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The Skye’s causality /1 : La cathédrale de la mortThe Skye’s causality /2 : Gabriel et le pommier noirThe Skye’s causality /3 : L’ombre des peaux de pierre

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Prologue : Rumeurs

Henry Pickett n’était pas un garçon comme les autres, mais croyez-le, il s’en serait bien passé. Trop grand pour passer les portes, trop dégingandé ou trop maigrichon pour pouvoir séduire les filles de son lycée, le jeune homme subissait depuis toujours les railleries de ses camarades de classe. Pourquoi diable avait-il fallu qu’il soit si grand ? Deux mètres huit à dix-huit ans, à l’échelle du monde ce n’était pourtant pas si rare. Mais au coeur de la petite ville du nord de l’Angleterre qu’était Newton Valley, c’était un véritable phénomène. Ses bras maigres, sa taille fine, et ses jambes, longues comme un jour sans fin n’arrangeaient rien à l’affaire. Et ne parlons pas de cette indomptable tignasse frisée, dressée sur sa tête comme un bosquet fraichement taillé. En plus de lui ajouter quelques centimètres, sa coupe lui valait régulièrement de bien désagréables surnom, allant « d’attrape-poussière  » à « balai à chiotte ».

Pourtant, Henry Pickett était loin de n’être que la bizarrerie du village. C’était un garçon profondément bon, que personne n’avait jamais pris le temps d’écouter, encore moins d’apprécier. Après toutes ces années, le vilain petit canard développa une puissante rancoeur, qui le poussa à

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s’isoler un peu plus. Une enfance passée à être moqué et une adolescence solitaire avaient ce triste pouvoir, mais il y avait bien pire encore. La longue liste des quolibets, ne s’arrêtait ni aux murs de son école, ni à sa seule personne. Son père, bien plus âgé que ceux des enfants de son âge, subissait depuis toujours le même traitement. Marcel Pickett, un petit monsieur à l’allure paysanne, était l’objet de beaucoup de fantasmes dans la population. Le vieil homme, de taille modeste en comparaison de son gigantesque fils, respirait la vie rustique et ne dégageait que simplicité, derrière son épaisse barbe grise. Toujours vêtu d’une salopette en jean et éternellement paré de ses larges lunettes argentées, Pickett senior approchait joyeusement de ses soixante-dix printemps. Tout chez cet homme transpirait la sympathie, pourtant la rumeur l’avait depuis bientôt vingt ans isolé du reste de la population.

À l’époque où Marcel était encore un jeune homme, les Pickett étaient une famille de cultivateurs un peu en marge, mais sans problèmes. Jusqu’au jour où le fils unique de la maisonnée, prit soudainement son envol, prétextant un grand voyage, et laissa ses parents sans aucune nouvelle de lui pendant de très longues années. Après des décennies d’absence, passées loin, très loin de Newton, il fit son grand retour, lors d’une courte nuit d’été et découvrit sa maison en ruine.

La vieille bâtisse de briques rouges était à l’abandon suite à la disparition de ses parents, emportés par la mort depuis bien longtemps. Beaucoup de voisins se rappelaient encore avoir vu Marcel au petit matin, face à la porte de cette bicoque, incapable de bouger, incapable de rentrer, sans doute rongé par la culpabilité d’être parti si longtemps. Il ne donna jamais l’explication de sa si longue absence, et

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réinvestit la maison familiale avec pour seul bagage un bébé de quelques mois emmitouflé dans ses bras. C’est par cette soirée d’été que la rumeur s’installa.

«  On a jamais vu la mère  de ce gosse » disaient certains. « Parti à vingt ans, revenu à cinquante ? Qu’est-ce qu’il a bien pu faire pendant toutes ces années ? » se demandaient d’autres. Puis, au fil des années, au regard de la vie en marge choisie par Marcel, les cancaneries se firent de plus en plus nauséabondes :

«  Il y a toujours des bruits et des lumières bizarres qui émanent de chez Pickett ». «  T’as vu la façade de la maison ? Et les volets qui sont toujours fermés… Ça doit-être un vrai taudis, ou alors il cache quelque chose ! Et puis t’as vu la taille que fait son môme ? Marcel fait quatre têtes de moins que lui ! Et puis… Déjà qu’on ne connait pas sa mère. Va savoir si c’est vraiment son père… »

Les bruits de couloirs et les ragots fleurissaient autour d’eux. Ce garçon, déjà isolé par sa différence ne pouvait que baisser les yeux en entendant ces allégations. En effet, il n’avait jamais connu sa mère. Henry ne savait rien d’elle et pourtant Dieu sait qu’il avait posé des questions. Pas une photo, pas un objet, rien n’avait été conservé. Aucun souvenir, aucune histoire sur elle n’avait filtré de la bouche de son père, toujours bouleversé à l’évocation du sujet. Ses seuls mots pour la femme qui lui avait donné un fils étaient aussi durs que le motif de son absence :

« Elle nous a abandonné. Elle a préféré sa liberté à sa famille, elle ne mérite pas que l’on parle d’elle. »

Marcel avait toujours été un père admirable, présent pour son garçon, mais toujours très ferme et secret sur cette question. Secrets qui ne firent qu’ajouter aux mythes entourant la famille Pickett. C’est dans cet environnement

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qu’avait grandi le jeune Henry. Dans la rumeur, le jugement et l’apriori. À cet entourage détestable, il avait pourtant trouvé quelques remèdes. Il apprit à sourire quand une remarque se révélait plus dure que les autres et s’était confectionné un véritable masque d'indifférence. Pourtant, en son sein, il maudissait son impuissance. Il avait tellement envie de riposter, tellement envie de leur jeter au visage, le mépris que ces personnes lui inspirait. Le jeune Pickett avait pourtant fait le choix de rester muet, mais ses silences n’étaient pas de la faiblesse, ils n’étaient que l’expression d’une colère que son père lui avait appris à maitriser.

« La violence et l’intolérance n’ont pas court dans notre famille » lui répétait-il sans cesse, poussant ainsi son fils à prendre de la hauteur. Mais Marcel ne mesurait pas les dégâts occasionnés dans l’esprit de son garçon. Il y a encore quelques années, Henry n’avait dans le coeur que le voyage, l’aventure et la soif de découverte. Il voulait partir sur les routes, comme son père l’avait fait autrefois. Il voulait découvrir le monde, faire des rencontres, voir d’autres cultures et explorer d’autres façons de vivre. Mais une vie passée au contact des habitants de Newton Valley, l’en avait petit à petit dissuadé. La rumeur et les railleries avaient fini par l’atteindre, érodant sa confiance, piétinant ses envies, détruisant jusqu’à la moindre de ses ambitions. Il était passé des envies d’aventures, à une volonté d’isolement. «  Pourquoi les gens seraient-ils meilleurs ailleurs ? Pour quelles raisons serais-je mieux traité dans une plus grande ville, ou un autre pays ? » se disait-il. Le garçon avait abandonné tous ses espoirs, estimant qu’une fois le mécanisme du rejet enclenché, il n’y avait plus rien à faire.

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Il n’aspirait désormais plus qu’à une seule chose dans la vie : la paix. Henry savait qu’il serait à jamais ce grand dadais, esseulé en bordure du village. L’étrange garçon de la famille à la bicoque de briques rouges. Le fils du bouseux, le paria, le gosse de vieux. Mais il allait faire en sorte que ce sacerdoce, à défaut de finir, s’estompe. Il venait d’avoir dix-huit ans et son diplôme de fin d’études était en poche. Il allait pouvoir s’isoler du reste de la population et passer tout l’été dans les champs de solitude de son père, dont il appréciait l’absolue quiétude. Ses plans étaient simples : se calfeutrer dans son cocon, jouir de la nature, dormir, et peut-être lire un peu. Quant à l’avenir plus lointain, il n’avait rien prévu. À défaut de grandes aventures, peut-être deviendrait-il lui aussi cultivateur, qui sait. Tout ceci était pour lui encore un mystère, mais sa vie serait loin du monde, loin des gens et de l’agitation. Là était sa certitude.

Ainsi allait la vie d’Henry Pickett dans cette petite ville du nord de l’Angleterre, et c’est à l’intérieur du vieux bus de la ligne neuf, celle qui ralliait son lycée à son domicile, que le garçon, adossé à la plus large vitre du véhicule, consultait les dizaines de notifications que lui signalait son téléphone portable. Et comme trop souvent ces dernières semaines, cela signifiait le début du cauchemar.

Henry n'avait jamais été un aficionados de la technologie et d’internet, encore moins des réseaux sociaux. Il trouvait cela un peu abjecte. Pour lui c’était trop souvent un nid à haine pour être un outil honnête. L’expression d’une majorité qui n’arrivait plus à penser par elle-même, noyant sous des milliers de notifications les dissidents qui osaient penser différemment. Mais Henry, bien que sceptique, avait tout de même un compte pour

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suivre l’actualité d’un oeil lointain. Comme il n’y postait jamais rien, il n’avait pas eu la présence d’esprit de prendre un pseudonyme, et ce qui devait arriver arriva. Au cours de l’année, des gens mal intentionnés finirent par le trouver. Harrison Banner, le garçon le plus odieux de la région et toute sa clique de suiveurs, mirent la main sur le compte de leur victime préférée. Le fils du maire avait pris le jeune Pickett pour cible depuis leur plus tendre enfance, et au fil des cycles scolaires, l’étreinte de sa persécution ne s’était jamais desserrée.

Sous couvert de comptes anonymes et quand l’envie leur prenait, les montages photos illustrant le grand dadais dans des postures humiliantes, fleurissaient sur le web. Ce qui semblait être une nouvelle fois le cas aujourd’hui. L’année avait beau être terminée, il fallait que ces charognes se repaissent de lui une dernière fois. La technologie avait beau se vanter de briser les murs entre les hommes, les réseaux sociaux avaient en effet ce pouvoir fabuleux, de mettre fin au semblant de paix que les persécutés pouvaient éprouver en franchissant la porte de chez eux.

D’abord dix, puis cinquante, cent, deux cent notifications. Le téléphone vibrait sans cesse dans la main d’Henry qui, le coeur mit sous pression par l’effet de meute, se trouvait au carrefour de la tentation. Voir de quoi il s’agissait, ou laisser leurs attaques de côté ? Là était le terrible choix, une invitation à son propre lynchage. Il expira longuement, fit glisser son pouce sur l’écran afin de savoir, sans se faire d’illusions, pourquoi tant de personnes voulaient attirer son attention. Après avoir déroulé la foule de commentaires déplacés et les propos désobligeants, il arriva à la source de l’humiliation qui était en train de se

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jouer publiquement. C’était un montage odieux, fabriqué à partir de sa photo de profil. On avait greffé son visage à une image pornographique, d’un homme en plein ébat sexuel avec des femmes de petite taille. L’hilarité virtuelle était générale. Henry avait beau être habitué, l’aiguille venait percer son coeur, comme on percerait une poupée vaudou. La valse des pouces dressés, le flot des relais, les messages haineux ou gorgés de pitié s’accumulaient dans l’application. Bien sûr, il était tenté de tout lire et brulait de riposter, mais coutumier du fait, il savait qu’il n’y avait qu’une chose à faire, éteindre, et essayer d’oublier. Ce qu’il s’empressa de faire. Une coupure nette avec le monde et une longue mise au vert, voila tout ce qu’il désirait.

Seul dans le bus, son court voyage touchait à sa fin. Le dernier arrêt flirtait avec la frontière de Newton Valley. Derrière lui, la petite ville, devant, des champs à perte de vue, et entre les deux, la vieille maison des Pickett, et sa fameuse devanture délabrée. Henry quitta la vitre sur laquelle il était adossé, et s’avança vers la sortie en entendant le conducteur lui lancer pour la millième fois de l’année : «  Hé ! Fais gaffe mon gars, te cogne pas en sortant ! » suivi d’un rire aussi gras que son bas ventre. Il ignora la remarque, courba l’échine, et descendit du bus, qui s’éloigna rapidement. Le garçon marcha quelques mètres sur le bord de la route, réajusta son t-shirt blanc et sa longue veste en peau marron, traina ses vieilles boots taille cinquante sur la mince veine de terre qui séparait sa maison de la départementale. Une dizaine de secondes et un tour de clé plus tard, Henry passa le pas de chez lui, retrouvant son humble et pourtant si singulier petit univers.

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Chapitre 1 - Les bizarreries des Pickett

Cette maison, ou du moins ce qu’elle contenait, pouvait paraitre bien étrange pour un regard non averti. Le jeune homme ne l’avait pas tout de suite compris, d’abord trop petit pour se rendre compte du caractère particulier de son foyer. C’est avec l’âge et le parallèle du monde extérieur, qu’Henry s’aperçut que «  la norme » n’habitait décidément pas son quotidien. Cet intérieur d’apparence si rustique, abritait des bizarreries que le voisinage était loin de s’imaginer. Une immense pièce à vivre, constituait l’espace principal de cet ancien corps de ferme réaménagé. À première vue rien de sensationnel, des tommettes rouges carrelaient le sol, toutes tâchées par la boue qui crottait quotidiennement les bottes de Marcel. Leur couleur sanguine tranchait radicalement avec le blanc criard du mobilier. Bibliothèque, structure du canapé, table basse, encastrables de la cuisine, îlot central, poutres… Tout était fait de cet étrange bois blanc, qui laissait planer dans la maison un étrange parfum tropical, embaumant et surtout permanent. Henry avait beau demander à son père où il avait trouvé ces meubles, il lui répondait comme toujours par une fâble sans queue ni tête, ponctuée d’un sourire en coin : «  Je les ai fait moi même pardi ! Avec le bois des

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baobabs blancs que j’ai récupéré dans la jungle aux Golems ! ». C’était la règle de Marcel : à chaque objet une histoire farfelue. « Le sèche-cheveux en coquillage de l’île venteuse », «  les tapis en peau de lion Bleu d‘Aveyard », « le carrelage lavomatique du roi des fainéants ». Même si ces choses faisaient réellement partie du quotidien d’Henry, jamais de tels lieux n’avaient existé, tout comme les centaines de folles aventures que son père prétendait avoir vécu au cours de ses voyages.

Au milieu de tous ces objets qui n’existaient nulle part ailleurs, « les  balluminaires  » comptaient parmi les plus singuliers. Ces petites merveilles permettaient d’y voir comme en plein jour, en dépit des volets scellés. Elles avaient la taille de ballon de foots et étaient si légères, qu’elles flottaient naturellement dans les airs. Spongieuses au toucher, on pouvait en changer la couleur en tapotant légèrement dessus, passant ainsi du blanc au jaune, du jaune à l’orangé, de l’orangé au rouge vif. Une inscription accolée dessus servait de notice : «  caressez pour l’intensité, frottez pour recharger ».

Les balluminaires auraient sans doute émerveillé n’importe quelle personne passant le pas de la porte, mais dans la maison des Pickett, il était impossible de poser le regard, sans qu’une bizarrerie ne nous saute au visage. On pouvait par exemple trouver des tapis chauffant, des chaises en peau de serpents, et sur l’un des murs du salon, une immense horloge, qui non contente de ne pas indiquer l’heure, gagnait un peu plus en volume tous les ans. D’abord de la taille d’une montre sur les photos d’enfance d’Henry, elle occupait désormais l’intégralité du mur, aussi bien en hauteur, qu’en largeur. Des chiffres étaient incrustés autour du cadran, pourtant aucun tic-tac ne se

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faisait entendre. Un mécanisme d’horlogerie se trouvait pourtant derrière ce gigantesque cercle de bois, mais la seule aiguille présente restait immobile, pointant inlassablement le sol, quelle que soit sa position.

Les fantaisies de ce genre trônaient partout dans la maison, notamment dans la cuisine où se trouvaient des équipements tous plus farfelus les uns que les autres. L’exemple de la cafetière résumait à lui seul l’esprit de la plupart de ces objets. L’appareil était composé de petites colonnes en cuivre, agencées comme les tuyaux d’un orgue d’église. Ils émettaient à l’allumage, une épaisse fumée qui faisait tourner le mécanisme à pistons, dont coulait la boisson. Il y’avait aussi le « four à feu de diable », « l’essuie-tout-tout-tout », « le batteur-à-baguettes » et tant d’autres choses que le commun était à mille lieux d’imaginer. Son père tenait à garder un secret total sur ce qu’ils possédaient, de crainte qu’on ne s’intéresse trop à eux. Il avait bien entendu demandé à Henry de rester discret, mais allez dire ça à un enfant en mal d’attention dans son école. Le garçon avait bien tenté à quelques occasions, de s’attirer la sympathie de ses camarades en décrivant ces étranges objets. Ce qui n’eut évidemment pas l’effet escompté. Les moqueries redoublèrent d’intensité et finirent par convaincre le jeune Pickett de définitivement garder le silence sur le sujet.

