tendues comme des alvéoles de miel, reposaient les anciens

comtes de Brabant, et que je me rappelais être à ce qu’on

m’avait dit réservée à la famille de Guermantes quand

quelqu’un de ses membres venait pour une cérémonie à

Combray ; il ne pouvait vraisemblablement y avoir qu’une

seule femme ressemblant au portrait de Mme de Guermantes,

qui fût ce jour-là, jour où elle devait justement venir, dans

cette chapelle : c’était elle ! Ma déception était grande. Elle

provenait de ce que je n’avais jamais pris garde quand je

pensais à Mme de Guermantes, que je me la représentais avec

les couleurs d’une tapisserie ou d’un vitrail, dans un autre

siècle, d’une autre matière que le reste des personnes vi-

vantes. Jamais je ne m’étais avisé qu’elle pouvait avoir une

figure rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et

l’ovale de ses joues me fit tellement souvenir de personnes

que j’avais vues à la maison que le soupçon m’effleura, pour

se dissiper d’ailleurs aussitôt après, que cette dame, en son

– 220 –

principe générateur, en toutes ses molécules, n’était peut-

être pas substantiellement la duchesse de Guermantes, mais

que son corps, ignorant du nom qu’on lui appliquait, appar-

tenait à un certain type féminin, qui comprenait aussi des

femmes de médecins et de commerçants. « C’est cela, ce

n’est que cela, Mme de Guermantes ! » disait la mine attentive

et étonnée avec laquelle je contemplais cette image qui natu-

rellement n’avait aucun rapport avec celles qui sous le même

nom de Mme de Guermantes étaient apparues tant de fois

dans mes songes, puisque, elle, elle n’avait pas été comme

les autres arbitrairement formée par moi, mais qu’elle

m’avait sauté aux yeux pour la première fois il y a un mo-

ment seulement, dans l’église ; qui n’était pas de la même

nature, n’était pas colorable à volonté comme celles qui se

laissaient imbiber de la teinte orangée d’une syllabe, mais

était si réelle que tout, jusqu’à ce petit bouton qui s’enflam-

mait au coin du nez, certifiait son assujettissement aux lois

de la vie, comme, dans une apothéose de théâtre, un plisse-

ment de la robe de la fée, un tremblement de son petit doigt,

dénoncent la présence matérielle d’une actrice vivante, là où

nous étions incertains si nous n’avions pas devant les yeux

une simple projection lumineuse.

Mais en même temps, sur cette image que le nez proé-

minent, les yeux perçants, épinglaient dans ma vision (peut-

être parce que c’était eux qui l’avaient d’abord atteinte, qui y

avaient fait la première encoche, au moment où je n’avais

pas encore le temps de songer que la femme qui apparaissait

devant moi pouvait être Mme de Guermantes), sur cette

image toute récente, inchangeable, j’essayais d’appliquer

l’idée : « C’est Mme de Guermantes » sans parvenir qu’à la

faire manœuvrer en face de l’image, comme deux disques

séparés par un intervalle. Mais cette Mme de Guermantes à

laquelle j’avais si souvent rêvé, maintenant que je voyais

– 221 –

qu’elle existait effectivement en dehors de moi, en prit plus

de puissance encore sur mon imagination qui, un moment

paralysée au contact d’une réalité si différente de ce qu’elle

attendait, se mit à réagir et à me dire : « Glorieux dès avant

Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de

mort sur leurs vassaux ; la duchesse de Guermantes descend

de Geneviève de Brabant. Elle ne connaît, ni ne consentirait

à connaître aucune des personnes qui sont ici. »

Et – ô merveilleuse indépendance des regards humains,

retenus au visage par une corde si lâche, si longue, si exten-

sible qu’ils peuvent se promener seuls loin de lui – pendant

que Mme de Guermantes était assise dans la chapelle au-

dessus des tombes de ses morts, ses regards flânaient çà et

là, montaient le long des piliers, s’arrêtaient même sur moi,

comme un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon

de soleil qui, au moment où je reçus sa caresse, me sembla

conscient. Quant à Mme de Guermantes elle-même, comme

elle restait immobile, assise comme une mère qui semble ne

pas voir les audaces espiègles et les entreprises indiscrètes

de ses enfants qui jouent et interpellent des personnes

qu’elle ne connaît pas, il me fut impossible de savoir si elle

approuvait ou blâmait dans le désœuvrement de son âme, le

vagabondage de ses regards.

Je trouvais important qu’elle ne partît pas avant que

j’eusse pu la regarder suffisamment, car je me rappelais que

depuis des années je considérais sa vue comme éminemment

désirable, et je ne détachais pas mes yeux d’elle, comme si

chacun de mes regards eût pu matériellement emporter et

mettre en réserve en moi le souvenir du nez proéminent, des

joues rouges, de toutes ces particularités qui me semblaient

autant de renseignements précieux, authentiques et singu-

– 222 –

liers sur son visage. Maintenant que me le faisaient trouver

beau toutes les pensées que j’y rapportais – et peut-être sur-

tout, forme de l’instinct de conservation des meilleures par-

ties de nous-mêmes, ce désir qu’on a toujours de ne pas

avoir été déçu – la replaçant (puisque c’était une seule per-

sonne qu’elle et cette duchesse de Guermantes que j’avais

évoquée jusque-là) hors du reste de l’humanité dans laquelle

la vue pure et simple de son corps me l’avait fait un instant

confondre, je m’irritais en entendant dire autour de moi :

« Elle est mieux que Mme Sazerat, que Mlle Vinteuil », comme

si elle leur eût été comparable. Et mes regards s’arrêtant à

ses cheveux blonds, à ses yeux bleus, à l’attache de son cou

et omettant les traits qui eussent pu me rappeler d’autres vi-

sages, je m’écriais devant ce croquis volontairement incom-

plet : « Qu’elle est belle ! Quelle noblesse ! Comme c’est bien

une fière Guermantes, la descendante de Geneviève de Bra-

bant, que j’ai devant moi ! » Et l’attention avec laquelle

j’éclairais son visage l’isolait tellement, qu’aujourd’hui si je

repense à cette cérémonie, il m’est impossible de revoir une

seule des personnes qui y assistaient sauf elle et le suisse qui

répondit affirmativement quand je lui demandai si cette

dame était bien Mme de Guermantes. Mais elle, je la revois,

surtout au moment du défilé dans la sacristie qu’éclairait le

soleil intermittent et chaud d’un jour de vent et d’orage, et

dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait au milieu de

tous ces gens de Combray dont elle ne savait même pas les

noms, mais dont l’infériorité proclamait trop sa suprématie

pour qu’elle ne ressentît pas pour eux une sincère bienveil-

lance et auxquels du reste elle espérait imposer davantage

encore à force de bonne grâce et de simplicité. Aussi, ne

pouvant émettre ces regards volontaires, chargés d’une si-

gnification précise, qu’on adresse à quelqu’un qu’on connaît,

mais seulement laisser ses pensées distraites s’échapper in-

– 223 –

cessamment devant elle en un flot de lumière bleue qu’elle

ne pouvait contenir, elle ne voulait pas qu’il pût gêner, pa-

raître dédaigner ces petites gens qu’il rencontrait au passage,

qu’il atteignait à tous moments. Je revois encore, au-dessus

de sa cravate mauve, soyeuse et gonflée, le doux étonne-

ment de ses yeux auxquels elle avait ajouté sans oser le des-

tiner à personne mais pour que tous pussent en prendre leur

part un sourire un peu timide de suzeraine qui a l’air de

s’excuser auprès de ses vassaux et de les aimer. Ce sourire

tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. Alors me rap-

pelant ce regard qu’elle avait laissé s’arrêter sur moi, pen-

dant la messe, bleu comme un rayon de soleil qui aurait tra-

versé le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me dis : « Mais sans

doute elle fait attention à moi. » Je crus que je lui plaisais,

qu’elle penserait encore à moi quand elle aurait quitté

l’église, qu’à cause de moi elle serait peut-être triste le soir à

Guermantes. Et aussitôt je l’aimai, car s’il peut quelquefois

suffire pour que nous aimions une femme qu’elle nous re-

garde avec mépris comme j’avais cru qu’avait fait Mlle Swann

et que nous pensions qu’elle ne pourra jamais nous apparte-

nir, quelquefois aussi il peut suffire qu’elle nous regarde avec

bonté comme faisait Mme de Guermantes et que nous pen-

sions qu’elle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient

comme une pervenche impossible à cueillir et que pourtant

elle m’eût dédiée – et le soleil menacé par un nuage, mais

dardant encore de toute sa force sur la place et dans la sa-

cristie, donnait une carnation de géranium aux tapis rouges

qu’on y avait étendus par terre pour la solennité et sur les-

quels s’avançait en souriant Mme de Guermantes, et ajoutait à

leur lainage un velouté rose, un épiderme de lumière, cette

sorte de tendresse, de sérieuse douceur dans la pompe et

dans la joie qui caractérisent certaines pages de Lohengrin,

certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que

– 224 –

Baudelaire ait pu appliquer au son de la trompette l’épithète

de délicieux.

Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté

de Guermantes, il me parut plus affligeant encore qu’au-

paravant de n’avoir pas de dispositions pour les lettres, et de

devoir renoncer à être jamais un écrivain célèbre. Les regrets

que j’en éprouvais, tandis que je restais seul à rêver un peu à

l’écart, me faisaient tant souffrir, que pour ne plus les ressen-

tir, de lui-même par une sorte d’inhibition devant la douleur,

mon esprit s’arrêtait entièrement de penser aux vers, aux

romans, à un avenir poétique sur lequel mon manque de ta-

lent m’interdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes

ces préoccupations littéraires et ne s’y rattachant en rien,

tout d’un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre,

l’odeur d’un chemin me faisaient arrêter par un plaisir parti-

culier qu’ils me donnaient, et aussi parce qu’ils avaient l’air

de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chose qu’ils

invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n’ar-

rivais pas à découvrir. Comme je sentais que cela se trouvait

en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher

d’aller avec ma pensée au-delà de l’image ou de l’odeur. Et

s’il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivre ma route,

je cherchais à les retrouver, en fermant les yeux ; je m’at-

tachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance

de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi,

m’avaient semblé pleines, prêtes à s’entrouvrir, à me livrer

ce dont elles n’étaient qu’un couvercle. Certes ce n’était pas

des impressions de ce genre qui pouvaient me rendre

l’espérance que j’avais perdue de pouvoir être un jour écri-

vain et poète, car elles étaient toujours liées à un objet parti-

culier dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à

aucune vérité abstraite. Mais du moins elles me donnaient

un plaisir irraisonné, l’illusion d’une sorte de fécondité et par

– 225 –

là me distrayaient de l’ennui, du sentiment de mon impuis-

sance que j’avais éprouvés chaque fois que j’avais cherché

un sujet philosophique pour une grande œuvre littéraire.

Mais le devoir de conscience était si ardu que m’imposaient

ces impressions de forme, de parfum ou de couleur – de tâ-

cher d’apercevoir ce qui se cachait derrière elles, que je ne

tardais pas à me chercher à moi-même des excuses qui me

permissent de me dérober à ces efforts et de m’épargner

cette fatigue. Par bonheur mes parents m’appelaient, je sen-

tais que je n’avais pas présentement la tranquillité nécessaire

pour poursuivre utilement ma recherche, et qu’il valait mieux

n’y plus penser jusqu’à ce que je fusse rentré, et ne pas me

fatiguer d’avance sans résultat. Alors je ne m’occupais plus

de cette chose inconnue qui s’enveloppait d’une forme ou

d’un parfum, bien tranquille puisque je la ramenais à la mai-

son, protégée par le revêtement d’images sous lesquelles je

la trouverais vivante, comme les poissons que les jours où on

m’avait laissé aller à la pêche, je rapportais dans mon panier

couverts par une couche d’herbe qui préservait leur fraî-

cheur. Une fois à la maison je songeais à autre chose et ainsi

s’entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre les

fleurs que j’avais cueillies dans mes promenades ou les ob-

jets qu’on m’avait donnés), une pierre où jouait un reflet, un

toit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des images

différentes sous lesquelles il y a longtemps qu’est morte la

réalité pressentie que je n’ai pas eu assez de volonté pour ar-

river à découvrir. Une fois pourtant – où notre promenade

s’étant prolongée fort au-delà de sa durée habituelle, nous

avions été bien heureux de rencontrer à mi-chemin du re-

tour, comme l’après-midi finissait, le docteur Percepied qui

passait en voiture à bride abattue, nous avait reconnus et fait

monter avec lui – j’eus une impression de ce genre et ne

l’abandonnai pas sans un peu l’approfondir. On m’avait fait

– 226 –

monter près du cocher, nous allions comme le vent parce

que le docteur avait encore avant de rentrer à Combray à

s’arrêter à Martinville-le-Sec chez un malade à la porte du-

quel il avait été convenu que nous l’attendrions. Au tournant

d’un chemin j’éprouvai tout à coup ce plaisir spécial qui ne

ressemblait à aucun autre, à apercevoir les deux clochers de

Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et que le

mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient

l’air de faire changer de place, puis celui de Vieuxvicq qui,

séparé d’eux par une colline et une vallée, et situé sur un pla-

teau plus élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin

d’eux.

En constatant, en notant la forme de leur flèche, le dé-

placement de leurs lignes, l’ensoleillement de leur surface, je

sentais que je n’allais pas au bout de mon impression, que

quelque chose était derrière ce mouvement, derrière cette

clarté, quelque chose qu’ils semblaient contenir et dérober à

la fois.

Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions l’air

de si peu nous rapprocher d’eux, que je fus étonné quand,

quelques instants après, nous nous arrêtâmes devant l’église

de Martinville. Je ne savais pas la raison du plaisir que

j’avais eu à les apercevoir à l’horizon et l’obligation de cher-

cher à découvrir cette raison me semblait bien pénible ;

j’avais envie de garder en réserve dans ma tête ces lignes

remuantes au soleil et de n’y plus penser maintenant. Et il

est probable que si je l’avais fait, les deux clochers seraient

allés à jamais rejoindre tant d’arbres, de toits, de parfums, de

sons, que j’avais distingués des autres à cause de ce plaisir

obscur qu’ils m’avaient procuré et que je n’ai jamais appro-

fondi. Je descendis causer avec mes parents en attendant le

docteur. Puis nous repartîmes, je repris ma place sur le siège,

– 227 –

je tournai la tête pour voir encore les clochers qu’un peu plus

tard, j’aperçus une dernière fois au tournant d’un chemin. Le

cocher, qui ne semblait pas disposé à causer, ayant à peine

répondu à mes propos, force me fut, faute d’autre compa-

gnie, de me rabattre sur celle de moi-même et d’essayer de

me rappeler mes clochers. Bientôt leurs lignes et leurs sur-

faces ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte

d’écorce, se déchirèrent, un peu de ce qui m’était caché en

elles m’apparut, j’eus une pensée qui n’existait pas pour moi

l’instant avant, qui se formula en mots dans ma tête, et le

plaisir que m’avait fait tout à l’heure éprouver leur vue s’en

trouva tellement accru que, pris d’une sorte d’ivresse, je ne

pus plus penser à autre chose. À ce moment et comme nous

étions déjà loin de Martinville en tournant la tête je les aper-

çus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil était déjà

couché. Par moments les tournants du chemin me les déro-

baient, puis ils se montrèrent une dernière fois et enfin je ne

les vis plus.

Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers

de Martinville devait être quelque chose d’analogue à une jo-

lie phrase, puisque c’était sous la forme de mots qui me fai-

saient plaisir, que cela m’était apparu, demandant un crayon

et du papier au docteur, je composai malgré les cahots de la

voiture, pour soulager ma conscience et obéir à mon enthou-

siasme, le petit morceau suivant que j’ai retrouvé depuis et

auquel je n’ai eu à faire subir que peu de changements :

« Seuls, s’élevant du niveau de la plaine et comme per-

dus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clo-

chers de Martinville. Bientôt nous en vîmes trois : venant se

placer en face d’eux par une volte hardie, un clocher retarda-

taire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes pas-

saient, nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient

– 228 –

toujours au loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur

la plaine, immobiles et qu’on distingue au soleil. Puis le clo-

cher de Vieuxvicq s’écarta, prit ses distances, et les clochers

de Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du cou-

chant que même à cette distance, sur leurs pentes, je voyais

jouer et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher

d’eux, que je pensais au temps qu’il faudrait encore pour les

atteindre quand, tout d’un coup, la voiture ayant tourné, elle

nous déposa à leurs pieds ; et ils s’étaient jetés si rudement

au-devant d’elle, qu’on n’eut que le temps d’arrêter pour ne

pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes notre route ;

nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de temps

et le village après nous avoir accompagnés quelques se-

condes avait disparu, que restés seuls à l’horizon à nous re-

garder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient en-

core en signe d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l’un

s’effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir

un instant encore ; mais la route changea de direction, ils vi-

rèrent dans la lumière comme trois pivots d’or et disparurent

à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà

près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les

aperçus une dernière fois de très loin qui n’étaient plus que

comme trois fleurs peintes sur le ciel au-dessus de la ligne

basse des champs. Ils me faisaient penser aussi aux trois

jeunes filles d’une légende, abandonnées dans une solitude

où tombait déjà l’obscurité ; et tandis que nous nous éloi-

gnions au galop, je les vis timidement chercher leur chemin

et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles

silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’un

derrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une

seule forme noire, charmante et résignée, et s’effacer dans la

nuit. » Je ne repensai jamais à cette page, mais à ce moment-

là, quand, au coin du siège où le cocher du docteur plaçait

– 229 –

habituellement dans un panier les volailles qu’il avait ache-

tées au marché de Martinville, j’eus fini de l’écrire, je me

trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait si parfaitement

débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière

eux, que, comme si j’avais été moi-même une poule et si je

venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête.

Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais

pu rêver au plaisir que ce serait d’être l’ami de la duchesse

de Guermantes, de pêcher la truite, de me promener en

barque sur la Vivonne, et, avide de bonheur, ne demander en

ces moments-là rien d’autre à la vie que de se composer tou-

jours d’une suite d’heureux après-midi. Mais quand sur le

chemin du retour j’avais aperçu sur la gauche une ferme, as-

sez distante de deux autres qui étaient au contraire très rap-

prochées, et à partir de laquelle pour entrer dans Combray il

n’y avait plus qu’à prendre une allée de chênes bordée d’un

côté de prés appartenant chacun à un petit clos et plantés à

intervalles égaux de pommiers qui y portaient, quand ils

étaient éclairés par le soleil couchant, le dessin japonais de

leurs ombres, brusquement mon cœur se mettait à battre, je

savais qu’avant une demi-heure nous serions rentrés, et que,

comme c’était de règle les jours où nous étions allés du côté

de Guermantes et où le dîner était servi plus tard, on m’en-

verrait me coucher sitôt ma soupe prise, de sorte que ma

mère, retenue à table comme s’il y avait du monde à dîner,

ne monterait pas me dire bonsoir dans mon lit. La zone de

tristesse où je venais d’entrer était aussi distincte de la zone

où je m’élançais avec joie il y avait un moment encore, que

dans certains ciels une bande rose est séparée comme par

une ligne d’une bande verte ou d’une bande noire. On voit

un oiseau voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il

touche presque au noir, puis il y est entré. Les désirs qui tout

à l’heure m’entouraient, d’aller à Guermantes, de voyager,

– 230 –

d’être heureux, j’étais maintenant tellement en dehors d’eux

que leur accomplissement ne m’eût fait aucun plaisir.

Comme j’aurais donné tout cela pour pouvoir pleurer toute

la nuit dans les bras de maman ! Je frissonnais, je ne déta-

chais pas mes yeux angoissés du visage de ma mère, qui

n’apparaîtrait pas ce soir dans la chambre où je me voyais

déjà par la pensée, j’aurais voulu mourir. Et cet état durerait

jusqu’au lendemain, quand les rayons du matin, appuyant,

comme le jardinier, leurs barreaux au mur revêtu de capu-

cines qui grimpaient jusqu’à ma fenêtre, je sauterais à bas du

lit pour descendre vite au jardin, sans plus me rappeler que

le soir ramènerait jamais l’heure de quitter ma mère. Et de la

sorte c’est du côté de Guermantes que j’ai appris à distinguer

ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines pé-

riodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée, l’un reve-

nant chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre ; conti-

gus, mais si extérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens

de communication entre eux, que je ne puis plus com-

prendre, plus même me représenter dans l’un, ce que j’ai dé-

siré, ou redouté, ou accompli dans l’autre.

Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes res-

tent-ils pour moi liés à bien des petits événements de celle

de toutes les diverses vies que nous menons parallèlement,

qui est la plus pleine de péripéties, la plus riche en épisodes,

je veux dire la vie intellectuelle. Sans doute elle progresse en

nous insensiblement et les vérités qui en ont changé pour

nous le sens et l’aspect, qui nous ont ouvert de nouveaux

chemins, nous en préparions depuis longtemps la décou-

verte ; mais c’était sans le savoir ; et elles ne datent pour

nous que du jour, de la minute où elles nous sont devenues

visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur l’herbe, l’eau qui

passait au soleil, tout le paysage qui environna leur appari-

tion continue à accompagner leur souvenir de son visage in-

– 231 –

conscient ou distrait ; et certes quand ils étaient longuement

contemplés par cet humble passant, par cet enfant qui rêvait

– comme l’est un roi, par un mémorialiste perdu dans la

foule –, ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pu

penser que ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés à sur-

vivre en leurs particularités les plus éphémères ; et pourtant

ce parfum d’aubépine qui butine le long de la haie où les

églantiers le remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho

sur le gravier d’une allée, une bulle formée contre une plante

aquatique par l’eau de la rivière et qui crève aussitôt, mon

exaltation les a portés et a réussi à leur faire traverser tant

d’années successives, tandis qu’alentour les chemins se sont

effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir

de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage

amené ainsi jusqu’à aujourd’hui se détache si isolé de tout,

qu’il flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleu-

rie, sans que je puisse dire de quel pays, de quel temps –

peut-être tout simplement de quel rêve – il vient. Mais c’est

surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental,

comme aux terrains résistants sur lesquels je m’appuie en-

core, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de

Guermantes. C’est parce que je croyais aux choses, aux

êtres, tandis que je les parcourais, que les choses, les êtres

qu’ils m’ont fait connaître, sont les seuls que je prenne en-

core au sérieux et qui me donnent encore de la joie. Soit que

la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la réalité ne se forme

que dans la mémoire, les fleurs qu’on me montre aujourd’hui

pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs. Le

côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bluets,

ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec

sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses boutons d’or, ont

constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où

j’aimerais vivre, où j’exige avant tout qu’on puisse aller à la

– 232 –

pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications

gothiques et trouver au milieu des blés, ainsi qu’était Saint-

André-des-Champs, une église monumentale, rustique et do-

rée comme une meule ; et les bluets, les aubépines, les

pommiers qu’il m’arrive quand je voyage de rencontrer en-

core dans les champs, parce qu’ils sont situés à la même pro-

fondeur, au niveau de mon passé, sont immédiatement en

communication avec mon cœur. Et pourtant, parce qu’il y a

quelque chose d’individuel dans les lieux, quand me saisit le

désir de revoir le côté de Guermantes, on ne le satisferait pas

en me menant au bord d’une rivière où il y aurait d’aussi

beaux, de plus beaux nymphéas que dans la Vivonne, pas

plus que le soir en rentrant – à l’heure où s’éveillait en moi

cette angoisse qui plus tard émigre dans l’amour, et peut de-

venir à jamais inséparable de lui – je n’aurais souhaité que

vînt me dire bonsoir une mère plus belle et plus intelligente

que la mienne. Non ; de même que ce qu’il me fallait pour

que je pusse m’endormir heureux, avec cette paix sans

trouble qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuis

puisqu’on doute d’elles encore au moment où on croit en

elles, et qu’on ne possède jamais leur cœur comme je rece-

vais dans un baiser celui de ma mère, tout entier, sans la ré-

serve d’une arrière-pensée, sans le reliquat d’une intention

qui ne fût pas pour moi – c’est que ce fût elle, c’est qu’elle

inclinât vers moi ce visage où il y avait au-dessous de l’œil

quelque chose qui était, paraît-il, un défaut, et que j’aimais à

l’égal du reste, de même ce que je veux revoir, c’est le côté

de Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est peu

éloignée des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à

l’entrée de l’allée des chênes ; ce sont ces prairies où, quand

le soleil les rend réfléchissantes comme une mare, se dessi-

nent les feuilles des pommiers, c’est ce paysage dont parfois,

la nuit dans mes rêves, l’individualité m’étreint avec une

– 233 –

puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrou-

ver au réveil. Sans doute pour avoir à jamais indissoluble-

ment uni en moi des impressions différentes rien que parce

qu’ils me les avaient fait éprouver en même temps, le côté de

Méséglise ou le côté de Guermantes m’ont exposé, pour

l’avenir, à bien des déceptions et même à bien des fautes.

Car souvent j’ai voulu revoir une personne sans discerner

que c’était simplement parce qu’elle me rappelait une haie

d’aubépines, et j’ai été induit à croire, à faire croire à un re-

gain d’affection, par un simple désir de voyage. Mais par là

même aussi, et en restant présents en celles de mes impres-

sions d’aujourd’hui auxquelles ils peuvent se relier, ils leur

donnent des assises, de la profondeur, une dimension de plus

qu’aux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une signifi-

cation qui n’est que pour moi. Quand par les soirs d’été le

ciel harmonieux gronde comme une bête fauve et que cha-

cun boude l’orage, c’est au côté de Méséglise que je dois de

rester seul en extase à respirer, à travers le bruit de la pluie

qui tombe, l’odeur d’invisibles et persistants lilas.

C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à son-

ger au temps de Combray, à mes tristes soirées sans som-

meil, à tant de jours aussi dont l’image m’avait été plus ré-

cemment rendue par la saveur – ce qu’on aurait appelé à

Combray le « parfum » – d’une tasse de thé, et par associa-

tion de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quit-

té cette petite ville, j’avais appris, au sujet d’un amour que

Swann avait eu avant ma naissance, avec cette précision

dans les détails plus facile à obtenir quelquefois pour la vie

de personnes mortes il y a des siècles que pour celle de nos

meilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait

impossible de causer d’une ville à une autre – tant qu’on

– 234 –

ignore le biais par lequel cette impossibilité a été tournée.

Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient

plus qu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer

entre eux – entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés

d’un parfum, puis ceux qui n’étaient que les souvenirs d’une

autre personne de qui je les avais appris – sinon des fissures,

des failles véritables, du moins ces veinures, ces bigarrures

de coloration, qui dans certaines roches, dans certains

marbres, révèlent des différences d’origine, d’âge, de « for-

mation ».

Certes quand approchait le matin, il y avait bien long-

temps qu’était dissipée la brève incertitude de mon réveil. Je

savais dans quelle chambre je me trouvais effectivement, je

l’avais reconstruite autour de moi dans l’obscurité, et – soit

en m’orientant par la seule mémoire, soit en m’aidant,

comme indication, d’une faible lueur aperçue, au pied de la-

quelle je plaçais les rideaux de la croisée – je l’avais recons-

truite tout entière et meublée comme un architecte et un ta-

pissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et

aux portes, j’avais reposé les glaces et remis la commode à

sa place habituelle. Mais à peine le jour – et non plus le reflet

d’une dernière braise sur une tringle de cuivre que j’avais

pris pour lui – traçait-il dans l’obscurité, et comme à la craie,

sa première raie blanche et rectificative, que la fenêtre avec

ses rideaux, quittait le cadre de la porte où je l’avais située

par erreur, tandis que pour lui faire place, le bureau que ma

mémoire avait maladroitement installé là se sauvait à toute

vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant le mur

mitoyen du couloir ; une courette régnait à l’endroit où il y a

un instant encore s’étendait le cabinet de toilette, et la de-

meure que j’avais rebâtie dans les ténèbres était allée re-

joindre les demeures entrevues dans le tourbillon du réveil,

– 235 –

mise en fuite par ce pâle signe qu’avait tracé au-dessus des

rideaux le doigt levé du jour.

– 236 –

DEUXIÈME PARTIE

UN AMOUR DE SWANN

Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe »,

du « petit clan » des Verdurin, une condition était suffisante

mais elle était nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un

Credo dont un des articles était que le jeune pianiste, proté-

gé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait : « Ça

ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme

ça ! », « enfonçait » à la fois Planté et Rubinstein et que le

docteur Cottard avait plus de diagnostic que Potain. Toute

« nouvelle recrue » à qui les Verdurin ne pouvaient pas per-

suader que les soirées des gens qui n’allaient pas chez eux

étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiate-

ment exclue. Les femmes étant à cet égard plus rebelles que

les hommes à déposer toute curiosité mondaine et l’envie de

se renseigner par soi-même sur l’agrément des autres salons,

et les Verdurin sentant d’autre part que cet esprit d’examen

et ce démon de frivolité pouvait par contagion devenir fatal à

l’orthodoxie de la petite église, ils avaient été amenés à reje-

ter successivement tous les « fidèles » du sexe féminin.

En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient ré-

duits presque uniquement cette année-là (bien que

Mme Verdurin fût elle-même vertueuse et d’une respectable

– 237 –

famille bourgeoise excessivement riche et entièrement obs-

cure avec laquelle elle avait peu à peu cessé volontairement

toute relation) à une personne presque du demi-monde,

Mme de Crécy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom,

Odette, et déclarait être « un amour » et à la tante du pia-

niste, laquelle devait avoir tiré le cordon ; personnes igno-

rantes du monde et à la naïveté de qui il avait été si facile de

faire accroire que la princesse de Sagan et la duchesse de

Guermantes étaient obligées de payer des malheureux pour

avoir du monde à leurs dîners, que si on leur avait offert de

les faire inviter chez ces deux grandes dames, l’ancienne

concierge et la cocotte eussent dédaigneusement refusé.

Les Verdurin n’invitaient pas à dîner : on avait chez eux

« son couvert mis ». Pour la soirée, il n’y avait pas de pro-

gramme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si « ça lui

chantait », car on ne forçait personne et comme disait

M. Verdurin : « Tout pour les amis, vivent les camarades ! »

Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de La Walkyrie ou

le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette

musique lui déplût, mais au contraire parce qu’elle lui causait

trop d’impression. « Alors vous tenez à ce que j’aie ma mi-

graine ? Vous savez bien que c’est la même chose chaque

fois qu’il joue ça. Je sais ce qui m’attend ! Demain quand je

voudrai me lever, bonsoir, plus personne ! » S’il ne jouait

pas, on causait, et l’un des amis, le plus souvent leur peintre

favori d’alors, « lâchait », comme disait M. Verdurin, « une

grosse faribole qui faisait s’esclaffer tout le monde »,

Mme Verdurin surtout, à qui – tant elle avait l’habitude de

prendre au propre les expressions figurées des émotions

qu’elle éprouvait – le docteur Cottard (un jeune débutant à

cette époque) dut un jour remettre sa mâchoire qu’elle avait

décrochée pour avoir trop ri.

– 238 –

L’habit noir était défendu parce qu’on était entre « co-

pains » et pour ne pas ressembler aux « ennuyeux » dont on

se garait comme de la peste et qu’on n’invitait qu’aux

grandes soirées, données le plus rarement possible et seule-

ment si cela pouvait amuser le peintre ou faire connaître le

musicien. Le reste du temps on se contentait de jouer des

charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mê-

lant aucun étranger au petit « noyau ».

Mais au fur et à mesure que les « camarades » avaient

pris plus de place dans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux,

les réprouvés, ce fut tout ce qui retenait les amis loin d’elle,

ce qui les empêchait quelquefois d’être libres, ce fut la mère

de l’un, la profession de l’autre, la maison de campagne ou la

mauvaise santé d’un troisième. Si le docteur Cottard croyait

devoir partir en sortant de table pour retourner auprès d’un

malade en danger : « Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela

lui fera peut-être beaucoup plus de bien que vous n’alliez pas

le déranger ce soir ; il passera une bonne nuit sans vous ;

demain matin vous irez de bonne heure et vous le trouverez

guéri. » Dès le commencement de décembre elle était ma-

lade à la pensée que les fidèles « lâcheraient » pour le jour de

Noël et le 1er janvier. La tante du pianiste exigeait qu’il vînt

dîner ce jour-là en famille chez sa mère à elle :

« Vous croyez qu’elle en mourrait, votre mère, s’écria

durement Mme Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle le

jour de l’An, comme en province ! »

Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte :

« Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez

naturellement le Vendredi saint comme un autre jour ? » dit-

elle à Cottard, la première année, d’un ton assuré comme si

elle ne pouvait douter de la réponse. Mais elle tremblait en

– 239 –

attendant qu’il l’eût prononcée, car s’il n’était pas venu, elle

risquait de se trouver seule.

« Je viendrai le Vendredi saint… vous faire mes adieux,

car nous allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne.

— En Auvergne ? pour vous faire manger par les puces

et la vermine, grand bien vous fasse ! »

Et après un silence :

« Si vous nous l’aviez dit au moins, nous aurions tâché

d’organiser cela et de faire le voyage ensemble dans des

conditions confortables. »

De même, si un « fidèle » avait un ami, ou une « habi-

tuée » un flirt qui serait capable de faire « lâcher » quelque-

fois, les Verdurin, qui ne s’effrayaient pas qu’une femme eût

un amant pourvu qu’elle l’eût chez eux, l’aimât en eux, et ne

le leur préférât pas, disaient : « Eh bien ! amenez-le votre

ami. » Et on l’engageait à l’essai, pour voir s’il était capable

de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin, s’il était sus-

ceptible d’être agrégé au « petit clan ». S’il ne l’était pas on

prenait à part le fidèle qui l’avait présenté et on lui rendait le

service de le brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse.

Dans le cas contraire, le « nouveau » devenait à son tour un

fidèle. Aussi quand cette année-là, la demi-mondaine raconta

à M. Verdurin qu’elle avait fait la connaissance d’un homme

charmant, M. Swann, et insinua qu’il serait très heureux

d’être reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il séance tenante

la requête à sa femme. (Il n’avait jamais d’avis qu’après sa

femme, dont son rôle particulier était de mettre à exécution

les désirs, ainsi que les désirs des fidèles, avec de grandes

ressources d’ingéniosité.)

– 240 –

« Voici Mme de Crécy qui a quelque chose à te demander.

Elle désirerait te présenter un de ses amis, M. Swann. Qu’en

dis-tu ?

— Mais voyons, est-ce qu’on peut refuser quelque chose

à une petite perfection comme ça ? Taisez-vous, on ne vous

demande pas votre avis, je vous dis que vous êtes une per-

fection.

— Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton de

marivaudage, et elle ajouta : vous savez que je ne suis pas

fishing for compliments.

— Eh bien ! amenez-le votre ami, s’il est agréable. »

Certes le « petit noyau » n’avait aucun rapport avec la

société où fréquentait Swann, et de purs mondains auraient

trouvé que ce n’était pas la peine d’y occuper comme lui une

situation exceptionnelle pour se faire présenter chez les Ver-

durin. Mais Swann aimait tellement les femmes, qu’à partir

du jour où il avait connu à peu près toutes celles de l’aristo-

cratie et où elles n’avaient plus rien eu à lui apprendre, il

n’avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque des

titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-

Germain, que comme à une sorte de valeur d’échange, de

lettre de crédit dénuée de prix en elle-même, mais lui per-

mettant de s’improviser une situation dans tel petit trou de

province ou tel milieu obscur de Paris, où la fille du hobereau

ou du greffier lui avait semblé jolie. Car le désir ou l’amour

lui rendait alors un sentiment de vanité dont il était mainte-

nant exempt dans l’habitude de la vie (bien que ce fût lui

sans doute qui autrefois l’avait dirigé vers cette carrière

mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les

dons de son esprit et fait servir son érudition en matière d’art

à conseiller les dames de la société dans leurs achats de ta-

– 241 –

bleaux et pour l’ameublement de leurs hôtels), et qui lui fai-

sait désirer de briller, aux yeux d’une inconnue dont il s’était

épris, d’une élégance que le nom de Swann à lui tout seul

n’impliquait pas. Il le désirait surtout si l’inconnue était

d’humble condition. De même que ce n’est pas à un autre

homme intelligent qu’un homme intelligent aura peur de pa-

raître bête, ce n’est pas par un grand seigneur, c’est par un

rustre qu’un homme élégant craindra de voir son élégance

méconnue. Les trois quarts des frais d’esprit et des men-

songes de vanité qui ont été prodigués depuis que le monde

existe par des gens qu’ils ne faisaient que diminuer, l’ont été

pour des inférieurs. Et Swann qui était simple et négligent

avec une duchesse, tremblait d’être méprisé, posait, quand il

était devant une femme de chambre.

Il n’était pas comme tant de gens qui par paresse ou sen-

timent résigné de l’obligation que crée la grandeur sociale de

rester attaché à un certain rivage, s’abstiennent des plaisirs

que la réalité leur présente en dehors de la position mon-

daine où ils vivent cantonnés jusqu’à leur mort, se conten-

tant de finir par appeler plaisirs, faute de mieux, une fois

qu’ils sont parvenus à s’y habituer, les divertissements mé-

diocres ou les supportables ennuis qu’elle renferme. Swann,

lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il

passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes

qu’il avait d’abord trouvées jolies. Et c’était souvent des

femmes de beauté assez vulgaire, car les qualités physiques

qu’il recherchait sans s’en rendre compte étaient en com-

plète opposition avec celles qui lui rendaient admirables les

femmes sculptées ou peintes par les maîtres qu’il préférait.

La profondeur, la mélancolie de l’expression, glaçaient ses

sens que suffisait au contraire à éveiller une chair saine,

plantureuse et rose.

– 242 –

Si en voyage il rencontrait une famille qu’il eût été plus

élégant de ne pas chercher à connaître, mais dans laquelle

une femme se présentait à ses yeux parée d’un charme qu’il

n’avait pas encore connu, rester dans son « quant à soi » et

tromper le désir qu’elle avait fait naître, substituer un plaisir

différent au plaisir qu’il eût pu connaître avec elle, en écri-

vant à une ancienne maîtresse de venir le rejoindre, lui eût

semblé une aussi lâche abdication devant la vie, un aussi

stupide renoncement à un bonheur nouveau que si au lieu de

visiter le pays, il s’était confiné dans sa chambre en regar-

dant des vues de Paris. Il ne s’enfermait pas dans l’édifice de

ses relations, mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire

à pied d’œuvre sur de nouveaux frais partout où une femme

lui avait plu, une de ces tentes démontables comme les ex-

plorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui n’en était pas

transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau, il

l’eût donné pour rien, si enviable que cela parût à d’autres.

Que de fois son crédit auprès d’une duchesse, fait du désir

accumulé depuis des années que celle-ci avait eu de lui être

agréable sans en avoir trouvé l’occasion, il s’en était défait

d’un seul coup en réclamant d’elle par une indiscrète dé-

pêche une recommandation télégraphique qui le mît en rela-

tion, sur l’heure, avec un de ses intendants dont il avait re-

marqué la fille à la campagne, comme ferait un affamé qui

troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même,

après coup, il s’en amusait, car il y avait en lui, rachetée par

de rares délicatesses, une certaine muflerie. Puis, il apparte-

nait à cette catégorie d’hommes intelligents qui ont vécu

dans l’oisiveté et qui cherchent une consolation et peut-être

une excuse dans l’idée que cette oisiveté offre à leur intelli-

gence des objets aussi dignes d’intérêt que pourrait faire l’art

ou l’étude, que la « Vie » contient des situations plus intéres-

santes, plus romanesques que tous les romans. Il l’assurait

– 243 –

du moins et le persuadait aisément aux plus affinés de ses

amis du monde, notamment au baron de Charlus, qu’il

s’amusait à égayer par le récit des aventures piquantes qui

lui arrivaient, soit qu’ayant rencontré en chemin de fer une

femme qu’il avait ensuite ramenée chez lui il eût découvert

qu’elle était la sœur d’un souverain entre les mains de qui se

mêlaient en ce moment tous les fils de la politique euro-

péenne, au courant de laquelle il se trouvait ainsi tenu d’une

façon très agréable, soit que par le jeu complexe des circons-

tances, il dépendît du choix qu’allait faire le conclave, s’il

pourrait ou non devenir l’amant d’une cuisinière.

Ce n’était pas seulement d’ailleurs la brillante phalange

de vertueuses douairières, de généraux, d’académiciens,

avec lesquels il était particulièrement lié, que Swann forçait

avec tant de cynisme à lui servir d’entremetteurs. Tous ses

amis avaient l’habitude de recevoir de temps en temps des

lettres de lui où un mot de recommandation ou d’introduc-

tion leur était demandé avec une habileté diplomatique qui,

persistant à travers les amours successives et les prétextes

différents, accusait, plus que n’eussent fait les maladresses,

un caractère permanent et des buts identiques. Je me suis

souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je

commençai à m’intéresser à son caractère à cause des res-

semblances qu’en de tout autres parties il offrait avec le

mien, que quand il écrivait à mon grand-père (qui ne l’était

pas encore, car c’est vers l’époque de ma naissance que

commença la grande liaison de Swann et elle interrompit

longtemps ces pratiques), celui-ci, en reconnaissant sur

l’enveloppe l’écriture de son ami, s’écriait : « Voilà Swann

qui va demander quelque chose : à la garde ! » Et soit mé-

fiance, soit par le sentiment inconsciemment diabolique qui

nous pousse à n’offrir une chose qu’aux gens qui n’en ont

pas envie, mes grands-parents opposaient une fin de non-

– 244 –

recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire qu’il

leur adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui

dînait tous les dimanches à la maison, et qu’ils étaient obli-

gés, chaque fois que Swann leur en reparlait, de faire sem-

blant de ne plus voir, alors que pendant toute la semaine on

se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle, finissant

souvent par ne trouver personne, faute de faire signe à celui

qui en eût été si heureux.

Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui

jusque-là s’était plaint de ne jamais voir Swann, leur annon-

çait avec satisfaction et peut-être un peu le désir d’exciter

l’envie, qu’il était devenu tout ce qu’il y a de plus charmant

pour eux, qu’il ne les quittait plus. Mon grand-père ne voulait

pas troubler leur plaisir mais regardait ma grand-mère en

fredonnant :

Quel est donc ce mystère ?

Je n’y puis rien comprendre.

ou :

Vision fugitive…

ou :

Dans ces affaires

Le mieux est de ne rien voir.

Quelques mois après, si mon grand-père demandait au

nouvel ami de Swann : « Et Swann, le voyez-vous toujours

beaucoup ? » la figure de l’interlocuteur s’allongeait : « Ne

prononcez jamais son nom devant moi ! — Mais je croyais

que vous étiez si liés… » Il avait été ainsi pendant quelques

mois le familier de cousins de ma grand-mère, dînant

presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de ve-

nir, sans avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de

– 245 –

ma grand-mère allait envoyer demander de ses nouvelles,

quand à l’office elle trouva une lettre de lui qui traînait par

mégarde dans le livre de comptes de la cuisinière. Il y an-

nonçait à cette femme qu’il allait quitter Paris, qu’il ne pour-

rait plus venir. Elle était sa maîtresse, et au moment de

rompre, c’était elle seule qu’il avait jugé utile d’avertir.

Quand sa maîtresse du moment était au contraire une

personne mondaine ou du moins une personne qu’une ex-

traction trop humble ou une situation trop irrégulière n’em-

pêchait pas qu’il fît recevoir dans le monde, alors pour elle il

y retournait, mais seulement dans l’orbite particulier où elle

se mouvait ou bien où il l’avait entraînée. « Inutile de comp-

ter sur Swann ce soir, disait-on, vous savez bien que c’est le

jour d’Opéra de son Américaine. » Il la faisait inviter dans les

salons particulièrement fermés où il avait ses habitudes, ses

dîners hebdomadaires, son poker ; chaque soir, après qu’un

léger crépelage ajouté à la brosse de ses cheveux roux avait

tempéré de quelque douceur la vivacité de ses yeux verts, il

choisissait une fleur pour sa boutonnière et partait pour re-

trouver sa maîtresse à dîner chez l’une ou l’autre des femmes

de sa coterie ; et alors, pensant à l’admiration et à l’amitié

que les gens à la mode pour qui il faisait la pluie et le beau

temps et qu’il allait retrouver là, lui prodigueraient devant la

femme qu’il aimait, il retrouvait du charme à cette vie mon-

daine sur laquelle il s’était blasé, mais dont la matière, péné-

trée et colorée chaudement d’une flamme insinuée qui s’y

jouait, lui semblait précieuse et belle depuis qu’il y avait in-

corporé un nouvel amour.

Mais, tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de

ces flirts, avait été la réalisation plus ou moins complète d’un

rêve né de la vue d’un visage ou d’un corps que Swann avait,

spontanément, sans s’y efforcer, trouvés charmants, en re-

– 246 –

vanche, quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de

Crécy par un de ses amis d’autrefois, qui lui avait parlé d’elle

comme d’une femme ravissante avec qui il pourrait peut-être

arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus dif-

ficile qu’elle n’était en réalité afin de paraître lui-même avoir

fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître,

elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais

d’un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspi-

rait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion

physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes,

différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type que nos

sens réclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop accu-

sé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les

traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux mais si grands qu’ils

fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de

son visage et lui donnaient toujours l’air d’avoir mauvaise

mine ou d’être de mauvaise humeur. Quelque temps après

cette présentation au théâtre, elle lui avait écrit pour lui de-

mander à voir ses collections qui l’intéressaient tant, « elle,

ignorante qui avait le goût des jolies choses », disant qu’il lui

semblait qu’elle le connaîtrait mieux, quand elle l’aurait vu

dans « son home » où elle l’imaginait « si confortable avec

son thé et ses livres », quoiqu’elle ne lui eût pas caché sa

surprise qu’il habitât ce quartier qui devait être si triste et

« qui était si peu smart pour lui qui l’était tant ». Et après

qu’il l’eut laissée venir, en le quittant, elle lui avait dit son

regret d’être restée si peu dans cette demeure où elle avait

été heureuse de pénétrer, parlant de lui comme s’il avait été

pour elle quelque chose de plus que les autres êtres qu’elle

connaissait et semblant établir entre leurs deux personnes

une sorte de trait d’union romanesque qui l’avait fait sourire.

Mais à l’âge déjà un peu désabusé dont approchait Swann et

où l’on sait se contenter d’être amoureux pour le plaisir de

– 247 –

l’être sans trop exiger de réciprocité, ce rapprochement des

cœurs, s’il n’est plus comme dans la première jeunesse le but

vers lequel tend nécessairement l’amour, lui reste uni en re-

vanche par une association d’idées si forte qu’il peut en de-

venir la cause, s’il se présente avant lui. Autrefois on rêvait

de posséder le cœur de la femme dont on était amoureux ;

plus tard, sentir qu’on possède le cœur d’une femme peut

suffire à vous en rendre amoureux. Ainsi, à l’âge où il sem-

blerait, comme on cherche surtout dans l’amour un plaisir

subjectif, que la part du goût pour la beauté d’une femme

devait y être la plus grande, l’amour peut naître – l’amour le

plus physique – sans qu’il y ait eu, à sa base, un désir préa-

lable. À cette époque de la vie, on a déjà été atteint plusieurs

fois par l’amour ; il n’évolue plus seul suivant ses propres

lois inconnues et fatales, devant notre cœur étonné et passif.

Nous venons à son aide, nous le faussons par la mémoire,

par la suggestion. En reconnaissant un de ses symptômes,

nous nous rappelons, nous faisons renaître les autres.

Comme nous possédons sa chanson, gravée en nous tout en-

tière, nous n’avons pas besoin qu’une femme nous en dise le

début – rempli par l’admiration qu’inspire la beauté – pour

en trouver la suite. Et si elle commence au milieu – là où les

cœurs se rapprochent, où l’on parle de n’exister plus que l’un

pour l’autre – nous avons assez l’habitude de cette musique

pour rejoindre tout de suite notre partenaire au passage où

elle nous attend.

Odette de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha

ses visites ; et sans doute chacune d’elles renouvelait pour

lui la déception qu’il éprouvait à se retrouver devant ce vi-

sage dont il avait un peu oublié les particularités dans

l’intervalle et qu’il ne s’était rappelé ni si expressif ni, malgré

sa jeunesse, si fané ; il regrettait, pendant qu’elle causait

avec lui, que la grande beauté qu’elle avait ne fût pas du

– 248 –

genre de celles qu’il aurait spontanément préférées. Il faut

d’ailleurs dire que le visage d’Odette paraissait plus maigre

et plus proéminent parce que le front et le haut des joues,

cette surface unie et plus plane était recouverte par la masse

de cheveux qu’on portait alors prolongés en « devants »,

soulevés en « crêpés », répandus en mèches folles le long des

oreilles ; et quant à son corps qui était admirablement fait, il

était difficile d’en apercevoir la continuité (à cause des

modes de l’époque et quoiqu’elle fût une des femmes de Pa-

ris qui s’habillaient le mieux), tant le corsage, s’avançant en

saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusque-

ment en pointe pendant que par en dessous commençait à

s’enfler le ballon des doubles jupes, donnait à la femme l’air

d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les

unes dans les autres ; tant les ruchés, les volants, le gilet sui-

vaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur des-

sin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait

aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais per-

pendiculaires, ou qui les dirigeait le long du busc, mais ne

s’attachaient nullement à l’être vivant, qui selon que l’archi-

tecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s’écartait trop

de la sienne, s’y trouvait engoncé ou perdu.

Mais, quand Odette était partie, Swann souriait en pen-

sant qu’elle lui avait dit combien le temps lui durerait jusqu’à

ce qu’il lui permît de revenir ; il se rappelait l’air inquiet, ti-

mide, avec lequel elle l’avait une fois prié que ce ne fût pas

dans trop longtemps, et les regards qu’elle avait eus à ce

moment-là, fixés sur lui en une imploration craintive, et qui

la faisaient touchante sous le bouquet de fleurs de pensées

artificielles fixé devant son chapeau rond de paille blanche, à

brides de velours noir. « Et vous, avait-elle dit, vous ne vien-

driez pas une fois chez moi prendre le thé ? » Il avait allégué

des travaux en train, une étude – en réalité abandonnée de-

– 249 –

puis des années – sur Ver Meer de Delft. « Je comprends que

je ne peux rien faire, moi chétive, à côté de grands savants

comme vous autres, lui avait-elle répondu. Je serais comme

la grenouille devant l’aréopage. Et pourtant j’aimerais tant

m’instruire, savoir, être initiée. Comme cela doit être amu-

sant de bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux pa-

piers ! » avait-elle ajouté avec l’air de contentement de soi-

même que prend une femme élégante pour affirmer que sa

joie est de se livrer sans crainte de se salir à une besogne

malpropre, comme de faire la cuisine en « mettant elle-

même les mains à la pâte ». « Vous allez vous moquer de

moi, ce peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait

parler de Ver Meer), je n’avais jamais entendu parler de lui ;

vit-il encore ? Est-ce qu’on peut voir de ses œuvres à Paris,

pour que je puisse me représenter ce que vous aimez, devi-

ner un peu ce qu’il y a sous ce grand front qui travaille tant,

dans cette tête qu’on sent toujours en train de réfléchir, me

dire : voilà, c’est à cela qu’il est en train de penser. Quel rêve

ce serait d’être mêlée à vos travaux ! » Il s’était excusé sur sa

peur des amitiés nouvelles, ce qu’il avait appelé, par galante-

rie, sa peur d’être malheureux. « Vous avez peur d’une affec-

tion ? Comme c’est drôle, moi qui ne cherche que cela, qui

donnerais ma vie pour en trouver une », avait-elle dit d’une

voix si naturelle, si convaincue, qu’il en avait été remué.

« Vous avez dû souffrir par une femme. Et vous croyez que

les autres sont comme elle. Elle n’a pas su vous com-

prendre ; vous êtes un être si à part. C’est cela que j’ai aimé

d’abord en vous, j’ai bien senti que vous n’étiez pas comme

tout le monde. — Et puis d’ailleurs vous aussi, lui avait-il dit,

je sais bien ce que c’est que les femmes, vous devez avoir

des tas d’occupations, être peu libre. — Moi, je n’ai jamais

rien à faire ! Je suis toujours libre, je le serai toujours pour

vous. À n’importe quelle heure du jour ou de la nuit où il

– 250 –

pourrait vous être commode de me voir, faites-moi chercher,

et je serai trop heureuse d’accourir. Le ferez-vous ? Savez-

vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire présenter à

Mme Verdurin chez qui je vais tous les soirs. Croyez-vous ! si

on s’y retrouvait et si je pensais que c’est un peu pour moi

que vous y êtes ! »

Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en

pensant ainsi à elle quand il était seul, il faisait seulement

jouer son image entre beaucoup d’autres images de femmes

dans des rêveries romanesques ; mais si, grâce à une circons-

tance quelconque (ou même peut-être sans que ce fût grâce à

elle, la circonstance qui se présente au moment où un état,

latent jusque-là, se déclare, pouvant n’avoir influé en rien sur

lui) l’image d’Odette de Crécy venait à absorber toutes ces

rêveries, si celles-ci n’étaient plus séparables de son souve-

nir, alors l’imperfection de son corps ne garderait plus au-

cune importance, ni qu’il eût été, plus ou moins qu’un autre

corps, selon le goût de Swann, puisque devenu le corps de

celle qu’il aimait, il serait désormais le seul qui fût capable

de lui causer des joies et des tourments.

Mon grand-père avait précisément connu, ce qu’on

n’aurait pu dire d’aucun de leurs amis actuels, la famille de

ces Verdurin. Mais il avait perdu toute relation avec celui

qu’il appelait le « jeune Verdurin » et qu’il considérait, un

peu en gros, comme tombé – tout en gardant de nombreux

millions – dans la bohème et la racaille. Un jour il reçut une

lettre de Swann lui demandant s’il ne pourrait pas le mettre

en rapport avec les Verdurin : « À la garde ! à la garde !

s’était écrié mon grand-père, ça ne m’étonne pas du tout,

c’est bien par là que devait finir Swann. Joli milieu ! D’abord

je ne peux pas faire ce qu’il me demande parce que je ne

connais plus ce monsieur. Et puis ça doit cacher une histoire

– 251 –

de femme, je ne me mêle pas de ces affaires-là. Ah bien !

nous allons avoir de l’agrément si Swann s’affuble des petits

Verdurin. »

Et sur la réponse négative de mon grand-père, c’est

Odette qui avait amené elle-même Swann chez les Verdurin.

Les Verdurin avaient eu à dîner, le jour où Swann y fit

ses débuts, le docteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa

tante, et le peintre qui avait alors leur faveur, auxquels

s’étaient joints dans la soirée quelques autres fidèles.

Le docteur Cottard ne savait jamais d’une façon certaine

de quel ton il devait répondre à quelqu’un, si son interlocu-

teur voulait rire ou était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à

toutes ses expressions de physionomie l’offre d’un sourire

conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le dis-

culperait du reproche de naïveté, si le propos qu’on lui avait

tenu se trouvait avoir été facétieux. Mais comme pour faire

face à l’hypothèse opposée il n’osait pas laisser ce sourire

s’affirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter perpé-

tuellement une incertitude où se lisait la question qu’il

n’osait pas poser : « Dites-vous cela pour de bon ? » Il n’était

pas plus assuré de la façon dont il devait se comporter dans

la rue, et même en général dans la vie, que dans un salon, et

on le voyait opposer aux passants, aux voitures, aux événe-

ments un malicieux sourire qui ôtait d’avance à son attitude

toute impropriété, puisqu’il prouvait, si elle n’était pas de

mise, qu’il le savait bien et que s’il avait adopté celle-là,

c’était par plaisanterie.

Sur tous les points cependant où une franche question

lui semblait permise, le docteur ne se faisait pas faute de

s’efforcer de restreindre le champ de ses doutes et de com-

pléter son instruction.

– 252 –

C’est ainsi que, sur les conseils qu’une mère prévoyante

lui avait donnés quand il avait quitté sa province, il ne lais-

sait jamais passer soit une locution ou un nom propre qui lui

étaient inconnus, sans tâcher de se faire documenter sur eux.

Pour les locutions, il était insatiable de renseignements,

car, leur supposant parfois un sens plus précis qu’elles n’ont,

il eût désiré savoir ce qu’on voulait dire exactement par

celles qu’il entendait le plus souvent employer : la beauté du

diable, du sang bleu, une vie de bâton de chaise, le quart

d’heure de Rabelais, être le prince des élégances, donner

carte blanche, être réduit à quia, etc., et dans quels cas dé-

terminés il pouvait à son tour les faire figurer dans ses pro-

pos. À leur défaut, il plaçait des jeux de mots qu’il avait ap-

pris. Quant aux noms de personnes nouveaux qu’on pronon-

çait devant lui il se contentait seulement de les répéter sur

un ton interrogatif qu’il pensait suffisant pour lui valoir des

explications qu’il n’aurait pas l’air de demander.

Comme le sens critique qu’il croyait exercer sur tout lui

faisait complètement défaut, le raffinement de politesse qui

consiste à affirmer, à quelqu’un qu’on oblige, sans souhaiter

d’en être cru, que c’est à lui qu’on a obligation, était peine

perdue avec lui, il prenait tout au pied de la lettre. Quel que

fût l’aveuglement de Mme Verdurin à son égard, elle avait fini,

tout en continuant à le trouver très fin, par être agacée de

voir que quand elle l’invitait dans une avant-scène à en-

tendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de grâce :

« Vous êtes trop aimable d’être venu, Docteur, d’autant plus

que je suis sûre que vous avez déjà souvent entendu Sarah

Bernhardt, et puis nous sommes peut-être trop près de la

scène », le docteur Cottard qui était entré dans la loge avec

un sourire qui attendait pour se préciser ou pour disparaître

que quelqu’un d’autorisé le renseignât sur la valeur du spec-

– 253 –

tacle, lui répondait : « En effet on est beaucoup trop près et

on commence à être fatigué de Sarah Bernhardt. Mais vous

m’avez exprimé le désir que je vienne. Pour moi vos désirs

sont des ordres. Je suis trop heureux de vous rendre ce petit

service. Que ne ferait-on pas pour vous être agréable, vous

êtes si bonne ! » Et il ajoutait : « Sarah Bernhardt, c’est bien

la Voix d’Or, n’est-ce pas ? On écrit souvent aussi qu’elle

brûle les planches. C’est une expression bizarre, n’est-ce

pas ? » dans l’espoir de commentaires qui ne venaient point.

« Tu sais, avait dit Mme Verdurin à son mari, je crois que

nous faisons fausse route quand par modestie nous dépré-

cions ce que nous offrons au docteur. C’est un savant qui vit

en dehors de l’existence pratique, il ne connaît pas par lui-

même la valeur des choses et il s’en rapporte à ce que nous

lui en disons. — Je n’avais pas osé te le dire, mais je l’avais

remarqué », répondit M. Verdurin. Et au jour de l’An suivant,

au lieu d’envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille

francs en lui disant que c ’était bien peu de chose,

M. Verdurin acheta pour trois cents francs une pierre recons-

tituée en laissant entendre qu’on pouvait difficilement en

voir d’aussi belle.

Quand Mme Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la

soirée, M. Swann : « Swann ? » s’était écrié le docteur d’un

accent rendu brutal par la surprise, car la moindre nouvelle

prenait toujours plus au dépourvu que quiconque cet homme

qui se croyait perpétuellement préparé à tout. Et voyant

qu’on ne lui répondait pas : « Swann ? Qui ça, Swann ! » hur-

la-t-il au comble d’une anxiété qui se détendit soudain quand

Mme Verdurin eut dit : « Mais l’ami dont Odette nous avait

parlé. — Ah ! bon, bon, ça va bien », répondit le docteur

apaisé. Quant au peintre, il se réjouissait de l’introduction de

Swann chez Mme Verdurin, parce qu’il le supposait amoureux

– 254 –

d’Odette et qu’il aimait à favoriser les liaisons. « Rien ne

m’amuse comme de faire des mariages, confia-t-il, dans

l’oreille, au docteur Cottard, j’en ai déjà réussi beaucoup,

même entre femmes ! »

En disant aux Verdurin que Swann était très « smart »,

Odette leur avait fait craindre un « ennuyeux ». Il leur fit au

contraire une excellente impression dont à leur insu sa fré-

quentation dans la société élégante était une des causes indi-

rectes. Il avait en effet sur les hommes même intelligents qui

ne sont jamais allés dans le monde, une des supériorités de

ceux qui y ont un peu vécu, qui est de ne plus le transfigurer

par le désir ou par l’horreur qu’il inspire à l’imagination, de

le considérer comme sans aucune importance. Leur amabili-

té, séparée de tout snobisme et de la peur de paraître trop

aimable, devenue indépendante, a cette aisance, cette grâce

des mouvements de ceux dont les membres assouplis exécu-

tent exactement ce qu’ils veulent, sans participation indis-

crète et maladroite du reste du corps. La simple gymnastique

élémentaire de l’homme du monde tendant la main avec

bonne grâce au jeune homme inconnu qu’on lui présente et

s’inclinant avec réserve devant l’ambassadeur à qui on le

présente, avait fini par passer sans qu’il en fût conscient

dans toute l’attitude sociale de Swann, qui vis-à-vis de gens

d’un milieu inférieur au sien comme étaient les Verdurin et

leurs amis, fit instinctivement montre d’un empressement, se

livra à des avances, dont, selon eux, un ennuyeux se fût abs-

tenu. Il n’eut un moment de froideur qu’avec le docteur Cot-

tard : en le voyant lui cligner de l’œil et lui sourire d’un air

ambigu avant qu’ils se fussent encore parlé (mimique que

Cottard appelait « laisser venir »), Swann crut que le docteur

le connaissait sans doute pour s’être trouvé avec lui en

quelque lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant

fort peu, n’ayant jamais vécu dans le monde de la noce.

– 255 –

Trouvant l’allusion de mauvais goût, surtout en présence

d’Odette qui pourrait en prendre une mauvaise idée de lui, il

affecta un air glacial. Mais quand il apprit qu’une dame qui

se trouvait près de lui était Mme Cottard, il pensa qu’un mari

aussi jeune n’aurait pas cherché à faire allusion devant sa

femme à des divertissements de ce genre ; et il cessa de

donner à l’air entendu du docteur la signification qu’il redou-

tait. Le peintre invita tout de suite Swann à venir avec

Odette à son atelier, Swann le trouva gentil. « Peut-être

qu’on vous favorisera plus que moi, dit Mme Verdurin, sur un

ton qui feignait d’être piqué, et qu’on vous montrera le por-

trait de Cottard (elle l’avait commandé au peintre). Pensez

bien, “monsieur” Biche », rappela-t-elle au peintre, à qui

c’était une plaisanterie consacrée de dire monsieur, « à

rendre le joli regard, le petit côté fin, amusant, de l’œil. Vous

savez que ce que je veux surtout avoir, c’est son sourire, ce

que je vous ai demandé, c’est le portrait de son sourire. » Et

comme cette expression lui sembla remarquable elle la répé-

ta très haut pour être sûre que plusieurs invités l’eussent en-

tendue, et même, sous un prétexte vague, en fit d’abord rap-

procher quelques-uns. Swann demanda à faire la connais-

sance de tout le monde, même d’un vieil ami des Verdurin,

Saniette, à qui sa timidité, sa simplicité et son bon cœur

avaient fait perdre partout la considération que lui avaient

value sa science d’archiviste, sa grosse fortune, et la famille

distinguée dont il sortait. Il avait dans la bouche, en parlant,

une bouillie qui était adorable parce qu’on sentait qu’elle

trahissait moins un défaut de la langue qu’une qualité de

l’âme, comme un reste de l’innocence du premier âge qu’il

n’avait jamais perdue. Toutes les consonnes qu’il ne pouvait

prononcer figuraient comme autant de duretés dont il était

incapable. En demandant à être présenté à M. Saniette,

Swann fit à Mme Verdurin l’effet de renverser les rôles (au

– 256 –

point qu’en réponse, elle dit en insistant sur la différence :

« Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la bonté de me per-

mettre de vous présenter notre ami Saniette »), mais excita

chez Saniette une sympathie ardente que d’ailleurs les Ver-

durin ne révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait

un peu et ils ne tenaient pas à lui faire des amis. Mais en re-

vanche Swann les toucha infiniment en croyant devoir de-

mander tout de suite à faire la connaissance de la tante du

pianiste. En robe noire comme toujours, parce qu’elle croyait

qu’en noir on est toujours bien et que c’est ce qu’il y a de

plus distingué, elle avait le visage excessivement rouge

comme chaque fois qu’elle venait de manger. Elle s’inclina

devant Swann avec respect, mais se redressa avec majesté.

Comme elle n’avait aucune instruction et avait peur de faire

des fautes de français, elle prononçait exprès d’une manière

confuse, pensant que si elle lâchait un cuir il serait estompé

d’un tel vague qu’on ne pourrait le distinguer avec certitude,

de sorte que sa conversation n’était qu’un graillonnement

indistinct duquel émergeaient de temps à autre les rares vo-

cables dont elle se sentait sûre. Swann crut pouvoir se mo-

quer légèrement d’elle en parlant à M. Verdurin, lequel au

contraire fut piqué.

« C’est une si excellente femme, répondit-il. Je vous ac-

corde qu’elle n’est pas étourdissante ; mais je vous assure

qu’elle est agréable quand on cause seul avec elle. — Je n’en

doute pas, s’empressa de concéder Swann. Je voulais dire

qu’elle ne me semblait pas “éminente”, ajouta-t-il en déta-

chant cet adjectif, et en somme c’est plutôt un compliment !

— Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit

d’une manière charmante. Vous n’avez jamais entendu son

neveu ? c’est admirable, n’est-ce pas, Docteur ? Voulez-vous

que je lui demande de jouer quelque chose, monsieur

Swann ? — Mais ce sera un bonheur… », commençait à ré-

– 257 –

pondre Swann, quand le docteur l’interrompit d’un air mo-

queur. En effet ayant retenu que dans la conversation l’em-

phase, l’emploi de formes solennelles, était suranné, dès qu’il

entendait un mot grave dit sérieusement comme venait de

l’être le mot « bonheur », il croyait que celui qui l’avait pro-

noncé venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus,

ce mot se trouvait figurer par hasard dans ce qu’il appelait

un vieux cliché, si courant que ce mot fût d’ailleurs, le doc-

teur supposait que la phrase commencée était ridicule, et la

terminait ironiquement par le lieu commun qu’il semblait ac-

cuser son interlocuteur d’avoir voulu placer, alors que celui-

ci n’y avait jamais pensé.

« Un bonheur pour la France ! » s’écria-t-il malicieuse-

ment en levant les bras avec emphase.

M. Verdurin ne put s’empêcher de rire.

« Qu’est-ce qu’ils ont à rire, toutes ces bonnes gens-là,

on a l’air de ne pas engendrer la mélancolie dans votre petit

coin là-bas, s’écria Mme Verdurin. Si vous croyez que je m’a-

muse, moi, à rester toute seule en pénitence », ajouta-t-elle

sur un ton dépité, en faisant l’enfant.

Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en

sapin ciré, qu’un violoniste de ce pays lui avait donné et

qu’elle conservait, quoiqu’il rappelât la forme d’un escabeau

et jurât avec les beaux meubles anciens qu’elle avait, mais

elle tenait à garder en évidence les cadeaux que les fidèles

avaient l’habitude de lui faire de temps en temps, afin que les

donateurs eussent le plaisir de les reconnaître quand ils ve-

naient. Aussi tâchait-elle de persuader qu’on s’en tînt aux

fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent ; mais elle

n’y réussissait pas et c’était chez elle une collection de

chauffe-pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de ba-

– 258 –

romètres, de potiches, dans une accumulation de redites et

un disparate d’étrennes.

De ce poste élevé elle participait avec entrain à la con-

versation des fidèles et s’égayait de leurs « fumisteries »,

mais depuis l’accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle

avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement et

se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signi-

fiait, sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes.

Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux

ou contre un ancien habitué rejeté au camp des ennuyeux –

et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu

longtemps la prétention d’être aussi aimable que sa femme,

mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été dis-

tancé et vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive hila-

rité – elle poussait un petit cri, fermait entièrement ses yeux

d’oiseau qu’une taie commençait à voiler, et brusquement,

comme si elle n’eût eu que le temps de cacher un spectacle

indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure

dans ses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien

voir, elle avait l’air de s’efforcer de réprimer, d’anéantir un

rire qui, si elle s’y fût abandonnée, l’eût conduite à l’éva-

nouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles, ivre de

camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin,

juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût

trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabi-

lité.

Cependant M. Verdurin, après avoir demandé à Swann

la permission d’allumer sa pipe (« ici on ne se gêne pas, on

est entre camarades »), priait le jeune artiste de se mettre au

piano.

– 259 –

« Allons, voyons, ne l’ennuie pas, il n’est pas ici pour

être tourmenté, s’écria Mme Verdurin, je ne veux pas qu’on le

tourmente, moi !

— Mais pourquoi veux-tu que ça l’ennuie ? dit

M. Verdurin, M. Swann ne connaît peut-être pas la sonate en

fa dièse que nous avons découverte, il va nous jouer

l’arrangement pour piano.

— Ah ! non, non, pas ma sonate ! cria Mme Verdurin, je

n’ai pas envie à force de pleurer de me fiche un rhume de

cerveau avec névralgies faciales, comme la dernière fois ;

merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer ; vous êtes

bons vous autres, on voit bien que ce n’est pas vous qui gar-

derez le lit huit jours ! »

Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le

pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que si elle

avait été nouvelle, comme une preuve de la séduisante origi-

nalité de la « Patronne » et de sa sensibilité musicale. Ceux

qui étaient près d’elle faisaient signe à ceux qui plus loin fu-

maient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher ; qu’il se

passait quelque chose, leur disant comme on fait au Reichs-

tag dans les moments intéressants : « Écoutez, écoutez. » Et

le lendemain on donnait des regrets à ceux qui n’avaient pas

pu venir en leur disant que la scène avait été encore plus

amusante que d’habitude.

« Eh bien ! voyons, c’est entendu, dit M. Verdurin, il ne

jouera que l’andante.

— Que l’andante, comme tu y vas ! s’écria Mme Verdurin.

C’est justement l’andante qui me casse bras et jambes. Il est

vraiment superbe, le Patron ! C’est comme si dans la Neu-

– 260 –

vième il disait : nous n’entendrons que le finale, ou dans Les

Maîtres que l’ouverture. »

Le docteur cependant poussait Mme Verdurin à laisser

jouer le pianiste, non pas qu’il crût feints les troubles que la

musique lui donnait – il y reconnaissait certains états neuras-

théniques – mais par cette habitude qu’ont beaucoup de mé-

decins de faire fléchir immédiatement la sévérité de leurs

prescriptions dès qu’est en jeu, chose qui leur semble beau-

coup plus importante, quelque réunion mondaine dont ils

font partie et dont la personne à qui ils conseillent d’oublier

pour une fois sa dyspepsie ou sa grippe, est un des facteurs

essentiels.

« Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui

dit-il en cherchant à la suggestionner du regard. Et si vous

êtes malade nous vous soignerons.

— Bien vrai ? » répondit Mme Verdurin, comme si devant

l’espérance d’une telle faveur il n’y avait plus qu’à capituler.

Peut-être aussi, à force de dire qu’elle serait malade, y avait-

il des moments où elle ne se rappelait plus que c’était un

mensonge et prenait une âme de malade. Or ceux-ci, fatigués

d’être toujours obligés de faire dépendre de leur sagesse la

rareté de leurs accès, aiment se laisser aller à croire qu’ils

pourront faire impunément tout ce qui leur plaît et leur fait

mal d’habitude, à condition de se remettre en les mains d’un

être puissant, qui, sans qu’ils aient aucune peine à prendre,

d’un mot ou d’une pilule, les remettra sur pied.

Odette était allée s’asseoir sur un canapé de tapisserie

qui était près du piano :

« Vous savez, j’ai ma petite place », dit-elle à

Mme Verdurin.

– 261 –

Celle-ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever :

« Vous n’êtes pas bien là, allez donc vous mettre à côté

d’Odette, n’est-ce pas Odette, vous ferez bien une place à

M. Swann ?

— Quel joli Beauvais, dit avant de s’asseoir Swann qui

cherchait à être aimable.

— Ah ! je suis contente que vous appréciiez mon canapé,

répondit Mme Verdurin. Et je vous préviens que si vous vou-

lez en voir d’aussi beau, vous pouvez y renoncer tout de

suite. Jamais ils n’ont rien fait de pareil. Les petites chaises

aussi sont des merveilles. Tout à l’heure vous regarderez ce-

la. Chaque bronze correspond comme attribut au petit sujet

du siège ; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous

voulez regarder cela, je vous promets un bon moment. Rien

que les petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne

sur fond rouge de L’Ours et les Raisins. Est-ce dessiné ?

Qu’est-ce que vous en dites, je crois qu’ils le savaient plutôt,

dessiner ! Est-elle assez appétissante cette vigne ? Mon mari

prétend que je n’aime pas les fruits parce que j’en mange

moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous

tous, mais je n’ai pas besoin de me les mettre dans la bouche

puisque je jouis par les yeux. Qu’est-ce que vous avez tous à

rire ? Demandez au docteur, il vous dira que ces raisins-là

me purgent. D’autres font des cures de Fontainebleau, moi je

fais ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous

ne partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des dos-

siers. Est-ce assez doux comme patine ? Mais non, à pleines

mains, touchez-les bien.

— Ah ! si madame Verdurin commence à peloter les

bronzes, nous n’entendrons pas de musique ce soir, dit le

peintre.

– 262 –

— Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en

se tournant vers Swann, on nous défend à nous autres

femmes des choses moins voluptueuses que cela. Mais il n’y

a pas une chair comparable à cela ! Quand M. Verdurin me

faisait l’honneur d’être jaloux de moi – allons, sois poli au

moins, ne dis pas que tu ne l’as jamais été…

— Mais je ne dis absolument rien. Voyons, Docteur, je

vous prends à témoin : est-ce que j’ai dit quelque chose ? »

Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas

cesser tout de suite.

« Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant c’est

vous qu’on va caresser, qu’on va caresser dans l’oreille ;

vous aimez cela, je pense ; voilà un petit jeune homme qui va

s’en charger. »

Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable

encore avec lui qu’avec les autres personnes qui se trou-

vaient là. Voici pourquoi :

L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu

une œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord,

il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés

par les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir

quand, au-dessous de la petite ligne du violon, mince, résis-

tante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher

à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de

piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la

mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de

lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement dis-

tinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait,

charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase

ou l’harmonie – il ne savait lui-même – qui passait et qui lui

– 263 –

avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs

de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété

de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait

pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi

confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant

les seules purement musicales, inétendues, entièrement ori-

ginales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une

impression de ce genre, pendant un instant, est pour ainsi

dire sine materia. Sans doute les notes que nous entendons

alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à

couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensions variées,

à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de

largeur, de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes

sont évanouies avant que ces sensations soient assez for-

mées en nous pour ne pas être submergées par celles

qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées.

Et cette impression continuerait à envelopper de sa liquidité

et de son « fondu » les motifs qui par instants en émergent, à

peine discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, con-

nus seulement par le plaisir particulier qu’ils donnent, im-

possibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables – si la

mémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fonda-

tions durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous

des fac-similés de ces phrases fugitives, ne nous permettait

de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différen-

cier. Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait

ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait four-

ni séance tenante une transcription sommaire et provisoire,

mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau

continuait, si bien que, quand la même impression était tout

d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en

représentait l’étendue, les groupements symétriques, la gra-

phie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui

– 264 –

n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’archi-

tecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la mu-

sique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase

s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes so-

nores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particu-

lières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre,

dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire

connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour in-

connu.

D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis

ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et

tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se pré-

parait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement

elle changeait de direction et d’un mouvement nouveau, plus

rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’en-

traînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle

disparut. Il souhaita passionnément la revoir une troisième

fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus claire-

ment, en lui causant même une volupté moins profonde.

Mais rentré chez lui il eut besoin d’elle, il était comme un

homme dans la vie de qui une passante qu’il a aperçue un

moment vient de faire entrer l’image d’une beauté nouvelle

qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande,

sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il

aime déjà et dont il ignore jusqu’au nom.

Même cet amour pour une phrase musicale sembla un

instant devoir amorcer chez Swann la possibilité d’une sorte

de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncé à

appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à la poursuite de

satisfactions quotidiennes, qu’il croyait, sans jamais se le

dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu’à sa

mort ; bien plus, ne se sentant plus d’idées élevées dans l’es-

– 265 –

prit, il avait cessé de croire à leur réalité, sans pouvoir non

plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l’habitude de se ré-

fugier dans des pensées sans importance qui lui permettaient

de laisser de côté le fond des choses. De même qu’il ne se

demandait pas s’il n’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le

monde, mais en revanche savait avec certitude que s’il avait

accepté une invitation il devait s’y rendre et que s’il ne faisait

pas de visite après il lui fallait laisser des cartes, de même

dans sa conversation il s’efforçait de ne jamais exprimer

avec cœur une opinion intime sur les choses, mais de fournir

des détails matériels qui valaient en quelque sorte par eux-

mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure. Il

était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la

date de la naissance ou de la mort d’un peintre, pour la no-

menclature de ses œuvres. Parfois malgré tout il se laissait

aller à émettre un jugement sur une œuvre, sur une manière

de comprendre la vie, mais il donnait alors à ses paroles un

ton ironique comme s’il n’adhérait pas tout entier à ce qu’il

disait. Or, comme certains valétudinaires chez qui tout d’un

coup un pays où ils sont arrivés, un régime différent, quel-

quefois une évolution organique, spontanée et mystérieuse,

semblent amener une telle régression de leur mal qu’ils

commencent à envisager la possibilité inespérée de com-

mencer sur le tard une vie toute différente, Swann trouvait

en lui, dans le souvenir de la phrase qu’il avait entendue,

dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer, pour voir s’il ne

l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces réalités invi-

sibles auxquelles il avait cessé de croire et auxquelles,

comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont

il souffrait une sorte d’influence élective, il se sentait de nou-

veau le désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais

n’étant pas arrivé à savoir de qui était l’œuvre qu’il avait en-

tendue, il n’avait pu se la procurer et avait fini par l’oublier.

– 266 –

Il avait bien rencontré dans la semaine quelques personnes

qui se trouvaient comme lui à cette soirée et les avait inter-

rogées ; mais plusieurs étaient arrivées après la musique ou

parties avant ; certaines pourtant étaient là pendant qu’on

l’exécutait mais étaient allées causer dans un autre salon, et

d’autres, restées à écouter, n’avaient pas entendu plus que

les premières. Quant aux maîtres de maison, ils savaient que

c’était une œuvre nouvelle que les artistes qu’ils avaient en-

gagés avaient demandé à jouer ; ceux-ci étant partis en tour-

née, Swann ne put pas en savoir davantage. Il avait bien des

amis musiciens, mais tout en se rappelant le plaisir spécial et

intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devant ses

yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant incapable

de la leur chanter. Puis il cessa d’y penser.

Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste

avait commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup,

après une note haute longuement tenue pendant deux me-

sures, il vit approcher, s’échappant de sous cette sonorité

prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le

mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et

divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et elle

était si particulière, elle avait un charme si individuel et

qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann

comme s’il eût rencontré dans un salon ami une personne

qu’il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais re-

trouver. À la fin, elle s’éloigna, indicatrice, diligente, parmi

les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de

Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait

demander le nom de son inconnue (on lui dit que c’était

l’andante de la Sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la

tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait,

essayer d’apprendre son langage et son secret.

– 267 –

Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de

lui pour lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité

plut beaucoup à Mme Verdurin.

« Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann ; la com-

prend-il assez, sa sonate, le petit misérable ? Vous ne saviez

pas que le piano pouvait atteindre à ça. C’est tout, excepté

du piano, ma parole ! Chaque fois j’y suis reprise, je crois en-

tendre un orchestre. C’est même plus beau que l’orchestre,

plus complet. »

Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les

mots comme s’il avait fait un trait d’esprit :

« Vous êtes très indulgente pour moi », dit-il.

Et tandis que Mme Verdurin disait à son mari : « Allons,

donne-lui de l’orangeade, il l’a bien méritée », Swann racon-

tait à Odette comment il avait été amoureux de cette petite

phrase. Quand Mme Verdurin, ayant dit d’un peu loin : « Eh

bien ! il me semble qu’on est en train de vous dire de belles

choses, Odette », elle répondit : « Oui, de très belles » et

Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il deman-

dait des renseignements sur Vinteuil, sur son œuvre, sur

l’époque de sa vie où il avait composé cette sonate, sur ce

qu’avait pu signifier pour lui la petite phrase, c’est cela sur-

tout qu’il aurait voulu savoir.

Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce

musicien (quand Swann avait dit que sa sonate était vrai-

ment belle, Mme Verdurin s’était écriée : « Je vous crois un

peu qu’elle est belle ! Mais on n’avoue pas qu’on ne connaît

pas la sonate de Vinteuil, on n’a pas le droit de ne pas la

connaître », et le peintre avait ajouté : « Ah ! c’est tout à fait

une très grande machine, n’est-ce pas ? Ce n’est pas, si vous

– 268 –

voulez, la chose “cher” et “public”, n’est-ce pas ? mais c’est

la très grosse impression pour les artistes »), ces gens sem-

blaient ne s’être jamais posé ces questions car ils furent in-

capables d’y répondre.

Même à une ou deux remarques particulières que fit

Swann sur sa phrase préférée :

« Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait attention ;

je vous dirai que je n’aime pas beaucoup chercher la petite

bête et m’égarer dans des pointes d’aiguilles ; on ne perd pas

son temps à couper les cheveux en quatre ici, ce n’est pas le

genre de la maison », répondit Mme Verdurin, que le docteur

Cottard regardait avec une admiration béate et un zèle stu-

dieux se jouer au milieu de ce flot d’expressions toutes faites.

D’ailleurs lui et Mme Cottard, avec une sorte de bon sens

comme en ont aussi certaines gens du peuple, se gardaient

bien de donner une opinion ou de feindre l’admiration pour

une musique qu’ils s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés

chez eux, ne pas plus comprendre que la peinture de

« M. Biche ». Comme le public ne connaît du charme, de la

grâce, des formes de la nature que ce qu’il en a puisé dans

les poncifs d’un art lentement assimilé, et qu’un artiste origi-

nal commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard,

image en cela du public, ne trouvaient ni dans la sonate de

Vinteuil, ni dans les portraits du peintre, ce qui faisait pour

eux l’harmonie de la musique et la beauté de la peinture. Il

leur semblait quand le pianiste jouait la sonate qu’il accro-

chait au hasard sur le piano des notes que ne reliaient pas en

effet les formes auxquelles ils étaient habitués, et que le

peintre jetait au hasard des couleurs sur ses toiles. Quand,

dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme, ils la

trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est-à-dire dépourvue de

l’élégance de l’école de peinture à travers laquelle ils

– 269 –

voyaient dans la rue même les êtres vivants), et sans vérité,

comme si M. Biche n’eût pas su comment était construite

une épaule et que les femmes n’ont pas les cheveux mauves.

Pourtant les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit

qu’il y avait là une occasion propice et, pendant que

Mme Verdurin disait un dernier mot sur la sonate de Vinteuil,

comme un nageur débutant qui se jette à l’eau pour ap-

prendre mais choisit un moment où il n’y a pas trop de

monde pour le voir :

« Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo car-

tello ! » s’écria-t-il avec une brusque résolution.

Swann apprit seulement que l’apparition récente de la

sonate de Vinteuil avait produit une grande impression dans

une école de tendances très avancées, mais était entièrement

inconnue du grand public.

« Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit

Swann, en pensant au professeur de piano des sœurs de ma

grand-mère.

— C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin.

— Oh ! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu

deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question.

— Alors poser la question, c’est la résoudre ? dit le doc-

teur.

— Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela se-

rait assez triste, mais enfin un homme de génie peut être le

cousin d’une vieille bête. Si cela était, j’avoue qu’il n’y a pas

de supplice que je ne m’imposerais pour que la vieille bête

me présentât à l’auteur de la sonate : d’abord le supplice de

fréquenter la vieille bête, et qui doit être affreux. »

– 270 –

Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très ma-

lade et que le docteur Potain craignait de ne pouvoir le sau-

ver.

« Comment, s’écria Mme Verdurin, il y a encore des gens

qui se font soigner par Potain !

— Ah ! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de ma-

rivaudage, vous oubliez que vous parlez d’un de mes con-

frères, je devrais dire un de mes maîtres. »

Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé

d’aliénation mentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en aper-

cevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva pas

cette remarque absurde, mais elle le troubla ; car une œuvre

de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques

dont l’altération dans le langage dénonce la folie, la folie re-

connue dans une sonate lui paraissait quelque chose d’aussi

mystérieux que la folie d’une chienne, la folie d’un cheval,

qui pourtant s’observent en effet.

« Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en

savez dix fois autant que lui », répondit Mme Verdurin au

docteur Cottard, du ton d’une personne qui a le courage de

ses opinions et tient bravement tête à ceux qui ne sont pas

du même avis qu’elle. « Vous ne tuez pas vos malades, vous

au moins !

— Mais, Madame, il est de l’Académie, répliqua le doc-

teur d’un ton ironique. Si un malade préfère mourir de la

main d’un des princes de la science… C’est beaucoup plus

chic de pouvoir dire : “C’est Potain qui me soigne.”

— Ah ! c’est plus chic ? dit Mme Verdurin. Alors il y a du

chic dans les maladies, maintenant ? je ne savais pas ça… Ce

que vous m’amusez ! s’écria-t-elle tout à coup en plongeant

– 271 –

sa figure dans ses mains. Et moi, bonne bête qui discutais sé-

rieusement sans m’apercevoir que vous me faisiez monter à

l’arbre. »

Quant à M. Verdurin, trouvant que c’était un peu fati-

gant de se mettre à rire pour si peu, il se contenta de tirer

une bouffée de sa pipe en songeant avec tristesse qu’il ne

pouvait plus rattraper sa femme sur le terrain de l’amabilité.

« Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup », dit

Mme Verdurin à Odette au moment où celle-ci lui souhaitait

le bonsoir. « Il est simple, charmant ; si vous n’avez jamais à

nous présenter que des amis comme cela, vous pouvez les

amener. »

M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n’avait

pas apprécié la tante du pianiste.

« Il s’est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit

Mme Verdurin, tu ne voudrais pourtant pas que, la première

fois, il ait déjà le ton de la maison comme Cottard qui fait

partie de notre petit clan depuis plusieurs années. La pre-

mière fois ne compte pas, c’était utile pour prendre langue.

Odette, il est convenu qu’il viendra nous retrouver demain

au Châtelet. Si vous alliez le prendre ?

— Mais non, il ne veut pas.

— Ah ! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu’il n’aille

pas lâcher au dernier moment ! »

À la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais.

Il allait les rejoindre n’importe où, quelquefois dans les res-

taurants de banlieue où on allait peu encore car ce n’était

pas la saison, plus souvent au théâtre, que Mme Verdurin ai-

mait beaucoup ; et comme un jour, chez elle, elle dit devant

– 272 –

lui que pour les soirs de premières, de galas, un coupe-file

leur eût été fort utile, que cela les avait beaucoup gênés de

ne pas en avoir le jour de l’enterrement de Gambetta, Swann

qui ne parlait jamais de ses relations brillantes, mais seule-

ment de celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat de ca-

cher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg

Saint-Germain l’habitude de ranger les relations avec le

monde officiel, répondit :

« Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à

temps pour la reprise des Danicheff, je déjeune justement

demain avec le Préfet de police à l’Élysée.

— Comment ça, à l’Élysée ? cria le docteur Cottard

d’une voix tonnante.

— Oui, chez M. Grévy », répondit Swann, un peu gêné

de l’effet que sa phrase avait produit.

Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie :

« Ça vous prend souvent ? »

Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard di-

sait : « Ah ! bon, bon, ça va bien » et ne montrait plus trace

d’émotion. Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au

lieu de lui procurer l’apaisement habituel, portèrent au

comble son étonnement qu’un homme avec qui il dînait, qui

n’avait ni fonctions officielles, ni illustration d’aucune sorte,

frayât avec le chef de l’État.

« Comment ça, M. Grévy ? vous connaissez M. Grévy ? »

dit-il à Swann de l’air stupide et incrédule d’un municipal à

qui un inconnu demande à voir le Président de la République

et qui, comprenant par ces mots « à qui il a affaire », comme

disent les journaux, assure au pauvre dément qu’il va être

reçu à l’instant et le dirige sur l’Infirmerie spéciale du Dépôt.

– 273 –

« Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il

n’osa pas dire que c’était le prince de Galles), du reste il in-

vite très facilement et je vous assure que ces déjeuners n’ont

rien d’amusant, ils sont d’ailleurs très simples, on n’est ja-

mais plus de huit à table », répondit Swann qui tâchait d’ef-

facer ce que semblaient avoir de trop éclatant, aux yeux de

son interlocuteur, des relations avec le Président de la Répu-

blique.

Aussitôt Cottard, s’en rapportant aux paroles de Swann,

adopta cette opinion, au sujet de la valeur d’une invitation

chez M. Grévy, que c’était chose fort peu recherchée et qui

courait les rues. Dès lors il ne s’étonna plus que Swann, aussi

bien qu’un autre, fréquentât l’Élysée, et même il le plaignait

un peu d’aller à des déjeuners que l’invité avouait lui-même

être ennuyeux.

« Ah ! bien, bien, ça va bien », dit-il sur le ton d’un

douanier, méfiant tout à l’heure, mais qui, après vos explica-

tions, vous donne son visa et vous laisse passer sans ouvrir

vos malles.

« Ah ! je vous crois qu’ils ne doivent pas être amusants

ces déjeuners, vous avez de la vertu d’y aller », dit

Mme Verdurin, à qui le Président de la République apparais-

sait comme un ennuyeux particulièrement redoutable parce

qu’il disposait de moyens de séduction et de contrainte qui,

employés à l’égard des fidèles, eussent été capables de les

faire lâcher. « Il paraît qu’il est sourd comme un pot et qu’il

mange avec ses doigts.

— En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amu-

ser d’y aller », dit le docteur avec une nuance de commiséra-

tion ; et, se rappelant le chiffre de huit convives : « Sont-ce

– 274 –

des déjeuners intimes ? » demanda-t-il vivement avec un zèle

de linguiste plus encore qu’une curiosité de badaud.

Mais le prestige qu’avait à ses yeux le Président de la

République finit pourtant par triompher et de l’humilité de

Swann et de la malveillance de Mme Verdurin, et à chaque

dîner Cottard demandait avec intérêt : « Verrons-nous ce soir

M. Swann ? Il a des relations personnelles avec M. Grévy.

C’est bien ce qu’on appelle un gentleman ? » Il alla même

jusqu’à lui offrir une carte d’invitation pour l’exposition den-

taire.

« Vous serez admis avec les personnes qui seront avec

vous, mais on ne laisse pas entrer les chiens. Vous compre-

nez, je vous dis cela parce que j’ai eu des amis qui ne le sa-

vaient pas et qui s’en sont mordu les doigts. »

Quant à M. Verdurin, il remarqua le mauvais effet

qu’avait produit sur sa femme cette découverte que Swann

avait des amitiés puissantes dont il n’avait jamais parlé.

Si l’on n’avait pas arrangé une partie au-dehors c’est

chez les Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau, mais

il ne venait que le soir et n’acceptait presque jamais à dîner

malgré les instances d’Odette.

« Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous ai-

miez mieux cela, lui disait-elle.

— Et Mme Verdurin ?

— Oh ! ce serait bien simple. Je n’aurais qu’à dire que

ma robe n’a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il

y a toujours moyen de s’arranger.

— Vous êtes gentille. »

– 275 –

Mais Swann se disait que, s’il montrait à Odette (en con-

sentant seulement à la retrouver après dîner) qu’il y avait des

plaisirs qu’il préférait à celui d’être avec elle, le goût qu’elle

ressentait pour lui ne connaîtrait pas de longtemps la satiété.

Et, d’autre part, préférant infiniment à celle d’Odette la beau-

té d’une petite ouvrière fraîche et bouffie comme une rose et

dont il était épris, il aimait mieux passer le commencement

de la soirée avec elle, étant sûr de voir Odette ensuite. C’est

pour les mêmes raisons qu’il n’acceptait jamais qu’Odette

vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite ou-

vrière l’attendait près de chez lui à un coin de rue que son

cocher Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et

restait dans ses bras jusqu’au moment où la voiture l’arrêtait

devant chez les Verdurin. À son entrée, tandis que

Mme Verdurin montrant des roses qu’il avait envoyées le ma-

tin lui disait : « Je vous gronde » et lui indiquait une place à

côté d’Odette, le pianiste jouait, pour eux deux, la petite

phrase de Vinteuil qui était comme l’air national de leur

amour. Il commençait par la tenue des trémolos de violon

que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant

tout le premier plan, puis tout d’un coup ils semblaient

s’écarter et, comme dans ces tableaux de Pieter De Hooch,

qu’approfondit le cadre étroit d’une porte entrouverte, tout

au loin, d’une couleur autre, dans le velouté d’une lumière

interposée, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale,

intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle

passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les

dons de sa grâce, avec le même ineffable sourire ; mais

Swann y croyait distinguer maintenant du désenchantement.

Elle semblait connaître la vanité de ce bonheur dont elle

montrait la voie. Dans sa grâce légère, elle avait quelque

chose d’accompli, comme le détachement qui succède au re-

gret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en elle-

– 276 –

même – en ce qu’elle pouvait exprimer pour un musicien qui

ignorait l’existence et de lui et d’Odette quand il l’avait com-

posée, et pour tous ceux qui l’entendraient dans des siècles –

que comme un gage, un souvenir de son amour qui, même

pour les Verdurin, pour le petit pianiste, faisait penser à

Odette en même temps qu’à lui, les unissait ; c’était au point

que, comme Odette, par caprice, l’en avait prié, il avait re-

noncé à son projet de se faire jouer par un artiste la sonate

entière, dont il continua à ne connaître que ce passage.

« Qu’avez-vous besoin du reste ? lui avait-elle dit. C’est ça

notre morceau. » Et même, souffrant de songer, au moment

où elle passait si proche et pourtant à l’infini, que tandis

qu’elle s’adressait à eux, elle ne les connaissait pas, il regret-

tait presque qu’elle eût une signification, une beauté intrin-

sèque et fixe, étrangère à eux, comme en des bijoux donnés,

ou même en des lettres écrites par une femme aimée, nous

en voulons à l’eau de la gemme, et aux mots du langage, de

ne pas être faits uniquement de l’essence d’une liaison pas-

sagère et d’un être particulier.

Souvent il se trouvait qu’il s’était tant attardé avec la

jeune ouvrière avant d’aller chez les Verdurin, qu’une fois la

petite phrase jouée par le pianiste, Swann s’apercevait qu’il

était bientôt l’heure qu’Odette rentrât. Il la reconduisait

jusqu’à la porte de son petit hôtel, rue La Pérouse, derrière

l’Arc de Triomphe. Et c’était peut-être à cause de cela, pour

ne pas lui demander toutes les faveurs, qu’il sacrifiait le plai-

sir moins nécessaire pour lui de la voir plus tôt, d’arriver

chez les Verdurin avec elle, à l’exercice de ce droit qu’elle lui

reconnaissait de partir ensemble et auquel il attachait plus de

prix, parce que, grâce à cela, il avait l’impression que per-

sonne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne l’empêchait

d’être encore avec lui, après qu’il l’avait quittée.

– 277 –

Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann ; un soir,

comme elle venait d’en descendre et qu’il lui disait à demain,

elle cueillit précipitamment dans le petit jardin qui précédait

la maison un dernier chrysanthème et le lui donna avant qu’il

fût reparti. Il le tint serré contre sa bouche pendant le retour,

et quand au bout de quelques tours la fleur fut fanée, il

l’enferma précieusement dans son secrétaire.

Mais il n’entrait jamais chez elle. Deux fois seulement

dans l’après-midi, il était allé participer à cette opération ca-

pitale pour elle : « prendre le thé ». L’isolement et le vide de

ces courtes rues (faites presque toutes de petits hôtels conti-

gus, dont tout à coup venait rompre la monotonie quelque

sinistre échoppe, témoignage historique et reste sordide du

temps où ces quartiers étaient encore mal famés), la neige

qui était restée dans le jardin et aux arbres, le négligé de la

saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque chose de

plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs qu’il avait trouvées

en entrant.

Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la

chambre à coucher d’Odette qui donnait derrière sur une pe-

tite rue parallèle, un escalier droit entre des murs peints de

couleur sombre et d’où tombaient des étoffes orientales, des

fils de chapelets turcs et une grande lanterne japonaise sus-

pendue à une cordelette de soie (mais qui, pour ne pas priver

les visiteurs des derniers conforts de la civilisation occiden-

tale, s’éclairait au gaz), montait au salon et au petit salon. Ils

étaient précédés d’un étroit vestibule dont le mur quadrillé

d’un treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute sa

longueur d’une caisse rectangulaire où fleurissaient comme

dans une serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore

rares à cette époque, mais bien éloignés cependant de ceux

que les horticulteurs réussirent plus tard à obtenir. Swann

– 278 –

était agacé par la mode qui depuis l’année dernière se portait

sur eux, mais il avait eu plaisir, cette fois, à voir la pénombre

de la pièce zébrée de rose, d’orangé et de blanc par les

rayons odorants de ces astres éphémères qui s’allument dans

les jours gris. Odette l’avait reçu en robe de chambre de soie

rose, le cou et les bras nus. Elle l’avait fait asseoir près d’elle

dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ména-

gés dans les enfoncements du salon, protégés par d’im-

menses palmiers contenus dans des cache-pot de Chine, ou

par des paravents auxquels étaient fixés des photographies,

des nœuds de rubans et des éventails. Elle lui avait dit :

« Vous n’êtes pas confortable comme cela, attendez, moi je

vais bien vous arranger », et avec le petit rire vaniteux

qu’elle aurait eu pour quelque invention particulière à elle,

avait installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des

coussins de soie japonaise qu’elle pétrissait comme si elle

avait été prodigue de ces richesses et insoucieuse de leur va-

leur. Mais quand le valet de chambre était venu apporter

successivement les nombreuses lampes qui, presque toutes

enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient isolées ou

par couples, toutes sur des meubles différents comme sur

des autels et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne de

cette fin d’après-midi d’hiver avaient fait reparaître un cou-

cher de soleil plus durable, plus rose et plus humain – faisant

peut-être rêver dans la rue quelque amoureux arrêté devant

le mystère de la présence que décelaient et cachaient à la

fois les vitres rallumées –, elle avait surveillé sévèrement du

coin de l’œil le domestique pour voir s’il les posait bien à

leur place consacrée. Elle pensait qu’en en mettant une seule

là où il ne fallait pas, l’effet d’ensemble de son salon eût été

détruit, et son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé

de peluche, mal éclairé. Aussi suivait-elle avec fièvre les

mouvements de cet homme grossier et le réprimanda-t-elle

– 279 –

vivement parce qu’il avait passé trop près de deux jardi-

nières qu’elle se réservait de nettoyer elle-même dans sa

peur qu’on ne les abîmât et qu’elle alla regarder de près pour

voir s’il ne les avait pas écornées. Elle trouvait à tous ses bi-

belots chinois des formes « amusantes », et aussi aux orchi-

dées, aux catleyas surtout, qui étaient, avec les chrysan-

thèmes, ses fleurs préférées, parce qu’ils avaient le grand

mérite de ne pas ressembler à des fleurs, mais d’être en soie,

en satin. « Celle-là a l’air d’être découpée dans la doublure

de mon manteau », dit-elle à Swann en lui montrant une or-

chidée, avec une nuance d’estime pour cette fleur si « chic »,

pour cette sœur élégante et imprévue que la nature lui don-

nait, si loin d’elle dans l’échelle des êtres et pourtant raffi-

née, plus digne que bien des femmes qu’elle lui fît une place

dans son salon. En lui montrant tour à tour des chimères à

langues de feu décorant une potiche ou brodées sur un

écran, les corolles d’un bouquet d’orchidées, un dromadaire

d’argent niellé aux yeux incrustés de rubis qui voisinait sur la

cheminée avec un crapaud de jade, elle affectait tour à tour

d’avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la cocasserie

des monstres, de rougir de l’indécence des fleurs et d’éprou-

ver un irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire et le

crapaud qu’elle appelait : « chéris ». Et ces affectations con-

trastaient avec la sincérité de certaines de ses dévotions, no-

tamment à Notre-Dame de Laghet qui l’avait jadis, quand

elle habitait Nice, guérie d’une maladie mortelle, et dont elle

portait toujours sur elle une médaille d’or à laquelle elle at-

tribuait un pouvoir sans limites. Odette fit à Swann « son »

thé, lui demanda : « Citron ou crème ? » et comme il répondit

« crème », lui dit en riant : « Un nuage ! » Et comme il le

trouvait bon : « Vous voyez que je sais ce que vous aimez. »

Ce thé en effet avait paru à Swann quelque chose de pré-

cieux comme à elle-même et l’amour a tellement besoin de

– 280 –

se trouver une justification, une garantie de durée, dans des

plaisirs qui au contraire sans lui n’en seraient pas et finissent

avec lui, que quand il l’avait quittée à sept heures pour ren-

trer chez lui s’habiller, pendant tout le trajet qu’il fit dans son

coupé, ne pouvant contenir la joie que cet après-midi lui

avait causée, il se répétait : « Ce serait bien agréable d’avoir

ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette

chose si rare, du bon thé. » Une heure après, il reçut un mot

d’Odette et reconnut tout de suite cette grande écriture dans

laquelle une affectation de raideur britannique imposait une

apparence de discipline à des caractères informes qui eus-

sent signifié peut-être pour des yeux moins prévenus le dé-

sordre de la pensée, l’insuffisance de l’éducation, le manque

de franchise et de volonté. Swann avait oublié son étui à ci-

garettes chez Odette. « Que n’y avez-vous oublié aussi votre

cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre. »

Une seconde visite qu’il lui fit eut plus d’importance

peut-être. En se rendant chez elle ce jour-là, comme chaque

fois qu’il devait la voir, d’avance il se la représentait ; et la

nécessité où il était, pour trouver jolie sa figure, de limiter

aux seules pommettes roses et fraîches, les joues qu’elle

avait si souvent jaunes, languissantes, parfois piquées de pe-

tits points rouges, l’affligeait comme une preuve que l’idéal

est inaccessible et le bonheur médiocre. Il lui apportait une

gravure qu’elle désirait voir. Elle était un peu souffrante ; elle

le reçut en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenant sur

sa poitrine, comme un manteau, une étoffe richement bro-

dée. Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues

ses cheveux qu’elle avait dénoués, fléchissant une jambe

dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pen-

cher sans fatigue vers la gravure qu’elle regardait, en incli-

nant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades

quand elle ne s’animait pas, elle frappa Swann par sa res-

– 281 –

semblance avec cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro,

qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann

avait toujours eu ce goût particulier d’aimer à retrouver dans

la peinture des maîtres non pas seulement les caractères gé-

néraux de la réalité qui nous entoure, mais ce qui semble au

contraire le moins susceptible de généralité, les traits indivi-

duels des visages que nous connaissons : ainsi, dans la ma-

tière d’un buste du doge Lorédan par Antoine Rizzo, la saillie

des pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la ressem-

blance criante de son cocher Rémi ; sous les couleurs d’un

Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy ; dans un portrait de

Tintoret, l’envahissement du gras de la joue par l’implanta-

tion des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pé-

nétration du regard, la congestion des paupières du docteur

du Boulbon. Peut-être ayant toujours gardé un remords

d’avoir borné sa vie aux relations mondaines, à la conversa-

tion, croyait-il trouver une sorte d’indulgent pardon à lui ac-

cordé par les grands artistes, dans ce fait qu’ils avaient eux

aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur œuvre, de

tels visages qui donnent à celle-ci un singulier certificat de

réalité et de vie, une saveur moderne ; peut-être aussi s’était-

il tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde

qu’il éprouvait le besoin de trouver dans une œuvre ancienne

ces allusions anticipées et rajeunissantes à des noms propres

d’aujourd’hui. Peut-être au contraire avait-il gardé suffisam-

ment une nature d’artiste pour que ces caractéristiques indi-

viduelles lui causassent du plaisir en prenant une significa-

tion plus générale, dès qu’il les apercevait déracinées, déli-

vrées, dans la ressemblance d’un portrait plus ancien avec

un original qu’il ne représentait pas. Quoi qu’il en soit, et

peut-être parce que la plénitude d’impressions qu’il avait de-

puis quelque temps, et bien qu’elle lui fût venue plutôt avec

l’amour de la musique, avait enrichi même son goût pour la

– 282 –

peinture, le plaisir fut plus profond, et devait exercer sur

Swann une influence durable, qu’il trouva à ce moment-là

dans la ressemblance d’Odette avec la Zéphora de ce Sandro

di Mariano auquel on donne plus volontiers son surnom po-

pulaire de Botticelli depuis que celui-ci évoque au lieu de

l’œuvre véritable du peintre l’idée banale et fausse qui s’en

est vulgarisée. Il n’estima plus le visage d’Odette selon la

plus ou moins bonne qualité de ses joues et d’après la dou-

ceur purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver en

les touchant avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser,

mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses

regards dévidèrent, poursuivant la courbe de leur enroule-

ment, rejoignant la cadence de la nuque à l’effusion des che-

veux et à la flexion des paupières, comme en un portrait

d’elle en lequel son type devenait intelligible et clair.

Il la regardait ; un fragment de la fresque apparaissait

dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha

toujours à y retrouver, soit qu’il fût auprès d’Odette, soit

qu’il pensât seulement à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute

au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en

elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi

une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se reprocha

d’avoir méconnu le prix d’un être qui eût paru adorable au

grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu’il avait à voir

Odette trouvât une justification dans sa propre culture esthé-

tique. Il se dit qu’en associant la pensée d’Odette à ses rêves

de bonheur il ne s’était pas résigné à un pis-aller aussi impar-

fait qu’il l’avait cru jusqu’ici, puisqu’elle contentait en lui ses

goûts d’art les plus raffinés. Il oubliait qu’Odette n’était pas

plus pour cela une femme selon son désir, puisque précisé-

ment son désir avait toujours été orienté dans un sens oppo-

sé à ses goûts esthétiques. Le mot d’« œuvre florentine »

rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un

– 283 –

titre, de faire pénétrer l’image d’Odette dans un monde de

rêves, où elle n’avait pas eu accès jusqu’ici et où elle s’im-

prégna de noblesse. Et, tandis que la vue purement charnelle

qu’il avait eue de cette femme, en renouvelant perpétuelle-

ment ses doutes sur la qualité de son visage, de son corps, de

toute sa beauté, affaiblissait son amour, ces doutes furent dé-

truits, cet amour assuré quand il eut à la place pour base les

données d’une esthétique certaine ; sans compter que le bai-

ser et la possession qui semblaient naturels et médiocres s’ils

lui étaient accordés par une chair abîmée, venant couronner

l’adoration d’une pièce de musée, lui parurent devoir être

surnaturels et délicieux.

Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il

ne fît plus que voir Odette, il se disait qu’il était raisonnable

de donner beaucoup de son temps à un chef-d’œuvre inesti-

mable, coulé pour une fois dans une matière différente et

particulièrement savoureuse, en un exemplaire rarissime

qu’il contemplait tantôt avec l’humilité, la spiritualité et le

désintéressement d’un artiste, tantôt avec l’orgueil, l’égoïs-

me et la sensualité d’un collectionneur.

Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie

d’Odette, une reproduction de la fille de Jéthro. Il admirait

les grands yeux, le délicat visage qui laissait deviner la peau

imparfaite, les boucles merveilleuses des cheveux le long des

joues fatiguées, et adaptant ce qu’il trouvait beau jusque-là

d’une façon esthétique à l’idée d’une femme vivante, il le

transformait en mérites physiques qu’il se félicitait de trou-

ver réunis dans un être qu’il pourrait posséder. Cette vague

sympathie qui nous porte vers un chef-d’œuvre que nous re-

gardons, maintenant qu’il connaissait l’original charnel de la

fille de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à

celui que le corps d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré.

– 284 –

Quand il avait regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à

son Botticelli à lui qu’il trouvait plus beau encore et, appro-

chant de lui la photographie de Zéphora, il croyait serrer

Odette contre son cœur.

Et cependant ce n’était pas seulement la lassitude

d’Odette qu’il s’ingéniait à prévenir, c’était quelquefois aussi

la sienne propre ; sentant que depuis qu’Odette avait toutes

facilités pour le voir, elle semblait n’avoir pas grand-chose à

lui dire, il craignait que les façons un peu insignifiantes, mo-

notones, et comme définitivement fixées, qui étaient mainte-

nant les siennes quand ils étaient ensemble, ne finissent par

tuer en lui cet espoir romanesque d’un jour où elle voudrait

déclarer sa passion, qui seul l’avait rendu et gardé amoureux.

Et pour renouveler un peu l’aspect moral, trop figé, d’Odette,

et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout d’un

coup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères si-

mulées qu’il lui faisait porter avant le dîner. Il savait qu’elle

allait être effrayée, lui répondre, et il espérait que dans la

contraction que la peur de le perdre ferait subir à son âme,

jailliraient des mots qu’elle ne lui avait encore jamais dits ; –

et en effet c’est de cette façon qu’il avait obtenu les lettres

les plus tendres qu’elle lui eût encore écrites dont l’une,

qu’elle lui avait fait porter à midi de la « Maison Dorée »

(c’était le jour de la fête de Paris-Murcie donnée pour les

inondés de Murcie), commençait par ces mots : « Mon ami,

ma main tremble si fort que je peux à peine écrire », et qu’il

avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du chry-

santhème. Ou bien si elle n’avait pas eu le temps de lui

écrire, quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vive-

ment à lui et lui dirait : « J’ai à vous parler », et il contemple-

rait avec curiosité sur son visage et dans ses paroles ce

qu’elle lui avait caché jusque-là de son cœur.

– 285 –

Rien qu’en approchant de chez les Verdurin, quand il

apercevait, éclairées par des lampes, les grandes fenêtres

dont on ne fermait jamais les volets, il s’attendrissait en pen-

sant à l’être charmant qu’il allait voir épanoui dans leur lu-

mière d’or. Parfois les ombres des invités se détachaient

minces et noires, en écran, devant les lampes, comme ces

petites gravures qu’on intercale de place en place dans un

abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sont que

clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis,

dès qu’il était arrivé, sans qu’il s’en rendît compte, ses yeux

brillaient d’une telle joie que M. Verdurin disait au peintre :

« Je crois que ça chauffe. » Et la présence d’Odette ajoutait

en effet pour Swann à cette maison ce dont n’était pourvue

aucune de celles où il était reçu : une sorte d’appareil sensi-

tif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces

et apportait des excitations constantes à son cœur.

Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social

qu’était le petit « clan » prenait automatiquement pour

Swann des rendez-vous quotidiens avec Odette et lui per-

mettait de feindre une indifférence à la voir, ou même un dé-

sir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands

risques, puisque, quoi qu’il lui eût écrit dans la journée, il la

verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle.

Mais une fois qu’ayant songé avec maussaderie à cet

inévitable retour ensemble, il avait emmené jusqu’au Bois sa

jeune ouvrière pour retarder le moment d’aller chez les Ver-

durin, il arriva chez eux si tard qu’Odette, croyant qu’il ne

viendrait plus, était partie. En voyant qu’elle n’était plus

dans le salon, Swann ressentit une souffrance au cœur ; il

tremblait d’être privé d’un plaisir qu’il mesurait pour la pre-

mière fois, ayant eu jusque-là cette certitude de le trouver

quand il le voulait qui pour tous les plaisirs nous diminue ou

– 286 –

même nous empêche d’apercevoir aucunement leur gran-

deur.

« As-tu vu la tête qu’il a fait quand il s’est aperçu qu’elle

n’était pas là ? dit M. Verdurin à sa femme, je crois qu’on

peut dire qu’il est pincé !

— La tête qu’il a fait ? » demanda avec violence le doc-

teur Cottard qui, étant allé un instant voir un malade, reve-

nait chercher sa femme et ne savait pas de qui on parlait.

« Comment, vous n’avez pas rencontré devant la porte

le plus beau des Swann…

— Non. M. Swann est venu ?

— Oh ! un instant seulement. Nous avons eu un Swann

très agité, très nerveux. Vous comprenez, Odette était partie.

— Vous voulez dire qu’elle est du dernier bien avec lui,

qu’elle lui a fait voir l’heure du berger », dit le docteur, expé-

rimentant avec prudence le sens de ces expressions.

« Mais non, il n’y a absolument rien, et entre nous, je

trouve qu’elle a bien tort et qu’elle se conduit comme une

fameuse cruche, qu’elle est du reste.

— Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, qu’est-ce que tu en sais,

qu’il n’y a rien ? nous n’avons pas été y voir, n’est-ce pas ?

— À moi, elle me l’aurait dit, répliqua fièrement

Mme Verdurin. Je vous dis qu’elle me raconte toutes ses pe-

tites affaires ! Comme elle n’a plus personne en ce moment,

je lui ai dit qu’elle devrait coucher avec lui. Elle prétend

qu’elle ne peut pas, qu’elle a bien eu un fort béguin pour lui

mais qu’il est timide avec elle, que cela l’intimide à son tour,

et puis qu’elle ne l’aime pas de cette manière-là, que c’est un

– 287 –

être idéal, qu’elle a peur de déflorer le sentiment qu’elle a

pour lui, est-ce que je sais, moi ? Ce serait pourtant absolu-

ment ce qu’il lui faut.

— Tu me permettras de ne pas être de ton avis, dit

M. Verdurin, il ne me revient qu’à demi ce monsieur ; je le

trouve poseur. »

Mme Verdurin s’immobilisa, prit une expression inerte

comme si elle était devenue une statue, fiction qui lui permit

d’être censée ne pas avoir entendu ce mot insupportable de

poseur qui avait l’air d’impliquer qu’on pouvait « poser »

avec eux, donc qu’on était « plus qu’eux ».

« Enfin, s’il n’y a rien, je ne pense pas que ce soit que ce

monsieur la croit vertueuse, dit ironiquement M. Verdurin. Et

après tout, on ne peut rien dire, puisqu’il a l’air de la croire

intelligente. Je ne sais si tu as entendu ce qu’il lui débitait

l’autre soir sur la sonate de Vinteuil ; j’aime Odette de tout

mon cœur, mais pour lui faire des théories d’esthétique, il

faut tout de même être un fameux jobard !

— Voyons, ne dites pas du mal d ’Odette, dit

Mme Verdurin en faisant l’enfant. Elle est charmante.

— Mais cela ne l’empêche pas d’être charmante ; nous

ne disons pas du mal d’elle, nous disons que ce n’est pas une

vertu ni une intelligence. Au fond, dit-il au peintre, tenez-

vous tant que ça à ce qu’elle soit vertueuse ? Elle serait peut-

être beaucoup moins charmante, qui sait ? »

Sur le palier, Swann avait été rejoint par le maître

d’hôtel qui ne se trouvait pas là au moment où il était arrivé

et avait été chargé par Odette de lui dire – mais il y avait

bien une heure déjà – au cas où il viendrait encore, qu’elle

irait probablement prendre du chocolat chez Prévost avant

– 288 –

de rentrer. Swann partit chez Prévost, mais à chaque pas sa

voiture était arrêtée par d’autres ou par des gens qui traver-

saient, odieux obstacles qu’il eût été heureux de renverser si

le procès-verbal de l’agent ne l’eût retardé plus encore que le

passage du piéton. Il comptait le temps qu’il mettait, ajoutait

quelques secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne

pas les avoir faites trop courtes, ce qui lui eût laissé croire

plus grande qu’elle n’était en réalité sa chance d’arriver as-

sez tôt et de trouver encore Odette. Et à un moment, comme

un fiévreux qui vient de dormir et qui prend conscience de

l’absurdité des rêvasseries qu’il ruminait sans se distinguer

nettement d’elles, Swann tout d’un coup aperçut en lui

l’étrangeté des pensées qu’il roulait depuis le moment où on

lui avait dit chez les Verdurin qu’Odette était déjà partie, la

nouveauté de la douleur au cœur dont il souffrait, mais qu’il

constata seulement comme s’il venait de s’éveiller. Quoi ?

toute cette agitation parce qu’il ne verrait Odette que de-

main, ce que précisément il avait souhaité, il y a une heure,

en se rendant chez Mme Verdurin ! Il fut bien obligé de cons-

tater que dans cette même voiture qui l’emmenait chez Pré-

vost, il n’était plus le même, et qu’il n’était plus seul, qu’un

être nouveau était là avec lui, adhérent, amalgamé à lui, du-

quel il ne pourrait peut-être pas se débarrasser, avec qui il al-

lait être obligé d’user de ménagements comme avec un

maître ou avec une maladie. Et pourtant depuis un moment

qu’il sentait qu’une nouvelle personne s’était ainsi ajoutée à

lui, sa vie lui paraissait plus intéressante. C’est à peine s’il se

disait que cette rencontre possible chez Prévost (de laquelle

l’attente saccageait, dénudait à ce point les moments qui la

précédaient qu’il ne trouvait plus une seule idée, un seul

souvenir derrière lequel il pût faire reposer son esprit), il

était probable pourtant, si elle avait lieu, qu’elle serait

comme les autres, fort peu de chose. Comme chaque soir,

– 289 –

dès qu’il serait avec Odette, jetant furtivement sur son chan-

geant visage un regard aussitôt détourné de peur qu’elle n’y

vît l’avance d’un désir et ne crût plus à son désintéresse-

ment, il cesserait de pouvoir penser à elle, trop occupé à

trouver des prétextes qui lui permissent de ne pas la quitter

tout de suite et de s’assurer, sans avoir l’air d’y tenir, qu’il la

retrouverait le lendemain chez les Verdurin : c’est-à-dire de

prolonger pour l’instant et de renouveler un jour de plus la

déception et la torture que lui apportait la vaine présence de

cette femme qu’il approchait sans oser l’étreindre.

Elle n’était pas chez Prévost ; il voulut chercher dans

tous les restaurants des boulevards. Pour gagner du temps,

pendant qu’il visitait les uns, il envoya dans les autres son

cocher Rémi (le doge Lorédan de Rizzo) qu’il alla attendre

ensuite – n’ayant rien trouvé lui-même – à l’endroit qu’il lui

avait désigné. La voiture ne revenait pas et Swann se repré-

sentait le moment qui approchait, à la fois comme celui où

Rémi lui dirait : « Cette dame est là » et comme celui où Ré-

mi lui dirait : « Cette dame n’était dans aucun des cafés. » Et

ainsi il voyait la fin de la soirée devant lui, une et pourtant

alternative, précédée soit par la rencontre d’Odette qui aboli-

rait son angoisse, soit par le renoncement forcé à la trouver

ce soir, par l’acceptation de rentrer chez lui sans l’avoir vue.

Le cocher revint, mais, au moment où il s’arrêta devant

Swann, celui-ci ne lui dit pas : « Avez-vous trouvé cette

dame ? » mais : « Faites-moi donc penser demain à com-

mander du bois, je crois que la provision doit commencer à

s’épuiser. » Peut-être se disait-il que si Rémi avait trouvé

Odette dans un café où elle l’attendait, la fin de la soirée né-

faste était déjà anéantie par la réalisation commencée de la

fin de soirée bienheureuse et qu’il n’avait pas besoin de se

presser d’atteindre un bonheur capturé et en lieu sûr, qui ne

– 290 –

s’échapperait plus. Mais aussi c’était par force d’inertie ; il

avait dans l’âme le manque de souplesse que certains êtres

ont dans le corps, ceux-là qui au moment d’éviter un choc,

d’éloigner une flamme de leur habit, d’accomplir un mouve-

ment urgent, prennent leur temps, commencent par rester

une seconde dans la situation où ils étaient auparavant

comme pour y trouver leur point d’appui, leur élan. Et sans

doute si le cocher l’avait interrompu en lui disant : « Cette

dame est là », il eût répondu : « Ah ! oui, c’est vrai, la course

que je vous avais donnée, tiens, je n’aurais pas cru » et aurait

continué à lui parler provision de bois pour lui cacher

l’émotion qu’il avait eue et se laisser à lui-même le temps de

rompre avec l’inquiétude et de se donner au bonheur.

Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée

nulle part, et ajouta son avis, en vieux serviteur :

« Je crois que Monsieur n’a plus qu’à rentrer. »

Mais l’indifférence que Swann jouait facilement quand

Rémi ne pouvait plus rien changer à la réponse qu’il appor-

tait tomba, quand il le vit essayer de le faire renoncer à son

espoir et à sa recherche :

« Mais pas du tout, s’écria-t-il, il faut que nous trouvions

cette dame ; c’est de la plus haute importance. Elle serait ex-

trêmement ennuyée, pour une affaire, et froissée, si elle ne

m’avait pas vu.

— Je ne vois pas comment cette dame pourrait être

froissée, répondit Rémi, puisque c’est elle qui est partie sans

attendre Monsieur, qu’elle a dit qu’elle allait chez Prévost et

qu’elle n’y était pas. »

D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les

arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse, les

– 291 –

passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois

l’ombre d’une femme qui s’approchait de lui, lui murmurant

un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir

Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs

comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume

sombre, il eût cherché Eurydice.

De tous les modes de production de l’amour, de tous les

agents de dissémination du mal sacré, il est bien l’un des

plus efficaces, ce grand souffle d’agitation qui parfois passe

sur nous. Alors l’être avec qui nous nous plaisons à ce mo-

ment-là, le sort en est jeté, c’est lui que nous aimerons. Il

n’est même pas besoin qu’il nous plût jusque-là plus ou

même autant que d’autres. Ce qu’il fallait, c’est que notre

goût pour lui devînt exclusif. Et cette condition-là est réalisée

quand – à ce moment où il nous fait défaut – à la recherche

des plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusque-

ment substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour objet

cet être même, un besoin absurde, que les lois de ce monde

rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir – le besoin

insensé et douloureux de le posséder.

Swann se fit conduire dans les derniers restaurants ;

c’est la seule hypothèse du bonheur qu’il avait envisagée

avec calme ; il ne cachait plus maintenant son agitation, le

prix qu’il attachait à cette rencontre et il promit en cas de

succès une récompense à son cocher, comme si, en lui inspi-

rant le désir de réussir qui viendrait s’ajouter à celui qu’il en

avait lui-même, il pouvait faire qu’Odette, au cas où elle fût

déjà rentrée se coucher, se trouvât pourtant dans un restau-

rant du boulevard. Il poussa jusqu’à la Maison Dorée, entra

deux fois chez Tortoni et, sans l’avoir vue davantage, venait

de ressortir du Café anglais, marchant à grands pas, l’air ha-

gard, pour rejoindre sa voiture qui l’attendait au coin du bou-

– 292 –

levard des Italiens, quand il heurta une personne qui venait

en sens contraire : c’était Odette ; elle lui expliqua plus tard

que n’ayant pas trouvé de place chez Prévost, elle était allée

souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne

l’avait pas découverte, et elle regagnait sa voiture.

Elle s’attendait si peu à le voir qu’elle eut un mouvement

d’effroi. Quant à lui, il avait couru Paris non parce qu’il

croyait possible de la rejoindre, mais parce qu’il lui était trop

cruel d’y renoncer. Mais cette joie que sa raison n’avait cessé

d’estimer, pour ce soir, irréalisable, ne lui en paraissait main-

tenant que plus réelle ; car, il n’y avait pas collaboré par la

prévision des vraisemblances, elle lui restait extérieure ; il

n’avait pas besoin de tirer de son esprit pour la lui fournir,

c’est d’elle-même qu’émanait, c’est elle-même qui projetait

vers lui, cette vérité qui rayonnait au point de dissiper

comme un songe l’isolement qu’il avait redouté, et sur la-

quelle il appuyait, il reposait, sans penser, sa rêverie heu-

reuse. Ainsi un voyageur arrivé par un beau temps au bord

de la Méditerranée, incertain de l’existence des pays qu’il

vient de quitter, laisse éblouir sa vue, plutôt qu’il ne leur

jette des regards, par les rayons qu’émet vers lui l’azur lumi-

neux et résistant des eaux.

Il monta avec elle dans la voiture qu’elle avait et dit à la

sienne de suivre.

Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann

vit, sous sa fanchon de dentelle, qu’elle avait dans les che-

veux des fleurs de cette même orchidée attachées à une ai-

grette en plumes de cygne. Elle était habillée, sous sa man-

tille, d’un flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique,

découvrait en un large triangle le bas d’une jupe de faille

blanche et laissait voir un empiècement, également de faille

– 293 –

blanche, à l’ouverture du corsage décolleté, où étaient en-

foncées d’autres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise

de la frayeur que Swann lui avait causée quand un obstacle

fit faire un écart au cheval. Ils furent vivement déplacés, elle

avait jeté un cri et restait toute palpitante, sans respiration.

« Ce n’est rien, lui dit-il, n’ayez pas peur. »

Et il la tenait par l’épaule, l’appuyant contre lui pour la

maintenir ; puis il lui dit :

« Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par

signes pour ne pas vous essouffler encore davantage. Cela ne

vous gêne pas que je remette droites les fleurs de votre cor-

sage qui ont été déplacées par le choc ? J’ai peur que vous

ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu. »

Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire

tant de façons avec elle, dit en souriant :

« Non, pas du tout, ça ne me gêne pas. »

Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour

avoir l’air d’avoir été sincère quand il avait pris ce prétexte,

ou même commençant déjà à croire qu’il l’avait été, s’écria :

« Oh ! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore

vous essouffler, vous pouvez bien me répondre par gestes, je

vous comprendrai bien. Sincèrement je ne vous gêne pas ?

Voyez, il y a un peu… Je pense que c’est du pollen qui s’est

répandu sur vous, vous permettez que je l’essuie avec ma

main ? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? Je

vous chatouille peut-être un peu ? mais c’est que je ne vou-

drais pas toucher le velours de la robe pour ne pas le friper.

Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de les fixer, ils

seraient tombés ; et comme cela, en les enfonçant un peu

– 294 –

moi-même… Sérieusement, je ne suis pas désagréable ? Et

en les respirant pour voir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur,

non plus ? Je n’en ai jamais senti, je peux ? dites la vérité. »

Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme

pour dire « vous êtes fou, vous voyez bien que ça me plaît ».

Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette ; elle

le regarda fixement, de l’air languissant et grave qu’ont les

femmes du maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé

de la ressemblance ; amenés au bord des paupières, ses yeux

brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient prêts

à se détacher ainsi que deux larmes. Elle fléchissait le cou

comme on leur voit faire à toutes, dans les scènes païennes

comme dans les tableaux religieux. Et, en une attitude qui

sans doute lui était habituelle, qu’elle savait convenable à

ces moments-là et qu’elle faisait attention à ne pas oublier de

prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa force pour re-

tenir son visage, comme si une force invisible l’eût attiré vers

Swann. Et ce fut Swann qui, avant qu’elle le laissât tomber,

comme malgré elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à

quelque distance, entre ses deux mains. Il avait voulu laisser

à sa pensée le temps d’accourir, de reconnaître le rêve

qu’elle avait si longtemps caressé et d’assister à sa réalisa-

tion, comme une parente qu’on appelle pour prendre sa part

du succès d’un enfant qu’elle a beaucoup aimé. Peut-être

aussi Swann attachait-il sur ce visage d’Odette non encore

possédée, ni même encore embrassée par lui, qu’il voyait

pour la dernière fois, ce regard avec lequel, un jour de dé-

part, on voudrait emporter un paysage qu’on va quitter pour

toujours.

Mais il était si timide avec elle, qu’ayant fini par la pos-

séder ce soir-là, en commençant par arranger ses catleyas,

– 295 –

soit crainte de la froisser, soit peur de paraître rétrospecti-

vement avoir menti, soit manque d’audace pour formuler

une exigence plus grande que celle-là (qu’il pouvait renouve-

ler puisqu’elle n’avait pas fâché Odette la première fois), les

jours suivants il usa du même prétexte. Si elle avait des ca-

tleyas à son corsage, il disait : « C’est malheureux, ce soir,

les catleyas n’ont pas besoin d’être arrangés, ils n’ont pas été

déplacés comme l’autre soir ; il me semble pourtant que ce-

lui-ci n’est pas très droit. Je peux voir s’ils ne sentent pas

plus que les autres ? » Ou bien, si elle n’en avait pas : « Oh !

pas de catleyas ce soir, pas moyen de me livrer à mes petits

arrangements. » De sorte que, pendant quelque temps, ne fut

pas changé l’ordre qu’il avait suivi le premier soir, en débu-

tant par des attouchements de doigts et de lèvres sur la

gorge d’Odette, et que ce fut par eux encore que commen-

çaient chaque fois ses caresses ; et bien plus tard, quand

l’arrangement (ou le simulacre rituel d’arrangement) des ca-

tleyas fut depuis longtemps tombé en désuétude, la méta-

phore « faire catleya », devenue un simple vocable qu’ils

employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l’acte

de la possession physique – où d’ailleurs l’on ne possède

rien –, survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à

cet usage oublié. Et peut-être cette manière particulière de

dire « faire l’amour » ne signifiait-elle pas exactement la

même chose que ses synonymes. On a beau être blasé sur les

femmes, considérer la possession des plus différentes

comme toujours la même et connue d’avance, elle devient au

contraire un plaisir nouveau s’il s’agit de femmes assez diffi-

ciles – ou crues telles par nous – pour que nous soyons obli-

gés de la faire naître de quelque épisode imprévu de nos re-

lations avec elles, comme avait été la première fois pour

Swann l’arrangement des catleyas. Il espérait en tremblant,

ce soir-là (mais Odette, se disait-il, si elle était la dupe de sa

– 296 –

ruse, ne pouvait le deviner), que c’était la possession de cette

femme qui allait sortir d’entre leurs larges pétales mauves ;

et le plaisir qu’il éprouvait déjà et qu’Odette ne tolérait peut-

être, pensait-il, que parce qu’elle ne l’avait pas reconnu, lui

semblait, à cause de cela – comme il put paraître au premier

homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestre – un

plaisir qui n’avait pas existé jusque-là, qu’il cherchait à créer,

un plaisir – ainsi que le nom spécial qu’il lui donna en garda

la trace – entièrement particulier et nouveau.

Maintenant, tous les soirs, quand il l’avait ramenée chez

elle, il fallait qu’il entrât, et souvent elle ressortait en robe de

chambre et le conduisait jusqu’à sa voiture, l’embrassait aux

yeux du cocher, disant : « Qu’est-ce que cela peut me faire,

que me font les autres ? » Les soirs où il n’allait pas chez les

Verdurin (ce qui arrivait parfois depuis qu’il pouvait la voir

autrement), les soirs de plus en plus rares où il allait dans le

monde, elle lui demandait de venir chez elle avant de ren-

trer, quelque heure qu’il fût. C’était le printemps, un prin-

temps pur et glacé. En sortant de soirée, il montait dans sa

victoria, étendait une couverture sur ses jambes, répondait

aux amis qui s’en allaient en même temps que lui et lui de-

mandaient de revenir avec eux, qu’il ne pouvait pas, qu’il

n’allait pas du même côté, et le cocher partait au grand trot

sachant où on allait. Eux s’étonnaient, et de fait, Swann

n’était plus le même. On ne recevait plus jamais de lettre de

lui où il demandât à connaître une femme. Il ne faisait plus

attention à aucune, s’abstenait d’aller dans les endroits où on

en rencontre. Dans un restaurant, à la campagne, il avait

l’attitude inverse de celle à quoi, hier encore, on l’eût recon-

nu et qui avait semblé devoir toujours être la sienne. Tant

une passion est en nous comme un caractère momentané et

différent qui se substitue à l’autre et abolit les signes jusque-

là invariables par lesquels il s’exprimait ! En revanche ce qui

– 297 –

était invariable maintenant, c’était que, où que Swann se

trouvât, il ne manquât pas d’aller rejoindre Odette. Le trajet

qui le séparait d’elle était celui qu’il parcourait inévitable-

ment et comme la pente même, irrésistible et rapide, de sa

vie. À vrai dire, souvent resté tard dans le monde, il aurait

mieux aimé rentrer directement chez lui sans faire cette

longue course et ne la voir que le lendemain ; mais le fait

même de se déranger à une heure anormale pour aller chez

elle, de deviner que les amis qui le quittaient se disaient : « Il

est très tenu, il y a certainement une femme qui le force à al-

ler chez elle à n’importe quelle heure », lui faisait sentir qu’il

menait la vie des hommes qui ont une affaire amoureuse

dans leur existence, et en qui le sacrifice qu’ils font de leur

repos et de leurs intérêts à une rêverie voluptueuse fait

naître un charme intérieur. Puis, sans qu’il s’en rendît

compte, cette certitude qu’elle l’attendait, qu’elle n’était pas

ailleurs avec d’autres, qu’il ne reviendrait pas sans l’avoir

vue, neutralisait cette angoisse oubliée mais toujours prête à

renaître qu’il avait éprouvée le soir où Odette n’était plus

chez les Verdurin et dont l’apaisement actuel était si doux

que cela pouvait s’appeler du bonheur. Peut-être était-ce à

cette angoisse qu’il était redevable de l’importance

qu’Odette avait prise pour lui. Les êtres nous sont d’habitude

si indifférents que, quand nous avons mis dans l’un d’eux de

telles possibilités de souffrance et de joie pour nous, il nous

semble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie,

il fait de notre vie comme une étendue émouvante où il sera

plus ou moins rapproché de nous. Swann ne pouvait se de-

mander sans trouble ce qu’Odette deviendrait pour lui dans

les années qui allaient venir. Parfois, en voyant, de sa victo-

ria, dans ces belles nuits froides, la lune brillante qui répan-

dait sa clarté entre ses yeux et les rues désertes, il pensait à

cette autre figure claire et légèrement rosée comme celle de

– 298 –

la lune, qui, un jour, avait surgi devant sa pensée et, depuis,

projetait sur le monde la lumière mystérieuse dans laquelle il

le voyait. S’il arrivait après l’heure où Odette envoyait ses

domestiques se coucher, avant de sonner à la porte du petit

jardin, il allait d’abord dans la rue où donnait au rez-de-

chaussée, entre les fenêtres toutes pareilles, mais obscures,

des hôtels contigus, la fenêtre, seule éclairée, de sa chambre.

Il frappait au carreau, et elle, avertie, répondait et allait l’at-

tendre de l’autre côté, à la porte d’entrée. Il trouvait ouverts

sur son piano quelques-uns des morceaux qu’elle préférait :

la Valse des Roses ou Pauvre Fou de Tagliafico (qu’on devait,

selon sa volonté écrite, faire exécuter à son enterrement), il

lui demandait de jouer à la place la petite phrase de la sonate

de Vinteuil, bien qu’Odette jouât fort mal, mais la vision la

plus belle qui nous reste d’une œuvre est souvent celle qui

s’éleva au-dessus des sons faux tirés par des doigts malha-

biles, d’un piano désaccordé. La petite phrase continuait à

s’associer pour Swann à l’amour qu’il avait pour Odette. Il

sentait bien que cet amour, c’était quelque chose qui ne cor-

respondait à rien d’extérieur, de constatable par d’autres que

lui ; il se rendait compte que les qualités d’Odette ne justi-

fiaient pas qu’il attachât tant de prix aux moments passés

auprès d’elle. Et souvent, quand c’était l’intelligence positive

qui régnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier tant

d’intérêts intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire.

Mais la petite phrase, dès qu’il l’entendait, savait rendre libre

en lui l’espace qui pour elle était nécessaire, les proportions

de l’âme de Swann s’en trouvaient changées ; une marge y

était réservée à une jouissance qui elle non plus ne corres-

pondait à aucun objet extérieur et qui pourtant, au lieu d’être

purement individuelle comme celle de l’amour, s’imposait à

Swann comme une réalité supérieure aux choses concrètes.

Cette soif d’un charme inconnu, la petite phrase l’éveillait en

– 299 –

lui, mais ne lui apportait rien de précis pour l’assouvir. De

sorte que ces parties de l’âme de Swann où la petite phrase

avait effacé le souci des intérêts matériels, les considérations

humaines et valables pour tous, elle les avait laissées va-

cantes et en blanc, et il était libre d’y inscrire le nom

d’Odette. Puis à ce que l’affection d’Odette pouvait avoir

d’un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter,

amalgamer son essence mystérieuse. À voir le visage de

Swann pendant qu’il écoutait la phrase, on aurait dit qu’il

était en train d’absorber un anesthésique qui donnait plus

d’amplitude à sa respiration. Et le plaisir que lui donnait la

musique et qui allait bientôt créer chez lui un véritable be-

soin, ressemblait en effet, à ces moments-là, au plaisir qu’il

aurait eu à expérimenter des parfums, à entrer en contact

avec un monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui

nous semble sans forme parce que nos yeux ne le perçoivent

pas, sans signification parce qu’il échappe à notre intelli-

gence, que nous n’atteignons que par un seul sens. Grand re-

pos, mystérieuse rénovation pour Swann – pour lui dont les

yeux quoique délicats amateurs de peinture, dont l’esprit

quoique fin observateur de mœurs, portaient à jamais la

trace indélébile de la sécheresse de sa vie – de se sentir

transformé en une créature étrangère à l’humanité, aveugle,

dépourvue de facultés logiques, presque une fantastique li-

corne, une créature chimérique ne percevant le monde que

par l’ouïe. Et comme dans la petite phrase il cherchait ce-

pendant un sens où son intelligence ne pouvait descendre,

quelle étrange ivresse il avait à dépouiller son âme la plus in-

térieure de tous les secours du raisonnement et à la faire

passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son ! Il

commençait à se rendre compte de tout ce qu’il y avait de

douloureux, peut-être même de secrètement inapaisé au

fond de la douceur de cette phrase, mais il ne pouvait pas en

– 300 –

souffrir. Qu’importait qu’elle lui dît que l’amour est fragile, le

sien était si fort ! Il jouait avec la tristesse qu’elle répandait,

il la sentait passer sur lui, mais comme une caresse qui ren-

dait plus profond et plus doux le sentiment qu’il avait de son

bonheur. Il la faisait rejouer dix fois, vingt fois à Odette, exi-

geant qu’en même temps elle ne cessât pas de l’embrasser.

Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah ! dans ces pre-

miers temps où l’on aime, les baisers naissent si naturelle-

ment ! Ils foisonnent si pressés les uns contre les autres ; et

l’on aurait autant de peine à compter les baisers qu’on s’est

donnés pendant une heure que les fleurs d’un champ au mois

de mai. Alors elle faisait mine de s’arrêter, disant : « Com-

ment veux-tu que je joue comme cela si tu me tiens ? je ne

peux tout faire à la fois, sache au moins ce que tu veux, est-

ce que je dois jouer la phrase ou faire des petites ca-

resses ? », lui se fâchait et elle éclatait d’un rire qui se chan-

geait et retombait sur lui, en une pluie de baisers. Ou bien

elle le regardait d’un air maussade, il revoyait un visage

digne de figurer dans la Vie de Moïse de Botticelli, il l’y si-

tuait, il donnait au cou d’Odette l’inclinaison nécessaire ; et

quand il l’avait bien peinte à la détrempe, au XVe siècle, sur

la muraille de la Sixtine, l’idée qu’elle était cependant restée

là, près du piano, dans le moment actuel, prête à être em-

brassée et possédée, l’idée de sa matérialité et de sa vie ve-

nait l’enivrer avec une telle force que, l’œil égaré, les mâ-

choires tendues comme pour dévorer, il se précipitait sur

cette vierge de Botticelli et se mettait à lui pincer les joues.

Puis, une fois qu’il l’avait quittée, non sans être rentré pour

l’embrasser encore parce qu’il avait oublié d’emporter dans

son souvenir quelque particularité de son odeur ou de ses

traits, tandis qu’il revenait dans sa victoria, il bénissait

Odette de lui permettre ces visites quotidiennes, dont il sen-

tait qu’elles ne devaient pas lui causer à elle une bien grande

– 301 –

joie, mais qui en le préservant de devenir jaloux – en lui

ôtant l’occasion de souffrir de nouveau du mal qui s’était dé-

claré en lui le soir où il ne l’avait pas trouvée chez les Verdu-

rin – l’aideraient à arriver, sans avoir plus d’autres de ces

crises dont la première avait été si douloureuse et resterait la

seule, au bout de ces heures singulières de sa vie, heures

presque enchantées, à la façon de celles où il traversait Paris

au clair de lune. Et, remarquant, pendant ce retour, que

l’astre était maintenant déplacé par rapport à lui, et presque

au bout de l’horizon, sentant que son amour obéissait, lui

aussi, à des lois immuables et naturelles, il se demandait si

cette période où il était entré durerait encore longtemps, si

bientôt sa pensée ne verrait plus le cher visage qu’occupant

une position lointaine et diminuée, et près de cesser de ré-

pandre du charme. Car Swann en trouvait aux choses, depuis

qu’il était amoureux, comme au temps où, adolescent, il se

croyait artiste ; mais ce n’était plus le même charme, celui-ci,

c’est Odette seule qui le leur conférait. Il sentait renaître en

lui les inspirations de sa jeunesse qu’une vie frivole avait dis-

sipées, mais elles portaient toutes le reflet, la marque d’un

être particulier ; et, dans les longues heures qu’il prenait

maintenant un plaisir délicat à passer chez lui, seul avec son

âme en convalescence, il redevenait peu à peu lui-même,

mais à une autre.

Il n’allait chez elle que le soir, et il ne savait rien de

l’emploi de son temps pendant le jour, pas plus que de son

passé, au point qu’il lui manquait même ce petit renseigne-

ment initial qui, en nous permettant de nous imaginer ce que

nous ne savons pas, nous donne envie de le connaître. Aussi

ne se demandait-il pas ce qu’elle pouvait faire, ni quelle avait

été sa vie. Il souriait seulement quelquefois en pensant qu’il

y a quelques années, quand il ne la connaissait pas, on lui

avait parlé d’une femme qui, s’il se rappelait bien, devait cer-

– 302 –

tainement être elle, comme d’une fille, d’une femme entrete-

nue, une de ces femmes auxquelles il attribuait encore,

comme il avait peu vécu dans leur société, le caractère en-

tier, foncièrement pervers, dont les dota longtemps l’imagi-

nation de certains romanciers. Il se disait qu’il n’y a souvent

qu’à prendre le contre-pied des réputations que fait le monde

pour juger exactement une personne, quand, à un tel carac-

tère, il opposait celui d’Odette, bonne, naïve, éprise d’idéal,

presque si incapable de ne pas dire la vérité que, l’ayant un

jour priée, pour pouvoir dîner seul avec elle, d’écrire aux

Verdurin qu’elle était souffrante, le lendemain, il l’avait vue,

devant Mme Verdurin qui lui demandait si elle allait mieux,

rougir, balbutier et refléter malgré elle, sur son visage, le

chagrin, le supplice que cela lui était de mentir, et, tandis

qu’elle multipliait dans sa réponse les détails inventés sur sa

prétendue indisposition de la veille, avoir l’air de faire de-

mander pardon, par ses regards suppliants et sa voix déso-

lée, de la fausseté de ses paroles.

Certains jours pourtant, mais rares, elle venait chez lui

dans l’après-midi, interrompre sa rêverie ou cette étude sur

Ver Meer à laquelle il s’était remis dernièrement. On venait

lui dire que Mme de Crécy était dans son petit salon. Il allait

l’y retrouver, et quand il ouvrait la porte, au visage rosé

d’Odette, dès qu’elle avait aperçu Swann, venait – changeant

la forme de sa bouche, le regard de ses yeux, le modelé de

ses joues – se mélanger un sourire. Une fois seul, il revoyait

ce sourire, celui qu’elle avait eu la veille, un autre dont elle

l’avait accueilli telle ou telle fois, celui qui avait été sa ré-

ponse, en voiture, quand il lui avait demandé s’il lui était dé-

sagréable en redressant les catleyas ; et la vie d’Odette pen-

dant le reste du temps, comme il n’en connaissait rien, lui

apparaissait, avec son fond neutre et sans couleurs sem-

blable à ces feuilles d’études de Watteau, où on voit çà et là,

– 303 –

à toutes les places, dans tous les sens, dessinés aux trois

crayons sur le papier chamois, d’innombrables sourires.

Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait

toute vide, si même son esprit lui disait qu’elle ne l’était pas,

parce qu’il ne pouvait pas l’imaginer, quelque ami, qui, se

doutant qu’ils s’aimaient, ne se fût pas risqué à lui rien dire

d’elle que d’insignifiant, lui décrivait la silhouette d’Odette,

qu’il avait aperçue, le matin même, montant à pied la rue

Abbatucci dans une « visite » garnie de skunks, sous un cha-

peau « à la Rembrandt » et un bouquet de violettes à son

corsage. Ce simple croquis bouleversait Swann parce qu’il lui

faisait tout d’un coup apercevoir qu’Odette avait une vie qui

n’était pas tout entière à lui ; il voulait savoir à qui elle avait

cherché à plaire par cette toilette qu’il ne lui connaissait pas ;

il se promettait de lui demander où elle allait, à ce moment-

là, comme si dans toute la vie incolore – presque inexistante,

parce qu’elle lui était invisible – de sa maîtresse, il n’y avait

qu’une seule chose en dehors de tous ces sourires adressés à

lui : sa démarche sous un chapeau à la Rembrandt, avec un

bouquet de violettes au corsage.

Sauf en lui demandant la petite phrase de Vinteuil au

lieu de la Valse des Roses, Swann ne cherchait pas à lui faire

jouer plutôt des choses qu’il aimât et, pas plus en musique

qu’en littérature, à corriger son mauvais goût. Il se rendait

bien compte qu’elle n’était pas intelligente. En lui disant

qu’elle aimerait tant qu’il lui parlât des grands poètes, elle

s’était imaginé qu’elle allait connaître tout de suite des cou-

plets héroïques et romanesques dans le genre de ceux du vi-

comte de Borelli, en plus émouvant encore. Pour Ver Meer

de Delft, elle lui demanda s’il avait souffert par une femme, si

c’était une femme qui l’avait inspiré, et Swann lui ayant

avoué qu’on n’en savait rien, elle s’était désintéressée de ce

peintre. Elle disait souvent : « Je crois bien, la poésie, natu-

– 304 –

rellement, il n’y aurait rien de plus beau si c’était vrai, si les

poètes pensaient tout ce qu’ils disent. Mais bien souvent, il

n’y a pas plus intéressé que ces gens-là. J’en sais quelque

chose, j’avais une amie qui a aimé une espèce de poète.

Dans ses vers il ne parlait que de l’amour, du ciel, des

étoiles. Ah ! ce qu’elle a été refaite ! Il lui a croqué plus de

trois cent mille francs. » Si alors Swann cherchait à lui ap-

prendre en quoi consistait la beauté artistique, comment il

fallait admirer les vers ou les tableaux, au bout d’un instant,

elle cessait d’écouter, disant : « Oui… je ne me figurais pas

que c’était comme cela. » Et il sentait qu’elle éprouvait une

telle déception qu’il préférait mentir en lui disant que tout

cela n’était rien, que ce n’était encore que des bagatelles,

qu’il n’avait pas le temps d’aborder le fond, qu’il y avait

autre chose. Mais elle lui disait vivement : « Autre chose ?

quoi ?… Dis-le alors », mais il ne le disait pas, sachant com-

bien cela lui paraîtrait mince et différent de ce qu’elle espé-

rait, moins sensationnel et moins touchant, et craignant que,

désillusionnée de l’art, elle ne le fût en même temps de

l’amour.