Des sifflotements parvinrent soudain aux oreilles d’Henry, signe que son père n’était pas très loin. Le garçon traina ses longues jambes jusqu’à la fenêtre de la cuisine, où il observa la dégaine rustre de son père qui, la salopette couverte de cambouis, semblait avoir joué au mécanicien toute la journée. Alors que Marcel s’apprêtait à passer la porte de derrière la maison, quelque chose sauta aux yeux

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du jeune homme. Quelque chose de parfaitement anodin pour un visiteur de passage, mais tellement fou pour celui qui avait grandi ici. La vieille grange isolée en bout de terrain, scellée à double tour depuis aussi loin que le garçon s’en souvienne, était grande ouverte, et son contenu trônait au milieu de la cour, dissimulé sous une large bâche. La curiosité se fraya un chemin dans le coeur d’Henry, pour finalement l’inonder tout entier. Pickett senior passa la porte, tout en essuyant ses mains noires de crasse avec un chiffon au moins aussi sale. Il observa son fils et éclata de rire : « Ah ! T’es en train de te demander ce qu’il se passe hein ?  »  lança-t-il de sa voix grave. Son timbre rocailleux, tranchant avec son apparence bedonnante et paysanne, rehaussait son charisme de quelques crans.

— « Tu plaisantes… Tu sais combien de fois j’ai essayé de l’ouvrir ? répondit Henry, toujours sous le choc. Qu’est-ce que c’est, là dehors ? Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Eh bien tu viens d’avoir dix-huit ans, et je ne t’ai pas encore offert ton cadeau ! Je te demande pardon pour l’attente, mais c’est quelque chose d’assez spécial… J’avais besoin de temps pour tout remettre en place et il fallait que tu finisses ton année scolaire. Je garde ce cadeau ici depuis ta naissance, dans l’attente de ce jour… C’est un peu, ton héritage en avance ! 

— Ok… Ok… temporisa le garçon soudain très excité. Bon ! Tu me montres ? Je peux aller voir ?

— Ouh là ! Minute papillon, je bosse là-dessus depuis ce matin pour que tout soit prêt et j’ai rien avalé de la journée… Laisse-moi me couler un kawa et me faire un casse-dalle ! dit-il avant d’allumer la cafetière. Tu veux un café piston fiston ? » Henry parut abasourdi.

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— « Tiens ? J’y ai le droit maintenant ? » répondit-il un sourire en coin. Marcel drogué à la caféine de longue date, avait toujours interdit à son fils de goûter au breuvage noir. Mais la cafetière piston produisait un café si riche, si fruité, si parfait, que personne ne pouvait y résister.

— « Comme si une interdiction t’avait déjà dissuadé ! Me prend pas pour un idiot, je sais très bien que tu t’en coules un quand j’ai le dos tourné. Je suis pas né d’hier je te signale… Alors ? Tu veux quel goût pour ta mousse ? Roquefort ? Betterave ? Avocat ?

— Roquefort s’il te plait. — Hé hé, je vois qu’on a les mêmes goûts ! » rétorqua-

t-il amusé. Le vieux Pickett sortit une petite boite, remplie de café en grains. Il ouvrit le clapet au sommet d’un des tubes, mit une large poignée dans la colonne, fit les deux pas qui le séparait du frigidaire et coupa une bonne tranche de roquefort qu’il déposa à l’intérieur du cylindre de cuivre voisin. La vapeur commença à sortir, et les pistons se mirent à tourner sur leurs axes. Le bruit évoquait sans conteste celui d’un petit train sur des rails. Marcel déposa deux tasses sous le mécanisme, qui se remplirent rapidement d’un café à l’odeur incomparable, finement recouvert d’une onctueuse crème de roquefort. Les Pickett saisirent leurs breuvages, s’assirent sur l’ilot central de cette cuisine de bois blanc, et se délectèrent religieusement de ce délice. Le vieil homme regarda son fils, qui même en étant assis le dépassait de deux têtes : « C’est bon hein ? lâcha-t-il, de la mousse plein la moustache.

— Tellement ! soupira le garçon. — Bon allez je me fais un sandwich et on file déballer

ton cadeau. Tu as faim ? Je te fais un truc ?

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— Non, ça va, merci p’pa. » Marcel bondit au sol, sortit une large miche de pain et tout un tas d’ingrédients issus de son potager.

— « Comment ça a été ta dernière journée de cours ? lança-t-il en s’affairant. Soulagé de plus voir ces tronches de cake ? commença-t-il en coupant quelques tranches de tomates.

— Ouais, le calvaire est presque fini. Je vais pouvoir rester à la maison et t’aider pour la moisson…

— Rester à la maison ? répondit le vieux Pickett en arborant une mine sceptique. Il y a bien plus à voir et à faire dans le vie que de rester au même endroit à aider un vieux débris comme moi, tu ne crois pas ? Toi qui ne pensait qu’a ficher le camp d’ici… Je croyais que tu étais comme moi ! Un Pickett pur et dur ! Il faut que tu te fasses ton expérience et que tu ne te limites aux bas de plafond de Newton ! Il faut que tu rencontres du monde ! s’emporta-t-il en coupant un fromage en fines tranches. Je sais que les gosses t’ont pas épargné, et que le monde des adultes est pas franchement mieux par ici. La bêtise des gens est insondable, mais il y a aussi des gens géniaux. L’humanité ne se limite pas qu’au fils Banner et à son abruti de père.

— Peut-être, mais franchement Papa… Ça ne m’intéresse plus.

— Rah, maugréa Marcel en superposant les couches de son sandwich. Il ne faut pas que tu restes ici, tu es tellement jeune Henry…

— Oui, oui, oui ! Je sais ce que tu vas me dire… s’emporta le garçon. Mais je ne peux pas être comme toi papa. J’aimerais bien, crois moi, mais ça n’est pas possible. Je ne suis pas un nomade qui peut vivre sur les routes pendant des décennies… Les gens… Les gens ne

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me supportent pas ! Je ne suis qu’un grand truc bizarre pour eux. Je ne vais pas passer ma vie à me faire rabaisser et insulter. Je ne sais même pas comment tu peux accepter ce que les gens racontent sur toi…

— Ça ne me gène pas, répondit Marcel le plus sereinement du monde. Et ce pour une très bonne raison. Tu la connais ?

— Euh, bah non.— Parce qu’ils ne savent rien sur moi et sur ma vie. Ils

n’ont pas la moindre idée de qui je suis, ce que j’ai vu, ce que j’ai dans le coeur et dans la tête… Comment veux-tu que ce qu’ils racontent me touche ? J’ai la certitude qu’ils disent n’importe quoi, et c’est pareil à ton sujet, conclut-il dans un grand sourire. Pourquoi devrais-je leur prêter attention ? Hein ? » conclut le vieux Pickett en ouvrant la porte du four à feu de diable.

Il y glissa son sandwich, tourna le seul bouton du four et d’un seul coup, un souffle brûlant se déclencha, faisant rougir la porte en fonte, en moins d’une seconde. Après un très court instant, le vieil homme coupa l’appareil et sortit son casse croute dont le pain fumant et l’odeur du fromage fondu annonçaient déjà un succulent moment.

« J’en connais un qui va se régaler ! lança-t-il avant de se tourner vers son fils. Allez, allons dehors, il est temps que je te remette ma petite merveille ! » conclut-il en allant vers la porte, tout en croquant à pleines dents son sandwich. Henry, en pleine réflexion, lui emboita le pas. Le jeune homme quitta la maison sans un regard, loin, très loin de s’imaginer qu’il y mettait peut-être les pieds pour la toute dernière fois de sa jeune existence.

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Chapitre 2 - Un cadeau décevant

Marcel et Henry étaient debout, face à la bâche, les jambes fermement plantées dans le gravier qui pavait la cour. Alors que son père enlevait de sa barbe les quelques miettes restantes de son sandwich, le garçon tentait de deviner ce que ce cadeau, caché dans une grange pendant presque vingt ans, pouvait bien être. Mais en observant attentivement ce qui était dissimulé devant lui, il avait bien quelques idées. La forme, la taille, les traces de cambouis, et la récente obtention de son permis de conduire ne laissaient que peu de doutes à Henry : sa première voiture était là, dissimulée par cette énorme couverture blanche. Ces derniers mois, il avait harcelé son père en lui avait suggérant des modèles pouvant accueillir aisément sa grande taille. Des monospaces peu onéreux, ou encore des 4X4 d’occasion, afin qu’il puisse se déplacer sur la route comme dans les champs. Le garçon n’était pas exigeant, il n’avait pas le goût du luxe ou de l’argent, même si le fantasme des gros SUV et des Hummer, ces monstres de métal disproportionnés avait bien sûr fait son chemin dans ses pensées. Il était cependant peu probable qu’il en trouve un dissimulé sous cette bâche pleine de terre.

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« Alors ? Tu es prêt ? Tu dois te douter de ce que c’est non ? lui lança son père en s’approchant de la couverture.

— Un petit peu » admit Henry, de l’excitation plein les membres. Ses yeux s’écarquillèrent, prêt à jeter un premier regard à sa toute première compagne à quatre roues. Son père tira sur l’un des coins, révélant une roue et un morceau de la carrosserie du véhicule. « Elle est bleu ! » se dit le garçon, ravi que l’engin soit paré de sa couleur préférée. Marcel tira à plusieurs reprises sur la bâche, jusqu’à révéler intégralement l’engin tant attendu, mais l’enthousiasme et les espoirs du garçon furent littéralement douchés dans l’instant. Henry peinait à dissimuler sa déception. « Qu’est-ce que c’est que cette poubelle… » se dit-il en observant cet amas de ferraille, qui ne ressemblait en rien à ses attentes.

Ce n’était ni un bolide, ni un monospace massif. C’était une épave. Alors oui, il y avait bien quatre roues et un volant, mais bien loin du Hummer, son cadeau d’anniversaire était cette minuscule voiture de ville, dont la carrosserie rongée par la rouille, le pare-brise incrusté de crasse, et les portières cabossées sur toute leur longueur ne donnaient clairement pas envie de se mettre aux commandes. Henry s’approcha timidement, détournant son regard déçu de la mine joviale de son père et lâcha, avec ses maigres talents de comédien :

«  Elle, elle est… balbutia-t-il en faisant une moue impressionné. Elle est vraiment pas mal…

— C’est vrai ? Elle te plait ? Rah ! Tu ne peux pas savoir le plaisir que tu me fais ! s’écria Marcel en donnant une franche tape dans le dos de son fils. Elle ne fait pas rêver et elle ne va pas très vite, mais cette bagnole… C’est une vie de souvenirs ! Je l’ai gardée tout ce temps en me

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promettant de te la donner en ce jour spécial, lâcha-t-il le regard embué.

— Ce jour spécial ? demanda Henry, curieux face à l’émotion de son père.

— Oui… Aujourd’hui, c’est le jour où j’ai posé mes valises. Le jour où je suis rentré à la maison, avec cette voiture, il y a dix-huit ans. Ah ! Comme les années passent… » dit-il dans un ton des plus nostalgiques, tout en caressant le capot avec ses grosses paluches.

Henry, qui dominait le véhicule d’une bonne cinquantaine de centimètres, se pencha du côté passager. Il vit que l’habitacle avait été façonné dans un plastique sombre, tandis que les sièges en tissu gris, toujours en bon état à l’avant, laissaient apparaitre mousse et ressorts sur la banquette arrière. Bien que relativement classique dans sa conception, cette voiture était somme toute étrange. Le volant était bien plus petit que la moyenne, il n’y avait ni levier de vitesse, ni frein à main, dont l’emplacement avait été comblé par une planche en bois, recouverte de boutons de toutes les couleurs. Il nota aussi la vétusté de l’autoradio, dont le modèle archaïque était bien loin des technologies actuelles. C’était l’un de ces petits postes dont les stations radios se cherchent à la main, à l’ancienne, grâce à une petite molette orange.

Tout dans cette voiture évoquait un autre temps, mais outre son apparence, quelque chose d’autre intriguait fortement Henry. Le garçon s’y connaissait un peu en voiture, surtout les vieux modèles, et celle-ci ne lui disait absolument rien. Il n’y avait aucun logo de marque dans l’habitacle ou incrusté sur le volant. Aucune dénomination du modèle, rien. À première vue, l’engin semblait appartenir au milieu des années quatre-vingt dix, mais impossible

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d’identifier le fabriquant. Sous le regarda amusé de Marcel, le jeune homme fit le tour et constata à quel point la peinture bleutée était abimée et la carrosserie rayée. Chaque parcelle du véhicule était incrustée de terre, de poussière ou de sable. À croire que son père avait participé à des rallyes, ou avait eu des dizaines d’accidents en pleine pampa. Henry chercha un instant la trappe à carburant, mais aucune trace de cette dernière. Il observa ce coffre à la cambrure arrondie et les jantes en aluminium, noircies par le temps et les kilomètres. Une fois à l’avant du véhicule, le jeune Pickett vit enfin une inscription, ou plutôt trois lettres en métal gris, fixées sur le radiateur apparent.

— « RDC ? lança-t-il à son père.— Oui, c’est sa marque ! La dénomination complète

est : « RDC-8348-TY », un modèle hors-norme à l’époque, tu peux me croire. La conduite est un peu différente des voitures actuelles, dit-il en ouvrant la portière conducteur. Viens, je vais te montrer » Henry le suivit, dissimulant au mieux sa contrariété. Il ne voulait pas faire de peine à son vieux père, cela faisait bien longtemps qu’il ne lui avait pas vu un tel enthousiasme. «  Tu as tes deux pédales traditionnelles ici… commença Marcel.

— Pourquoi il n’y pas d’embrayage ?— Parce que la boite de vitesse est une méga-

automatique », dit-il le plus naturellement du monde. Henry ne sourcilla même pas. « Tu as le frein et l’accélérateur à l’endroit habituel, jusque-là rien de bien sorcier…

— Et à quoi servent tous ces boutons ? — Le plus gros sert à enclencher la marche arrière,

pour le reste, tu verras ça plus tard, tu as le manuel dans la boite à gants. Allez grimpe, j’ai hâte de te voir dedans ! » Henry s’exécuta et se faufila comme il put au sein de

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l’habitacle. La vision qui s’en suivit était parfaitement ridicule. Le pauvre garçon était si tassé, si comprimé à l’intérieur, qu’il ressemblait à un adulte dans une auto tamponneuse.

« Tu peux reculer le siège pour placer tes jambes fiston, j’ai bidouillé le rail pour que tu rentres, tu as une manivelle sur le côté du siège. » Il suivit les conseils de son père et ajusta son fauteuil, qui glissa jusqu’à la banquette arrière, dans un grand coup sec. « Voila ! s’exclama Marcel. Bon par contre pour la hauteur je ne peux pas faire grand chose… À part découper le toit… » Henry tourna lentement la tête vers Marcel, en frottant exagérément la masse de ses cheveux sur le plafond de l’habitacle.

— « Sans blague… répondit le garçon dans une moue boudeuse.

— Allez ! Fais pas cette tête, démarre ! — Je veux bien, mais je n’ai pas les clés !— Tu n’en as pas besoin. Tu as un trou derrière le

volant, à l’endroit où on met habituellement la clé. Rentre ton index à l’intérieur.

— Mon index ?  » répondit Henry en palpant la zone, jusqu’à trouver l’orifice. Démarrer une voiture sans clé aurait rendu sceptique n’importe quel non initié à la vie des Pickett, mais vu le nombre de bizarreries qui pavaient leur quotidien, le jeune homme ne fut pas plus étonné que ça. Dans un épais nuage de fumée noire, qui souleva le capot d’un seul coup, la RDC démarra en un vrombissement surpuissant.

— «  Wouh ouh ouh ! cria Marcel, qui avait l’air de follement s’amuser au milieu de ce voile charbonneux. Et bah alors ma vieille amie ! On rugit ? » Henry s’apprêtait à descendre pour rejoindre son père, qui l’arrêta d’un geste

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de la main. « Non mon grand, reste à l’intérieur sinon elle va s’éteindre » lui lança-t-il en regardant le moteur pendant quelques minutes. Après une courte inspection, il ferma le capot et alla vers son fils. « J’aimerai que tu ailles me faire une course en ville s’il te plait. J’ai besoin d’un grand bidon d’huile de moteur et il faut que la voiture roule un peu pour se décrasser !

— Quoi ? Faut vraiment que j’y aille maintenant p’pa ?— Allez, pas de fainéantise, fais plaisir à ton vieux père !

Il faut bien que tu inaugures ton cadeau, non ? Allez ! Roulez jeunesse ! continua le vieil homme en tapotant le toit. Oh ! Par contre fais attention à deux trois petites choses… La marche arrière est un peu sensible et surtout ne brusque pas l’autoradio. Il doit être un peu grippé depuis sa dernière utilisation, essaye quand même de l’allumer en route, pour voir s’il capte quelque chose…

— Ouais, ouais, répondit le jeune homme en râlant un peu. J’y ferai attention promis.  » Le vieux Pickett planta soudainement son regard dans celui de son fils. Un regard rempli de tendresse, d’amour et d’une étrange tristesse, bien trop intense vue la situation. Marcel empoigna Henry, toujours assis dans la voiture, et l’embrassa avec vaillance.

— « Allez file ! Et fais attention sur la route. » La larme à l’oeil, mais le sourire aux lèvres, il claqua la portière et s’éloigna du véhicule. Son fils le dévisagea, surpris par ce sentimentalisme soudain qu’il mit sur le compte de cette transmission père-fils. Il appuya légèrement sur la pédale de l’accélérateur. La voiture fit quelques pénibles avancées, avant que le jeune homme, entassé dans la petite citadine, ne trouve les bonnes sensations. Il sortit de la propriété par la petite artère de gravier qui reliait la cour à la route, et se lança sur le bitume à une allure plus que modeste. I l v i t

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Marcel le suivre dans le rétroviseur. Le vieil homme lui faisait de grands signes de la main, comme s’il partait pour des mois de voyage. Le garçon s’interrogea quelques instants sur le comportement de son père, mais ses excentricités étant monnaie courante, il ne s’en alarma pas plus que ça. Henry se concentra sur la route, pour cette première balade en solitaire, tandis que devant la façade de briques rouges, le vieux Pickett souriait nerveusement, le regard embué par la nostalgie.

« Comme la vie passe » dit-il à voix basse. Alors que son sourire de façade s’évanouissait, son coeur vacilla tandis qu’il prononçait à voix haute les mots qu’il avait toujours su devoir dire un jour : « Adieu mon fils… »

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Chapitre 3 - Ne pas tapoter

Déjà peu enclin à l’idée de traverser la ville à cette heure, qui plus est pour un simple bidon d’huile, Henry pestait après la voiture qui peinait à atteindre une vitesse convenable. Ce petit tas de cambouis crachait d’épais nuages de fumée à chaque accélération, comme un fumeur acharné cracherait ses poumons. C’est comprimé au volant du véhicule toussotant qu’Henry se décidait à emprunter la départementale afin de gagner un peu de temps. Le magasin le plus proche était de l’autre côté de la ville, autant la contourner pour gagner quelques minutes. La population de Newton Valley était relativement modeste et la circulation toujours fluide. Pourtant ses automobilistes étaient exécrables, des fous du volant multipliant infractions et excès de vitesse en tous genres. Intolérants au moindre ralentissement, insultants à la moindre extravagance de conduite, on pouvait imaginer sans mal le traitement que les gens du coin allaient réserver à la casserole que conduisait Henry. Le constat ne se fit pas attendre. Dès les premiers automobilistes croisés, la colère des Klaxon se fit entendre, et les dépassements rageurs se multiplièrent autour du pauvre garçon. Il ne pouvait pas les blâmer, lui aussi subissait la lenteur de cet engin de malheur, dont la

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carlingue tremblait toute entière, en affichant à peine soixante kilomètres heures au compteur. Plus les minutes passaient et plus Henry se sentait misérable, mais en dépit de sa frustration, il tentait de faire contre mauvaise fortune bon coeur. C’était tout de même le cadeau de son père.

Tout d’un coup, la voiture dévia de sa trajectoire, manquant de percuter l’un des nombreux arbres alignés le long de cette interminable ligne droite. La citadine avait été déstabilisée par le souffle d’un fou du volant qui l’avait dépassé pied au plancher. « Non mais il est complètement malade ce type ! » cria le garçon qui avait vu le bas côté de très près. Il lui restait encore une petite dizaine de minutes de route à faire, il fallait qu’il se détende et se détourne un peu de l’agressivité ambiante. «  Voyons-voir si la radio fonctionne  » se dit-il, avant de tendre sa main vers la molette orange, qu’il tourna vers la droite.

Le grésillement radiophonique résonna dans l’habitacle en un bang sonore, qui fit sursauter Henry. «  Aie !  », s’écria-t-il en se cognant dans le plafond. C’est pas vrai ! » Grimaçant, il massa son épaisse chevelure jusqu’a ce que la douleur se dissipe. Il se mit alors à tourner la molette dans tous les sens, faisant osciller l’indicateur de station sur toute la longueur de la bande : 90.13, 102.8, 105.3. Rien, pas un son, pas une voix n’émanait des enceintes. Cela venait peut-être de l’antenne, ou bien était-ce l’énorme couche de poussière qui encrassait l’appareil. Henry nettoya un peu le contour avec son doigt, et vit apparaitre une inscription juste au dessus de l’autoradio, fondue dans le plastique et partiellement effacée : «  Attention ! Surtout, ne pas tapoter… au risque… des bonds non… »

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Impossible de déchiffrer l’ensemble de l’avertissement, mais le garçon n’y prêta guère plus d’attention, car soudainement des appels de phare attirèrent son regard. Un Hummer gris métallisé arrivait à toute vitesse derrière lui. Le véhicule lança son dépassement sans effort, mais resta étonnamment à la hauteur de la petite voiture bleu. Un jeune homme côté passager, à la gestuelle franchement agressive, vociférait ce qui ne pouvait être que des injures. Il baissa sa vitre et cracha son venin à torrent, avant de s’apercevoir que le conducteur lui était familier. « Oh non, lâcha Henry en reconnaissant le visage de son agresseur. Pas ça, pas lui, pas maintenant… ».

Ce «  lui  », c’était Harrison Banner, accompagné par toute sa clique. Bourreaux en herbe, gosses de riches pédants et persécuteurs attitrés du jeune Pickett depuis le bac à sable.

— « Oh putain ! Oh putain ! s’exclamait le fils du maire, excité comme un enfant le jour de noël. Il fit signe à Henry de baisser sa vitre et lui lança en hurlant : « Qu’est-ce que c’est que ça Pickett ?! C’est ta caisse ? commença-t-il hilare. Hey les gars ? Vous avez vu ? Le géant de la classe se trimballe dans un pot de yaourt ! » Au volant de son tas de cambouis, Henry fit une nouvelle fois mine d’ignorer ces provocations. «  Je crois que je vais me pisser dessus tellement c’est drôle, continua Banner, son visage boutonneux déformé par l’hilarité. Mais où t’as trouvé une brouette pareille ? C’est ton vieux qui te l’as refilée hein ? Il aurait du te donner un de ses tracteurs, t’aurais eu l’air moins con !

— Ferme-là Banner ! lança Henry, ulcéré à l’idée qu’on s’attaque à son père.

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— Sinon quoi Pickett ? rétorqua Harrison, soudainement très virulent. Qu’est-ce que tu vas faire ? Hein ? lui criait-il depuis la fenêtre. Tu veux qu’on s’explique sur le bas côté ? » Le garçon serra les dents afin de ne pas répliquer. Ce n’était pourtant ni l’envie, ni le courage d’écraser son poing dans ce visage bouffi d’arrogance qui lui manquait, mais il avait juré à son père, un pacifiste convaincu, de ne jamais utiliser la force de ce corps immense pour se battre. Même si Banner le méritait, même si les humiliations subies étaient inqualifiables. Henry se tut, ravala sa fierté et fixa la route. « C’est bien ce que je pensais Pickett, lâcha Harrison avec tout le mépris qu’il pouvait afficher. Allez fais une bonne balade pauvre merde, et oublie pas de liker mon dernier post !  » conclut-il en fermant la vitre, provoquant ainsi la folle admiration de toute sa petite bande. Le moteur du Hummer vrombit et dans une accélération montreuse, arracha le véhicule du bitume, laissant la voiturette d’Henry loin derrière.

Le garçon bouillonnait de rage et de peine. Il ne put retenir ses larmes et maudit ce qu’il prenait pour de la faiblesse et de la lâcheté. Autant son esprit était rompu au mépris des autres, autant la souffrance restait un terrible acide pour son coeur. Pourquoi avait-il fallu qu’il naisse ainsi ? Pourquoi le monde s’acharnait-il sur sa personne ? Pourquoi son pauvre père, cet homme si bon et travailleur, souffrait d’autant de rumeurs, d’autant de rejet ? Les mots de Banner l’avaient une nouvelle fois meurtri. Il ne pouvait plus contenir sa frustration. Henry se regarda dans le rétroviseur et se trouva pathétique. Il vit ses genoux repliés au dessus du volant, son énorme tête rentrée entre ses épaules, ces cheveux impossibles à coiffer, cette dégaine

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de paysan et cette voiture, cette épave minuscule à l’intérieur de laquelle il tenait à peine.

Tout ceci était une blague, tout ceci était pitoyable. La peine se changea en honte, la honte en colère, et la colère en une violence incontrôlable. Les larmes perlèrent sur ses joues plissées par la rage. Ses sanglots couvrirent le grésillement de la radio, et son poing, emporté par le trop plein de ses sentiments, commença à percuter tout ce qui ce qui se trouvait à proximité. Il tentait, désespéré, d’éteindre le feu de ses nerfs, en tabassant le siège passager, qui à chaque impact, libérait dans l’air un gigantesque amas de poussière. Puis ce fut au tour de ce petit volant de cuir noir, qui tremblait sur son axe, à chaque impact de ses paumes rageuses. Fou de colère, le jeune homme termina sa vaine démonstration de violence, en percutant le tableau de bord. Le plastique noir ne broncha pas, mais en son centre, l’autoradio ressentit chacun de ces sévices, de l’antenne jusqu’à la plus petite de ses vis. Un coup, deux coups, trois coups et, alors qu’Henry Pickett s’apprêtait à conclure, l’autoradio se déclencha dans un brouhaha assourdissant, laissant déferler des milliers de voix hurlantes dans l’habitacle.

Des chansons s’enchainèrent à une vitesse folle dans les enceintes, comme si les longueurs d’ondes de centaines de stations défilaient en même temps. Le volume sonore devint insupportable. Le garçon voulut couvrir ses oreilles, puis éteindre ce fichu poste, mais rien n’y fit. La molette ne répondait à aucune manipulation, mais il y’eut rapidement beaucoup plus grave.

Après quelques secondes de flottement, passées à ne rien comprendre à sa situation, le jeune Pickett perdit soudainement le contrôle de son véhicule. Le volant se mit

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à tourner tout seul. Un grand coup à droite, un grand coup à gauche, faisant ainsi tanguer la RDC sur la double voie. L’accélérateur resta bloqué, plaqué au plancher. Les dizaines de boutons situés entre les deux sièges s’illuminèrent et le moteur se mit à vrombir comme celui d’une Ferrari déchainée. La voiturette bleu accéléra comme un petit bolide, une formule un lancée à pleine vitesse sur la départementale. Henry se retrouva collé à son siège, qui bascula en arrière sous la pression. La citadine bleu zigzaguait sur les deux voies à toute allure, jusqu’à ce qu’elle finisse par rattraper le Hummer de Banner.

Henry déploya des efforts surhumains pour rétablir son siège et attraper le volant, mais rien y fit. Sanglé au fauteuil par sa ceinture de sécurité, il était complètement impuissant. La voiture semblait agir selon son bon vouloir, et alla se hisser à la hauteur de la fenêtre passager. En voyant la voiture de son camarade de classe, Harrison crut à une provocation de sa victime préférée. « Qu’est-ce qu’il fout ce con de Pickett ? Il cherche la merde ou quoi ? pesta-t-il en baissant sa fenêtre. Tu veux quoi sac à… » Un choc lui coupa la parole, il n’eut pas le temps de finir sa phrase. La RDC percuta le Hummer sur le flanc, dans un choc à la violence telle, que l’engin manqua de peu de rejoindre le fossé.

« Pickett ! hurla Banner en voyant l’état de la portière, enfoncée par l’impact. Tu vas payer espèce d’ordure ! Je te jure que tu vas payer pour ça ! C’est la voiture de mon vieux, il va m’arracher les…  » C’est à ce moment que Banner vit Henry, saucissonné à son siège, l’air paniqué, hurlant de tout son souffle. La petite RDC percuta une seconde fois le Hummer, bien plus durement, provoquant la panique de ses jeunes occupants. Le conducteur tenta

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d’accélérer pour semer cette machine diabolique, mais dans une explosion tonitruante, le troisième coup fut fatal pour les deux véhicules. La citadine bleu, tapa l’arrière du Hummer qui alla s’écraser dans un arbre, tandis que le moteur du petit tas de cambouis implosa. La RDC partit en tête à queue et Henry ferma les yeux, persuadé que sa dernière heure était arrivée. L’engin dérapa sur le bitume et finit par se retourner. Après plusieurs tonneaux, le cadeau d’anniversaire du jeune Pickett stoppa lui aussi sa course dans un arbre et retomba sur ses roues. Ce qui se trouvait sous le capot était en proie aux flammes, qui s’élevaient menaçantes vers le jeune garçon inconscient sur son siège, le visage ensanglanté.

Protégés par les airbags de leur véhicule, Banner et sa bande descendirent du Hummer. Harrison, sonné, jeta un regard à la voiture enflammée et ordonna à l’un de ses amis d’appeler les secours. La carrosserie de la RDC était enfoncée, le moteur en feu, mais les vitres et le pare-brise étaient intacts, ce qui, vu la violence de l’accident, était incroyable. Le jeune homme commença à approcher de l’épave, quand soudain, un grésillement radiophonique perça les tympans des témoins environnants. Tous se couvrirent les oreilles, fermèrent les yeux et grimacèrent de douleur. Aussi rapidement qu’il était venu, le bruit cessa. Banner ouvrit péniblement les yeux, contempla la zone à la recherche de la voiture, puis regarda ses compagnons, hébété. Plus d’incendie, plus de RDC, plus de débris, plus rien. Le regard éberlué, Harrison Banner constata l’impossible. Henry Pickett et sa voiture avaient disparus.

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Chapitre 4 - Les ondes parallèles

Engourdi tout entier par le choc, écroulé au volant de sa voiture, le jeune Pickett commençait timidement à reprendre connaissance. La conscience ténue, le corps aussi meurtri que frigorifié, il constatait qu’autour de lui, régnait le noir le plus absolu. En se redressant dans un rictus, son oreille capta un bruit assez étrange, un bruit d’eau, comme si des centaines de robinets étaient ouverts en simultanée. Henry voulut bouger ses longues jambes, et constata avec horreur que quelque chose ne tournait vraiment pas rond. Comme s’il était assis dans une baignoire, le jeune homme pris de panique, se rendit compte qu’il avait de l’eau jusqu’à la taille et que le niveau continuait à grimper. L’adolescent commença à palper les contours de l’habitacle, tentant de colmater les brèches à l’aveugle, mais c’était impossible.

« Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Où est-ce que je suis ? Pourquoi fait-il noir… Pourquoi y a-t-il de l’eau ? Ah oui… L’accident…  » se rappela-t-il confus, dépassé par les événements. Une idée lui vint : « Les phares ! » s’exclama-t-il, tandis que l’eau continuait doucement de grimper. Il chercha autour du volant le bouton permettant d’y voir clair, et le trouva rapidement. Les feux illuminèrent la zone sur

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une trentaine de mètres, créant dans le coeur d’Henry, une sensation de mort imminente : « Mais… Je. Je… Je suis sous l’eau ? ». Il se pencha vers le pare brise et regarda vers le haut, afin d’estimer à quelle profondeur la voiture était engloutie. Impossible de savoir, la surface n’était même pas perceptible. «  C’est impossible ! Comment ? Comment j’ai atterri là ? se dit-il en essayant de réfléchir. Il n’y a pas d’eau à côté de la route… Il n’y a même aucune étendue dans toute la région de Newton… C’est, c’est un cauchemar… J-J-Je vais me réveiller. Je… Je vais me réveiller… » balbutia-t-il, terrifié.