Et en effet elle trouvait Swann intellectuellement infé-

rieur à ce qu’elle aurait cru. « Tu gardes toujours ton sang-

froid, je ne peux te définir. » Elle s’émerveillait davantage de

son indifférence à l’argent, de sa gentillesse pour chacun, de

sa délicatesse. Et il arrive en effet souvent pour de plus

grands que n’était Swann, pour un savant, pour un artiste,

quand il n’est pas méconnu par ceux qui l’entourent, que ce-

lui de leurs sentiments qui prouve que la supériorité de son

intelligence s’est imposée à eux, ce n’est pas leur admiration

pour ses idées, car elles leur échappent, mais leur respect

pour sa bonté. C’est aussi du respect qu’inspirait à Odette la

situation qu’avait Swann dans le monde, mais elle ne désirait

pas qu’il cherchât à l’y faire recevoir. Peut-être sentait-elle

– 305 –

qu’il ne pourrait pas y réussir, et même craignait-elle que

rien qu’en parlant d’elle il ne provoquât des révélations

qu’elle redoutait. Toujours est-il qu’elle lui avait fait pro-

mettre de ne jamais prononcer son nom. La raison pour la-

quelle elle ne voulait pas aller dans le monde, lui avait-elle

dit, était une brouille qu’elle avait eue autrefois avec une

amie qui, pour se venger, avait ensuite dit du mal d’elle.

Swann objectait : « Mais tout le monde n’a pas connu ton

amie. — Mais si, ça fait la tache d’huile, le monde est si mé-

chant. » D’une part Swann ne comprit pas cette histoire,

mais d’autre part il savait que ces propositions : « Le monde

est si méchant », « un propos calomnieux fait la tache

d’huile », sont généralement tenues pour vraies ; il devait y

avoir des cas auxquels elles s’appliquaient. Celui d’Odette

était-il l’un de ceux-là ? Il se le demandait, mais pas long-

temps, car il était sujet, lui aussi, à cette lourdeur d’esprit qui

s’appesantissait sur son père, quand il se posait un problème

difficile. D’ailleurs ce monde qui faisait si peur à Odette, ne

lui inspirait peut-être pas de grands désirs, car pour qu’elle

se le représentât bien nettement, il était trop éloigné de celui

qu’elle connaissait. Pourtant, tout en étant restée à certains

égards vraiment simple (elle avait par exemple gardé pour

amie une petite couturière retirée dont elle grimpait presque

chaque jour l’escalier raide, obscur et fétide), elle avait soif

de chic, mais ne s’en faisait pas la même idée que les gens du

monde. Pour eux, le chic est une émanation de quelques per-

sonnes peu nombreuses qui le projettent jusqu’à un degré

assez éloigné – et plus ou moins affaibli dans la mesure où

l’on est distant du centre de leur intimité – dans le cercle de

leurs amis ou des amis de leurs amis dont les noms forment

une sorte de répertoire. Les gens du monde le possèdent

dans leur mémoire, ils ont sur ces matières une érudition

d’où ils ont extrait une sorte de goût, de tact, si bien que

– 306 –

Swann par exemple, sans avoir besoin de faire appel à son

savoir mondain, s’il lisait dans un journal les noms des per-

sonnes qui se trouvaient à un dîner pouvait dire immédiate-

ment la nuance du chic de ce dîner, comme un lettré, à la

simple lecture d’une phrase, apprécie exactement la qualité

littéraire de son auteur. Mais Odette faisait partie des per-

sonnes (extrêmement nombreuses, quoi qu’en pensent les

gens du monde, et comme il y en a dans toutes les classes de

la société) qui ne possèdent pas ces notions, imaginent un

chic tout autre, qui revêt divers aspects selon le milieu au-

quel elles appartiennent, mais a pour caractère particulier –

que ce soit celui dont rêvait Odette, ou celui devant lequel

s’inclinait Mme Cottard – d’être directement accessible à tous.

L’autre, celui des gens du monde, l’est à vrai dire aussi, mais

il y faut quelque délai. Odette disait de quelqu’un :

« Il ne va jamais que dans les endroits chics. »

Et si Swann lui demandait ce qu’elle entendait par là,

elle lui répondait avec un peu de mépris :

« Mais les endroits chics, parbleu ! Si, à ton âge, il faut

t’apprendre ce que c’est que les endroits chics, que veux-tu

que je te dise, moi ? par exemple, le dimanche matin

l’avenue de l’Impératrice, à cinq heures le tour du Lac, le

jeudi l’Éden Théâtre, le vendredi l’Hippodrome, les bals…

— Mais quels bals ?

— Mais les bals qu’on donne à Paris, les bals chics, je

veux dire. Tiens, Herbinger, tu sais, celui qui est chez un

coulissier ? mais si, tu dois savoir, c’est un des hommes les

plus lancés de Paris, ce grand jeune homme blond qui est tel-

lement snob, il a toujours une fleur à la boutonnière, une raie

dans le dos, des pantalons clairs ; il est avec ce vieux tableau

– 307 –

qu’il promène à toutes les premières. Eh bien ! il a donné un

bal, l’autre soir, il y avait tout ce qu’il y a de chic à Paris. Ce

que j’aurais aimé y aller ! mais il fallait présenter sa carte

d’invitation à la porte et je n’avais pas pu en avoir. Au fond,

j’aime autant ne pas y être allée, c’était une tuerie, je

n’aurais rien vu. C’est plutôt pour pouvoir dire qu’on était

chez Herbinger. Et tu sais, moi, la gloriole ! Du reste, tu peux

bien te dire que sur cent qui racontent qu’elles y étaient, il y

a bien la moitié dont ça n’est pas vrai… Mais ça m’étonne

que toi, un homme si “pschutt”, tu n’y étais pas. »

Mais Swann ne cherchait nullement à lui faire modifier

cette conception du chic ; pensant que la sienne n’était pas

plus vraie, était aussi sotte, dénuée d’importance, il ne trou-

vait aucun intérêt à en instruire sa maîtresse, si bien qu’après

des mois elle ne s’intéressait aux personnes chez qui il allait

que pour les cartes de pesage, de concours hippique, les bil-

lets de première qu’il pouvait avoir par elles. Elle souhaitait

qu’il cultivât des relations si utiles, mais elle était par ailleurs

portée à les croire peu chic, depuis qu’elle avait vu passer

dans la rue la marquise de Villeparisis en robe de laine noire,

avec un bonnet à brides.

« Mais elle a l’air d’une ouvreuse, d’une vieille con-

cierge, darling ! Ça, une marquise ! Je ne suis pas marquise,

mais il faudrait me payer bien cher pour me faire sortir nip-

pée comme ça ! »

Elle ne comprenait pas que Swann habitât l’hôtel du quai

d’Orléans que, sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne

de lui.

Certes, elle avait la prétention d’aimer les « antiquités »

et prenait un air ravi et fin pour dire qu’elle adorait passer

toute une journée à « bibeloter », à chercher « du bric-à-

– 308 –

brac », des choses « du temps ». Bien qu’elle s’entêtât dans

une sorte de point d’honneur (et semblât pratiquer quelque

précepte familial) en ne répondant jamais aux questions et

en ne « rendant pas de comptes » sur l’emploi de ses jour-

nées, elle parla une fois à Swann d’une amie qui l’avait invi-

tée et chez qui tout était « de l’époque ». Mais Swann ne put

arriver à lui faire dire quelle était cette époque. Pourtant,

après avoir réfléchi, elle répondit que c’était « moyenâ-

geux ». Elle entendait par là qu’il y avait des boiseries.

Quelque temps après, elle lui reparla de son amie et ajouta,

sur le ton hésitant et de l’air entendu dont on cite quelqu’un

avec qui on a dîné la veille et dont on n’avait jamais entendu

le nom, mais que vos amphitryons avaient l’air de considérer

comme quelqu’un de si célèbre qu’on espère que l’inter-

locuteur saura bien de qui vous voulez parler : « Elle a une

salle à manger… du… dix-huitième ! » Elle trouvait du reste

cela affreux, nu, comme si la maison n’était pas finie, les

femmes y paraissaient affreuses et la mode n’en prendrait

jamais. Enfin, une troisième fois, elle en reparla et montra à

Swann l’adresse de l’homme qui avait fait cette salle à man-

ger et qu’elle avait envie de faire venir, quand elle aurait de

l’argent, pour voir s’il ne pourrait pas lui en faire, non pas

certes une pareille, mais celle qu’elle rêvait et que malheu-

reusement les dimensions de son petit hôtel ne comportaient

pas, avec de hauts dressoirs, des meubles Renaissance et des

cheminées comme au château de Blois. Ce jour-là, elle laissa

échapper devant Swann ce qu’elle pensait de son habitation

du quai d’Orléans ; comme il avait critiqué que l’amie

d’Odette donnât, non pas dans le Louis XVI, car, disait-il,

bien que cela ne se fasse pas, cela peut être charmant, mais

dans le faux ancien : « Tu ne voudrais pas qu’elle vécût

comme toi au milieu de meubles cassés et de tapis usés », lui

– 309 –

dit-elle, le respect humain de la bourgeoise l’emportant en-

core chez elle sur le dilettantisme de la cocotte.

De ceux qui aimaient à bibeloter, qui aimaient les vers,

méprisaient les bas calculs, rêvaient d’honneur et d’amour,

elle faisait une élite supérieure au reste de l’humanité. Il n’y

avait pas besoin qu’on eût réellement ces goûts pourvu qu’on

les proclamât ; d’un homme qui lui avait avoué à dîner qu’il

aimait à flâner, à se salir les doigts dans les vieilles bou-

tiques, qu’il ne serait jamais apprécié par ce siècle commer-

cial, car il ne se souciait pas de ses intérêts, et qu’il était pour

cela d’un autre temps, elle revenait en disant : « Mais c’est

une âme adorable, un sensible, je ne m’en étais jamais dou-

tée ! » et elle se sentait pour lui une immense et soudaine

amitié. Mais, en revanche ceux qui, comme Swann, avaient

ces goûts, mais n’en parlaient pas, la laissaient froide. Sans

doute elle était obligée d’avouer que Swann ne tenait pas à

l’argent, mais elle ajoutait d’un air boudeur : « Mais lui, ça

n’est pas la même chose » ; et en effet, ce qui parlait à son

imagination, ce n’était pas la pratique du désintéressement,

c’en était le vocabulaire.

Sentant que souvent il ne pouvait pas réaliser ce qu’elle

rêvait, il cherchait du moins à ce qu’elle se plût avec lui, à ne

pas contrecarrer ces idées vulgaires, ce mauvais goût qu’elle

avait en toutes choses, et qu’il aimait d’ailleurs comme tout

ce qui venait d’elle, qui l’enchantaient même, car c’était au-

tant de traits particuliers grâce auxquels l’essence de cette

femme lui apparaissait, devenait visible. Aussi, quand elle

avait l’air heureux parce qu’elle devait aller à la Reine To-

paze, ou que son regard devenait sérieux, inquiet et volon-

taire, si elle avait peur de manquer la fête des fleurs ou sim-

plement l’heure du thé, avec muffins et toasts, au « Thé de la

Rue Royale » où elle croyait que l’assiduité était indispen-

– 310 –

sable pour consacrer la réputation d’élégance d’une femme,

Swann, transporté comme nous le sommes par le naturel

d’un enfant ou par la vérité d’un portrait qui semble sur le

point de parler, sentait si bien l’âme de sa maîtresse affleurer

à son visage qu’il ne pouvait résister à venir l’y toucher avec

ses lèvres. « Ah ! elle veut qu’on la mène à la fête des fleurs,

la petite Odette, elle veut se faire admirer, eh bien, on l’y

mènera, nous n’avons qu’à nous incliner. » Comme la vue de

Swann était un peu basse, il dut se résigner à se servir de lu-

nettes pour travailler chez lui, et à adopter, pour aller dans le

monde, le monocle qui le défigurait moins. La première fois

qu’elle lui en vit un dans l’œil, elle ne put contenir sa joie :

« Je trouve que pour un homme, il n’y a pas à dire, ça a

beaucoup de chic ! Comme tu es bien ainsi ! tu as l’air d’un

vrai gentleman. Il ne te manque qu’un titre » ajouta-t-elle,

avec une nuance de regret. Il aimait qu’Odette fût ainsi, de

même que, s’il avait été épris d’une Bretonne, il aurait été

heureux de la voir en coiffe et de lui entendre dire qu’elle

croyait aux revenants. Jusque-là, comme beaucoup

d’hommes chez qui leur goût pour les arts se développe in-

dépendamment de la sensualité, un disparate bizarre avait

existé entre les satisfactions qu’il accordait à l’un et à l’autre,

jouissant, dans la compagnie de femmes de plus en plus

grossières, des séductions d’œuvres de plus en plus raffinées,

emmenant une petite bonne dans une baignoire grillée à la

représentation d’une pièce décadente qu’il avait envie

d’entendre ou à une exposition de peinture impressionniste,

et persuadé d’ailleurs qu’une femme du monde cultivée n’y

eût pas compris davantage, mais n’aurait pas su se taire aus-

si gentiment. Mais, au contraire, depuis qu’il aimait Odette,

sympathiser avec elle, tâcher de n’avoir qu’une âme à eux

deux lui était si doux, qu’il cherchait à se plaire aux choses

qu’elle aimait, et il trouvait un plaisir d’autant plus profond

– 311 –

non seulement à imiter ses habitudes, mais à adopter ses

opinions, que, comme elles n’avaient aucune racine dans sa

propre intelligence, elles lui rappelaient seulement son

amour, à cause duquel il les avait préférées. S’il retournait à

Serge Panine, s’il recherchait les occasions d’aller voir con-

duire Olivier Métra, c’était pour la douceur d’être initié dans

toutes les conceptions d’Odette, de se sentir de moitié dans

tous ses goûts. Ce charme de le rapprocher d’elle, qu’avaient

les ouvrages ou les lieux qu’elle aimait, lui semblait plus

mystérieux que celui qui est intrinsèque à de plus beaux,

mais qui ne la lui rappelaient pas. D’ailleurs, ayant laissé

s’affaiblir les croyances intellectuelles de sa jeunesse, et son

scepticisme d’homme du monde ayant à son insu pénétré

jusqu’à elles, il pensait (ou du moins il avait si longtemps

pensé cela qu’il le disait encore) que les objets de nos goûts

n’ont pas en eux une valeur absolue, mais que tout est affaire

d’époque, de classe, consiste en modes, dont les plus vul-

gaires valent celles qui passent pour les plus distinguées. Et

comme il jugeait que l’importance attachée par Odette à

avoir des cartes pour le vernissage n’était pas en soi quelque

chose de plus ridicule que le plaisir qu’il avait autrefois à dé-

jeuner chez le prince de Galles, de même, il ne pensait pas

que l’admiration qu’elle professait pour Monte-Carlo ou pour

le Righi fût plus déraisonnable que le goût qu’il avait, lui,

pour la Hollande qu’elle se figurait laide et pour Versailles

qu’elle trouvait triste. Aussi, se privait-il d’y aller, ayant plai-

sir à se dire que c’était pour elle, qu’il voulait ne sentir,

n’aimer qu’avec elle.

Comme tout ce qui environnait Odette et n’était en

quelque sorte que le mode selon lequel il pouvait la voir,

causer avec elle, il aimait la société des Verdurin. Là, comme

au fond de tous les divertissements, repas, musique, jeux,

soupers costumés, parties de campagne, parties de théâtre,

– 312 –

même les rares « grandes soirées » données pour les « en-

nuyeux », il y avait la présence d’Odette, la vue d’Odette, la

conversation avec Odette, dont les Verdurin faisaient à

Swann, en l’invitant, le don inestimable, il se plaisait mieux

que partout ailleurs dans le « petit noyau », et cherchait à lui

attribuer des mérites réels, car il s’imaginait ainsi que, par

goût, il le fréquenterait toute sa vie. Or, n’osant pas se dire,

par peur de ne pas le croire, qu’il aimerait toujours Odette,

du moins en supposant qu’il fréquenterait toujours les Ver-

durin (proposition qui, a priori, soulevait moins d’objections

de principe de la part de son intelligence), il se voyait dans

l’avenir continuant à rencontrer chaque soir Odette ; cela ne

revenait peut-être pas tout à fait au même que l’aimer tou-

jours, mais pour le moment, pendant qu’il aimait, croire qu’il

ne cesserait pas un jour de la voir, c’est tout ce qu’il deman-

dait. « Quel charmant milieu, se disait-il. Comme c’est au

fond la vraie vie qu’on mène là ! Comme on y est plus intelli-

gent, plus artiste que dans le monde ! Comme Mme Verdurin,

malgré de petites exagérations un peu risibles, a un amour

sincère de la peinture, de la musique, quelle passion pour les

œuvres, quel désir de faire plaisir aux artistes ! Elle se fait

une idée inexacte des gens du monde ; mais avec cela que le

monde n’en a pas une plus fausse encore des milieux ar-

tistes ! Peut-être n’ai-je pas de grands besoins intellectuels à

assouvir dans la conversation, mais je me plais parfaitement

bien avec Cottard, quoiqu’il fasse des calembours ineptes. Et

quant au peintre, si sa prétention est déplaisante quand il

cherche à étonner, en revanche c’est une des plus belles in-

telligences que j’aie connues. Et puis surtout, là, on se sent

libre, on fait ce qu’on veut sans contrainte, sans cérémonie.

Quelle dépense de bonne humeur il se fait par jour dans ce

salon-là ! Décidément, sauf quelques rares exceptions, je

– 313 –

n’irai plus jamais que dans ce milieu. C’est là que j’aurai de

plus en plus mes habitudes et ma vie. »

Et comme les qualités qu’il croyait intrinsèques aux Ver-

durin n’étaient que le reflet sur eux de plaisirs qu’avait goû-

tés chez eux son amour pour Odette, ces qualités devenaient

plus sérieuses, plus profondes, plus vitales, quand ces plai-

sirs l’étaient aussi. Comme Mme Verdurin donnait parfois à

Swann ce qui seul pouvait constituer pour lui le bonheur ;

comme, tel soir où il se sentait anxieux parce qu’Odette avait

causé avec un invité plus qu’avec un autre, et où, irrité

contre elle, il ne voulait pas prendre l’initiative de lui de-

mander si elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui appor-

tait la paix et la joie en disant spontanément : « Odette, vous

allez ramener M. Swann, n’est-ce pas ? » – comme, cet été

qui venait et où il s’était d’abord demandé avec inquiétude si

Odette ne s’absenterait pas sans lui, s’il pourrait continuer à

la voir tous les jours, Mme Verdurin allait les inviter à le pas-

ser tous deux chez elle à la campagne, – Swann, laissant à

son insu la reconnaissance et l’intérêt s’infiltrer dans son in-

telligence et influer sur ses idées, allait jusqu’à proclamer

que Mme Verdurin était une grande âme. De quelques gens

exquis ou éminents que tel de ses anciens camarades de

l’école du Louvre lui parlât : « Je préfère cent fois les Verdu-

rin », lui répondait-il. Et, avec une solennité qui était nou-

velle chez lui : « Ce sont des êtres magnanimes, et la magna-

nimité est, au fond, la seule chose qui importe et qui dis-

tingue ici-bas. Vois-tu, il n’y a que deux classes d’êtres : les

magnanimes et les autres ; et je suis arrivé à un âge où il faut

prendre parti, décider une fois pour toutes qui on veut aimer,

et qui on veut dédaigner, se tenir à ceux qu’on aime et, pour

réparer le temps qu’on a gâché avec les autres, ne plus les

quitter jusqu’à sa mort. Eh bien ! » ajoutait-il avec cette lé-

gère émotion qu’on éprouve quand, même sans bien s’en

– 314 –

rendre compte, on dit une chose, non parce qu’elle est vraie,

mais parce qu’on a plaisir à la dire et qu’on l’écoute dans sa

propre voix comme si elle venait d’ailleurs que de nous-

mêmes, « le sort en est jeté, j’ai choisi d’aimer les seuls

cœurs magnanimes et de ne plus vivre que dans la magna-

nimité. Tu me demandes si Mme Verdurin est véritablement

intelligente. Je t’assure qu’elle m’a donné les preuves d’une

noblesse de cœur, d’une hauteur d’âme où, que veux-tu, on

n’atteint pas sans une hauteur égale de pensée. Certes elle a

la profonde intelligence des arts. Mais ce n’est peut-être pas

là qu’elle est le plus admirable ; et telle petite action ingé-

nieusement, exquisement bonne, qu’elle a accomplie pour

moi, telle géniale attention, tel geste familièrement sublime,

révèlent une compréhension plus profonde de l’existence

que tous les traités de philosophie. »

Il aurait pourtant pu se dire qu’il y avait des anciens

amis de ses parents aussi simples que les Verdurin, des ca-

marades de sa jeunesse aussi épris d’art, qu’il connaissait

d’autres êtres d’un grand cœur, et que, pourtant, depuis qu’il

avait opté pour la simplicité, les arts et la magnanimité, il ne

les voyait plus jamais. Mais ceux-là ne connaissaient pas

Odette, et, s’ils l’avaient connue, ne se seraient pas souciés

de la rapprocher de lui.

Ainsi il n’y avait sans doute pas, dans tout le milieu Ver-

durin, un seul fidèle qui les aimât ou crût les aimer autant

que Swann. Et pourtant, quand M. Verdurin avait dit que

Swann ne lui revenait pas, non seulement il avait exprimé sa

propre pensée, mais il avait deviné celle de sa femme. Sans

doute Swann avait pour Odette une affection trop particu-

lière et dont il avait négligé de faire de Mme Verdurin la con-

fidente quotidienne : sans doute la discrétion même avec la-

quelle il usait de l’hospitalité des Verdurin, s’abstenant sou-

– 315 –

vent de venir dîner pour une raison qu’ils ne soupçonnaient

pas et à la place de laquelle ils voyaient le désir de ne pas

manquer une invitation chez des « ennuyeux », sans doute

aussi, et malgré toutes les précautions qu’il avait prises pour

la leur cacher, la découverte progressive qu’ils faisaient de sa

brillante situation mondaine, tout cela contribuait à leur irri-

tation contre lui. Mais la raison profonde en était autre. C’est

qu’ils avaient très vite senti en lui un espace réservé, impé-

nétrable, où il continuait à professer silencieusement pour

lui-même que la princesse de Sagan n’était pas grotesque et

que les plaisanteries de Cottard n’étaient pas drôles, enfin, et

bien que jamais il ne se départît de son amabilité et ne se ré-

voltât contre leurs dogmes, une impossibilité de les lui impo-

ser, de l’y convertir entièrement, comme ils n’en avaient ja-

mais rencontré une pareille chez personne. Ils lui auraient

pardonné de fréquenter des ennuyeux (auxquels d’ailleurs,

dans le fond de son cœur, il préférait mille fois les Verdurin

et tout le petit noyau), s’il avait consenti, pour le bon

exemple, à les renier en présence des fidèles. Mais c’est une

abjuration qu’ils comprirent qu’on ne pourrait pas lui arra-

cher.

Quelle différence avec un « nouveau » qu’Odette leur

avait demandé d’inviter, quoiqu’elle ne l’eût rencontré que

peu de fois, et sur lequel ils fondaient beaucoup d’espoir, le

comte de Forcheville ! (Il se trouva qu’il était justement le

beau-frère de Saniette, ce qui remplit d’étonnement les fi-

dèles : le vieil archiviste avait des manières si humbles qu’ils

l’avaient toujours cru d’un rang social inférieur au leur et ne

s’attendaient pas à apprendre qu’il appartenait à un monde

riche et relativement aristocratique.) Sans doute Forcheville

était grossièrement snob, alors que Swann ne l’était pas ;

sans doute il était bien loin de placer, comme lui, le milieu

des Verdurin au-dessus de tous les autres. Mais il n’avait pas

– 316 –

cette délicatesse de nature qui empêchait Swann de s’as-

socier aux critiques trop manifestement fausses que dirigeait

Mme Verdurin contre des gens qu’il connaissait. Quant aux ti-

rades prétentieuses et vulgaires que le peintre lançait à cer-

tains jours, aux plaisanteries de commis voyageur que ris-

quait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait l’un et

l’autre, trouvait facilement des excuses mais n’avait pas le

courage et l’hypocrisie d’applaudir, Forcheville était au con-

traire d’un niveau intellectuel qui lui permettait d’être aba-

sourdi, émerveillé par les unes, sans d’ailleurs les com-

prendre, et de se délecter aux autres. Et justement le premier

dîner chez les Verdurin auquel assista Forcheville mit en lu-

mière toutes ces différences, fit ressortir ses qualités et pré-

cipita la disgrâce de Swann.

Il y avait à ce dîner, en dehors des habitués, un profes-

seur de la Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et

Mme Verdurin aux eaux et, si ses fonctions universitaires et

ses travaux d’érudition n’avaient pas rendu très rares ses

moments de liberté, serait volontiers venu souvent chez eux.

Car il avait cette curiosité, cette superstition de la vie qui,

unie à un certain scepticisme relatif à l’objet de leurs études,

donne dans n’importe quelle profession, à certains hommes

intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, pro-

fesseurs de lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputa-

tion d’esprits larges, brillants, et même supérieurs. Il affectait

chez Mme Verdurin de chercher ses comparaisons dans ce

qu’il y avait de plus actuel quand il parlait de philosophie et

d’histoire, d’abord parce qu’il croyait qu’elles ne sont qu’une

préparation à la vie et qu’il s’imaginait trouver en action

dans le petit clan ce qu’il n’avait connu jusqu’ici que dans les

livres, puis peut-être aussi parce que, s’étant vu inculquer

autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect de certains su-

jets, il croyait dépouiller l’universitaire en prenant avec eux

– 317 –

des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles,

que parce qu’il l’était resté.

Dès le commencement du repas, comme M. de Forche-

ville, placé à la droite de Mme Verdurin qui avait fait pour le

« nouveau » de grands frais de toilette, lui disait : « C’est ori-

ginal, cette robe blanche », le docteur qui n’avait cessé de

l’observer, tant il était curieux de savoir comment était fait

ce qu’il appelait un « de », et qui cherchait une occasion

d’attirer son attention et d’entrer plus en contact avec lui,

saisit au vol le mot « blanche » et, sans lever le nez de son

assiette, dit : « blanche ? Blanche de Castille ? », puis sans

bouger la tête lança furtivement de droite et de gauche des

regards incertains et souriants. Tandis que Swann, par l’ef-

fort douloureux et vain qu’il fit pour sourire, témoigna qu’il

jugeait ce calembour stupide, Forcheville avait montré à la

fois qu’il en goûtait la finesse et qu’il savait vivre, en conte-

nant dans de justes limites une gaieté dont la franchise avait

charmé Mme Verdurin.

« Qu’est-ce que vous dites d’un savant comme cela ?

avait-elle demandé à Forcheville. Il n’y a pas moyen de cau-

ser sérieusement deux minutes avec lui. Est-ce que vous leur

en dites comme cela, à votre hôpital ? avait-elle ajouté en se

tournant vers le docteur, ça ne doit pas être ennuyeux tous

les jours, alors. Je vois qu’il va falloir que je demande à m’y

faire admettre.

— Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette

vieille chipie de Blanche de Castille, si j’ose m’exprimer ain-

si. N’est-il pas vrai, Madame ? » demanda Brichot à

Mme Verdurin qui, pâmant, les yeux fermés, précipita sa fi-

gure dans ses mains d’où s’échappèrent des cris étouffés.

« Mon Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes

– 318 –

respectueuses s’il y en a autour de cette table, sub rosa… Je

reconnais d’ailleurs que notre ineffable république athé-

nienne – ô combien ! – pourrait honorer en cette capétienne

obscurantiste le premier des préfets de police à poigne. Si

fait, mon cher hôte, si fait, si fait », reprit-il de sa voix bien

timbrée qui détachait chaque syllabe, en réponse à une ob-

jection de M. Verdurin. « La Chronique de Saint-Denis dont

nous ne pouvons contester la sûreté d’information ne laisse

aucun doute à cet égard. Nulle ne pourrait être mieux choisie

comme patronne par un prolétariat laïcisateur que cette

mère d’un saint à qui elle en fit d’ailleurs voir de saumâtres,

comme dit Suger et autres saint Bernard ; car avec elle cha-

cun en prenait pour son grade.

— Quel est ce monsieur ? » demanda Forcheville à

Mme Verdurin, « il a l’air d’être de première force.

— Comment, vous ne connaissez pas le fameux Bri-

chot ? il est célèbre dans toute l’Europe.

— Ah ! c’est Bréchot, s’écria Forcheville qui n’avait pas

bien entendu, vous m’en direz tant », ajouta-t-il tout en atta-

chant sur l’homme célèbre des yeux écarquillés. « C’est tou-

jours intéressant de dîner avec un homme en vue. Mais,

dites-moi, vous nous invitez là avec des convives de choix.

On ne s’ennuie pas chez vous.

— Oh ! vous savez, ce qu’il y a surtout, dit modestement

Mme Verdurin, c’est qu’ils se sentent en confiance. Ils parlent

de ce qu’ils veulent, et la conversation rejaillit en fusées.

Ainsi Brichot, ce soir, ce n’est rien : je l’ai vu, vous savez,

chez moi, éblouissant, à se mettre à genoux devant ; eh

bien ! chez les autres, ce n’est plus le même homme, il n’a

plus d’esprit, il faut lui arracher les mots, il est même en-

nuyeux.

– 319 –

— C’est curieux ! » dit Forcheville étonné.

Un genre d’esprit comme celui de Brichot aurait été tenu

pour stupidité pure dans la coterie où Swann avait passé sa

jeunesse, bien qu’il soit compatible avec une intelligence ré-

elle. Et celle du professeur, vigoureuse et bien nourrie, aurait

probablement pu être enviée par bien des gens du monde

que Swann trouvait spirituels. Mais ceux-ci avaient fini par

lui inculquer si bien leurs goûts et leurs répugnances, au

moins en tout ce qui touche à la vie mondaine et même en

celle de ses parties annexes qui devrait plutôt relever du

domaine de l’intelligence : la conversation, que Swann ne

put trouver les plaisanteries de Brichot que pédantesques,

vulgaires et grasses à écœurer. Puis il était choqué dans l’ha-

bitude qu’il avait des bonnes manières, par le ton rude et mi-

litaire qu’affectait, en s’adressant à chacun, l’universitaire

cocardier. Enfin, peut-être avait-il surtout perdu, ce soir-là,

de son indulgence en voyant l’amabilité que Mme Verdurin

déployait pour ce Forcheville qu’Odette avait eu la singulière

idée d’amener. Un peu gênée vis-à-vis de Swann, elle lui

avait demandé en arrivant :

« Comment trouvez-vous mon invité ? »

Et lui, s’apercevant pour la première fois que Forcheville

qu’il connaissait depuis longtemps pouvait plaire à une

femme et était assez bel homme, avait répondu : « Im-

monde ! » Certes, il n’avait pas l’idée d’être jaloux d’Odette,

mais il ne se sentait pas aussi heureux que d’habitude et

quand Brichot, ayant commencé à raconter l’histoire de la

mère de Blanche de Castille qui « avait été avec Henri Plan-

tagenet des années avant de l’épouser », voulut s’en faire

demander la suite par Swann en lui disant : « N’est-ce pas,

monsieur Swann ? » sur le ton martial qu’on prend pour se

– 320 –

mettre à la portée d’un paysan ou pour donner du cœur à un

troupier, Swann coupa l’effet de Brichot à la grande fureur de

la maîtresse de la maison, en répondant qu’on voulût bien

l’excuser de s’intéresser si peu à Blanche de Castille, mais

qu’il avait quelque chose à demander au peintre. Celui-ci, en

effet, était allé dans l’après-midi visiter l’exposition d’un ar-

tiste, ami de Mme Verdurin, qui était mort récemment, et

Swann aurait voulu savoir par lui (car il appréciait son goût)

si vraiment il y avait dans ces dernières œuvres plus que la

virtuosité qui stupéfiait déjà dans les précédentes.

« À ce point de vue-là c’était extraordinaire, mais cela ne

semblait pas d’un art, comme on dit, très “élevé”, dit Swann

en souriant.

— Élevé… à la hauteur d’une institution », interrompit

Cottard en levant les bras avec une gravité simulée.

Toute la table éclata de rire.

« Quand je vous disais qu’on ne peut pas garder son sé-

rieux avec lui, dit Mme Verdurin à Forcheville. Au moment où

on s’y attend le moins, il vous sort une calembredaine. »

Mais elle remarqua que seul Swann ne s’était pas déridé.

Du reste il n’était pas très content que Cottard fît rire de lui

devant Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre

d’une façon intéressante à Swann, ce qu’il eût probablement

fait s’il eût été seul avec lui, préféra se faire admirer des con-

vives en plaçant un morceau sur l’habileté du maître disparu.

« Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c’était

fait, j’ai mis le nez dessus. Ah ! bien ouiche ! on ne pourrait

pas dire si c’est fait avec de la colle, avec du rubis, avec du

savon, avec du bronze, avec du soleil, avec du caca !

– 321 –

— Et un font douze », s’écria trop tard le docteur dont

personne ne comprit l’interruption.

« Ça a l’air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus

moyen de découvrir le truc que dans La Ronde ou Les Ré-

gentes et c’est encore plus fort comme patte que Rembrandt

et que Hals. Tout y est, mais non, je vous jure. »

Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute

qu’ils puissent donner continuent en voix de tête, piano, il se

contenta de murmurer, et en riant, comme si en effet cette

peinture eût été dérisoire à force de beauté :

« Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la

respiration, ça vous fait des chatouilles, et pas mèche de sa-

voir avec quoi c’est fait, c’en est sorcier, c’est de la rouerie,

c’est du miracle (éclatant tout à fait de rire) : c’en est mal-

honnête ! » Et s’arrêtant, redressant gravement la tête, pre-

nant une note de basse profonde qu’il tâcha de rendre har-

monieuse, il ajouta : « Et c’est si loyal ! »

Sauf au moment où il avait dit : « plus fort que La

Ronde », blasphème qui avait provoqué une protestation de

Mme Verdurin qui tenait La Ronde pour le plus grand chef-

d’œuvre de l’univers avec la Neuvième et la Samothrace, et à :

« fait avec du caca », qui avait fait jeter à Forcheville un coup

d’œil circulaire sur la table pour voir si le mot passait et avait

ensuite amené sur sa bouche un sourire prude et conciliant,

tous les convives, excepté Swann, avaient attaché sur le

peintre des regards fascinés par l’admiration.

« Ce qu’il m’amuse quand il s’emballe comme ça »,

s’écria, quand il eut terminé, Mme Verdurin, ravie que la table

fût jugement si intéressante le jour où M. de Forcheville ve-

nait pour la première fois. « Et toi, qu’est-ce que tu as à res-

– 322 –

ter comme cela, bouche bée comme une grande bête ? dit-

elle à son mari. Tu sais pourtant qu’il parle bien ; on dirait

que c’est la première fois qu’il vous entend. Si vous l’aviez vu

pendant que vous parliez, il vous buvait. Et demain il nous

récitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot.

— Mais non, c’est pas de la blague, dit le peintre, en-

chanté de son succès, vous avez l’air de croire que je fais le

boniment, que c’est du chiqué ; je vous y mènerai voir, vous

direz si j’ai exagéré, je vous fiche mon billet que vous reve-

nez plus emballée que moi !

— Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous

voulons seulement que vous mangiez, et que mon mari

mange aussi ; redonnez de la sole normande à Monsieur,

vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne sommes

pas si pressés, vous servez comme s’il y avait le feu, attendez

donc un peu pour donner la salade. »

Mme Cottard qui était modeste et parlait peu, savait

pourtant ne pas manquer d’assurance quand une heureuse

inspiration lui avait fait trouver un mot juste. Elle sentait

qu’il aurait du succès, cela la mettait en confiance, et ce

qu’elle en faisait était moins pour briller que pour être utile à

la carrière de son mari. Aussi ne laissa-t-elle pas échapper le

mot de salade que venait de prononcer Mme Verdurin.

« Ce n’est pas de la salade japonaise ? » dit-elle à mi-

voix en se tournant vers Odette.

Et ravie et confuse de l’à-propos et de la hardiesse qu’il

y avait à faire ainsi une allusion discrète, mais claire, à la

nouvelle et retentissante pièce de Dumas, elle éclata d’un

rire charmant d’ingénue, peu bruyant, mais si irrésistible

– 323 –

qu’elle resta quelques instants sans pouvoir le maîtriser.

« Qui est cette dame ? Elle a de l’esprit », dit Forcheville.

« Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dî-

ner vendredi.

— Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit

Mme Cottard à Swann, mais je n’ai pas encore vu cette fa-

meuse Francillon dont tout le monde parle. Le docteur y est

déjà allé (je me rappelle même qu’il m’a dit avoir eu le très

grand plaisir de passer la soirée avec vous) et j’avoue que je

n’ai pas trouvé raisonnable qu’il louât des places pour y re-

tourner avec moi. Évidemment, au Théâtre-Français, on ne

regrette jamais sa soirée, c’est toujours si bien joué, mais

comme nous avons des amis très aimables » (Mme Cottard

prononçait rarement un nom propre et se contentait de dire

« des amis à nous », « une de mes amies », par « distinc-

tion », sur un ton factice, et avec l’air d’importance d’une

personne qui ne nomme que qui elle veut) « qui ont souvent

des loges et ont la bonne idée de nous emmener à toutes les

nouveautés qui en valent la peine, je suis toujours sûre de

voir Francillon un peu plus tôt ou un peu plus tard, et de

pouvoir me former une opinion. Je dois pourtant confesser

que je me trouve assez sotte, car, dans tous les salons où je

vais en visite, on ne parle naturellement que de cette mal-

heureuse salade japonaise. On commence même à en être un

peu fatigué », ajouta-t-elle en voyant que Swann n’avait pas

l’air aussi intéressé qu’elle aurait cru par une si brûlante ac-

tualité. « Il faut avouer pourtant que cela donne quelquefois

prétexte à des idées assez amusantes. Ainsi j’ai une de mes

amies qui est très originale, quoique très jolie femme, très

entourée, très lancée, et qui prétend qu’elle a fait faire chez

elle cette salade japonaise, mais en faisant mettre tout ce

qu’Alexandre Dumas fils dit dans la pièce. Elle avait invité

– 324 –

quelques amies à venir en manger. Malheureusement je

n’étais pas des élues. Mais elle nous l’a raconté tantôt, à son

jour ; il paraît que c’était détestable, elle nous a fait rire aux

larmes. Mais vous savez, tout est dans la manière de racon-

ter », dit-elle en voyant que Swann gardait un air grave.

Et supposant que c’était peut-être parce qu’il n’aimait

pas Francillon :

« Du reste, je crois que j’aurai une déception. Je ne crois

pas que cela vaille Serge Panine, l’idole de Mme de Crécy. Voi-

là au moins des sujets qui ont du fond, qui font réfléchir ;

mais donner une recette de salade sur la scène du Théâtre-

Français ! Tandis que Serge Panine ! Du reste, c’est comme

tout ce qui vient de la plume de Georges Ohnet, c’est tou-

jours si bien écrit. Je ne sais pas si vous connaissez Le Maître

de Forges que je préférerais encore à Serge Panine.

— Pardonnez-moi, lui dit Swann d’un air ironique, mais

j’avoue que mon manque d’admiration est à peu près égal

pour ces deux chefs-d’œuvre.

— Vraiment, qu’est-ce que vous leur reprochez ? Est-ce

un parti pris ? Trouvez-vous peut-être que c’est un peu

triste ? D’ailleurs, comme je dis toujours, il ne faut jamais

discuter sur les romans ni sur les pièces de théâtre. Chacun a

sa manière de voir et vous pouvez trouver détestable ce que

j’aime le mieux. »

Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait

Swann. En effet, tandis que Mme Cottard parlait de Francillon,

Forcheville avait exprimé à Mme Verdurin son admiration

pour ce qu’il avait appelé le petit « speech » du peintre.

« Monsieur a une facilité de parole, une mémoire ! »

avait-il dit à Mme Verdurin quand le peintre eut terminé,

– 325 –

« comme j’en ai rarement rencontré. Bigre ! je voudrais bien

en avoir autant. Il ferait un excellent prédicateur. On peut

dire qu’avec M. Bréchot, vous avez là deux numéros qui se

valent, je ne sais même pas si comme platine, celui-ci ne

damerait pas encore le pion au professeur. Ça vient plus na-

turellement, c’est moins recherché. Quoi qu’il ait, chemin

faisant, quelques mots un peu réalistes, mais c’est le goût du

jour, je n’ai pas souvent vu tenir le crachoir avec une pareille

dextérité, comme nous disions au régiment, où pourtant

j’avais un camarade que justement Monsieur me rappelait un

peu. À propos de n’importe quoi, je ne sais que vous dire, sur

ce verre, par exemple, il pouvait dégoiser pendant des

heures, non, pas à propos de ce verre, ce que je dis est stu-

pide ; mais à propos de la bataille de Waterloo, de tout ce

que vous voudrez, et il nous envoyait chemin faisant des

choses auxquelles vous n’auriez jamais pensé. Du reste

Swann était dans le même régiment ; il a dû le connaître.

— Vous voyez souvent M. Swann ? demanda

Mme Verdurin.

— Mais non », répondit M. de Forcheville, et comme

pour se rapprocher plus aisément d’Odette il désirait être

agréable à Swann, voulant saisir cette occasion, pour le flat-

ter, de parler de ses belles relations, mais d’en parler en

homme du monde, sur un ton de critique cordiale et n’avoir

pas l’air de l’en féliciter comme d’un succès inespéré :

« N’est-ce pas, Swann ? je ne vous vois jamais. D’ailleurs,

comment faire pour le voir ? Cet animal-là est tout le temps

fourré chez les La Trémoïlle, chez les Laumes, chez tout

ça !… » Imputation d’autant plus fausse d’ailleurs que depuis

un an Swann n’allait plus guère que chez les Verdurin. Mais

le seul nom de personnes qu’ils ne connaissaient pas était

accueilli chez eux par un silence réprobateur. M. Verdurin,

– 326 –

craignant la pénible impression que ces noms d’« en-

nuyeux », surtout lancés ainsi sans tact à la face de tous les

fidèles, avaient dû produire sur sa femme, jeta sur elle à la

dérobée un regard plein d’inquiète sollicitude. Il vit alors que

dans sa résolution de ne pas prendre acte, de ne pas avoir

été touchée par la nouvelle qui venait de lui être notifiée, de

ne pas seulement rester muette, mais d’avoir été sourde,

comme nous l’affectons quand un ami fautif essaye de glisser

dans la conversation une excuse que ce serait avoir l’air

d’admettre que de l’avoir écoutée sans protester, ou quand

on prononce devant nous le nom défendu d’un ingrat,

Mme Verdurin, pour que son silence n’eût pas l’air d’un con-

sentement, mais du silence ignorant des choses inanimées,

avait soudain dépouillé son visage de toute vie, de toute mo-

tilité ; son front bombé n’était plus qu’une belle étude de

ronde bosse où le nom de ces La Trémoïlle chez qui était

toujours fourré Swann, n’avait pu pénétrer ; son nez légère-

ment froncé laissait voir une échancrure qui semblait cal-

quée sur la vie. On eût dit que sa bouche entrouverte allait

parler. Ce n’était plus qu’une cire perdue, qu’un masque de

plâtre, qu’une maquette pour un monument, qu’un buste

pour le Palais de l’industrie, devant lequel le public s’ar-

rêterait certainement pour admirer comment le sculpteur, en

exprimant l’imprescriptible dignité des Verdurin opposée à

celle des La Trémoïlle et des Laumes qu’ils valent certes ain-

si que tous les ennuyeux de la terre, était arrivé à donner une

majesté presque papale à la blancheur et à la rigidité de la

pierre. Mais le marbre finit par s’animer et fit entendre qu’il

fallait ne pas être dégoûté pour aller chez ces gens-là, car la

femme était toujours ivre et le mari si ignorant qu’il disait

collidor pour corridor.

– 327 –

« On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer

ça chez moi… » conclut Mme Verdurin, en regardant Swann

d’un air impérieux.

Sans doute elle n’espérait pas qu’il se soumettrait

jusqu’à imiter la sainte simplicité de la tante du pianiste qui

venait de s’écrier :

« Voyez-vous ça ? Ce qui m’étonne, c’est qu’ils trouvent

encore des personnes qui consentent à leur causer ! il me

semble que j’aurais peur : un mauvais coup est si vite reçu !

Comment y a-t-il encore du peuple assez brute pour leur

courir après ? »

Mais que ne répondait-il du moins comme Forcheville :

« Dame, c’est une duchesse ; il y a des gens que ça im-

pressionne encore », ce qui avait permis au moins à

Mme Verdurin de répliquer : « Grand bien leur fasse ! » Au

lieu de cela, Swann se contenta de rire d’un air qui signifiait

qu’il ne pouvait même pas prendre au sérieux une pareille

extravagance. M. Verdurin, continuant à jeter sur sa femme

des regards furtifs, voyait avec tristesse et comprenait trop

bien qu’elle éprouvait la colère d’un grand inquisiteur qui ne

parvient pas à extirper l’hérésie, et pour tâcher d’amener

Swann à une rétractation, comme le courage de ses opinions

paraît toujours un calcul et une lâcheté aux yeux de ceux à

l’encontre de qui il s’exerce, M. Verdurin l’interpella :

« Dites donc franchement votre pensée, nous n’irons pas

le leur répéter. »

À quoi Swann répondit :

« Mais ce n’est pas du tout par peur de la duchesse (si

c’est des La Trémoïlle que vous parlez). Je vous assure que

– 328 –

tout le monde aime aller chez elle. Je ne vous dis pas qu’elle

soit “profonde” (il prononça profonde, comme si ç’avait été

un mot ridicule, car son langage gardait la trace d’habitudes

d’esprit qu’une certaine rénovation, marquée par l’amour de

la musique, lui avait momentanément fait perdre – il expri-

mait parfois ses opinions avec chaleur –) mais, très sincère-

ment, elle est intelligente et son mari est un véritable lettré.

Ce sont des gens charmants. »

Si bien que Mme Verdurin, sentant que par ce seul infi-

dèle elle serait empêchée de réaliser l’unité morale du petit

noyau, ne put pas s’empêcher dans sa rage contre cet obsti-

né qui ne voyait pas combien ses paroles la faisaient souffrir,

de lui crier du fond du cœur :

« Trouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le

dites pas.

— Tout dépend de ce que vous appelez intelligence, dit

Forcheville qui voulait briller à son tour. Voyons, Swann,

qu’entendez-vous par intelligence ?

— Voilà ! s’écria Odette, voilà les grandes choses dont je

lui demande de me parler, mais il ne veut jamais.

— Mais si… protesta Swann.

— Cette blague ! dit Odette.

— Blague à tabac ? demanda le docteur.

— Pour vous, reprit Forcheville, l’intelligence, est-ce le

bagout du monde, les personnes qui savent s’insinuer ?

— Finissez votre entremets qu’on puisse enlever votre

assiette », dit Mme Verdurin d’un ton aigre en s’adressant à

Saniette, lequel absorbé dans des réflexions, avait cessé de

– 329 –

manger. Et peut-être un peu honteuse du ton qu’elle avait

pris : « Cela ne fait rien, vous avez votre temps, mais si je

vous le dis, c’est pour les autres, parce que cela empêche de

servir.

— Il y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une défini-

tion bien curieuse de l’intelligence dans ce doux anarchiste

de Fénelon…

— Écoutez ! dit à Forcheville et au docteur

Mme Verdurin, il va nous dire la définition de l’intelligence

par Fénelon, c’est intéressant, on n’a pas toujours l’occasion

d’apprendre cela. »

Mais Brichot attendait que Swann eût donné la sienne.

Celui-ci ne répondit pas et en se dérobant fit manquer la bril-

lante joute que Mme Verdurin se réjouissait d’offrir à Forche-

ville.

« Naturellement, c’est comme avec moi, dit Odette d’un

ton boudeur, je ne suis pas fâchée de voir que je ne suis pas

la seule qu’il ne trouve pas à la hauteur.

— Ces de La Trémouaille que Mme Verdurin nous a mon-

trés comme si peu recommandables, demanda Brichot, en

articulant avec force, descendent-ils de ceux que cette bonne

snob de Mme de Sévigné avouait être heureuse de connaître

parce que cela faisait bien pour ses paysans ? Il est vrai que

la marquise avait une autre raison, et qui pour elle devait

primer celle-là, car gendelettre dans l’âme, elle faisait passer

la copie avant tout. Or dans le journal qu’elle envoyait régu-

lièrement à sa fille, c’est Mme de la Trémouaille, bien docu-

mentée par ses grandes alliances, qui faisait la politique

étrangère.

– 330 –

— Mais non, je ne crois pas que ce soit la même fa-

mille », dit à tout hasard Mme Verdurin.

Saniette qui, depuis qu’il avait rendu précipitamment au

maître d’hôtel son assiette encore pleine, s’était replongé

dans un silence méditatif, en sortit enfin pour raconter en

riant l’histoire d’un dîner qu’il avait fait avec le duc de La

Trémoïlle et d’où il résultait que celui-ci ne savait pas que

George Sand était le pseudonyme d’une femme. Swann, qui

avait de la sympathie pour Saniette, crut devoir lui donner

sur la culture du duc des détails montrant qu’une telle igno-

rance de la part de celui-ci était matériellement impossible ;

mais tout d’un coup il s’arrêta, il venait de comprendre que

Saniette n’avait pas besoin de ces preuves et savait que

l’histoire était fausse, pour la raison qu’il venait de l’inventer

il y avait un moment. Cet excellent homme souffrait d’être

trouvé si ennuyeux par les Verdurin ; et ayant conscience

d’avoir été plus terne encore à ce dîner que d’habitude, il

n’avait voulu le laisser finir sans avoir réussi à amuser. Il ca-

pitula si vite, eut l’air si malheureux de voir manqué l’effet

sur lequel il avait compté et répondit d’un ton si lâche à

Swann pour que celui-ci ne s’acharnât pas à une réfutation

désormais inutile : « C’est bon, c’est bon ; en tous cas, même

si je me trompe, ce n’est pas un crime, je pense », que Swann

aurait voulu pouvoir dire que l’histoire était vraie et déli-

cieuse. Le docteur qui les avait écoutés eut l’idée que c’était

le cas de dire : Se non è vero, mais il n’était pas assez sûr des

mots et craignit de s’embrouiller.

Après le dîner, Forcheville alla de lui-même vers le doc-

teur.

« Elle n’a pas dû être mal, Mme Verdurin, et puis c’est

une femme avec qui on peut causer, pour moi tout est là.

– 331 –

Évidemment elle commence à avoir un peu de bouteille.

Mais Mme de Crécy, voilà une petite femme qui a l’air intelli-

gente, ah ! saperlipopette, on voit tout de suite qu’elle a l’œil

américain, celle-là ! Nous parlons de Mme de Crécy », dit-il à

M. Verdurin qui s’approchait, la pipe à la bouche. « Je me fi-

gure que comme corps de femme…

— J’aimerais mieux l’avoir dans mon lit que le ton-

nerre », dit précipitamment Cottard qui depuis quelques ins-

tants attendait en vain que Forcheville reprît haleine pour

placer cette vieille plaisanterie dont il craignait que ne revînt

pas l’à-propos si la conversation changeait de cours, et qu’il

débita avec cet excès de spontanéité et d’assurance qui

cherche à masquer la froideur et l’émoi inséparables d’une

récitation. Forcheville la connaissait, il la comprit et s’en

amusa. Quant à M. Verdurin, il ne marchanda pas sa gaieté,

car il avait trouvé depuis peu pour la signifier un symbole

autre que celui dont usait sa femme, mais aussi simple et

aussi clair. À peine avait-il commencé à faire le mouvement

de tête et d’épaules de quelqu’un qui s’esclaffe qu’aussitôt il

se mettait à tousser comme si, en riant trop fort, il avait ava-

lé la fumée de sa pipe. Et la gardant toujours au coin de sa

bouche, il prolongeait indéfiniment le simulacre de suffoca-

tion et d’hilarité. Ainsi lui et Mme Verdurin qui, en face, écou-

tant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait les yeux

avant de précipiter son visage dans ses mains, avaient l’air

de deux masques de théâtre qui figuraient différemment la

gaieté.

M. Verdurin avait d’ailleurs fait sagement en ne retirant

pas sa pipe de sa bouche, car Cottard qui avait besoin de

s’éloigner un instant fit à mi-voix une plaisanterie qu’il avait

apprise depuis peu et qu’il renouvelait chaque fois qu’il avait

à aller au même endroit : « Il faut que j’aille entretenir un

– 332 –

instant le duc d’Aumale », de sorte que la quinte de

M. Verdurin recommença.

« Voyons, enlève donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien

que tu vas t’étouffer à te retenir de rire comme ça », lui dit

Mme Verdurin qui venait offrir des liqueurs.

« Quel homme charmant que votre mari, il a de l’esprit

comme quatre, déclara Forcheville à Mme Cottard. Merci ma-

dame. Un vieux troupier comme moi, ça ne refuse jamais la

goutte.

— M. de Forcheville trouve Odette charmante, dit

M. Verdurin à sa femme.

— Mais justement elle voudrait déjeuner une fois avec

vous. Nous allons combiner ça, mais il ne faut pas que

Swann le sache. Vous savez, il met un peu de froid. Ça ne

vous empêchera pas de venir dîner, naturellement, nous es-

pérons vous avoir très souvent. Avec la belle saison qui

vient, nous allons souvent dîner en plein air. Cela ne vous

ennuie pas, les petits dîners au Bois ? Bien, bien, ce sera très

gentil. Est-ce que vous n’allez pas travailler de votre métier,

vous ! » cria-t-elle au petit pianiste, afin de faire montre, de-

vant un nouveau de l’importance de Forcheville, à la fois de

son esprit et de son pouvoir tyrannique sur les fidèles.

« M. de Forcheville était en train de me dire du mal de

toi », dit Mme Cottard à son mari quand il rentra au salon.

Et lui, poursuivant l’idée de la noblesse de Forcheville

qui l’occupait depuis le commencement du dîner, lui dit :

« Je soigne en ce moment une baronne, la baronne

Putbus ; les Putbus étaient aux Croisades, n’est-ce pas ? Ils

ont, en Poméranie, un lac qui est grand comme dix fois la

– 333 –

place de la Concorde. Je la soigne pour de l’arthrite sèche,

c’est une femme charmante. Elle connaît du reste

Mme Verdurin, je crois. »

Ce qui permit à Forcheville, quand il se retrouva, un

moment après, seul avec Mme Cottard, de compléter le juge-

ment favorable qu’il avait porté sur son mari :

« Et puis il est intéressant, on voit qu’il connaît du

monde. Dame, ça sait tant de choses, les médecins !

— Je vais jouer la phrase de la sonate pour M. Swann,

dit le pianiste.

— Ah ! bigre ! ce n’est pas au moins le “Serpent à So-

nates” ? » demanda M. de Forcheville pour faire de l’effet.

Mais le docteur Cottard, qui n’avait jamais entendu ce

calembour, ne le comprit pas et crut à une erreur de

M. de Forcheville. Il s’approcha vivement pour la rectifier :

« Mais non, ce n’est pas serpent à sonates qu’on dit,

c’est serpent à sonnettes », dit-il d’un ton zélé, impatient et

triomphal.

Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.

« Avouez qu’il est drôle, Docteur ?

— Oh ! je le connais depuis si longtemps », répondit Cot-

tard.

Mais ils se turent ; sous l’agitation des trémolos de vio-

lon qui la protégeaient de leur tenue frémissante à deux oc-

taves de là – et comme dans un pays de montagne, derrière

l’immobilité apparente et vertigineuse d’une cascade, on

aperçoit, deux cents pieds plus bas, la forme minuscule

– 334 –

d’une promeneuse – la petite phrase venait d’apparaître,

lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du ri-

deau transparent, incessant et sonore. Et Swann, en son

cœur, s’adressa à elle comme à une confidente de son

amour, comme à une amie d’Odette qui devrait bien lui dire

de ne pas faire attention à ce Forcheville.

« Ah ! vous arrivez tard », dit Mme Verdurin à un fidèle

qu’elle n’avait invité qu’en « cure-dents », « nous avons eu

“un” Brichot incomparable, d’une éloquence ! Mais il est par-

ti. N’est-ce pas, monsieur Swann ? Je crois que c’est la pre-

mière fois que vous vous rencontriez avec lui », dit-elle pour

lui faire remarquer que c’était à elle qu’il devait de le con-

naître. « N’est-ce pas, il a été délicieux, notre Brichot ? »

Swann s’inclina poliment.

« Non ? il ne vous a pas intéressé ? lui demanda sèche-

ment Mme Verdurin.

— Mais si, Madame, beaucoup, j’ai été ravi. Il est peut-

être un peu péremptoire et un peu jovial pour mon goût. Je

lui voudrais parfois un peu d’hésitations et de douceur, mais

on sent qu’il sait tant de choses et il a l’air d’un bien brave

homme. »

Tout le monde se retira fort tard. Les premiers mots de

Cottard à sa femme furent :

« J’ai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce

soir.

— Qu’est-ce que c’est exactement que cette

Mme Verdurin, un demi-castor ? » dit Forcheville au peintre à

qui il proposa de revenir avec lui.

– 335 –

Odette le vit s’éloigner avec regret, elle n’osa pas ne pas

revenir avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en voi-

ture, et quand il lui demanda s’il devait entrer chez elle, elle

lui dit : « Bien entendu », en haussant les épaules avec impa-

tience. Quand tous les invités furent partis, Mme Verdurin dit

à son mari :

« As-tu remarqué comme Swann a ri d’un rire niais

quand nous avons parlé de Mme La Trémoïlle ? »

Elle avait remarqué que devant ce nom Swann et For-

cheville avaient plusieurs fois supprimé la particule. Ne dou-

tant pas que ce fût pour montrer qu’ils n’étaient pas intimi-

dés par les titres, elle souhaitait d’imiter leur fierté, mais

n’avait pas bien saisi par quelle forme grammaticale elle se

traduisait. Aussi sa vicieuse façon de parler l’emportant sur

son intransigeance républicaine, elle disait encore les de La

Trémoïlle ou plutôt par une abréviation en usage dans les

paroles des chansons de café-concert et les légendes des ca-

ricaturistes et qui dissimulait le de, les d’La Trémoïlle, mais

elle se rattrapait en disant : « Madame La Trémoïlle. » « La

Duchesse, comme dit Swann », ajouta-t-elle ironiquement

avec un sourire qui prouvait qu’elle ne faisait que citer et ne

prenait pas à son compte une dénomination aussi naïve et

ridicule.

« Je te dirai que je l’ai trouvé extrêmement bête. »

Et M. Verdurin lui répondit :

« Il n’est pas franc, c’est un monsieur cauteleux, tou-

jours entre le zist et le zest. Il veut toujours ménager la

chèvre et le chou. Quelle différence avec Forcheville ! Voilà

au moins un homme qui vous dit carrément sa façon de pen-

ser. Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas. Ce n’est pas

– 336 –

comme l’autre qui n’est jamais ni figue ni raisin. Du reste

Odette a l’air de préférer joliment le Forcheville, et je lui

donne raison. Et puis enfin, puisque Swann veut nous la faire

à l’homme du monde, au champion des duchesses, au moins

l’autre a son titre ; il est toujours comte de Forcheville »,

ajouta-t-il d’un air délicat, comme si, au courant de l’histoire

de ce comté, il en soupesait minutieusement la valeur parti-

culière.

« Je te dirai, dit Mme Verdurin, qu’il a cru devoir lancer

contre Brichot quelques insinuations venimeuses et assez ri-

dicules. Naturellement, comme il a vu que Brichot était aimé

dans la maison, c’était une manière de nous atteindre, de bê-

cher notre dîner. On sent le bon petit camarade qui vous dé-

binera en sortant.

— Mais je te l’ai dit, répondit M. Verdurin, c’est le raté,

le petit individu envieux de tout ce qui est un peu grand. »

En réalité il n’y avait pas un fidèle qui ne fût plus mal-

veillant que Swann ; mais tous ils avaient la précaution

d’assaisonner leurs médisances de plaisanteries connues,

d’une petite pointe d’émotion et de cordialité ; tandis que la

moindre réserve que se permettait Swann, dépouillée des

formules de convention telles que : « Ce n’est pas du mal que

nous disons » et auxquelles il dédaignait de s’abaisser, pa-

raissait une perfidie. Il y a des auteurs originaux dont la

moindre hardiesse révolte parce qu’ils n’ont pas d’abord flat-

té les goûts du public et ne lui ont pas servi les lieux com-

muns auxquels il est habitué ; c’est de la même manière que

Swann indignait M. Verdurin. Pour Swann comme pour eux,

c’était la nouveauté de son langage qui faisait croire à la

noirceur de ses intentions.

– 337 –

Swann ignorait encore la disgrâce dont il était menacé

chez les Verdurin et continuait à voir leurs ridicules en beau,

au travers de son amour.

Il n’avait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus

souvent, que le soir ; mais le jour, ayant peur de la fatiguer

de lui en allant chez elle, il aurait aimé du moins ne pas ces-

ser d’occuper sa pensée et à tous moments il cherchait à

trouver une occasion d’y intervenir, mais d’une façon

agréable pour elle. Si, à la devanture d’un fleuriste ou d’un

joaillier, la vue d’un arbuste ou d’un bijou le charmait, aussi-

tôt il pensait à les envoyer à Odette, imaginant le plaisir

qu’ils lui avaient procuré ressenti par elle, venant accroître la

tendresse qu’elle avait pour lui, et les faisait porter immédia-

tement rue La Pérouse, pour ne pas retarder l’instant où,

comme elle recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en

quelque sorte près d’elle. Il voulait surtout qu’elle les reçût

avant de sortir pour que la reconnaissance qu’elle éprouve-

rait lui valût un accueil plus tendre quand elle le verrait chez

les Verdurin, ou même, qui sait ? si le fournisseur faisait as-

sez diligence, peut-être une lettre qu’elle lui enverrait avant

le dîner, ou sa venue à elle en personne chez lui, en une vi-

site supplémentaire, pour le remercier. Comme jadis quand il

expérimentait sur la nature d’Odette les réactions du dépit, il

cherchait par celles de la gratitude à tirer d’elle des parcelles

intimes de sentiment qu’elle ne lui avait pas révélées encore.

Souvent elle avait des embarras d’argent et, pressée par

une dette, le priait de lui venir en aide. Il en était heureux

comme de tout ce qui pouvait donner à Odette une grande

idée de l’amour qu’il avait pour elle, ou simplement une

grande idée de son influence, de l’utilité dont il pouvait lui

être. Sans doute si on lui avait dit au début : « c’est ta situa-

tion qui lui plaît », et maintenant : « c’est pour ta fortune

– 338 –

qu’elle t’aime », il ne l’aurait pas cru, et n’aurait pas été

d’ailleurs très mécontent qu’on se la figurât tenant à lui –

qu’on les sentît unis l’un à l’autre – par quelque chose d’aussi

fort que le snobisme ou l’argent. Mais, même s’il avait pensé

que c’était vrai, peut-être n’eût-il pas souffert de découvrir à

l’amour d’Odette pour lui cet étai plus durable que l’agré-

ment ou les qualités qu’elle pouvait lui trouver : l’intérêt,

l’intérêt qui empêcherait de venir jamais le jour où elle aurait

pu être tentée de cesser de le voir. Pour l’instant, en la com-

blant de présents, en lui rendant des services, il pouvait se

reposer sur des avantages extérieurs à sa personne, à son in-

telligence, du soin épuisant de lui plaire par lui-même. Et

cette volupté d’être amoureux, de ne vivre que d’amour, de

la réalité de laquelle il doutait parfois, le prix dont en somme

il la payait, en dilettante de sensations immatérielles, lui en

augmentait la valeur – comme on voit des gens incertains si

le spectacle de la mer et le bruit de ses vagues sont déli-

cieux, s’en convaincre ainsi que de la rare qualité de leurs

goûts désintéressés, en louant cent francs par jour la

chambre d’hôtel qui leur permet de les goûter.

Un jour que des réflexions de ce genre le ramenaient en-

core au souvenir du temps où on lui avait parlé d’Odette

comme d’une femme entretenue, et où une fois de plus il

s’amusait à opposer cette personnification étrange : la

femme entretenue – chatoyant amalgame d’éléments incon-

nus et diaboliques, serti, comme une apparition de Gustave

Moreau, de fleurs vénéneuses entrelacées à des joyaux pré-

cieux – et cette Odette sur le visage de qui il avait vu passer

les mêmes sentiments de pitié pour un malheureux, de ré-

volte contre une injustice, de gratitude pour un bienfait, qu’il

avait vu éprouver autrefois par sa propre mère, par ses amis,

cette Odette dont les propos avaient si souvent trait aux

choses qu’il connaissait le mieux lui-même, à ses collections,

– 339 –

à sa chambre, à son vieux domestique, au banquier chez qui

il avait ses titres, il se trouva que cette dernière image du

banquier lui rappela qu’il aurait à y prendre de l’argent. En

effet, si ce mois-ci il venait moins largement à l’aide d’Odette

dans ses difficultés matérielles qu’il n’avait fait le mois der-

nier où il lui avait donné cinq mille francs, et s’il ne lui offrait

pas une rivière de diamants qu’elle désirait, il ne renouvelle-

rait pas en elle cette admiration qu’elle avait pour sa généro-

sité, cette reconnaissance, qui le rendaient si heureux, et

même il risquerait de lui faire croire que son amour pour elle,

comme elle en verrait les manifestations devenir moins

grandes, avait diminué. Alors, tout d’un coup, il se demanda

si cela, ce n’était pas précisément l’« entretenir » (comme si,

en effet, cette notion d’entretenir pouvait être extraite d’élé-

ments non pas mystérieux ni pervers, mais appartenant au

fond quotidien et privé de sa vie, tels que ce billet de mille

francs, domestique et familier, déchiré et recollé, que son va-

let de chambre, après lui avoir payé les comptes du mois et

le terme, avait serré dans le tiroir du vieux bureau où Swann

l’avait repris pour l’envoyer avec quatre autres à Odette) et

si on ne pouvait pas appliquer à Odette, depuis qu’il la con-

naissait (car il ne soupçonna pas un instant qu’elle eût jamais

pu recevoir d’argent de personne avant lui), ce mot qu’il

avait cru si inconciliable avec elle, de « femme entretenue ».

Il ne put approfondir cette idée, car un accès d’une paresse

d’esprit qui était chez lui congénitale, intermittente et provi-

dentielle, vint à ce moment éteindre toute lumière dans son

intelligence, aussi brusquement que, plus tard, quand on eut

installé partout l’éclairage électrique, on put couper l’électri-

cité dans une maison. Sa pensée tâtonna un instant dans

l’obscurité, il retira ses lunettes, en essuya les verres, se pas-

sa la main sur les yeux, et ne revit la lumière que quand il se

retrouva en présence d’une idée toute différente, à savoir

– 340 –

qu’il faudrait tâcher d’envoyer le mois prochain six ou sept

mille francs à Odette au lieu de cinq, à cause de la surprise et

de la joie que cela lui causerait.

Le soir, quand il ne restait pas chez lui à attendre l’heure

de retrouver Odette chez les Verdurin ou plutôt dans un des

restaurants d’été qu’ils affectionnaient au Bois et surtout à

Saint-Cloud, il allait dîner dans quelqu’une de ces maisons

élégantes dont il était jadis le convive habituel. Il ne voulait

pas perdre contact avec des gens qui – savait-on ? – pour-

raient peut-être un jour être utiles à Odette et grâce aux-

quels, en attendant, il réussissait souvent à lui être agréable.

Puis l’habitude qu’il avait eue longtemps du monde, du luxe,

lui en avait donné, en même temps que le dédain, le besoin,

de sorte qu’à partir du moment où les réduits les plus mo-

destes lui étaient apparus exactement sur le même pied que

les plus princières demeures, ses sens étaient tellement ac-

coutumés aux secondes qu’il eût éprouvé quelque malaise à

se trouver dans les premiers. Il avait la même considération

– à un degré d’identité qu’ils n’auraient pu croire – pour des

petits bourgeois qui faisaient danser au cinquième étage d’un

escalier D, palier à gauche, que pour la princesse de Parme

qui donnait les plus belles fêtes de Paris ; mais il n’avait pas

la sensation d’être au bal en se tenant avec les pères dans la

chambre à coucher de la maîtresse de la maison et la vue des

lavabos recouverts de serviettes, des lits, transformés en ves-

tiaires, sur le couvre-pied desquels s’entassaient les pardes-

sus et les chapeaux, lui donnait la même sensation d’étouf-

fement que peut causer aujourd’hui à des gens habitués à

vingt ans d’électricité l’odeur d’une lampe qui charbonne ou

d’une veilleuse qui file. Le jour où il dînait en ville, il faisait

atteler pour sept heures et demie ; il s’habillait tout en son-

geant à Odette et ainsi il ne se trouvait pas seul, car la pen-

sée constante d’Odette donnait aux moments où il était loin

– 341 –

d’elle le même charme particulier qu’à ceux où elle était là. Il

montait en voiture, mais il sentait que cette pensée y avait

sauté en même temps et s’installait sur ses genoux comme

une bête aimée qu’on emmène partout et qu’il garderait avec

lui à table, à l’insu des convives. Il la caressait, se réchauffait

à elle, et, éprouvant une sorte de langueur, se laissait aller à

un léger frémissement qui crispait son cou et son nez, et était

nouveau chez lui, tout en fixant à sa boutonnière le bouquet

d’ancolies. Se sentant souffrant et triste depuis quelque

temps, surtout depuis qu’Odette avait présenté Forcheville

aux Verdurin, Swann aurait aimé aller se reposer un peu à la

campagne. Mais il n’aurait pas eu le courage de quitter Paris

un seul jour pendant qu’Odette y était. L’air était chaud ;

c’étaient les plus beaux jours du printemps. Et il avait beau

traverser une ville de pierre pour se rendre en quelque hôtel

clos, ce qui était sans cesse devant ses yeux, c’était un parc

qu’il possédait près de Combray, où, dès quatre heures,

avant d’arriver au plant d’asperges, grâce au vent qui vient

des champs de Méséglise, on pouvait goûter sous une char-

mille autant de fraîcheur qu’au bord de l’étang cerné de

myosotis et de glaïeuls, et où, quand il dînait, enlacées par

son jardinier, couraient autour de la table les groseilles et les

roses.

Après dîner, si le rendez-vous au Bois ou à Saint-Cloud

était de bonne heure, il partait si vite en sortant de table –

surtout si la pluie menaçait de tomber et de faire rentrer plus

tôt les « fidèles » – qu’une fois la princesse des Laumes (chez

qui on avait dîné tard et que Swann avait quittée avant qu’on

servît le café pour rejoindre les Verdurin dans l’île du Bois)

dit :

– 342 –

« Vraiment, si Swann avait trente ans de plus et une ma-

ladie de la vessie, on l’excuserait de filer ainsi. Mais tout de

même il se moque du monde. »

Il se disait que le charme du printemps qu’il ne pouvait

pas aller goûter à Combray, il le trouverait du moins dans

l’île des Cygnes ou à Saint-Cloud. Mais comme il ne pouvait

penser qu’à Odette, il ne savait même pas s’il avait senti

l’odeur des feuilles, s’il y avait eu du clair de lune. Il était ac-

cueilli par la petite phrase de la sonate jouée dans le jardin

sur le piano du restaurant. S’il n’y en avait pas là, les Verdu-

rin prenaient une grande peine pour en faire descendre un

d’une chambre ou d’une salle à manger : ce n’est pas que

Swann fût rentré en faveur auprès d’eux, au contraire. Mais

l’idée d’organiser un plaisir ingénieux pour quelqu’un, même

pour quelqu’un qu’ils n’aimaient pas, développait chez eux,

pendant les moments nécessaires à ces préparatifs, des sen-

timents éphémères et occasionnels de sympathie et de cor-

dialité. Parfois il se disait que c’était un nouveau soir de prin-

temps de plus qui passait, il se contraignait à faire attention

aux arbres, au ciel. Mais l’agitation où le mettait la présence

d’Odette, et aussi un léger malaise fébrile qui ne le quittait

guère depuis quelque temps, le privait du calme et du bien-

être qui sont le fond indispensable aux impressions que peut

donner la nature.

Un soir où Swann avait accepté de dîner avec les Verdu-

rin, comme pendant le dîner il venait de dire que le lende-

main il avait un banquet d’anciens camarades, Odette lui

avait répondu en pleine table, devant Forcheville, qui était

maintenant un des fidèles, devant le peintre, devant Cottard :

« Oui, je sais que vous avez votre banquet, je ne vous

verrai donc que chez moi, mais ne venez pas trop tard. »

– 343 –

Bien que Swann n’eût encore jamais pris bien sérieuse-

ment ombrage de l’amitié d’Odette pour tel ou tel fidèle, il

éprouvait une douceur profonde à l’entendre avouer ainsi

devant tous, avec cette tranquille impudeur, leurs rendez-

vous quotidiens du soir, la situation privilégiée qu’il avait

chez elle et la préférence pour lui qui y était impliquée.

Certes Swann avait souvent pensé qu’Odette n’était à aucun

degré une femme remarquable, et la suprématie qu’il exer-

çait sur un être qui lui était si inférieur n’avait rien qui dût lui

paraître si flatteur à voir proclamer à la face des « fidèles »,

mais depuis qu’il s’était aperçu qu’à beaucoup d’hommes

Odette semblait une femme ravissante et désirable, le

charme qu’avait pour eux son corps avait éveillé en lui un

besoin douloureux de la maîtriser entièrement dans les

moindres parties de son cœur. Et il avait commencé d’at-

tacher un prix inestimable à ces moments passés chez elle le

soir, où il l’asseyait sur ses genoux, lui faisait dire ce qu’elle

pensait d’une chose, d’une autre, où il recensait les seuls

biens à la possession desquels il tînt maintenant sur terre.

Aussi, après ce dîner, la prenant à part, il ne manqua pas de

la remercier avec effusion, cherchant à lui enseigner selon

les degrés de la reconnaissance qu’il lui témoignait, l’échelle

des plaisirs qu’elle pouvait lui causer, et dont le suprême

était de le garantir, pendant le temps que son amour durerait

et l’y rendrait vulnérable, des atteintes de la jalousie.

Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait à

verse, il n’avait à sa disposition que sa victoria ; un ami lui

proposa de le reconduire chez lui en coupé, et comme

Odette, par le fait qu’elle lui avait demandé de venir, lui avait

donné la certitude qu’elle n’attendait personne, c’est l’esprit

tranquille et le cœur content que, plutôt que de partir ainsi

dans la pluie, il serait rentré chez lui se coucher. Mais peut-

être, si elle voyait qu’il n’avait pas l’air de tenir à passer tou-

– 344 –

jours avec elle, sans aucune exception, la fin de la soirée,

négligerait-elle de la lui réserver, justement une fois où il

l’aurait particulièrement désiré.

Il arriva chez elle après onze heures, et, comme il

s’excusait de n’avoir pu venir plus tôt, elle se plaignit que ce

fût en effet bien tard, l’orage l’avait rendue souffrante, elle se

sentait mal à la tête et le prévint qu’elle ne le garderait pas

plus d’une demi-heure, qu’à minuit elle le renverrait ; et, peu

après, elle se sentit fatiguée et désira s’endormir.

« Alors, pas de catleyas ce soir ? lui dit-il, moi qui espé-

rais un bon petit catleya. »

Et d’un air un peu boudeur et nerveux, elle lui répondit :

« Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois

bien que je suis souffrante !

— Cela t’aurait peut-être fait du bien, mais enfin je

n’insiste pas. »

Elle le pria d’éteindre la lumière avant de s’en aller, il re-

ferma lui-même les rideaux du lit et partit. Mais quand il fut

rentré chez lui, l’idée lui vint brusquement que peut-être

Odette attendait quelqu’un ce soir, qu’elle avait seulement

simulé la fatigue et qu’elle ne lui avait demandé d’éteindre

que pour qu’il crût qu’elle allait s’endormir, qu’aussitôt qu’il

avait été parti, elle avait rallumé, et fait entrer celui qui de-

vait passer la nuit auprès d’elle. Il regarda l’heure. Il y avait à

peu près une heure et demie qu’il l’avait quittée, il ressortit,

prit un fiacre et se fit arrêter tout près de chez elle, dans une

petite rue perpendiculaire à celle sur laquelle donnait, der-

rière, son hôtel et où il allait quelquefois frapper à la fenêtre

de sa chambre à coucher pour qu’elle vînt lui ouvrir ; il des-

cendit de voiture, tout était désert et noir dans ce quartier, il

– 345 –

n’eut que quelques pas à faire à pied et déboucha presque

devant chez elle. Parmi l’obscurité de toutes les fenêtres

éteintes depuis longtemps dans la rue, il en vit une seule

d’où débordait – entre les volets qui en pressaient la pulpe

mystérieuse et dorée – la lumière qui remplissait la chambre

et qui, tant d’autres soirs, du plus loin qu’il l’apercevait en

arrivant dans la rue, le réjouissait et lui annonçait : « elle est

là qui t’attend » et qui maintenant, le torturait en lui disant :

« elle est là avec celui qu’elle attendait ». Il voulait savoir

qui ; il se glissa le long du mur jusqu’à la fenêtre, mais entre

les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir ; il en-

tendait seulement dans le silence de la nuit le murmure

d’une conversation. Certes, il souffrait de voir cette lumière

dans l’atmosphère d’or de laquelle se mouvait derrière le

châssis le couple invisible et détesté, d’entendre ce murmure

qui révélait la présence de celui qui était venu après son dé-

part, la fausseté d’Odette, le bonheur qu’elle était en train de

goûter avec lui.

Et pourtant il était content d’être venu : le tourment qui

l’avait forcé de sortir de chez lui avait perdu de son acuité en

perdant de son vague, maintenant que l’autre vie d’Odette,

dont il avait eu, à ce moment-là, le brusque et impuissant

soupçon, il la tenait là, éclairée en plein par la lampe, pri-

sonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le

voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer ; ou plutôt il

allait frapper aux volets comme il faisait souvent quand il

venait très tard ; ainsi du moins, Odette apprendrait qu’il

avait su, qu’il avait vu la lumière et entendu la causerie, et

lui, qui tout à l’heure, se la représentait comme se riant avec

l’autre de ses illusions, maintenant, c’était eux qu’il voyait,

confiants dans leur erreur, trompés en somme par lui qu’ils

croyaient bien loin d’ici et qui, lui, savait déjà qu’il allait

frapper aux volets. Et peut-être, ce qu’il ressentait en ce

– 346 –

moment de presque agréable, c’était autre chose aussi que

l’apaisement d’un doute et d’une douleur : un plaisir de

l’intelligence. Si, depuis qu’il était amoureux, les choses

avaient repris pour lui un peu de l’intérêt délicieux qu’il leur

trouvait autrefois, mais seulement là où elles étaient éclai-

rées par le souvenir d’Odette, maintenant, c’était une autre

faculté de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la

passion de la vérité, mais d’une vérité, elle aussi, interposée

entre lui et sa maîtresse, ne recevant sa lumière que d’elle,

vérité tout individuelle qui avait pour objet unique, d’un prix

infini et presque d’une beauté désintéressée, les actions

d’Odette, ses relations, ses projets, son passé. À toute autre

époque de sa vie, les petits faits et gestes quotidiens d’une

personne avaient toujours paru sans valeur à Swann si on lui

en faisait le commérage, il le trouvait insignifiant, et, tandis

qu’il l’écoutait, ce n’était que sa plus vulgaire attention qui y

était intéressée ; c’était pour lui un des moments où il se sen-

tait le plus médiocre. Mais dans cette étrange période de

l’amour, l’individuel prend quelque chose de si profond, que

cette curiosité qu’il sentait s’éveiller en lui à l’égard des

moindres occupations d’une femme, c’était celle qu’il avait

eue autrefois pour l’Histoire. Et tout ce dont il aurait eu

honte jusqu’ici, espionner devant une fenêtre, qui sait ? de-

main, peut-être faire parler habilement les indifférents, sou-

doyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait

plus, aussi bien que le déchiffrement des textes, la comparai-

son des témoignages et l’interprétation des monuments, que

des méthodes d’investigation scientifique d’une véritable va-

leur intellectuelle et appropriées à la recherche de la vérité.

Sur le point de frapper contre les volets, il eut un mo-

ment de honte en pensant qu’Odette allait savoir qu’il avait

eu des soupçons, qu’il était revenu, qu’il s’était posté dans la

rue. Elle lui avait dit souvent l’horreur qu’elle avait des ja-

– 347 –

loux, des amants qui espionnent. Ce qu’il allait faire était

bien maladroit, et elle allait le détester désormais, tandis

qu’en ce moment encore, tant qu’il n’avait pas frappé, peut-

être, même en le trompant, l’aimait-elle. Que de bonheurs

possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l’impatience

d’un plaisir immédiat ! Mais le désir de connaître la vérité

était plus fort et lui sembla plus noble. Il savait que la réalité

de circonstances qu’il eût donné sa vie pour restituer exac-

tement, était lisible derrière cette fenêtre striée de lumière,

comme sous la couverture enluminée d’or d’un de ces ma-

nuscrits précieux à la richesse artistique elle-même desquels

le savant qui les consulte ne peut rester indifférent. Il éprou-

vait une volupté à connaître la vérité qui le passionnait dans

cet exemplaire unique, éphémère et précieux, d’une matière

translucide, si chaude et si belle. Et puis l’avantage qu’il se

sentait – qu’il avait tant besoin de se sentir – sur eux, était

peut-être moins de savoir, que de pouvoir leur montrer qu’il

savait. Il se haussa sur la pointe des pieds. Il frappa. On

n’avait pas entendu, il refrappa plus fort, la conversation

s’arrêta. Une voix d’homme dont il chercha à distinguer au-

quel de ceux des amis d’Odette qu’il connaissait elle pouvait

appartenir demanda :

« Qui est là ? »

Il n’était pas sûr de la reconnaître. Il frappa encore une

fois. On ouvrit la fenêtre, puis les volets. Maintenant, il n’y

avait plus moyen de reculer et, puisqu’elle allait tout savoir,

pour ne pas avoir l’air trop malheureux, trop jaloux et cu-

rieux, il se contenta de crier d’un air négligent et gai :

« Ne vous dérangez pas, je passais par là, j’ai vu de la

lumière, j’ai voulu savoir si vous n’étiez plus souffrante. »

– 348 –

Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la

fenêtre, l’un tenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une

chambre inconnue. Ayant l’habitude, quand il venait chez

Odette très tard, de reconnaître sa fenêtre à ce que c’était la

seule éclairée entre les fenêtres toutes pareilles, il s’était

trompé et avait frappé à la fenêtre suivante qui appartenait à

la maison voisine. Il s’éloigna en s’excusant et rentra chez

lui, heureux que la satisfaction de sa curiosité eût laissé leur

amour intact et qu’après avoir simulé depuis si longtemps

vis-à-vis d’Odette une sorte d’indifférence, il ne lui eût pas

donné, par sa jalousie, cette preuve qu’il l’aimait trop, qui,

entre deux amants, dispense, à tout jamais, d’aimer assez,

celui qui la reçoit. Il ne lui parla pas de cette mésaventure,

lui-même n’y songeait plus. Mais, par moments, un mouve-

ment de sa pensée venait en rencontrer le souvenir qu’elle

n’avait pas aperçu, le heurtait, l’enfonçait plus avant, et

Swann avait ressenti une douleur brusque et profonde.

Comme si ç’avait été une douleur physique, les pensées de

Swann ne pouvaient pas l’amoindrir ; mais du moins la dou-

leur physique, parce qu’elle est indépendante de la pensée, la

pensée peut s’arrêter sur elle, constater qu’elle a diminué,

qu’elle a momentanément cessé. Mais cette douleur-là, la

pensée, rien qu’en se la rappelant, la recréait. Vouloir n’y pas

penser, c’était y penser encore, en souffrir encore. Et quand,

causant avec des amis, il oubliait son mal, tout d’un coup un

mot qu’on lui disait le faisait changer de visage, comme un

blessé dont un maladroit vient de toucher sans précaution le

membre douloureux. Quand il quittait Odette, il était heu-

reux, il se sentait calme, il se rappelait les sourires qu’elle

avait eus, railleurs en parlant de tel ou tel autre, et tendres

pour lui, la lourdeur de sa tête qu’elle avait détachée de son

axe pour l’incliner, la laisser tomber, presque malgré elle, sur

ses lèvres, comme elle avait fait la première fois en voiture,

– 349 –

les regards mourants qu’elle lui avait jetés pendant qu’elle

était dans ses bras, tout en contractant frileusement contre

l’épaule sa tête inclinée.

Mais aussitôt sa jalousie, comme si elle était l’ombre de

son amour, se complétait du double de ce nouveau sourire

qu’elle lui avait adressé le soir même – et qui, inverse main-

tenant, raillait Swann et se chargeait d’amour pour un autre

–, de cette inclinaison de sa tête mais renversée vers d’autres

lèvres, et, données à un autre, de toutes les marques de ten-

dresse qu’elle avait eues pour lui. Et tous les souvenirs vo-

luptueux qu’il emportait de chez elle étaient comme autant

d’esquisses, de « projets » pareils à ceux que vous soumet un

décorateur, et qui permettaient à Swann de se faire une idée

des attitudes ardentes ou pâmées qu’elle pouvait avoir avec

d’autres. De sorte qu’il en arrivait à regretter chaque plaisir

qu’il goûtait près d’elle, chaque caresse inventée et dont il

avait eu l’imprudence de lui signaler la douceur, chaque

grâce qu’il lui découvrait, car il savait qu’un instant après,

elles allaient enrichir d’instruments nouveaux son supplice.

Celui-ci était rendu plus cruel encore quand revenait à

Swann le souvenir d’un bref regard qu’il avait surpris, il y

avait quelques jours, et pour la première fois, dans les yeux

d’Odette. C’était après dîner, chez les Verdurin. Soit que

Forcheville, sentant que Saniette, son beau-frère, n’était pas

en faveur chez eux, eût voulu le prendre comme tête de Turc

et briller devant eux à ses dépens, soit qu’il eût été irrité par

un mot maladroit que celui-ci venait de lui dire et qui,

d’ailleurs, passa inaperçu pour les assistants qui ne savaient

pas quelle allusion désobligeante il pouvait renfermer, bien

contre le gré de celui qui le prononçait sans malice aucune,

soit enfin qu’il cherchât depuis quelque temps une occasion

de faire sortir de la maison quelqu’un qui le connaissait trop

– 350 –

bien et qu’il savait trop délicat pour qu’il ne se sentît pas gê-

né à certains moments rien que de sa présence, Forcheville

répondit à ce propos maladroit de Saniette avec une telle

grossièreté, se mettant à l’insulter, s’enhardissant, au fur et à

mesure qu’il vociférait, de l’effroi, de la douleur, des suppli-

cations de l’autre, que le malheureux, après avoir demandé à

Mme Verdurin s’il devait rester, et n’ayant pas reçu de ré-

ponse, s’était retiré en balbutiant, les larmes aux yeux.

Odette avait assisté impassible à cette scène, mais quand la

porte se fut refermée sur Saniette, faisant descendre en

quelque sorte de plusieurs crans l’expression habituelle de

son visage, pour pouvoir se trouver, dans la bassesse, de

plain-pied avec Forcheville, elle avait brillanté ses prunelles

d’un sourire sournois de félicitations pour l’audace qu’il avait

eue, d’ironie pour celui qui en avait été victime ; elle lui avait

jeté un regard de complicité dans le mal, qui voulait si bien

dire : « Voilà une exécution, ou je ne m’y connais pas. Avez-

vous vu son air penaud ? il en pleurait », que Forcheville,

quand ses yeux rencontrèrent ce regard, dégrisé soudain de

la colère ou de la simulation de colère dont il était encore

chaud, sourit et répondit :

« Il n’avait qu’à être aimable, il serait encore ici, une

bonne correction peut être utile à tout âge. »

Un jour que Swann était sorti au milieu de l’après-midi

pour faire une visite, n’ayant pas trouvé la personne qu’il

voulait rencontrer, il eut l’idée d’entrer chez Odette à cette

heure où il n’allait jamais chez elle, mais où il savait qu’elle

était toujours à la maison à faire sa sieste ou à écrire des

lettres avant l’heure du thé, et où il aurait plaisir à la voir un

peu sans la déranger. Le concierge lui dit qu’il croyait qu’elle

était là ; il sonna, crut entendre du bruit, entendre marcher,

mais on n’ouvrit pas. Anxieux, irrité, il alla dans la petite rue

– 351 –

où donnait l’autre face de l’hôtel, se mit devant la fenêtre de

la chambre d’Odette ; les rideaux l’empêchaient de rien voir,

il frappa avec force aux carreaux, appela ; personne n’ouvrit.

Il vit que des voisins le regardaient. Il partit, pensant

qu’après tout, il s’était peut-être trompé en croyant entendre

des pas ; mais il en resta si préoccupé qu’il ne pouvait penser

à autre chose. Une heure après, il revint. Il la trouva ; elle lui

dit qu’elle était chez elle tantôt quand il avait sonné, mais

dormait ; la sonnette l’avait éveillée, elle avait deviné que

c’était Swann, elle avait couru après lui, mais il était déjà

parti. Elle avait bien entendu frapper aux carreaux. Swann

reconnut tout de suite dans ce dire un de ces fragments d’un

fait exact que les menteurs pris de court se consolent de faire

entrer dans la composition du fait faux qu’ils inventent,

croyant y faire sa part et y dérober sa ressemblance à la Vé-

rité. Certes quand Odette venait de faire quelque chose

qu’elle ne voulait pas révéler, elle le cachait bien au fond

d’elle-même. Mais dès qu’elle se trouvait en présence de ce-

lui à qui elle voulait mentir, un trouble la prenait, toutes ses

idées s’effondraient, ses facultés d’invention et de raisonne-

ment étaient paralysées, elle ne trouvait plus dans sa tête

que le vide, il fallait pourtant dire quelque chose, et elle ren-

contrait à sa portée précisément la chose qu’elle avait voulu

dissimuler et qui, étant vraie, était seule restée là. Elle en dé-

tachait un petit morceau, sans importance par lui-même, se

disant qu’après tout c’était mieux ainsi puisque c’était un dé-

tail véritable qui n’offrait pas les mêmes dangers qu’un détail

faux. « Ça du moins, c’est vrai, se disait-elle, c’est toujours

autant de gagné, il peut s’informer, il reconnaîtra que c’est

vrai, ce n’est toujours pas ça qui me trahira. » Elle se trom-

pait, c’était cela qui la trahissait, elle ne se rendait pas

compte que ce détail vrai avait des angles qui ne pouvaient

s’emboîter que dans les détails contigus du fait vrai dont elle

– 352 –

l’avait arbitrairement détaché et qui, quels que fussent les

détails inventés entre lesquels elle le placerait, révéleraient

toujours par la matière excédente et les vides non remplis,

que ce n’était pas d’entre ceux-là qu’il venait. « Elle avoue

qu’elle m’avait entendu sonner, puis frapper, et qu’elle avait

cru que c’était moi, qu’elle avait envie de me voir, se disait

Swann. Mais cela ne s’arrange pas avec le fait qu’elle n’ait

pas fait ouvrir. »

Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il

pensait que, livrée à elle-même, Odette produirait peut-être

quelque mensonge qui serait un faible indice de la vérité ;

elle parlait ; il ne l’interrompait pas, il recueillait avec une

piété avide et douloureuse ces mots qu’elle lui disait et qu’il

sentait (justement parce qu’elle la cachait derrière eux tout

en lui parlant) garder vaguement, comme le voile sacré,

l’empreinte, dessiner l’incertain modelé, de cette réalité infi-

niment précieuse et hélas ! introuvable : – ce qu’elle faisait

tantôt à trois heures, quand il était venu – de laquelle il ne

posséderait jamais que ces mensonges, illisibles et divins

vestiges, et qui n’existait plus que dans le souvenir recéleur

de cet être qui la contemplait sans savoir l’apprécier, mais ne

la lui livrerait pas. Certes il se doutait bien par moments

qu’en elles-mêmes les actions quotidiennes d ’Odette

n’étaient pas passionnément intéressantes, et que les rela-

tions qu’elle pouvait avoir avec d’autres hommes n’ex-

halaient pas naturellement, d’une façon universelle et pour

tout être pensant, une tristesse morbide, capable de donner

la fièvre du suicide. Il se rendait compte alors que cet intérêt,

cette tristesse n’existaient qu’en lui comme une maladie, et

que, quand celle-ci serait guérie, les actes d’Odette, les bai-

sers qu’elle aurait pu donner redeviendraient inoffensifs

comme ceux de tant d’autres femmes. Mais que la curiosité

douloureuse que Swann y portait maintenant n’eût sa cause

– 353 –

qu’en lui, n’était pas pour lui faire trouver déraisonnable de

considérer cette curiosité comme importante et de mettre

tout en œuvre pour lui donner satisfaction. C’est que Swann

arrivait à un âge dont la philosophie – favorisée par celle de

l’époque, par celle aussi du milieu où Swann avait beaucoup

vécu, de cette coterie de la princesse des Laumes où il était

convenu qu’on est intelligent dans la mesure où on doute de

tout et où on ne trouvait de réel et d’incontestable que les

goûts de chacun – n’est déjà plus celle de la jeunesse, mais

une philosophie positive, presque médicale, d’hommes qui

au lieu d’extérioriser les objets de leurs aspirations, essayent

de dégager de leurs années déjà écoulées un résidu fixe

d’habitudes, de passions qu’ils puissent considérer en eux

comme caractéristiques et permanentes et auxquelles, déli-

bérément, ils veilleront d’abord que le genre d’existence

qu’ils adoptent puisse donner satisfaction. Swann trouvait

sage de faire dans sa vie la part de la souffrance qu’il éprou-

vait à ignorer ce qu’avait fait Odette, aussi bien que la part

de la recrudescence qu’un climat humide causait à son ec-

zéma ; de prévoir dans son budget une disponibilité impor-

tante pour obtenir sur l’emploi des journées d’Odette des

renseignements sans lesquels il se sentirait malheureux, aus-

si bien qu’il en réservait pour d’autres goûts dont il savait

qu’il pouvait attendre du plaisir, au moins avant qu’il fût

amoureux, comme celui des collections et de la bonne cui-

sine.

Quand il voulut dire adieu à Odette pour rentrer, elle lui

demanda de rester encore et le retint même vivement, en lui

prenant le bras, au moment où il allait ouvrir la porte pour

sortir. Mais il n’y prit pas garde, car, dans la multitude des

gestes, des propos, des petits incidents qui remplissent une

conversation, il est inévitable que nous passions, sans y rien

remarquer qui éveille notre attention, près de ceux qui ca-

– 354 –

chent une vérité que nos soupçons cherchent au hasard, et

que nous nous arrêtions au contraire à ceux sous lesquels il

n’y a rien. Elle lui redisait tout le temps : « Quel malheur que

toi, qui ne viens jamais l’après-midi, pour une fois que cela

t’arrive, je ne t’aie pas vu. » Il savait bien qu’elle n’était pas

assez amoureuse de lui pour avoir un regret si vif d’avoir

manqué sa visite, mais comme elle était bonne, désireuse de

lui faire plaisir, et souvent triste quand elle l’avait contrarié,

il trouva tout naturel qu’elle le fût cette fois de l’avoir privé

de ce plaisir de passer une heure ensemble qui était très

grand, non pour elle, mais pour lui. C’était pourtant une

chose assez peu importante pour que l’air douloureux qu’elle

continuait d’avoir finît par l’étonner. Elle rappelait ainsi plus

encore qu’il ne le trouvait d’habitude, les figures de femmes

du peintre de la Primavera. Elle avait en ce moment leur vi-

sage abattu et navré qui semble succomber sous le poids

d’une douleur trop lourde pour elles, simplement quand elles

laissent l’enfant Jésus jouer avec une grenade ou regardent

Moïse verser de l’eau dans une auge. Il lui avait déjà vu une

fois une telle tristesse, mais ne savait plus quand. Et tout

d’un coup, il se rappela : c’était quand Odette avait menti en

parlant à Mme Verdurin le lendemain de ce dîner où elle

n’était pas venue sous prétexte qu’elle était malade et en

réalité pour rester avec Swann. Certes, eût-elle été la plus

scrupuleuse des femmes qu’elle n’aurait pu avoir de remords

d’un mensonge aussi innocent. Mais ceux que faisait cou-

ramment Odette l’étaient moins et servaient à empêcher des

découvertes qui auraient pu lui créer, avec les uns ou avec

les autres, de terribles difficultés. Aussi quand elle mentait,

prise de peur, se sentant peu armée pour se défendre, incer-

taine du succès, elle avait envie de pleurer, par fatigue,

comme certains enfants qui n’ont pas dormi. Puis elle savait

que son mensonge lésait d’ordinaire gravement l’homme à

– 355 –

qui elle le faisait, et à la merci duquel elle allait peut-être

tomber si elle mentait mal. Alors elle se sentait à la fois

humble et coupable devant lui. Et quand elle avait à faire un

mensonge insignifiant et mondain, par association de sensa-

tions et de souvenirs, elle éprouvait le malaise d’un surme-

nage et le regret d’une méchanceté.

Quel mensonge déprimant était-elle en train de faire à

Swann pour qu’elle eût ce regard douloureux, cette voix

plaintive qui semblaient fléchir sous l’effort qu’elle s’im-

posait, et demander grâce ? Il eut l’idée que ce n’était pas

seulement la vérité sur l’incident de l’après-midi qu’elle s’ef-

forçait de lui cacher, mais quelque chose de plus actuel,

peut-être de non encore survenu et de tout prochain, et qui

pourrait l’éclairer sur cette vérité. À ce moment, il entendit

un coup de sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais

ses paroles n’étaient qu’un gémissement : son regret de ne

pas avoir vu Swann dans l’après-midi, de ne pas lui avoir ou-

vert, était devenu un véritable désespoir.

On entendit la porte d’entrée se refermer et le bruit

d’une voiture, comme si repartait une personne – celle pro-

bablement que Swann ne devait pas rencontrer – à qui on

avait dit qu’Odette était sortie. Alors en songeant que rien

qu’en venant à une heure où il n’en avait pas l’habitude, il

s’était trouvé déranger tant de choses qu’elle ne voulait pas

qu’il sût, il éprouva un sentiment de découragement, presque

de détresse. Mais comme il aimait Odette, comme il avait

l’habitude de tourner vers elle toutes ses pensées, la pitié

qu’il eût pu s’inspirer à lui-même, ce fut pour elle qu’il la res-

sentit, et il murmura : « Pauvre chérie ! » Quand il la quitta,

elle prit plusieurs lettres qu’elle avait sur sa table et lui de-

manda s’il ne pourrait pas les mettre à la poste. Il les empor-

ta et, une fois rentré, s’aperçut qu’il avait gardé les lettres sur

– 356 –

lui. Il retourna jusqu’à la poste, les tira de sa poche et avant

de les jeter dans la boîte regarda les adresses. Elles étaient

toutes pour des fournisseurs, sauf une pour Forcheville. Il la

tenait dans sa main. Il se disait : « Si je voyais ce qu’il y a

dedans, je saurais comment elle l’appelle, comment elle lui

parle, s’il y a quelque chose entre eux. Peut-être même qu’en

ne la regardant pas, je commets une indélicatesse à l’égard

d’Odette, car c’est la seule manière de me délivrer d’un

soupçon peut-être calomnieux pour elle, destiné en tous cas

à la faire souffrir et que rien ne pourrait plus détruire, une

fois la lettre partie. »

Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardé

sur lui cette dernière lettre. Il alluma une bougie et en appro-

cha l’enveloppe qu’il n’avait pas osé ouvrir. D’abord il ne put

rien lire, mais l’enveloppe était mince, et en la faisant adhé-

rer à la carte dure qui y était incluse, il put à travers sa

transparence lire les derniers mots. C’était une formule finale

très froide. Si, au lieu que ce fût lui qui regardât une lettre

adressée à Forcheville, c’eût été Forcheville qui eût lu une

lettre adressée à Swann, il aurait pu voir des mots autrement

tendres ! Il maintint immobile la carte qui dansait dans

l’enveloppe plus grande qu’elle, puis, la faisant glisser avec

le pouce, en amena successivement les différentes lignes

sous la partie de l’enveloppe qui n’était pas doublée, la seule

à travers laquelle on pouvait lire.

Malgré cela il ne distinguait pas bien. D’ailleurs cela ne

faisait rien, car il en avait assez vu pour se rendre compte

qu’il s’agissait d’un petit événement sans importance et qui

ne touchait nullement à des relations amoureuses ; c’était

quelque chose qui se rapportait à un oncle d’Odette. Swann

avait bien lu au commencement de la ligne : « J’ai eu rai-

son », mais ne comprenait pas ce qu’Odette avait eu raison

– 357 –

de faire, quand soudain, un mot qu’il n’avait pas pu déchif-

frer d’abord apparut et éclaira le sens de la phrase tout en-

tière : « J’ai eu raison d’ouvrir, c’était mon oncle. » D’ouvrir !

alors Forcheville était là tantôt quand Swann avait sonné et

elle l’avait fait partir, d’où le bruit qu’il avait entendu.

Alors il lut toute la lettre ; à la fin elle s’excusait d’avoir

agi aussi sans façon avec lui et lui disait qu’il avait oublié ses

cigarettes chez elle, la même phrase qu’elle avait écrite à

Swann une des premières fois qu’il était venu. Mais pour

Swann elle avait ajouté : « puissiez-vous y avoir laissé votre

cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre ». Pour For-

cheville rien de tel : aucune allusion qui pût faire supposer

une intrigue entre eux. À vrai dire d’ailleurs, Forcheville était

en tout ceci plus trompé que lui puisque Odette lui écrivait

pour lui faire croire que le visiteur était son oncle. En somme

c’était lui, Swann, l’homme à qui elle attachait de l’impor-

tance et pour qui elle avait congédié l’autre. Et pourtant, s’il

n’y avait rien entre Odette et Forcheville, pourquoi n’avoir

pas ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit : « J’ai bien fait

d’ouvrir, c’était mon oncle » ? si elle ne faisait rien de mal à

ce moment-là, comment Forcheville pourrait-il même s’ex-

pliquer qu’elle eût pu ne pas ouvrir ? Swann restait là, déso-

lé, confus et pourtant heureux, devant cette enveloppe

qu’Odette lui avait remise sans crainte, tant était absolue la

confiance qu’elle avait en sa délicatesse, mais à travers le vi-

trage transparent de laquelle se dévoilait à lui, avec le secret

d’un incident qu’il n’aurait jamais cru possible de connaître,

un peu de la vie d’Odette, comme dans une étroite section

lumineuse pratiquée à même l’inconnu. Puis sa jalousie s’en

réjouissait, comme si cette jalousie eût eu une vitalité indé-

pendante, égoïste, vorace de tout ce qui la nourrirait, fût-ce

aux dépens de lui-même. Maintenant elle avait un aliment et

Swann allait pouvoir commencer à s’inquiéter chaque jour

– 358 –

des visites qu’Odette avait reçues vers cinq heures, à cher-

cher à apprendre où se trouvait Forcheville à cette heure-là.

Car la tendresse de Swann continuait à garder le même ca-

ractère que lui avait imprimé dès le début à la fois l’igno-

rance où il était de l’emploi des journées d’Odette et la pa-

resse cérébrale qui l’empêchait de suppléer à l’ignorance par

l’imagination. Il ne fut pas jaloux d’abord de toute la vie

d’Odette, mais des seuls moments où une circonstance, peut-

être mal interprétée, l’avait amené à supposer qu’Odette

avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui jette

une première, puis une seconde, puis une troisième amarre,

s’attacha solidement à ce moment de cinq heures du soir,

puis à un autre, puis à un autre encore. Mais Swann ne savait

pas inventer ses souffrances. Elles n’étaient que le souvenir,

la perpétuation d’une souffrance qui lui était venue du de-

hors.

Mais là tout lui en apportait. Il voulut éloigner Odette de

Forcheville, l’emmener quelques jours dans le Midi. Mais il

croyait qu’elle était désirée par tous les hommes qui se trou-

vaient dans l’hôtel et qu’elle-même les désirait. Aussi lui qui

jadis en voyage recherchait les gens nouveaux, les assem-

blées nombreuses, on le voyait sauvage, fuyant la société des

hommes comme si elle l’eût cruellement blessé. Et comment

n’aurait-il pas été misanthrope quand dans tout homme il

voyait un amant possible pour Odette ? Et ainsi sa jalousie,

plus encore que n’avait fait le goût voluptueux et riant qu’il

avait eu d’abord pour Odette, altérait le caractère de Swann

et changeait du tout au tout, aux yeux des autres, l’aspect

même des signes extérieurs par lesquels ce caractère se ma-

nifestait.

Un mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par

Odette à Forcheville, Swann alla à un dîner que les Verdurin

– 359 –

donnaient au Bois. Au moment où on se préparait à partir, il

remarqua des conciliabules entre Mme Verdurin et plusieurs

des invités et crut comprendre qu’on rappelait au pianiste de

venir le lendemain à une partie à Chatou ; or, lui, Swann, n’y

était pas invité.

Les Verdurin n’avaient parlé qu’à demi-voix et en termes

vagues, mais le peintre, distrait sans doute, s’écria :

« Il ne faudra aucune lumière et qu’il joue la sonate Clair

de lune dans l’obscurité pour mieux voir s’éclairer les

choses. »

Mme Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit

cette expression où le désir de faire taire celui qui parle et de

garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neu-

tralise en une nullité intense du regard, où l’immobile signe

d’intelligence du complice se dissimule sous les sourires de

l’ingénu et qui enfin, commune à tous ceux qui s’aperçoivent

d’une gaffe, la révèle instantanément sinon à ceux qui la

font, du moins à celui qui en est l’objet. Odette eut soudain

l’air d’une désespérée qui renonce à lutter contre les difficul-

tés écrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les

minutes qui le séparaient du moment où, après avoir quitté

ce restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui

demander des explications, obtenir qu’elle n’allât pas le len-

demain à Chatou ou qu’elle l’y fît inviter, et apaiser dans ses

bras l’angoisse qu’il ressentait. Enfin on demanda les voi-

tures. Mme Verdurin dit à Swann : « Alors, adieu, à bientôt,

n’est-ce pas ? » tâchant par l’amabilité du regard et la con-

trainte du sourire de l’empêcher de penser qu’elle ne lui di-

sait pas, comme elle eût toujours fait jusqu’ici : « À demain à

Chatou, à après-demain chez moi. »

– 360 –

M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville,

la voiture de Swann s’était rangée derrière la leur dont il at-

tendait le départ pour faire monter Odette dans la sienne.

« Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous

avons une petite place pour vous à côté de M. de Forche-

ville.

— Oui, Madame, répondit Odette.

— Comment, mais je croyais que je vous reconduisais »,

s’écria Swann, disant sans dissimulation les mots néces-

saires, car la portière était ouverte, les secondes étaient

comptées, et il ne pouvait rentrer sans elle dans l’état où il

était.

« Mais Mme Verdurin m’a demandé…

— Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous

l’avons laissée assez de fois, dit Mme Verdurin.

— Mais c’est que j’avais une chose importante à dire à

Madame.

— Eh bien ! vous la lui écrirez…

— Adieu », lui dit Odette en lui tendant la main.

Il essaya de sourire mais il avait l’air atterré.

« As-tu vu les façons que Swann se permet maintenant

avec nous ? dit Mme Verdurin à son mari quand ils furent ren-

trés. J’ai cru qu’il allait me manger, parce que nous rame-

nions Odette. C’est d’une inconvenance, vraiment ! Alors,

qu’il dise tout de suite que nous tenons une maison de ren-

dez-vous ! Je ne comprends pas qu’Odette supporte des ma-

nières pareilles. Il a absolument l’air de dire : vous m’ap-

– 361 –

partenez. Je dirai ma manière de penser à Odette, j’espère

qu’elle comprendra. »

Et elle ajouta encore, un instant après, avec colère :

« Non, mais voyez-vous, cette sale bête ! » employant sans

s’en rendre compte, et peut-être en obéissant au même be-

soin obscur de se justifier – comme Françoise à Combray

quand le poulet ne voulait pas mourir – les mots qu’ar-

rachent les derniers sursauts d’un animal inoffensif qui ago-

nise, au paysan qui est en train de l’écraser.

Et quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que

celle de Swann s’avança, son cocher le regardant lui deman-

da s’il n’était pas malade ou s’il n’était pas arrivé de malheur.

Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut à pied, par

le Bois, qu’il rentra. Il parlait seul, à haute voix, et sur le

même ton un peu factice qu’il avait pris jusqu’ici quand il dé-

taillait les charmes du petit noyau et exaltait la magnanimité

des Verdurin. Mais de même que les propos, les sourires, les

baisers d’Odette lui devenaient aussi odieux qu’il les avait

trouvés doux, s’ils étaient adressés à d’autres que lui, de

même, le salon des Verdurin, qui tout à l’heure encore lui

semblait amusant, respirant un goût vrai pour l’art et même

une sorte de noblesse morale, maintenant que c’était un

autre que lui qu’Odette allait y rencontrer, y aimer librement,

lui exhibait ses ridicules, sa sottise, son ignominie.

Il se représentait avec dégoût la soirée du lendemain à

Chatou. « D’abord cette idée d’aller à Chatou ! Comme des

merciers qui viennent de fermer leur boutique ! Vraiment ces

gens sont sublimes de bourgeoisisme, ils ne doivent pas exis-

ter réellement, ils doivent sortir du théâtre de Labiche ! »

– 362 –

Il y aurait là les Cottard, peut-être Brichot. « Est-ce assez

grotesque, cette vie de petites gens qui vivent les uns sur les

autres, qui se croiraient perdus, ma parole, s’ils ne se retrou-

vaient pas tous demain à Chatou ! » Hélas ! il y aurait aussi le

peintre, le peintre qui aimait à « faire des mariages », qui in-

viterait Forcheville à venir avec Odette à son atelier. Il

voyait Odette avec une toilette trop habillée pour cette partie

de campagne, « car elle est si vulgaire et surtout, la pauvre

petite, elle est tellement bête !!! »

Il entendait les plaisanteries que ferait Mme Verdurin

après dîner, les plaisanteries qui, quel que fût l’ennuyeux

qu’elles eussent pour cible, l’avaient toujours amusé parce

qu’il voyait Odette en rire, en rire avec lui, presque en lui.

Maintenant il sentait que c’était peut-être de lui qu’on allait

faire rire Odette. « Quelle gaieté fétide ! » disait-il en donnant

à sa bouche une expression de dégoût si forte qu’il avait lui-

même la sensation musculaire de sa grimace jusque dans son

cou révulsé contre le col de sa chemise. « Et comment une

créature dont le visage est fait à l’image de Dieu peut-elle

trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes ?

Toute narine un peu délicate se détournerait avec horreur

pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents. C’est

vraiment incroyable de penser qu’un être humain peut ne

pas comprendre qu’en se permettant un sourire à l’égard

d’un semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dé-

grade jusqu’à une fange d’où il ne sera plus possible à la

meilleure volonté du monde de jamais le relever. J’habite à

trop de milliers de mètres d’altitude au-dessus des bas-fonds

où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que

je puisse être éclaboussé par les plaisanteries d’une Verdu-

rin », s’écria-t-il, en relevant la tête, en redressant fièrement

son corps en arrière. « Dieu m’est témoin que j’ai sincère-

ment voulu tirer Odette de là, et l’élever dans une atmos-

– 363 –

phère plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a

des bornes, et la mienne est à bout », se dit-il, comme si

cette mission d’arracher Odette à une atmosphère de sar-

casmes datait de plus longtemps que de quelques minutes, et

comme s’il ne se l’était pas donnée seulement depuis qu’il

pensait que ces sarcasmes l’avaient peut-être lui-même pour

objet et tentaient de détacher Odette de lui.

Il voyait le pianiste prêt à jouer la sonate Clair de lune et

les mines de Mme Verdurin s’effrayant du mal que la musique

de Beethoven allait faire à ses nerfs : « Idiote, menteuse !

s’écria-t-il, et ça croit aimer l’Art ! » Elle dirait à Odette,

après lui avoir insinué adroitement quelques mots louan-

geurs pour Forcheville, comme elle avait fait si souvent pour

lui : « Vous allez faire une petite place à côté de vous à

M. de Forcheville. » « Dans l’obscurité ! maquerelle, entre-

metteuse ! » « Entremetteuse », c’était le nom qu’il donnait

aussi à la musique qui les convierait à se taire, à rêver en-

semble, à se regarder, à se prendre la main. Il trouvait du

bon à la sévérité contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de

la vieille éducation française.

En somme la vie qu’on menait chez les Verdurin et qu’il

avait appelée si souvent « la vraie vie » lui semblait la pire de

toutes, et leur petit noyau le dernier des milieux. « C’est

vraiment, disait-il, ce qu’il y a de plus bas dans l’échelle so-

ciale, le dernier cercle de Dante. Nul doute que le texte au-

guste ne se réfère aux Verdurin ! Au fond, comme les gens du

monde, dont on peut médire, mais qui tout de même sont

autre chose que ces bandes de voyous, montrent leur pro-

fonde sagesse en refusant de les connaître, d’y salir même le

bout de leurs doigts ! Quelle divination dans ce Noli me tan-

gere du faubourg Saint-Germain ! » Il avait quitté depuis bien

longtemps les allées du Bois, il était presque arrivé chez lui,

– 364 –

que, pas encore dégrisé de sa douleur et de la verve d’insin-

cérité dont les intonations menteuses, la sonorité artificielle

de sa propre voix lui versaient d’instant en instant plus

abondamment l’ivresse, il continuait encore à pérorer tout

haut dans le silence de la nuit : « Les gens du monde ont

leurs défauts que personne ne reconnaît mieux que moi,

mais enfin ce sont tout de même des gens avec qui certaines

choses sont impossibles. Telle femme élégante que j’ai con-

nue était loin d’être parfaite, mais enfin il y avait tout de

même chez elle un fond de délicatesse, une loyauté dans les

procédés qui l’auraient rendue, quoi qu’il arrivât, incapable

d’une félonie et qui suffisent à mettre des abîmes entre elle

et une mégère comme la Verdurin. Verdurin ! quel nom ! Ah !

on peut dire qu’ils sont complets, qu’ils sont beaux dans leur

genre ! Dieu merci, il n’était que temps de ne plus condes-

cendre à la promiscuité avec cette infamie, avec ces or-

dures. »

Mais, comme les vertus qu’il attribuait tantôt encore aux

Verdurin n’auraient pas suffi, même s’ils les avaient vraiment

possédées, mais s’ils n’avaient pas favorisé et protégé son

amour, à provoquer chez Swann cette ivresse où il s’at-

tendrissait sur leur magnanimité et qui, même propagée à

travers d’autres personnes, ne pouvait lui venir que d’Odette,

– de même, l’immoralité, eût-elle été réelle, qu’il trouvait au-

jourd’hui aux Verdurin aurait été impuissante, s’ils n’avaient

pas invité Odette avec Forcheville et sans lui, à déchaîner

son indignation et à lui faire flétrir « leur infamie ». Et sans

doute la voix de Swann était plus clairvoyante que lui-même,

quand elle se refusait à prononcer ces mots pleins de dégoût

pour le milieu Verdurin et la joie d’en avoir fini avec lui, au-

trement que sur un ton factice et comme s’ils étaient choisis

plutôt pour assouvir sa colère que pour exprimer sa pensée.

Celle-ci, en effet, pendant qu’il se livrait à ces invectives,

– 365 –

était probablement, sans qu’il s’en aperçût, occupée d’un ob-

jet tout à fait différent, car une fois arrivé chez lui, à peine

eut-il refermé la porte cochère, que brusquement il se frappa

le front, et, la faisant rouvrir, ressortit en s’écriant d’une voix

naturelle cette fois : « Je crois que j’ai trouvé le moyen de

me faire inviter demain au dîner de Chatou ! » Mais le moyen

devait être mauvais, car Swann ne fut pas invité : le docteur

Cottard qui, appelé en province pour un cas grave, n’avait

pas vu les Verdurin depuis plusieurs jours et n’avait pu aller

à Chatou, dit, le lendemain de ce dîner, en se mettant à table

chez eux :

« Mais, est-ce que nous ne verrons pas M. Swann, ce

soir ? Il est bien ce qu’on appelle un ami personnel du…

— Mais j’espère bien que non ! s’écria Mme Verdurin,

Dieu nous en préserve, il est assommant, bête et mal élevé. »

Cottard à ces mots manifesta en même temps son éton-

nement et sa soumission, comme devant une vérité contraire

à tout ce qu’il avait cru jusque-là, mais d’une évidence irré-

sistible ; et, baissant d’un air ému et peureux son nez dans

son assiette, il se contenta de répondre : « Ah ! ah ! ah ! ah !

ah ! » en traversant à reculons, dans sa retraite repliée en

bon ordre jusqu’au fond de lui-même, le long d’une gamme

descendante, tout le registre de sa voix. Et il ne fut plus

question de Swann chez les Verdurin.

Alors ce salon qui avait réuni Swann et Odette devint un

obstacle à leurs rendez-vous. Elle ne lui disait plus comme

au premier temps de leur amour : « Nous nous verrons en

tous cas demain soir, il y a un souper chez les Verdurin »,

mais : « Nous ne pourrons pas nous voir demain soir, il y a

– 366 –

un souper chez les Verdurin. » Ou bien les Verdurin devaient

l’emmener à l’Opéra-Comique voir Une nuit de Cléopâtre et

Swann lisait dans les yeux d’Odette cet effroi qu’il lui de-

mandât de n’y pas aller, que naguère il n’aurait pu se retenir

de baiser au passage sur le visage de sa maîtresse, et qui

maintenant l’exaspérait. « Ce n’est pas de la colère, pourtant,

se disait-il à lui-même, que j’éprouve en voyant l’envie

qu’elle a d’aller picorer dans cette musique stercoraire. C’est

du chagrin, non pas certes pour moi, mais pour elle ; du cha-

grin de voir qu’après avoir vécu plus de six mois en contact

quotidien avec moi, elle n’a pas su devenir assez une autre

pour éliminer spontanément Victor Massé ! Surtout pour ne

pas être arrivée à comprendre qu’il y a des soirs où un être

d’une essence un peu délicate doit savoir renoncer à un plai-

sir, quand on le lui demande. Elle devrait savoir dire “je

n’irai pas”, ne fût-ce que par intelligence, puisque c’est sur sa

réponse qu’on classera une fois pour toutes sa qualité

d’âme. » Et s’étant persuadé à lui-même que c’était seule-

ment en effet pour pouvoir porter un jugement plus favorable

sur la valeur spirituelle d’Odette qu’il désirait que ce soir-là

elle restât avec lui au lieu d’aller à l’Opéra-Comique, il lui te-

nait le même raisonnement, au même degré d’insincérité

qu’à soi-même, et même à un degré de plus, car alors il

obéissait aussi au désir de la prendre par l’amour-propre.

« Je te jure », lui disait-il, quelques instants avant qu’elle

partît pour le théâtre, « qu’en te demandant de ne pas sortir,

tous mes souhaits, si j’étais égoïste seraient pour que tu me

refuses, car j’ai mille choses à faire ce soir et je me trouverai

moi-même pris au piège et bien ennuyé si contre toute at-

tente tu me réponds que tu n’iras pas. Mais mes occupations,

mes plaisirs, ne sont pas tout, je dois penser à toi. Il peut ve-

nir un jour où, me voyant à jamais détaché de toi, tu auras le

droit de me reprocher de ne pas t’avoir avertie dans les mi-

– 367 –

nutes décisives où je sentais que j’allais porter sur toi un de

ces jugements sévères auxquels l’amour ne résiste pas long-

temps. Vois-tu, Une nuit de Cléopâtre (quel titre !) n’est rien

dans la circonstance. Ce qu’il faut savoir, c’est si vraiment tu

es cet être qui est au dernier rang de l’esprit, et même du

charme, l’être méprisable qui n’est pas capable de renoncer à

un plaisir. Alors, si tu es cela, comment pourrait-on t’aimer,

car tu n’es même pas une personne, une créature définie,

imparfaite, mais du moins perfectible ? Tu es une eau in-

forme qui coule selon la pente qu’on lui offre, un poisson

sans mémoire et sans réflexion qui, tant qu’il vivra dans son

aquarium, se heurtera cent fois par jour contre le vitrage

qu’il continuera à prendre pour de l’eau. Comprends-tu que

ta réponse, je ne dis pas aura pour effet que je cesserai de

t’aimer immédiatement, bien entendu, mais te rendra moins

séduisante à mes yeux quand je comprendrai que tu n’es pas

une personne, que tu es au-dessous de toutes les choses et

ne sais te placer au-dessus d’aucune ? Évidemment j’aurais

mieux aimé te demander comme une chose sans importance,

de renoncer à Une nuit de Cléopâtre (puisque tu m’obliges à

me souiller les lèvres de ce nom abject) dans l’espoir que tu

irais cependant. Mais, décidé à tenir un tel compte, à tirer de

telles conséquences de ta réponse, j’ai trouvé plus loyal de

t’en prévenir. »

Odette depuis un moment donnait des signes d’émotion

et d’incertitude. À défaut du sens de ce discours, elle com-

prenait qu’il pouvait rentrer dans le genre commun des

« laïus » et scènes de reproches ou de supplications, dont

l’habitude qu’elle avait des hommes lui permettait, sans s’at-

tacher aux détails des mots, de conclure qu’ils ne les pro-

nonceraient pas s’ils n’étaient pas amoureux, que du mo-

ment qu’ils étaient amoureux, il était inutile de leur obéir,

qu’ils ne le seraient que plus après. Aussi aurait-elle écouté

– 368 –

Swann avec le plus grand calme si elle n’avait vu que l’heure

passait et que pour peu qu’il parlât encore quelque temps,

elle allait, comme elle le lui dit avec un sourire tendre, obsti-

né et confus, « finir par manquer l’Ouverture ! ».

D’autres fois il lui disait que ce qui plus que tout ferait

qu’il cesserait de l’aimer, c’est qu’elle ne voulût pas renoncer

à mentir. « Même au simple point de vue de la coquetterie,

lui disait-il, ne comprends-tu donc pas combien tu perds de

ta séduction en t’abaissant à mentir ? Par un aveu, combien

de fautes tu pourrais racheter ! Vraiment tu es bien moins in-

telligente que je ne croyais ! » Mais c’est en vain que Swann

lui exposait ainsi toutes les raisons qu’elle avait de ne pas

mentir ; elles auraient pu ruiner chez Odette un système gé-

néral du mensonge ; mais Odette n’en possédait pas ; elle se

contentait seulement, dans chaque cas où elle voulait que

Swann ignorât quelque chose qu’elle avait fait, de ne pas le

lui dire. Ainsi le mensonge était pour elle un expédient

d’ordre particulier ; et ce qui seul pouvait décider si elle de-

vait s’en servir ou avouer la vérité, c’était une raison d’ordre

particulier aussi, la chance plus ou moins grande qu’il y avait

pour que Swann pût découvrir qu’elle n’avait pas dit la véri-

té.

Physiquement, elle traversait une mauvaise phase : elle

épaississait ; et le charme expressif et dolent, les regards

étonnés et rêveurs qu’elle avait autrefois semblaient avoir

disparu avec sa première jeunesse. De sorte qu’elle était de-

venue si chère à Swann au moment pour ainsi dire où il la

trouvait précisément bien moins jolie. Il la regardait longue-

ment pour tâcher de ressaisir le charme qu’il lui avait connu,

et ne le retrouvait pas. Mais savoir que sous cette chrysalide

nouvelle, c’était toujours Odette qui vivait, toujours la même

volonté fugace, insaisissable et sournoise, suffisait à Swann

– 369 –

pour qu’il continuât de mettre la même passion à chercher à

la capter. Puis il regardait des photographies d’il y avait deux

ans, il se rappelait comme elle avait été délicieuse. Et cela le

consolait un peu de se donner tant de mal pour elle.

Quand les Verdurin l’emmenaient à Saint-Germain, à

Chatou, à Meulan, souvent, si c’était dans la belle saison, ils

proposaient, sur place, de rester à coucher et de ne revenir

que le lendemain. Mme Verdurin cherchait à apaiser les scru-

pules du pianiste dont la tante était restée à Paris.

« Elle sera enchantée d’être débarrassée de vous pour un

jour. Et comment s’inquiéterait-elle, elle vous sait avec

nous ; d’ailleurs je prends tout sous mon bonnet. »

Mais si elle n’y réussissait pas, M. Verdurin partait en

campagne, trouvait un bureau de télégraphe ou un messager

et s’informait de ceux des fidèles qui avaient quelqu’un à

faire prévenir. Mais Odette le remerciait et disait qu’elle

n’avait de dépêche à faire pour personne, car elle avait dit à

Swann une fois pour toutes qu’en lui en envoyant une aux

yeux de tous, elle se compromettrait. Parfois c’était pour

plusieurs jours qu’elle s’absentait, les Verdurin l’emmenaient

voir les tombeaux de Dreux, ou à Compiègne admirer, sur le

conseil du peintre, des couchers de soleil en forêt, et on

poussait jusqu’au château de Pierrefonds.

« Penser qu’elle pourrait visiter de vrais monuments

avec moi qui ai étudié l’architecture pendant dix ans et qui

suis tout le temps supplié de mener à Beauvais ou à Saint-

Loup-de-Naud des gens de la plus haute valeur et ne le ferais

que pour elle, et qu’à la place elle va avec les dernières des

brutes s’extasier successivement devant les déjections de

Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc ! Il me

semble qu’il n’y a pas besoin d’être artiste pour cela et que,

– 370 –

même sans flair particulièrement fin, on ne choisit pas d’aller

villégiaturer dans des latrines pour être plus à portée de res-

pirer des excréments. »

Mais quand elle était partie pour Dreux ou pour Pierre-

fonds – hélas, sans lui permettre d’y aller, comme par ha-

sard, de son côté, car « cela ferait un effet déplorable », di-

sait-elle – il se plongeait dans le plus enivrant des romans

d’amour, l’indicateur des chemins de fer, qui lui apprenait les

moyens de la rejoindre, l’après-midi, le soir, ce matin même !

Le moyen ? presque davantage : l’autorisation. Car enfin l’in-

dicateur et les trains eux-mêmes n’étaient pas faits pour des

chiens. Si on faisait savoir au public, par voie d’imprimés,

qu’à huit heures du matin partait un train qui arrivait à Pier-

refonds à dix heures, c’est donc qu’aller à Pierrefonds était

un acte licite, pour lequel la permission d’Odette était super-

flue ; et c’était aussi un acte qui pouvait avoir un tout autre

motif que le désir de rencontrer Odette, puisque des gens qui

ne la connaissaient pas l’accomplissaient chaque jour, en as-

sez grand nombre pour que cela valût la peine de faire chauf-

fer des locomotives.

En somme elle ne pouvait tout de même pas l’empêcher

d’aller à Pierrefonds s’il en avait envie ! Or justement, il sen-

tait qu’il en avait envie, et que s’il n’avait pas connu Odette,

certainement il y serait allé. Il y avait longtemps qu’il voulait

se faire une idée plus précise des travaux de restauration de

Viollet-le-Duc. Et par le temps qu’il faisait, il éprouvait

l’impérieux désir d’une promenade dans la forêt de Com-

piègne.

Ce n’était vraiment pas de chance qu’elle lui défendît le

seul endroit qui le tentait aujourd’hui. Aujourd’hui ! S’il y al-

lait malgré son interdiction, il pourrait la voir aujourd’hui

– 371 –

même ! Mais alors que, si elle eût retrouvé à Pierrefonds

quelque indifférent, elle lui eût dit joyeusement : « Tiens,

vous ici ! », et lui aurait demandé d’aller la voir à l’hôtel où

elle était descendue avec les Verdurin, au contraire si elle l’y

rencontrait, lui, Swann, elle serait froissée, elle se dirait

qu’elle était suivie, elle l’aimerait moins, peut-être se détour-

nerait-elle avec colère en l’apercevant. « Alors, je n’ai plus le

droit de voyager ! » lui dirait-elle au retour, tandis qu’en

somme c’était lui qui n’avait plus le droit de voyager !

Il avait eu un moment l’idée, pour pouvoir aller à Com-

piègne et à Pierrefonds sans avoir l’air que ce fût pour ren-

contrer Odette, de s’y faire emmener par un de ses amis, le

marquis de Forestelle, qui avait un château dans le voisi-

nage. Celui-ci, à qui il avait fait part de son projet sans lui en

dire le motif, ne se sentait pas de joie et s’émerveillait que

Swann, pour la première fois depuis quinze ans, consentît

enfin à venir voir sa propriété et, puisqu’il ne voulait pas s’y

arrêter, lui avait-il dit, lui promît du moins de faire ensemble

des promenades et des excursions pendant plusieurs jours.

Swann s’imaginait déjà là-bas avec M. de Forestelle. Même

avant d’y voir Odette, même s’il ne réussissait pas à l’y voir,

quel bonheur il aurait à mettre le pied sur cette terre où, ne

sachant pas l’endroit exact, à tel moment, de sa présence, il

sentirait palpiter partout la possibilité de sa brusque appari-

tion : dans la cour du château, devenu beau pour lui parce

que c’était à cause d’elle qu’il était allé le voir ; dans toutes

les rues de la ville, qui lui semblait romanesque ; sur chaque

route de la forêt, rosée par un couchant profond et tendre ; –

asiles innombrables et alternatifs, où venait simultanément

se réfugier, dans l’incertaine ubiquité de ses espérances, son

cœur heureux, vagabond et multiplié. « Surtout, dirait-il à

M. de Forestelle, prenons garde de ne pas tomber sur Odette

et les Verdurin ; je viens d’apprendre qu’ils sont justement

– 372 –

aujourd’hui à Pierrefonds. On a assez le temps de se voir à

Paris, ce ne serait pas la peine de le quitter pour ne pas pou-

voir faire un pas les uns sans les autres. » Et son ami ne

comprendrait pas pourquoi une fois là-bas il changerait vingt

fois de projets, inspecterait les salles à manger de tous les

hôtels de Compiègne sans se décider à s’asseoir dans aucune

de celles où pourtant on n’avait pas vu trace de Verdurin,

ayant l’air de rechercher ce qu’il disait vouloir fuir et du reste

le fuyant dès qu’il l’aurait trouvé, car s’il avait rencontré le

petit groupe, il s’en serait écarté avec affectation, content

d’avoir vu Odette et qu’elle l’eût vu, surtout qu’elle l’eût vu

ne se souciant pas d’elle. Mais non, elle devinerait bien que

c’était pour elle qu’il était là. Et quand M. de Forestelle ve-

nait le chercher pour partir, il lui disait : « Hélas ! non, je ne

peux pas aller aujourd’hui à Pierrefonds, Odette y est juste-

ment. » Et Swann était heureux malgré tout de sentir que, si

seul de tous les mortels il n’avait pas le droit en ce jour

d’aller à Pierrefonds, c’était parce qu’il était en effet pour

Odette quelqu’un de différent des autres, son amant, et que

cette restriction apportée pour lui au droit universel de libre

circulation, n’était qu’une des formes de cet esclavage, de

cet amour qui lui était si cher. Décidément il valait mieux ne

pas risquer de se brouiller avec elle, patienter, attendre son

retour. Il passait ses journées penché sur une carte de la fo-

rêt de Compiègne comme si ç’avait été la carte du Tendre,

s’entourait de photographies du château de Pierrefonds. Dès

que venait le jour où il était possible qu’elle revînt, il rouvrait

l’indicateur, calculait quel train elle avait dû prendre et, si

elle s’était attardée, ceux qui lui restaient encore. Il ne sortait

pas de peur de manquer une dépêche, ne se couchait pas

pour le cas où, revenue par le dernier train, elle aurait voulu

lui faire la surprise de venir le voir au milieu de la nuit. Jus-

tement il entendait sonner à la porte cochère, il lui semblait

– 373 –

qu’on tardait à ouvrir, il voulait éveiller le concierge, se met-

tait à la fenêtre pour appeler Odette si c’était elle, car malgré

les recommandations qu’il était descendu faire plus de dix

fois lui-même, on était capable de lui dire qu’il n’était pas là.

C’était un domestique qui rentrait. Il remarquait le vol inces-

sant des voitures qui passaient, auquel il n’avait jamais fait

attention autrefois. Il écoutait chacune venir au loin, s’ap-

procher, dépasser sa porte sans s’être arrêtée et porter plus

loin un message qui n’était pas pour lui. Il attendait toute la

nuit, bien inutilement, car les Verdurin ayant avancé leur re-

tour, Odette était à Paris depuis midi ; elle n’avait pas eu

l’idée de l’en prévenir ; ne sachant que faire, elle avait été

passer sa soirée seule au théâtre et il y avait longtemps

qu’elle était rentrée se coucher et dormait.

C’est qu’elle n’avait même pas pensé à lui. Et de tels

moments où elle oubliait jusqu’à l’existence de Swann

étaient plus utiles à Odette, servaient mieux à lui attacher

Swann, que toute sa coquetterie. Car ainsi Swann vivait dans

cette agitation douloureuse qui avait déjà été assez puissante

pour faire éclore son amour le soir où il n’avait pas trouvé

Odette chez les Verdurin et l’avait cherchée toute la soirée.

Et il n’avait pas, comme j’eus à Combray dans mon enfance,

des journées heureuses pendant lesquelles s’oublient les

souffrances qui renaîtront le soir. Les journées, Swann les

passait sans Odette ; et par moments il se disait que laisser

une aussi jolie femme sortir ainsi seule dans Paris était aussi

imprudent que de poser un écrin plein de bijoux au milieu de

la rue. Alors il s’indignait contre tous les passants comme

contre autant de voleurs. Mais leur visage collectif et informe

échappant à son imagination ne nourrissait pas sa jalousie. Il

fatiguait la pensée de Swann, lequel, se passant la main sur

les yeux, s’écriait : « À la grâce de Dieu », comme ceux qui

après s’être acharnés à étreindre le problème de la réalité du

– 374 –

monde extérieur ou de l’immortalité de l’âme accordent la

détente d’un acte de foi à leur cerveau lassé. Mais toujours la

pensée de l’absente était indissolublement mêlée aux actes

les plus simples de la vie de Swann – déjeuner, recevoir son

courrier, sortir, se coucher – par la tristesse même qu’il avait

à les accomplir sans elle, comme ces initiales de Philibert le

Beau que dans l’église de Brou, à cause du regret qu’elle

avait de lui, Marguerite d’Autriche entrelaça partout aux

siennes. Certains jours au lieu de rester chez lui, il allait

prendre son déjeuner dans un restaurant assez voisin dont il

avait apprécié autrefois la bonne cuisine et où maintenant il

n’allait plus que pour une de ces raisons, à la fois mystiques

et saugrenues, qu’on appelle romanesques ; c’est que ce res-

taurant (lequel existe encore) portait le même nom que la rue

habitée par Odette : Lapérouse. Quelquefois, quand elle avait

fait un court déplacement, ce n’est qu’après plusieurs jours

qu’elle songeait à lui faire savoir qu’elle était revenue à Paris.

Et elle lui disait tout simplement, sans plus prendre comme

autrefois la précaution de se couvrir à tout hasard d’un petit

morceau emprunté à la vérité, qu’elle venait d’y rentrer à

l’instant même par le train du matin. Ces paroles étaient

mensongères ; du moins pour Odette elles étaient menson-

gères, inconsistantes, n’ayant pas, comme si elles avaient été

vraies, un point d’appui dans le souvenir de son arrivée à la

gare ; même elle était empêchée de se les représenter au

moment où elle les prononçait, par l’image contradictoire de

ce qu’elle avait fait de tout différent au moment où elle pré-

tendait être descendue du train. Mais dans l’esprit de Swann

au contraire ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle

venaient s’incruster et prendre l’inamovibilité d’une vérité si

indubitable que si un ami lui disait être venu par ce train et

ne pas avoir vu Odette il était persuadé que c’était l’ami qui

se trompait de jour ou d’heure, puisque son dire ne se conci-

– 375 –

liait pas avec les paroles d’Odette. Celles-ci ne lui eussent

paru mensongères que s’il s’était d’abord défié qu’elles le

fussent. Pour qu’il crût qu’elle mentait, un soupçon préalable

était une condition nécessaire. C’était d’ailleurs aussi une

condition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui pa-

raissait suspect. L’entendait-il citer un nom, c’était certaine-

ment celui d’un de ses amants ; une fois cette supposition

forgée, il passait des semaines à se désoler ; il s’aboucha

même une fois avec une agence de renseignements pour sa-

voir l’adresse, l’emploi du temps de l’inconnu qui ne le lais-

serait respirer que quand il serait parti en voyage, et dont il

finit par apprendre que c’était un oncle d’Odette mort depuis

vingt ans.

Bien qu’elle ne lui permît pas en général de la rejoindre

dans des lieux publics disant que cela ferait jaser, il arrivait

que dans une soirée où il était invité comme elle – chez For-

cheville, chez le peintre, ou à un bal de charité dans un mi-

nistère – il se trouvât en même temps qu’elle. Il la voyait

mais n’osait pas rester de peur de l’irriter en ayant l’air

d’épier les plaisirs qu’elle prenait avec d’autres et qui – tan-

dis qu’il rentrait solitaire, qu’il allait se coucher anxieux

comme je devais l’être moi-même quelques années plus tard

les soirs où il viendrait dîner à la maison, à Combray – lui

semblaient illimités parce qu’il n’en avait pas vu la fin. Et

une fois ou deux il connut par de tels soirs de ces joies qu’on

serait tenté, si elles ne subissaient avec tant de violence le

choc en retour de l’inquiétude brusquement arrêtée, d’ap-

peler des joies calmes, parce qu’elles consistent en un apai-

sement : il était allé passer un instant à un raout chez le

peintre et s’apprêtait à le quitter ; il y laissait Odette muée en

une brillante étrangère, au milieu d’hommes à qui ses re-

gards et sa gaieté, qui n’étaient pas pour lui, semblaient par-

ler de quelque volupté qui serait goûtée là ou ailleurs (peut-

– 376 –

être au « Bal des Incohérents » où il tremblait qu’elle n’allât

ensuite) et qui causait à Swann plus de jalousie que l’union

charnelle même parce qu’il l’imaginait plus difficilement ; il

était déjà prêt à passer la porte de l’atelier quand il

s’entendait rappeler par ces mots (qui en retranchant de la

fête cette fin qui l’épouvantait, la lui rendaient rétrospecti-

vement innocente, faisaient du retour d’Odette une chose

non plus inconcevable et terrible, mais douce et connue et

qui tiendrait à côté de lui, pareille à un peu de sa vie de tous

les jours, dans sa voiture, et dépouillaient Odette elle-même

de son apparence trop brillante et gaie, montraient que ce

n’était qu’un déguisement qu’elle avait revêtu un moment,

pour lui-même, non en vue de mystérieux plaisirs, et duquel

elle était déjà lasse), par ces mots qu’Odette lui jetait,

comme il était déjà sur le seuil : « Vous ne voudriez pas

m’attendre cinq minutes, je vais partir, nous reviendrions en-

semble, vous me ramèneriez chez moi. »

Il est vrai qu’un jour Forcheville avait demandé à être

ramené en même temps, mais comme arrivé devant la porte

d’Odette il avait sollicité la permission d’entrer aussi, Odette

lui avait répondu en montrant Swann : « Ah ! cela dépend de

ce monsieur-là, demandez-lui. Enfin, entrez un moment si

vous voulez, mais pas longtemps parce que je vous préviens

qu’il aime causer tranquillement avec moi, et qu’il n’aime

pas beaucoup qu’il y ait des visites quand il vient. Ah ! si

vous connaissiez cet être-là autant que je le connais ! n’est-

ce pas, my love, il n’y a que moi qui vous connaisse bien ? »

Et Swann était peut-être encore plus touché de la voir

ainsi lui adresser en présence de Forcheville, non seulement

ces paroles de tendresse, de prédilection, mais encore cer-

taines critiques comme : « Je suis sûre que vous n’avez pas

encore répondu à vos amis pour votre dîner de dimanche.

– 377 –

N’y allez pas si vous ne voulez pas, mais soyez au moins po-

li », ou : « Avez-vous laissé seulement ici votre essai sur Ver

Meer pour pouvoir l’avancer un peu demain ? Quel pares-

seux ! Je vous ferai travailler, moi ! », qui prouvaient

qu’Odette se tenait au courant de ses invitations dans le

monde et de ses études d’art, qu’ils avaient bien une vie à

eux deux. Et en disant cela elle lui adressait un sourire au

fond duquel il la sentait toute à lui.

Alors à ces moments-là, pendant qu’elle leur faisait de

l’orangeade, tout d’un coup, comme quand un réflecteur mal

réglé d’abord promène autour d’un objet, sur la muraille, de

grandes ombres fantastiques qui viennent ensuite se replier

et s’anéantir en lui, toutes les idées terribles et mouvantes

qu’il se faisait d’Odette s’évanouissaient, rejoignaient le

corps charmant que Swann avait devant lui. Il avait le

brusque soupçon que cette heure passée chez Odette, sous la

lampe, n’était peut-être pas une heure factice, à son usage à

lui (destinée à masquer cette chose effrayante et délicieuse à

laquelle il pensait sans cesse sans pouvoir bien se la repré-

senter, une heure de la vraie vie d’Odette, de la vie d’Odette

quand lui n’était pas là), avec des accessoires de théâtre et

des fruits de carton, mais était peut-être une heure pour de

bon de la vie d’Odette ; que s’il n’avait pas été là, elle eût

avancé à Forcheville le même fauteuil et lui eût versé non un

breuvage inconnu, mais précisément cette orangeade ; que le

monde habité par Odette n’était pas cet autre monde ef-

froyable et surnaturel où il passait son temps à la situer et

qui n’existait peut-être que dans son imagination, mais

l’univers réel, ne dégageant aucune tristesse spéciale, com-

prenant cette table où il allait pouvoir écrire et cette boisson

à laquelle il lui serait permis de goûter, tous ces objets qu’il

contemplait avec autant de curiosité et d’admiration que de

gratitude, car si en absorbant ses rêves ils l’en avaient déli-

– 378 –

vré, eux en revanche s’en étaient enrichis, ils lui en mon-

traient la réalisation palpable, et ils intéressaient son esprit,

ils prenaient du relief devant ses regards en même temps

qu’ils tranquillisaient son cœur. Ah ! si le destin avait permis

qu’il pût n’avoir qu’une seule demeure avec Odette et que

chez elle il fût chez lui, si en demandant au domestique ce

qu’il y avait à déjeuner, c’eût été le menu d’Odette qu’il avait

appris en réponse, si quand Odette voulait aller le matin se

promener avenue du Bois de Boulogne, son devoir de bon

mari l’avait obligé, n’eût-il pas envie de sortir, à l’ac-

compagner, portant son manteau quand elle avait trop

chaud, et le soir après le dîner si elle avait envie de rester

chez elle en déshabillé, s’il avait été forcé de rester là près

d’elle, à faire ce qu’elle voudrait ; alors combien tous les

Riens de la vie de Swann qui lui semblaient si tristes, au con-

traire parce qu’ils auraient en même temps fait partie de la

vie d’Odette auraient pris, même les plus familiers – et

comme cette lampe, cette orangeade, ce fauteuil qui conte-

naient tant de rêve, qui matérialisaient tant de désir – une

sorte de douceur surabondante et de densité mystérieuse.

Pourtant il se doutait bien que ce qu’il regrettait ainsi

c’était un calme, une paix qui n’auraient pas été pour son

amour une atmosphère favorable. Quand Odette cesserait

d’être pour lui une créature toujours absente, regrettée, ima-

ginaire quand le sentiment qu’il aurait pour elle ne serait plus

ce même trouble mystérieux que lui causait la phrase de la

sonate, mais de l’affection, de la reconnaissance quand

s’établiraient entre eux des rapports normaux qui mettraient

fin à sa folie et à sa tristesse, alors sans doute les actes de la

vie d’Odette lui paraîtraient peu intéressants en eux-mêmes

– comme il avait déjà eu plusieurs fois le soupçon qu’ils

étaient, par exemple le jour où il avait lu à travers l’envelop-

pe la lettre adressée à Forcheville. Considérant son mal avec

– 379 –

autant de sagacité que s’il se l’était inoculé pour en faire

l’étude, il se disait que quand il serait guéri ce que pourrait

faire Odette lui serait indifférent. Mais du sein de son état

morbide, à vrai dire il redoutait à l’égal de la mort une telle

guérison, qui eût été en effet la mort de tout ce qu’il était ac-

tuellement.

Après ces tranquilles soirées les soupçons de Swann

étaient calmés ; il bénissait Odette et le lendemain, dès le

matin, il faisait envoyer chez elle les plus beaux bijoux, parce

que ces bontés de la veille avaient excité ou sa gratitude, ou

le désir de les voir se renouveler, ou un paroxysme d’amour

qui avait besoin de se dépenser.

Mais à d’autres moments sa douleur le reprenait, il

s’imaginait qu’Odette était la maîtresse de Forcheville et que

quand tous deux l’avaient vu, du fond du landau des Verdu-

rin, au Bois, la veille de la fête de Chatou où il n’avait pas été

invité, la prier vainement, avec cet air de désespoir qu’avait

remarqué jusqu’à son cocher, de revenir avec lui, puis s’en

retourner de son côté, seul et vaincu, elle avait dû avoir pour

le désigner à Forcheville et lui dire : « Hein ! ce qu’il rage ! »

les mêmes regards, brillants, malicieux, abaissés et sournois,

que le jour où celui-ci avait chassé Saniette de chez les Ver-

durin.

Alors Swann la détestait. « Mais aussi, je suis trop bête,

se disait-il, je paie avec mon argent le plaisir des autres. Elle

fera tout de même bien de faire attention et de ne pas trop ti-

rer sur la corde, car je pourrais bien ne plus rien donner du

tout. En tous cas, renonçons provisoirement aux gentillesses

supplémentaires ! Penser que pas plus tard qu’hier, comme

elle disait avoir envie d’assister à la saison de Bayreuth, j’ai

eu la bêtise de lui proposer de louer un des jolis châteaux du

– 380 –

roi de Bavière pour nous deux dans les environs. Et d’ailleurs

elle n’a pas paru plus ravie que cela, elle n’a encore dit ni oui

ni non ; espérons qu’elle refusera, grand Dieu ! Entendre du

Wagner pendant quinze jours avec elle qui s’en soucie

comme un poisson d’une pomme, ce serait gai ! » Et sa

haine, tout comme son amour, ayant besoin de se manifester

et d’agir, il se plaisait à pousser de plus en plus loin ses ima-

ginations mauvaises, parce que, grâce aux perfidies qu’il prê-

tait à Odette, il la détestait davantage et pourrait si – ce qu’il

cherchait à se figurer – elles se trouvaient être vraies, avoir

une occasion de la punir et d’assouvir sur elle sa rage gran-

dissante. Il alla ainsi jusqu’à supposer qu’il allait recevoir

une lettre d’elle où elle lui demanderait de l’argent pour

louer ce château près de Bayreuth, mais en le prévenant qu’il

n’y pourrait pas venir, parce qu’elle avait promis à Forche-

ville et aux Verdurin de les inviter. Ah ! comme il eût aimé

qu’elle pût avoir cette audace ! Quelle joie il aurait à refuser,

à rédiger la réponse vengeresse dont il se complaisait à choi-

sir, à énoncer tout haut les termes, comme s’il avait reçu la

lettre en réalité !

Or, c’est ce qui arriva le lendemain même. Elle lui écrivit

que les Verdurin et leurs amis avaient manifesté le désir

d’assister à ces représentations de Wagner et que, s’il voulait

bien lui envoyer cet argent, elle aurait enfin, après avoir été

si souvent reçue chez eux, le plaisir de les inviter à son tour.

De lui, elle ne disait pas un mot, il était sous-entendu que

leur présence excluait la sienne.