À peine eut-il le temps d’être englouti par l’horreur de l’instant, que le grésillement radiophonique se fit à nouveau entendre, avant d’être remplacé par une série de cliquetis. Henry, au bord des larmes, au comble de l’angoisse, dévisageait l’autoradio, quand soudain, des voix mélodieuses se firent entendre, chantonnant sur une musique entrainante, et allongeant chaque syllabe à l’excès : «  RA-DIO, DI-MEN-SION ! ». Tétanisé, incapable de penser ou de ressentir quoique ce soit, le jeune Pickett qui allait finir noyé d’ici quelques minutes, resta d’abord paralysé par l’irréel de sa situation, puis se mit à rire nerveusement.

— « Ah… Là tu fonctionnes, hein ! Saloperie ! » lança-t-il à l’appareil qui continuait à faire résonner ce jingle dans l’habitacle, avant de laisser la place à une voix d’homme, à la fois grave et sensuelle.

— «  RA-DIO, DI-MEN-SION ! Radio dimension ! Bonsoir à tous, bonsoir à toutes, vous écoutez Radio dimension, la station numéro un pour accompagner vos voyages sur les ondes parallèles. Bienvenue parmi nous pour ce petit tour. Au programme, des titres classiques,

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mais comme d’habitude de circonstance. Ce soir nous serons sauvages, nous serons nostalgiques, mais nous serons aussi humides et fiers de l’être ! Sortez vos branchies et vos nageoires, car nous commençons notre voyage avec la bande originale d’une production culte de chez Walt Disney. Sorti en 1989, voici : The Little Mermaid, avec Under the sea ! » Alors que la musique résonnait dans les enceintes de la RDC, le visage d’Henry se décomposait à mesure que les paroles défilaient et l’eau s’infiltrait.

« The seaweed is always greener, in somebody else's lake.(Le roseau est toujours plus vert, dans le marais d’à côté.)

You dream about going up there, but that is a big mistake !(Toi, t'aimerais bien vivre sur terre, bonjour la calamité !) 

Just look at the world around you, right here on the ocean floor.(Regarde bien le monde qui t'entoure dans l'océan parfumé.)

Such wonderful things surround you, what more is you lookin' for ?(On fait Carnaval tous les jours, mieux tu pourras pas trouver !) »

— « Mais… J’hallucine. Mais ils… Ils se foutent de moi ou quoi ? » hurla le garçon qui commençait à se penser fou. Complètement retourné, les paroles de cette chanson le firent disjoncter. Il fallait qu’il sorte de cet engin de malheur. Inconscient, paniqué et désespéré, il essaya d’ouvrir sa portière, afin de tenter sa chance et remonter à la surface. En dépit de sa force impressionnante, impossible de forcer un passage. « Les vitres ! Il faut que je pète les vitres ! » s’exclama-t-il comme pour se donner du courage. Dans des cris enragés, le jeune Pickett envoya ses pieds démolir chaque paroi de verre qui entouraient l’engin, mais rien y fit. C’était incroyable. Ni la violence de l’accident, ni la puissance du garçon n’avaient réussi à les ébrécher. L’eau continuait de s’engouffrer lentement par les conduits de ventilation et remplissait désormais les trois

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quarts de l’habitacle, pendant que la musique, teintée de cette insupportable ironie, continuait de vriller ses nerfs.

« Under the sea, under the sea.(Sous l'océan, sous l’océan.)

Darling it's better, down where it's wetter, take it from me.(Doudou, c'est bien mieux, tout l'monde est heureux sous l’océan.)

Up on the shore they work all day, out in the sun they slave away.(Là-haut, ils bossent toute la journée, esclavagés et prisonniers.)

While we devotin’, full time to floatin’, under the sea.(Pendant qu'on plonge comme des éponges sous l’océan.) »

Le jeune Pickett commençait à manquer d’air. Il tenta d’éteindre la radio, afin de mettre un terme à cette chanson qui n’arrangeait rien à son calvaire, mais la molette orange ne répondait pas. L’eau arrivait désormais au dessus de ses épaules, tandis que la musique continuait à se faire entendre, alors que les enceintes étaient noyées. Henry se résolut. Sa vie allait sans doute se finir au moins aussi vite que cette chanson.

« Each little snail here, know how to wail here ! (Et les bigorneaux, pour donner l’tempo !)

That's why it's hotter, under the water ! (C’est frénétique, c'est fantastique !)

Ya we in luck here, down in the muck here, under the sea. (On est en transe, faut qu'ça balance, sous l’océan.) »

C’était l’heure. À l’arrêt de la musique, la RDC était complètement remplie d’eau, et les phares s’éteignirent, mettant le jeune Pickett face à son destin. Il n’allait pas pouvoir retenir ses dernières bouffées d’air bien longtemps. Soudain, le grésillement radiophonique se fit à nouveau entendre et la voiture se mit à trembler, à vibrer comme si chaque molécule qui la composait rentrait en ébullition. La

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façade de l’autoradio s’illumina sous le regard ébahi du garçon et tout d’un coup, comme zappé d’un endroit à un autre, Henry vit un flot de lumière inonder le pare-brise, et sentit l’eau s’écouler de tous les côtés. Au bord de l’évanouissement, crachant de l’eau comme s’il avait bu dix fois la tasse, le garçon sentit le niveau descendre rapidement. À court d’oxygène depuis plusieurs secondes, sa vision était trouble et tout semblait tourner autour de lui. La violence de ce passage du noir complet à une luminosité féroce, l’avait presque totalement aveuglé. L’eau s’évacua intégralement du véhicule, et alla gorger l’herbe épaisse qui entourait ce dernier. Trempé jusqu’aux os, Henry essaya de comprendre ce qu’il s’était passé, mais rien de bien cohérent ne lui venait à l’esprit.

Il plissa les yeux, envoya ses cheveux trempés vers l’arrière et regarda devant lui. Il venait d’atterrir au milieu d’une petite clairière, bordée d’arbres verdoyants, aux troncs plus blancs que l’ivoire. Il faisait un soleil radieux, et l’on pouvait entendre, si on tendait l’oreille, le gazouillis des oiseaux. Des fleurs gigantesques étaient dispersées ça et là. Violettes, jaunes, rosées et aux pétales aussi larges que la RDC. Elles jonchaient le sol par dizaines, comme des pâquerettes dans un champ d’herbe fraiche, et embaumaient l’air de leur parfum envoûtant. Le spectacle était éblouissant. C’était un véritable paradis tropical, gorgé de couleurs et de beauté.

Troublé par ce paysage enchanteur, Henry essaya de sortir de ce fichu véhicule, lorsqu’une pensée morbide traversa son esprit et glaça son sang : «  Je suis mort ? C’est… C’est le paradis ? Et je suis mort ? » Pétri de cette certitude, le garçon ouvrit la portière, passa le nez dehors, et tomba nez à nez avec la créature monstrueuse qui

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l’observait depuis son arrivée. Subjugué par le spectacle qui se trouvait devant lui, Henry n’avait pas vu ce colosse d’argile, qui était adossé à l’arbre voisin. Aussi terrifié que surpris, il remonta instantanément dans la RDC et claqua la portière, tétanisé, les yeux exorbités, le coeur au bord des lèvres. Il ferma les yeux, n’osa plus un mouvement et pria de toutes ses forces pour que ce monstre ne l’ait pas vu.

C’est alors que lentement, la créature se dressa sur les monticules de sable qui lui servaient de jambes, titanesque et menaçant. Les oiseaux s’envolèrent par centaines, hurlants, sonnant l’alerte, ajoutant à l’angoisse du jeune Pickett. Le pauvre garçon ressentait à nouveau cette sensation de mort imminente, au moins aussi démesurée que l’était ce colosse humanoïde. Le temps semblait suspendu. Tandis que le corps du monstre argileux, fouetté par le soleil, dégoulinait en se déployant d’un plasma noir qui retourna l’estomac d’Henry. L’adolescent observa du coin de l’oeil cette bête immense, dont les yeux, les narines et la bouche n’étaient qu'orbites sans vie et gouffres sombres.

Henry était un féru de mythologie de toutes sortes, et l’apparence de cette chose ne laissait que peu de doutes dans son esprit : c’était un Golem, un énorme Golem noir conforme aux descriptions du folklore juif. Le monstre fit un pas vers la RDC, et déplia toute sa taille sous le regard tétanisé d’Henry, qui pour la première fois, ne se trouvait pas si grand que ça. Il poussa un hurlement sourd et caverneux qui fit trembler toute la jungle. C’est à cet instant que l’autoradio se déclencha :

«  RA-DIO, DI-MEN-SION ! Radio dimension !  » Le jingle résonna dans toute la plaine, avant que la voix de crooner ne reprenne l’antenne. «  Après notre petite

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escapade sous la mer, troquons les crabes et les bigorneaux pour une atmosphère plus sauvage ! Nous continuons notre périple avec les Gun’s and Roses et Welcome to the Jungle ! Restez avec nous sur Radio dimension ! »

Le jingle de la station résonna à nouveau, avant que les guitares électriques ne viennent déchirer l’air. Au rythme des paroles d’Axl Rose, le Golem sonna la charge et vint inonder de coups de poings furieux la portière de la RDC. En sentant dans ses tripes la violence de cette scène irréelle, Henry manqua de s’évanouir. Mais la créature d’argile se chargea de le garder éveiller, soulevant la voiture à bouts de bras, pour la propulser dans les airs.

Welcome to the jungle we've got fun and games. (Bienvenue dans la jungle nous avons du fun et des jeux.)

We got everything you want honey, we know the names. (Nous avons tout ce que tu veux chéri, nous connaissons les noms.)

We are the people that can find, whatever you may need. (Nous sommes ceux qui peuvent trouver, ce dont tu pourrais avoir besoin.)

If you got the money honey we got your disease (Si tu as l'argent chéri nous avons ta maladie.)

La RDC et son occupant atterrirent au sol, dérapèrent dans l’herbe, percutèrent les arbres et ravagèrent cette clairière fleurie, propulsés par les charges assassines du Golem. Certes protégé par l’invraisemblable solidité de la carrosserie, Henry en voyait malgré tout de toutes les couleurs. C’est alors que la créature décida d’en finir. Elle fléchit les jambes tel un rugbyman prêt à pénétrer la mêlée, et au pas de charge, s’élança comme un poing en direction de la petite voiture bleue, faisant trembler la terre comme une horde d’éléphants enragés. L’impact fut si brutal, qu’il secoua Henry comme l’aurait fait une décharge de cent

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mille volts, propulsa la voiture dans les airs et fit défaillir la radio, qui se mit une nouvelle fois à grésiller de façon insupportable.

Alors qu’il était encore haut dans le ciel, le jeune Pickett vit se rapprocher à toute vitesse l’herbe verte qui recouvrait le sol de cette jungle blanche, conscient que l’atterrissage allait être rude. C’est alors qu’il vit à nouveau, cette folle lumière émaner de l’autoradio. L’appareil s’illumina et zappa une nouvelle fois le garçon vers une toute autre réalité. La voiture termina sa chute à toute vitesse, non pas dans l’herbe, mais dans une dune de sable chaud, très chaud, beaucoup trop chaud. Complètement étourdi par le feu de l’action et l’aberrante aventure qu’il était en train de vivre, le jeune homme se recroquevilla dans l’habitacle, terrifié à l’idée que quelque chose d’autre vienne attenter à sa vie. Le souffle court, le corps trempé d’eau et de sueur, Henry Pickett essaya de reprendre ses esprits.

Tout autour de lui, régnait un désert de sable et de terre, aussi clair que brulant, aussi vide qu’éprouvant. La température devait flirter avec les cinquante degrés. L’adolescent rassuré par l’apparent silence qui régnait aux alentours, leva la tête et constata que la voiture était à la verticale, enfoncée dans le sable du capot au pare-brise.

La portière n’offrant plus la moindre résistance après les chocs endurés, le jeune homme l’ouvrit sans difficulté. Alors qu’il allait poser le pied au sol, l’autoradio grésilla timidement et le jingle se fit à nouveau entendre, tout comme la voix du speaker, partiellement parasitée :

«  RA-DIO, DI-MEN-SION ! Radio dimension ! Pour conclure ce BZZZT voyage en trois étapes, nous vous abandonnons avec l’illustre, le mythique, le splendide, le BZZZT et sublime Frank Sinatra, et sa BZZZT que vous

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connaissez tous par coeur : New BZZZT, New BZZZT.  Passez une bonne soirée, et à la semaine prochaine sur Radio dimension…  »  Les cuivres entonnèrent cette mélodie intemporelle, avant que l’incontournable chanteur américain n’entonne ces mots que tout le monde avait entendu au moins une fois dans sa vie :

« Start spreadin' the news, I'm leavin' today.(Répandez la nouvelle, je pars aujourd’hui.)

I want to be a part of it, BZZZ BZZZ, BZZZT BZZT.(Je veux faire partie de, BZZZ BZZZ, BZZZT BZZT.)

These vagabond shoes, are longing to stray(Ces chaussures de vagabond, ont très envie d’errer.)

Right through the very heart of it, BZZZ BZZZ, BZZZT BZZT.(Dans le cœur même de, BZZZ BZZZ, BZZZT BZZT.)

I want to wake up, in a city that never sleeps (Je veux me réveiller, dans la ville qui ne dort jamais.)

And find I'm king of the hill, top of the heap(Et constater que je suis le roi de la colline, au sommet de l’échelle.)

These little town blues, are melting away(Ces déprimes de petites villes, se fondent au loin.)

I'll make a brand new start of it, in old BZZZ (Je repartirai de zéro, dans la vieille BZZZ.)

If I can make it there, I'll make it anywhere(Si je peux réussir là-bas, je réussirai partout.)

It's up to you, BZZZ BZZZ, BZZZT BZZT.(Ça dépend de toi, BZZZ BZZZ, BZZZT BZZT.) »

Soudain une pluie d’étincelles jaillit de l’autoradio, poussant Henry à bondir hors de l’habitacle. L’appareil grilla complètement, puis implosa, trop endommagé pour finir la diffusion de cette improbable émission. Les mains plongées dans le sable brulant, le jeune Pickett essuya son front et tenta de reprendre le contrôle de ses pulsations cardiaques. Tout avait été si vite. En quelques instants, il

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était passé de la départementale de Newton au fond d’un océan. Du fond d’un océan à une jungle remplie de monstres. D’une jungle à ce désert. Les questions fusaient dans sa tête, qu’il pensait s’être sérieusement cognée lors de l’accident. « Suis-je fou ? Suis-je mort ? Est-ce que je rêve ? Non… Je dois être mort, tout ceci est impossible » se répétait-il en boucle.

Mort ou vivant, réel ou non, cela n’avait au final que peu d’importance. Henry était déjà en train de cuire sous ce soleil, et son véhicule était définitivement hors-service. Il ne pouvait pas rester ici. L’adolescent regarda dans toutes les directions, à la recherche d’un objectif à atteindre, ou d’un signe à suivre. Loin vers l’ouest, un flash lumineux attira son attention, comme un phare aurait attiré un navigateur égaré. La lumière était constante, et semblait provenir d’un espace en hauteur, comme si quelque chose reflétait les rayons du soleil. Il jeta un dernier coup d’oeil à cette triste épave, qu’il décida d’abandonner ici, afin de grimper au sommet de la plus haute dune des environs, histoire d’y voir plus clair. Il commença son ascension, mais la chaleur et son état ne lui facilitèrent pas la tâche. Le jeune homme, abasourdi par cette chape de plomb qui l’assommait complètement, mit presque trente minutes à grimper cinquante mètres. Une fois au sommet, il tomba à genoux et mit sa main devant ses yeux afin d’y voir un peu plus loin. C’est alors qu’il discerna un petit nuage de fumée blanche, qui semblait foncer dans sa direction.

Tandis que ce soleil de fin de journée commençait à descendre sur l’horizon déformé par la chaleur, Henry put observer clairement ceux qui venaient à sa rencontre. Entassés sur une plate-forme rectangulaire, qui lévitait à quelques centimètres du sol, propulsée par Dieu sait quel

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mécanisme, une dizaine de personnes arrivèrent face au jeune Pickett. Hébété, il fixa tour à tour ces visages assombris par le contre jour. Neufs de ces personnes étaient à coup sûr des militaires. Leurs gabarits, leurs visages partiellement masqués par des casques, leurs uniformes et leurs étranges carabines ne laissaient aucun doute. C’était des soldats, certes vêtus de manière originale, mais des soldats à coup sûr.

Au milieu de ces hommes se trouvait une femme d’âge extrêmement mûr, vêtue d’un linge blanc à l’allure souple, qui la recouvrait de la tête aux pieds. Elle regarda le jeune garçon, l’air sévère, puis fixa longuement le véhicule enfoncé dans le sable en contrebas. Personne ne prononça un seul mot, personne n’osa le moindre mouvement. Après ces instants de flottement, Henry se décida à se lever afin de risquer un pas vers cette plate-forme. C’est alors que les neufs militaires, comme un seul homme, mirent en joue le garçon, qui leva instinctivement les bras au ciel. Le plus impressionnant des soldats descendit de cette étrange plaque de métal noir qui leur servait de véhicule, et s’approcha lentement, son arme tendue vers le front de l’adolescent. C’était physiquement un véritable monstre. Sa musculature et le casque qui ornait sa tête étaient bien plus intimidants que celui des autres. Ce devait être le chef.

— «  Colonel Arawan ! Messieurs ! tonna la vieille femme, d’une voix éraillée, usée par les années. Emparez-vous de lui immédiatement, neutralisez-le, et sortez-moi cette monstruosité du sable ! » Les militaires se jetèrent sur Henry qui n’osa pas se défendre, médusé.

— « Arrêtez ! s’exclama-t-il, tandis que ces hommes lui tordaient les bras. Arrêtez ! Je vous en supplie laissez-moi ! Je ne sais pas ce qui m’arrive… Je ne sais pas comment

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j’ai atterri ici ! Lâchez-moi ! Vous me faites mal ! » hurla-t-il en commençant à se débattre, mais un coup de crosse derrière le crâne mit un terme aux supplications de l’adolescent, qui s’effondra dans le sable, inconscient.

La vieille femme prit un air concerné et sauta à son tour de la plate-forme. Elle descendit la dune de sable et approcha de la RDC, l’air estomaquée. Elle posa une main sur la carrosserie, comme on pose la main sur quelque chose de familier. Cette femme semblait dévorée par l’inquiétude.

— « Que devons-nous faire de lui, doyenne ? demanda le chef des soldats en contemplant à son tour, l’épave de la voiture.

— La situation est préoccupante Arawan, répondit-elle sans lâcher le véhicule des yeux. Nous devons en référer à son altesse. Embarquez-le, retournons en ville, c’est la reine qui décidera de son sort… »

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Chapitre 5 - Arrivée en gare de Piston

Le coup derrière le crâne avait été rude. Allongé sur cette plateforme cuivrée, qui lévitait à quelques centimètres du sol, Henry reprenait conscience mais peinait à garder les yeux ouverts. Les tripes serrées et le corps lourd, le garçon jeta un oeil autour de lui, constata que le désert était toujours là, et qu’il était surveillé par les gardes qui l’avaient attaqué. « Je ne me suis donc toujours pas réveillé » se dit-il, déçu de voir qu’il n’avait pas rêvé. Les mains liées dans son dos, le garçon resta sagement couché sur le ventre. Dans sa tête régnait un parfait chaos, tant l’enchainement des événements était complètement fou.

L’accident sur la départementale, la noyade à laquelle il avait échappé, l’attaque du monstre d’argile et l’atterrissage dans ce désert. Bien qu’il n’ait jamais bu d’alcool de sa vie, Henry Pickett pensait avoir un bel aperçu de ce qu’était une bonne grosse gueule de bois. Le sable défilait sous ses yeux à une vitesse hallucinante. Cet engin escaladait les dunes avec aisance, et surfait sur cet océan doré sans jamais toucher le sol. Porté par un nuage de vapeur, cet étrange véhicule était alimenté par un moteur fait de tubes cuivrés, fixé à l’arrière de la plate-forme, comme le moteur d’un hors bord. Le bruit frénétique de cette incroyable

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mécanique était étrangement familier aux oreilles d’Henry. Où avait-il entendu ça ? Il chercha quelques instants la réponse dans son esprit endolori, mais c’était peine perdue. Ses idées étaient toujours embrouillées par ses récentes péripéties, et l’incroyable vision qui se dessinait sous ses yeux n’allait rien arranger. C’était à peine croyable.

Au beau milieu de cette mer de sable qui semblait s’étendre à l’infini, se trouvait une gigantesque cité à l’incroyable allure. Au coeur de celle-ci, des dizaines de tours faites de cuivre, agglutinées les unes aux autres, tutoyaient les cieux. Avec le soleil pour seule compagnie, ces bâtiments lisses et circulaires, dépassant aisément les cinq cent mètres de haut, crachaient par leurs sommets d’immenses jets de fumée blanche, alimentant en nuages la pureté de ce ciel azur. Henry en avait le souffle coupé. Aux pieds de ces impensables grattes-ciels, se trouvait une agglomération de bâtiments plus conventionnels, hyper concentrés, façonnés dans la pierre, le verre et un acier plus noir que la nuit. Sur la plate-forme qui filait tout droit vers ce lieu fantastique, baigné de soleil et de vapeur, le jeune Pickett aidé par les soldats, se dressa sur ses pieds. En observant les yeux écarquillés ces somptueuses tours orangées, agencées comme les tubes d’un orgue d’église, il se rappela enfin où il avait entendu le bruit si singulier du moteur.

«  La cafetière… C’est, c’est comme la cafetière de Papa. » C’est alors que les histoires farfelues de son père lui vinrent à l’esprit. Sa voix rocailleuse inonda sa mémoire : « La cafetière ? Oh je ne l’ai pas vraiment acheté fiston… Disons que je l’ai plutôt emprunté à de vieux amis assez porté sur le cuivre et la vapeur. Ah ! Quand ils s’en sont rendus compte, on peut dire que la jeunesse de mes

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jambes m’a été d’un grand secours… ». Le jeune Pickett commençait à se sentir perdre pied. C’était fou. Quel lien pouvait-il y avoir entre tout ça ? C’est alors que la doyenne l’arracha au tumulte de ses pensées.

— «  N’est-elle pas somptueuse ? Hein voyageur ? Comment trouvez-vous notre cité ?  » Henry, perdu et intimidé par cette femme à l’aura impressionnante, hésita à répondre.

— « Euh… Elle, elle est… — Pourquoi êtes-vous venu ici jeune homme ? le

coupa-t-elle. Vous devez pourtant bien avoir connaissance de la loi qui règne dans notre monde ! Les Dimeurs sont formellement interdits ici !

— Les… Les quoi ? bredouilla-t-il la gorge sèche. Excusez-moi Madame, mais je n’ai aucune idée de l’endroit où je me trouve, ni par quels moyens je suis arrivé ici… » Bien que dépassé par sa situation, Henry n’en oubliait pas son éducation. «  J’ai eu un accident de voiture et… J’ai perdu le contrôle, je ne sais pas ce qu’il s’est passé après. » La vieille dame le dévisagea pendant de longues secondes, puis détourna le regard vers la cité.

— «  Vous n’avez pas l’air de mentir et vos yeux ne trahissent aucune manigance, lâcha-t-elle d’un ton suspicieux. Mais ça n’est pas à moi d’en juger. Son altesse Siwa s’occupera elle même de votre sort. Nous allons arriver en gare dans quelques minutes, tenez-vous tranquille et les gardes ne vous feront aucun mal. C’est bien compris ? »

Henry opina du chef et observa dans le détail, les soldats qui l’entouraient. Tous faisaient au moins sa taille et deux fois sa largeur. Jamais le garçon ne s’était senti aussi petit. Tous étaient recouverts d’un uniforme très particulier.

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Il était composé d’épaisses pièces cuivrées servant à protéger leurs points vitaux, de tissus rouges sang du plus bel effet, et de coiffes rappelant les casques des chevaliers du moyen âge. Vêtus ainsi en plein désert, ils devaient mariner dans leur transpiration. Au creux de leurs mains se trouvaient des carabines à l’allure comparable au mécanisme d’une trompette à laquelle on aurait ajouté crosse et canon. Elles semblaient massives et devaient peser extrêmement lourd. Ces soldats étaient tous plus impressionnants les uns que les autres. Inutile de chercher à fuir ou à se défendre, Henry n’avait aucune chance de leur échapper. Et de toute façon, où irait-il ?

Alors que les frontières de la cité se rapprochaient de secondes en secondes, laissant ainsi les tours dominer le cortège de leurs ombres, Henry ressentit une sensation désagréable à la base de sa nuque, comme si quelqu’un le fixait, tapis dans l’ombre. À quelques pas derrière lui, au fond de la plate-forme, se tenait le soldat qui répondait directement aux ordres de la vieille dame. Son nom et son allure avaient instantanément intimidé le garçon : le colonel Arawan.

Tout en lui était plus imposant que les autres gardes, du casque aux bottes, des poings à la mâchoire. Le jeune Pickett sentait son regard posé sur son dos, ferme et fixe. Comme s’il décortiquait le moindre de ses gestes, la plus petite de ses inspirations. Henry ressentait chez cet homme les mêmes yeux pressants, que ceux de toutes ces personnes qui avaient pu le dévisager à Newton. Quel crime avait-il bien pu commettre pour être observé avec tant d’insistance ? Pourquoi ressentait-il une telle pression sur ses épaules ?

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L’adolescent n’eut pas l’occasion de s’interroger bien longtemps sur l’attitude du soldat, car son étrange navette arrivait à bon port. Le petit cortège pénétra un immense bâtiment ouvert sur le désert. Sa hauteur sous plafond, son dôme en fer forgé, ses quais, ses rails et son style industriel ne laissaient que peu de doutes sur ce qu’était ce lieu : un hall de gare. La vieille dame s’agita. De quelques mouvements de main, elle épousseta son linge souillé par le sable, avant de se tourner vers Henry :

« J’espère pour vous que la reine est dans un bon jour » lâcha-t-elle sans trop y croire. Fasciné par l’endroit et un peu plus certain à chaque seconde de nager en plein rêve, le garçon observa ce qui se trouvait autour de lui.

Près de ces quais, qui se comptaient par centaines, se trouvaient des chemins de fer tout ce qu’il y avait de plus standard. À ceci près qu’une majorité d’entre-eux s’élevaient dans les airs, suspendus dans la gare, croisant leurs chemins vers les hauteurs, les bas-fonds et les quatre coins de la ville. Ils ressemblaient à s’y méprendre aux rails entremêlés d’un grand huit, les loopings en moins. Sur chaque zone d’embarcation, se trouvaient des plates-formes vapeur semblables à celle qui transportait le garçon, mais aussi des locomotives à l’allure vintage, des trains massifs, des convois de marchandises et des navettes remplies de monde, larguant chacune des flots de vapeur au sein de ce hall de gare, qui semblait surgir tout droit du XIXème siècle.

L’endroit grouillait de monde dans ce carrefour de vie, mais le quai sur lequel Henry s’apprêtait à accoster avait été privatisé par une seconde troupe de soldats qui attendait leur arrivée. Une fois la navette fermement arrimée, la vieille dame descendit et planta son regard dans

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celui de l’adolescent : « Jeune homme, en dépit des crimes que vous avez commis, je vous souhaite la bienvenue à Piston City.

— Mes crimes ? Mais quels…— Vous êtes accusé d’avoir violé le traité inter-

dimensionnel, article quatre, paragraphe huit, interdisant de pénétrer la dimension 14332, à l’aide d’un véhicule RDC de classe trois. Vous serez donc jugé et condamné ce jour, par son altesse royale en personne.

— Quoi ? s’insurgea le garçon. Mais, c’est une plaisanterie !

— Si lence jeune homme ! Ou vous r isquez l’incarcération immédiate ! tonna la vieille dame. Nous sommes déjà extrêmement généreux de vous accorder une tribune auprès de la reine. Ne résistez pas et réfléchissez bien à ce que vous allez lui dire. Elle est nettement moins patiente que moi j’en ai peur… Gardes ! Avant que cet intrus ne soit déféré dans le quartier d’or de la citadelle, fouillez-le !

— Laissez-moi m’en occuper doyenne » lâcha le colonel dans un élan zélé. Il libéra Henry de ses liens et s’occupa lui même de cet examen. Dans une agressivité palpable, il ôta la longue veste brune du garçon qui, vu les températures dans ce désert, s’en trouva soulagé. Arawan fouilla ses poches et en sortit quelques billets, des livres sterling tout ce qu’il y avait de plus banal, qu’il décortiquait comme s’il n’en avait jamais vu de sa vie. Quelques tickets de caisse et un chewing-gum suivirent, jusqu’à ce qu’il mette la main sur un objet qui allait littéralement allumer son regard : son téléphone portable. Il dévorait l’appareil des yeux comme un affamé baverait devant une assiette de

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frites. La vieille dame s’approcha. Elle semblait elle aussi s’en émouvoir.

— «  Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est un écran ? demanda la doyenne, pressante. C’est numérique ? Répondez jeune homme !  » cria-t-elle pendant que le colonel s’emparait d’Henry par le col. Il le décolla du sol de quelques centimètres, poussant le garçon à se tenir sur la pointe des pieds. La puissance de cet homme était invraisemblable.

— « Réponds immédiatement freluquet ! lâcha Arawan, dont les pupilles, vu de près, suintaient une émotion intense.

— C’est, c’est mon smartphone, répondit-il intimidé, sentant bien qu’il n’y avait pas de bonne réponse à cette question. Et oui… C’est numérique, pourquoi ? Pourquoi vous me demandez ça ? » La vieille dame passa ses mains sur son visage, l’air abattue.

— «  C’est bien ce que je pensais… déplora-t-elle. Arawan, je vous confie cet appareil diabolique, allez le faire dissoudre selon le protocole, faites-en sorte qu’il n’en reste rien. Pas un seul morceau ! Entre de mauvaises mains, cela pourrait changer le cours de la guerre… Je vais alerter la reine de la situation, je vous rejoins à la citadelle.

— Ça sera fait doyenne, répondit-il en lâchant le jeune Pickett. Soldats, emmenez-le au quartier d’or ! » Deux des gardes en armure s’emparèrent alors de l’adolescent et se mirent à le trainer sur toute la longueur du quai. Alors que la vieille dame et le colonel Arawan s’éloignaient dans des directions opposées, Henry ne ressentait plus rien. Il avait dépassé un à un tous les stades que la terreur avait à lui offrir. Tout ceci n’avait aucun sens. Tout ceci ne pouvait-être

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qu’un rêve sans fin. Le jeune Pickett était désespéré, mais il essaya quand même de négocier avec les soldats :

— « C’est une épouvantable erreur… C’est la voiture ! Je ne sais pas comment j’ai atterri ici ! Je vous en supplie écoutez-moi ! Vous avez l’air d’être des gens sensés, je suis sûr que vous pouvez comprendre…  » Mais ses maigres tentatives s’avérèrent inutiles.

Tandis que le jeune homme était emporté vers un destin bien désagréable, sous ses yeux, défilaient les scènes d’un monde qu’il n’aurait jamais imaginé. Au bout du quai, suspendu au milieu des rails, se trouvait un immense tableau noir, sur lequel on pouvait lire en lettre capitales blanches : « Porte de Piston - Gare de l’Est ». Ce panneau servait à distiller les informations sur les départs et arrivées de trains, comme il y en avait dans toutes les gares de son monde, pourtant la vision surréaliste qu’offraient les gratte-ciels de cuivre, visibles depuis le coeur de la gare, n’avait rien de commune avec ce qu’il connaissait. Il se rendit compte que les tours étaient reliées entre elles par les lignes de chemin de fer aérien, mais aussi par de larges ponts dressés des centaines de mètres au dessus du vide. Henry fut parcouru d’une sensation très étrange. Ce lieu dégageait une sophistication bien supérieure aux technologies utilisées. C’était troublant, comme l’étaient l’attitude de la doyenne et du colonel face à son téléphone portable. Comment une telle civilisation pouvait être bâtie sur des machines à vapeur et subsister en plein désert ? L’ado lescen t sen t i t a lo rs une nouve l le vague d’interrogations s’accumuler dans son esprit. Il s’attarda sur la population environnante, afin d’y voir plus clair.