Alors cette terrible réponse dont il avait arrêté chaque

mot la veille sans oser espérer qu’elle pourrait servir jamais,

il avait la joie de la lui faire porter. Hélas ! il sentait bien

qu’avec l’argent qu’elle avait, ou qu’elle trouverait facile-

ment, elle pourrait tout de même louer à Bayreuth

– 381 –

puisqu’elle en avait envie, elle qui n’était pas capable de faire

de différence entre Bach et Clapisson. Mais elle y vivrait

malgré tout plus chichement. Pas moyen, comme s’il lui eût

envoyé cette fois quelques billets de mille francs, d’organiser

chaque soir, dans un château, de ces soupers fins après les-

quels elle se serait peut-être passé la fantaisie – qu’il était

possible qu’elle n’eût jamais eue encore – de tomber dans les

bras de Forcheville. Et puis du moins, ce voyage détesté, ce

n’était pas lui, Swann, qui le paierait ! – Ah ! s’il avait pu

l’empêcher ! si elle avait pu se fouler le pied avant de partir,

si le cocher de la voiture qui l’emmènerait à la gare avait

consenti, à n’importe quel prix, à la conduire dans un lieu où

elle fût restée quelque temps séquestrée, cette femme per-

fide, aux yeux émaillés par un sourire de complicité adressé

à Forcheville, qu’Odette était pour Swann depuis quarante-

huit heures !

Mais elle ne l’était jamais pour très longtemps ; au bout

de quelques jours le regard luisant et fourbe perdait de son

éclat et de sa duplicité, cette image d’une Odette exécrée di-

sant à Forcheville : « Ce qu’il rage ! » commençait à pâlir, à

s’effacer. Alors, progressivement reparaissait et s’élevait en

brillant doucement, le visage de l’autre Odette, de celle qui

adressait aussi un sourire à Forcheville, mais un sourire où il

n’y avait pour Swann que de la tendresse, quand elle disait :

« Ne restez pas longtemps, car ce monsieur-là n’aime pas

beaucoup que j’aie des visites quand il a envie d’être auprès

de moi. Ah ! si vous connaissiez cet être-là autant que je le

connais ! », ce même sourire qu’elle avait pour remercier

Swann de quelque trait de sa délicatesse qu’elle prisait si

fort, de quelque conseil qu’elle lui avait demandé dans une

de ces circonstances graves où elle n’avait confiance qu’en

lui.

– 382 –

Alors, à cette Odette-là, il se demandait comment il

avait pu écrire cette lettre outrageante dont sans doute

jusqu’ici elle ne l’eût pas cru capable, et qui avait dû le faire

descendre du rang élevé, unique, que par sa bonté, sa loyau-

té, il avait conquis dans son estime. Il allait lui devenir moins

cher, car c’était pour ces qualités-là, qu’elle ne trouvait ni à

Forcheville ni à aucun autre, qu’elle l’aimait. C’était à cause

d’elles qu’Odette lui témoignait si souvent une gentillesse

qu’il comptait pour rien au moment où il était jaloux, parce

qu’elle n’était pas une marque de désir, et prouvait même

plutôt de l’affection que de l’amour, mais dont il recommen-

çait à sentir l’importance au fur et à mesure que la détente

spontanée de ses soupçons, souvent accentuée par la dis-

traction que lui apportait une lecture d’art ou la conversation

d’un ami, rendait sa passion moins exigeante de réciprocités.

Maintenant qu’après cette oscillation, Odette était natu-

rellement revenue à la place d’où la jalousie de Swann l’avait

un moment écartée, dans l’angle où il la trouvait charmante,

il se la figurait pleine de tendresse, avec un regard de con-

sentement, si jolie ainsi, qu’il ne pouvait s’empêcher d’avan-

cer les lèvres vers elle comme si elle avait été là et qu’il eût

pu l’embrasser ; et il lui gardait de ce regard enchanteur et

bon autant de reconnaissance que si elle venait de l’avoir ré-

ellement et si ce n’eût pas été seulement son imagination qui

venait de le peindre pour donner satisfaction à son désir.

Comme il avait dû lui faire de la peine ! Certes il trouvait

des raisons valables à son ressentiment contre elle, mais

elles n’auraient pas suffi à le lui faire éprouver s’il ne l’avait

pas autant aimée. N’avait-il pas eu des griefs aussi graves

contre d’autres femmes, auxquelles il eût néanmoins volon-

tiers rendu service aujourd’hui, étant contre elles sans colère

parce qu’il ne les aimait plus ? S’il devait jamais un jour se

– 383 –

trouver dans le même état d’indifférence vis-à-vis d’Odette, il

comprendrait que c’était sa jalousie seule qui lui avait fait

trouver quelque chose d’atroce, d’impardonnable, à ce désir,

au fond si naturel, provenant d’un peu d’enfantillage et aussi

d’une certaine délicatesse d’âme, de pouvoir à son tour,

puisqu’une occasion s’en présentait, rendre des politesses

aux Verdurin, jouer à la maîtresse de maison.

Il revenait à ce point de vue – opposé à celui de son

amour et de sa jalousie et auquel il se plaçait quelquefois par

une sorte d’équité intellectuelle et pour faire la part des di-

verses probabilités – d’où il essayait de juger Odette comme

s’il ne l’avait pas aimée, comme si elle était pour lui une

femme comme les autres, comme si la vie d’Odette n’avait

pas été, dès qu’il n’était plus là, différente, tramée en ca-

chette de lui, ourdie contre lui.

Pourquoi croire qu’elle goûterait là-bas avec Forcheville

ou avec d’autres des plaisirs enivrants qu’elle n’avait pas

connus auprès de lui et que seule sa jalousie forgeait de

toutes pièces ? À Bayreuth comme à Paris, s’il arrivait que

Forcheville pensât à lui, ce n’eût pu être que comme à

quelqu’un qui comptait beaucoup dans la vie d’Odette, à qui

il était obligé de céder la place, quand ils se rencontraient

chez elle. Si Forcheville et elle triomphaient d’être là-bas

malgré lui, c’est lui qui l’aurait voulu en cherchant inutile-

ment à l’empêcher d’y aller, tandis que s’il avait approuvé

son projet, d’ailleurs défendable, elle aurait eu l’air d’être là-

bas d’après son avis, elle s’y serait sentie envoyée, logée par

lui, et le plaisir qu’elle aurait éprouvé à recevoir ces gens qui

l’avaient tant reçue, c’est à Swann qu’elle en aurait su gré.

Et – au lieu qu’elle allait partir brouillée avec lui, sans

l’avoir revu – s’il lui envoyait cet argent, s’il l’encourageait à

– 384 –

ce voyage et s’occupait de le lui rendre agréable, elle allait

accourir, heureuse, reconnaissante, et il aurait cette joie de

la voir qu’il n’avait pas goûtée depuis près d’une semaine et

que rien ne pouvait lui remplacer. Car sitôt que Swann pou-

vait se la représenter sans horreur, qu’il revoyait de la bonté

dans son sourire, et que le désir de l’enlever à tout autre

n’était plus ajouté par la jalousie à son amour, cet amour re-

devenait surtout un goût pour les sensations que lui donnait

la personne d’Odette, pour le plaisir qu’il avait à admirer

comme un spectacle ou à interroger comme un phénomène,

le lever d’un de ses regards, la formation d’un de ses sou-

rires, l’émission d’une intonation de sa voix. Et ce plaisir dif-

férent de tous les autres avait fini par créer en lui un besoin

d’elle et qu’elle seule pouvait assouvir par sa présence ou ses

lettres, presque aussi désintéressé, presque aussi artistique,

aussi pervers, qu’un autre besoin qui caractérisait cette pé-

riode nouvelle de la vie de Swann où à la sécheresse, à la

dépression des années antérieures avait succédé une sorte

de trop-plein spirituel, sans qu’il sût davantage à quoi il de-

vait cet enrichissement inespéré de sa vie intérieure qu’une

personne de santé délicate qui à partir d’un certain moment

se fortifie, engraisse, et semble pendant quelque temps

s’acheminer vers une complète guérison : cet autre besoin

qui se développait aussi en dehors du monde réel, c’était ce-

lui d’entendre, de connaître de la musique.

Ainsi, par le chimisme même de son mal, après qu’il

avait fait de la jalousie avec son amour, il recommençait à

fabriquer de la tendresse, de la pitié pour Odette. Elle était

redevenue l’Odette charmante et bonne. Il avait des remords

d’avoir été dur pour elle. Il voulait qu’elle vînt près de lui et,

auparavant, il voulait lui avoir procuré quelque plaisir, pour

voir la reconnaissance pétrir son visage et modeler son sou-

rire.

– 385 –

Aussi Odette, sûre de le voir venir après quelques jours,

aussi tendre et soumis qu’avant, lui demander une réconci-

liation, prenait-elle l’habitude de ne plus craindre de lui dé-

plaire et même de l’irriter et lui refusait-elle, quand cela lui

était commode, les faveurs auxquelles il tenait le plus.

Peut-être ne savait-elle pas combien il avait été sincère

vis-à-vis d’elle pendant la brouille, quand il lui avait dit qu’il

ne lui enverrait pas d’argent et chercherait à lui faire du mal.

Peut-être ne savait-elle pas davantage combien il l’était, vis-

à-vis sinon d’elle, du moins de lui-même, en d’autres cas où

dans l’intérêt de l’avenir de leur liaison, pour montrer à

Odette qu’il était capable de se passer d’elle, qu’une rupture

restait toujours possible, il décidait de rester quelque temps

sans aller chez elle.

Parfois c’était après quelques jours où elle ne lui avait

pas causé de souci nouveau ; et comme, des visites pro-

chaines qu’il lui ferait, il savait qu’il ne pouvait tirer nulle

bien grande joie mais plus probablement quelque chagrin qui

mettait fin au calme où il se trouvait, il lui écrivait qu’étant

très occupé il ne pourrait la voir aucun des jours qu’il lui

avait dit. Or une lettre d’elle, se croisant avec la sienne, le

priait précisément de déplacer un rendez-vous. Il se deman-

dait pourquoi ; ses soupçons, sa douleur le reprenaient. Il ne

pouvait plus tenir, dans l’état nouveau d’agitation où il se

trouvait, l’engagement qu’il avait pris dans l’état antérieur de

calme relatif, il courait chez elle et exigeait de la voir tous les

jours suivants. Et même si elle ne lui avait pas écrit la pre-

mière, si elle répondait seulement, en y acquiesçant, à sa

demande d’une courte séparation, cela suffisait pour qu’il ne

pût plus rester sans la voir. Car, contrairement au calcul de

Swann, le consentement d’Odette avait tout changé en lui.

Comme tous ceux qui possèdent une chose, pour savoir ce

– 386 –

qui arriverait s’il cessait un moment de la posséder il avait

ôté cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans

le même état que quand elle était là. Or l’absence d’une

chose, ce n’est pas que cela, ce n’est pas un simple manque

partiel, c’est un bouleversement de tout le reste, c’est un état

nouveau qu’on ne peut prévoir dans l’ancien.

Mais d’autres fois au contraire – Odette était sur le point

de partir en voyage – c’était après quelque petite querelle

dont il choisissait le prétexte, qu’il se résolvait à ne pas lui

écrire et à ne pas la revoir avant son retour, donnant ainsi les

apparences, et demandant le bénéfice, d’une grande brouille

qu’elle croirait peut-être définitive, à une séparation dont la

plus longue part était inévitable du fait du voyage et qu’il fai-

sait commencer seulement un peu plus tôt. Déjà il se figurait

Odette inquiète, affligée de n’avoir reçu ni visite ni lettre et

cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de se

déshabituer de la voir. Sans doute, par moments, tout au

bout de son esprit où sa résolution la refoulait grâce à toute

la longueur interposée des trois semaines de séparation ac-

ceptée, c’était avec plaisir qu’il considérait l’idée qu’il rever-

rait Odette à son retour ; mais c’était aussi avec si peu

d’impatience, qu’il commençait à se demander s’il ne dou-

blerait pas volontiers la durée d’une abstinence si facile. Elle

ne datait encore que de trois jours, temps beaucoup moins

long que celui qu’il avait souvent passé en ne voyant pas

Odette, et sans l’avoir comme maintenant prémédité. Et

pourtant voici qu’une légère contrariété ou un malaise phy-

sique – en l’incitant à considérer le moment présent comme

un moment exceptionnel, en dehors de la règle, où la sagesse

même admettrait d’accueillir l’apaisement qu’apporte un

plaisir et de donner congé, jusqu’à la reprise utile de l’effort,

à la volonté – suspendait l’action de celle-ci qui cessait

d’exercer sa compression ; ou, moins que cela, le souvenir

– 387 –

d’un renseignement qu’il avait oublié de demander à Odette,

si elle avait décidé la couleur dont elle voulait faire repeindre

sa voiture, ou pour une certaine valeur de bourse, si c’était

des actions ordinaires ou privilégiées qu’elle désirait acquérir

(c’était très joli de lui montrer qu’il pouvait rester sans la

voir, mais si après ça la peinture était à refaire ou si les ac-

tions ne donnaient pas de dividende, il serait bien avancé),

voici que comme un caoutchouc tendu qu’on lâche ou

comme l’air dans une machine pneumatique qu’on en-

trouvre, l’idée de la revoir, des lointains où elle était mainte-

nue, revenait d’un bond dans le champ du présent et des

possibilités immédiates.

Elle y revenait sans plus trouver de résistance, et d’ail-

leurs si irrésistible que Swann avait eu bien moins de peine à

sentir s’approcher un à un les quinze jours qu’il devait rester

séparé d’Odette, qu’il n’en avait à attendre les dix minutes

que son cocher mettait pour atteler la voiture qui allait

l’emmener chez elle et qu’il passait dans des transports

d’impatience et de joie où il ressaisissait mille fois pour lui

prodiguer sa tendresse cette idée de la retrouver qui, par un

retour si brusque, au moment où il la croyait si loin, était de

nouveau près de lui dans sa plus proche conscience. C’est

qu’elle ne trouvait plus pour lui faire obstacle le désir de

chercher sans plus tarder à lui résister, qui n’existait plus

chez Swann depuis que, s’étant prouvé à lui-même – il le

croyait du moins – qu’il en était si aisément capable, il ne

voyait plus aucun inconvénient à ajourner un essai de sépa-

ration qu’il était certain maintenant de mettre à exécution

dès qu’il le voudrait. C’est aussi que cette idée de la revoir

revenait parée pour lui d’une nouveauté, d’une séduction,

douée d’une virulence que l’habitude avait émoussées, mais

qui s’étaient retrempées dans cette privation non de trois

jours mais de quinze (car la durée d’un renoncement doit se

– 388 –

calculer, par anticipation, sur le terme assigné), et de ce qui

jusque-là eût été un plaisir attendu qu’on sacrifie aisément,

avait fait un bonheur inespéré contre lequel on est sans

force. C’est enfin qu’elle y revenait embellie par l’ignorance

où était Swann de ce qu’Odette avait pu penser, faire peut-

être, en voyant qu’il ne lui avait pas donné signe de vie, si

bien que ce qu’il allait trouver c’était la révélation passion-

nante d’une Odette presque inconnue.

Mais elle, de même qu’elle avait cru que son refus d’ar-

gent n’était qu’une feinte, ne voyait qu’un prétexte dans le

renseignement que Swann venait lui demander sur la voiture

à repeindre ou la valeur à acheter. Car elle ne reconstituait

pas les diverses phases de ces crises qu’il traversait et, dans

l’idée qu’elle s’en faisait, elle omettait d’en comprendre le

mécanisme, ne croyant qu’à ce qu’elle connaissait d’avance,

à la nécessaire, à l’infaillible et toujours identique terminai-

son. Idée incomplète – d’autant plus profonde peut-être – si

on la jugeait du point de vue de Swann qui eût sans doute

trouvé qu’il était incompris d’Odette, comme un morphino-

mane ou un tuberculeux, persuadés qu’ils ont été arrêtés,

l’un par un événement extérieur au moment où il allait se dé-

livrer de son habitude invétérée, l’autre par une indisposition

accidentelle au moment où il allait être enfin rétabli, se sen-

tent incompris du médecin qui n’attache pas la même impor-

tance qu’eux à ces prétendues contingences, simples dégui-

sements selon lui, revêtus, pour redevenir sensibles à ses

malades, par le vice et l’état morbide qui, en réalité, n’ont

pas cessé de peser incurablement sur eux tandis qu’ils ber-

çaient des rêves de sagesse ou de guérison. Et de fait,

l’amour de Swann en était arrivé à ce degré où le médecin et,

dans certaines affections, le chirurgien le plus audacieux, se

demandent si priver un malade de son vice ou lui ôter son

mal, est encore raisonnable ou même possible.

– 389 –

Certes l’étendue de cet amour, Swann n’en avait pas une

conscience directe. Quand il cherchait à le mesurer, il lui ar-

rivait parfois qu’il semblât diminué, presque réduit à rien ;

par exemple, le peu de goût, presque le dégoût que lui

avaient inspiré, avant qu’il aimât Odette, ses traits expres-

sifs, son teint sans fraîcheur, lui revenait à certains jours.

« Vraiment il y a progrès sensible, se disait-il le lendemain ; à

voir exactement les choses, je n’avais presque aucun plaisir

hier à être dans son lit : c’est curieux, je la trouvais même

laide. » Et certes, il était sincère, mais son amour s’étendait

bien au-delà des régions du désir physique. La personne

même d’Odette n’y tenait plus une grande place. Quand du

regard il rencontrait sur sa table la photographie d’Odette,

ou quand elle venait le voir, il avait peine à identifier la fi-

gure de chair ou de bristol avec le trouble douloureux et

constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec étonne-

ment : « C’est elle », comme si tout d’un coup on nous mon-

trait extériorisée devant nous une de nos maladies et que

nous ne la trouvions pas ressemblante à ce que nous souf-

frons. « Elle », il essayait de se demander ce que c’était ; car

c’est une ressemblance de l’amour et de la mort, plutôt que

celles, si vagues, que l’on redit toujours, de nous faire inter-

roger plus avant, dans la peur que sa réalité se dérobe, le

mystère de la personnalité. Et cette maladie qu’était l’amour

de Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mê-

lé à toutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa

pensée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie, même à ce qu’il

désirait pour après sa mort, il ne faisait tellement plus qu’un

avec lui, qu’on n’aurait pas pu l’arracher de lui sans le dé-

truire lui-même à peu près tout entier : comme on dit en chi-

rurgie, son amour n’était plus opérable.

Par cet amour Swann avait été tellement détaché de tous

les intérêts, que quand par hasard il retournait dans le

– 390 –

monde en se disant que ses relations, comme une monture

élégante qu’elle n’aurait pas d’ailleurs su estimer très exac-

tement, pouvaient lui rendre à lui-même un peu de prix aux

yeux d’Odette (et ç’aurait peut-être été vrai en effet si elles

n’avaient été avilies par cet amour même, qui pour Odette

dépréciait toutes les choses qu’il touchait par le fait qu’il

semblait les proclamer moins précieuses), il y éprouvait, à

côté de la détresse d’être dans des lieux, au milieu de gens

qu’elle ne connaissait pas, le plaisir désintéressé qu’il aurait

pris à un roman ou à un tableau où sont peints les divertis-

sements d’une classe oisive, comme, chez lui, il se complai-

sait à considérer le fonctionnement de sa vie domestique,

l’élégance de sa garde-robe et de sa livrée, le bon placement

de ses valeurs, de la même façon qu’à lire dans Saint-Simon,

qui était un de ses auteurs favoris, la mécanique des jour-

nées, le menu des repas de Mme de Maintenon, ou l’avarice

avisée et le grand train de Lulli. Et dans la faible mesure où

ce détachement n’était pas absolu, la raison de ce plaisir

nouveau que goûtait Swann, c’était de pouvoir émigrer un

moment dans les rares parties de lui-même restées presque

étrangères à son amour, à son chagrin. À cet égard cette per-

sonnalité, que lui attribuait ma grand-tante, de « fils

Swann », distincte de sa personnalité plus individuelle de

Charles Swann, était celle où il se plaisait maintenant le

mieux. Un jour que, pour l’anniversaire de la princesse de

Parme (et parce qu’elle pouvait souvent être indirectement

agréable à Odette en lui faisant avoir des places pour des ga-

las, des jubilés), il avait voulu lui envoyer des fruits, ne sa-

chant pas trop comment les commander, il en avait chargé

une cousine de sa mère qui, ravie de faire une commission

pour lui, lui avait écrit, en lui rendant compte, qu’elle n’avait

pas pris tous les fruits au même endroit, mais les raisins chez

Crapote dont c’est la spécialité, les fraises chez Jauret, les

– 391 –

poires chez Chevet où elles étaient plus belles, etc., « chaque

fruit visité et examiné un par un par moi ». Et en effet, par les

remerciements de la princesse, il avait pu juger du parfum

des fraises et du moelleux des poires. Mais surtout le

« chaque fruit visité et examiné un par un par moi » avait été

un apaisement à sa souffrance, en emmenant sa conscience

dans une région où il se rendait rarement, bien qu’elle lui ap-

partînt comme héritier d’une famille de riche et bonne bour-

geoisie où s’étaient conservés héréditairement, tout prêts à

être mis à son service dès qu’il le souhaitait, la connaissance

des « bonnes adresses » et l’art de savoir bien faire une

commande.

Certes, il avait trop longtemps oublié qu’il était le « fils

Swann » pour ne pas ressentir, quand il le redevenait un

moment, un plaisir plus vif que ceux qu’il eût pu éprouver le

reste du temps et sur lesquels il était blasé ; et si l’amabilité

des bourgeois, pour lesquels il restait surtout cela, était

moins vive que celle de l’aristocratie (mais plus flatteuse

d’ailleurs, car chez eux du moins elle ne se sépare jamais de

la considération), une lettre d’altesse, quelques divertisse-

ments princiers qu’elle lui proposât, ne pouvait lui être aussi

agréable que celle qui lui demandait d’être témoin, ou seu-

lement d’assister à un mariage dans la famille de vieux amis

de ses parents, dont les uns avaient continué à le voir –

comme mon grand-père qui, l’année précédente, l’avait invi-

té au mariage de ma mère – et dont certains autres le con-

naissaient personnellement à peine mais se croyaient des

devoirs de politesse envers le fils, envers le digne successeur

de feu M. Swann.

Mais, par les intimités déjà anciennes qu’il avait parmi

eux, les gens du monde, dans une certaine mesure, faisaient

aussi partie de sa maison, de son domestique et de sa fa-

– 392 –

mille. Il se sentait, à considérer ses brillantes amitiés, le

même appui hors de lui-même, le même confort, qu’à regar-

der les belles terres, la belle argenterie, le beau linge de

table, qui lui venaient des siens. Et la pensée que s’il tombait

chez lui frappé d’une attaque ce serait tout naturellement le

duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de Luxembourg et

le baron de Charlus que son valet de chambre courrait cher-

cher, lui apportait la même consolation qu’à notre vieille

Françoise de savoir qu’elle serait ensevelie dans des draps

fins à elle, marqués, non reprisés (ou si finement que cela ne

donnait qu’une plus haute idée du soin de l’ouvrière), linceul

de l’image fréquente duquel elle tirait une certaine satisfac-

tion, sinon de bien-être, au moins d’amour-propre. Mais sur-

tout, comme dans toutes celles de ses actions et de ses pen-

sées qui se rapportaient à Odette, Swann était constamment

dominé et dirigé par le sentiment inavoué qu’il lui était, peut-

être pas moins cher, mais moins agréable à voir que qui-

conque, que le plus ennuyeux fidèle des Verdurin, – quand il

se reportait à un monde pour qui il était l’homme exquis par

excellence, qu’on faisait tout pour attirer, qu’on se désolait

de ne pas voir, il recommençait à croire à l’existence d’une

vie plus heureuse, presque à en éprouver l’appétit, comme il

arrive à un malade alité depuis des mois, à la diète, et qui

aperçoit dans un journal le menu d’un déjeuner officiel ou

l’annonce d’une croisière en Sicile.

S’il était obligé de donner des excuses aux gens du

monde pour ne pas leur faire de visites, c’était de lui en faire

qu’il cherchait à s’excuser auprès d’Odette. Encore les

payait-il (se demandant à la fin du mois, pour peu qu’il eût

un peu abusé de sa patience et fût allé souvent la voir, si

c’était assez de lui envoyer quatre mille francs), et pour cha-

cune trouvait un prétexte, un présent à lui apporter, un ren-

seignement dont elle avait besoin, M. de Charlus qu’il avait

– 393 –

rencontré allant chez elle et qui avait exigé qu’il l’ac-

compagnât. Et à défaut d’aucun, il priait M. de Charlus de

courir chez elle, de lui dire comme spontanément, au cours

de la conversation, qu’il se rappelait avoir à parler à Swann,

qu’elle voulût bien lui faire demander de passer tout de suite

chez elle ; mais le plus souvent Swann attendait en vain et

M. de Charlus lui disait le soir que son moyen n’avait pas ré-

ussi. De sorte que si elle faisait maintenant de fréquentes ab-

sences, même à Paris, quand elle y restait, elle le voyait peu,

et elle qui, quand elle l’aimait, lui disait : « Je suis toujours

libre » et « Qu’est-ce que l’opinion des autres peut me

faire ? », maintenant, chaque fois qu’il voulait la voir, elle in-

voquait les convenances ou prétextait des occupations.

Quand il parlait d’aller à une fête de charité, à un vernissage,

à une première où elle serait, elle lui disait qu’il voulait affi-

cher leur liaison, qu’il la traitait comme une fille. C’est au

point que pour tâcher de n’être pas partout privé de la ren-

contrer, Swann qui savait qu’elle connaissait et affectionnait

beaucoup mon grand-oncle Adolphe dont il avait été lui-

même l’ami, alla le voir un jour dans son petit appartement

de la rue de Bellechasse afin de lui demander d’user de son

influence sur Odette. Comme elle prenait toujours, quand

elle parlait à Swann de mon oncle, des airs poétiques, di-

sant : « Ah ! lui, ce n’est pas comme toi, c’est une si belle

chose, si grande, si jolie, que son amitié pour moi ! Ce n’est

pas lui qui me considérerait assez peu pour vouloir se mon-

trer avec moi dans tous les lieux publics », Swann fut embar-

rassé et ne savait pas à quel ton il devait se hausser pour

parler d’elle à mon oncle. Il posa d’abord l’excellence a priori

d’Odette, l’axiome de sa supra-humanité séraphique, la révé-

lation de ses vertus indémontrables et dont la notion ne pou-

vait dériver de l’expérience. « Je veux parler avec vous.

Vous, vous savez quelle femme au-dessus de toutes les

– 394 –

femmes, quel être adorable, quel ange est Odette. Mais vous

savez ce que c’est que la vie de Paris. Tout le monde ne con-

naît pas Odette sous le jour où nous la connaissons vous et

moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue un rôle un

peu ridicule ; elle ne peut même pas admettre que je la ren-

contre dehors, au théâtre. Vous, en qui elle a tant de con-

fiance, ne pourriez-vous lui dire quelques mots pour moi, lui

assurer qu’elle s’exagère le tort qu’un salut de moi lui

cause ? »

Mon oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir

Odette qui ne l’en aimerait que plus, et à Odette de laisser

Swann la retrouver partout où cela lui plairait. Quelques

jours après, Odette disait à Swann qu’elle venait d’avoir une

déception en voyant que mon oncle était pareil à tous les

hommes : il venait d’essayer de la prendre de force. Elle

calma Swann qui au premier moment voulait aller provoquer

mon oncle, mais il refusa de lui serrer la main quand il le

rencontra. Il regretta d’autant plus cette brouille avec mon

oncle Adolphe qu’il avait espéré, s’il l’avait revu quelquefois

et avait pu causer en toute confiance avec lui, tâcher de tirer

au clair certains bruits relatifs à la vie qu’Odette avait menée

autrefois à Nice. Or mon oncle Adolphe y passait l’hiver. Et

Swann pensait que c’était même peut-être là qu’il avait con-

nu Odette. Le peu qui avait échappé à quelqu’un devant lui,

relativement à un homme qui aurait été l’amant d’Odette,

avait bouleversé Swann. Mais les choses qu’il aurait, avant

de les connaître, trouvé le plus affreux d’apprendre et le plus

impossible de croire, une fois qu’il les savait, elles étaient in-

corporées à tout jamais à sa tristesse, il les admettait, il

n’aurait plus pu comprendre qu’elles n’eussent pas été. Seu-

lement chacune opérait sur l’idée qu’il se faisait de sa maî-

tresse une retouche ineffaçable. Il crut même comprendre

une fois que cette légèreté des mœurs d’Odette qu’il n’eût

– 395 –

pas soupçonnée, était assez connue, et qu’à Bade et à Nice,

quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une

sorte de notoriété galante. Il chercha, pour les interroger, à

se rapprocher de certains viveurs ; mais ceux-ci savaient

qu’il connaissait Odette ; et puis il avait peur de les faire

penser de nouveau à elle, de les mettre sur ses traces. Mais

lui à qui jusque-là rien n’aurait pu paraître aussi fastidieux

que tout ce qui se rapportait à la vie cosmopolite de Bade ou

de Nice, apprenant qu’Odette avait peut-être fait autrefois la

fête dans ces villes de plaisir, sans qu’il dût jamais arriver à

savoir si c’était seulement pour satisfaire à des besoins

d’argent que grâce à lui elle n’avait plus, ou à des caprices

qui pouvaient renaître, maintenant il se penchait avec une

angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers l’abîme

sans fond où étaient allées s’engloutir ces années du début

du Septennat pendant lesquelles on passait l’hiver sur la

promenade des Anglais, l’été sous les tilleuls de Bade, et il

leur trouvait une profondeur douloureuse mais magnifique

comme celle que leur eût prêtée un poète ; et il eût mis à re-

constituer les petits faits de la chronique de la Côte d’Azur

d’alors, si elle avait pu l’aider à comprendre quelque chose

du sourire ou des regards – pourtant si honnêtes et si simples

– d’Odette, plus de passion que l’esthéticien qui interroge les

documents subsistant de la Florence du XVe siècle pour tâ-

cher d’entrer plus avant dans l’âme de Primavera, de la bella

Vanna, ou de la Vénus, de Botticelli. Souvent sans lui rien

dire il la regardait, il songeait ; elle lui disait : « Comme tu as

l’air triste ! » Il n’y avait pas bien longtemps encore, de l’idée

qu’elle était une créature bonne, analogue aux meilleures

qu’il eût connues, il avait passé à l’idée qu’elle était une

femme entretenue ; inversement il lui était arrivé depuis de

revenir de l’Odette de Crécy, peut-être trop connue des fê-

tards, des hommes à femmes, à ce visage d’une expression

– 396 –

parfois si douce, à cette nature si humaine. Il se disait :

« Qu’est-ce que cela veut dire qu’à Nice tout le monde sache

qui est Odette de Crécy ? Ces réputations-là, même vraies,

sont faites avec les idées des autres » ; il pensait que cette

légende – fût-elle authentique – était extérieure à Odette,

n’était pas en elle comme une personnalité irréductible et

malfaisante ; que la créature qui avait pu être amenée à mal

faire, c’était une femme aux bons yeux, au cœur plein de pi-

tié pour la souffrance, au corps docile qu’il avait tenu, qu’il

avait serré dans ses bras et manié, une femme qu’il pourrait

arriver un jour à posséder toute, s’il réussissait à se rendre

indispensable à elle. Elle était là, souvent fatiguée, le visage

vidé pour un instant de la préoccupation fébrile et joyeuse

des choses inconnues qui faisaient souffrir Swann ; elle écar-

tait ses cheveux avec ses mains ; son front, sa figure parais-

saient plus larges ; alors, tout d’un coup, quelque pensée

simplement humaine, quelque bon sentiment comme il en

existe dans toutes les créatures, quand dans un moment de

repos ou de repliement elles sont livrées à elles-mêmes, jail-

lissait de ses yeux comme un rayon jaune. Et aussitôt tout

son visage s’éclairait comme une campagne grise, couverte

de nuages qui soudain s’écartent, pour sa transfiguration, au

moment du soleil couchant. La vie qui était en Odette à ce

moment-là, l’avenir même qu’elle semblait rêveusement re-

garder, Swann aurait pu les partager avec elle ; aucune agita-

tion mauvaise ne semblait y avoir laissé de résidu. Si rares

qu’ils devinssent, ces moments-là ne furent pas inutiles. Par

le souvenir Swann reliait ces parcelles, abolissait les inter-

valles, coulait comme en or une Odette de bonté et de calme

pour laquelle il fit plus tard (comme on le verra dans la deu-

xième partie de cet ouvrage) des sacrifices que l’autre Odette

n’eût pas obtenus. Mais que ces moments étaient rares, et

que maintenant il la voyait peu ! Même pour leur rendez-

– 397 –

vous du soir, elle ne lui disait qu’à la dernière minute si elle

pourrait le lui accorder, car, comptant qu’elle le trouverait

toujours libre, elle voulait d’abord être certaine que personne

d’autre ne lui proposerait de venir. Elle alléguait qu’elle était

obligée d’attendre une réponse de la plus haute importance

pour elle, et même si après qu’elle avait fait venir Swann des

amis demandaient à Odette, quand la soirée était déjà com-

mencée, de les rejoindre au théâtre ou à souper, elle faisait

un bond joyeux et s’habillait à la hâte. Au fur et à mesure

qu’elle avançait dans sa toilette, chaque mouvement qu’elle

faisait rapprochait Swann du moment où il faudrait la quitter,

où elle s’enfuirait d’un élan irrésistible ; et quand, enfin

prête, plongeant une dernière fois dans son miroir ses re-

gards tendus et éclairés par l’attention, elle remettait un peu

de rouge à ses lèvres, fixait une mèche sur son front et de-

mandait son manteau de soirée bleu ciel avec des glands

d’or, Swann avait l’air si triste qu’elle ne pouvait réprimer un

geste d’impatience et disait : « Voilà comme tu me remercies

de t’avoir gardé jusqu’à la dernière minute. Moi qui croyais

avoir fait quelque chose de gentil. C’est bon à savoir pour

une autre fois ! » Parfois, au risque de la fâcher, il se promet-

tait de chercher à savoir où elle était allée, il rêvait d’une al-

liance avec Forcheville qui peut-être aurait pu le renseigner.

D’ailleurs quand il savait avec qui elle passait la soirée, il

était bien rare qu’il ne pût pas découvrir dans toutes ses rela-

tions à lui quelqu’un qui connaissait, fût-ce indirectement,

l’homme avec qui elle était sortie et pouvait facilement en

obtenir tel ou tel renseignement. Et tandis qu’il écrivait à un

de ses amis pour lui demander de chercher à éclaircir tel ou

tel point, il éprouvait le repos de cesser de se poser ses ques-

tions sans réponses et de transférer à un autre la fatigue

d’interroger. Il est vrai que Swann n’était guère plus avancé

quand il avait certains renseignements. Savoir ne permet pas

– 398 –

toujours d’empêcher, mais du moins les choses que nous sa-

vons, nous les tenons, sinon entre nos mains, du moins dans

notre pensée où nous les disposons à notre gré, ce qui nous

donne l’illusion d’une sorte de pouvoir sur elles. Il était heu-

reux toutes les fois où M. de Charlus était avec Odette. Entre

M. de Charlus et elle, Swann savait qu’il ne pouvait rien se

passer, que quand M. de Charlus sortait avec elle c’était par

amitié pour lui et qu’il ne ferait pas difficulté à lui raconter ce

qu’elle avait fait. Quelquefois elle avait déclaré si catégori-

quement à Swann qu’il lui était impossible de le voir un cer-

tain soir, elle avait l’air de tenir tant à une sortie, que Swann

attachait une véritable importance à ce que M. de Charlus fût

libre de l’accompagner. Le lendemain, sans oser poser beau-

coup de questions à M. de Charlus, il le contraignait, en

ayant l’air de ne pas bien comprendre ses premières ré-

ponses, à lui en donner de nouvelles, après chacune des-

quelles il se sentait plus soulagé, car il apprenait bien vite

qu’Odette avait occupé sa soirée aux plaisirs les plus inno-

cents. « Mais comment, mon petit Mémé, je ne comprends

pas bien…, ce n’est pas en sortant de chez elle que vous êtes

allés au musée Grévin ? Vous étiez allés ailleurs d’abord.

Non ? Oh ! que c’est drôle ! Vous ne savez pas comme vous

m’amusez, mon petit Mémé. Mais quelle drôle d’idée elle a

eue d’aller ensuite au Chat Noir, c’est bien une idée d’elle…

Non ? c’est vous. C’est curieux. Après tout ce n’est pas une

mauvaise idée, elle devait y connaître beaucoup de monde ?

Non ? elle n’a parlé à personne ? C’est extraordinaire. Alors

vous êtes restés là comme cela tous les deux tout seuls ? Je

vois d’ici cette scène. Vous êtes gentil, mon petit Mémé, je

vous aime bien. » Swann se sentait soulagé. Pour lui à qui il

était arrivé, en causant avec des indifférents qu’il écoutait à

peine, d’entendre quelquefois certaines phrases (celle-ci par

exemple : « J’ai vu hier Mme de Crécy, elle était avec un

– 399 –

monsieur que je ne connais pas »), phrases qui aussitôt dans

le cœur de Swann passaient à l’état solide, s’y durcissaient

comme une incrustation, le déchiraient, n’en bougeaient

plus, qu’ils étaient doux au contraire ces mots : « Elle ne

connaissait personne, elle n’a parlé à personne », comme ils

circulaient aisément en lui, qu’ils étaient fluides, faciles, res-

pirables ! Et pourtant au bout d’un instant il se disait

qu’Odette devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fus-

sent là les plaisirs qu’elle préférait à sa compagnie. Et leur

insignifiance, si elle le rassurait, lui faisait pourtant de la

peine comme une trahison.

Même quand il ne pouvait savoir où elle était allée, il lui

aurait suffi pour calmer l’angoisse qu’il éprouvait alors, et

contre laquelle la présence d’Odette, la douceur d’être au-

près d’elle était le seul spécifique (un spécifique qui à la

longue aggravait le mal avec bien des remèdes, mais du

moins calmait momentanément la souffrance), il lui aurait

suffi, si Odette l’avait seulement permis, de rester chez elle

tant qu’elle ne serait pas là, de l’attendre jusqu’à cette heure

du retour dans l’apaisement de laquelle seraient venues se

confondre les heures qu’un prestige, un maléfice lui avaient

fait croire différentes des autres. Mais elle ne le voulait pas ;

il revenait chez lui ; il se forçait en chemin à former divers

projets, il cessait de songer à Odette ; même il arrivait, tout

en se déshabillant, à rouler en lui des pensées assez

joyeuses ; c’est le cœur plein de l’espoir d’aller le lendemain

voir quelque chef-d’œuvre qu’il se mettait au lit et éteignait

sa lumière ; mais, dès que, pour se préparer à dormir, il ces-

sait d’exercer sur lui-même une contrainte dont il n’avait

même pas conscience tant elle était devenue habituelle, au

même instant un frisson glacé refluait en lui et il se mettait à

sangloter. Il ne voulait même pas savoir pourquoi, s’essuyait

les yeux, se disait en riant : « C’est charmant, je deviens né-

– 400 –

vropathe. » Puis il ne pouvait penser sans une grande lassi-

tude que le lendemain il faudrait recommencer de chercher à

savoir ce qu’Odette avait fait, à mettre en jeu des influences

pour tâcher de la voir. Cette nécessité d’une activité sans

trêve, sans variété, sans résultats, lui était si cruelle qu’un

jour, apercevant une grosseur sur son ventre, il ressentit une

véritable joie à la pensée qu’il avait peut-être une tumeur

mortelle, qu’il n’allait plus avoir à s’occuper de rien, que

c’était la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son

jouet, jusqu’à la fin prochaine. Et en effet si, à cette époque,

il lui arriva souvent sans se l’avouer de désirer la mort,

c’était pour échapper moins à l’acuité de ses souffrances qu’à

la monotonie de son effort.

Et pourtant il aurait voulu vivre jusqu’à l’époque où il ne

l’aimerait plus, où elle n’aurait aucune raison de lui mentir et

où il pourrait enfin apprendre d’elle si le jour où il était allé la

voir dans l’après-midi, elle était ou non couchée avec For-

cheville. Souvent pendant quelques jours, le soupçon qu’elle

aimait quelqu’un d’autre le détournait de se poser cette ques-

tion relative à Forcheville, la lui rendait presque indifférente,

comme ces formes nouvelles d’un même état maladif qui

semblent momentanément nous avoir délivrés des précé-

dentes. Même il y avait des jours où il n’était tourmenté par

aucun soupçon. Il se croyait guéri. Mais le lendemain matin,

au réveil, il sentait à la même place la même douleur dont, la

veille pendant la journée, il avait comme dilué la sensation

dans le torrent des impressions différentes. Mais elle n’avait

pas bougé de place. Et même, c’était l’acuité de cette dou-

leur qui avait réveillé Swann.

Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur

ces choses si importantes qui l’occupaient tant chaque jour

(bien qu’il eût assez vécu pour savoir qu’il n’y en a jamais

– 401 –

d’autres que les plaisirs), il ne pouvait pas chercher long-

temps de suite à les imaginer, son cerveau fonctionnait à

vide ; alors il passait son doigt sur ses paupières fatiguées

comme il aurait essuyé le verre de son lorgnon, et cessait en-

tièrement de penser. Il surnageait pourtant à cet inconnu

certaines occupations qui réapparaissaient de temps en

temps, vaguement rattachées par elle à quelque obligation

envers des parents éloignés ou des amis d’autrefois, qui,

parce qu’ils étaient les seuls qu’elle lui citait souvent comme

l’empêchant de le voir, paraissaient à Swann former le cadre

fixe, nécessaire, de la vie d’Odette. À cause du ton dont elle

lui disait de temps à autre « Le jour où je vais avec mon amie

à l’Hippodrome », si, s’étant senti malade et ayant pensé :

« Peut-être Odette voudrait bien passer chez moi », il se rap-

pelait brusquement que c’était justement ce jour-là, il se di-

sait : « Ah ! non, ce n’est pas la peine de lui demander de ve-

nir, j’aurais dû y penser plus tôt, c’est le jour où elle va avec

son amie à l’Hippodrome. Réservons-nous pour ce qui est

possible ; c’est inutile de s’user à proposer des choses inac-

ceptables et refusées d’avance. » Et ce devoir qui incombait

à Odette d’aller à l’Hippodrome et devant lequel Swann

s’inclinait ainsi ne lui paraissait pas seulement inéluctable ;

mais ce caractère de nécessité dont il était empreint semblait

rendre plausible et légitime tout ce qui de près ou de loin se

rapportait à lui. Si, Odette dans la rue ayant reçu d’un pas-

sant un salut qui avait éveillé la jalousie de Swann, elle ré-

pondait aux questions de celui-ci en rattachant l’existence de

l’inconnu à un des deux ou trois grands devoirs dont elle lui

parlait, si, par exemple, elle disait : « C’est un monsieur qui

était dans la loge de mon amie avec qui je vais à l’Hippo-

drome », cette explication calmait les soupçons de Swann,

qui en effet trouvait inévitable que l’amie eût d’autres invités

qu’Odette dans sa loge à l’Hippodrome, mais n’avait jamais

– 402 –

cherché ou réussi à se les figurer. Ah ! comme il eût aimé la

connaître, l’amie qui allait à l’Hippodrome, et qu’elle l’y

emmenât avec Odette ! Comme il aurait donné toutes ses re-

lations pour n’importe quelle personne qu’avait l’habitude de

voir Odette, fût-ce une manucure ou une demoiselle de ma-

gasin ! Il eût fait pour elles plus de frais que pour des reines.

Ne lui auraient-elles pas fourni, dans ce qu’elles contenaient

de la vie d’Odette, le seul calmant efficace pour ses souf-

frances ? Comme il aurait couru avec joie passer les journées

chez telle de ces petites gens avec lesquelles Odette gardait

des relations, soit par intérêt, soit par simplicité véritable !

Comme il eût volontiers élu domicile à jamais au cinquième

étage de telle maison sordide et enviée où Odette ne l’em-

menait pas et où, s’il y avait habité avec la petite couturière

retirée dont il eût volontiers fait semblant d’être l’amant, il

aurait presque chaque jour reçu sa visite ! Dans ces quartiers

presque populaires, quelle existence modeste, abjecte, mais

douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il eût accepté

de vivre indéfiniment !

Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontré Swann,

elle voyait s’approcher d’elle quelqu’un qu’il ne connaissait

pas, qu’il pût remarquer sur le visage d’Odette cette tristesse

qu’elle avait eue le jour où il était venu pour la voir pendant

que Forcheville était là. Mais c’était rare ; car les jours où,

malgré tout ce qu’elle avait à faire et la crainte de ce que

penserait le monde, elle arrivait à voir Swann, ce qui domi-

nait maintenant dans son attitude était l’assurance : grand

contraste, peut-être revanche inconsciente ou réaction natu-

relle de l’émotion craintive qu’aux premiers temps où elle

l’avait connu, elle éprouvait auprès de lui, et même loin de

lui, quand elle commençait une lettre par ces mots : « Mon

ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire » (elle

le prétendait du moins et un peu de cet émoi devait être sin-

– 403 –

cère pour qu’elle désirât d’en feindre davantage). Swann lui

plaisait alors. On ne tremble jamais que pour soi, que pour

ceux qu’on aime. Quand notre bonheur n’est plus dans leurs

mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle hardiesse

on jouit auprès d’eux ! En lui parlant, en lui écrivant, elle

n’avait plus de ces mots par lesquels elle cherchait à se don-

ner l’illusion qu’il lui appartenait, faisant naître les occasions

de dire « mon », « mien », quand il s’agissait de lui : « Vous

êtes mon bien, c’est le parfum de notre amitié, je le garde »,

de lui parler de l’avenir, de la mort même, comme d’une

seule chose pour eux deux. Dans ce temps-là, à tout ce qu’il

disait, elle répondait avec admiration : « Vous, vous ne serez

jamais comme tout le monde » ; elle regardait sa longue tête

un peu chauve, dont les gens qui connaissaient les succès de

Swann pensaient : « Il n’est pas régulièrement beau, si vous

voulez, mais il est chic : ce toupet, ce monocle, ce sourire ! »,

et, plus curieuse peut-être de connaître ce qu’il était que dé-

sireuse d’être sa maîtresse, elle disait : « Si je pouvais savoir

ce qu’il y a dans cette tête-là ! »

Maintenant, à toutes les paroles de Swann elle répondait

d’un ton parfois irrité, parfois indulgent : « Ah ! tu ne seras

donc jamais comme tout le monde ! » Elle regardait cette

tête qui n’était qu’un peu plus vieillie par le souci (mais dont

maintenant tous pensaient, en vertu de cette même aptitude

qui permet de découvrir les intentions d’un morceau sym-

phonique dont on a lu le programme, et les ressemblances

d’un enfant quand on connaît sa parenté : « Il n’est pas posi-

tivement laid si vous voulez, mais il est ridicule ; ce monocle,

ce toupet, ce sourire ! », réalisant dans leur imagination sug-

gestionnée la démarcation immatérielle qui sépare à

quelques mois de distance une tête d’amant de cœur et une

tête de cocu), elle disait : « Ah ! si je pouvais changer, rendre

raisonnable ce qu’il y a dans cette tête-là. » Toujours prêt à

– 404 –

croire ce qu’il souhaitait, si seulement les manières d’être

d’Odette avec lui laissaient place au doute, il se jetait avide-

ment sur cette parole : « Tu le peux si tu le veux », lui disait-

il.

Et il tâchait de lui montrer que l’apaiser, le diriger, le

faire travailler, serait une noble tâche à laquelle ne deman-

daient qu’à se vouer d’autres femmes qu’elle, entre les mains

desquelles il est vrai d’ajouter que la noble tâche ne lui eût

paru plus qu’une indiscrète et insupportable usurpation de sa

liberté. « Si elle ne m’aimait pas un peu, se disait-il, elle ne

souhaiterait pas de me transformer. Pour me transformer, il

faudra qu’elle me voie davantage. » Ainsi trouvait-il dans ce

reproche qu’elle lui faisait, comme une preuve d’intérêt,

d’amour peut-être ; et en effet, elle lui en donnait maintenant

si peu qu’il était obligé de considérer comme telles les dé-

fenses qu’elle lui faisait d’une chose ou d’une autre. Un jour,

elle lui déclara qu’elle n’aimait pas son cocher, qu’il lui mon-

tait peut-être la tête contre elle, qu’en tous cas il n’était pas

avec lui de l’exactitude et de la déférence qu’elle voulait. Elle

sentait qu’il désirait lui entendre dire : « Ne le prends plus

pour venir chez moi », comme il aurait désiré un baiser.

Comme elle était de bonne humeur, elle le lui dit ; il fut at-

tendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait

la douceur de pouvoir parler d’elle ouvertement (car les

moindres propos qu’il tenait, même aux personnes qui ne la

connaissaient pas, se rapportaient en quelque manière à

elle), il lui dit : « Je crois pourtant qu’elle m’aime ; elle est si

gentille pour moi, ce que je fais ne lui est certainement pas

indifférent. » Et si, au moment d’aller chez elle, montant

dans sa voiture avec un ami qu’il devait laisser en route,

l’autre lui disait : « Tiens, ce n’est pas Lorédan qui est sur le

siège ? », avec quelle joie mélancolique Swann lui répondait :

« Oh ! sapristi non ! je te dirai, je ne peux pas prendre Loré-

– 405 –

dan quand je vais rue La Pérouse. Odette n’aime pas que je

prenne Lorédan, elle ne le trouve pas bien pour moi ; enfin

que veux-tu, les femmes, tu sais ! je sais que ça lui déplairait

beaucoup. Ah bien oui ! je n’aurais eu qu’à prendre Rémi !

j’en aurais eu une histoire ! »

Ces nouvelles façons indifférentes, distraites, irritables,

qui étaient maintenant celles d’Odette avec lui, certes Swann

en souffrait ; mais il ne connaissait pas sa souffrance ;

comme c’était progressivement, jour par jour, qu’Odette

s’était refroidie à son égard, ce n’est qu’en mettant en regard

de ce qu’elle était aujourd’hui ce qu’elle avait été au début,

qu’il aurait pu sonder la profondeur du changement qui

s’était accompli. Or ce changement c’était sa profonde, sa

secrète blessure qui lui faisait mal jour et nuit, et dès qu’il

sentait que ses pensées allaient un peu trop près d’elle, vi-

vement il les dirigeait d’un autre côté de peur de trop souf-

frir. Il se disait bien d’une façon abstraite : « Il fut un temps

où Odette m’aimait davantage », mais jamais il ne revoyait

ce temps. De même qu’il y avait dans son cabinet une com-

mode qu’il s’arrangeait à ne pas regarder, qu’il faisait un cro-

chet pour éviter en entrant et en sortant, parce que dans un

tiroir étaient serrés le chrysanthème qu’elle lui avait donné le

premier soir où il l’avait reconduite, les lettres où elle disait :

« Que n’y avez-vous oublié aussi votre cœur, je ne vous au-

rais pas laissé le reprendre » et « À quelque heure du jour et

de la nuit que vous ayez besoin de moi, faites-moi signe et

disposez de ma vie », de même il y avait en lui une place

dont il ne laissait jamais approcher son esprit, lui faisant

faire s’il le fallait le détour d’un long raisonnement pour qu’il

n’eût pas à passer devant elle : c’était celle où vivait le sou-

venir des jours heureux.

– 406 –

Mais sa si précautionneuse prudence fut déjouée un soir

qu’il était allé dans le monde.

C’était chez la marquise de Saint-Euverte, à la dernière,

pour cette année-là, des soirées où elle faisait entendre des

artistes qui lui servaient ensuite pour ses concerts de charité.

Swann, qui avait voulu successivement aller à toutes les pré-

cédentes et n’avait pu s’y résoudre, avait reçu, tandis qu’il

s’habillait pour se rendre à celle-ci, la visite du baron de

Charlus qui venait lui offrir de retourner avec lui chez la

marquise, si sa compagnie devait l’aider à s’y ennuyer un

peu moins, à s’y trouver moins triste. Mais Swann lui avait

répondu :

« Vous ne doutez pas du plaisir que j’aurais à être avec

vous. Mais le plus grand plaisir que vous puissiez me faire,

c’est d’aller plutôt voir Odette. Vous savez l’excellente in-

fluence que vous avez sur elle. Je crois qu’elle ne sort pas ce

soir avant d’aller chez son ancienne couturière où du reste

elle sera sûrement contente que vous l’accompagniez. En

tous cas vous la trouveriez chez elle avant. Tâchez de la dis-

traire et aussi de lui parler raison. Si vous pouviez arranger

quelque chose pour demain qui lui plaise et que nous pour-

rions faire tous les trois ensemble… Tâchez aussi de poser

des jalons pour cet été, si elle avait envie de quelque chose,

d’une croisière que nous ferions tous les trois, que sais-je ?

Quant à ce soir, je ne compte pas la voir ; maintenant si elle

le désirait ou si vous trouviez un joint, vous n’avez qu’à

m’envoyer un mot chez Mme de Saint-Euverte jusqu’à minuit,

et après chez moi. Merci de tout ce que vous faites pour moi,

vous savez comme je vous aime. »

Le baron lui promit d’aller faire la visite qu’il désirait

après qu’il l’aurait conduit jusqu’à la porte de l’hôtel Saint-

– 407 –

Euverte, où Swann arriva tranquillisé par la pensée que

M. de Charlus passerait la soirée rue La Pérouse, mais dans

un état de mélancolique indifférence à toutes les choses qui

ne touchaient pas Odette, et en particulier aux choses mon-

daines, qui leur donnait le charme de ce qui, n’étant plus un

but pour notre volonté, nous apparaît en soi-même. Dès sa

descente de voiture, au premier plan de ce résumé fictif de

leur vie domestique que les maîtresses de maison prétendent

offrir à leurs invités les jours de cérémonie et où elles cher-

chent à respecter la vérité du costume et celle du décor,

Swann prit plaisir à voir les héritiers des « tigres » de Balzac,

les grooms, suivants ordinaires de la promenade, qui, cha-

peautés et bottés, restaient dehors devant l’hôtel sur le sol de

l’avenue, ou devant les écuries, comme des jardiniers au-

raient été rangés à l’entrée de leurs parterres. La disposition

particulière qu’il avait toujours eue à chercher des analogies

entre les êtres vivants et les portraits des musées s’exerçait

encore mais d’une façon plus constante et plus générale ;

c’est la vie mondaine tout entière, maintenant qu’il en était

détaché, qui se présentait à lui comme une suite de tableaux.

Dans le vestibule où autrefois, quand il était un mondain, il

entrait enveloppé dans son pardessus pour en sortir en frac,

mais sans savoir ce qui s’y était passé, étant par la pensée,

pendant les quelques instants qu’il y séjournait, ou bien en-

core dans la fête qu’il venait de quitter, ou bien déjà dans la

fête où on allait l’introduire, pour la première fois il remar-

qua, réveillée par l’arrivée inopinée d’un invité aussi tardif, la

meute éparse, magnifique et désœuvrée des grands valets de

pied qui dormaient çà et là sur des banquettes et des coffres

et qui, soulevant leurs nobles profils aigus de lévriers, se

dressèrent et, rassemblés, formèrent le cercle autour de lui.

L’un d’eux, d’aspect particulièrement féroce et assez

semblable à l’exécuteur dans certains tableaux de la Renais-

– 408 –

sance qui figurent des supplices, s’avança vers lui d’un air

implacable pour lui prendre ses affaires. Mais la dureté de

son regard d’acier était compensée par la douceur de ses

gants de fil, si bien qu’en approchant de Swann il semblait

témoigner du mépris pour sa personne et des égards pour

son chapeau. Il le prit avec un soin auquel l’exactitude de sa

pointure donnait quelque chose de méticuleux et une délica-

tesse que rendait presque touchante l’appareil de sa force.

Puis il le passa à un de ses aides, nouveau et timide, qui ex-

primait l’effroi qu’il ressentait en roulant en tous sens des re-

gards furieux et montrait l’agitation d’une bête captive dans

les premières heures de sa domesticité.

À quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, im-

mobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement dé-

coratif qu’on voit dans les tableaux les plus tumultueux de

Mantegna, songer, appuyé sur son bouclier, tandis qu’on se

précipite et qu’on s’égorge à côté de lui ; détaché du groupe

de ses camarades qui s’empressaient autour de Swann, il

semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène, qu’il

suivait vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si

c’eût été le massacre des Innocents ou le martyre de saint

Jacques. Il semblait précisément appartenir à cette race dis-

parue – ou qui peut-être n’exista jamais que dans le retable

de San Zeno et les fresques des Eremitani où Swann l’avait

approchée et où elle rêve encore – issue de la fécondation

d’une statue antique par quelque modèle padouan du Maître

ou quelque Saxon d’Albert Dürer. Et les mèches de ses che-

veux roux crespelés par la nature, mais collés par la brillan-

tine, étaient largement traitées comme elles sont dans la

sculpture grecque qu’étudiait sans cesse le peintre de Man-

toue, et qui, si dans la création elle ne figure que l’homme,

sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si va-

riées et comme empruntées à toute la nature vivante, qu’une

– 409 –

chevelure, par l’enroulement lisse et les becs aigus de ses

boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant dia-

dème de ses tresses, a l’air à la fois d’un paquet d’algues,

d’une nichée de colombes, d’un bandeau de jacinthes et

d’une torsade de serpents.

D’autres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les de-

grés d’un escalier monumental que leur présence décorative

et leur immobilité marmoréenne auraient pu faire nommer

comme celui du Palais ducal : « l’Escalier des Géants » et

dans lequel Swann s’engagea avec la tristesse de penser

qu’Odette ne l’avait jamais gravi. Ah ! avec quelle joie au

contraire il eût grimpé les étages noirs, malodorants et

casse-cou de la petite couturière retirée, dans le « cin-

quième » de laquelle il aurait été si heureux de payer plus

cher qu’une avant-scène hebdomadaire à l’Opéra le droit de

passer la soirée quand Odette y venait, et même les autres

jours, pour pouvoir parler d’elle, vivre avec les gens qu’elle

avait l’habitude de voir quand il n’était pas là et qui à cause

de cela lui paraissaient recéler, de la vie de sa maîtresse,

quelque chose de plus réel, de plus inaccessible et de plus

mystérieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel et dési-

ré de l’ancienne couturière, comme il n’y en avait pas un se-

cond pour le service, on voyait le soir devant chaque porte

une boîte au lait vide et sale préparée sur le paillasson, dans

l’escalier magnifique et dédaigné que Swann montait à ce

moment, d’un côté et de l’autre, à des hauteurs différentes,

devant chaque anfractuosité que faisait dans le mur la fe-

nêtre de la loge ou la porte d’un appartement, représentant

le service intérieur qu’ils dirigeaient et en faisant hommage

aux invités, un concierge, un majordome, un argentier

(braves gens qui vivaient le reste de la semaine un peu indé-

pendants dans leur domaine, y dînaient chez eux comme de

petits boutiquiers et seraient peut-être demain au service

– 410 –

bourgeois d’un médecin ou d’un industriel), attentifs à ne pas

manquer aux recommandations qu’on leur avait faites avant

de leur laisser endosser la livrée éclatante qu’ils ne revê-

taient qu’à de rares intervalles et dans laquelle ils ne se sen-

taient pas très à leur aise, se tenaient sous l’arcature de leur

portail avec un éclat pompeux tempéré de bonhomie popu-

laire, comme des saints dans leur niche ; et un énorme

suisse, habillé comme à l’église, frappait les dalles de sa

canne au passage de chaque arrivant. Parvenu en haut de

l’escalier le long duquel l’avait suivi un domestique à face

blême, avec une petite queue de cheveux, noués d’un cato-

gan, derrière la tête, comme un sacristain de Goya ou un ta-

bellion du répertoire, Swann passa devant un bureau où des

valets, assis comme des notaires devant de grands registres,

se levèrent et inscrivirent son nom. Il traversa alors un petit

vestibule qui – tel que certaines pièces aménagées par leur

propriétaire pour servir de cadre à une seule œuvre d’art,

dont elles tirent leur nom, et d’une nudité voulue, ne con-

tiennent rien d’autre – exhibait à son entrée, comme quelque

précieuse effigie de Benvenuto Cellini représentant un

homme de guet, un jeune valet de pied, le corps légèrement

fléchi en avant, dressant sur son hausse-col rouge une figure

plus rouge encore d’où s’échappaient des torrents de feu, de

timidité et de zèle, et qui, perçant les tapisseries d’Aubusson

tendues devant le salon où on écoutait la musique, de son

regard impétueux, vigilant, éperdu, avait l’air, avec une im-

passibilité militaire ou une foi surnaturelle – allégorie de

l’alarme, incarnation de l’attente, commémoration du branle-

bas – d’épier, ange ou vigie, d’une tour de donjon ou de ca-

thédrale, l’apparition de l’ennemi ou l’heure du Jugement. Il

ne restait plus à Swann qu’à pénétrer dans la salle du concert

dont un huissier chargé de chaînes lui ouvrit les portes en

s’inclinant, comme il lui aurait remis les clefs d’une ville.

– 411 –

Mais il pensait à la maison où il aurait pu se trouver en ce

moment même, si Odette l’avait permis, et le souvenir entre-

vu d’une boîte au lait vide sur un paillasson lui serra le cœur.

Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur

masculine, quand, au-delà de la tenture de tapisserie, au

spectacle des domestiques succéda celui des invités. Mais

cette laideur même de visages, qu’il connaissait pourtant si

bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits – au lieu

d’être pour lui des signes pratiquement utilisables à l’identifi-

cation de telle personne qui lui avait représenté jusque-là un

faisceau de plaisirs à poursuivre, d’ennuis à éviter ou de poli-

tesses à rendre – reposaient, coordonnés seulement par des

rapports esthétiques, dans l’autonomie de leurs lignes. Et en

ces hommes, au milieu desquels Swann se trouva enserré, il

n’était pas jusqu’aux monocles que beaucoup portaient (et

qui, autrefois, auraient tout au plus permis à Swann de dire

qu’ils portaient un monocle), qui, déliés maintenant de signi-

fier une habitude, la même pour tous, ne lui apparussent

chacun avec une sorte d’individualité. Peut-être parce qu’il

ne regarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté

qui causaient dans l’entrée que comme deux personnages

dans un tableau, alors qu’ils avaient été longtemps pour lui

les amis utiles qui l’avaient présenté au Jockey et assisté

dans des duels, le monocle du général, resté entre ses pau-

pières comme un éclat d’obus dans sa figure vulgaire, bala-

frée et triomphale, au milieu du front qu’il éborgnait comme

l’œil unique du cyclope, apparut à Swann comme une bles-

sure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoir reçue,

mais qu’il était indécent d’exhiber ; tandis que celui que

M. de Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris

perle, au « gibus », à la cravate blanche et substituait au bi-

nocle familier (comme faisait Swann lui-même) pour aller

dans le monde, portait, collé à son revers, comme une prépa-

– 412 –

ration d’histoire naturelle sous un microscope, un regard in-

finitésimal et grouillant d’amabilité, qui ne cessait de sourire

à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes, à l’intérêt des

programmes et à la qualité des rafraîchissements.

« Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu’on ne

vous a vu », dit à Swann le général qui, remarquant ses traits

tirés et en concluant que c’était peut-être une maladie grave

qui l’éloignait du monde, ajouta : « Vous avez bonne mine,

vous savez ! » pendant que M. de Bréauté demandait :

« Comment, vous, mon cher, qu’est-ce que vous pouvez bien

faire ici ? » à un romancier mondain qui venait d’installer au

coin de son œil un monocle, son seul organe d’investigation

psychologique et d’impitoyable analyse, et répondit d’un air

important et mystérieux, en roulant l’r :

« J’observe. »

Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule,

n’avait aucune bordure et obligeant à une crispation inces-

sante et douloureuse l’œil où il s’incrustait comme un carti-

lage superflu dont la présence est inexplicable et la matière

recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatesse

mélancolique, et le faisait juger par les femmes comme ca-

pable de grands chagrins d’amour. Mais celui de M. de Saint-

Candé, entouré d’un gigantesque anneau, comme Saturne,

était le centre de gravité d’une figure qui s’ordonnait à tout

moment par rapport à lui, dont le nez frémissant et rouge et

la bouche lippue et sarcastique tâchaient par leurs grimaces

d’être à la hauteur des feux roulants d’esprit dont étincelait

le disque de verre, et se voyait préférer aux plus beaux re-

gards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées

qu’il faisait rêver de charmes artificiels et d’un raffinement

de volupté ; et cependant, derrière le sien, M. de Palancy qui,

– 413 –

avec sa grosse tête de carpe aux yeux ronds, se déplaçait

lentement au milieu des fêtes, en desserrant d’instant en ins-

tant ses mandibules comme pour chercher son orientation,

avait l’air de transporter seulement avec lui un fragment ac-

cidentel, et peut-être purement symbolique, du vitrage de

son aquarium, partie destinée à figurer le tout, qui rappela à

Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à

Padoue, cet Injuste à côté duquel un rameau feuillu évoque

les forêts où se cache son repaire.

Swann s’était avancé, sur l’insistance de Mme de Saint-

Euverte, et pour entendre un air d’Orphée qu’exécutait un flû-

tiste, s’était mis dans un coin où il avait malheureusement

comme seule perspective deux dames déjà mûres assises

l’une à côté de l’autre, la marquise de Cambremer et la vi-

comtesse de Franquetot, lesquelles, parce qu’elles étaient

cousines, passaient leur temps dans les soirées, portant leurs

sacs et suivies de leurs filles, à se chercher comme dans une

gare et n’étaient tranquilles que quand elles avaient marqué,

par leur éventail ou leur mouchoir, deux places voisines :

Mme de Cambremer, comme elle avait très peu de relations,

étant d’autant plus heureuse d’avoir une compagne,

Mme de Franquetot, qui était au contraire très lancée, trou-

vant quelque chose d’élégant, d’original, à montrer à toutes

ses belles connaissances qu’elle leur préférait une dame obs-

cure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeu-

nesse. Plein d’une mélancolique ironie, Swann les regardait

écouter l’intermède de piano (Saint François parlant au oi-

seaux de Liszt) qui avait succédé à l’air de flûte, et suivre le

jeu vertigineux du virtuose, Mme de Franquetot anxieuse-

ment, les yeux éperdus comme si les touches sur lesquelles il

courait avec agilité avaient été une suite de trapèzes d’où il

pouvait tomber d’une hauteur de quatre-vingts mètres, et

non sans lancer à sa voisine des regards d’étonnement, de

– 414 –

dénégation qui signifiaient : « Ce n’est pas croyable, je

n’aurais jamais pensé qu’un homme pût faire cela »,

Mme de Cambremer, en femme qui a reçu une forte éducation

musicale, battant la mesure avec sa tête transformée en ba-

lancier de métronome dont l’amplitude et la rapidité d’oscil-

lations d’une épaule à l’autre étaient devenues telles (avec

cette espèce d’égarement et d’abandon du regard qu’ont les

douleurs qui ne se connaissent plus ni ne cherchent à se maî-

triser et disent « Que voulez-vous ! ») qu’à tout moment elle

accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage et

était obligée de redresser les raisins noirs qu’elle avait dans

les cheveux, sans cesser pour cela d’accélérer le mouvement.

De l’autre côté de Mme de Franquetot, mais un peu en avant,

était la marquise de Gallardon, occupée à sa pensée favorite,

l’alliance qu’elle avait avec les Guermantes et d’où elle tirait

pour le monde et pour elle-même beaucoup de gloire avec

quelque honte, les plus brillants d’entre eux la tenant un peu

à l’écart, peut-être parce qu’elle était ennuyeuse, ou parce

qu’elle était méchante, ou parce qu’elle était d’une branche

inférieure, ou peut-être sans aucune raison. Quand elle se

trouvait auprès de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas,

comme en ce moment auprès de Mme de Franquetot, elle

souffrait que la conscience qu’elle avait de sa parenté avec

les Guermantes ne pût se manifester extérieurement en ca-

ractères visibles comme ceux qui, dans les mosaïques des

églises byzantines, placés les uns au-dessous des autres, ins-

crivent en une colonne verticale, à côté d’un saint person-

nage, les mots qu’il est censé prononcer. Elle songeait en ce

moment qu’elle n’avait jamais reçu une invitation ni une vi-

site de sa jeune cousine la princesse des Laumes, depuis six

ans que celle-ci était mariée. Cette pensée la remplissait de

colère, mais aussi de fierté ; car, à force de dire aux per-

sonnes qui s’étonnaient de ne pas la voir chez Mme des

– 415 –

Laumes, que c’est parce qu’elle aurait été exposée à y ren-

contrer la princesse Mathilde – ce que sa famille ultralégiti-

miste ne lui aurait jamais pardonné –, elle avait fini par

croire que c’était en effet la raison pour laquelle elle n’allait

pas chez sa jeune cousine. Elle se rappelait pourtant qu’elle

avait demandé plusieurs fois à Mme des Laumes comment

elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le rappelait

que confusément et d’ailleurs neutralisait et au-delà ce sou-

venir un peu humiliant en murmurant : « Ce n’est tout de

même pas à moi à faire les premiers pas, j’ai vingt ans de

plus qu’elle. » Grâce à la vertu de ces paroles intérieures, elle

rejetait fièrement en arrière ses épaules détachées de son

buste et sur lesquelles sa tête posée presque horizontalement

faisait penser à la tête « rapportée » d’un orgueilleux faisan

qu’on sert sur une table avec toutes ses plumes. Ce n’est pas

qu’elle ne fût par nature courtaude, hommasse et boulotte ;

mais les camouflets l’avaient redressée comme ces arbres

qui, nés dans une mauvaise position au bord d’un précipice,

sont forcés de croître en arrière pour garder leur équilibre.

Obligée, pour se consoler de ne pas être tout à fait l’égale

des autres Guermantes, de se dire sans cesse que c’était par

intransigeance de principes et fierté qu’elle les voyait peu,

cette pensée avait fini par modeler son corps et par lui enfan-

ter une sorte de prestance qui passait aux yeux des bour-

geoises pour un signe de race et troublait quelquefois d’un

désir fugitif le regard fatigué des hommes de cercle. Si on

avait fait subir à la conversation de Mme de Gallardon ces

analyses qui en relevant la fréquence plus ou moins grande

de chaque terme permettent de découvrir la clef d’un lan-

gage chiffré, on se fût rendu compte qu’aucune expression,

même la plus usuelle, n’y revenait aussi souvent que « chez

mes cousins de Guermantes », « chez ma tante de Guer-

mantes », « la santé d’Elzéar de Guermantes », « la baignoire

– 416 –

de ma cousine de Guermantes ». Quand on lui parlait d’un

personnage illustre, elle répondait que sans le connaître per-

sonnellement elle l’avait rencontré mille fois chez sa tante de

Guermantes, mais elle répondait cela d’un ton si glacial et

d’une voix si sourde qu’il était clair que si elle ne le connais-

sait pas personnellement c’était en vertu de tous les prin-

cipes indéracinables et entêtés auxquels ses épaules tou-

chaient en arrière, comme à ces échelles sur lesquelles les

professeurs de gymnastique vous font étendre pour vous dé-

velopper le thorax.

Or, la princesse des Laumes, qu’on ne se serait pas at-

tendu à voir chez Mme de Saint-Euverte, venait précisément

d’arriver. Pour montrer qu’elle ne cherchait pas à faire sentir

dans un salon, où elle ne venait que par condescendance, la

supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant les

épaules là même où il n’y avait aucune foule à fendre et per-

sonne à laisser passer, restant exprès dans le fond, de l’air

d’y être à sa place, comme un roi qui fait la queue à la porte

d’un théâtre tant que les autorités n’ont pas été prévenues

qu’il est là ; et, bornant simplement son regard – pour ne pas

avoir l’air de signaler sa présence et de réclamer des égards

– à la considération d’un dessin du tapis ou de sa propre

jupe, elle se tenait debout à l’endroit qui lui avait paru le plus

modeste (et d’où elle savait bien qu’une exclamation ravie de

Mme de Saint-Euverte allait la tirer dès que celle-ci l’aurait

aperçue), à côté de Mme de Cambremer qui lui était incon-

nue. Elle observait la mimique de sa voisine mélomane, mais

ne l’imitait pas. Ce n’est pas que, pour une fois qu’elle venait

passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte, la princesse

des Laumes n’eût souhaité, pour que la politesse qu’elle lui

faisait comptât double, se montrer le plus aimable possible.

Mais par nature, elle avait horreur de ce qu’elle appelait « les

– 417 –

exagérations » et tenait à montrer qu’elle « n’avait pas à » se

livrer à des manifestations qui n’allaient pas avec le

« genre » de la coterie où elle vivait, mais qui pourtant

d’autre part ne laissaient pas de l’impressionner, à la faveur

de cet esprit d’imitation voisin de la timidité que développe

chez les gens les plus sûrs d’eux-mêmes l’ambiance d’un mi-

lieu nouveau, fût-il inférieur. Elle commençait à se demander

si cette gesticulation n’était pas rendue nécessaire par le

morceau qu’on jouait et qui ne rentrait peut-être pas dans le

cadre de la musique qu’elle avait entendue jusqu’à ce jour, si

s’abstenir n’était pas faire preuve d’incompréhension à

l’égard de l’œuvre et d’inconvenance vis-à-vis de la maî-

tresse de la maison : de sorte que pour exprimer par une

« cote mal taillée » ses sentiments contradictoires, tantôt elle

se contentait de remonter la bride de ses épaulettes ou d’as-

surer dans ses cheveux blonds les petites boules de corail ou

d’émail rose, givrées de diamant, qui lui faisaient une coif-

fure simple et charmante, en examinant avec une froide cu-

riosité sa fougueuse voisine, tantôt de son éventail elle bat-

tait pendant un instant la mesure, mais, pour ne pas abdiquer

son indépendance, à contretemps. Le pianiste ayant terminé

le morceau de Liszt et ayant commencé un prélude de Cho-

pin, Mme de Cambremer lança à Mme de Franquetot un sou-

rire attendri de satisfaction compétente et d’allusion au pas-

sé. Elle avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases,

au long col sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si

flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer

leur place en dehors et bien loin de la direction de leur dé-

part, bien loin du point où on avait pu espérer qu’atteindrait

leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet écart de fan-

taisie que pour revenir plus délibérément – d’un retour plus

prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui

résonnerait jusqu’à faire crier – vous frapper au cœur.

– 418 –

Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de re-

lations, n’allant guère au bal, elle s’était grisée dans la soli-

tude de son manoir, à ralentir, à précipiter la danse de tous

ces couples imaginaires, à les égrener comme des fleurs, à

quitter un moment le bal pour entendre le vent souffler dans

les sapins, au bord du lac, et à y voir tout d’un coup s’avan-

cer, plus différent de tout ce qu’on a jamais rêvé que ne sont

les amants de la terre, un mince jeune homme à la voix un

peu chantante, étrangère et fausse, en gants blancs. Mais au-

jourd’hui la beauté démodée de cette musique semblait dé-

fraîchie. Privée depuis quelques années de l’estime des con-

naisseurs, elle avait perdu son honneur et son charme, et

ceux mêmes dont le goût est mauvais n’y trouvaient plus

qu’un plaisir inavoué et médiocre. Mme de Cambremer jeta

un regard furtif derrière elle. Elle savait que sa jeune bru

(pleine de respect pour sa nouvelle famille, sauf en ce qui

touchait les choses de l’esprit sur lesquelles, sachant jusqu’à

l’harmonie et jusqu’au grec, elle avait des lumières spéciales)

méprisait Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer.

Mais loin de la surveillance de cette wagnérienne qui était

plus loin avec un groupe de personnes de son âge,

Mme de Cambremer se laissait aller à des impressions déli-

cieuses. La princesse des Laumes les éprouvait aussi. Sans

être par nature douée pour la musique, elle avait reçu il y a

quinze ans les leçons qu’un professeur de piano du faubourg

Saint-Germain, femme de génie qui avait été à la fin de sa vie

réduite à la misère, avait recommencé, à l’âge de soixante-

dix ans, à donner aux filles et aux petites-filles de ses an-

ciennes élèves. Elle était morte aujourd’hui. Mais sa mé-

thode, son beau son, renaissaient parfois sous les doigts de

ses élèves, même de celles qui étaient devenues pour le reste

des personnes médiocres, avaient abandonné la musique et

n’ouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme des

– 419 –

Laumes put-elle secouer la tête, en pleine connaissance de

cause, avec une appréciation juste de la façon dont le pia-

niste jouait ce prélude qu’elle savait par cœur. La fin de la

phrase commencée chanta d’elle-même sur ses lèvres. Et elle

murmura « C’est toujours charmant », avec un double ch au

commencement du mot qui était une marque de délicatesse

et dont elle sentait ses lèvres si romanesquement froissées

comme une belle fleur, qu’elle harmonisa instinctivement

son regard avec elles en lui donnant à ce moment-là une

sorte de sentimentalité et de vague . Cependant

Mme de Gallardon était en train de se dire qu’il était fâcheux

qu’elle n’eût que bien rarement l’occasion de rencontrer la

princesse des Laumes, car elle souhaitait lui donner une le-

çon en ne répondant pas à son salut. Elle ne savait pas que

sa cousine fût là . Un mouvement de tête de

Mme de Franquetot la lui découvrit. Aussitôt elle se précipita

vers elle en dérangeant tout le monde ; mais désireuse de

garder un air hautain et glacial qui rappelât à tous qu’elle ne

désirait pas avoir de relations avec une personne chez qui on

pouvait se trouver nez à nez avec la princesse Mathilde, et

au-devant de qui elle n’avait pas à aller car elle n’était pas

« sa contemporaine », elle voulut pourtant compenser cet air

de hauteur et de réserve par quelque propos qui justifiât sa

démarche et forçât la princesse à engager la conversation ;

aussi une fois arrivée près de sa cousine, Mme de Gallardon,

avec un visage dur, une main tendue comme une carte for-

cée, lui dit : « Comment va ton mari ? » de la même voix

soucieuse que si le prince avait été gravement malade. La

princesse, éclatant d’un rire qui lui était particulier et qui

était destiné à la fois à montrer aux autres qu’elle se moquait

de quelqu’un et aussi à se faire paraître plus jolie en concen-

trant les traits de son visage autour de sa bouche animée et

de son regard brillant, lui répondit :

– 420 –

« Mais le mieux du monde ! »

Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille

et refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de l’état du

prince, Mme de Gallardon dit à sa cousine :

« Oriane (ici Mme des Laumes regarda d’un air étonné et

rieur un tiers invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à

attester qu’elle n’avait jamais autorisé Mme de Gallardon à

l’appeler par son prénom), je tiendrais beaucoup à ce que tu

viennes un moment demain soir chez moi entendre un quin-

tette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir ton appré-

ciation. »

Elle semblait non pas adresser une invitation, mais de-

mander un service, et avoir besoin de l’avis de la princesse

sur le quintette de Mozart, comme si ç’avait été un plat de la

composition d’une nouvelle cuisinière sur les talents de la-

quelle il lui eût été précieux de recueillir l’opinion d’un

gourmet.

« Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de

suite… que je l’aime !

— Tu sais, mon mari n’est pas bien, son foie…, cela lui

ferait grand plaisir de te voir », reprit Mme de Gallardon, fai-

sant maintenant à la princesse une obligation de charité de

paraître à sa soirée.

La princesse n’aimait pas à dire aux gens qu’elle ne vou-

lait pas aller chez eux. Tous les jours elle écrivait son regret

d’avoir été privée – par une visite inopinée de sa belle-mère,

par une invitation de son beau-frère, par l’Opéra, par une

partie de campagne – d’une soirée à laquelle elle n’aurait ja-

mais songé à se rendre. Elle donnait ainsi à beaucoup de

gens la joie de croire qu’elle était de leurs relations, qu’elle

– 421 –

eût été volontiers chez eux, qu’elle n’avait été empêchée de

le faire que par les contretemps princiers qu’ils étaient flattés

de voir entrer en concurrence avec leur soirée. Puis, faisant

partie de cette spirituelle coterie des Guermantes où survi-

vait quelque chose de l’esprit alerte, dépouillé de lieux com-

muns et de sentiments convenus, qui descend de Mérimée et

a trouvé sa dernière expression dans le théâtre de Meilhac et

Halévy, elle l’adaptait même aux rapports sociaux, le trans-

posait jusque dans sa politesse qui s’efforçait d’être positive,

précise, de se rapprocher de l’humble vérité. Elle ne déve-

loppait pas longuement à une maîtresse de maison l’expres-

sion du désir qu’elle avait d’aller à sa soirée ; elle trouvait

plus aimable de lui exposer quelques petits faits d’où dépen-

drait qu’il lui fût ou non possible de s’y rendre.

« Écoute, je vais te dire, dit-elle à Mme de Gallardon, il

faut demain soir que j’aille chez une amie qui m’a demandé

mon jour depuis longtemps. Si elle nous emmène au théâtre,

il n’y aura pas, avec la meilleure volonté, possibilité que

j’aille chez toi ; mais si nous restons chez elle, comme je sais

que nous serons seuls, je pourrai la quitter.

— Tiens, tu as vu ton ami M. Swann ?

— Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu’il

fût là, je vais tâcher qu’il me voie.

— C’est drôle qu’il aille même chez la mère Saint-

Euverte, dit Mme de Gallardon. Oh ! je sais qu’il est intelli-

gent, ajouta-t-elle en voulant dire par là intrigant, mais cela

ne fait rien, un Juif chez la sœur et la belle-sœur de deux ar-

chevêques !

— J’avoue à ma honte que je n’en suis pas choquée, dit

la princesse des Laumes.

– 422 –

— Je sais qu’il est converti, et même déjà ses parents et

ses grands-parents. Mais on dit que les convertis restent plus

attachés à leur religion que les autres, que c’est une frime,

est-ce vrai ?

— Je suis sans lumières à ce sujet. »

Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin,

après avoir terminé le prélude avait attaqué aussitôt une po-

lonaise. Mais depuis que Mme de Gallardon avait signalé à sa

cousine la présence de Swann, Chopin ressuscité aurait pu

venir jouer lui-même toutes ses œuvres sans que Mme des

Laumes pût y faire attention. Elle faisait partie d’une de ces

deux moitiés de l’humanité chez qui la curiosité qu’a l’autre

moitié pour les êtres qu’elle ne connaît pas est remplacée par

l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît. Comme beaucoup de

femmes du faubourg Saint-Germain, la présence dans un en-

droit où elle se trouvait de quelqu’un de sa coterie, et auquel

d’ailleurs elle n’avait rien de particulier à dire, accaparait ex-

clusivement son attention aux dépens de tout le reste. À par-

tir de ce moment, dans l’espoir que Swann la remarquerait,

la princesse ne fit plus, comme une souris blanche apprivoi-

sée à qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que

tourner sa figure, remplie de mille signes de connivence dé-

nués de rapports avec le sentiment de la polonaise de Cho-

pin, dans la direction où était Swann et si celui-ci changeait

de place, elle déplaçait parallèlement son sourire aimanté.

« Oriane, ne te fâche pas », reprit Mme de Gallardon qui

ne pouvait jamais s’empêcher de sacrifier ses plus grandes

espérances sociales et d’éblouir un jour le monde, au plaisir

obscur, immédiat et privé de dire quelque chose de désa-

gréable, « il y a des gens qui prétendent que ce M. Swann,

– 423 –

c’est quelqu’un qu’on ne peut pas recevoir chez soi, est-ce

vrai ?

— Mais… tu dois bien savoir que c’est vrai, répondit la

princesse des Laumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et

qu’il n’est jamais venu. »

Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau

d’un rire qui scandalisa les personnes qui écoutaient la mu-

sique, mais attira l’attention de Mme de Saint-Euverte, restée

par politesse près du piano et qui aperçut seulement alors la

princesse. Mme de Saint-Euverte était d’autant plus ravie de

voir Mme des Laumes qu’elle la croyait encore à Guermantes

en train de soigner son beau-père malade.

« Mais comment, princesse, vous étiez là ?

— Oui, je m’étais mise dans un petit coin, j’ai entendu

de belles choses.

— Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment !

— Mais oui, un très long moment qui m’a semblé très

court, long seulement parce que je ne vous voyais pas. »

Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la

princesse qui répondit :

« Mais pas du tout ! Pourquoi ? Je suis bien n’importe

où ! »

Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa

simplicité de grande dame, un petit siège sans dossier :

« Tenez, ce pouf, c’est tout ce qu’il me faut. Cela me fera

tenir droite. Oh ! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me

faire conspuer. »

– 424 –

Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l’émotion

musicale était à son comble, un domestique passait des ra-

fraîchissements sur un plateau et faisait tinter des cuillers et,

comme chaque semaine, Mme de Saint-Euverte lui faisait,

sans qu’il la vît, des signes de s’en aller. Une nouvelle ma-

riée, à qui on avait appris qu’une jeune femme ne doit pas

avoir l’air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des yeux la

maîtresse de maison pour lui témoigner par son regard sa re-

connaissance d’avoir « pensé à elle » pour un pareil régal.

Pourtant, quoique avec plus de calme que

Mme de Franquetot, ce n’est pas sans inquiétude qu’elle sui-

vait le morceau ; mais la sienne avait pour objet, au lieu du

pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant à chaque

fortissimo risquait, sinon de mettre le feu à l’abat-jour, du

moins de faire des taches sur le palissandre. À la fin elle n’y

tint plus et escaladant les deux marches de l’estrade, sur la-

quelle était placé le piano, se précipita pour enlever la bo-

bèche. Mais à peine ses mains allaient-elles la toucher que,

sur un dernier accord, le morceau finit et le pianiste se leva.

Néanmoins l’initiative hardie de cette jeune femme, la courte

promiscuité qui en résulta entre elle et l’instrumentiste, pro-

duisirent une impression généralement favorable.

« Vous avez remarqué ce qu’a fait cette personne, prin-

cesse », dit le général de Froberville à la princesse des

Laumes qu’il était venu saluer et que Mme de Saint-Euverte

quitta un instant. « C’est curieux. Est-ce donc une artiste ?

— Non, c’est une petite Mme de Cambremer », répondit

étourdiment la princesse et elle ajouta vivement : « Je vous

répète ce que j’ai entendu dire, je n’ai aucune espèce de no-

tion de qui c’est, on a dit derrière moi que c’étaient des voi-

sins de campagne de Mme de Saint-Euverte, mais je ne crois

pas que personne les connaisse. Ça doit être des “gens de la

– 425 –

campagne” ! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très répan-

du dans la brillante société qui se trouve ici, mais je n’ai pas

idée du nom de toutes ces étonnantes personnes. À quoi

pensez-vous qu’ils passent leur vie en dehors des soirées de

Mme de Saint-Euverte ? Elle a dû les faire venir avec les mu-

siciens, les chaises et les rafraîchissements. Avouez que ces

“invités de chez Belloir” sont magnifiques. Est-ce que vrai-

ment elle a le courage de louer ces figurants toutes les se-

maines ? Ce n’est pas possible !

— Ah ! Mais Cambremer, c’est un nom authentique et

ancien, dit le général.

— Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit

sèchement la princesse, mais en tous cas ce n’est pas eupho-

nique », ajouta-t-elle en détachant le mot euphonique comme

s’il était entre guillemets, petite affectation de débit qui était

particulière à la coterie Guermantes.

« Vous trouvez ? Elle est jolie à croquer, dit le général

qui ne perdait pas Mme de Cambremer de vue. Ce n’est pas

votre avis, princesse ?

— Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si

jeune femme, ce n’est pas agréable, car je ne crois pas

qu’elle soit ma contemporaine », répondit Mme des Laumes

(cette expression étant commune aux Gallardon et aux

Guermantes).

Mais la princesse voyant que M. de Froberville conti-

nuait à regarder Mme de Cambremer, ajouta moitié par mé-

chanceté pour celle-ci, moitié par amabilité pour le général :

« Pas agréable… pour son mari ! Je regrette de ne pas la

connaître puisqu’elle vous tient à cœur, je vous aurais pré-

senté », dit la princesse qui probablement n’en aurait rien

– 426 –

fait si elle avait connu la jeune femme. « Je vais être obligée

de vous dire bonsoir, parce que c’est la fête d’une amie à qui

je dois aller la souhaiter », dit-elle d’un ton modeste et vrai,

réduisant la réunion mondaine à laquelle elle se rendait à la

simplicité d’une cérémonie ennuyeuse mais où il était obliga-

toire et touchant d’aller. « D’ailleurs je dois y retrouver Basin

qui, pendant que j’étais ici, est allé voir ses amis que vous

connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les Iéna.

— Ç’a été d’abord un nom de victoire, princesse, dit le

général. Qu’est-ce que vous voulez, pour un vieux briscard

comme moi », ajouta-t-il en ôtant son monocle pour

l’essuyer, comme il aurait changé un pansement, tandis que

la princesse détournait instinctivement les yeux, « cette no-

blesse d’Empire, c’est autre chose bien entendu, mais enfin,

pour ce que c’est, c’est très beau dans son genre, ce sont des

gens qui en somme se sont battus en héros.

— Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la

princesse, sur un ton légèrement ironique : si je ne vais pas

avec Basin chez cette princesse d’Iéna, ce n’est pas du tout

pour ça, c’est tout simplement parce que je ne les connais

pas. Basin les connaît, les chérit. Oh ! non, ce n’est pas ce

que vous pouvez penser, ce n’est pas un flirt, je n’ai pas à

m’y opposer ! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux

m’y opposer ! » ajouta-t-elle d’une voix mélancolique, car

tout le monde savait que dès le lendemain du jour où le

prince des Laumes avait épousé sa ravissante cousine, il

n’avait pas cessé de la tromper. « Mais enfin ce n’est pas le

cas, ce sont des gens qu’il a connus autrefois, il en fait ses

choux gras, je trouve cela très bien. D’abord je vous dirai que

rien que ce qu’il m’a dit de leur maison… Pensez que tous

leurs meubles sont “Empire” !

– 427 –

— Mais, princesse, naturellement, c’est parce que c’est

le mobilier de leurs grands-parents.

— Mais je ne vous dis pas, mais ça n’est pas moins laid

pour ça. Je comprends très bien qu’on ne puisse pas avoir de

jolies choses, mais au moins qu’on n’ait pas de choses ridi-

cules. Qu’est-ce que vous voulez ? je ne connais rien de plus

pompier, de plus bourgeois que cet horrible style, avec ces

commodes qui ont des têtes de cygnes comme des bai-

gnoires.

— Mais je crois même qu’ils ont de belles choses, ils

doivent avoir la fameuse table de mosaïque sur laquelle a été

signé le traité de…

— Ah ! Mais qu’ils aient des choses intéressantes au

point de vue de l’histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne peut

pas être beau… puisque c’est horrible ! Moi j’ai aussi des

choses comme ça que Basin a héritées des Montesquiou.

Seulement elles sont dans les greniers de Guermantes où

personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n’est pas la question,

je me précipiterais chez eux avec Basin, j’irais les voir même

au milieu de leurs sphinx et de leur cuivre si je les connais-

sais, mais… je ne les connais pas ! Moi, on m’a toujours dit

quand j’étais petite que ce n’était pas poli d’aller chez les

gens qu’on ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton

puéril. Alors, je fais ce qu’on m’a appris. Voyez-vous ces

braves gens s’ils voyaient entrer une personne qu’ils ne con-

naissent pas ? Ils me recevraient peut-être très mal ! » dit la

princesse.

Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette sup-

position lui arrachait, en donnant à son regard bleu fixé sur

le général une expression rêveuse et douce.

– 428 –

« Ah ! princesse, vous savez bien qu’ils ne se tiendraient

pas de joie…

— Mais non, pourquoi ? » lui demanda-t-elle avec une

extrême vivacité, soit pour ne pas avoir l’air de savoir que

c’est parce qu’elle était une des plus grandes dames de

France, soit pour avoir le plaisir de l’entendre dire au géné-

ral. « Pourquoi ? Qu’en savez-vous ? Cela leur serait peut-

être tout ce qu’il y a de plus désagréable. Moi je ne sais pas,

mais si j’en juge par moi, cela m’ennuie déjà tant de voir les

personnes que je connais, je crois que s’il fallait voir des

gens que je ne connais pas, “même héroïques”, je devien-

drais folle. D’ailleurs, voyons, sauf lorsqu’il s’agit de vieux

amis comme vous qu’on connaît sans cela, je ne sais pas si

l’héroïsme serait d’un format très portatif dans le monde. Ça

m’ennuie déjà souvent de donner des dîners, mais s’il fallait

offrir le bras à Spartacus pour aller à table… Non vraiment,

ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe comme

quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes

soirées. Et comme je n’en donne pas…

— Ah ! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des

prunes. Le possédez-vous assez, l’esprit des Guermantes !

— Mais on dit toujours l’esprit des Guermantes, je n’ai

jamais pu comprendre pourquoi. Vous en connaissez donc

d’autres qui en aient », ajouta-t-elle dans un éclat de rire

écumant et joyeux, les traits de son visage concentrés, ac-

couplés dans le réseau de son animation, les yeux étince-

lants, enflammés d’un ensoleillement radieux de gaîté que

seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos,

fussent-ils tenus par la princesse elle-même, qui étaient une

louange de son esprit ou de sa beauté. « Tenez, voilà Swann

qui a l’air de saluer votre Cambremer ; là… il est à côté de la

– 429 –

mère Saint-Euverte, vous ne voyez pas ! Demandez-lui de

vous présenter. Mais dépêchez-vous, il cherche à s’en aller !

— Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a ? dit le

général.

— Mon petit Charles ! Ah ! enfin il vient, je commençais

à supposer qu’il ne voulait pas me voir ! »

Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa

vue lui rappelait Guermantes, terre voisine de Combray, tout

ce pays qu’il aimait tant et où il ne retournait plus pour ne

pas s’éloigner d’Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-

galantes, par lesquelles il savait plaire à la princesse et qu’il

retrouvait tout naturellement quand il se retrempait un ins-

tant dans son ancien milieu – et voulant d’autre part pour lui-

même exprimer la nostalgie qu’il avait de la campagne :

« Ah ! » dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois

de Mme de Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes

pour qui il parlait, « voici la charmante princesse ! Voyez,

elle est venue tout exprès de Guermantes pour entendre le

Saint-François d’Assise de Liszt et elle n’a eu le temps, comme

une jolie mésange, que d’aller piquer pour les mettre sur sa

tête quelques petits fruits de prunier des oiseaux et d’aubé-

pine ; il y a même encore de petites gouttes de rosée, un peu

de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C’est

très joli, ma chère princesse.

— Comment, la princesse est venue exprès de Guer-

mantes ? Mais c’est trop ! Je ne savais pas, je suis confuse »,

s’écria naïvement Mme de Saint-Euverte qui était peu habi-

tuée au tour d’esprit de Swann. Et examinant la coiffure de la

princesse : « Mais c’est vrai, cela imite… comment dirais-je,

pas les châtaignes, non oh ! c’est une idée ravissante, mais

– 430 –

comment la princesse pouvait-elle connaître mon pro-

gramme ! Les musiciens ne me l’ont même pas communiqué

à moi. »

Swann, habitué quand il était auprès d’une femme avec

qui il avait gardé des habitudes galantes de langage, de dire

des choses délicates que beaucoup de gens du monde ne

comprenaient pas, ne daigna pas expliquer à Mme de Saint-

Euverte qu’il n’avait parlé que par métaphore. Quant à la

princesse, elle se mit à rire aux éclats, parce que l’esprit de

Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie et aussi

parce qu’elle ne pouvait entendre un compliment s’adressant

à elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésis-

tible drôlerie.

« Hé bien ! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits

d’aubépine vous plaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez

cette Cambremer, est-ce que vous êtes aussi son voisin de

campagne ? »

Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l’air

content de causer avec Swann s’était éloignée.

« Mais vous l’êtes vous-même, princesse.

— Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces

gens ! Mais comme j’aimerais être à leur place !

— Ce ne sont pas les Cambremer, c’étaient ses parents à

elle ; elle est une demoiselle Legrandin qui venait à Com-

bray. Je ne sais pas si vous savez que vous êtes comtesse de

Combray et que le chapitre vous doit une redevance ?

— Je ne sais pas ce que me doit le chapitre, mais je sais

que je suis tapée de cent francs tous les ans par le curé, ce

dont je me passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien

– 431 –

étonnant. Il finit juste à temps, mais il finit mal ! dit-elle en

riant.

— Il ne commence pas mieux, répondit Swann.

— En effet cette double abréviation !…

— C’est quelqu’un de très en colère et de très conve-

nable qui n’a pas osé aller jusqu’au bout du premier mot.

— Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de

commencer le second, il aurait mieux fait d’achever le pre-

mier pour en finir une bonne fois. Nous sommes en train de

faire des plaisanteries d’un goût charmant, mon petit

Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous voir,

ajouta-t-elle d’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous.

Pensez que je n’aurais même pas pu faire comprendre à cet

idiot de Froberville que le nom de Cambremer était éton-

nant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Il n’y a que

quand je vous vois que je cesse de m’ennuyer. »

Et sans doute cela n’était pas vrai. Mais Swann et la

princesse avaient une même manière de juger les petites

choses qui avait pour effet – à moins que ce ne fût pour

cause – une grande analogie dans la façon de s’exprimer et

jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappait

pas parce que rien n’était plus différent que leurs deux voix.

Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos de

Swann la sonorité qui les enveloppait, les moustaches

d’entre lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que

c’étaient les mêmes phrases, les mêmes inflexions, le tour de

la coterie Guermantes. Pour les choses importantes, Swann

et la princesse n’avaient les mêmes idées sur rien. Mais de-

puis que Swann était si triste, ressentant toujours cette es-

pèce de frisson qui précède le moment où l’on va pleurer, il

– 432 –

avait le même besoin de parler du chagrin qu’un assassin a

de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que

la vie était une chose affreuse, il éprouva la même douceur

que si elle lui avait parlé d’Odette.

« Oh ! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous

nous voyions, ma chère amie. Ce qu’il y a de gentil avec

vous, c’est que vous n’êtes pas gaie. On pourrait passer une

soirée ensemble.

— Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à

Guermantes, ma belle-mère serait folle de joie. Cela passe

pour très laid, mais je vous dirai que ce pays ne me déplaît

pas, j’ai horreur des pays “pittoresques”.

— Je crois bien, c’est admirable, répondit Swann, c’est

presque trop beau, trop vivant pour moi, en ce moment ;

c’est un pays pour être heureux. C’est peut-être parce que j’y

ai vécu, mais les choses m’y parlent tellement ! Dès qu’il se

lève un souffle d’air, que les blés commencent à remuer, il

me semble qu’il y a quelqu’un qui va arriver, que je vais re-

cevoir une nouvelle ; et ces petites maisons au bord de

l’eau… je serais bien malheureux !

— Oh ! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse

Rampillon qui m’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce

qui lui est arrivé, je confonds, elle a marié sa fille ou son

amant, je ne sais plus ; peut-être les deux… et ensemble !…

Ah ! non, je me rappelle, elle a été répudiée par son prince…

ayez l’air de me parler, pour que cette Bérénice ne vienne

pas m’inviter à dîner. Du reste, je me sauve. Écoutez, mon

petit Charles, pour une fois que je vous vois, vous ne voulez

pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la prin-

cesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi

– 433 –

qui doit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos nouvelles par

Mémé… Pensez que je ne vous vois plus jamais ! »

Swann refusa ; ayant prévenu M. de Charlus qu’en quit-

tant de chez Mme de Saint-Euverte il rentrerait directement

chez lui, il ne se souciait pas en allant chez la princesse de

Parme de risquer de manquer un mot qu’il avait tout le

temps espéré se voir remettre par un domestique pendant la

soirée, et que peut-être il allait trouver chez son concierge.

« Ce pauvre Swann, dit ce soir-là Mme des Laumes à son ma-

ri, il est toujours gentil, mais il a l’air bien malheureux. Vous

le verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je

trouve ridicule au fond qu’un homme de son intelligence

souffre pour une personne de ce genre et qui n’est même pas

intéressante, car on la dit idiote », ajouta-t-elle avec la sa-

gesse des gens non amoureux qui trouvent qu’un homme

d’esprit ne devrait être malheureux que pour une personne

qui en valût la peine ; c’est à peu près comme s’étonner

qu’on daigne souffrir du choléra par le fait d’un être aussi pe-

tit que le bacille virgule.

Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin

s’échapper, le général de Froberville lui demanda à connaître

Mme de Cambremer et il fut obligé de rentrer avec lui dans le

salon pour la chercher.

« Dites donc, Swann, j’aimerais mieux être le mari de

cette femme-là que d’être massacré par les sauvages, qu’en

dites-vous ? »

Ces mots « massacré par les sauvages » percèrent dou-

loureusement le cœur de Swann ; aussitôt il éprouva le be-

soin de continuer la conversation avec le général :

– 434 –

« Ah ! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de

cette façon… Ainsi vous savez… ce navigateur dont Dumont

d’Urville ramena les cendres, La Pérouse… » (Et Swann était

déjà heureux comme s’il avait parlé d’Odette.) « C’est un

beau caractère et qui m’intéresse beaucoup que celui de La

Pérouse, ajouta-t-il d’un air mélancolique.

— Ah ! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C’est un

nom connu. Il a sa rue.

— Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse ? demanda

Swann d’un air agité.

— Je ne connais que Mme de Chanlivault, la sœur de ce

brave Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de

comédie l’autre jour. C’est un salon qui sera un jour très élé-

gant, vous verrez !

— Ah ! elle demeure rue La Pérouse. C’est sympathique,

c’est une jolie rue, si triste.

— Mais non, c’est que vous n’y êtes pas allé depuis

quelque temps ; ce n’est plus triste, cela commence à se

construire, tout ce quartier-là. »

Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune

Mme de Cambremer, comme c’était la première fois qu’elle

entendait le nom du général, elle esquissa le sourire de joie

et de surprise qu’elle aurait eu si on n’en avait jamais pro-

noncé devant elle d’autre que celui-là, car ne connaissant

pas les amis de sa nouvelle famille, à chaque personne qu’on

lui amenait, elle croyait que c’était l’un d’eux, et pensant

qu’elle faisait preuve de tact en ayant l’air d’en avoir tant en-

tendu parler depuis qu’elle était mariée, elle tendait la main

d’un air hésitant destiné à prouver la réserve apprise qu’elle

avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en

– 435 –

triompher. Aussi ses beaux-parents, qu’elle croyait encore

les gens les plus brillants de France, déclaraient-ils qu’elle

était un ange ; d’autant plus qu’ils préféraient paraître, en la

faisant épouser à leur fils, avoir cédé à l’attrait plutôt de ses

qualités que de sa grande fortune.

« On voit que vous êtes musicienne dans l’âme, Ma-

dame », lui dit le général en faisant inconsciemment allusion

à l’incident de la bobèche.

Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne

pourrait pas s’en aller avant la fin de ce nouveau numéro du

programme. Il souffrait de rester enfermé au milieu de ces

gens dont la bêtise et les ridicules le frappaient d’autant plus

douloureusement qu’ignorant son amour, incapables, s’ils

l’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre chose que

d’en sourire comme d’un enfantillage ou de le déplorer

comme une folie, ils le lui faisaient apparaître sous l’aspect

d’un état subjectif qui n’existait que pour lui, dont rien

d’extérieur ne lui affirmait la réalité ; il souffrait surtout, et au

point que même le son des instruments lui donnait envie de

crier, de prolonger son exil dans ce lieu où Odette ne vien-

drait jamais, où personne, où rien ne la connaissait, d’où elle

était entièrement absente.

Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et

cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu’il dut

porter la main à son cœur. C’est que le violon était monté à

des notes hautes où il restait comme pour une attente, une

attente qui se prolongeait sans qu’il cessât de les tenir, dans

l’exaltation où il était d’apercevoir déjà l’objet de son attente

qui s’approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de

durer jusqu’à son arrivée, de l’accueillir avant d’expirer, de

lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières

– 436 –

forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, comme on sou-

tient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que

Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C’est

la petite phrase de la sonate de Vinteuil, n’écoutons pas ! »

tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et

qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dans

les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon

du temps d’amour qu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés et,

à tire-d’aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans

pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du

bonheur.

Au lieu des expressions abstraites « temps où j’étais heu-

reux », « temps où j’étais aimé », qu’il avait souvent pronon-

cées jusque-là et sans trop souffrir, car son intelligence n’y

avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n’en

conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu

avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence ; il revit

tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu’elle lui

avait jeté dans sa voiture, qu’il avait gardé contre ses lèvres

– l’adresse en relief de la « Maison Dorée » sur la lettre où il

avait lu : « Ma main tremble si fort en vous écrivant » – le

rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un

air suppliant : « Ce n’est pas dans trop longtemps que vous

me ferez signe ? » ; il sentit l’odeur du fer du coiffeur par le-

quel il se faisait relever sa « brosse » pendant que Lorédan

allait chercher la petite ouvrière, les pluies d’orage qui tom-

bèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans sa

victoria, au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes men-

tales, d’impressions saisonnières, de réactions cutanées, qui

avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme

dans lequel son corps se trouvait repris. À ce moment-là, il

satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plai-

sirs des gens qui vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait

– 437 –

s’en tenir là, qu’il ne serait pas obligé d’en apprendre les

douleurs ; comme maintenant le charme d’Odette lui était

peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le pro-

longeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de

ne pas savoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne pas

la posséder partout et toujours ! Hélas, il se rappela l’accent

dont elle s’était écriée : « Mais je pourrai toujours vous voir,

je suis toujours libre ! » elle qui ne l’était plus jamais !

l’intérêt, la curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le dé-

sir passionné qu’il lui fît la faveur – redoutée au contraire par

lui en ce temps-là comme une cause d’ennuyeux dérange-

ments – de l’y laisser pénétrer ; comme elle avait été obligée

de le prier pour qu’il se laissât mener chez les Verdurin ; et

quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il

avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle lui répétât le

délice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont

elle rêvait alors qu’elle ne lui semblait à lui qu’un fastidieux

tracas, puis qu’elle avait prise en dégoût et définitivement

rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui un si invin-

cible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai

quand, à la troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui ré-

pétait : « Mais pourquoi ne me laissez-vous pas venir plus

souvent ? », il lui avait dit en riant, avec galanterie : « Par

peur de souffrir ». Maintenant, hélas ! il arrivait encore par-

fois qu’elle lui écrivît d’un restaurant ou d’un hôtel sur du

papier qui en portait le nom imprimé ; mais c’était comme

des lettres de feu qui le brûlaient. « C’est écrit de l’hôtel

Vouillemont ? Qu’y peut-elle être allée faire ? Avec qui ? Que

s’y est-il passé ? » Il se rappela les becs de gaz qu’on étei-

gnait boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée

contre tout espoir parmi les ombres errantes dans cette nuit

qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet – nuit

d’un temps où il n’avait même pas à se demander s’il ne la

– 438 –

contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il

était sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie que de le voir

et de rentrer avec lui – appartenait bien à un monde mysté-

rieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s’en sont

refermées. Et Swann aperçut, immobile en face de ce bon-

heur revécu, un malheureux qui lui fit pitié parce qu’il ne le

reconnut pas tout de suite, si bien qu’il dut baisser les yeux

pour qu’on ne vît pas qu’ils étaient pleins de larmes. C’était

lui-même.

Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux

de l’autre lui-même qu’elle avait aimé, il fut jaloux de ceux

dont il s’était dit souvent sans trop souffrir « elle les aime

peut-être », maintenant qu’il avait échangé l’idée vague

d’aimer, dans laquelle il n’y a pas d’amour, contre les pétales

du chrysanthème et l’« en-tête » de la Maison d’Or, qui, eux,

en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il

passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle, en

essuya le verre. Et sans doute s’il s’était vu à ce moment-là,

il eût ajouté à la collection de ceux qu’il avait distingués le

monocle qu’il déplaçait comme une pensée importune et sur

la face embuée duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effa-

cer des soucis.

Il y a dans le violon – si, ne voyant pas l’instrument, on

ne peut pas rapporter ce qu’on entend à son image, laquelle

modifie la sonorité – des accents qui lui sont si communs

avec certaines voix de contralto, qu’on a l’illusion qu’une

chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève les yeux, on ne

voit que les étuis, précieux comme des boîtes chinoises,

mais, par moments, on est encore trompé par l’appel déce-

vant de la sirène ; parfois aussi on croit entendre un génie

captif qui se débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et

frémissante, comme un diable dans un bénitier ; parfois en-

– 439 –

fin, c’est, dans l’air, comme un être surnaturel et pur qui

passe en déroulant son message invisible.

Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient

la petite phrase qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle

pour qu’elle apparût, et procédaient aux incantations néces-

saires pour obtenir et prolonger quelques instants le prodige

de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que

si elle avait appartenu à un monde ultra-violet, et qui goûtait

comme le rafraîchissement d’une métamorphose dans la cé-

cité momentanée dont il était frappé en approchant d’elle,

Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et

confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu’à

lui devant la foule et l’emmener à l’écart pour lui parler,

avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. Et

tandis qu’elle passait, légère, apaisante et murmurée comme

un parfum, lui disant ce qu’elle avait à lui dire et dont il scru-

tait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si vite, il

faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de

baiser au passage le corps harmonieux et fuyant. Il ne se sen-

tait plus exilé et seul puisque, elle, qui s’adressait à lui, lui

parlait à mi-voix d’Odette. Car il n’avait plus comme autre-

fois l’impression qu’Odette et lui n’étaient pas connus de la

petite phrase. C’est que si souvent elle avait été témoin de

leurs joies ! Il est vrai que souvent aussi elle l’avait averti de

leur fragilité. Et même, alors que dans ce temps-là il devinait

de la souffrance dans son sourire, dans son intonation lim-

pide et désenchantée, aujourd’hui il y trouvait plutôt la grâce

d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui

parlait autrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint par

eux, entraîner en souriant dans son cours sinueux et rapide,

de ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens

sans qu’il eût l’espérance d’en être jamais délivré, elle sem-

blait lui dire comme jadis de son bonheur : « Qu’est-ce, ce-

– 440 –

la ? tout cela n’est rien. » Et la pensée de Swann se porta

pour la première fois dans un élan de pitié et de tendresse

vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui lui aussi

avait dû tant souffrir ; qu’avait pu être sa vie ? au fond de

quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette puis-

sance illimitée de créer ? Quand c’était la petite phrase qui

lui parlait de la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de

la douceur à cette même sagesse qui tout à l’heure pourtant

lui avait paru intolérable quand il croyait la lire dans les vi-

sages des indifférents qui considéraient son amour comme

une divagation sans importance. C’est que la petite phrase

au contraire, quelque opinion qu’elle pût avoir sur la brève

durée de ces états de l’âme, y voyait quelque chose, non pas

comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie

positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il

valait la peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse

intime, c’était eux qu’elle essayait d’imiter, de recréer, et

jusqu’à leur essence qui est pourtant d’être incommunicables

et de sembler frivoles à tout autre qu’à celui qui les éprouve,

la petite phrase l’avait captée, rendue visible. Si bien qu’elle

faisait confesser leur prix et goûter leur douceur divine, par

tous ces mêmes assistants – si seulement ils étaient un peu

musiciens – qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie, en

chaque amour particulier qu’ils verraient naître près d’eux.

Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne

pouvait pas se résoudre en raisonnements. Mais depuis plus

d’une année que, lui révélant à lui-même bien des richesses

de son âme, l’amour de la musique était pour quelque temps

au moins né en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de

véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idées

voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intel-

ligence, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distinctes

les unes des autres, inégales entre elles de valeur et de signi-

– 441 –

fication. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la

petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon

d’un parfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enve-

loppait, il s’était rendu compte que c’était au faible écart

entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant

de deux d’entre elles qu’était due cette impression de dou-

ceur rétractée et frileuse ; mais en réalité il savait qu’il rai-

sonnait ainsi non sur la phrase elle-même mais sur de

simples valeurs, substituées pour la commodité de son intel-

ligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue, avant de

connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour

la première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du

piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses

de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un

clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensu-

rable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et

là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-

unes des millions de touches de tendresse, de passion, de

courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi diffé-

rente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été dé-

couvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le

service, en éveillant en nous le correspondant du thème

qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle va-

riété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et dé-

courageante de notre âme que nous prenons pour du vide et

pour du néant. Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. En sa

petite phrase, quoiqu’elle présentât à la raison une surface

obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, au-

quel elle donnait une force si nouvelle, si originale, que ceux

qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied

avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à

une conception de l’amour et du bonheur dont immédiate-

ment il savait aussi bien en quoi elle était particulière, qu’il le

– 442 –

savait pour La Princesse de Clèves ou pour René, quand leur

nom se présentait à sa mémoire. Même quand il ne pensait

pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit au

même titre que certaines autres notions sans équivalent,

comme les notions de la lumière, du son, du relief, de la vo-

lupté physique, qui sont les riches possessions dont se diver-

sifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-être les per-

drons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons

au néant. Mais tant que nous vivons, nous ne pouvons pas

plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne le

pouvons pour quelque objet réel, que nous ne pouvons par

exemple douter de la lumière de la lampe qu’on allume de-

vant les objets métamorphosés de notre chambre d’où s’est

échappé jusqu’au souvenir de l’obscurité. Par là, la phrase de

Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui

nous représente aussi une certaine acquisition sentimentale,

épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d’hu-

main qui était assez touchant. Son sort était lié à l’avenir, à

la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les

plus particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le

néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais

alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales,

ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non

plus. Nous périrons, mais nous avons pour otages ces cap-

tives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elles

a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-

être de moins probable.

Swann n’avait donc pas tort de croire que la phrase de la

sonate existât réellement. Certes, humaine à ce point de vue,

elle appartenait pourtant à un ordre de créatures surnatu-

relles et que nous n’avons jamais vues, mais que malgré cela

nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explo-

rateur de l’invisible arrive à en capter une, à l’amener, du

– 443 –

monde divin où il a accès, briller quelques instants au-dessus

du nôtre. C’est ce que Vinteuil avait fait pour la petite

phrase. Swann sentait que le compositeur s’était contenté,

avec ses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre

visible, d’en suivre et d’en respecter le dessin d’une main si

tendre, si prudente, si délicate et si sûre que le son s’altérait

à tout moment, s’estompant pour indiquer une ombre, revivi-

fié quand il lui fallait suivre à la piste un plus hardi contour.

Et une preuve que Swann ne se trompait pas quand il croyait

à l’existence réelle de cette phrase, c’est que tout amateur un

peu fin se fût tout de suite aperçu de l’imposture, si Vinteuil

ayant eu moins de puissance pour en voir et en rendre les

formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là des

traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances

de sa main.

Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la

fin du dernier mouvement, après tout un long morceau que

le pianiste de Mme Verdurin sautait toujours. Il y avait là

d’admirables idées que Swann n’avait pas distinguées à la

première audition et qu’il percevait maintenant, comme si

elles se fussent, dans le vestiaire de sa mémoire, débarras-

sées du déguisement uniforme de la nouveauté. Swann écou-

tait tous les thèmes épars qui entreraient dans la composi-

tion de la phrase, comme les prémisses dans la conclusion

nécessaire, il assistait à sa genèse. « Ô audace aussi géniale

peut-être, se disait-il, que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère,

l’audace d’un Vinteuil expérimentant, découvrant les lois se-

crètes d’une force inconnue, menant à travers l’inexploré,

vers le seul but possible, l’attelage invisible auquel il se fie et

qu’il n’apercevra jamais ! » Le beau dialogue que Swann en-

tendit entre le piano et le violon au commencement du der-

nier morceau ! La suppression des mots humains, loin d’y

laisser régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en

– 444 –

avait éliminée ; jamais le langage parlé ne fut si inflexible-

ment nécessité, ne connut à ce point la pertinence des ques-

tions, l’évidence des réponses. D’abord le piano solitaire se

plaignit, comme un oiseau abandonné de sa compagne ; le

violon l’entendit, lui répondit comme d’un arbre voisin.

C’était comme au commencement du monde, comme s’il n’y

avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce

monde fermé à tout le reste, construit par la logique d’un

créateur et où ils ne seraient jamais que tous les deux : cette

sonate. Est-ce un oiseau, est-ce l’âme incomplète encore de

la petite phrase, est-ce une fée, cet être invisible et gémis-

sant dont le piano ensuite redisait tendrement la plainte ?

Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se préci-

piter sur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau ! le

violoniste semblait vouloir le charmer, l’apprivoiser, le cap-

ter. Déjà il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase

évoquée agitait comme celui d’un médium le corps vraiment

possédé du violoniste. Swann savait qu’elle allait parler une

fois encore. Et il s’était si bien dédoublé que l’attente de

l’instant imminent où il allait se retrouver en face d’elle le

secoua d’un de ces sanglots qu’un beau vers ou une triste

nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes

seuls, mais si nous les apprenons à des amis en qui nous

nous apercevons comme un autre dont l’émotion probable

les attendrit. Elle reparut, mais cette fois pour se suspendre

dans l’air et se jouer un instant seulement, comme immobile,

et pour expirer après. Aussi Swann ne perdait-il rien du

temps si court où elle se prorogeait. Elle était encore là

comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel,

dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puis se relève et avant de s’é-

teindre, s’exalte un moment comme il n’avait pas encore

fait : aux deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître,

elle ajouta d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme,

– 445 –

et les fit chanter. Swann n’osait pas bouger et aurait voulu

faire tenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le

moindre mouvement avait pu compromettre le prestige sur-

naturel, délicieux et fragile qui était si près de s’évanouir.

Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La parole inef-

fable d’un seul absent, peut-être d’un mort (Swann ne savait

pas si Vinteuil vivait encore), s’exhalant au-dessus des rites

de ces officiants, suffisait à tenir en échec l’attention de trois

cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était

ainsi évoquée un des plus nobles autels où pût s’accomplir

une cérémonie surnaturelle. De sorte que, quand la phrase se

fut enfin défaite, flottant en lambeaux dans les motifs sui-

vants qui déjà avaient pris sa place, si Swann au premier ins-

tant fut irrité de voir la comtesse de Monteriender, célèbre

par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui confier ses im-

pressions avant même que la sonate fût finie, il ne put

s’empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens

profond qu’elle n’y voyait pas, dans les mots dont elle se

servit. Émerveillée par la virtuosité des exécutants, la com-

tesse s’écria en s’adressant à Swann : « C’est prodigieux, je

n’ai jamais rien vu d’aussi fort… » Mais un scrupule

d’exactitude lui faisant corriger cette première assertion, elle

ajouta cette réserve : « rien d’aussi fort… depuis les tables

tournantes ! »

À partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment

qu’Odette avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses es-

pérances de bonheur ne se réaliseraient plus. Et les jours où

par hasard elle avait encore été gentille et tendre avec lui, si

elle avait eu quelque attention, il notait ces signes apparents

et menteurs d’un léger retour vers lui, avec cette sollicitude

attendrie et sceptique, cette joie désespérée de ceux qui, soi-

gnant un ami arrivé aux derniers jours d’une maladie incu-

rable, relatent comme des faits précieux : « Hier, il a fait ses

– 446 –

comptes lui-même et c’est lui qui a relevé une erreur

d’addition que nous avions faite ; il a mangé un œuf avec

plaisir, s’il le digère bien on essaiera demain d’une côte-

lette », quoiqu’ils les sachent dénués de signification à la

veille d’une mort inévitable. Sans doute Swann était certain

que s’il avait vécu maintenant loin d’Odette, elle aurait fini

par lui devenir indifférente, de sorte qu’il aurait été content

qu’elle quittât Paris pour toujours ; il aurait eu le courage de

rester ; mais il n’avait pas celui de partir.

Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu’il s’était

remis à son étude sur Ver Meer, il aurait eu besoin de re-

tourner au moins quelques jours à la Haye, à Dresde, à

Brunswick. Il était persuadé qu’une Toilette de Diane qui avait

été achetée par le Mauritshuis à la vente Goldschmidt

comme un Nicolas Maes, était en réalité de Ver Meer. Et il

aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer

sa conviction. Mais quitter Paris pendant qu’Odette y était et

même quand elle était absente – car dans des lieux nouveaux

où les sensations ne sont pas amorties par l’habitude, on re-

trempe, on ranime une douleur –, c’était pour lui un projet si

cruel qu’il ne se sentait capable d’y penser sans cesse que

parce qu’il se savait résolu à ne l’exécuter jamais. Mais il ar-

rivait qu’en dormant l’intention du voyage renaissait en lui –

sans qu’il se rappelât que ce voyage était impossible – et elle

s’y réalisait. Un jour il rêva qu’il partait pour un an ; penché

à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le quai

lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre

de partir avec lui. Le train s’ébranlant, l’anxiété le réveilla, il

se rappela qu’il ne partait pas, qu’il verrait Odette ce soir-là,

le lendemain et presque chaque jour. Alors, encore tout ému

de son rêve, il bénit les circonstances particulières qui le

rendaient indépendant, grâce auxquelles il pouvait rester

près d’Odette, et aussi réussir à ce qu’elle lui permît de la

– 447 –

voir quelquefois ; et, récapitulant tous ces avantages : sa si-

tuation, – sa fortune, dont elle avait souvent trop besoin pour

ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait-on,

une arrière-pensée de se faire épouser par lui), – cette amitié

de M. de Charlus qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obte-

nir grand-chose d’Odette, mais lui donnait la douceur de sen-

tir qu’elle entendait parler de lui d’une manière flatteuse par

cet ami commun pour qui elle avait une si grande estime, –

et jusqu’à son intelligence enfin, qu’il employait tout entière

à combiner chaque jour une intrigue nouvelle qui rendît sa

présence sinon agréable, du moins nécessaire à Odette, – il

songea à ce qu’il serait devenu si tout cela lui avait manqué,

il songea que s’il avait été, comme tant d’autres, pauvre,

humble, dénué, obligé d’accepter toute besogne, ou lié à des

parents, à une épouse, il aurait pu être obligé de quitter

Odette, que ce rêve dont l’effroi était encore si proche aurait

pu être vrai, et il se dit : « On ne connaît pas son bonheur.

On n’est jamais aussi malheureux qu’on croit. » Mais il

compta que cette existence durait déjà depuis plusieurs an-

nées, que tout ce qu’il pouvait espérer c’est qu’elle durât tou-

jours, qu’il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses amis, fina-

lement toute sa vie à l’attente quotidienne d’un rendez-vous

qui ne pouvait rien lui apporter d’heureux, et il se demanda

s’il ne se trompait pas, si ce qui avait favorisé sa liaison et en

avait empêché la rupture n’avait pas desservi sa destinée, si

l’événement désirable, ce n’aurait pas été celui dont il se ré-

jouissait tant qu’il n’eût eu lieu qu’en rêve : son départ ; il se

dit qu’on ne connaît pas son malheur, qu’on n’est jamais si

heureux qu’on croit.

Quelquefois il espérait qu’elle mourrait sans souffrances

dans un accident, elle qui était dehors, dans les rues, sur les

routes, du matin au soir. Et comme elle revenait saine et

sauve, il admirait que le corps humain fût si souple et si fort,

– 448 –

qu’il pût continuellement tenir en échec, déjouer tous les pé-

rils qui l’environnent (et que Swann trouvait innombrables

depuis que son secret désir les avait supputés) et permît ainsi

aux êtres de se livrer chaque jour et à peu près impunément

à leur œuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir. Et

Swann sentait bien près de son cœur ce Mahomet II dont il

aimait le portrait par Bellini et qui, ayant senti qu’il était de-

venu amoureux fou d’une de ses femmes, la poignarda afin,

dit naïvement son biographe vénitien, de retrouver sa liberté

d’esprit. Puis il s’indignait de ne penser ainsi qu’à soi, et les

souffrances qu’il avait éprouvées lui semblaient ne mériter

aucune pitié puisque lui-même faisait si bon marché de la vie

d’Odette.

Ne pouvant se séparer d’elle sans retour, du moins, s’il

l’avait vue sans séparations, sa douleur aurait fini par

s’apaiser et peut-être son amour par s’éteindre. Et du mo-

ment qu’elle ne voulait pas quitter Paris à jamais, il eût sou-

haité qu’elle ne le quittât jamais. Du moins comme il savait

que la seule grande absence qu’elle faisait était tous les ans

celle d’août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois

d’avance d’en dissoudre l’idée amère dans tout le Temps à

venir qu’il portait en lui par anticipation et qui, composé de

jours homogènes aux jours actuels, circulait transparent et

froid en son esprit où il entretenait la tristesse, mais sans lui

causer de trop vives souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce

fleuve, incolore et libre, voici qu’une seule parole d’Odette

venait l’atteindre jusqu’en Swann et, comme un morceau de

glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité, le faisait geler tout

entier ; et Swann s’était senti soudain rempli d’une masse

énorme et infrangible qui pesait sur les parois intérieures de

son être jusqu’à le faire éclater : c’est qu’Odette lui avait dit,

avec un regard souriant et sournois qui l’observait : « For-

cheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en

– 449 –

Égypte », et Swann avait aussitôt compris que cela signifiait :

« Je vais aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville. » Et

en effet, si quelques jours après, Swann lui disait : « Voyons,

à propos de ce voyage que tu m’as dit que tu ferais avec For-

cheville », elle répondait étourdiment : « Oui, mon petit,

nous partons le 19, on t’enverra une vue des Pyramides. »

Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse de Forche-

ville, le lui demander à elle-même. Il savait que, supersti-

tieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu’elle ne

ferait pas, et puis la crainte, qui l’avait retenu jusqu’ici,

d’irriter Odette en l’interrogeant, de se faire détester d’elle,

n’existait plus maintenant qu’il avait perdu tout espoir d’en

être jamais aimé.

Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait

qu’Odette avait été la maîtresse d’innombrables hommes

(dont on lui citait quelques-uns, parmi lesquels Forcheville,

M. de Bréauté et le peintre), de femmes, et qu’elle fréquen-

tait les maisons de passe. Il fut tourmenté de penser qu’il y

avait parmi ses amis un être capable de lui avoir adressé

cette lettre (car par certains détails elle révélait chez celui

qui l’avait écrite une connaissance familière de la vie de

Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n’avait ja-

mais eu aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de

celles qui sont sans liens visibles avec leurs propos. Et quand

il voulut savoir si c’était plutôt sous le caractère apparent de

M. de Charlus, de M. des Laumes, de M. d’Orsan, qu’il devait

situer la région inconnue où cet acte ignoble avait dû naître,

comme aucun de ces hommes n’avait jamais approuvé de-

vant lui les lettres anonymes et que tout ce qu’ils lui avaient

dit impliquait qu’ils les réprouvaient, il ne vit pas de raisons

pour relier cette infamie plutôt à la nature de l’un que de

l’autre. Celle de M. de Charlus était un peu d’un détraqué

mais foncièrement bonne et tendre ; celle de M. des Laumes,

– 450 –

un peu sèche, mais saine et droite. Quant à M. d’Orsan,

Swann n’avait jamais rencontré personne qui dans les cir-

constances même les plus tristes vînt à lui avec une parole

plus sentie, un geste plus discret et plus juste. C’était au

point qu’il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu’on

prêtait à M. d’Orsan dans la liaison qu’il avait avec une

femme riche, et que chaque fois que Swann pensait à lui, il

était obligé de laisser de côté cette mauvaise réputation in-

conciliable avec tant de témoignages certains de délicatesse.

Un instant Swann sentit que son esprit s’obscurcissait et il

pensa à autre chose pour retrouver un peu de lumière. Puis il

eut le courage de revenir vers ces réflexions. Mais alors

après n’avoir pu soupçonner personne, il lui fallut soupçon-

ner tout le monde. Après tout M. de Charlus l’aimait, avait

bon cœur. Mais c’était un névropathe, peut-être demain

pleurerait-il de le savoir malade, et aujourd’hui par jalousie,

par colère, sur quelque idée subite qui s’était emparée de lui,

avait-il désiré lui faire du mal. Au fond, cette race d’hommes

est la pire de toutes. Certes, le prince des Laumes était bien

loin d’aimer Swann autant que M. de Charlus. Mais à cause

de cela même il n’avait pas avec lui les mêmes susceptibili-

tés ; et puis c’était une nature froide sans doute, mais aussi

incapable de vilenies que de grandes actions. Swann se re-

pentait de ne s’être pas attaché dans la vie qu’à de tels êtres.

Puis il songeait que ce qui empêche les hommes de faire du

mal à leur prochain, c’est la bonté, qu’il ne pouvait au fond

répondre que de natures analogues à la sienne, comme était,

à l’égard du cœur, celle de M. de Charlus. La seule pensée de

faire cette peine à Swann eût révolté celui-ci. Mais avec un

homme insensible, d’une autre humanité, comme était le

prince des Laumes, comment prévoir à quels actes pouvaient

le conduire des mobiles d’une essence différente ? Avoir du

cœur c’est tout, et M. de Charlus en avait. M. d’Orsan n’en

– 451 –

manquait pas non plus et ses relations cordiales mais peu in-

times avec Swann, nées de l’agrément que, pensant de même

sur tout, ils avaient à causer ensemble, étaient de plus de re-

pos que l’affection exaltée de M. de Charlus, capable de se

porter à des actes de passion, bons ou mauvais. S’il y avait

quelqu’un par qui Swann s’était toujours senti compris et dé-

licatement aimé, c’était par M. d’Orsan. Oui, mais cette vie

peu honorable qu’il menait ? Swann regrettait de n’en avoir

pas tenu compte, d’avoir souvent avoué en plaisantant qu’il

n’avait jamais éprouvé si vivement des sentiments de sympa-

thie et d’estime que dans la société d’une canaille. Ce n’est

pas pour rien, se disait-il maintenant, que depuis que les

hommes jugent leur prochain, c’est sur ses actes. Il n’y a que

cela qui signifie quelque chose, et nullement ce que nous di-

sons, ce que nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent

avoir tels ou tels défauts, ce sont d’honnêtes gens. Orsan

n’en a peut-être pas, mais ce n’est pas un honnête homme. Il

a pu mal agir une fois de plus. Puis Swann soupçonna Rémi

qui, il est vrai, n’aurait pu qu’inspirer la lettre, mais cette

piste lui parut un instant la bonne. D’abord Lorédan avait

des raisons d’en vouloir à Odette. Et puis comment ne pas

supposer que nos domestiques, vivant dans une situation in-

férieure à la nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos défauts

des richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous

envient et nous méprisent, se trouveront fatalement amenés

à agir autrement que des gens de notre monde ? Il soupçon-

na aussi mon grand-père. Chaque fois que Swann lui avait

demandé un service, ne le lui avait-il pas toujours refusé ?

Puis avec ses idées bourgeoises il avait pu croire agir pour le

bien de Swann. Celui-ci soupçonna encore Bergotte, le

peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au passage la

sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces

milieux artistes où de telles choses sont possibles, peut-être

– 452 –

même avouées sous le nom de bonnes farces ; mais il se rap-

pelait des traits de droiture de ces bohèmes, et les rapprocha

de la vie d’expédients, presque d’escroqueries, où le manque

d’argent, le besoin de luxe, la corruption des plaisirs condui-

sent souvent l’aristocratie. Bref, cette lettre anonyme prou-

vait qu’il connaissait un être capable de scélératesse, mais il

ne voyait pas plus de raison pour que cette scélératesse fût

cachée dans le tuf – inexploré d’autrui – du caractère de

l’homme tendre que de l’homme froid, de l’artiste que du

bourgeois, du grand seigneur que du valet. Quel critérium

adopter pour juger les hommes ? Au fond il n’y avait pas une

seule des personnes qu’il connaissait qui ne pût être capable

d’une infamie. Fallait-il cesser de les voir toutes ? Son esprit

se voila ; il passa deux ou trois fois ses mains sur son front,

essuya les verres de son lorgnon avec son mouchoir et, son-

geant qu’après tout des gens qui le valaient fréquentaient

M. de Charlus, le prince des Laumes et les autres, il se dit

que cela signifiait, sinon qu’ils fussent incapables d’infamie,

du moins que c’est une nécessité de la vie à laquelle chacun

se soumet, de fréquenter des gens qui n’en sont peut-être pas

incapables. Et il continua à serrer la main à tous ces amis

qu’il avait soupçonnés, avec cette réserve de pur style qu’ils

avaient peut-être cherché à le désespérer. Quant au fond

même de la lettre, il ne s’en inquiéta pas, car pas une des ac-

cusations formulées contre Odette n’avait l’ombre de vrai-

semblance. Swann comme beaucoup de gens avait l’esprit

paresseux et manquait d’invention. Il savait bien comme une

vérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes,

mais pour chaque être en particulier il imaginait toute la par-

tie de sa vie qu’il ne connaissait pas comme identique à la

partie qu’il connaissait. Il imaginait ce qu’on lui taisait à

l’aide de ce qu’on lui disait. Dans les moments où Odette

était auprès de lui, s’ils parlaient ensemble d’une action indé-

– 453 –

licate commise ou d’un sentiment indélicat éprouvé par un

autre, elle les flétrissait en vertu des mêmes principes que

Swann avait toujours entendu professer par ses parents et

auxquels il était resté fidèle ; et puis elle arrangeait ses

fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle s’inquiétait des tra-

vaux de Swann. Donc Swann étendait ces habitudes au reste

de la vie d’Odette, il répétait ces gestes quand il voulait se

représenter les moments où elle était loin de lui. Si on la lui

avait dépeinte telle qu’elle était, ou plutôt qu’elle avait été si

longtemps avec lui, mais auprès d’un autre homme, il eût

souffert, car cette image lui eût paru vraisemblable. Mais

qu’elle allât chez des maquerelles, se livrât à des orgies avec

des femmes, qu’elle menât la vie crapuleuse de créatures ab-

jectes, quelle divagation insensée, à la réalisation de la-

quelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les thés suc-

cessifs, les indignations vertueuses ne laissaient aucune

place ! Seulement de temps à autre, il laissait entendre à

Odette que, par méchanceté, on lui racontait tout ce qu’elle

faisait ; et, se servant, à propos, d’un détail insignifiant mais

vrai, qu’il avait appris par hasard, comme s’il était le seul pe-

tit bout qu’il laissât passer malgré lui, entre tant d’autres,

d’une reconstitution complète de la vie d’Odette qu’il tenait

cachée en lui, il l’amenait à supposer qu’il était renseigné sur

des choses qu’en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait,

car si bien souvent il adjurait Odette de ne pas altérer la véri-

té, c’était seulement, qu’il s’en rendît compte ou non, pour

qu’Odette lui dît tout ce qu’elle faisait. Sans doute, comme il

le disait à Odette, il aimait la sincérité, mais il l’aimait

comme une proxénète pouvant le tenir au courant de la vie

de sa maîtresse. Aussi son amour de la sincérité, n’étant pas

désintéressé, ne l’avait pas rendu meilleur. La vérité qu’il

chérissait c’était celle que lui dirait Odette ; mais lui-même,

pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au

– 454 –

mensonge, le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette

comme conduisant à la dégradation toute créature humaine.

En somme il mentait autant qu’Odette parce que, plus mal-

heureux qu’elle, il n’était pas moins égoïste. Et elle, enten-

dant Swann lui raconter ainsi à elle-même des choses qu’elle

avait faites, le regardait d’un air méfiant, et, à toute aventure,

fâché, pour ne pas avoir l’air de s’humilier et de rougir de ses

actes.

Un jour, étant dans la période de calme la plus longue

qu’il eût encore pu traverser sans être repris d’accès de ja-

lousie, il avait accepté d’aller le soir au théâtre avec la prin-

cesse des Laumes. Ayant ouvert le journal, pour chercher ce

qu’on jouait, la vue du titre : Les Filles de marbre de Théodore

Barrière le frappa si cruellement qu’il eut un mouvement de

recul et détourna la tête. Éclairé comme par la lumière de la

rampe, à la place nouvelle où il figurait, ce mot de « marbre »

qu’il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait

l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudain

redevenu visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette his-

toire qu’Odette lui avait racontée autrefois, d’une visite

qu’elle avait faite au Salon du Palais de l’industrie avec

Mme Verdurin et où celle-ci lui avait dit : « Prends garde, je

saurai bien te dégeler, tu n’es pas de marbre. » Odette lui

avait affirmé que ce n’était qu’une plaisanterie, et il n’y avait

attaché aucune importance. Mais il avait alors plus de con-

fiance en elle qu’aujourd’hui. Et justement la lettre anonyme

parlait d’amours de ce genre. Sans oser lever les yeux vers le

journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce

mot : Les Filles de marbre et commença à lire machinalement

les nouvelles des départements. Il y avait eu une tempête

dans la Manche, on signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg,

à Beuzeval. Aussitôt il fit un nouveau mouvement en arrière.

– 455 –

Le nom de Beuzeval l’avait fait penser à celui d’une

autre localité de cette région, Beuzeville, qui porte uni à ce-

lui-là par un trait d’union un autre nom, celui de Bréauté,

qu’il avait vu souvent sur les cartes, mais dont pour la pre-

mière fois il remarquait que c’était le même que celui de son

ami M. de Bréauté, dont la lettre anonyme disait qu’il avait

été l’amant d’Odette. Après tout, pour M. de Bréauté, l’ac-

cusation n’était pas invraisemblable ; mais en ce qui concer-

nait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce

qu’Odette mentait quelquefois, on ne pouvait conclure

qu’elle ne disait jamais la vérité et, dans ces propos qu’elle

avait échangés avec Mme Verdurin et qu’elle avait racontés

elle-même à Swann, il avait reconnu ces plaisanteries inu-

tiles et dangereuses que, par inexpérience de la vie et igno-

rance du vice, tiennent des femmes dont ils révèlent

l’innocence et qui – comme par exemple Odette – sont plus

éloignées qu’aucune d’éprouver une tendresse exaltée pour

une autre femme. Tandis qu’au contraire, l’indignation avec

laquelle elle avait repoussé les soupçons qu’elle avait invo-

lontairement fait naître un instant en lui par son récit, cadrait

avec tout ce qu’il savait des goûts, du tempérament de sa

maîtresse. Mais à ce moment, par une de ces inspirations de

jaloux, analogues à celle qui apporte au poète ou au savant,

qui n’a encore qu’une rime ou qu’une observation, l’idée ou

la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappe-

la pour la première fois une phrase qu’Odette lui avait dite il

y avait déjà deux ans : « Oh ! Mme Verdurin, en ce moment il

n’y en a que pour moi, je suis un amour, elle m’embrasse,

elle veut que je fasse des courses avec elle, elle veut que je la

tutoie. » Loin de voir alors dans cette phrase un rapport

quelconque avec les absurdes propos destinés à simuler le

vice que lui avait racontés Odette, il l’avait accueillie comme

la preuve d’une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le

– 456 –

souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin était venu brus-

quement rejoindre le souvenir de sa conversation de mauvais

goût. Il ne pouvait plus les séparer dans son esprit et les vit

mêlées aussi dans la réalité, la tendresse donnant quelque

chose de sérieux et d’important à ces plaisanteries qui en re-

tour lui faisaient perdre de son innocence. Il alla chez

Odette. Il s’assit loin d’elle. Il n’osait l’embrasser, ne sachant

si en elle, si en lui, c’était l’affection ou la colère qu’un baiser

réveillerait. Il se taisait, il regardait mourir leur amour. Tout

à coup il prit une résolution.

« Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis

odieux, mais il faut que je te demande des choses. Tu te sou-

viens de l’idée que j’avais eue à propos de toi et de

Mme Verdurin ? Dis-moi si c’était vrai, avec elle ou avec une

autre. »

Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fré-

quemment employé par les gens pour répondre qu’ils n’iront

pas, que cela les ennuie, à quelqu’un qui leur a demandé :

« Viendrez-vous voir passer la cavalcade, assisterez-vous à la

Revue ? » Mais ce hochement de tête affecté ainsi d’habitude

à un événement à venir mêle à cause de cela de quelque in-

certitude la dénégation d’un événement passé. De plus il

n’évoque que des raisons de convenance personnelle plutôt

que la réprobation, qu’une impossibilité morale. En voyant

Odette lui faire ainsi le signe que c’était faux, Swann comprit

que c’était peut-être vrai.

« Je te l’ai dit, tu le sais bien, ajouta-t-elle d’un air irrité

et malheureux.

— Oui, je sais, mais en es-tu sûre ? Ne me dis pas : “Tu

le sais bien”, dis-moi : “Je n’ai jamais fait ce genre de choses

avec aucune femme.” »

– 457 –

Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique et

comme si elle voulait se débarrasser de lui :

« Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune

femme.

— Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de

Laghet ? »

Swann savait qu’Odette ne se parjurerait pas sur cette

médaille-là.

« Oh ! que tu me rends malheureuse », s’écria-t-elle en

se dérobant par un sursaut à l’étreinte de sa question. « Mais

as-tu bientôt fini ? Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? Tu as

donc décidé qu’il fallait que je te déteste, que je t’exècre ?

Voilà, je voulais reprendre avec toi le bon temps comme au-

trefois et voilà ton remerciement ! »

Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la

fin du spasme qui interrompt son intervention mais ne l’y fait

pas renoncer :

« Tu as bien tort de te figurer que je t’en voudrais le

moins du monde, Odette, lui dit-il avec une douceur persua-

sive et menteuse. Je ne te parle jamais que de ce que je sais,

et j’en sais toujours bien plus long que je ne dis. Mais toi

seule peux adoucir par ton aveu ce qui me fait te haïr tant

que cela ne m’a été dénoncé que par d’autres. Ma colère

contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout

puisque je t’aime, mais de ta fausseté, de ta fausseté absurde

qui te fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais

comment veux-tu que je puisse continuer à t’aimer, quand je

te vois me soutenir, me jurer une chose que je sais fausse ?

Odette, ne prolonge pas cet instant qui est une torture pour

nous deux. Si tu le veux, ce sera fini dans une seconde, tu se-

– 458 –

ras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta médaille, si oui ou

non, tu as jamais fait ces choses.

— Mais je n’en sais rien, moi, s’écria-t-elle avec colère,

peut-être il y a très longtemps, sans me rendre compte de ce

que je faisais, peut-être deux ou trois fois. »

Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité

est donc quelque chose qui n’a aucun rapport avec les possi-

bilités, pas plus qu’un coup de couteau que nous recevons

avec les légers mouvements des nuages au-dessus de notre

tête, puisque ces mots « deux ou trois fois » marquèrent à vif

une sorte de croix dans son cœur. Chose étrange que ces

mots « deux ou trois fois », rien que des mots, des mots pro-

noncés dans l’air, à distance, puissent ainsi déchirer le cœur

comme s’ils le touchaient véritablement, puissent rendre ma-

lade, comme un poison qu’on absorberait. Involontairement

Swann pensa à ce mot qu’il avait entendu chez Mme de Saint-

Euverte : « C’est ce que j’ai vu de plus fort depuis les tables

tournantes. » Cette souffrance qu’il ressentait ne ressemblait

à rien de ce qu’il avait cru. Non pas seulement parce que

dans ses heures de plus entière méfiance il avait rarement

imaginé si loin dans le mal, mais parce que, même quand il

imaginait cette chose, elle restait vague, incertaine, dénuée

de cette horreur particulière qui s’était échappée des mots

« peut-être deux ou trois fois », dépourvue de cette cruauté

spécifique aussi différente de tout ce qu’il avait connu qu’une

maladie dont on est atteint pour la première fois. Et pourtant

cette Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui était pas

moins chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au

fur et à mesure que grandissait la souffrance, grandissait en

même temps le prix du calmant, du contrepoison que seule

cette femme possédait. Il voulait lui donner plus de soins

comme à une maladie qu’on découvre soudain plus grave. Il

– 459 –

voulait que la chose affreuse qu’elle lui avait dit avoir faite

« deux ou trois fois » ne pût pas se renouveler. Pour cela il

lui fallait veiller sur Odette. On dit souvent qu’en dénonçant

à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne réussit qu’à le rap-

procher d’elle parce qu’il ne leur ajoute pas foi, mais com-

bien davantage s’il leur ajoute foi ! Mais se disait Swann,

comment réussir à la protéger ? Il pouvait peut-être la pré-

server d’une certaine femme mais il y en avait des centaines

d’autres, et il comprit quelle folie avait passé sur lui quand il

avait, le soir où il n’avait pas trouvé Odette chez les Verdu-

rin, commencé de désirer la possession, toujours impossible,

d’un autre être. Heureusement pour Swann, sous les souf-

frances nouvelles qui venaient d’entrer dans son âme comme

des hordes d’envahisseurs, il existait un fond de nature plus

ancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les

cellules d’un organe blessé qui se mettent aussitôt en mesure

de refaire les tissus lésés, comme les muscles d’un membre

paralysé qui tendent à reprendre leurs mouvements. Ces plus

anciens, plus autochtones habitants de son âme, employè-

rent un instant toutes les forces de Swann à ce travail obscu-

rément réparateur qui donne l’illusion du repos à un conva-

lescent, à un opéré. Cette fois-ci, ce fut moins comme d’habi-

tude dans le cerveau de Swann que se produisit cette détente

par épuisement, ce fut plutôt dans son cœur. Mais toutes les

choses de la vie qui ont existé une fois tendent à se recréer,

et comme un animal expirant qu’agite de nouveau le sursaut

d’une convulsion qui semblait finie, sur le cœur, un instant

épargné, de Swann, d’elle-même la même souffrance vint re-

tracer la même croix. Il se rappela ces soirs de clair de lune

où, allongé dans sa victoria qui le menait rue La Pérouse, il

cultivait voluptueusement en lui les émotions de l’homme

amoureux, sans savoir le fruit empoisonné qu’elles produi-

raient nécessairement. Mais toutes ces pensées ne durèrent

– 460 –

que l’espace d’une seconde, le temps qu’il portât la main à

son cœur, reprît sa respiration et parvînt à sourire pour dis-

simuler sa torture. Déjà il recommençait à poser ses ques-

tions. Car sa jalousie qui avait pris une peine qu’un ennemi

ne se serait pas donnée pour arriver à lui faire assener ce

coup, à lui faire faire la connaissance de la douleur la plus

cruelle qu’il eût encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait

pas qu’il eût assez souffert et cherchait à lui faire recevoir

une blessure plus profonde encore. Telle, comme une divini-

té méchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait à sa

perte. Ce ne fut pas sa faute, mais celle d’Odette seulement

si d’abord son supplice ne s’aggrava pas.

« Ma chérie, lui dit-il, c’est fini, était-ce avec une per-

sonne que je connais ?

— Mais non, je te jure, d’ailleurs je crois que j’ai exagé-

ré, que je n’ai pas été jusque-là. »

Il sourit et reprit :

« Que veux-tu ? cela ne fait rien, mais c’est malheureux

que tu ne puisses pas me dire le nom. De pouvoir me repré-

senter la personne, cela m’empêcherait de plus jamais y pen-

ser. Je le dis pour toi, parce que je ne t’ennuierais plus. C’est

si calmant de se représenter les choses ! Ce qui est affreux,

c’est ce qu’on ne peut pas imaginer. Mais tu as déjà été si

gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie de tout

mon cœur de tout le bien que tu m’as fait. C’est fini. Seule-

ment ce mot : “Il y a combien de temps ?”

— Oh ! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues !

c’est tout ce qu’il y a de plus ancien. Je n’y avais jamais re-

pensé, on dirait que tu veux absolument me redonner ces

– 461 –

idées-là. Tu seras bien avancé », dit-elle, avec une sottise in-

consciente et une méchanceté voulue.

« Oh ! je voulais seulement savoir si c’est depuis que je

te connais. Mais ce serait si naturel, est-ce que ça se passait

ici ? tu ne peux pas me dire un certain soir, que je me repré-

sente ce que je faisais ce soir-là ; tu comprends bien qu’il

n’est pas possible que tu ne te rappelles pas avec qui,

Odette, mon amour.