La gare grouillait de monde. On se serait cru au coeur de Londres à l’heure de pointe. Naviguant avec frénésie

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dans ce grand bain vaporeux, Henry observa que l’accoutrement de ces gens était là aussi bien différent de ce qu’il avait l’habitude de voir. Tous étaient habillées très simplement, sans fioritures. Des bottes de cuir, des sandales en tissu, des robes à coupe simple, des chemises légères ou des gilets sans manches, il n’y avait ni excentricités, ni grandes distinctions entre ces hommes et ces femmes. Il se dégageait d’eux une humble élégance, mais aussi une certaine uniformité. Ni signes ostentatoires de richesse, ni visible pauvreté, comme si les classes sociales n’existaient pas, alors qu’une gare est généralement assez représentative d’une population. La seule différence qu’Henry nota vint du regard que ces gens portaient sur lui en croisant sa route. Il ne compta que deux catégories : une minorité qui condamnait sa présence d’un oeil acide, et une large majorité, longeant les murs, terrifiée à l’idée de jeter un oeil vers lui, ou vers les gardes. « La peur et le jugement hâtif. Au final, c’est pareil que chez moi… » se dit le garçon, tristement amusé.

Au bout de la traversée, près de la sortie de la gare et du pied des tours, Henry vit se dessiner au milieu de la vapeur, une large cabine dont la grille en fer forgé, travaillée à l’extrême, rappelait les ascenseurs des années trente. Une petite pancarte était accolée juste à côté de la porte. Il était écrit : «  Navigateur - Garde royale uniquement  ». Les soldats s’engouffrèrent à l’intérieur et entourèrent le garçon en rangs serrés. De nouveau, un bruit mécanique parvint aux oreilles du jeune Pickett, suivi d’un sifflement très particulier, ressemblant à l’évacuation de vapeur d’une cocotte minute. La cabine commença à s’élever, prenant de la vitesse à chaque seconde. « C’est donc bien un ascenseur, se dit-il avant de ressentir une

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secousse qui faillit le faire tomber. Un ascenseur hyper rapide… » Le paysage extérieur était invisible mais le jeune homme sentait que la cabine prenait rapidement de l’altitude. Il inspira profondément.

Henry avait accepté son sort, et ce qui était selon lui une parfaite ponctuation à une vie qu’il avait pratiquement détesté de bout en bout. Jugé et condamné par des inconnus pour Dieu sait quelle raison depuis qu’il était enfant, il allait finir jugé et condamné par des inconnus, dans un monde inconnu, pour Dieu sait quelle raison. L’ascenseur s’arrêta au bout de quelques minutes et la cabine s’ouvrit dans un immense nuage de fumée blanche. Poussé au dehors par les gardes, le jeune homme emprunta l’un de ces immenses ponts qu’il avait aperçu depuis les quais. Le panorama était incroyable. La ville de Piston s’étendait sous ses pieds, sur des dizaines et des dizaines d’étages, baignés par la lueur orangée de cette fin de journée. Les fondations étaient si profondes qu’il ne distinguait même pas le rez-de-chaussée. Devant lui, au milieu du bal des grattes-ciels cuivrés, s’élevait l’une des plus grandes tours de la cité. D’allures parfaitement lisses lorsqu’on les observait depuis le désert, Henry se rendit compte qu’elles étaient parcourues de plusieurs ouvertures aussi minces que discrètes, telle des meurtrières destinées à laisser pénétrer la lumière.

Les gardes l’escortèrent jusqu’à la porte noire située de l’autre côté du pont, incrustée dans la tour. Elle s’ouvrit automatiquement à leur arrivée. Les soldats s’arrêtèrent comme un seul homme. L’un d’eux saisit le garçon par le bras et le hissa en tête de cortège, le laissant ainsi voir ce qui se trouvait à l’intérieur. À sa grande surprise, il n’y avait absolument rien. L’étage était une seule et même pièce,

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circulaire, épousant parfaitement la forme de la tour. Le sol, complètement noir et parfaitement lisse, ne souffrait aucune imperfection, tandis que les murs et le plafond semblaient recouverts d’or et reflétaient parfaitement la lumière distillée par les meurtrières. Tout dans ce lieu inspirait la puissance et la royauté.

D’abord extatique, Henry ressentit soudainement une vive douleur dans l’arrière train. L’un des gardes venait de lui administrer un violent coup de pied dans le postérieur, le faisant ainsi perdre l’équilibre. Il glissa sur ce sol sans aspérités et rejoignit le milieu de la salle. La porte noire se referma lentement, laissant disparaitre les soldats qui commencèrent leur garde. Enfin seul, le jeune homme se releva, frotta ses fesses endolories, épousseta ses vêtements, et contempla les yeux écarqui l lés, l’incandescente beauté de ce lieu. « C’est pas possible, dit-il à voix haute. Mais où est-ce que j’ai atterri ? »

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Chapitre 6 - La légende des Dimeurs

Une heure d’attente ? Trois heures ? Dix minutes ? Abandonné dans cette immense salle, Henry n’avait aucune idée du temps qui s’écoulait. Assis sur le sol, le jeune homme profitait de l’étonnante fraicheur qui régnait dans cet endroit. Alors que la température devait avoisiner les cinquante degrés au milieu du désert et dans la gare, l’intérieur de cette tour : «  le quartier d’or de la citadelle », donnait l’impression d’être climatisé. Le jeune Pickett essuya la transpiration qui inondait son front depuis son arrivée, tentant de résoudre les énigmes qui s’accumulaient sans cesse dans son esprit. Énigmes qui allaient très bientôt trouver des réponses.

Lassé d’attendre immobile qu’on vienne lui annoncer son sort, l’adolescent décida de jeter un oeil vers l’une des meurtrières qui jalonnaient le flanc de la tour. Il posa ses mains sur le rebord et glissa sa tête au dehors. Il s’aperçut que de ce côté de la citadelle, il n’y avait aucun pont et aucun rail. Ils ne l’avaient pas jeté ici par hasard, la seule issue était cette porte noire. Un abime de plusieurs centaines de mètres le séparait du sol, dissimulé par ce voile de fumée blanche qui planait dans l’air. Soudain, un bruit lui fit lever la tête et c’est avec la plus grande

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stupéfaction qu’il aperçut au dessus de lui une jeune femme, pendue par les bras, les jambes dans le vide, accroché à l’étage supérieur. Le regard ahuri du garçon croisa celui de l’acrobate suicidaire.

« Hé ! Pssst, lui lança-t-elle à voix basse. Écarte-toi que je puisse venir… Sinon je risque de me faire très, très mal !  » Henry, le visage hébété, se remit à transpirer. L’estomac retourné pour la cinquantième fois de la journée, il s’éloigna du rebord et entendit un bruit de frottement sur la façade de cuivre, jusqu’à ce qu’une silhouette traverse l’horizon. Accrochée à l’ouverture par les mains, la jeune femme se hissa dans le quartier d’or, d’un seul coup de rein.

Elle offrit son visage jovial à l’adolescent, qui se rendit compte que ce n’était pas une jeune femme, mais plutôt une jeune fille. Elle était vêtue d’un grand linge blanc, assez similaire à celui de la doyenne, mais paré d’une large ceinture faite de cuivre et de cuir. Elle portait des chaussures spartiates noires, qui montaient jusqu’en haut de ses mollets. Ses longs cheveux, blondis par le soleil, étaient ramenés en chignon, et fixés par d’épaisses pinces. Son teint foncé et ses grands yeux noirs, contrastaient le rose de ses lèvres charnues. Elle lui adressa un grand sourire, l’air émerveillée, avant de lui dire : «  Alors c’est toi ? C’est toi l’intrus qui a été détecté près de la porte Est ? Tu es un Dimeur ? C’est ça ?

— Un… Un quoi ? Mais… M-m-mais qui es-tu ? Pourquoi est-ce que tu as escaladé la façade ?

— Bah ! Pour venir voir à quoi tu ressembles ! Personne n’a jamais osé violer la loi dimensionnelle depuis que ma mère l’a prononcé. Tu es vachement courageux, et en plus t’es hyper grand ! lança-t-elle en s’approchant de lui. On

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dirait un membre de la garde… Depuis le temps que je rêve de rencontrer quelqu’un comme toi ! Tu n’as pas idée !

— Écoute je suis désolé mais je n’ai aucune idée de…— Roh c’est bon. Arrête de mentir, lâcha-t-elle

désabusée. J’ai espionné les gardes qui remorquaient ta RDC depuis le désert. J’espère que ma mère me laissera la voir avant de la détruire…

— Mais. Mais… Henry se mit à transpirer à très grosses gouttes. Ta mère a prononcé une loi… Mais ça veut dire que ta mère est…

— La reine de Piston ? Oui. Je suis sa fille, dit-elle en tendant sa main au garçon. Je m’appelle Heyla Siwa, princesse de la cité de vapeur et protectrice du peuple des Sansécrans. Et toi comment tu t’appelles ? Tu dois avoir un nom hyper classe vu que tu es un Dimeur, non ?

— Je crois que je vais faire un malaise… répondit le jeune homme dans un sourire crispé. Écoute, je ne sais pas ce que sont ces Dimeurs dont tu me parles, je ne sais pas qui vous êtes, je ne sais pas ce que c’est que ce pays de cinglés, mais il y a une chose dont je suis à peu près certain, c’est que la reine va venir et qu’elle ne sera surement pas ravie que sa gamine…

— Hé, oh ! Ça va pas ou quoi ? J’ai quinze ans ! s’insurgea Heyla. Me traite pas de gamine !

— Peu importe ! Je ne pense pas qu’elle apprécie de te trouver avec ce qu’elle considère pour je ne sais quelle raison comme un dangereux criminel !  » s’écria Henry, avant qu’un frisson d’effroi ne parcourt son échine. Derrière lui, dans un flot de lumière et de fumée, la porte de la citadelle s’ouvrait.

C’est ainsi qu’elle apparut, entourée de ses gardes et de la doyenne de la cité. Cette femme somptueuse, cette

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beauté à la peau cuivrée, était recouverte d’une avantageuse tenue cousue de fils d’or. Elle marchait tête haute et regard ténébreux vers le jeune homme et sa fille, dont la présence ne semblait guère la surprendre. Leurs traits et leurs coiffures étaient d’ailleurs très semblables, mais ceux de la reine étaient bien plus durs et son attitude toute entière, semblait faite de marbre. À ses spartiates noires étaient greffés des talons aiguilles, qu’elle faisait claquer sur le sol avec violence. Elle fondait sur Henry tel un aigle sur sa proie, comme si elle s’apprêtait à le taillader, à le lacérer, à le réduire en lambeaux.

Sa force et sa volonté transpiraient à tel point dans la citadelle, que sans avoir dit un seul mot, sans avoir fait un seul geste, le jeune Pickett eu pour réflexe de s’agenouiller, par simple instinct de survie. Elle s’arrêta à quelques mètres de lui, qui n’osa pas un instant soutenir son regard. La doyenne s’approcha quant à elle de Heyla, qui se tenait aux côtés de Henry, prise sur le fait, un air coupable incrusté sur la moue que dessinait ses lèvres. La vieille dame entraîna la princesse vers sa mère.

— « Puis-je savoir ce que fait ma fille unique aux côtés de ce criminel ? lâcha la reine d’un ton sans relief, aussi calme que terrifiant. J’en ai plus qu’assez de voir ma descendance escalader les murs de la cité au péril de sa vie. J’en ai plus qu’assez de te voir t’intéresser d’aussi près à tout ce que je peux interdire.

— Je… » l’adolescente s’apprêtait à répondre, mais elle vit une rage qu’elle n’avait jamais vu dans l’oeil de sa mère. La doyenne vint à son secours.

— «  Gardes, emmenez ma petite fille dans ses quartiers. Sa curiosité et cet inlassable attrait pour les criminels et voyous en tous genres, continue de lui jouer de

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bien vilains tours ! » dit-elle en la toisant du regard. Deux gardes l’invitèrent à quitter la citadelle, ce qu’elle fit sans grand enthousiasme. Heyla regarda d’un air des plus attristés le visage d’Henry, qui lui se gorgeait de terreur. C’est seulement une fois l’adolescente hors des quartiers d’or, que les choses sérieuses commencèrent. La reine prit la parole.

— « Je suis Sélinda Siwa, gardienne de Piston City et reine des Sansécrans. Qui es-tu Dimeur ? Comment oses-tu violer la loi de mon peuple ? Comment oses-tu amener ton tas de ferraille dans notre désert ? gronda-t-elle.

— Madame, euh… Votre altesse, commença timidement le jeune homme, la gorge nouée. Je vous le jure sur tout ce que j’ai de plus cher… Je vous le promets sur ma vie… Je ne sais absolument pas comment j’ai atterri ici. J’ai eu… J’ai eu un accident…

— Un accident ? répondit-elle, condescendante.— Oui… Un accident… Mon père m’a donné cette

voiture pour mon anniversaire, il… Il la gardait dans notre grange. Je suis parti faire une simple course et je, j’ai… J’ai perdu le contrôle.

— Arrêtez de vous moquer de nous jeune impertinent ! hurla la reine qui fit résonner sa voix dans toute la tour. Les RDC sont fabriquées pour répondre uniquement au sang d’un seul utilisateur ! Personne ne peut conduire ces engins à moins d’avoir un parent qui y soit lié ! Vous ne me ferez pas croire, insolent petit manipulateur, que vous n’étiez pas au courant des pouvoirs de cette chose avant de monter à son bord ?

— Je vous jure que je n’en savais rien ! cria Henry en se dressant sur ses jambes dans un élan de courage, bien conscient qu’il devait se défendre corps et âme s’il voulait

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s’en sortir. Mon père m’a caché l’existence de cette voiture durant toute ma vie ! Je ne l’avais jamais vue jusqu’à aujourd’hui !

— Foutaises ! » s’exclama la reine. Henry tenta de ne pas fléchir, même si la pression qu’engendrait cette femme était difficile à supporter.

— «  Votre altesse, commença la doyenne d’un ton destiné à l’apaisement. Ma fille, je t’en supplie calme-toi… Regarde les yeux de ce garçon. Tu vois bien qu’ils ne recèlent aucun mensonge.

— Vous êtes bien naïve si c’est vraiment ce que vous pensez mère. Vous savez que la venue d’un Dimeur dans notre monde n’a jamais été anecdotique.

— Peut-être, mais en l’état ce jeune homme n’est pas dangereux. Aucun possesseur de RDC n’est venu ici depuis la création de votre loi… Personne ne risquerait sa vie pour visiter notre tas de sable quand il y a tant de merveilles à voir… » La doyenne parvint grâce à ses mots, à adoucir l’atmosphère. « Ce garçon dit qu’il n’avait pas connaissance des pouvoirs de son véhicule et qu’il ne sait même pas où il a atterri. Vu son désespoir, j’ai tendance à le croire Sélinda… Quel intérêt aurait-il à mentir de toute façon ? » La reine tourna sèchement son visage en signe de désapprobation. « Comment t’appelles-tu mon garçon ? Avec tout ça nous ne t’avons même pas demandé ton nom, ni d’où tu viens. » L’adolescent sentit la pression descendre d’un cran et parvint à se détendre un peu. La reine lui paraissait toujours aussi hostile, mais il avait enfin réussi à obtenir l’oreille de quelqu’un.

— «  Je… Je m’appelle Henry, dit-il doucement. Henry Pickett… Je viens de Newton Valley. »

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Sur ces mots, le visage de la doyenne se déforma, déployant une expression mélangeant surprise, peur et tristesse.

— «  Pi-Pi-Pi-Pickett ?, balbutia-t-elle complètement sous le choc.

— C’est une plaisanterie ? enchérit la reine, elle aussi secouée.

— Newton ? reprit la vieille dame. Comme… Comme… » Elle saisit Henry par les épaules au bord du malaise. « Attends une seconde mon garçon. Ton père ? Mais… Tu es le fils de Marcel ? Marcel Pickett ?

— Mais je… Euh… Oui… Vous. Vous connaissez mon père ?

— Oh juste ciel… » ajouta la doyenne, qui manqua de défaillir. La reine prit soudain une attitude bien plus menaçante qu’au début de cet interrogatoire.

— Gardes ! hurla-t-elle, prête à leur ordonner l’impensable.