— Mais je ne sais pas, moi, je crois que c’était au Bois

un soir où tu es venu nous retrouver dans l’île. Tu avais dîné

chez la princesse des Laumes », dit-elle, heureuse de fournir

un détail précis qui attestait sa véracité. « À une table voisine

il y avait une femme que je n’avais pas vue depuis très long-

temps. Elle m’a dit : “Venez donc derrière le petit rocher voir

l’effet du clair de lune sur l’eau.” D’abord j’ai bâillé et j’ai ré-

pondu : “Non, je suis fatiguée et je suis bien ici.” Elle a assu-

ré qu’il n’y avait jamais eu un clair de lune pareil. Je lui ai

dit : “Cette blague !” ; je savais bien où elle voulait en ve-

nir. »

Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui

parût tout naturel, ou parce qu’elle croyait en atténuer ainsi

l’importance, ou pour ne pas avoir l’air humilié. En voyant le

visage de Swann, elle changea de ton :

« Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire

faire des mensonges que je dis afin que tu me laisses tran-

quille. »

Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore

que le premier. Jamais il n’avait supposé que ce fût une

chose aussi récente, cachée à ses yeux, qui n’avaient pas su

la découvrir, non dans un passé qu’il n’avait pas connu, mais

– 462 –

dans des soirs qu’il se rappelait si bien, qu’il avait vécus avec

Odette, qu’il avait crus connus si bien par lui et qui mainte-

nant prenaient rétrospectivement quelque chose de fourbe et

d’atroce ; au milieu d’eux tout d’un coup se creusait cette

ouverture béante, ce moment dans l’île du Bois. Odette sans

être intelligente avait le charme du naturel. Elle avait racon-

té, elle avait mimé cette scène avec tant de simplicité que

Swann, haletant, voyait tout : le bâillement d’Odette, le petit

rocher. Il l’entendait répondre – gaiement, hélas ! – : « Cette

blague ! » Il sentait qu’elle ne dirait rien de plus ce soir, qu’il

n’y avait aucune révélation nouvelle à attendre en ce mo-

ment ; il lui dit : « Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens

que je te fais de la peine, c’est fini, je n’y pense plus. »

Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses

qu’il ne savait pas et sur ce passé de leur amour, monotone

et doux dans sa mémoire parce qu’il était vague, et que dé-

chirait maintenant comme une blessure cette minute dans

l’île du Bois, au clair de lune, après le dîner chez la princesse

des Laumes. Mais il avait tellement pris l’habitude de trouver

la vie intéressante – d’admirer les curieuses découvertes

qu’on peut y faire – que tout en souffrant au point de croire

qu’il ne pourrait pas supporter longtemps une pareille dou-

leur, il se disait : « La vie est vraiment étonnante et réserve

de belles surprises ; en somme le vice est quelque chose de

plus répandu qu’on ne croit. Voilà une femme en qui j’avais

confiance, qui a l’air si simple, si honnête, en tous cas, si

même elle était légère, qui semblait bien normale et saine

dans ses goûts ; sur une dénonciation invraisemblable, je

l’interroge, et le peu qu’elle m’avoue révèle bien plus que ce

qu’on eût pu soupçonner. » Mais il ne pouvait pas se borner

à ces remarques désintéressées. Il cherchait à apprécier

exactement la valeur de ce qu’elle lui avait raconté, afin de

savoir s’il devait conclure que ces choses, elle les avait faites

– 463 –

souvent, qu’elles se renouvelleraient. Il se répétait ces mots

qu’elle avait dits : « Je voyais bien où elle voulait en venir »,

« Deux ou trois fois », « Cette blague ! », mais ils ne reparais-

saient pas désarmés dans la mémoire de Swann, chacun

d’eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau coup.

Pendant bien longtemps, comme un malade ne peut s’em-

pêcher d’essayer à toute minute de faire le mouvement qui

lui est douloureux, il se redisait ces mots : « Je suis bien ici »,

« Cette blague ! », mais la souffrance était si forte qu’il était

obligé de s’arrêter. Il s’émerveillait que des actes que tou-

jours il avait jugés si légèrement, si gaiement, maintenant

fussent devenus pour lui graves comme une maladie dont on

peut mourir. Il connaissait bien des femmes à qui il eût pu

demander de surveiller Odette. Mais comment espérer

qu’elles se placeraient au même point de vue que lui et ne

resteraient pas à celui qui avait été si longtemps le sien, qui

avait toujours guidé sa vie voluptueuse, ne lui diraient pas en

riant : « Vilain jaloux qui veut priver les autres d’un plai-

sir » ? Par quelle trappe soudainement abaissée (lui qui

n’avait eu autrefois de son amour pour Odette que des plai-

sirs délicats) avait-il été brusquement précipité dans ce nou-

veau cercle de l’enfer d’où il n’apercevait pas comment il

pourrait jamais sortir. Pauvre Odette ! il ne lui en voulait pas.

Elle n’était qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que c’était

par sa propre mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à

Nice, à un riche Anglais ? Mais quelle vérité douloureuse

prenaient pour lui ces lignes du Journal d’un poète d’Alfred de

Vigny qu’il avait lues avec indifférence autrefois : « Quand

on se sent pris d’amour pour une femme, on devrait se dire :

Comment est-elle entourée ? Quelle a été sa vie ? Tout le

bonheur de la vie est appuyé là-dessus. » Swann s’étonnait

que de simples phrases épelées par sa pensée, comme

« Cette blague ! », « Je voyais bien où elle voulait en venir »

– 464 –

pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que ce qu’il

croyait de simples phrases n’était que les pièces de l’ar-

mature entre lesquelles tenait, pouvait lui être rendue, la

souffrance qu’il avait éprouvée pendant le récit d’Odette. Car

c’était bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. Il

avait beau savoir maintenant – même il eut beau, le temps

passant, avoir un peu oublié, avoir pardonné –, au moment

où il se redisait ses mots, la souffrance ancienne le refaisait

tel qu’il était avant qu’Odette ne parlât : ignorant, confiant ;

sa cruelle jalousie le replaçait pour le faire frapper par l’aveu

d’Odette dans la position de quelqu’un qui ne sait pas en-

core, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire le

bouleversait toujours comme une révélation. Il admirait la

terrible puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n’est que de

l’affaiblissement de cette génératrice dont la fécondité dimi-

nue avec l’âge qu’il pouvait espérer un apaisement à sa tor-

ture. Mais quand paraissait un peu épuisé le pouvoir qu’avait

de le faire souffrir un des mots prononcés par Odette, alors

un de ceux sur lesquels l’esprit de Swann s’était moins arrêté

jusque-là, un mot presque nouveau venait relayer les autres

et le frappait avec une vigueur intacte. La mémoire du soir

où il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était dou-

loureuse, mais ce n’était que le centre de son mal. Celui-ci ir-

radiait confusément à l’entour dans tous les jours avoisi-

nants. Et à quelque point d’elle qu’il voulût toucher dans ses

souvenirs, c’est la saison tout entière où les Verdurin avaient

si souvent dîné dans l’île du Bois qui lui faisait mal. Si mal

que peu à peu les curiosités qu’excitait en lui sa jalousie fu-

rent neutralisées par la peur des tortures nouvelles qu’il

s’infligerait en les satisfaisant. Il se rendait compte que toute

la période de la vie d’Odette écoulée avant qu’elle ne le ren-

contrât, période qu’il n’avait jamais cherché à se représenter,

n’était pas l’étendue abstraite qu’il voyait vaguement, mais

– 465 –

avait été faite d’années particulières, remplie d’incidents

concrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passé in-

colore, fluide et supportable, ne prît un corps tangible et im-

monde, un visage individuel et diabolique. Et il continuait à

ne pas chercher à le concevoir, non plus par paresse de pen-

ser, mais par peur de souffrir. Il espérait qu’un jour il finirait

par pouvoir entendre le nom de l’île du Bois, de la princesse

des Laumes, sans ressentir le déchirement ancien, et trouvait

imprudent de provoquer Odette à lui fournir de nouvelles pa-

roles, le nom d’endroits, de circonstances différentes qui, son

mal à peine calmé, le feraient renaître sous une autre forme.

Mais souvent les choses qu’il ne connaissait pas, qu’il

redoutait maintenant de connaître, c’est Odette elle-même

qui les lui révélait spontanément, et sans s’en rendre

compte ; en effet l’écart que le vice mettait entre la vie réelle

d’Odette et la vie relativement innocente que Swann avait

cru, et bien souvent croyait encore, que menait sa maîtresse,

cet écart, Odette en ignorait l’étendue : un être vicieux, af-

fectant toujours la même vertu devant les êtres de qui il ne

veut pas que soient soupçonnés ses vices, n’a pas de con-

trôle pour se rendre compte combien ceux-ci, dont la crois-

sance continue est insensible pour lui-même, l’entraînent

peu à peu loin des façons de vivre normales. Dans leur coha-

bitation, au sein de l’esprit d’Odette, avec le souvenir des ac-

tions qu’elle cachait à Swann, d’autres peu à peu en rece-

vaient le reflet, étaient contagionnées par elles, sans qu’elle

pût leur trouver rien d’étrange, sans qu’elles détonnassent

dans le milieu particulier où elle les faisait vivre en elle ;

mais si elle les racontait à Swann, il était épouvanté par la

révélation de l’ambiance qu’elles trahissaient. Un jour il

cherchait, sans blesser Odette, à lui demander si elle n’avait

jamais été chez des entremetteuses. À vrai dire il était con-

vaincu que non ; la lecture de la lettre anonyme en avait in-

– 466 –

troduit la supposition dans son intelligence, mais d’une façon

mécanique ; elle n’y avait rencontré aucune créance, mais en

fait y était restée, et Swann, pour être débarrassé de la pré-

sence purement matérielle mais pourtant gênante du soup-

çon, souhaitait qu’Odette l’extirpât. « Oh ! non ! Ce n’est pas

que je ne sois pas persécutée pour cela », ajouta-t-elle, en

dévoilant dans un sourire une satisfaction de vanité qu’elle

ne s’apercevait plus ne pas pouvoir paraître légitime à

Swann. « Il y en a une qui est encore restée plus de deux

heures hier à m’attendre, elle me proposait n’importe quel

prix. Il paraît qu’il y a un ambassadeur qui lui a dit : “Je me

tue si vous ne me l’amenez pas.” On lui a dit que j’étais sor-

tie, j’ai fini par aller moi-même lui parler pour qu’elle s’en

aille. J’aurais voulu que tu voies comme je l’ai reçue, ma

femme de chambre qui m’entendait de la pièce voisine m’a

dit que je criais à tue-tête : “Mais puisque je vous dis que je

ne veux pas ! C’est une idée comme ça, ça ne me plaît pas.

Je pense que je suis libre de faire ce que je veux, tout de

même ! Si j’avais besoin d’argent, je comprends…” Le con-

cierge a ordre de ne plus la laisser entrer. Il dira que je suis à

la campagne. Ah ! j’aurais voulu que tu sois caché quelque

part. Je crois que tu aurais été content, mon chéri. Elle a du

bon, tout de même, tu vois, ta petite Odette, quoiqu’on la

trouve si détestable. »

D’ailleurs ses aveux même, quand elle lui en faisait, de

fautes qu’elle le supposait avoir découvertes, servaient plutôt

pour Swann de point de départ à de nouveaux doutes qu’ils

ne mettaient un terme aux anciens. Car ils n’étaient jamais

exactement proportionnés à ceux-ci. Odette avait eu beau

retrancher de sa confession tout l’essentiel, il restait dans

l’accessoire quelque chose que Swann n’avait jamais imagi-

né, qui l’accablait de sa nouveauté et allait lui permettre de

changer les termes du problème de sa jalousie. Et ces aveux,

– 467 –

il ne pouvait plus les oublier. Son âme les charriait, les reje-

tait, les berçait, comme des cadavres. Et elle en était empoi-

sonnée.

Une fois elle lui parla d’une visite que Forcheville lui

avait faite le jour de la fête de Paris-Murcie. « Comment, tu

le connaissais déjà ? Ah ! oui, c’est vrai », dit-il, en se repre-

nant pour ne pas paraître l’avoir ignoré. Et tout d’un coup il

se mit à trembler à la pensée que le jour de cette fête de Pa-

ris-Murcie où il avait reçu d’elle la lettre qu’il avait si pré-

cieusement gardée, elle déjeunait peut-être avec Forcheville

à la Maison d’Or. Elle lui jura que non. « Pourtant la Maison

d’Or me rappelle je ne sais quoi que j’ai su ne pas être vrai »,

lui dit-il pour l’effrayer. « Oui, que je n’y étais pas allée le

soir où je t’ai dit que j’en sortais quand tu m’avais cherchée

chez Prévost », lui répondit-elle (croyant à son air qu’il le sa-

vait), avec une décision où il y avait, beaucoup plutôt que du

cynisme, de la timidité, une peur de contrarier Swann et que

par amour-propre elle voulait cacher, puis le désir de lui

montrer qu’elle pouvait être franche. Aussi frappa-t-elle avec

une netteté et une vigueur de bourreau et qui étaient

exemptes de cruauté car Odette n’avait pas conscience du

mal qu’elle faisait à Swann ; et même elle se mit à rire, peut-

être, il est vrai, surtout pour ne pas avoir l’air humilié, con-

fus. « C’est vrai que je n’avais pas été à la Maison Dorée, que

je sortais de chez Forcheville. J’avais vraiment été chez Pré-

vost, ça c’était pas de la blague, il m’y avait rencontrée et

m’avait demandé d’entrer regarder ses gravures. Mais il était

venu quelqu’un pour le voir. Je t’ai dit que je venais de la

Maison d’Or, parce que j’avais peur que cela ne t’ennuie. Tu

vois, c’était plutôt gentil de ma part. Mettons que j’aie eu

tort, au moins je te le dis carrément. Quel intérêt aurais-je à

ne pas te dire aussi bien que j’avais déjeuné avec lui le jour

de la Fête Paris-Murcie, si c’était vrai ? D’autant plus qu’à ce

– 468 –

moment-là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous

les deux, dis, chéri. » Il lui sourit avec la lâcheté soudaine de

l’être sans forces qu’avaient fait de lui ces accablantes pa-

roles. Ainsi, même dans les mois auxquels il n’avait jamais

plus osé repenser parce qu’ils avaient été trop heureux, dans

ces mois où elle l’avait aimé, elle lui mentait déjà ! Aussi bien

que ce moment (le premier soir qu’ils avaient « fait catleya »)

où elle lui avait dit sortir de la Maison Dorée, combien de-

vait-il y en avoir eu d’autres, receleurs eux aussi d’un men-

songe que Swann n’avait pas soupçonné. Il se rappela qu’elle

lui avait dit un jour : « Je n’aurais qu’à dire à Mme Verdurin

que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est venu en re-

tard. Il y a toujours moyen de s’arranger. » À lui aussi proba-

blement, bien des fois où elle lui avait glissé de ces mots qui

expliquent un retard, justifient un changement d’heure dans

un rendez-vous, ils avaient dû cacher, sans qu’il s’en fût dou-

té alors, quelque chose qu’elle avait à faire avec un autre,

avec un autre à qui elle avait dit : « Je n’aurai qu’à dire à

Swann que ma robe n’a pas été prête, que mon cab est arrivé

en retard, il y a toujours moyen de s’arranger. » Et sous tous

les souvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les

plus simples que lui avait dites autrefois Odette, qu’il avait

crues comme paroles d’évangile, sous les actions quoti-

diennes qu’elle lui avait racontées, sous les lieux les plus ac-

coutumés, la maison de sa couturière, l’avenue du Bois,

l’Hippodrome, il sentait, dissimulée à la faveur de cet excé-

dent de temps qui dans les journées les plus détaillées laisse

encore du jeu, de la place, et peut servir de cachette à cer-

taines actions, il sentait s’insinuer la présence possible et

souterraine de mensonges qui lui rendaient ignoble tout ce

qui lui était resté le plus cher (ses meilleurs soirs, la rue La

Pérouse elle-même qu’Odette avait toujours dû quitter à

d’autres heures que celles qu’elle lui avait dites) faisant cir-

– 469 –

culer partout un peu de la ténébreuse horreur qu’il avait res-

sentie en entendant l’aveu relatif à la Maison Dorée, et,

comme les bêtes immondes dans la Désolation de Ninive,

ébranlant pierre à pierre tout son passé. Si maintenant il se

détournait chaque fois que sa mémoire lui disait le nom cruel

de la Maison Dorée, ce n’était plus, comme tout récemment

encore à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce qu’il lui

rappelait un bonheur qu’il avait perdu depuis longtemps,

mais un malheur qu’il venait seulement d’apprendre. Puis il

en fut du nom de la Maison Dorée comme de celui de l’île du

Bois, il cessa peu à peu de faire souffrir Swann. Car ce que

nous croyons notre amour, notre jalousie, n’est pas une

même passion continue, indivisible. Ils se composent d’une

infinité d’amours successifs, de jalousies différentes et qui

sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue don-

nent l’impression de la continuité, l’illusion de l’unité. La vie

de l’amour de Swann, la fidélité de sa jalousie, étaient faites

de la mort, de l’infidélité, d’innombrables désirs, d’in-

nombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet. S’il

était resté longtemps sans la voir, ceux qui mouraient

n’auraient pas été remplacés par d’autres. Mais la présence

d’Odette continuait d’ensemencer le cœur de Swann de ten-

dresses et de soupçons alternés.

Certains soirs elle redevenait tout d’un coup avec lui

d’une gentillesse dont elle l’avertissait durement qu’il devait

profiter tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renou-

veler avant des années ; il fallait rentrer immédiatement chez

elle « faire catleya », et ce désir qu’elle prétendait avoir de

lui était si soudain, si inexplicable, si impérieux, les caresses

qu’elle lui prodiguait ensuite si démonstratives et si insolites,

que cette tendresse brutale et sans vraisemblance faisait au-

tant de chagrin à Swann qu’un mensonge et qu’une méchan-

ceté. Un soir qu’il était ainsi, sur l’ordre qu’elle lui en avait

– 470 –

donné, rentré avec elle, et qu’elle entremêlait ses baisers de

paroles passionnées qui contrastaient avec sa sécheresse or-

dinaire, il crut tout d’un coup entendre du bruit ; il se leva,

chercha partout, ne trouva personne, mais n’eut pas le cou-

rage de reprendre sa place auprès d’elle qui alors, au comble

de la rage, brisa un vase et dit à Swann : « On ne peut jamais

rien faire avec toi ! » Et il resta incertain si elle n’avait pas

caché quelqu’un dont elle avait voulu faire souffrir la jalousie

ou allumer les sens.

Quelquefois il allait dans des maisons de rendez-vous,

espérant apprendre quelque chose d’elle, sans oser la nom-

mer cependant. « J’ai une petite qui va vous plaire », disait

l’entremetteuse. Et il restait une heure à causer tristement

avec quelque pauvre fille étonnée qu’il ne fît rien de plus.

Une toute jeune et ravissante lui dit un jour : « Ce que je

voudrais, c’est trouver un ami, alors il pourrait être sûr, je

n’irais plus jamais avec personne. – Vraiment, crois-tu que ce

soit possible qu’une femme soit touchée qu’on l’aime, ne

vous trompe jamais ? lui demanda Swann anxieusement. –

Pour sûr ! ça dépend des caractères ! » Swann ne pouvait

s’empêcher de dire à ces filles les mêmes choses qui auraient

plu à la princesse des Laumes. À celle qui cherchait un ami,

il dit en souriant : « C’est gentil, tu as mis des yeux bleus de

la couleur de ta ceinture. – Vous aussi, vous avez des man-

chettes bleues. – Comme nous avons une belle conversation,

pour un endroit de ce genre ! Je ne t’ennuie pas ? tu as peut-

être à faire ? – Non, j’ai tout mon temps. Si vous m’auriez

ennuyée, je vous l’aurais dit. Au contraire, j’aime bien vous

entendre causer. – Je suis très flatté. N’est-ce pas que nous

causons gentiment ? dit-il à l’entremetteuse qui venait

d’entrer. – Mais oui, c’est justement ce que je me disais.

Comme ils sont sages ! Voilà ! on vient maintenant pour cau-

ser chez moi. Le Prince le disait, l’autre jour, c’est bien

– 471 –

mieux ici que chez sa femme. Il paraît que maintenant dans

le monde elles ont toutes un genre, c’est un vrai scandale !

Je vous quitte, je suis discrète. » Et elle laissa Swann avec la

fille qui avait les yeux bleus. Mais bientôt il se leva et lui dit

adieu, elle lui était indifférente, elle ne connaissait pas

Odette.

Le peintre ayant été malade, le docteur Cottard lui con-

seilla un voyage en mer ; plusieurs fidèles parlèrent de partir

avec lui ; les Verdurin ne purent se résoudre à rester seuls,

louèrent un yacht, puis s’en rendirent acquéreurs et ainsi

Odette fit de fréquentes croisières. Chaque fois qu’elle était

partie depuis un peu de temps, Swann sentait qu’il commen-

çait à se détacher d’elle, mais comme si cette distance mo-

rale était proportionnée à la distance matérielle, dès qu’il sa-

vait Odette de retour, il ne pouvait pas rester sans la voir.

Une fois, partis pour un mois seulement, croyaient-ils, soit

qu’ils eussent été tentés en route, soit que M. Verdurin eût

sournoisement arrangé les choses d’avance pour faire plaisir

à sa femme et n’eût averti les fidèles qu’au fur et à mesure,

d’Alger ils allèrent à Tunis, puis en Italie, puis en Grèce, à

Constantinople, en Asie Mineure. Le voyage durait depuis

près d’un an. Swann se sentait absolument tranquille,

presque heureux. Bien que Mme Verdurin eût cherché à per-

suader au pianiste et au docteur Cottard que la tante de l’un

et les malades de l’autre n’avaient aucun besoin d’eux et

qu’en tous cas il était imprudent de laisser Mme Cottard ren-

trer à Paris que M. Verdurin assurait être en révolution, elle

fut obligée de leur rendre leur liberté à Constantinople. Et le

peintre partit avec eux. Un jour, peu après le retour de ces

trois voyageurs, Swann voyant passer un omnibus pour le

Luxembourg où il avait à faire, avait sauté dedans, et s’y

était trouvé assis en face de Mme Cottard qui faisait sa tour-

née de visites « de jours » en grande tenue, plumet au cha-

– 472 –

peau, robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes, et

gants blancs nettoyés. Revêtue de ces insignes, quand il fai-

sait sec elle allait à pied d’une maison à l’autre, dans un

même quartier, mais pour passer ensuite dans un quartier

différent usait de l’omnibus avec correspondance. Pendant

les premiers instants, avant que la gentillesse native de la

femme eût pu percer l’empesé de la petite bourgeoise, et ne

sachant trop d’ailleurs si elle devait parler des Verdurin à

Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente, gauche

et douce que par moments l’omnibus couvrait complètement

de son tonnerre, des propos choisis parmi ceux qu’elle en-

tendait et répétait dans les vingt-cinq maisons dont elle mon-

tait les étages dans une journée :

« Je ne vous demande pas, Monsieur, si un homme dans

le mouvement comme vous a vu, aux Mirlitons, le portrait de

Machard qui fait courir tout Paris. Eh bien, qu’en dites-vous ?

Êtes-vous dans le camp de ceux qui approuvent ou dans le

camp de ceux qui blâment ? Dans tous les salons on ne parle

que du portrait de Machard, on n’est pas chic, on n’est pas

pur, on n’est pas dans le train, si on ne donne pas son opi-

nion sur le portrait de Machard. »

Swann ayant répondu qu’il n’avait pas vu ce portrait,

Mme Cottard eut peur de l’avoir blessé en l’obligeant à le con-

fesser.

« Ah ! c’est très bien, au moins vous l’avouez franche-

ment, vous ne vous croyez pas déshonoré parce que vous

n’avez pas vu le portrait de Machard. Je trouve cela très

beau de votre part. Hé bien, moi je l’ai vu, les avis sont par-

tagés, il y en a qui trouvent que c’est un peu léché, un peu

crème fouettée, moi, je le trouve idéal. Évidemment elle ne

ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami

– 473 –

Biche. Mais je dois vous l’avouer franchement, vous ne me

trouverez pas très fin de siècle, mais je le dis comme je le

pense, je ne comprends pas. Mon Dieu, je reconnais les qua-

lités qu’il y a dans le portrait de mon mari, c’est moins

étrange que ce qu’il fait d’habitude, mais il a fallu qu’il lui

fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard ! Tenez,

justement le mari de l’amie chez qui je vais en ce moment

(ce qui me donne le très grand plaisir de faire route avec

vous) lui a promis, s’il est nommé à l’Académie (c’est un des

collègues du docteur) de lui faire faire son portrait par Ma-

chard. Évidemment c’est un beau rêve ! J’ai une autre amie

qui prétend qu’elle aime mieux Leloir. Je ne suis qu’une

pauvre profane et Leloir est peut-être encore supérieur

comme science. Mais je trouve que la première qualité d’un

portrait, surtout quand il coûte dix mille francs, est d’être

ressemblant et d’une ressemblance agréable. »

Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de

son aigrette, le chiffre de son porte-cartes, le petit numéro

tracé à l’encre dans ses gants par le teinturier et l’embarras

de parler à Swann des Verdurin, Mme Cottard, voyant qu’on

était encore loin du coin de la rue Bonaparte où le conduc-

teur devait l’arrêter, écouta son cœur qui lui conseillait

d’autres paroles.

« Les oreilles ont dû vous tinter, Monsieur, lui dit-elle,

pendant le voyage que nous avons fait avec Mme Verdurin.

On ne parlait que de vous. »

Swann fut bien étonné, il supposait que son nom n’était

jamais proféré devant les Verdurin.

« D’ailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de Crécy était là et

c’est tout dire. Quand Odette est quelque part elle ne peut

jamais rester bien longtemps sans parler de vous. Et vous

– 474 –

pensez que ce n’est pas en mal. Comment ! vous en dou-

tez ? » dit-elle, en voyant un geste sceptique de Swann.

Et emportée par la sincérité de sa conviction, ne mettant

d’ailleurs aucune mauvaise pensée sous ce mot qu’elle pre-

nait seulement dans le sens où on l’emploie pour parler de

l’affection qui unit des amis :

« Mais elle vous adore ! Ah je crois qu’il ne faudrait pas

dire ça de vous devant elle ! On serait bien arrangé ! À pro-

pos de tout, si on voyait un tableau par exemple elle disait :

“Ah ! s’il était là, c’est lui qui saurait vous dire si c’est au-

thentique ou non. Il n’y a personne comme lui pour ça.” Et à

tout moment elle demandait : “Qu’est-ce qu’il peut faire en

ce moment ? Si seulement il travaillait un peu ! C’est malheu-

reux, un garçon si doué, qu’il soit si paresseux.” (Vous me

pardonnez, n’est-ce pas ?) “En ce moment je le vois, il pense

à nous, il se demande où nous sommes.” Elle a même eu un

mot que j’ai trouvé bien joli ; M. Verdurin lui disait : “Mais

comment pouvez-vous voir ce qu’il fait en ce moment

puisque vous êtes à huit cents lieues de lui ?” Alors Odette

lui a répondu : “Rien n’est impossible à l’œil d’une amie.”

Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous flatter,

vous avez là une vraie amie comme on n’en a pas beaucoup.

Je vous dirai du reste que si vous ne le savez pas, vous êtes

le seul. Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour

(vous savez, les veilles de départ on cause mieux) : “Je ne dis

pas qu’Odette ne nous aime pas, mais tout ce que nous lui

disons ne pèserait pas lourd auprès de ce que lui dirait

M. Swann.” Oh ! mon Dieu, voilà que le conducteur m’arrête,

en bavardant avec vous j’allais laisser passer la rue Bona-

parte… me rendriez-vous le service de me dire si mon ai-

grette est droite ? »

– 475 –

Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre à

Swann sa main gantée de blanc d’où s’échappa, avec une

correspondance, une vision de haute vie qui remplit l’om-

nibus, mêlée à l’odeur du teinturier. Et Swann se sentit dé-

border de tendresse pour elle, autant que pour Mme Verdurin

(et presque autant que pour Odette, car le sentiment qu’il

éprouvait pour cette dernière, n’étant plus mêlé de douleur,

n’était plus guère de l’amour), tandis que de la plate-forme il

la suivait de ses yeux attendris, qui enfilait courageusement

la rue Bonaparte, l’aigrette haute, d’une main relevant sa

jupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes

dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son

manchon.

Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que

Swann avait pour Odette, Mme Cottard, meilleur thérapeute

que n’eût été son mari, avait greffé à côté d’eux d’autres sen-

timents, normaux ceux-là, de gratitude, d’amitié des senti-

ments qui dans l’esprit de Swann rendraient Odette plus hu-

maine (plus semblable aux autres femmes, parce que

d’autres femmes aussi pouvaient les lui inspirer), hâteraient

sa transformation définitive en cette Odette aimée d’af-

fection paisible, qui l’avait ramené un soir après une fête

chez le peintre boire un verre d’orangeade avec Forcheville

et près de qui Swann avait entrevu qu’il pourrait vivre heu-

reux.

Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour il ces-

serait d’être épris d’Odette, il s’était promis d’être vigilant et,

dès qu’il sentirait que son amour commencerait à le quitter,

de s’accrocher à lui, de le retenir. Mais voici qu’à l’affaiblis-

sement de son amour correspondait simultanément un affai-

blissement du désir de rester amoureux. Car on ne peut pas

changer, c’est-à-dire devenir une autre personne, tout en

– 476 –

continuant à obéir aux sentiments de celle qu’on n’est plus.

Parfois le nom aperçu dans un journal, d’un des hommes

qu’il supposait avoir pu être les amants d’Odette, lui redon-

nait de la jalousie. Mais elle était bien légère et comme elle

lui prouvait qu’il n’était pas encore complètement sorti de ce

temps où il avait tant souffert – mais aussi où il avait connu

une manière de sentir si voluptueuse – et que les hasards de

la route lui permettraient peut-être d’en apercevoir encore

furtivement et de loin les beautés, cette jalousie lui procurait

plutôt une excitation agréable comme au morne Parisien qui

quitte Venise pour retrouver la France, un dernier moustique

prouve que l’Italie et l’été ne sont pas encore bien loin. Mais

le plus souvent le temps si particulier de sa vie d’où il sortait,

quand il faisait effort sinon pour y rester du moins, pour en

avoir une vision claire pendant qu’il le pouvait encore, il

s’apercevait qu’il ne le pouvait déjà plus ; il aurait voulu

apercevoir comme un paysage qui allait disparaître cet

amour qu’il venait de quitter ; mais il est si difficile d’être

double et de se donner le spectacle véridique d’un sentiment

qu’on a cessé de posséder, que bientôt, l’obscurité se faisant

dans son cerveau, il ne voyait plus rien, renonçait à regarder,

retirait son lorgnon, en essuyait les verres ; et il se disait qu’il

valait mieux se reposer un peu, qu’il serait encore temps tout

à l’heure, et se rencognait avec l’incuriosité, dans l’engour-

dissement du voyageur ensommeillé qui rabat son chapeau

sur ses yeux pour dormir dans le wagon qu’il sent l’entraîner

de plus en plus vite, loin du pays où il a si longtemps vécu et

qu’il s’était promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un

dernier adieu. Même, comme ce voyageur s’il se réveille seu-

lement en France, quand Swann ramassa par hasard près de

lui la preuve que Forcheville avait été l’amant d’Odette, il

s’aperçut qu’il n’en ressentait aucune douleur, que l’amour

était loin maintenant, et regretta de n’avoir pas été averti du

– 477 –

moment où il le quittait pour toujours. Et de même qu’avant

d’embrasser Odette pour la première fois il avait cherché à

imprimer dans sa mémoire le visage qu’elle avait eu si long-

temps pour lui et qu’allait transformer le souvenir de ce bai-

ser, de même il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire

ses adieux, pendant qu’elle existait encore, à cette Odette lui

inspirant de l’amour, de la jalousie, à cette Odette lui causant

des souffrances et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se

trompait. Il devait la revoir une fois encore, quelques se-

maines plus tard. Ce fut en dormant, dans le crépuscule d’un

rêve. Il se promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard,

un jeune homme en fez qu’il ne pouvait identifier, le peintre,

Odette, Napoléon III et mon grand-père, sur un chemin qui

suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut, tan-

tôt de quelques mètres seulement, de sorte qu’on montait et

redescendait constamment ; ceux des promeneurs qui redes-

cendaient déjà n’étaient plus visibles à ceux qui montaient

encore, le peu de jour qui restât faiblissait et il semblait alors

qu’une nuit noire allait s’étendre immédiatement. Par mo-

ments les vagues sautaient jusqu’au bord et Swann sentait

sur sa joue des éclaboussures glacées. Odette lui disait de les

essuyer, il ne pouvait pas et en était confus vis-à-vis d’elle,

ainsi que d’être en chemise de nuit. Il espérait qu’à cause de

l’obscurité on ne s’en rendait pas compte, mais cependant

Mme Verdurin le fixa d’un regard étonné durant un long mo-

ment pendant lequel il vit sa figure se déformer, son nez

s’allonger et qu’elle avait de grandes moustaches. Il se dé-

tourna pour regarder Odette, ses joues étaient pâles, avec

des petits points rouges, ses traits tirés, cernés, mais elle le

regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se déta-

cher comme des larmes pour tomber sur lui et il se sentait

l’aimer tellement qu’il aurait voulu l’emmener tout de suite.

Tout d’un coup Odette tourna son poignet, regarda une pe-

– 478 –

tite montre et dit : « Il faut que je m’en aille », elle prenait

congé de tout le monde, de la même façon, sans prendre à

part Swann, sans lui dire où elle le reverrait le soir ou un

autre jour. Il n’osa pas le lui demander, il aurait voulu la

suivre et était obligé, sans se retourner vers elle, de répondre

en souriant à une question de Mme Verdurin, mais son cœur

battait horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette, il

aurait voulu crever ses yeux qu’il aimait tant tout à l’heure,

écraser ses joues sans fraîcheur. Il continuait à monter avec

Mme Verdurin, c’est-à-dire à s’éloigner à chaque pas

d’Odette, qui descendait en sens inverse. Au bout d’une se-

conde, il y eut beaucoup d’heures qu’elle était partie. Le

peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III s’était éclip-

sé un instant après elle. « C’était certainement entendu entre

eux, ajouta-t-il, ils ont dû se rejoindre en bas de la côte mais

n’ont pas voulu dire adieu ensemble à cause des conve-

nances. Elle est sa maîtresse. » Le jeune homme inconnu se

mit à pleurer. Swann essaya de le consoler. « Après tout elle

a raison », lui dit-il en lui essuyant les yeux et en lui ôtant

son fez pour qu’il fût plus à son aise. « Je le lui ai conseillé

dix fois. Pourquoi en être triste ? C’était bien l’homme qui

pouvait la comprendre. » Ainsi Swann se parlait-il à lui-

même, car le jeune homme qu’il n’avait pu identifier d’abord

était aussi lui ; comme certains romanciers, il avait distribué

sa personnalité à deux personnages, celui qui faisait le rêve,

et un qu’il voyait devant lui coiffé d’un fez.

Quant à Napoléon III, c’est à Forcheville que quelque

vague association d’idées, puis une certaine modification

dans la physionomie habituelle du baron, enfin le grand cor-

don de la Légion d’honneur en sautoir, lui avaient fait donner

ce nom ; mais en réalité, et pour tout ce que le personnage

présent dans le rêve lui représentait et lui rappelait, c’était

bien Forcheville. Car, d’images incomplètes et changeantes

– 479 –

Swann endormi tirait des déductions fausses, ayant d’ailleurs

momentanément un tel pouvoir créateur qu’il se reproduisait

par simple division comme certains organismes inférieurs ;

avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le

creux d’une main étrangère qu’il croyait serrer et, de senti-

ments et d’impressions dont il n’avait pas conscience encore,

faisait naître comme des péripéties qui, par leur enchaîne-

ment logique, amèneraient à point nommé dans le sommeil

de Swann le personnage nécessaire pour recevoir son amour

ou provoquer son réveil. Une nuit noire se fit tout d’un coup,

un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant, se sau-

vant des maisons en flammes ; Swann entendait le bruit des

vagues qui sautaient et son cœur qui, avec la même violence,

battait d’anxiété dans sa poitrine. Tout d’un coup ses palpi-

tations de cœur redoublèrent de vitesse, il éprouva une souf-

france, une nausée inexplicable ; un paysan couvert de brû-

lures lui jetait en passant : « Venez demander à Charlus où

Odette est allée finir la soirée avec son camarade, il a été

avec elle autrefois et elle lui dit tout. C’est eux qui ont mis le

feu. » C’était son valet de chambre qui venait l’éveiller et lui

disait :

« Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est là, je lui ai

dit de repasser dans une heure. »

Mais ces paroles, en pénétrant dans les ondes du som-

meil où Swann était plongé, n’étaient arrivées jusqu’à sa

conscience qu’en subissant cette déviation qui fait qu’au

fond de l’eau un rayon paraît un soleil, de même qu’un mo-

ment auparavant le bruit de la sonnette, prenant au fond de

ces abîmes une sonorité de tocsin, avait enfanté l’épisode de

l’incendie. Cependant le décor qu’il avait sous les yeux vola

en poussière, il ouvrit les yeux, entendit une dernière fois le

bruit d’une des vagues de la mer qui s’éloignait. Il toucha sa

– 480 –

joue. Elle était sèche. Et pourtant il se rappelait la sensation

de l’eau froide et le goût du sel. Il se leva, s’habilla. Il avait

fait venir le coiffeur de bonne heure parce qu’il avait écrit la

veille à mon grand-père qu’il irait dans l’après-midi à Com-

bray, ayant appris que Mme de Cambremer – Mlle Legrandin –

devait y passer quelques jours. Associant dans son souvenir

au charme de ce jeune visage celui d’une campagne où il

n’était pas allé depuis si longtemps, ils lui offraient ensemble

un attrait qui l’avait décidé à quitter enfin Paris pour

quelques jours. Comme les différents hasards qui nous met-

tent en présence de certaines personnes ne coïncident pas

avec le temps où nous les aimons, mais, le dépassant, peu-

vent se produire avant qu’il commence et se répéter après

qu’il a fini, les premières apparitions que fait dans notre vie

un être destiné plus tard à nous plaire, prennent rétrospecti-

vement à nos yeux une valeur d’avertissement, de présage.

C’est de cette façon que Swann s’était souvent reporté à

l’image d’Odette rencontrée au théâtre, ce premier soir où il

ne songeait pas à la revoir jamais – et qu’il se rappelait main-

tenant la soirée de Mme de Saint-Euverte où il avait présenté

le général de Froberville à Mme de Cambremer. Les intérêts

de notre vie sont si multiples qu’il n’est pas rare que dans

une même circonstance les jalons d’un bonheur qui n’existe

pas encore soient posés à côté de l’aggravation d’un chagrin

dont nous souffrons. Et sans doute cela aurait pu arriver à

Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Qui sait

même, dans le cas où, ce soir-là, il se fût trouvé ailleurs, si

d’autres bonheurs, d’autres chagrins ne lui seraient pas arri-

vés, et qui ensuite lui eussent paru avoir été inévitables ?

Mais ce qui lui semblait l’avoir été, c’était ce qui avait eu

lieu, et il n’était pas loin de voir quelque chose de providen-

tiel dans ce fait qu’il se fût décidé à aller à la soirée de

Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit désireux d’ad-

– 481 –

mirer la richesse d’invention de la vie et incapable de se po-

ser longtemps une question difficile, comme de savoir ce qui

eût été le plus à souhaiter, considérait dans les souffrances

qu’il avait éprouvées ce soir-là et les plaisirs encore insoup-

çonnés qui germaient déjà – et entre lesquels la balance était

trop difficile à établir – une sorte d’enchaînement nécessaire.

Mais tandis que, une heure après son réveil, il donnait

des indications au coiffeur pour que sa brosse ne se déran-

geât pas en wagon, il repensa à son rêve, il revit, comme il

les avait sentis tout près de lui, le teint pâle d’Odette, les

joues trop maigres, les traits tirés, les yeux battus, tout ce

que – au cours des tendresses successives qui avaient fait de

son durable amour pour Odette un long oubli de l’image

première qu’il avait reçue d’elle – il avait cessé de remarquer

depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans

doute, pendant qu’il dormait, sa mémoire en avait été cher-

cher la sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente

qui reparaissait chez lui dès qu’il n’était plus malheureux et

que baissait du même coup le niveau de sa moralité, il s’écria

en lui-même : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie,

que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour,

pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon

genre ! »

– 482 –

TROISIÈME PARTIE

NOMS DE PAYS : LE NOM

Parmi les chambres dont j’évoquais le plus souvent

l’image dans mes nuits d’insomnie, aucune ne ressemblait

moins aux chambres de Combray, saupoudrées d’une at-

mosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote, que celle

du Grand Hôtel de la Plage, à Balbec, dont les murs passés

au ripolin contenaient, comme les parois polies d’une piscine

où l’eau bleuit, un air pur, azuré et salin. Le tapissier bava-

rois qui avait été chargé de l’aménagement de cet hôtel avait

varié la décoration des pièces et sur trois côtés, fait courir le

long des murs, dans celle que je me trouvai habiter, des bi-

bliothèques basses, à vitrines en glace, dans lesquelles, selon

la place qu’elles occupaient, et par un effet qu’il n’avait pas

prévu, telle ou telle partie du tableau changeant de la mer se

reflétait, déroulant une frise de claires marines, qu’inter-

rompaient seuls les pleins de l’acajou. Si bien que toute la

pièce avait l’air d’un de ces dortoirs modèles qu’on présente

dans les expositions « modern style » du mobilier, où ils sont

ornés d’œuvres d’art qu’on a supposées capables de réjouir

les yeux de celui qui couchera là et auxquelles on a donné

des sujets en rapport avec le genre de site où l’habitation

doit se trouver.

– 483 –

Mais rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel

que celui dont j’avais souvent rêvé, les jours de tempête,

quand le vent était si fort que Françoise en me menant aux

Champs-Élysées me recommandait de ne pas marcher trop

près des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tête et

parlait en gémissant des grands sinistres et naufrages annon-

cés par les journaux. Je n’avais pas de plus grand désir que

de voir une tempête sur la mer, moins comme un beau spec-

tacle que comme un moment dévoilé de la vie réelle de la

nature ; ou plutôt il n’y avait pour moi de beaux spectacles

que ceux que je savais qui n’étaient pas artificiellement

combinés pour mon plaisir, mais étaient nécessaires, inchan-

geables, – les beautés des paysages ou du grand art. Je

n’étais curieux, je n’étais avide de connaître que ce que je

croyais plus vrai que moi-même, ce qui avait pour moi le

prix de me montrer un peu de la pensée d’un grand génie, ou

de la force ou de la grâce de la nature telle qu’elle se mani-

feste livrée à elle-même, sans l’intervention des hommes. De

même que le beau son de sa voix, isolément reproduit par le

phonographe, ne nous consolerait pas d’avoir perdu notre

mère, de même une tempête mécaniquement imitée m’aurait

laissé aussi indifférent que les fontaines lumineuses de

l’Exposition. Je voulais aussi pour que la tempête fût abso-

lument vraie, que le rivage lui-même fût un rivage naturel,

non une digue récemment créée par une municipalité.

D’ailleurs la nature par tous les sentiments qu’elle éveillait

en moi, me semblait ce qu’il y avait de plus opposé aux pro-

ductions mécaniques des hommes. Moins elle portait leur

empreinte et plus elle offrait d’espace à l’expansion de mon

cœur. Or j’avais retenu le nom de Balbec que nous avait cité

Legrandin, comme d’une plage toute proche de « ces côtes

funèbres, fameuses par tant de naufrages qu’enveloppent six

– 484 –

mois de l’année le linceul des brumes et l’écume des

vagues ».

« On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus qu’au

Finistère lui-même (et quand bien même des hôtels s’y su-

perposeraient maintenant sans pouvoir y modifier la plus an-

tique ossature de la terre), on y sent la véritable fin de la

terre française, européenne, de la Terre antique. Et c’est le

dernier campement de pêcheurs, pareils à tous les pêcheurs

qui ont vécu depuis le commencement du monde, en face du

royaume éternel des brouillards de la mer et des ombres. »

Un jour qu’à Combray j’avais parlé de cette plage de Balbec

devant M. Swann afin d’apprendre de lui si c’était le point le

mieux choisi pour voir les plus fortes tempêtes, il m’avait ré-

pondu : « Je crois bien que je connais Balbec ! L’église de

Balbec, du XIIe et XIIIe siècle, encore à moitié romane, est

peut-être le plus curieux échantillon du gothique normand, et

si singulière, on dirait de l’art persan. » Et ces lieux qui

jusque-là ne m’avaient semblé être que de la nature immé-

moriale, restée contemporaine des grands phénomènes géo-

logiques – et tout aussi en dehors de l’histoire humaine que

l’Océan ou la Grande Ourse, avec ces sauvages pêcheurs

pour qui, pas plus que pour les baleines, il n’y eut de Moyen

Âge – ç’avait été un grand charme pour moi de les voir tout

d’un coup entrés dans la série des siècles, ayant connu

l’époque romane, et de savoir que le trèfle gothique était ve-

nu nervurer aussi ces rochers sauvages à l’heure voulue,

comme ces plantes frêles mais vivaces qui, quand c’est le

printemps, étoilent çà et là la neige des pôles. Et si le go-

thique apportait à ces lieux et à ces hommes une détermina-

tion qui leur manquait, eux aussi lui en conféraient une en

retour. J’essayais de me représenter comment ces pêcheurs

avaient vécu, le timide et insoupçonné essai de rapports so-

ciaux qu’ils avaient tenté là, pendant le Moyen Âge, ramas-

– 485 –

sés sur un point des côtes d’Enfer, aux pieds des falaises de

la mort ; et le gothique me semblait plus vivant maintenant

que séparé des villes où je l’avais toujours imaginé jusque-là,

je pouvais voir comment, dans un cas particulier, sur des ro-

chers sauvages, il avait germé et fleuri en un fin clocher. On

me mena voir des reproductions des plus célèbres statues de

Balbec – les apôtres moutonnants et camus, la Vierge du

porche, et de joie ma respiration s’arrêtait dans ma poitrine

quand je pensais que je pourrais les voir se modeler en relief

sur le brouillard éternel et salé. Alors, par les soirs orageux

et doux de février, le vent – soufflant dans mon cœur, qu’il

ne faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma

chambre, le projet d’un voyage à Balbec – mêlait en moi le

désir de l’architecture gothique avec celui d’une tempête sur

la mer.

J’aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train

généreux d’une heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais

sans que mon cœur palpitât lire, dans les réclames des Com-

pagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages cir-

culaires, l’heure de départ : elle me semblait inciser à un

point précis de l’après-midi une savoureuse entaille, une

marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées

conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain,

mais qu’on verrait, au lieu de Paris, dans l’une de ces villes

par où le train passe et entre lesquelles il nous permettait de

choisir ; car il s’arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à

Questambert, à Pontorson, à Balbec, à Lannion, à Lamballe,

à Benodet, à Pont-Aven, à Quimperlé, et s’avançait magnifi-

quement surchargé de noms qu’il m’offrait et entre lesquels

je ne savais lequel j’aurais préféré, par impossibilité d’en sa-

crifier aucun. Mais sans même l’attendre, j’aurais pu en

m’habillant à la hâte partir le soir même, si mes parents me

l’avaient permis, et arriver à Balbec quand le petit jour se lè-

– 486 –

verait sur la mer furieuse, contre les écumes envolées de la-

quelle j’irais me réfugier dans l’église de style persan. Mais à

l’approche des vacances de Pâques, quand mes parents

m’eurent promis de me les faire passer une fois dans le nord

de l’Italie, voilà qu’à ces rêves de tempête dont j’avais été

rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues accou-

rant de partout, toujours plus haut, sur la côte la plus sau-

vage, près d’églises escarpées et rugueuses comme des fa-

laises et dans les tours desquelles crieraient les oiseaux de

mer, voilà que tout à coup les effaçant, leur ôtant tout

charme, les excluant parce qu’ils lui étaient opposés et

n’auraient pu que l’affaiblir, se substituait en moi le rêve con-

traire du printemps le plus diapré, non pas le printemps de

Combray qui piquait encore aigrement avec toutes les ai-

guilles du givre, mais celui qui couvrait déjà de lys et

d’anémones les champs de Fiesole et éblouissait Florence de

fonds d’or pareils à ceux de l’Angelico. Dès lors, seuls les

rayons, les parfums, les couleurs me semblaient avoir du

prix ; car l’alternance des images avait amené en moi un

changement de front du désir, et – aussi brusque que ceux

qu’il y a parfois en musique, un complet changement de ton

dans ma sensibilité. Puis il arriva qu’une simple variation

atmosphérique suffît à provoquer en moi cette modulation

sans qu’il y eût besoin d’attendre le retour d’une saison. Car

souvent dans l’une on trouve égaré un jour d’une autre qui

nous y fait vivre, en évoque aussitôt, en fait désirer les plai-

sirs particuliers et interrompt les rêves que nous étions en

train de faire, en plaçant, plus tôt ou plus tard qu’à son tour,

ce feuillet détaché d’un autre chapitre, dans le calendrier in-

terpolé du Bonheur. Mais bientôt comme ces phénomènes

naturels dont notre confort ou notre santé ne peuvent tirer

qu’un bénéfice accidentel et assez mince jusqu’au jour où la

science s’empare d’eux, et les produisant à volonté, remet en

– 487 –

nos mains la possibilité de leur apparition, soustraite à la tu-

telle et dispensée de l’agrément du hasard, de même la pro-

duction de ces rêves d’Atlantique et d’Italie cessa d’être

soumise uniquement aux changements des saisons et du

temps. Je n’eus besoin pour les faire renaître que de pronon-

cer ces noms : Balbec, Venise, Florence, dans l’intérieur des-

quels avait fini par s’accumuler le désir que m’avaient inspiré

les lieux qu’ils désignaient. Même au printemps, trouver

dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le

désir des tempêtes et du gothique normand ; même par un

jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait

le désir du soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte-

Marie-des-Fleurs.

Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que

j’avais de ces villes, ce ne fut qu’en la transformant, qu’en

soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres ; ils

eurent ainsi pour conséquence de la rendre plus belle, mais

aussi plus différente de ce que les villes de Normandie ou de

Toscane pouvaient être en réalité, et, en accroissant les joies

arbitraires de mon imagination, d’aggraver la déception fu-

ture de mes voyages. Ils exaltèrent l’idée que je me faisais de

certains lieux de la terre, en les faisant plus particuliers, par

conséquent plus réels. Je ne me représentais pas alors les

villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux

plus ou moins agréables, découpés çà et là dans une même

matière, mais chacun d’eux comme un inconnu, essentielle-

ment différent des autres, dont mon âme avait soif et qu’elle

aurait profit à connaître. Combien ils prirent quelque chose

de plus individuel encore, d’être désignés par des noms, des

noms qui n’étaient que pour eux, des noms comme en ont les

personnes. Les mots nous présentent des choses une petite

image claire et usuelle comme celles que l’on suspend aux

murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de ce

– 488 –

qu’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues

comme pareilles à toutes celles de même sorte. Mais les

noms présentent des personnes – et des villes qu’ils nous ha-

bituent à croire individuelles, uniques comme des personnes

– une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante

ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément

comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entière-

ment rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé

employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus ou

rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques,

l’église, les passants. Le nom de Parme, une des villes où je

désirais le plus aller, depuis que j’avais lu La Chartreuse,

m’apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me par-

lait d’une maison quelconque de Parme dans laquelle je se-

rais reçu, on me causait le plaisir de penser que j’habiterais

une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n’avait de

rapport avec les demeures d’aucune ville d’Italie puisque je

l’imaginais seulement à l’aide de cette syllabe lourde du nom

de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui

avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des

violettes. Et quand je pensais à Florence, c’était comme à

une ville miraculeusement embaumée et semblable à une co-

rolle, parce qu’elle s’appelait la cité des lys et sa cathédrale,

Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant à Balbec, c’était un de ces

noms où comme sur une vieille poterie normande qui garde

la couleur de la terre d’où elle fut tirée, on voit se peindre

encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque

droit féodal, d’un état ancien de lieux, d’une manière désuète

de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites et

que je ne doutais pas de retrouver jusque chez l’aubergiste

qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me menant

voir la mer décharnée devant l’église et auquel je prêtais

– 489 –

l’aspect disputeur, solennel et médiéval d’un personnage de

fabliau.

Si ma santé s’affermissait et que mes parents me permis-

sent, sinon d’aller séjourner à Balbec, du moins de prendre

une fois, pour faire connaissance avec l’architecture et les

paysages de la Normandie ou de la Bretagne, ce train d’une

heure vingt-deux dans lequel j’étais monté tant de fois en

imagination, j’aurais voulu m’arrêter de préférence dans les

villes les plus belles ; mais j’avais beau les comparer, com-

ment choisir plus qu’entre des êtres individuels, qui ne sont

pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble

dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or

de sa dernière syllabe ; Vitré dont l’accent aigu losangeait de

bois noir le vitrage ancien ; le doux Lamballe qui, dans son

blanc, va du jaune coquille d’œuf au gris perle ; Coutances,

cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et

jaunissante couronne par une tour de beurre ; Lannion avec

le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la

mouche ; Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes

blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux

fluviatiles et poétiques ; Benodet, nom à peine amarré que

semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues,

Pont-Aven, envolée blanche et rose de l’aile d’une coiffe lé-

gère qui se reflète en tremblant dans une eau verdie de ca-

nal ; Quimperlé, lui, mieux attaché et depuis le Moyen Âge,

entre les ruisseaux dont il gazouille et s’emperle en une gri-

saille pareille à celle que dessinent, à travers les toiles

d’araignées d’une verrière, les rayons de soleil changés en

pointes émoussées d’argent bruni ?

Ces images étaient fausses pour une autre raison en-

core ; c’est qu’elles étaient forcément très simplifiées ; sans

doute ce à quoi aspirait mon imagination et que mes sens ne

– 490 –

percevaient qu’incomplètement et sans plaisir dans le pré-

sent, je l’avais enfermé dans le refuge des noms ; sans doute,

parce que j’y avais accumulé du rêve, ils aimantaient main-

tenant mes désirs ; mais les noms ne sont pas très vastes ;

c’est tout au plus si je pouvais y faire entrer deux ou trois des

« curiosités » principales de la ville et elles s’y juxtaposaient

sans intermédiaires ; dans le nom de Balbec, comme dans le

verre grossissant de ces porte-plume qu’on achète aux bains

de mer, j’apercevais des vagues soulevées autour d’une

église de style persan. Peut-être même la simplification de

ces images fut-elle une des causes de l’empire qu’elles pri-

rent sur moi. Quand mon père eut décidé, une année, que

nous irions passer les vacances de Pâques à Florence et à

Venise, n’ayant pas la place de faire entrer dans le nom de

Florence les éléments qui composent d’habitude les villes, je

fus contraint à faire sortir une cité surnaturelle de la féconda-

tion, par certains parfums printaniers, de ce que je croyais

être, en son essence, le génie de Giotto. Tout au plus – et

parce qu’on ne peut pas faire tenir dans un nom beaucoup

plus de durée que d’espace – comme certains tableaux de

Giotto eux-mêmes qui montrent à deux moments différents

de l’action un même personnage, ici couché dans son lit, là

s’apprêtant à monter à cheval, le nom de Florence était-il di-

visé en deux compartiments. Dans l’un, sous un dais archi-

tectural, je contemplais une fresque à laquelle était partiel-

lement superposé un rideau de soleil matinal, poudreux,

oblique et progressif ; dans l’autre (car ne pensant pas aux

noms comme à un idéal inaccessible mais comme à une am-

biance réelle dans laquelle j’irais me plonger, la vie non vé-

cue encore, la vie intacte et pure que j’y enfermais donnait

aux plaisirs les plus matériels, aux scènes les plus simples,

cet attrait qu’ils ont dans les œuvres des primitifs) je traver-

sais rapidement – pour trouver plus vite le déjeuner qui

– 491 –

m’attendait avec des fruits et du vin de Chianti – le Ponte

Vecchio encombré de jonquilles, de narcisses et d’anémones.

Voilà (bien que je fusse à Paris) ce que je voyais et non ce

qui était autour de moi. Même à un simple point de vue réa-

liste, les pays que nous désirons tiennent à chaque moment

beaucoup plus de place dans notre vie véritable, que le pays

où nous nous trouvons effectivement. Sans doute si alors

j’avais fait moi-même plus attention à ce qu’il y avait dans

ma pensée quand je prononçais les mots « aller à Florence, à

Parme, à Pise, à Venise », je me serais rendu compte que ce

que je voyais n’était nullement une ville, mais quelque chose

d’aussi différent de tout ce que je connaissais, d’aussi déli-

cieux, que pourrait être pour une humanité dont la vie se se-

rait toujours écoulée dans des fins d’après-midi d’hiver, cette

merveille inconnue : une matinée de printemps. Ces images

irréelles, fixes, toujours pareilles, remplissant mes nuits et

mes jours, différencièrent cette époque de ma vie de celles

qui l’avaient précédée (et qui auraient pu se confondre avec

elle aux yeux d’un observateur qui ne voit les choses que du

dehors, c’est-à-dire qui ne voit rien), comme dans un opéra

un motif mélodique introduit une nouveauté qu’on ne pour-

rait pas soupçonner si on ne faisait que lire le livret, moins

encore si on restait en dehors du théâtre à compter seule-

ment les quarts d’heure qui s’écoulent. Et encore, même à ce

point de vue de simple quantité, dans notre vie les jours ne

sont pas égaux. Pour parcourir les jours, les natures un peu

nerveuses, comme était la mienne, disposent, comme les

voitures automobiles, de « vitesses » différentes. Il y a des

jours montueux et malaisés qu’on met un temps infini à gra-

vir et des jours en pente qui se laissent descendre à fond de

train en chantant. Pendant ce mois – où je ressassai comme

une mélodie, sans pouvoir m’en rassasier, ces images de Flo-

rence, de Venise et de Pise desquelles le désir qu’elles exci-

– 492 –

taient en moi gardait quelque chose d’aussi profondément

individuel que si ç’avait été un amour, un amour pour une

personne – je ne cessai pas de croire qu’elles correspon-

daient à une réalité indépendante de moi, et elles me firent

connaître une aussi belle espérance que pouvait en nourrir

un chrétien des premiers âges à la veille d’entrer dans le pa-

radis. Aussi sans que je me souciasse de la contradiction

qu’il y avait à vouloir regarder et toucher avec les organes

des sens, ce qui avait été élaboré par la rêverie et non perçu

par eux – et d’autant plus tentant pour eux, plus différent de

ce qu’ils connaissaient – c’est ce qui me rappelait la réalité

de ces images, qui enflammait le plus mon désir, parce que

c’était comme une promesse qu’il serait contenté. Et, bien

que mon exaltation eût pour motif un désir de jouissances

artistiques, les guides l’entretenaient encore plus que les

livres d’esthétique et, plus que les guides, l’indicateur des

chemins de fer. Ce qui m’émouvait c’était de penser que

cette Florence que je voyais proche mais inaccessible dans

mon imagination, si le trajet qui la séparait de moi, en moi-

même, n’était pas viable, je pourrais l’atteindre par un biais,

par un détour, en prenant la « voie de terre ». Certes quand

je me répétais, donnant ainsi tant de valeur à ce que j’allais

voir, que Venise était « l’école de Giorgione, la demeure du

Titien, le plus complet musée de l’architecture domestique

au Moyen Âge », je me sentais heureux. Je l’étais pourtant

davantage quand, sorti pour une course, marchant vite à

cause du temps qui, après quelques jours de printemps pré-

coce était redevenu un temps d’hiver (comme celui que nous

trouvions d’habitude à Combray, la Semaine Sainte) – voyant

sur les boulevards les marronniers qui, plongés dans un air

glacial et liquide comme de l’eau, n’en commençaient pas

moins, invités exacts, déjà en tenue, et qui ne se sont pas

laissé décourager, à arrondir et à ciseler en leurs blocs con-

– 493 –

gelés, l’irrésistible verdure dont la puissance abortive du

froid contrariait mais ne parvenait pas à refréner la progres-

sive poussée – je pensais que déjà le Ponte Vecchio était jon-

ché à foison de jacinthes et d’anémones et que le soleil du

printemps teignait déjà les flots du Grand Canal d’un si

sombre azur et de si nobles émeraudes qu’en venant se bri-

ser aux pieds des peintures du Titien, ils pouvaient rivaliser

de riche coloris avec elles. Je ne pus plus contenir ma joie

quand mon père, tout en consultant le baromètre et en dé-

plorant le froid, commença à chercher quels seraient les

meilleurs trains, et quand je compris qu’en pénétrant après le

déjeuner dans le laboratoire charbonneux, dans la chambre

magique qui se chargeait d’opérer la transmutation tout au-

tour d’elle, on pouvait s’éveiller le lendemain dans la cité de

marbre et d’or « rehaussée de jaspe et pavée d’émeraudes ».

Ainsi elle et la Cité des lys n’étaient pas seulement des ta-

bleaux fictifs qu’on mettait à volonté devant son imagina-

tion, mais existaient à une certaine distance de Paris qu’il

fallait absolument franchir si l’on voulait les voir, à une cer-

taine place déterminée de la terre, et à aucune autre, en un

mot étaient bien réelles. Elles le devinrent encore plus pour

moi, quand mon père en disant : « En somme, vous pourriez

rester à Venise du 20 avril au 29 et arriver à Florence dès le

matin de Pâques », les fit sortir toutes deux non plus seule-

ment de l’Espace abstrait, mais de ce Temps imaginaire où

nous situons non pas un seul voyage à la fois, mais d’autres,

simultanés et sans trop d’émotion puisqu’ils ne sont que pos-

sibles – ce Temps qui se refabrique si bien qu’on peut encore

le passer dans une ville après qu’on l’a passé dans une autre

– et leur consacra de ces jours particuliers qui sont le certifi-

cat d’authenticité des objets auxquels on les emploie, car ces

jours uniques, ils se consument par l’usage, ils ne reviennent

pas, on ne peut plus les vivre ici quand on les a vécus là ; je

– 494 –

sentis que c’était vers la semaine qui commençait le lundi où

la blanchisseuse devait rapporter le gilet blanc que j’avais

couvert d’encre, que se dirigeaient pour s’y absorber au sor-

tir du temps idéal où elles n’existaient pas encore, les deux

Cités Reines dont j’allais avoir, par la plus émouvante des

géométries, à inscrire les dômes et les tours dans le plan de

ma propre vie. Mais je n’étais encore qu’en chemin vers le

dernier degré de l’allégresse ; je l’atteignis enfin (ayant seu-

lement alors la révélation que sur les rues clapotantes, rou-

gies du reflet des fresques de Giorgione, ce n’était pas,

comme j’avais, malgré tant d’avertissements, continué à

l’imaginer, les hommes « majestueux et terribles comme la

mer, portant leur armure aux reflets de bronze sous les plis

de leur manteau sanglant » qui se promèneraient dans Ve-

nise la semaine prochaine, la veille de Pâques, mais que ce

pourrait être moi le personnage minuscule que, dans une

grande photographie de Saint-Marc qu’on m’avait prêtée,

l’illustrateur avait représenté, en chapeau melon, devant les

porches), quand j’entendis mon père me dire : « Il doit faire

encore froid sur le Grand Canal, tu ferais bien de mettre à

tout hasard dans ta malle ton pardessus d’hiver et ton gros

veston. » À ces mots je m’élevai à une sorte d’extase ; ce que

j’avais cru jusque-là impossible, je me sentis vraiment péné-

trer entre ces « rochers d’améthyste pareils à un récif de la

mer des Indes » ; par une gymnastique suprême et au-dessus

de mes forces, me dévêtant comme d’une carapace sans ob-

jet de l’air de ma chambre qui m’entourait, je le remplaçai

par des parties égales d’air vénitien, cette atmosphère ma-

rine, indicible et particulière comme celle des rêves, que

mon imagination avait enfermée dans le nom de Venise, je

sentis s’opérer en moi une miraculeuse désincarnation ; elle

se doubla aussitôt de la vague envie de vomir qu’on éprouve

quand on vient de prendre un gros mal de gorge, et on dut

– 495 –

me mettre au lit avec une fièvre si tenace, que le docteur dé-

clara qu’il fallait renoncer non seulement à me laisser partir

maintenant à Florence et à Venise mais, même quand je se-

rais entièrement rétabli, m’éviter d’ici au moins un an, tout

projet de voyage et toute cause d’agitation.

Et hélas, il défendit aussi d’une façon absolue qu’on me

laissât aller au théâtre entendre la Berma ; l’artiste sublime, à

laquelle Bergotte trouvait du génie, m’aurait en me faisant

connaître quelque chose qui était peut-être aussi important

et aussi beau, consolé de n’avoir pas été à Florence et à Ve-

nise, de n’aller pas à Balbec. On devait se contenter de m’en-

voyer chaque jour aux Champs-Élysées, sous la surveillance

d’une personne qui m’empêcherait de me fatiguer et qui fut

Françoise, entrée à notre service après la mort de ma tante

Léonie. Aller aux Champs-Élysées me fut insupportable. Si

seulement Bergotte les eût décrits dans un de ses livres, sans

doute j’aurais désiré de les connaître, comme toutes les

choses dont on avait commencé par mettre le « double »

dans mon imagination. Elle les réchauffait, les faisait vivre,

leur donnait une personnalité, et je voulais les retrouver dans

la réalité ; mais dans ce jardin public rien ne se rattachait à

mes rêves.

Un jour, comme je m’ennuyais à notre place familière, à

côté des chevaux de bois, Françoise m’avait emmené en ex-

cursion – au-delà de la frontière que gardent à intervalles

égaux les petits bastions des marchandes de sucre d’orge –

dans ces régions voisines mais étrangères où les visages sont

inconnus, où passe la voiture aux chèvres ; puis elle était re-

venue prendre ses affaires sur sa chaise adossée à un massif

de lauriers ; en l’attendant je foulais la grande pelouse ché-

– 496 –

tive et rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le bassin

est dominé par une statue quand, de l’allée, s’adressant à

une fillette à cheveux roux qui jouait au volant devant la

vasque, une autre, en train de mettre son manteau et de ser-

rer sa raquette, lui cria, d’une voix brève : « Adieu, Gilberte,

je rentre, n’oublie pas que nous venons ce soir chez toi après

dîner. » Ce nom de Gilberte passa près de moi, évoquant

d’autant plus l’existence de celle qu’il désignait qu’il ne la

nommait pas seulement comme un absent dont on parle,

mais l’interpellait ; il passa ainsi près de moi, en action pour

ainsi dire, avec une puissance qu’accroissait la courbe de son

jet et l’approche de son but ; – transportant à son bord, je le

sentais, la connaissance, les notions qu’avait de celle à qui il

était adressé, non pas moi, mais l’amie qui l’appelait, tout ce

que, tandis qu’elle le prononçait, elle revoyait ou du moins,

possédait en sa mémoire, de leur intimité quotidienne, des

visites qu’elles se faisaient l’une chez l’autre, de tout cet in-

connu encore plus inaccessible et plus douloureux pour moi

d’être au contraire si familier et si maniable pour cette fille

heureuse qui m’en frôlait sans que j’y puisse pénétrer et le je-

tait en plein air dans un cri ; – laissant déjà flotter dans l’air

l’émanation délicieuse qu’il avait fait se dégager, en les tou-

chant avec précision, de quelques points invisibles de la vie

de Mlle Swann, du soir qui allait venir, tel qu’il serait, après

dîner, chez elle, – formant, passager céleste au milieu des en-

fants et des bonnes, un petit nuage d’une couleur précieuse,

pareil à celui qui, bombé au-dessus d’un beau jardin du

Poussin, reflète minutieusement comme un nuage d’opéra,

plein de chevaux et de chars, quelque apparition de la vie

des dieux ; – jetant enfin, sur cette herbe pelée, à l’endroit où

elle était un morceau à la fois de pelouse flétrie et un mo-

ment de l’après-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne

s’arrêta de le lancer et de le rattraper que quand une institu-

– 497 –

trice à plumet bleu l’eut appelée), une petite bande merveil-

leuse et couleur d’héliotrope impalpable comme un reflet et

superposée comme un tapis sur lequel je ne pus me lasser de

promener mes pas attardés, nostalgiques et profanateurs,

tandis que Françoise me criait : « Allons, aboutonnez voir

votre paletot et filons » et que je remarquais pour la pre-

mière fois avec irritation qu’elle avait un langage vulgaire, et

hélas, pas de plumet bleu à son chapeau.

Retournerait-elle seulement aux Champs-Élysées ? Le

lendemain elle n’y était pas ; mais je l’y vis les jours sui-

vants ; je tournais tout le temps autour de l’endroit où elle

jouait avec ses amies, si bien qu’une fois où elles ne se trou-

vèrent pas en nombre pour leur partie de barres, elle me fit

demander si je voulais compléter leur camp, et je jouai dé-

sormais avec elle chaque fois qu’elle était là. Mais ce n’était

pas tous les jours ; il y en avait où elle était empêchée de ve-

nir par ses cours, le catéchisme, un goûter, toute cette vie

séparée de la mienne que par deux fois, condensée dans le

nom de Gilberte, j’avais sentie passer si douloureusement

près de moi, dans le raidillon de Combray et sur la pelouse

des Champs-Élysées. Ces jours-là, elle annonçait d’avance

qu’on ne la verrait pas ; si c’était à cause de ses études, elle

disait : « C’est rasant, je ne pourrai pas venir demain ; vous

allez tous vous amuser sans moi », d’un air chagrin qui me

consolait un peu ; mais en revanche quand elle était invitée à

une matinée, et que, ne le sachant pas je lui demandais si

elle viendrait jouer, elle me répondait : « J’espère bien que

non ! J’espère bien que maman me laissera aller chez mon

amie. » Du moins ces jours-là, je savais que je ne la verrais

pas, tandis que d’autres fois, c’était à l’improviste que sa

mère l’emmenait faire des courses avec elle, et le lendemain

elle disait : « Ah ! oui, je suis sortie avec maman », comme

une chose naturelle, et qui n’eût pas été pour quelqu’un le

– 498 –

plus grand malheur possible. Il y avait aussi les jours de

mauvais temps où son institutrice, qui pour elle-même crai-

gnait la pluie, ne voulait pas l’emmener aux Champs-Élysées.

Aussi si le ciel était douteux, dès le matin je ne cessais

de l’interroger et je tenais compte de tous les présages. Si je

voyais la dame d’en face qui, près de la fenêtre, mettait son

chapeau, je me disais : « Cette dame va sortir ; donc il fait un

temps où l’on peut sortir : pourquoi Gilberte ne ferait-elle pas

comme cette dame ? » Mais le temps s’assombrissait, ma

mère disait qu’il pouvait se lever encore, qu’il suffirait pour

cela d’un rayon de soleil, mais que plus probablement il

pleuvrait ; et s’il pleuvait à quoi bon aller aux Champs-

Élysées ? Aussi depuis le déjeuner mes regards anxieux ne

quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre.

Devant la fenêtre, le balcon était gris. Tout d’un coup, sur sa

pierre maussade je ne voyais pas une couleur moins terne,

mais je sentais comme un effort vers une couleur moins

terne, la pulsation d’un rayon hésitant qui voudrait libérer sa

lumière. Un instant après, le balcon était pâle et réfléchissant

comme une eau matinale, et mille reflets de la ferronnerie de

son treillage étaient venus s’y poser. Un souffle de vent les

dispersait, la pierre s’était de nouveau assombrie, mais,

comme apprivoisés, ils revenaient ; elle recommençait im-

perceptiblement à blanchir et par un de ces crescendos con-

tinus comme ceux qui, en musique, à la fin d’une Ouverture,

mènent une seule note jusqu’au fortissimo suprême en la fai-

sant passer rapidement par tous les degrés intermédiaires, je

la voyais atteindre à cet or inaltérable et fixe des beaux

jours, sur lequel l’ombre découpée de l’appui ouvragé de la

balustrade se détachait en noir comme une végétation capri-

cieuse, avec une ténuité dans la délinéation des moindres dé-

tails qui semblait trahir une conscience appliquée, une satis-

faction d’artiste, et avec un tel relief, un tel velours dans le

– 499 –

repos de ses masses sombres et heureuses qu’en vérité ces

reflets larges et feuillus qui reposaient sur ce lac de soleil

semblaient savoir qu’ils étaient des gages de calme et de

bonheur.

Lierre instantané, flore pariétaire et fugitive ! la plus in-

colore, la plus triste, au gré de beaucoup, de celles qui peu-

vent ramper sur le mur ou décorer la croisée ; pour moi, de

toutes la plus chère depuis le jour où elle était apparue sur

notre balcon, comme l’ombre même de la présence de Gil-

berte qui était peut-être déjà aux Champs-Élysées, et dès que

j’y arriverais, me dirait : « Commençons tout de suite à jouer

aux barres, vous êtes dans mon camp » ; fragile, emportée

par un souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison,

mais avec l’heure ; promesse du bonheur immédiat que la

journée refuse ou accomplira, et par là du bonheur immédiat

par excellence, le bonheur de l’amour ; plus douce, plus

chaude sur la pierre que n’est la mousse même ; vivace, à qui

il suffit d’un rayon pour naître et faire éclore de la joie, même

au cœur de l’hiver.

Et jusque dans ces jours où toute autre végétation a dis-

paru, où le beau cuir vert qui enveloppe le tronc des vieux

arbres est caché sous la neige, quand celle-ci cessait de tom-

ber, mais que le temps restait trop couvert pour espérer que

Gilberte sortît, alors tout d’un coup, faisant dire à ma mère :

« Tiens voilà justement qu’il fait beau, vous pourriez peut-

être essayer tout de même d’aller aux Champs-Élysées », sur

le manteau de neige qui couvrait le balcon, le soleil apparu

entrelaçait des fils d’or et brodait des reflets noirs. Ce jour-là

nous ne trouvions personne ou une seule fillette prête à par-

tir qui m’assurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises

désertées par l’assemblée imposante mais frileuse des insti-

tutrices étaient vides. Seule, près de la pelouse, était assise

– 500 –

une dame d’un certain âge qui venait par tous les temps, tou-

jours harnachée d’une toilette identique, magnifique et

sombre, et pour faire la connaissance de laquelle j’aurais à

cette époque sacrifié, si l’échange m’avait été permis, tous

les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte allait

tous les jours la saluer ; elle demandait à Gilberte des nou-

velles de « son amour de mère » ; et il me semblait que si je

l’avais connue, j’aurais été pour Gilberte quelqu’un de tout

autre, quelqu’un qui connaissait les relations de ses parents.

Pendant que ses petits-enfants jouaient plus loin, elle lisait

toujours les Débats qu’elle appelait « mes vieux Débats » et,

par genre aristocratique, disait en parlant du sergent de ville

ou de la loueuse de chaise : « Mon vieil ami le sergent de

ville », « la loueuse de chaises et moi qui sommes de vieux

amis ».

Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous al-

lâmes jusqu’au pont de la Concorde voir la Seine prise, dont

chacun et même les enfants s’approchaient sans peur comme

d’une immense baleine échouée, sans défense, et qu’on allait

dépecer. Nous revenions aux Champs-Élysées ; je languissais

de douleur entre les chevaux de bois immobiles et la pelouse

blanche prise dans le réseau noir des allées dont on avait en-

levé la neige et sur laquelle la statue avait à la main un jet de

glace ajouté qui semblait l’explication de son geste. La vieille

dame elle-même ayant plié ses Débats, demanda l’heure à

une bonne d’enfants qui passait et qu’elle remercia en lui di-

sant : « Comme vous êtes aimable ! » puis, priant le canton-

nier de dire à ses petits-enfants de revenir, qu’elle avait froid,

ajouta : « Vous serez mille fois bon. Vous savez que je suis

confuse ! » Tout à coup l’air se déchira : entre le guignol et le

cirque, à l’horizon embelli, sur le ciel entrouvert, je venais

d’apercevoir, comme un signe fabuleux, le plumet bleu de

Mademoiselle. Et déjà Gilberte courait à toute vitesse dans

– 501 –

ma direction, étincelante et rouge sous un bonnet carré de

fourrure, animée par le froid, le retard et le désir du jeu ; un

peu avant d’arriver à moi, elle se laissa glisser sur la glace et,

soit pour mieux garder son équilibre, soit parce qu’elle trou-

vait cela plus gracieux, ou par affectation du maintien d’une

patineuse, c’est les bras grands ouverts qu’elle avançait en

souriant, comme si elle avait voulu m’y recevoir. « Brava !

Brava ! ça c’est très bien, je dirais comme vous que c’est

chic, que c’est crâne, si je n’étais pas d’un autre temps, du

temps de l’Ancien Régime », s’écria la vieille dame prenant

la parole au nom des Champs-Élysées silencieux pour re-

mercier Gilberte d’être venue sans se laisser intimider par le

temps. « Vous êtes comme moi, fidèle quand même à nos

vieux Champs-Élysées ; nous sommes deux intrépides. Si je

vous disais que je les aime, même ainsi. Cette neige, vous al-

lez rire de moi, ça me fait penser à de l’hermine ! » Et la

vieille dame se mit à rire.

Le premier de ces jours – auxquels la neige, image des

puissances qui pouvaient me priver de voir Gilberte, donnait

la tristesse d’un jour de séparation et jusqu’à l’aspect d’un

jour de départ parce qu’il changeait la figure et empêchait

presque l’usage du lieu habituel de nos seules entrevues

maintenant changé, tout enveloppé de housses – ce jour fit

pourtant faire un progrès à mon amour, car il fut comme un

premier chagrin qu’elle eût partagé avec moi. Il n’y avait que

nous deux de notre bande, et être ainsi le seul qui fût avec

elle, c’était non seulement comme un commencement d’inti-

mité, mais aussi de sa part – comme si elle ne fût venue rien

que pour moi, par un temps pareil – cela me semblait aussi

touchant que si un de ces jours où elle était invitée à une ma-

tinée elle y avait renoncé pour venir me retrouver aux

Champs-Élysées ; je prenais plus de confiance en la vitalité

et en l’avenir de notre amitié qui restait vivace au milieu de

– 502 –

l’engourdissement, de la solitude et de la ruine des choses

environnantes ; et tandis qu’elle me mettait des boules de

neige dans le cou, je souriais avec attendrissement à ce qui

me semblait à la fois une prédilection qu’elle me marquait en

me tolérant comme compagnon de voyage dans ce pays hi-

vernal et nouveau, et une sorte de fidélité qu’elle me gardait

au milieu du malheur. Bientôt l’une après l’autre, comme des

moineaux hésitants, ses amies arrivèrent toutes noires sur la

neige. Nous commençâmes à jouer et comme ce jour si tris-

tement commencé devait finir dans la joie, comme je

m’approchais, avant de jouer aux barres, de l’amie à la voix

brève que j’avais entendue le premier jour crier le nom de

Gilberte, elle me dit : « Non, non, on sait bien que vous ai-

mez mieux être dans le camp de Gilberte, d’ailleurs vous

voyez elle vous fait signe. » Elle m’appelait en effet pour que

je vinsse sur la pelouse de neige, dans son camp, dont le so-

leil en lui donnant les reflets roses, l’usure métallique des

brocarts anciens, faisait un camp du drap d’or.

Ce jour que j’avais tant redouté fut au contraire un des

seuls où je ne fus pas trop malheureux.

Car, moi qui ne pensais plus qu’à ne jamais rester un

jour sans voir Gilberte (au point qu’une fois ma grand-mère

n’étant pas rentrée pour l’heure du dîner, je ne pus m’em-

pêcher de me dire tout de suite que si elle avait été écrasée

par une voiture, je ne pourrais pas aller de quelque temps

aux Champs-Élysées ; on n’aime plus personne dès qu’on

aime) pourtant ces moments où j’étais auprès d’elle et que

depuis la veille j’avais si impatiemment attendus, pour les-

quels j’avais tremblé, auxquels j’aurais sacrifié tout le reste,

n’étaient nullement des moments heureux ; et je le savais

bien car c’était les seuls moments de ma vie sur lesquels je

– 503 –

concentrasse une attention méticuleuse, acharnée, et elle ne

découvrait pas en eux un atome de plaisir.

Tout le temps que j’étais loin de Gilberte, j’avais besoin

de la voir, parce que cherchant sans cesse à me représenter

son image, je finissais par ne plus y réussir, et par ne plus

savoir exactement à quoi correspondait mon amour. Puis,

elle ne m’avait encore jamais dit qu’elle m’aimait. Bien au

contraire, elle avait souvent prétendu qu’elle avait des amis

qu’elle me préférait, que j’étais un bon camarade avec qui

elle jouait volontiers quoique trop distrait, pas assez au jeu ;

enfin elle m’avait donné souvent des marques apparentes de

froideur qui auraient pu ébranler ma croyance que j’étais

pour elle un être différent des autres, si cette croyance avait

pris sa source dans un amour que Gilberte aurait eu pour

moi, et non pas, comme cela était, dans l’amour que j’avais

pour elle, ce qui la rendait autrement résistante, puisque cela

la faisait dépendre de la manière même dont j’étais obligé,

par une nécessité intérieure, de penser à Gilberte. Mais les

sentiments que je ressentais pour elle, moi-même je ne les

lui avais pas encore déclarés. Certes, à toutes les pages de

mes cahiers, j’écrivais indéfiniment son nom et son adresse,

mais à la vue de ces vagues lignes que je traçais sans qu’elle

pensât pour cela à moi, qui lui faisaient prendre autour de

moi tant de place apparente sans qu’elle fût mêlée davantage

à ma vie, je me sentais découragé parce qu’elles ne me par-

laient pas de Gilberte qui ne les verrait même pas, mais de

mon propre désir qu’elles semblaient me montrer comme

quelque chose de purement personnel, d’irréel, de fastidieux

et d’impuissant. Le plus pressé était que nous nous vissions

Gilberte et moi, et que nous pussions nous faire l’aveu réci-

proque de notre amour, qui jusque-là n’aurait pour ainsi dire

pas commencé. Sans doute les diverses raisons qui me ren-

daient si impatient de la voir auraient été moins impérieuses

– 504 –

pour un homme mûr. Plus tard, il arrive que devenus habiles

dans la culture de nos plaisirs, nous nous contentions de ce-

lui que nous avons à penser à une femme comme je pensais

à Gilberte, sans être inquiets de savoir si cette image corres-

pond à la réalité, et aussi de celui de l’aimer sans avoir be-

soin d’être certains qu’elle nous aime ; ou encore que nous

renoncions au plaisir de lui avouer notre inclination pour

elle, afin d’entretenir plus vivace l’inclination qu’elle a pour

nous, imitant ces jardiniers japonais qui pour obtenir une

plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres. Mais à l’é-

poque où j’aimais Gilberte, je croyais encore que l’Amour

existait réellement en dehors de nous ; que, en permettant

tout au plus que nous écartions les obstacles, il offrait ses

bonheurs dans un ordre auquel on n’était pas libre de rien

changer ; il me semblait que si j’avais, de mon chef, substitué

à la douceur de l’aveu la simulation de l’indifférence, je ne

me serais pas seulement privé d’une des joies dont j’avais le

plus rêvé mais que je me serais fabriqué à ma guise un

amour factice et sans valeur, sans communication avec le

vrai, dont j’aurais renoncé à suivre les chemins mystérieux et

préexistants.

Mais quand j’arrivais aux Champs-Élysées – et que

d’abord j’allais pouvoir confronter mon amour, pour lui faire

subir les rectifications nécessaires, à sa cause vivante, indé-

pendante de moi – dès que j’étais en présence de cette Gil-

berte Swann sur la vue de laquelle j’avais compté pour ra-

fraîchir les images que ma mémoire fatiguée ne retrouvait

plus, de cette Gilberte Swann avec qui j’avais joué hier, et

que venait de me faire saluer et reconnaître un instinct

aveugle comme celui qui dans la marche nous met un pied

devant l’autre avant que nous ayons eu le temps de penser,

aussitôt tout se passait comme si elle et la fillette qui était

l’objet de mes rêves avaient été deux êtres différents. Par

– 505 –

exemple si depuis la veille je portais dans ma mémoire deux

yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, la figure de

Gilberte m’offrait maintenant avec insistance quelque chose

que précisément je ne m’étais pas rappelé, un certain effile-

ment aigu du nez qui, s’associant instantanément à d’autres

traits, prenait l’importance de ces caractères qui en histoire

naturelle définissent une espèce, et la transmuait en une fil-

lette du genre de celles à museau pointu. Tandis que je

m’apprêtais à profiter de cet instant désiré pour me livrer,

sur l’image de Gilberte que j’avais préparée avant de venir et

que je ne retrouvais plus dans ma tête, à la mise au point qui

me permettrait dans les longues heures où j’étais seul d’être

sûr que c’était bien elle que je me rappelais, que c’était bien

mon amour pour elle que j’accroissais peu à peu comme un

ouvrage qu’on compose, elle me passait une balle ; et

comme le philosophe idéaliste dont le corps tient compte du

monde extérieur à la réalité duquel son intelligence ne croit

pas, le même moi qui m’avait fait la saluer avant que je

l’eusse identifiée, s’empressait de me faire saisir la balle

qu’elle me tendait (comme si elle était une camarade avec

qui j’étais venu jouer, et non une âme sœur que j’étais venu

rejoindre), me faisait lui tenir par bienséance jusqu’à l’heure

où elle s’en allait, mille propos aimables et insignifiants et

m’empêchait ainsi, ou de garder le silence pendant lequel

j’aurais pu enfin remettre la main sur l’image urgente et éga-

rée, ou de lui dire les paroles qui pouvaient faire faire à notre

amour les progrès décisifs sur lesquels j’étais chaque fois

obligé de ne plus compter que pour l’après-midi suivante. Il

en faisait pourtant quelques-uns. Un jour nous étions allés

avec Gilberte jusqu’à la baraque de notre marchande qui

était particulièrement aimable pour nous – car c’était chez

elle que M. Swann faisait acheter son pain d’épices, et par

hygiène, il en consommait beaucoup, souffrant d’un eczéma

– 506 –

ethnique et de la constipation des Prophètes – Gilberte me

montrait en riant deux petits garçons qui étaient comme le

petit coloriste et le petit naturaliste des livres d’enfants. Car

l’un ne voulait pas d’un sucre d’orge rouge parce qu’il préfé-

rait le violet et l’autre, les larmes aux yeux, refusait une

prune que voulait lui acheter sa bonne, parce que, finit-il par

dire d’une voix passionnée : « J’aime mieux l’autre prune,

parce qu’elle a un ver ! » J’achetai deux billes d’un sou. Je

regardais avec admiration, lumineuses et captives dans une

sébile isolée, les billes d’agate qui me semblaient précieuses

parce qu’elles étaient souriantes et blondes comme des

jeunes filles et parce qu’elles coûtaient cinquante centimes

pièce. Gilberte à qui on donnait beaucoup plus d’argent qu’à

moi me demanda laquelle je trouvais la plus belle. Elles

avaient la transparence et le fondu de la vie. Je n’aurais vou-

lu lui en faire sacrifier aucune. J’aurais aimé qu’elle pût les

acheter, les délivrer toutes. Pourtant je lui en désignai une

qui avait la couleur de ses yeux. Gilberte la prit, chercha son

rayon doré, la caressa, paya sa rançon, mais aussitôt me re-

mit sa captive en me disant : « Tenez, elle est à vous, je vous

la donne, gardez-la comme souvenir. »

Une autre fois, toujours préoccupé du désir d’entendre la

Berma dans une pièce classique, je lui avais demandé si elle

ne possédait pas une brochure où Bergotte parlait de Racine,

et qui ne se trouvait plus dans le commerce. Elle m’avait prié

de lui en rappeler le titre exact, et le soir je lui avais adressé

un petit télégramme en écrivant sur l’enveloppe ce nom de

Gilberte Swann que j’avais tant de fois tracé sur mes cahiers.

Le lendemain elle m’apporta dans un paquet noué de faveurs

mauves et scellé de cire blanche, la brochure qu’elle avait

fait chercher. « Vous voyez que c’est bien ce que vous

m’avez demandé », me dit-elle, tirant de son manchon le té-

légramme que je lui avais envoyé. Mais dans l’adresse de ce

– 507 –

pneumatique – qui, hier encore n’était rien, n’était qu’un pe-

tit bleu que j’avais écrit, et qui depuis qu’un télégraphiste

l’avait remis au concierge de Gilberte et qu’un domestique

l’avait porté jusqu’à sa chambre, était devenu cette chose

sans prix, un des petits bleus qu’elle avait reçus ce jour-là –

j’eus peine à reconnaître les lignes vaines et solitaires de

mon écriture sous les cercles imprimés qu’y avait apposés la

poste, sous les inscriptions qu’y avait ajoutées au crayon un

des facteurs, signes de réalisation effective, cachets du

monde extérieur, violettes ceintures symboliques de la vie,

qui pour la première fois venaient épouser, maintenir, rele-

ver, réjouir mon rêve.

Et il y eut un jour aussi où elle me dit : « Vous savez,

vous pouvez m’appeler Gilberte, en tous cas moi, je vous ap-

pellerai par votre nom de baptême. C’est trop gênant. »

Pourtant elle continua encore un moment à se contenter de

me dire « vous » et comme je le lui faisais remarquer, elle

sourit, et composant, construisant une phrase comme celles

qui dans les grammaires étrangères n’ont d’autre but que de

nous faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon

petit nom. Et me souvenant plus tard de ce que j’avais senti

alors, j’y ai démêlé l’impression d’avoir été tenu un instant

dans sa bouche, moi-même, nu, sans plus aucune des moda-

lités sociales qui appartenaient aussi, soit à ses autres cama-

rades, soit, quand elle disait mon nom de famille, à mes pa-

rents, et dont ses lèvres – en l’effort qu’elle faisait, un peu

comme son père, pour articuler les mots qu’elle voulait

mettre en valeur – eurent l’air de me dépouiller, de me dévê-

tir, comme de sa peau un fruit dont on ne peut avaler que la

pulpe, tandis que son regard, se mettant au même degré

nouveau d’intimité que prenait sa parole, m’atteignait aussi

plus directement, non sans témoigner la conscience, le plai-

– 508 –

sir et jusque la gratitude qu’il en avait, en se faisant accom-

pagner d’un sourire.

Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la va-

leur de ces plaisirs nouveaux. Ils n’étaient pas donnés par la

fillette que j’aimais, au moi qui l’aimait, mais par l’autre, par

celle avec qui je jouais, à cet autre moi qui ne possédait ni le

souvenir de la vraie Gilberte, ni le cœur indisponible qui seul

aurait pu savoir le prix d’un bonheur, parce que seul il l’avait

désiré. Même après être rentré à la maison je ne les goûtais

pas, car, chaque jour, la nécessité qui me faisait espérer que

le lendemain j’aurais la contemplation exacte, calme, heu-

reuse de Gilberte, qu’elle m’avouerait enfin son amour, en

m’expliquant pour quelles raisons elle avait dû me le cacher

jusqu’ici, cette même nécessité me forçait à tenir le passé

pour rien, à ne jamais regarder que devant moi, à considérer

les petits avantages qu’elle m’avait donnés non pas en eux-

mêmes et comme s’ils se suffisaient, mais comme des éche-

lons nouveaux où poser le pied, qui allaient me permettre de

faire un pas de plus en avant et d’atteindre enfin le bonheur

que je n’avais pas encore rencontré.

Si elle me donnait parfois de ces marques d’amitié, elle

me faisait aussi de la peine en ayant l’air de ne pas avoir de

plaisir à me voir, et cela arrivait souvent les jours mêmes sur

lesquels j’avais le plus compté pour réaliser mes espérances.

J’étais sûr que Gilberte viendrait aux Champs-Élysées et

j’éprouvais une allégresse qui me paraissait seulement la

vague anticipation d’un grand bonheur quand – entrant dès

le matin au salon pour embrasser maman déjà toute prête, la

tour de ses cheveux noirs entièrement construite, et ses

belles mains blanches et potelées sentant encore le savon –

j’avais appris, en voyant une colonne de poussière se tenir

debout toute seule au-dessus du piano, et en entendant un

– 509 –

orgue de Barbarie jouer sous la fenêtre En revenant de la re-

vue, que l’hiver recevait jusqu’au soir la visite inopinée et ra-

dieuse d’une journée de printemps. Pendant que nous déjeu-

nions, en ouvrant sa croisée, la dame d’en face avait fait dé-

camper en un clin d’œil, d’à côté de ma chaise – rayant d’un

seul bond toute la largeur de notre salle à manger – un rayon

qui y avait commencé sa sieste et était déjà revenu la conti-

nuer l’instant d’après. Au collège, à la classe d’une heure, le

soleil me faisait languir d’impatience et d’ennui en laissant

traîner une lueur dorée jusque sur mon pupitre, comme une

invitation à la fête où je ne pourrais arriver avant trois

heures, jusqu’au moment où Françoise venait me chercher à

la sortie, et où nous nous acheminions vers les Champs-

Élysées par les rues décorées de lumière, encombrées par la

foule, et où les balcons, descellés par le soleil et vaporeux,

flottaient devant les maisons comme des nuages d’or. Hélas !

aux Champs-Élysées je ne trouvais pas Gilberte, elle n’était

pas encore arrivée. Immobile sur la pelouse nourrie par le

soleil invisible qui çà et là faisait flamboyer la pointe d’un

brin d’herbe, et sur laquelle les pigeons qui s’y étaient posés

avaient l’air de sculptures antiques que la pioche du jardinier

a ramenées à la surface d’un sol auguste, je restais les yeux

fixés sur l’horizon, je m’attendais à tout moment à voir appa-

raître l’image de Gilberte suivant son institutrice, derrière la

statue qui semblait tendre l’enfant qu’elle portait et qui ruis-

selait de rayons, à la bénédiction du soleil. La vieille lectrice

des Débats était assise sur son fauteuil, toujours à la même

place, elle interpellait un gardien à qui elle faisait un geste

amical de la main en lui criant : « Quel joli temps ! » Et la

préposée s’étant approchée d’elle pour percevoir le prix du

fauteuil, elle faisait mille minauderies en mettant dans

l’ouverture de son gant le ticket de dix centimes, comme si

ç’avait été un bouquet, pour qui elle cherchait, par amabilité

– 510 –

pour le donateur, la place la plus flatteuse possible. Quand

elle l’avait trouvée, elle faisait exécuter une évolution circu-

laire à son cou, redressait son boa, et plantait sur la chai-

sière, en lui montrant le bout de papier jaune qui dépassait

sur son poignet, le beau sourire dont une femme, en indi-

quant son corsage à un jeune homme, lui dit : « Vous recon-

naissez vos roses ! »

J’emmenais Françoise au-devant de Gilberte jusqu’à

l’Arc de Triomphe, nous ne la rencontrions pas, et je reve-

nais vers la pelouse persuadé qu’elle ne viendrait plus,

quand, devant les chevaux de bois, la fillette à la voix brève

se jetait sur moi : « Vite, vite, il y a déjà un quart d’heure que

Gilberte est arrivée. Elle va repartir bientôt. On vous attend

pour faire une partie de barres. » Pendant que je montais

l’avenue des Champs-Élysées, Gilberte était venue par la rue

Boissy-d’Anglas, Mademoiselle ayant profité du beau temps

pour faire des courses pour elle ; et M. Swann allait venir

chercher sa fille. Aussi c’était ma faute ; je n’aurais pas dû

m’éloigner de la pelouse ; car on ne savait jamais sûrement

par quel côté Gilberte viendrait, si ce serait plus ou moins

tard, et cette attente finissait par me rendre plus émouvants,

non seulement les Champs-Élysées entiers et toute la durée

de l’après-midi, comme une immense étendue d’espace et de

temps sur chacun des points et à chacun des moments de la-

quelle il était possible qu’apparût l’image de Gilberte, mais

encore cette image, elle-même, parce que derrière cette

image je sentais se cacher la raison pour laquelle elle m’était

décochée en plein cœur, à quatre heures au lieu de deux

heures et demie, surmontée d’un chapeau de visite à la place

d’un béret de jeu, devant les « Ambassadeurs » et non entre

les deux guignols, je devinais quelqu’une de ces occupations

où je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forçaient à sortir ou

à rester à la maison, j’étais en contact avec le mystère de sa

– 511 –

vie inconnue. C’était ce mystère aussi qui me troublait

quand, courant sur l’ordre de la fillette à la voix brève pour

commencer tout de suite notre partie de barres, j’apercevais

Gilberte, si vive et brusque avec nous, faisant une révérence

à la dame aux Débats (qui lui disait : « Quel beau soleil, on

dirait du feu »), lui parlant avec un sourire timide, d’un air

compassé qui m’évoquait la jeune fille différente que Gilberte

devait être chez ses parents, avec les amis de ses parents, en

visite, dans toute son autre existence qui m’échappait. Mais

de cette existence personne ne me donnait l’impression

comme M. Swann qui venait un peu après pour retrouver sa

fille. C’est que lui et Mme Swann – parce que leur fille habitait

chez eux, parce que ses études, ses jeux, ses amitiés dépen-

daient d’eux – contenaient pour moi, comme Gilberte, peut-

être même plus que Gilberte, comme il convenait à des dieux

tout-puissants sur elle en qui il aurait eu sa source, un incon-

nu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui les con-

cernait était de ma part l’objet d’une préoccupation si cons-

tante que les jours où, comme ceux-là, M. Swann (que j’avais

vu si souvent autrefois sans qu’il excitât ma curiosité, quand

il était lié avec mes parents) venait chercher Gilberte aux

Champs-Élysées, une fois calmés les battements de cœur

qu’avait excités en moi l’apparition de son chapeau gris et de

son manteau à pèlerine, son aspect m’impressionnait encore

comme celui d’un personnage historique sur lequel nous ve-

nons de lire une série d’ouvrages et dont les moindres parti-

cularités nous passionnent. Ses relations avec le comte de

Paris qui, quand j’en entendais parler à Combray, me sem-

blaient indifférentes, prenaient maintenant pour moi quelque

chose de merveilleux, comme si personne d’autre n’eût ja-

mais connu les Orléans ; elles le faisaient se détacher vive-

ment sur le fond vulgaire des promeneurs de différentes

classes qui encombraient cette allée des Champs-Élysées, et

– 512 –

au milieu desquels j’admirais qu’il consentît à figurer sans

réclamer d’eux d’égards spéciaux, qu’aucun d’ailleurs ne

songeait à lui rendre, tant était profond l’incognito dont il

était enveloppé.

Il répondait poliment aux saluts des camarades de Gil-

berte, même au mien quoiqu’il fût brouillé avec ma famille,

mais sans avoir l’air de me connaître. (Cela me rappela qu’il

m’avait pourtant vu bien souvent à la campagne ; souvenir

que j’avais gardé mais dans l’ombre, parce que depuis que

j’avais revu Gilberte, pour moi Swann était surtout son père,

et non plus le Swann de Combray ; comme les idées sur les-

quelles j’embranchais maintenant son nom étaient diffé-

rentes des idées dans le réseau desquelles il était autrefois

compris et que je n’utilisais plus jamais quand j’avais à pen-

ser à lui, il était devenu un personnage nouveau ; je le ratta-

chai pourtant par une ligne artificielle, secondaire et trans-

versale à notre invité d’autrefois ; et comme rien n’avait plus

pour moi de prix que dans la mesure où mon amour pouvait

en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le regret

de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les années où aux

yeux de ce même Swann qui était en ce moment devant moi

aux Champs-Élysées et à qui heureusement Gilberte n’avait

peut-être pas dit mon nom, je m’étais si souvent le soir rendu

ridicule en envoyant demander à maman de monter dans ma

chambre me dire bonsoir, pendant qu’elle prenait le café

avec lui, mon père et mes grands-parents à la table du jar-

din.) Il disait à Gilberte qu’il lui permettait de faire une par-

tie, qu’il pouvait attendre un quart d’heure, et s’asseyant

comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket

de cette main que Philippe VII avait si souvent retenue dans

la sienne, tandis que nous commencions à jouer sur la pe-

louse, faisant envoler les pigeons dont les beaux corps irisés

qui ont la forme d’un cœur et sont comme les lilas du règne

– 513 –

des oiseaux, venaient se réfugier comme en des lieux d’asile,

tel sur le grand vase de pierre à qui son bec en y disparais-

sant faisait faire le geste et assignait la destination d’offrir en

abondance les fruits ou les graines qu’il avait l’air d’y pico-

rer, tel autre sur le front de la statue, qu’il semblait surmon-

ter d’un de ces objets en émail desquels la polychromie varie

dans certaines œuvres antiques la monotonie de la pierre, et

d’un attribut, qui quand la déesse le porte lui vaut une épi-

thète particulière, et en fait, comme pour une mortelle un

prénom différent, une divinité nouvelle.

Un de ces jours de soleil qui n’avait pas réalisé mes es-

pérances, je n’eus pas le courage de cacher ma déception à

Gilberte.

« J’avais justement beaucoup de choses à vous deman-

der, lui dis-je. Je croyais que ce jour compterait beaucoup

dans notre amitié. Et aussitôt arrivée, vous allez partir ! Tâ-

chez de venir demain de bonne heure, que je puisse enfin

vous parler. »

Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie qu’elle

me répondit :

« Demain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai

pas ! j’ai un grand goûter ; après-demain non plus, je vais

chez une amie pour voir de ses fenêtres l’arrivée du roi

Théodose, ce sera superbe, et le lendemain encore à Michel

Strogoff et puis après, cela va être bientôt Noël et les va-

cances du jour de l’An. Peut-être on va m’emmener dans le

Midi. Ce que ce serait chic ! quoique cela me fera manquer

un arbre de Noël ; en tous cas si je reste à Paris, je ne vien-

drai pas ici car j’irai faire des visites avec maman. Adieu, voi-

là papa qui m’appelle. »

– 514 –

Je revins avec Françoise par les rues qui étaient encore

pavoisées de soleil, comme au soir d’une fête qui est finie. Je

ne pouvais pas traîner mes jambes.

« Ça n’est pas étonnant, dit Françoise, ce n’est pas un

temps de saison, il fait trop chaud. Hélas ! mon Dieu, de par-

tout il doit y avoir bien des pauvres malades, c’est à croire

que là-haut aussi tout se détraque. »

Je me redisais en étouffant mes sanglots les mots où

Gilberte avait laissé éclater sa joie de ne pas venir de long-

temps aux Champs-Élysées. Mais déjà le charme dont, par

son simple fonctionnement, se remplissait mon esprit dès

qu’il songeait à elle, la position particulière, unique – fût-elle

affligeante – où me plaçait inévitablement par rapport à Gil-

berte, la contrainte interne d’un pli mental, avaient commen-

cé à ajouter, même à cette marque d’indifférence, quelque

chose de romanesque, et au milieu de mes larmes se formait

un sourire qui n’était que l’ébauche timide d’un baiser. Et

quand vint l’heure du courrier, je me dis ce soir-là comme

tous les autres : « Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle

va me dire enfin qu’elle n’a jamais cessé de m’aimer, et

m’expliquera la raison mystérieuse pour laquelle elle a été

forcée de me le cacher jusqu’ici, de faire semblant de pouvoir

être heureuse sans me voir, la raison pour laquelle elle a pris

l’apparence de la Gilberte simple camarade. »

Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre, je

croyais la lire, je m’en récitais chaque phrase. Tout d’un

coup je m’arrêtais effrayé. Je comprenais que si je devais re-

cevoir une lettre de Gilberte, ce ne pourrait pas en tous cas

être celle-là puisque c’était moi qui venais de la composer. Et

dès lors, je m’efforçais de détourner ma pensée des mots que

j’aurais aimé qu’elle m’écrivît, par peur en les énonçant,

– 515 –

d’exclure justement ceux-là, – les plus chers, les plus désirés

– du champ des réalisations possibles. Même si par une in-

vraisemblable coïncidence, c’eût été justement la lettre que

j’avais inventée que de son côté m’eût adressée Gilberte, y

reconnaissant mon œuvre je n’eusse pas eu l’impression de

recevoir quelque chose qui ne vînt pas de moi, quelque chose

de réel, de nouveau, un bonheur extérieur à mon esprit, in-

dépendant de ma volonté, vraiment donné par l’amour.

En attendant je relisais une page que ne m’avait pas

écrite Gilberte, mais qui du moins me venait d’elle, cette

page de Bergotte sur la beauté des vieux mythes dont s’est

inspiré Racine, et que, à côté de la bille d’agate, je gardais

toujours auprès de moi. J’étais attendri par la bonté de mon

amie qui me l’avait fait rechercher ; et comme chacun a be-

soin de trouver des raisons à sa passion, jusqu’à être heureux

de reconnaître dans l’être qu’il aime des qualités que la litté-

rature ou la conversation lui ont appris être de celles qui sont

dignes d’exciter l’amour, jusqu’à les assimiler par imitation

et en faire des raisons nouvelles de son amour, ces qualités

fussent-elles les plus opposées à celles que cet amour eût re-

cherchées tant qu’il était spontané – comme Swann autre-

fois, le caractère esthétique de la beauté d’Odette – moi, qui

avais d’abord aimé Gilberte, dès Combray, à cause de tout

l’inconnu de sa vie, dans lequel j’aurais voulu me précipiter,

m’incarner, en délaissant la mienne qui ne m’était plus rien,

je pensais maintenant comme à un inestimable avantage,

que de cette mienne vie trop connue, dédaignée, Gilberte

pourrait devenir un jour l’humble servante, la commode et

confortable collaboratrice, qui le soir m’aidant dans mes tra-

vaux, collationnerait pour moi des brochures. Quant à Ber-

gotte, ce vieillard infiniment sage et presque divin à cause de

qui j’avais d’abord aimé Gilberte, avant même de l’avoir vue,

maintenant c’était surtout à cause de Gilberte que je l’aimais.

– 516 –

Avec autant de plaisir que les pages qu’il avait écrites sur

Racine, je regardais le papier fermé de grands cachets de cire

blancs et noué d’un flot de rubans mauves dans lequel elle

me les avait apportées. Je baisais la bille d’agate qui était la

meilleure part du cœur de mon amie, la part qui n’était pas

frivole, mais fidèle, et qui bien que parée du charme mysté-

rieux de la vie de Gilberte demeurait près de moi, habitait

ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la beauté de cette

pierre, et la beauté aussi de ces pages de Bergotte, que j’étais

heureux d’associer à l’idée de mon amour pour Gilberte

comme si dans les moments où celui-ci ne m’apparaissait

plus que comme un néant, elles lui donnaient une sorte de

consistance, je m’apercevais qu’elles étaient antérieures à

cet amour, qu’elles ne lui ressemblaient pas, que leurs élé-

ments avaient été fixés par le talent ou par les lois minéralo-

giques avant que Gilberte ne me connût, que rien dans le

livre ni dans la pierre n’eût été autre si Gilberte ne m’avait

pas aimé et que rien par conséquent ne m’autorisait à lire en

eux un message de bonheur. Et tandis que mon amour atten-

dant sans cesse du lendemain l’aveu de celui de Gilberte, an-

nulait, défaisait chaque soir le travail mal fait de la journée,

dans l’ombre de moi-même une ouvrière inconnue ne laissait

pas au rebut les fils arrachés et les disposait, sans souci de

me plaire et de travailler à mon bonheur, dans un ordre diffé-

rent qu’elle donnait à tous ses ouvrages. Ne portant aucun

intérêt particulier à mon amour, ne commençant pas par dé-

cider que j’étais aimé, elle recueillait les actions de Gilberte

qui m’avaient semblé inexplicables et ses fautes que j’avais

excusées. Alors les unes et les autres prenaient un sens. Il

semblait dire, cet ordre nouveau, qu’en voyant Gilberte, au

lieu qu’elle vînt aux Champs-Élysées, aller à une matinée,

faire des courses avec son institutrice et se préparer à une

absence pour les vacances du jour de l’An, j’avais tort de

– 517 –

penser : « C’est qu’elle est frivole ou docile. » Car elle eût

cessé d’être l’un ou l’autre si elle m’avait aimé, et si elle avait

été forcée d’obéir c’eût été avec le même désespoir que

j’avais les jours où je ne la voyais pas. Il disait encore, cet

ordre nouveau, que je devais pourtant savoir ce que c’était

qu’aimer puisque j’aimais Gilberte ; il me faisait remarquer le

souci perpétuel que j’avais de me faire valoir à ses yeux, à

cause duquel j’essayais de persuader à ma mère d’acheter à

Françoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu,

ou plutôt de ne plus m’envoyer aux Champs-Élysées avec

cette bonne dont je rougissais (à quoi ma mère répondait que

j’étais injuste pour Françoise, que c’était une brave femme

qui nous était dévouée), et aussi ce besoin unique de voir

Gilberte qui faisait que des mois d’avance je ne pensais qu’à

tâcher d’apprendre à quelle époque elle quitterait Paris et où

elle irait, trouvant le pays le plus agréable un lieu d’exil si

elle ne devait pas y être, et ne désirant que rester toujours à

Paris tant que je pourrais la voir aux Champs-Élysées ; et il

n’avait pas de peine à me montrer que ce souci-là, ni ce be-

soin, je ne les trouverais sous les actions de Gilberte. Elle au

contraire appréciait son institutrice, sans s’inquiéter de ce

que j’en pensais. Elle trouvait naturel de ne pas venir aux

Champs-Élysées, si c’était pour aller faire des emplettes avec

Mademoiselle, agréable si c’était pour sortir avec sa mère. Et

à supposer même qu’elle m’eût permis d’aller passer les va-

cances au même endroit qu’elle, du moins pour choisir cet

endroit elle s’occupait du désir de ses parents, de mille amu-

sements dont on lui avait parlé et nullement que ce fût celui

où ma famille avait l’intention de m’envoyer. Quand elle

m’assurait parfois qu’elle m’aimait moins qu’un de ses amis,

moins qu’elle ne m’aimait la veille parce que je lui avais fait

perdre sa partie par une négligence, je lui demandais pardon,

je lui demandais ce qu’il fallait faire pour qu’elle recommen-

– 518 –

çât à m’aimer autant, pour qu’elle m’aimât plus que les

autres ; je voulais qu’elle me dît que c’était déjà fait, je l’en

suppliais comme si elle avait pu modifier son affection pour

moi à son gré, au mien, pour me faire plaisir, rien que par les

mots qu’elle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaise con-

duite. Ne savais-je donc pas que ce que j’éprouvais, moi,

pour elle, ne dépendait ni de ses actions, ni de ma volonté ?

Il disait enfin, l’ordre nouveau dessiné par l’ouvrière in-

visible, que si nous pouvons désirer que les actions d’une

personne qui nous a peinés jusqu’ici n’aient pas été sincères,

il y a dans leur suite une clarté contre quoi notre désir ne

peut rien et à laquelle, plutôt qu’à lui, nous devons demander

quelles seront ses actions de demain.

Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait ; elles le

persuadaient que le lendemain ne serait pas différent de ce

qu’avaient été tous les autres jours ; que le sentiment de Gil-

berte pour moi, trop ancien déjà pour pouvoir changer,

c’était l’indifférence ; que dans mon amitié avec Gilberte,

c’est moi seul qui aimais. « C’est vrai, répondait mon amour,

il n’y a plus rien à faire de cette amitié-là, elle ne changera

pas. » Alors dès le lendemain (ou attendant une fête s’il y en

avait une prochaine, un anniversaire, le Nouvel An peut-être,

un de ces jours qui ne sont pas pareils aux autres, où le

temps recommence sur de nouveaux frais en rejetant

l’héritage du passé, en n’acceptant pas le legs de ses tris-

tesses) je demandais à Gilberte de renoncer à notre amitié

ancienne et de jeter les bases d’une nouvelle amitié.

J’avais toujours à portée de ma main un plan de Paris

qui, parce qu’on pouvait y distinguer la rue où habitaient

M. et Mme Swann, me semblait contenir un trésor. Et par

– 519 –

plaisir, par une sorte de fidélité chevaleresque aussi, à pro-

pos de n’importe quoi, je disais le nom de cette rue, si bien

que mon père me demandait, n’étant pas comme ma mère et

ma grand-mère au courant de mon amour :

« Mais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue, elle

n’a rien d’extraordinaire, elle est très agréable à habiter

parce qu’elle est à deux pas du Bois, mais il y en a dix autres

dans le même cas. »

Je m’arrangeais à tout propos à faire prononcer à mes

parents le nom de Swann ; certes je me le répétais mentale-

ment sans cesse ; mais j’avais besoin aussi d’entendre sa so-

norité délicieuse et de me faire jouer cette musique dont la

lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom de Swann d’ail-

leurs que je connaissais depuis si longtemps, était mainte-

nant pour moi, ainsi qu’il arrive à certains aphasiques à

l’égard des mots les plus usuels, un nom nouveau. Il était

toujours présent à ma pensée et pourtant elle ne pouvait pas

s’habituer à lui. Je le décomposais, je l’épelais, son ortho-

graphe était pour moi une surprise. Et en même temps que

d’être familier, il avait cessé de me paraître innocent. Les

joies que je prenais à l’entendre, je les croyais si coupables,

qu’il me semblait qu’on devinait ma pensée et qu’on chan-

geait la conversation si je cherchais à l’y amener. Je me ra-

battais sur les sujets qui touchaient encore à Gilberte, je ra-

bâchais sans fin les mêmes paroles, et j’avais beau savoir

que ce n’était que des paroles – des paroles prononcées loin

d’elle, qu’elle n’entendait pas, des paroles sans vertu qui ré-

pétaient ce qui était, mais ne le pouvaient modifier – pour-

tant il me semblait qu’à force de manier, de brasser ainsi tout

ce qui avoisinait Gilberte j’en ferais peut-être sortir quelque

chose d’heureux. Je redisais à mes parents que Gilberte ai-

mait bien son institutrice, comme si cette proposition énon-

– 520 –

cée pour la centième fois allait avoir enfin pour effet de faire

brusquement entrer Gilberte venant à tout jamais vivre avec

nous. Je reprenais l’éloge de la vieille dame qui lisait les Dé-

bats (j’avais insinué à mes parents que c’était une ambassa-

drice ou peut-être une altesse) et je continuais à célébrer sa

beauté, sa magnificence, sa noblesse, jusqu’au jour où je dis

que d’après le nom qu’avait prononcé Gilberte elle devait

s’appeler Mme Blatin.

« Oh ! mais je vois ce que c’est, s’écria ma mère tandis

que je me sentais rougir de honte. À la garde ! À la garde !

comme aurait dit ton pauvre grand-père. Et c’est elle que tu

trouves belle ! Mais elle est horrible et elle l’a toujours été.

C’est la veuve d’un huissier. Tu ne te rappelles pas quand tu

étais enfant les manèges que je faisais pour l’éviter à la leçon

de gymnastique où, sans me connaître, elle voulait venir me

parler sous prétexte de me dire que tu étais “trop beau pour

un garçon”. Elle a toujours eu la rage de connaître du monde

et il faut bien qu’elle soit une espèce de folle comme j’ai tou-

jours pensé, si elle connaît vraiment Mme Swann. Car si elle

était d’un milieu fort commun, au moins il n’y a jamais rien

eu que je sache à dire sur elle. Mais il fallait toujours qu’elle

se fasse des relations. Elle est horrible, affreusement vul-

gaire, et avec cela faiseuse d’embarras. »

Quant à Swann, pour tâcher de lui ressembler, je passais

tout mon temps à table, à me tirer sur le nez et à me frotter

les yeux. Mon père disait : « Cet enfant est idiot, il deviendra

affreux. » J’aurais surtout voulu être aussi chauve que

Swann. Il me semblait un être si extraordinaire que je trou-

vais merveilleux que des personnes que je fréquentais le

connussent aussi et que dans les hasards d’une journée quel-

conque on pût être amené à le rencontrer. Et une fois, ma

mère, en train de nous raconter comme chaque soir à dîner,

– 521 –

les courses qu’elle avait faites dans l’après-midi, rien qu’en

disant : « À ce propos, devinez qui j’ai rencontré aux Trois

Quartiers, au rayon des parapluies : Swann », fit éclore au

milieu de son récit, fort aride pour moi, une fleur mysté-

rieuse. Quelle mélancolique volupté, d’apprendre que cet

après-midi-là, profilant dans la foule sa forme surnaturelle,

Swann avait été acheter un parapluie. Au milieu des événe-

ments grands et minimes, également indifférents, celui-là

éveillait en moi ces vibrations particulières dont était perpé-

tuellement ému mon amour pour Gilberte. Mon père disait

que je ne m’intéressais à rien parce que je n’écoutais pas

quand on parlait des conséquences politiques que pouvait

avoir la visite du roi Théodose, en ce moment l’hôte de la

France et, prétendait-on, son allié. Mais combien en re-

vanche, j’avais envie de savoir si Swann avait son manteau à

pèlerine !

« Est-ce que vous vous êtes dit bonjour ? demandai-je.

— Mais naturellement », répondit ma mère qui avait tou-

jours l’air de craindre que si elle eût avoué que nous étions

en froid avec Swann, on eût cherché à les réconcilier plus

qu’elle ne souhaitait, à cause de Mme Swann qu’elle ne vou-

lait pas connaître. « C’est lui qui est venu me saluer, je ne le

voyais pas.

— Mais alors, vous n’êtes pas brouillés ?

— Brouillés ? mais pourquoi veux-tu que nous soyons

brouillés », répondit-elle vivement comme si j’avais attenté à

la fiction de ses bons rapports avec Swann et essayé de tra-

vailler à un « rapprochement ».

« Il pourrait t’en vouloir de ne plus l’inviter.

– 522 –

— On n’est pas obligé d’inviter tout le monde ; est-ce

qu’il m’invite ? Je ne connais pas sa femme.

— Mais il venait bien à Combray.

— Eh bien oui ! il venait à Combray, et puis à Paris il a

autre chose à faire et moi aussi. Mais je t’assure que nous

n’avions pas du tout l’air de deux personnes brouillées. Nous

sommes restés un moment ensemble parce qu’on ne lui ap-

portait pas son paquet. Il m’a demandé de tes nouvelles, il

m’a dit que tu jouais avec sa fille », ajouta ma mère, m’émer-

veillant du prodige que j’existasse dans l’esprit de Swann,

bien plus, que ce fût d’une façon assez complète, pour que,

quand je tremblais d’amour devant lui aux Champs-Élysées,

il sût mon nom, qui était ma mère, et pût amalgamer autour

de ma qualité de camarade de sa fille quelques renseigne-

ments sur mes grands-parents, leur famille, l’endroit que

nous habitions, certaines particularités de notre vie d’autre-

fois, peut-être même inconnues de moi. Mais ma mère ne pa-

raissait pas avoir trouvé un charme particulier à ce rayon des

Trois Quartiers où elle avait représenté pour Swann, au mo-

ment où il l’avait vue, une personne définie avec qui il avait

des souvenirs communs qui avaient motivé chez lui le mou-

vement de s’approcher d’elle, le geste de la saluer.

Ni elle d’ailleurs ni mon père ne semblaient non plus

trouver à parler des grands-parents de Swann, du titre

d’agent de change honoraire, un plaisir qui passât tous les

autres. Mon imagination avait isolé et consacré dans le Paris

social une certaine famille comme elle avait fait dans le Paris

de pierre pour une certaine maison dont elle avait sculpté la

porte cochère et rendu précieuses les fenêtres. Mais ces or-

nements, j’étais seul à les voir. De même que mon père et

ma mère trouvaient la maison qu’habitait Swann pareille aux

– 523 –

autres maisons construites en même temps dans le quartier

du Bois, de même la famille de Swann leur semblait du

même genre que beaucoup d’autres familles d’agents de

change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon le

degré où elle avait participé à des mérites communs au reste

de l’univers et ne lui trouvaient rien d’unique. Ce qu’au con-

traire ils y appréciaient, ils le rencontraient à un degré égal,

ou plus élevé, ailleurs. Aussi après avoir trouvé la maison

bien située, ils parlaient d’une autre qui l’était mieux, mais

qui n’avait rien à voir avec Gilberte, ou de financiers d’un

cran supérieur à son grand-père ; et s’ils avaient eu l’air un

moment d’être du même avis que moi, c’était par un malen-

tendu qui ne tardait pas à se dissiper. C’est que, pour perce-

voir dans tout ce qui entourait Gilberte, une qualité inconnue

analogue dans le monde des émotions à ce que peut être

dans celui des couleurs l’infra-rouge, mes parents étaient dé-

pourvus de ce sens supplémentaire et momentané dont

m’avait doté l’amour.

Les jours où Gilberte m’avait annoncé qu’elle ne devait

pas venir aux Champs-Élysées, je tâchais de faire des pro-

menades qui me rapprochassent un peu d’elle. Parfois j’em-

menais Françoise en pèlerinage devant la maison qu’habi-

taient les Swann. Je lui faisais répéter sans fin ce que, par

l’institutrice, elle avait appris relativement à Mme Swann. « Il

paraît qu’elle a bien confiance à des médailles. Jamais elle

ne partira en voyage si elle a entendu la chouette, ou bien

comme un tic-tac d’horloge dans le mur, ou si elle a vu un

chat à ménuit, ou si le bois d’un meuble, il a craqué. Ah !

c’est une personne très croyante ! » J’étais si amoureux de

Gilberte que si sur le chemin j’apercevais leur vieux maître

d’hôtel promenant un chien, l’émotion m’obligeait à m’ar-

rêter, j’attachais sur ses favoris blancs des regards pleins de

passion. Françoise me disait :

– 524 –

« Qu’est-ce que vous avez ? »

Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur

porte cochère où un concierge différent de tout concierge, et

pénétré jusque dans les galons de sa livrée du même charme

douloureux que j’avais ressenti dans le nom de Gilberte,

avait l’air de savoir que j’étais de ceux à qui une indignité

originelle interdirait toujours de pénétrer dans la vie mysté-

rieuse qu’il était chargé de garder et sur laquelle les fenêtres

de l’entresol paraissaient conscientes d’être refermées, res-

semblant beaucoup moins entre la noble retombée de leurs

rideaux de mousseline à n’importe quelles autres fenêtres,

qu’aux regards de Gilberte. D’autres fois nous allions sur les

boulevards et je me postais à l’entrée de la rue Duphot ; on

m’avait dit qu’on pouvait souvent y voir passer Swann se

rendant chez son dentiste ; et mon imagination différenciait

tellement le père de Gilberte du reste de l’humanité, sa pré-

sence au milieu du monde réel y introduisait tant de merveil-

leux, que, avant même d’arriver à la Madeleine, j’étais ému à

la pensée d’approcher d’une rue où pouvait se produire ino-

pinément l’apparition surnaturelle.

Mais le plus souvent – quand je ne devais pas voir Gil-

berte – comme j’avais appris que Mme Swann se promenait

presque chaque jour dans l’allée « des Acacias », autour du

grand Lac, et dans l’allée de la « Reine-Marguerite », je diri-

geais Françoise du côté du bois de Boulogne. Il était pour

moi comme ces jardins zoologiques où l’on voit rassemblés

des flores diverses et des paysages opposés ; où, après une

colline on trouve une grotte, un pré, des rochers, une rivière,

une fosse, une colline, un marais, mais où l’on sait qu’ils ne

sont là que pour fournir aux ébats de l’hippopotame, des

zèbres, des crocodiles, des lapins russes, des ours et du hé-

ron, un milieu approprié ou un cadre pittoresque ; lui, le

– 525 –

Bois, complexe aussi, réunissant des petits mondes divers et

clos – faisant succéder quelque ferme plantée d’arbres

rouges, de chênes d’Amérique, comme une exploitation agri-

cole dans la Virginie, à une sapinière au bord du lac, ou à

une futaie d’où surgit tout à coup dans sa souple fourrure,

avec les beaux yeux d’une bête, quelque promeneuse rapide,

– il était le Jardin des femmes ; et – comme l’allée de Myrtes

de L’Énéide –, plantée pour elles d’arbres d’une seule es-

sence, l’allée des Acacias était fréquentée par les Beautés cé-

lèbres. Comme, de loin, la culmination du rocher d’où elle se

jette dans l’eau, transporte de joie les enfants qui savent

qu’ils vont voir l’otarie, bien avant d’arriver à l’allée des

Acacias leur parfum qui, irradiant alentour, faisait sentir de

loin l’approche et la singularité d’une puissante et molle in-

dividualité végétale ; puis, quand je me rapprochais, le faîte

aperçu de leur frondaison légère et mièvre, d’une élégance

facile, d’une coupe coquette et d’un mince tissu, sur laquelle

des centaines de fleurs s’étaient abattues comme des colo-

nies ailées et vibratiles de parasites précieux ; enfin jusqu’à

leur nom féminin, désœuvré et doux, me faisaient battre le

cœur mais d’un désir mondain, comme ces valses qui ne

nous évoquent plus que le nom des belles invitées que

l’huissier annonce à l’entrée d’un bal. On m’avait dit que je

verrais dans l’allée certaines élégantes que, bien qu’elles

n’eussent pas toutes été épousées, l’on citait habituellement

à côté de Mme Swann, mais le plus souvent sous leur nom de

guerre ; leur nouveau nom, quand il y en avait un, n’était

qu’une sorte d’incognito que ceux qui voulaient parler d’elles

avaient soin de lever pour se faire comprendre. Pensant que

le Beau – dans l’ordre des élégances féminines – était régi

par des lois occultes à la connaissance desquelles elles

avaient été initiées, et qu’elles avaient le pouvoir de le réali-

ser, j’acceptais d’avance comme une révélation l’apparition

– 526 –

de leur toilette, de leur attelage, de mille détails au sein des-

quels je mettais ma croyance comme une âme intérieure qui

donnait la cohésion d’un chef-d’œuvre à cet ensemble éphé-

mère et mouvant. Mais c’est Mme Swann que je voulais voir,

et j’attendais qu’elle passât, ému comme si ç’avait été Gil-

berte, dont les parents, imprégnés comme tout ce qui

l’entourait, de son charme, excitaient en moi autant d’amour

qu’elle, même un trouble plus douloureux (parce que leur

point de contact avec elle était cette partie intestine de sa vie

qui m’était interdite), et enfin (car je sus bientôt, comme on

le verra, qu’ils n’aimaient pas que je jouasse avec elle) ce

sentiment de vénération que nous vouons toujours à ceux

qui exercent sans frein la puissance de nous faire du mal.

J’assignais la première place à la simplicité, dans l’ordre

des mérites esthétiques et des grandeurs mondaines quand

j’apercevais Mme Swann à pied, dans une polonaise de drap,

sur la tête un petit toquet agrémenté d’une aile de lopho-

phore, un bouquet de violettes au corsage, pressée, traver-

sant l’allée des Acacias comme si ç’avait été seulement le

chemin le plus court pour rentrer chez elle et répondant d’un

clin d’œil aux messieurs en voiture qui, reconnaissant de loin

sa silhouette, la saluaient et se disaient que personne n’avait

autant de chic. Mais au lieu de la simplicité, c’est le faste que

je mettais au plus haut rang, si, après que j’avais forcé Fran-

çoise, qui n’en pouvait plus et disait que les jambes « lui ren-

traient », à faire les cent pas pendant une heure, je voyais en-

fin, débouchant de l’allée qui vient de la porte Dauphine –

image pour moi d’un prestige royal, d’une arrivée souveraine

telle qu’aucune reine véritable n’a pu m’en donner l’impres-

sion dans la suite, parce que j’avais de leur pouvoir une no-

tion moins vague et plus expérimentale – emportée par le vol

de deux chevaux ardents, minces et contournés comme on

en voit dans les dessins de Constantin Guys, portant établi

– 527 –

sur son siège un énorme cocher fourré comme un cosaque, à

côté d’un petit groom rappelant le « tigre » de « feu Baude-

nord », je voyais – ou plutôt je sentais imprimer sa forme

dans mon cœur par une nette et épuisante blessure – une in-

comparable victoria, à dessein un peu haute et laissant pas-

ser à travers son luxe « dernier cri » des allusions aux formes

anciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon

Mme Swann, ses cheveux maintenant blonds avec une seule

mèche grise ceints d’un mince bandeau de fleurs, le plus

souvent des violettes, d’où descendaient de longs voiles, à la

main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où

je ne voyais que la bienveillance d’une Majesté et où il y

avait surtout la provocation de la cocotte, et qu’elle inclinait

avec douceur sur les personnes qui la saluaient. Ce sourire

en réalité disait aux uns : « Je me rappelle très bien, c’était

exquis ! » ; à d’autres : « Comme j’aurais aimé ! ç’a été la

mauvaise chance ! » ; à d’autres : « Mais si vous voulez ! Je

vais suivre encore un moment la file et dès que je pourrai, je

couperai. » Quand passaient des inconnus, elle laissait ce-

pendant autour de ses lèvres un sourire oisif, comme tourné

vers l’attente ou le souvenir d’un ami et qui faisait dire :

« Comme elle est belle ! » Et pour certains hommes seule-

ment elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid et

qui signifiait : « Oui, rosse, je sais que vous avez une langue

de vipère, que vous ne pouvez pas vous tenir de parler ! Est-

ce que je m’occupe de vous, moi ? » Coquelin passait en dis-

courant au milieu d’amis qui l’écoutaient et faisait avec la

main à des personnes en voiture, un large bonjour de

théâtre. Mais je ne pensais qu’à Mme Swann et je faisais sem-

blant de ne pas l’avoir vue, car je savais qu’arrivée à la hau-

teur du Tir aux pigeons elle dirait à son cocher de couper la

file et de l’arrêter pour qu’elle pût descendre l’allée à pied. Et

les jours où je me sentais le courage de passer à côté d’elle,

– 528 –

j’entraînais Françoise dans cette direction. À un moment en

effet, c’est dans l’allée des piétons, marchant vers nous, que

j’apercevais Mme Swann laissant s’étaler derrière elle la

longue traîne de sa robe mauve, vêtue, comme le peuple

imagine les reines, d’étoffes et de riches atours que les autres

femmes ne portaient pas, abaissant parfois son regard sur le

manche de son ombrelle, faisant peu attention aux per-

sonnes qui passaient, comme si sa grande affaire et son but

avaient été de prendre de l’exercice, sans penser qu’elle était

vue et que toutes les têtes étaient tournées vers elle. Parfois

pourtant quand elle s’était retournée pour appeler son lé-

vrier, elle jetait imperceptiblement un regard circulaire au-

tour d’elle.

Ceux mêmes qui ne la connaissaient pas étaient avertis

par quelque chose de singulier et d’excessif – ou peut-être

par une radiation télépathique comme celles qui déchaî-

naient des applaudissements dans la foule ignorante aux

moments où la Berma était sublime – que ce devait être

quelque personne connue. Ils se demandaient : « Qui est-

ce ? », interrogeaient quelquefois un passant, ou se promet-

taient de se rappeler la toilette comme un point de repère

pour des amis plus instruits qui les renseigneraient aussitôt.

D’autres promeneurs, s’arrêtant à demi, disaient :

« Vous savez qui c’est ? Mme Swann ! Cela ne vous dit

rien ? Odette de Crécy ?

— Odette de Crécy ? Mais je me disais aussi, ces yeux

tristes… Mais savez-vous qu’elle ne doit plus être de la pre-

mière jeunesse ! Je me rappelle que j’ai couché avec elle le

jour de la démission de Mac-Mahon.

— Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler.

Elle est maintenant Mme Swann, la femme d’un monsieur du

– 529 –

Jockey, ami du prince de Galles. Elle est du reste encore su-

perbe.

— Oui, mais si vous l’aviez connue à ce moment-là, ce

qu’elle était jolie ! Elle habitait un petit hôtel très étrange

avec des chinoiseries. Je me rappelle que nous étions embê-

tés par le bruit des crieurs de journaux, elle a fini par me

faire lever. »

Sans entendre les réflexions, je percevais autour d’elle le

murmure indistinct de la célébrité. Mon cœur battait d’im-

patience quand je pensais qu’il allait se passer un instant en-

core avant que tous ces gens, au milieu desquels je remar-

quais avec désolation que n’était pas un banquier mulâtre

par lequel je me sentais méprisé, vissent le jeune homme in-

connu auquel ils ne prêtaient aucune attention, saluer (sans

la connaître, à vrai dire, mais je m’y croyais autorisé parce

que mes parents connaissaient son mari et que j’étais le ca-

marade de sa fille) cette femme dont la réputation de beauté,

d’inconduite et d’élégance était universelle. Mais déjà j’étais

tout près de Mme Swann, alors je lui tirais un si grand coup

de chapeau, si étendu, si prolongé, qu’elle ne pouvait

s’empêcher de sourire. Des gens riaient. Quant à elle, elle ne

m’avait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait pas mon nom,

mais j’étais pour elle – comme un des gardes du Bois, ou le

batelier ou les canards du lac à qui elle jetait du pain – un

des personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dé-

nués de caractères individuels qu’un « emploi de théâtre »,

de ses promenades au Bois. Certains jours où je ne l’avais

pas vue allée des Acacias, il m’arrivait de la rencontrer dans

l’allée de la Reine-Marguerite où vont les femmes qui cher-

chent à être seules, ou à avoir l’air de chercher à l’être ; elle

ne le restait pas longtemps, bientôt rejointe par quelque ami,

souvent coiffé d’un « tube » gris, que je ne connaissais pas et

– 530 –

qui causait longuement avec elle, tandis que leurs deux voi-

tures suivaient.

Cette complexité du bois de Boulogne qui en fait un lieu

factice et, dans le sens zoologique ou mythologique du mot,

un Jardin, je l’ai retrouvée cette année comme je le traver-

sais pour aller à Trianon, un des premiers matins de ce mois

de novembre où, à Paris, dans les maisons, la proximité et la

privation du spectacle de l’automne qui s’achève si vite sans

qu’on y assiste, donnent une nostalgie, une véritable fièvre

des feuilles mortes qui peut aller jusqu’à empêcher de dor-

mir. Dans ma chambre fermée, elles s’interposaient depuis

un mois, évoquées par mon désir de les voir, entre ma pen-

sée et n’importe quel objet auquel je m’appliquais, et tourbil-

lonnaient comme ces taches jaunes qui parfois, quoi que

nous regardions, dansent devant nos yeux. Et ce matin-là,

n’entendant plus la pluie tomber comme les jours précé-

dents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideaux

fermés comme aux coins d’une bouche close qui laisse

échapper le secret de son bonheur, j’avais senti que ces

feuilles jaunes, je pourrais les regarder traversées par la lu-

mière, dans leur suprême beauté ; et ne pouvant pas davan-

tage me tenir d’aller voir des arbres qu’autrefois, quand le

vent soufflait trop fort dans ma cheminée, de partir pour le

bord de la mer, j’étais sorti pour aller à Trianon, en passant

par le bois de Boulogne. C’était l’heure et c’était la saison où

le Bois semble peut-être le plus multiple, non seulement

parce qu’il est plus subdivisé, mais encore parce qu’il l’est

autrement. Même dans les parties découvertes où l’on em-

brasse un grand espace, çà et là, en face des sombres masses

lointaines des arbres qui n’avaient pas de feuilles ou qui

avaient encore leurs feuilles de l’été, un double rang de mar-

– 531 –

ronniers orangés semblait, comme dans un tableau à peine

commencé, avoir seul encore été peint par le décorateur qui

n’aurait pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allée

en pleine lumière pour la promenade épisodique de person-

nages qui ne seraient ajoutés que plus tard.

Plus loin, là où toutes leurs feuilles vertes couvraient les

arbres, un seul, petit, trapu, étêté et têtu, secouait au vent

une vilaine chevelure rouge. Ailleurs encore c’était le pre-

mier éveil de ce mois de mai des feuilles, et celles d’un am-

pelopsis merveilleux et souriant comme une épine rose de

l’hiver, depuis le matin même étaient tout en fleur. Et le Bois

avait l’aspect provisoire et factice d’une pépinière ou d’un

parc, où soit dans un intérêt botanique, soit pour la prépara-

tion d’une fête, on vient d’installer, au milieu des arbres de

sorte commune qui n’ont pas encore été déplantés, deux ou

trois espèces précieuses aux feuillages fantastiques et qui

semblent autour d’eux réserver du vide, donner de l’air, faire

de la clarté. Ainsi c’était la saison où le bois de Boulogne

trahit le plus d’essences diverses et juxtapose le plus de par-

ties distinctes en un assemblage composite. Et c’était aussi

l’heure. Dans les endroits où les arbres gardaient encore

leurs feuilles, ils semblaient subir une altération de leur ma-

tière à partir du point où ils étaient touchés par la lumière du

soleil, presque horizontale le matin comme elle le redevien-

drait quelques heures plus tard au moment où dans le cré-

puscule commençant, elle s’allume comme une lampe, pro-

jette à distance sur le feuillage un reflet artificiel et chaud, et

fait flamber les suprêmes feuilles d’un arbre qui reste le can-

délabre incombustible et terne de son faîte incendié. Ici, elle

épaississait comme des briques, et, comme une jaune ma-

çonnerie persane à dessins bleus, cimentait grossièrement

contre le ciel les feuilles des marronniers, là au contraire les

détachait de lui vers qui elles crispaient leurs doigts d’or. À

– 532 –

mi-hauteur d’un arbre habillé de vigne vierge, elle greffait et

faisait épanouir, impossible à discerner nettement dans

l’éblouissement, un immense bouquet comme de fleurs

rouges, peut-être une variété d’œillet. Les différentes parties

du Bois, mieux confondues l’été dans l’épaisseur et la mono-

tonie des verdures se trouvaient dégagées. Des espaces plus

éclaircis laissaient voir l’entrée de presque toutes, ou bien un

feuillage somptueux la désignait comme une oriflamme. On

distinguait, comme sur une carte en couleur, Armenonville,

le Pré Catelan, Madrid, le Champ de courses, les bords du

Lac. Par moments apparaissait quelque construction inutile,

une fausse grotte, un moulin à qui les arbres en s’écartant

faisaient place ou qu’une pelouse portait en avant sur sa

moelleuse plate-forme. On sentait que le Bois n’était pas

qu’un bois, qu’il répondait à une destination étrangère à la

vie de ses arbres, l’exaltation que j’éprouvais n’était pas cau-

sée que par l’admiration de l’automne, mais par un désir.

Grande source d’une joie que l’âme ressent d’abord sans en

reconnaître la cause, sans comprendre que rien au-dehors ne

la motive. Ainsi regardais-je les arbres avec une tendresse

insatisfaite qui les dépassait et se portait à mon insu vers ce

chef-d’œuvre des belles promeneuses qu’ils enferment

chaque jour pendant quelques heures. J’allais vers l’allée des

Acacias. Je traversais des futaies où la lumière du matin qui

leur imposait des divisions nouvelles, émondait les arbres,

mariait ensemble les tiges diverses et composait des bou-

quets. Elle attirait adroitement à elle deux arbres ; s’aidant

du ciseau puissant du rayon et de l’ombre, elle retranchait à

chacun une moitié de son tronc et de ses branches, et, tres-

sant ensemble les deux moitiés qui restaient, en faisait soit

un seul pilier d’ombre, que délimitait l’ensoleillement

d’alentour, soit un seul fantôme de clarté dont un réseau

d’ombre noire cernait le factice et tremblant contour. Quand

– 533 –

un rayon de soleil dorait les plus hautes branches, elles sem-

blaient, trempées d’une humidité étincelante, émerger seules

de l’atmosphère liquide et couleur d’émeraude où la futaie

tout entière était plongée comme sous la mer. Car les arbres

continuaient à vivre de leur vie propre et quand ils n’avaient

plus de feuilles, elle brillait mieux sur le fourreau de velours

vert qui enveloppait leurs troncs ou dans l’émail blanc des

sphères de gui qui étaient semées au faîte des peupliers,

rondes comme le soleil et la lune dans La Création de Michel-

Ange. Mais forcés depuis tant d’années par une sorte de

greffe à vivre en commun avec la femme, ils m’évoquaient la

dryade, la belle mondaine rapide et colorée qu’au passage ils

couvrent de leurs branches et obligent à ressentir comme

eux la puissance de la saison ; ils me rappelaient le temps

heureux de ma croyante jeunesse, quand je venais avide-

ment aux lieux où des chefs-d’œuvre d’élégance féminine se

réaliseraient pour quelques instants entre les feuillages in-

conscients et complices. Mais la beauté que faisaient désirer

les sapins et les acacias du bois de Boulogne, plus troublants

en cela que les marronniers et les lilas de Trianon que j’allais

voir, n’était pas fixée en dehors de moi dans les souvenirs

d’une époque historique, dans des œuvres d’art, dans un pe-

tit temple à l’Amour au pied duquel s’amoncellent les feuilles

palmées d’or. Je rejoignis les bords du lac, j’allai jusqu’au Tir

aux pigeons. L’idée de perfection que je portais en moi, je

l’avais prêtée alors à la hauteur d’une victoria, à la maigreur

de ces chevaux furieux et légers comme des guêpes, les yeux

injectés de sang comme les cruels chevaux de Diomède, et

que maintenant, pris d’un désir de revoir ce que j’avais aimé,

aussi ardent que celui qui me poussait bien des années aupa-

ravant dans ces mêmes chemins, je voulais avoir de nouveau

sous les yeux au moment où l’énorme cocher de Mme Swann,

surveillé par un petit groom gros comme le poing et aussi en-

– 534 –

fantin que saint Georges, essayait de maîtriser leurs ailes

d’acier qui se débattaient effarouchées et palpitantes. Hélas !

il n’y avait plus que des automobiles conduites par des mé-

caniciens moustachus qu’accompagnaient de grands valets

de pied. Je voulais tenir sous les yeux de mon corps pour sa-

voir s’ils étaient aussi charmants que les voyaient les yeux

de ma mémoire, de petits chapeaux de femmes si bas qu’ils

semblaient une simple couronne. Tous maintenant étaient

immenses, couverts de fruits et de fleurs et d’oiseaux variés.

Au lieu des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait l’air

d’une reine, des tuniques gréco-saxonnes relevaient avec les

plis des Tanagra, et quelquefois dans le style du Directoire,

des chiffons liberty semés de fleurs comme un papier peint.

Sur la tête des messieurs qui auraient pu se promener avec

Mme Swann dans l’allée de la Reine-Marguerite, je ne trou-

vais pas le chapeau gris d’autrefois, ni même un autre. Ils

sortaient nu-tête. Et toutes ces parties nouvelles du spec-

tacle, je n’avais plus de croyance à y introduire pour leur

donner la consistance, l’unité, l’existence ; elles passaient

éparses devant moi, au hasard, sans vérité, ne contenant en

elles aucune beauté que mes yeux eussent pu essayer

comme autrefois de composer. C’étaient des femmes quel-

conques, en l’élégance desquelles je n’avais aucune foi et

dont les toilettes me semblaient sans importance. Mais

quand disparaît une croyance, il lui survit – et de plus en plus

vivace pour masquer le manque de la puissance que nous

avons perdue de donner de la réalité à des choses nouvelles

– un attachement fétichiste aux anciennes qu’elle avait ani-

mées, comme si c’était en elles et non en nous que le divin

résidait et si notre incrédulité actuelle avait une cause con-

tingente, la mort des Dieux.

Quelle horreur ! me disais-je : peut-on trouver ces auto-

mobiles élégantes comme étaient les anciens attelages ? je

– 535 –

suis sans doute déjà trop vieux – mais je ne suis pas fait pour

un monde où les femmes s’entravent dans des robes qui ne

sont pas même en étoffe. À quoi bon venir sous ces arbres, si

rien n’est plus de ce qui s’assemblait sous ces délicats feuil-

lages rougissants, si la vulgarité et la folie ont remplacé ce

qu’ils encadraient d’exquis ? Quelle horreur ! Ma consola-

tion, c’est de penser aux femmes que j’ai connues, au-

jourd’hui qu’il n’y a plus d’élégance. Mais comment des gens

qui contemplent ces horribles créatures sous leurs chapeaux

couverts d’une volière ou d’un potager, pourraient-ils même

sentir ce qu’il y avait de charmant à voir Mme Swann coiffée

d’une simple capote mauve ou d’un petit chapeau que dé-

passait une seule fleur d’iris toute droite ? Aurais-je même pu

leur faire comprendre l’émotion que j’éprouvais par les ma-

tins d’hiver à rencontrer Mme Swann à pied, en paletot de

loutre, coiffée d’un simple béret que dépassaient deux cou-

teaux de plumes de perdrix, mais autour de laquelle la tié-

deur factice de son appartement était évoquée, rien que par

le bouquet de violettes qui s’écrasait à son corsage et dont le

fleurissement vivant et bleu en face du ciel gris, de l’air gla-

cé, des arbres aux branches nues, avait le même charme de

ne prendre la saison et le temps que comme un cadre, et de

vivre dans une atmosphère humaine, dans l’atmosphère de

cette femme, qu’avaient dans les vases et les jardinières de

son salon, près du feu allumé, devant le canapé de soie, les

fleurs qui regardaient par la fenêtre close la neige tomber ?

D’ailleurs il ne m’eût pas suffi que les toilettes fussent les

mêmes qu’en ces années-là. À cause de la solidarité qu’ont

entre elles les différentes parties d’un souvenir et que notre

mémoire maintient équilibrées dans un assemblage où il ne

nous est pas permis de rien distraire, ni refuser, j’aurais vou-

lu pouvoir aller finir la journée chez une de ces femmes, de-

vant une tasse de thé, dans un appartement aux murs peints

– 536 –

de couleurs sombres, comme était encore celui de

Mme Swann (l’année d’après celle où se termine la première

partie de ce récit) et où luiraient les feux orangés, la rouge

combustion, la flamme rose et blanche des chrysanthèmes

dans le crépuscule de novembre pendant des instants pareils

à ceux où (comme on le verra plus tard) je n’avais pas su dé-

couvrir les plaisirs que je désirais. Mais maintenant, même

ne me conduisant à rien, ces instants me semblaient avoir eu

eux-mêmes assez de charme. Je voulais les retrouver tels

que je me les rappelais. Hélas ! il n’y avait plus que des ap-

partements Louis XVI tout blancs, émaillés d’hortensias

bleus. D’ailleurs, on ne revenait plus à Paris que très tard.

Mme Swann m’eût répondu d’un château qu’elle ne rentrerait

qu’en février, bien après le temps des chrysanthèmes, si je

lui avais demandé de reconstituer pour moi les éléments de

ce souvenir que je sentais attaché à une année lointaine, à un

millésime vers lequel il ne m’était pas permis de remonter,

les éléments de ce désir devenu lui-même inaccessible

comme le plaisir qu’il avait jadis vainement poursuivi. Et il

m’eût fallu aussi que ce fussent les mêmes femmes, celles

dont la toilette m’intéressait parce que, au temps où je

croyais encore, mon imagination les avait individualisées et

les avait pourvues d’une légende. Hélas ! dans l’avenue des

Acacias – l’allée de Myrtes – j’en revis quelques-unes,

vieilles, et qui n’étaient plus que les ombres terribles de ce

qu’elles avaient été, errant, cherchant désespérément on ne

sait quoi dans les bosquets virgiliens. Elles avaient fui depuis

longtemps que j’étais encore à interroger vainement les

chemins désertés. Le soleil s’était caché. La nature recom-

mençait à régner sur le Bois d’où s’était envolée l’idée qu’il

était le Jardin élyséen de la Femme ; au-dessus du moulin

factice le vrai ciel était gris ; le vent ridait le Grand Lac de

petites vaguelettes, comme un lac ; de gros oiseaux parcou-

– 537 –

raient rapidement le Bois, comme un bois, et poussant des

cris aigus se posaient l’un après l’autre sur les grands chênes

qui sous leur couronne druidique et avec une majesté dodo-

néenne semblaient proclamer le vide inhumain de la forêt

désaffectée, et m’aidaient à mieux comprendre la contradic-

tion que c’est de chercher dans la réalité les tableaux de la

mémoire, auxquels manquerait toujours le charme qui leur

vient de la mémoire même et de n’être pas perçus par les

sens. La réalité que j’avais connue n’existait plus. Il suffisait

que Mme Swann n’arrivât pas toute pareille au même mo-

ment, pour que l’Avenue fût autre. Les lieux que nous avons

connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où

nous les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une

mince tranche au milieu d’impressions contiguës qui for-

maient notre vie d’alors ; le souvenir d’une certaine image

n’est que le regret d’un certain instant ; et les maisons, les

routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années.

Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en octobre 2017.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Jean-Yves

(BeQ), H. B., Isabelle, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique, réalisé d’après la numérisation de la Biblio-

thèque électronique du Québec (basée sur l’édition : Paris, Galli-

mard, 1946-47), a fait l’objet d’un travail de révision, de relecture et

de correction. À cet effet, d’autres éditions « modernes » notam-

ment La Pléiade Gallimard, Folio Gallimard, Garnier-Flammarion,

Bouquins Laffont, ont été consultées en vue de l’établissement du

présent texte. Cette version reproduit le texte définitif de Marcel

Proust. L’illustration de première page, Le Jardin de Mirbeau aux

Damps, huile sur toile, 1892, est de Camille Pissarro (collection pri-

vée).

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Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à

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