— Non Sélinda, coupa sa mère de justesse. Un enfant n’est pas responsable de la folie de son père. Mon Dieu… Marcel Pickett a eu un enfant. Marcel a eu un enfant, répéta-t-elle en plongeant son regard dans celui du garçon, comme si elle voulait vérifier sa filialité. Il ne t’as jamais rien dit ? Il ne t’as jamais parlé de sa venue ici, ni des RDC ? Remarque, c’est tout lui… Ses secrets, ses facéties… Il doit être vieux lui aussi, non ? Quel âge a-t-il maintenant ?

— Euh… Il… balbutia Henry, perturbé par les interminables montagnes russes de cette journée. Il approche des soixante-dix ans, mais… Attendez mon père est venu ici ?

— Mon garçon, si Marcel ne t’as rien raconté sur cette voiture, ses pouvoirs et sur notre monde, alors… Nous ne

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pouvons pas te blâmer pour ses fautes. J’imagine que la tâche de t’expliquer où tu es m’incombe. Gardes ! Laissez-nous ! Cette affaire doit rester dans le domaine privé. » Les gardes rompirent instantanément le rang et quittèrent la citadelle. Une fois seules avec le jeune Pickett, la doyenne et sa fille entamèrent un long récit, que le garçon aurait eu peine à imaginer quelques heures auparavant. « Ah… Je ne sais même pas par où commencer, admit la vieille dame.

— S’il ne sait rien sur rien, comme il le prétend, répondit sa fille d’un air sec et sceptique. Si son monstre de père ne lui a rien expliqué avant de lui remettre cet engin de malheur. Nous devrions déjà lui dire comment il a atteint notre monde.

— Oui. Cela semble pertinent.  » Henry n’avait jamais été aussi attentif de toute sa vie. «  Jeune homme vous avez atterri ici grâce à une machine miraculeuse, dont l’acronyme R.D.C signifie : « Radio Dimension Car ». Ces véhicules permettent à leur possesseur, de naviguer sur les ondes-dimensionnelles, afin d’accéder à d’autres endroits, complètement inaccessibles autrement. Voila ce qui vient de vous arriver… Vous êtes actuellement dans une dimension parallèle à la vôtre, loin, extrêmement loin de chez vous…  » L’adolescent ne savait pas comment répondre à ce qu’il venait d’entendre. Son esprit n’avait pas les clés pour digérer une telle information, mais le terme employé par la doyenne le fit cependant réagir.

— Radio… Dimension ? Mais… J’ai déjà entendu ça dans l’autoradio, après l’accident, quand je me suis retrouvé au fond de l’océan. Il y’avait cette musique… Ce jingle ! Et cette voix qui annonçait des chansons à l’antenne

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! Ça a recommencé dans la forêt blanche avec cet espèce de monstre d’a…

— D’argile ? coupa la doyenne. Tu es passé dans la dimension océanique et dans la jungle aux Golems ? Oh mon garçon… Tu as vraiment beaucoup de chance d’être en vie ! Mais pourquoi ta radio t’aurait-elle transporté dans des endroits aussi dangereux ? Ça n’a pas de sens ! Il aurait fallu que tu la malmènes, et sévèrement !

— Que voulez-vous dire ? répondit timidement Henry, en se remémorant les élans de frustration qu’il avait déchaîné sur son tableau de bord.

— Il ne faut surtout jamais maltraiter ces appareils. Leur mécanique est extrêmement sensible ! À tel point que tous ceux qui les ont utilisés au fil des siècles, ont parfois été jusqu’à leur attribuer une forme de conscience. Certains ont été jusqu’à parler d’âme, c’est pour te dire.

— Mais attendez… reprit le garçon, qui mesurait un peu plus la réalité de sa situation. Attendez une seconde… Vous êtes en train de me dire que j’ai voyagé entre… Je suis dans une autre dimension ? Là ? Tout de suite ? » La doyenne hocha la tête en guise d’acquiescement.  Henry prit alors sa tête entre ses mains et commença à faire les cent pas. « Je suis fou… C’est l’accident. Je me suis cogné trop fort, ça n’est pas possible… » lança-t-il en dévisageant tour à tour la vieille dame et la reine. — « J’ai conscience que ce doit être extrêmement perturbant pour toi, mais ceci est la stricte vérité, répondit la doyenne avec un soupçon de pitié dans la voix. Pour que tu comprennes mieux l’univers dans lequel ton père t’as envoyé, et l’origine de cette voiture, mieux vaux que je te raconte l’histoire de notre monde et de notre pays… C’est un récit un peu long, mais il est essentiel. Car vois-tu, notre dimension était liée

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en d’autres temps, à des gens extrêmement importants qui sont à l’origine de notre civilisation : les Dimeurs.

— Heyla a utilisé ce terme pour me désigner tout à l’heure… Qu’est-ce que ça veut dire ?

— C’est un terme qui désigne les créateurs, les utilisateurs, et les habitants du monde originel des RDC. Ces personnes ont conçu la technologie qui permet de voyager d’une dimension à une autre en perçant le secret des ondes-parallèles. J’ai voyagé quelques temps dans un de ces véhicules, continua la vieille dame, un sourire aux lèvres. Sélinda aussi, comme chacune des reines de Piston avant nous, mais certainement pas autant que ton père, qui aurait pu t’expliquer ça bien mieux que moi… Il a voyagé toute sa vie à bord de ce véhicule. Mais pour résumer, chaque dimension de l’univers, résonne sur une seule et même fréquence qu’on appelle : « les fréquences U » ou « U-freq » pour faire plus court.

— Des U-freq ? Mais qu’est-ce que c’est ? — Marcel me disait à l’époque ou il est venu ici, il y a

bientôt vingt-cinq ans, que le système de navigation des RDC était identique à la recherche des stations sur un autoradio de votre monde. Chaque dimension est reliée à une fréquence bien spécifique. Une fois qu’on l’a choisie, le véhicule se met à vibrer sur l’U-freq sélectionnée, et on se retrouve instantanément dans cette autre réalité…

— A t t e n d e z , s i j e v o u s s u i s … C h a q u e fréquence  correspond à une dimension spécifique et l’autoradio me permet d’y accéder à volonté ?

— Non ! Pas à volonté ! Il y a des limites à ne pas franchir, pour la sauvegarde du véhicule et de ses occupants. On ne peut pas effectuer plus de trois bonds consécutifs à moins d’une semaine d’écart, sinon le moteur

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dimensionnel risquerait tout simplement d’exploser ! Mais il y’a tout un tas de sécurité qui empêchent ce genre de soucis.

— Mais pourquoi ? Pourquoi mon père ne m’a-t-il jamais rien dit de tout ça ? Quand il me parlait de ses voyages, je croyais qu’il plaisantait… Je croyais que ça n’était que des histoires… Je pensais que c’était juste des fables qu’il avait inventé. Tout ça, tout ce qu’il m’a dit…

— Était probablement vrai. Oui. Ton père était un homme facétieux et profondément bon, mais sa mentalité libertaire l’a poussé à commettre des crimes dont il n’a probablement jamais mesuré l’importance. Et c’est à cause de lui que les Dimeurs et les RDC sont interdits de séjour dans notre royaume…

— Mais… Mais qu’est-ce qu’il vous a fait ? demanda Henry, consterné d’imaginer son père en criminel.

— Mon garçon je vais désormais te raconter l’histoire de notre civilisation, son sauvetage par les Dimeurs, et comment notre peuple s’est isolé à cause de ton père. En tant que doyenne de Piston City, laisse-moi te raconter, la naissance des Sansécrans et de la cité de vapeur. »

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Chapitre 7 - La naissance des Sansécrans

« Il y a trois cent ans, bien avant que cette cité de cuivre et de vapeur ne s’élève à la surface du désert, notre planète toute entière était aux mains de ceux que nous appelons aujourd’hui : «  la civilisation des super-tech  » commença la doyenne. Leur monde se résumait à de gigantesques villes, essentiellement constituées de tours de verre et de métal, qui obstruaient l’horizon et congestionnaient le ciel. Ces agglomérations abritaient des centaines de millions de personnes, et n’étaient séparées les unes des autres, que par les quelques éléments naturels qui avaient survécu à leur totale domination : des bras de rivières, un océan à l’agonie, des chaines de montagnes érodées. Nos ancêtres pensaient à cette époque, que leur civilisation avait atteint son plus haut sommet.

Ils étaient des dizaines de milliards à la surface, et pourtant la faim dans le monde avait été éradiquée, l’économie se portait à merveille, et chaque richesse était distribuée équitablement, éliminant la pauvreté et les inégalités. Les guerres n’étaient plus, car les conflits n’avaient plus lieu d’êtres… C’était l’aboutissement d’un modèle de société parfaite, qu’ils visaient depuis très

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longtemps. Ils mirent des siècles à l’atteindre et y sont arrivés grâce à une seule chose : la surabondance technologique. Au tout début de leur ère, ils ont commencé par développer ce qu’ils appelaient la télévision et la téléphonie. Puis quelques décennies plus tard sont arrivés deux tournants majeurs qu’étaient l’internet et les réseaux sociaux, connectant en temps réel, toute la planète pays par pays, individus par individus. Puis les années passèrent et ce fut le tour de la réalité augmentée, des holoréels, de l’I.A et pour finir… La plus dramatique de toutes ces avancées : l’algorithme alpha-5, clé de voûte de toute une civilisation bâtie sur les écrans, le numérique et le virtuel.

— Mais, attendez… lâcha Henry, attentif, mais dépassé. Vous voulez dire qu’ici, vous aviez internet ? Et les réseaux sociaux ? Mais comment est-ce possible ? demanda-t-il, stupéfait de penser que de telles choses aient existé au milieu de ce désert.

— Comme je te l’ai dit, nos ancêtres n’ont pas toujours vécu dans ce monde de sable, et la dimension d’où tu viens a beaucoup de points communs avec la nôtre, mais aussi de grandes divergences. Ton père, Marcel, a passé beaucoup de temps à étudier notre passé lorsqu’il est venu ici. Lorsqu’en tant que reine de l’époque, je lui ai raconté cette même histoire, il a commencé à vouloir trouver le point où nos dimensions respectives se sont séparées.  » Henry était fasciné par cette histoire et ébranlé tout entier d’imaginer son père, petit cultivateur en province dans un tel contexte.

— « Et quel est-il ? Qu’est-ce qu’il a trouvé ?— Visiblement c’est plus une affaire de temps que de

divergences. Notre évolution est semblable en tous points, tout comme les différentes ères qui se sont succédées

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pendant des millénaires. Selon Marcel votre dimension aurait pris du retard sur la nôtre à cause de la religion… Vos avancées scientifiques auraient été grandement retardées à cause de l’étroite relation entre la foi et l’état, dans les civilisations moteurs de vos époques. C’est la raison pour laquelle notre histoire a peut-être bien quelques siècles d’avance. C’est pourquoi votre dimension devrait prendre conscience des dangers que représentent… 

— Arrêtez mère ! coupa la reine. Le destin des autres ne nous regarde pas. » Cette intervention pleine d’autorité exaspéra la vieille dame, qui poursuivit tout de même son récit.

— «  Bon… Pour conclure sur les super-tech mon garçon, c’était en apparence le plus haut niveau jamais atteint par notre espèce. Le résultat final d’une ascension technologique débutée avec la révolution industrielle et l’invention du train à vapeur. Et pourtant… C’est une fois au sommet qu’ils ont frôlé de très près l’extinction…

— Que leur est-il arrivé ? — Sur toute la planète a commencé à se répandre un

mal que personne n’aurait pu prévoir. C’était une maladie mortelle, qui a atteint 98% de la population en quelques années. Nos ancêtres ont nommé ce mal : «  la mort identitaire ». Je ne sais pas où en es ta dimension avec les technologies numériques, mais les gens étaient connectés à internet, connectés à toutes les infrastructures et connectés les uns avec les autres, intimement, psychologiquement, vingt quatre heures sur vingt quatre et sept jours sur sept grâce à l’algorithme alpha-5.

— L’algorithme… Mais qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que ça faisait exactement ? C’est un peu comme les réseaux sociaux ?

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— C’était mille fois plus intrusif que les réseaux sociaux ! À cause de cet algorithme, la vie de nos ancêtres n’était plus qu’écrans et interactions numériques. C’était une véritable drogue, extrêmement addictive, occultant la réalité, occultant ce qu’est l’expérience naturelle de la vie et détruisant peu à peu, générations après générations tout ce qui faisait d’eux des êtres vivants… L’algorithme lisait en eux, pensait avant eux, voyait tout d’eux, comprenait et anticipait le moindre de leurs besoins grâce à l’analyse des dizaines de milliards d’êtres humains connectés. Il faut que tu comprennes qu’à l’époque, les écrans étaient dans les murs, dans les tables, dans les verres, dans les chaises et les fenêtres, dans le carrelage des douches et dans les oreillers… Le monde tournait autour de ça, il était impossible d’y échapper.

Les yeux des super-tech n’étaient plus que des réceptacles à informations numériques. Pour te donner un exemple, grâce à l’algorithme alpha-5, il était plus facile et rapide de s’envoyer un message que de parler… Car le texte était rédigé, anticipé par l’algorithme, avant même que l’utilisateur n’y pense ! Les hommes et les femmes de ce monde n’avaient plus besoin d’acheter leurs vêtements ou préparer leurs repas. L’algorithme le faisait pour eux avant même qu’ils en éprouvent le besoin ou l’envie. Toutes les structures étaient automatisées et pilotées à distance sans le moindre effort. C’était une optimisation fantastique de la société et une déshumanisation totale de la population, hypnotisée par ses propres prouesses…

— J’ai du mal à imaginer un tel monde. Déjà que j’ai tendance à penser que nous sommes trop esclaves de nos téléphones…

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— Notre ancienne civil isation était largement mondialisée avant l’apparition de l’algorithme, mais dès son installation, le système capitaliste en stagnation depuis des décennies a connu un essor fulgurant. Les villes se sont multipliées, développées et standardisées en quelques dizaines d’années. Les différences culturelles qui restaient entre les populations se sont amoindries, lissées au fil du temps, jusqu’à complètement disparaître… Tout était contrôlé par l’algorithme, mesuré et calculé pour créer une société satisfaisante pour la majorité de la population.

— Comment ça satisfaisante ? — La politique, l’alimentation, la philosophie, les

courants de pensées, la culture, la musique, le cinéma et les différents arts devinrent peu à peu une liste de cases à cocher sur un cahier des charges mondial, afin de générer des recettes sans le moindre risque de perte… Tout était optimisé, planifié à la perfection… Pour te donner un autre exemple, les gens ne voyageaient plus du tout. À quoi bon voyager lorsqu’on peut être transporté à l’autre bout du monde dans un casque de réalité virtuelle bon marché ? La population ne sortait plus, à quoi bon ? Les interactions étaient bien plus riches via les réseaux. Plus de monde, plus de méthodes d’échange que dans le vie réelle, aucune limite, sans parler de la sécurité… Plus une seconde du temps de nos ancêtres n’était inutile ou laissée au hasard. C’était un monde où l’on pouvait faire des enfants sans se toucher, et ou l’aléatoire de la naissance n’existait plus. On pouvait choisir le sexe, la couleur des yeux, la taille maximale, déterminer ses compétences à l’avance… C’était un monde que l’on pouvait voir et expérimenter sans jamais bouger de son canapé… Ainsi s’isolèrent des générations d’êtres humains pervertis par leurs créations,

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tous aspirés dans ce gouffre d’écrans, incapables de vivre ou de penser autrement, dépendant et uniformisés, jusqu’à ce que le drame finisse par arriver.

— Mais… Personne n’a jamais protesté ? Personne ne s’est rendu compte de ce que l’algorithme générait ?

— Si… Bien sûr que si. Mais les protestations d’un seul être humain, une créature influençable à souhait, connectée à une société qui satisfait une majorité de sa population créé un effet pervers : soit on est lynché puis noyé dans la masse d’avis contraires, soit on se tait et on suit le mouvement, donnant naissance au premier symptôme de la mort identitaire : la pensée unique.

— C’est… C’est à peine croyable, répondit Henry, qui ne pouvait que constater cette étrange similarité avec ce qu’il vivait chez lui.

— Les voix les plus vindicatives, celles qui tentèrent de s’élever contre ce modèle sans jamais reculer, furent tout simplement éjectées du système et mis au banc de ce monde technologique, sans lequel il était devenu impossible de subsister. Mais après un tel lavage de cerveau mondial, ils n’étaient pas nombreux à s’insurger… Quelques milliers sur des milliards, tout au plus. L’algorithme-5 continua de faire prospérer cette civilisation, comblant tous les besoins d’une humanité qui se pensait dans son âge d’or…

— Comment sont-ils tombés malades ?— Il s’est produit une chose que cette société de

cocaïnomanes ne pouvait pas voir, trop distraite par les milliers d’informations que l’algorithme leur envoyait chaque jour. La maladie a commencé à se répandre comme une traînée de poudre, en s’attaquant directement à l’esprit de

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ceux qui étaient connectés depuis la création de ce programme…

— Quels étaient les symptômes ?— Tout commençait par des courbatures, des vagues de

fièvre… Puis venaient les troubles mémoriels, qui se dissipaient en quelques jours. Passés ces premières alertes, les malades semblaient parfaitement sains et continuaient leurs vies comme si de rien était, de toute façon trop conditionnés pour faire autrement. Mais il y avait un moyen de voir avec certitude qui était contaminé…

— Lequel ?— Les malades étaient incapables de se souvenir de

leurs noms. Les médecins de notre dimension trouvèrent rapidement d’ou venait le problème. L’algorithme, combiné à la surexposition aux écrans provoquait irrémédiablement ce dysfonctionnement cérébral. C’était incurable pour les personnes déjà atteintes et pour les autres ça n’était qu’une question de temps. Il fallait absolument déconnecter l’humanité de l’algorithme-5, c’était une urgence vitale. Vu la perfect ion de cet te c iv i l isat ion bât ie sur la communication, l’information circula rapidement, mais il était trop tard. L’addiction était bien trop forte…

— Vous voulez dire que personne n’a voulu se déconnecter ?

— Certains ont essayé, mais habitués à vivre ainsi depuis des années, il leur était impossible de fonctionner autrement. C’était une drogue terrifiante, et le terme n’était vraiment pas usurpé. Cette technologie était aussi mortelle qu’addictive… Certains échouèrent dans leurs tentatives de sevrage, alors que la majorité jeta le discrédit sur cette théorie, arguant que les personnes touchées par cette maladie, surnommées : «  les sans noms », devaient avoir

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une prédisposition génétique ou quelque chose de ce genre… L’issue fut fatale. Des millions de personnes furent rapidement touchées, puis des milliards et ainsi de suite. Les pertes furent catastrophiques, décimant 70% de la population en moins d’une année.

— C’est… C’est absolument terrifiant, lâcha Henry, consterné à l’idée de penser qu’une telle chose était possible.

— Et ça aurait pu être bien pire. Car au delà de la maladie des sans noms, notre planète était à l’agonie, détruite par la consommation démesurée de nos ressources pour faire fonctionner cette société « parfaite ».

— Mais… L’algorithme ne les as pas alerté de ça ? — Non mon garçon, c’est même le contraire. Il a

volontairement caché aux dirigeants la détérioration critique de la planète, pour sa propre sauvegarde. Si l’humanité avait eu conscience de l’état de son monde, débrancher l’alpha aurait été une absolue nécessité, encore aurait-il fallu quelqu’un d’assez courageux pour le faire… Mais ça, nous ne le saurons jamais. Le réchauffement climatique a provoqué la fonte des glaces, puis un siècle de submersion des continents où nos ancêtres n’ont fait que s’éloigner des côtes, persuadés que les choses finiraient par s’arranger. Puis apparut une nouvelle plaie que nos ancêtres n’avaient même pas imaginé, évoluant décennies après décennies : l’assèchement des terres et la création d’immenses déserts qui sont venus recouvrir notre monde…

— Mais… Mais comment avez-vous survécu à ces drames ?

— Quelqu’un est intervenu. Au moment ou les déserts recouvraient pratiquement les derniers refuges super-tech, quelqu’un a sauvé notre monde…  » dit la doyenne en

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soupirant. Elle jeta un regard attristé à sa fille qui détourna la tête. « C’est une Dimeuse qui a sauvé les super-tech…

— Les voyageurs dimensionnels ?! s’exclama Henry, complètement absorbé par cette folle histoire.

— Les textes de notre bibliothèque disent qu’il y a trois cent ans, une Dimeuse a atterri dans notre dimension à bord de sa RDC, et qu’elle a détruit l’algorithme alpha, empêchant l’annihilation de la planète et débranchant les derniers humains épargnés par la maladie. C’est grâce à son intervention que nos ancêtres ont pu survivre et changer drastiquement de mode de vie… Cela a pris des années et bien des débats, mais les survivants de cette catastrophe prirent une décision unique dans l’histoire de notre espèce : revenir en arrière et éradiquer l’intégralité de leur technologie.

— Je vois… » Le jeune Pickett comprit un peu mieux pourquoi cette ville mêlait à la fois sophistication et technologie vintage.

— « Sous les conseils de la Dimeuse, les survivants ont entrepris trois grands chantiers. Le premier était bien évidemment technologique. Il nous fallait une nouvelle idée, une nouvelle base de réflexion. Si nous devions tourner le dos à la technologie des écrans et de l’ultra connecté, il fallait tout de même développer d’autres méthodes pour subvenir à nos besoins. L’âge de pierre n’était pas acceptable. C’est pourquoi nous somme revenus à la racine… Nous sommes revenus à la meilleure technologie inventée par l’homme avant la naissance des écrans…

— La machinerie à vapeur ! coupa Henry. C’est pour ça que tout me paraissait familier. J’ai étudié ça à l’école ! Vos modèles de locomotives sont exactement les mêmes que ceux que nous avions dans le temps. » La doyenne sourit

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— « Ton père nous a fait la même réflexion… Ainsi est apparue la première vision de Piston City, une ville entière conçue autour de cette technique. Les républiques démocratiques nous ayant mené à l’ultra capitalisme et à la naissance du toujours plus, nous sommes revenus à un système monarchique, comme tu peux le constater…

— Et la Dimeuse qui est venue ici ? Qu’a-t-elle fait après ?

— Où plutôt qu’avons nous fait pour elle ? — Comment ça ?— Pour rendre grâce à la femme qui a sauvé notre

peuple et notre planète, nos ancêtres décidèrent de lui confier le titre de monarque de Piston. Et pour le lourd sacrifice de nos frères et soeurs les sans noms, qui ont perdu la vie pour ouvrir nos yeux, le peuple de Piston s’est lui même nommé par cette nouvelle philosophie et pilier de la civilisation qu’il incarne : les Sansécrans.

— C’est… C’est complètement fou, lâcha Henry, impressionné par cette histoire. C’est donc pour ça qu’il y a de la vapeur partout dans la ville. Et les tours de cuivre ? C’est pour… C’est pour canaliser la chaleur du désert ?

— Tout à fait mon garçon, répondit la doyenne dans un sourire. Nous sommes un peuple d’ingénieurs et même si nous n’utilisons pas les écrans et la technologie numérique, nous avons la connaissance de nos ancêtres. Peu de choses nous sont impossibles.

— C’est… C’est génial ! Donc vous êtes les descendantes de la Dimeuse ? C’est bien ça ? — Oui, c’est bien ça mon garçon. Dès son couronnement, la première reine Siwa a choisi de vivre parmi nous et installa une tradition qui se transmit de générations en générations. La Dimeuse de légende a

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confié sa RDC à notre peuple, à la condition que chaque future héritière au trône s’en serve pour voir de ses yeux l’étendue des ondes parallèles, lors d’un grand voyage initiatique. Les voyageurs dimensionnels étaient les bienvenus, et nombre d’entre eux venaient visiter Piston chaque année… Nos liens avec les Dimeurs étaient étroits et cette tradition perdura pendant les siècles suivants, jusqu’à… » Le visage de la doyenne se troubla. « Jusqu’à l’accident…

— Quel accident ? — Eh bien… Je…— Mère… coupa la reine. Laissez-moi lui conter cette

histoire. Vu votre attachement à son père, vous n’arriverez pas à être neutre.

— Mais je ne comprends pas, répondit Henry. Qu’est-ce que mon père a à voir là dedans ?

— C’est ton père qui a mis fin à la tradition ! C’est ce criminel de guerre qui a provoqué la fermeture des portes de notre dimension, continua Sélinda, agressive.

— Mais ! Mais qu’est-ce qu’il vous a fait ?! s’emporta Henry qui oublia un instant l’intimidante aura de cette femme. Je connais mon père ! C’est… C’est quelqu’un de bien ! Jamais il n’aurait commis de…

— Il a tué mon père ! » s'exclama la reine dans un élan de colère qui glaça d’effroi le sang du jeune Pickett.

— « Non Sélinda ! s’insurgea la vieille dame. Ce n’est pas vrai ! Marcel n’a tué personne !

— Peut-être, mais il est responsable ! Tout comme il est responsable de la guerre que nous menons contre les Fanériques depuis mon couronnement ! Si Pickett n’avait pas volé notre technologie, jamais ils n’auraient pu se soulever contre nous et jamais mon père ne serait décédé

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sur le champ de bataille… Et jamais mon mari n’aurait connu le même sort ! Les deux derniers rois de Piston sont morts à cause de cet homme, vociféra-t-elle, la gorge serrée.

— Mais comment un peuple tel que le votre peut-être en guerre ? s’étonna Henry. En guerre contre qui ? Je croyais qu’il ne restait plus que Piston City et les Sansécrans…

— C’est plus compliqué que ça, admit la doyenne, avec un soupçon de honte dans la voix. Il y a quelques décennies de ça, sous mon règne, nous avons eu quelques dissidents, farouchement opposés à notre régime, et désireux de laisser un peu de leste à cette philosophie que nous suivons scrupuleusement…

— Un peu de leste ? répondit Henry.— Disons que certains voulaient même voir renaître nos

vieilles technologies… Ils ne comprennent pas pourquoi nous nous limitons à cette technologie archaïque alors que nous pourrions faire tellement plus. Ils sont partisans d’un mouvement extrémiste et progressiste appelant Piston à se diversifier pour évoluer. Leurs revendications sont très dangereuses… Ils se font appeler « les Fanériques » et ont tenté plusieurs prises de pouvoir au début de mon règne, ce qui m’a contraint à les bannir de la cité, pour la sauvegarde et la sécurité de notre peuple…

— Et qu’est-ce que mon père a à voir avec eux ?— Avant l’arrivée de ton père, ils vivaient soit comme

des nomades, soit dans des bidonvilles près des oasis qui se trouvent à quelques kilomètres de Piston. Ces hommes et ces femmes sont dangereux… Ce sont des terroristes et ils n’ont qu’un seul rêve : restaurer la gloire des super-tech. Ils revendiquent d’ailleurs avoir en leur possession des armes antiques très puissantes…

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— Des armes antiques ? — Des vestiges d’armes super-tech, taillées pour la

guerre. Nos ancêtres avaient beau se targuer d’être en paix, ils n’en demeuraient pas moins des gens prévoyants.

— La dissuasion est toujours le meilleur moyen d’avoir la paix.

— Exactement… C’est pour cela que nous avons détruit tous les artefacts de l’ancienne civilisation de façon systématique. Aucune interface numérique ne devait subsister, afin de ne leur laisser aucune chance de les réactiver.

— Ahhh… lâcha Henry qui venait de comprendre. C’est pour ça que vous m’avez pris mon téléphone portable dans la gare ?

— En effet mon garçon. La moindre puce, le moindre circuit imprimé, le moindre processeur, le moindre écran serait une arme terrible dans les mains des Fanériques !

— Je comprends mieux…— Regarde ce que nous faisons avec de la vapeur et du

cuivre, imagine ce que nous pourrions faire avec un téléphone… Réactiver les armes antiques leur octroierait une puissance quasi-illimitée. Ils pourraient détruire Piston en moins de temps qu’il n’en faut pour le… » Soudain une incroyable explosion coupa la doyenne.

La tour de cuivre toute entière se mit à trembler. La vieille dame, la reine et Henry se précipitèrent à la fenêtre, tandis que la garde royale fit irruption dans le quartier d’or. Dehors, des hurlements se firent entendre et des mouvements de panique se dessinèrent en contrebas. L’une des tours voisines avait subi un impact qui avait pu lvé r i sé la mo i t i é du bâ t imen t , qu i vac i l l a i t dangereusement.

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— Mais… Mais qu’est-ce qu’il se passe ?!  » lança le jeune Pickett à la doyenne, lorsque tout d’un coup, une énorme décharge de plasma bleu traversa les airs et finit de pulvériser la tour voisine, qui s’écroula sur elle même.

— «  Oh juste ciel ! s’écria la vieille dame face au désastre, le regard embrumé par les larmes et la panique. Notre peuple ! Notre peuple ! Les Fanériques nous attaquent… lâcha-t-elle, couvrant de sa main les tremblements de ses lèvres.

— Calmez-vous mère, cette tour est vide ! s’écria la reine

— Tu en es sûre Sélinda ? — Oui ! Elle était destinée à acceuillir nos nouveaux

quartiers. Il n’y a personne dedans, elle venait d’être construite… Ça ne peut pas être les Fanériques.

— Qui veux-tu que ça soit ?— Réfléchissez, ils ne s’attaquent à nous que par voie

terrestre. Ils n’ont que des carabines à vapeur et des lames pour se battre. Comment voulez-vous qu’ils aient obtenu une telle puissance de feu ? À moins que… Non. C’est impossible !  » dit-elle soudainement troublée, le regard contemplant le vide. L’un des gardes présents dans la pièce s’avança vers elle et la sortit de ses pensées.

— «  Votre altesse, lâcha-t-il d’une voix ferme. Que devons-nous faire ?

— Allez cherchez le colonel Arawan ! Préparez notre riposte ! Nous n’allons pas laisser ces terroristes s’en sortir ! Nous devons les renvoyer au désert ! Nous… » Tout d’un coup, une voix amplifiée à la manière d’un mégaphone déchira l’air et suscita l’effroi de la doyenne, des gardes et de la reine. Tous reconnurent dans l’instant, l’homme qu’elles pensaient jusque-là si bien connaître.

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— « Peuple de Piston ! Écoute-moi ! s’exclama la voix amplifiée, dans un ton guerrier. Je suis Arawan ! Arawan du peuple d’Assec ! Ancien colonel de la garde royale et nouveau leader des Fanériques ! Je pense que la destruction de vos nouveaux quartiers a su capter votre attention reine Sélinda… Comme vous devez vous en douter, une telle puissance de feu ne peut vouloir dire qu’une seule chose : je suis en possession des armes antiques que vous craignez tant ! Écoutez-moi bien, gardes et soldats, hommes et femmes de cette cité bafouée, car j’ai un message à vous transmettre ! »

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Chapitre 8 - Retour à l’oasis

Désert de l’Ouest - Quelques heures avant l’attaque

Arawan avait les larmes aux yeux et la mâchoire si serrée que ses dents lui faisaient mal. Ses émotions étaient violentes, une véritable tempête dans son coeur. Debout sur l’une des plate-forme vapeur de la gare de Piston, le colonel de la garde traversait le désert à vitesse maximale. Il contemplait au creux de sa main, cette incroyable prise qu’il n’attendait plus : le téléphone portable de ce garçon qui avait atterri dans le désert de l’Est. Personne ne pouvait imaginer ce que cela signifiait pour cet homme qui avait passé une vie à avancer masqué.

Un vent frais vint apaiser l’expression enragée qui crispait son visage. Il rangea l’appareil dans la poche de son pantalon, et enleva pièces après pièces cette armure de servitude dont il n’avait plus besoin. Il commença par ôter cet imposant casque de cuivre, révélant ainsi son crâne rasé de près et l’impressionnante musculature de sa nuque et la largeur de son cou. Il arracha ensuite le plastron qui recouvrait ses épaules et son coeur, puis le jeta aux dunes. Dans un sourire carnassier, le colonel

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déchira sa tunique rouge, laissant son torse vulnérable aux dernières morsures de ce soleil couchant.

Vingt cinq années durant, il avait attendu cette occasion. Vingt cinq années durant, il avait attendu le bon moment. Il se pencha vers le moteur vapeur et le poussa à son maximum. La patience n’était plus de mise, il voulait atteindre sa destination au plus vite. Encore quelques minutes de voyage et il verrait les frontières de cet endroit, ce territoire baigné de dunes où il était né, et auquel jamais il n’avait cessé de penser. La plate forme grimpa les dernières masses de sable informe, jusqu’à ce que les ruines super-tech, la large étendue d’eau et les premiers bâtiments de fortune des bidonvilles ne soient visibles. L’oasis d’Assec s’étendait désormais sous ses yeux. Arawan, fils des premiers révoltés Fanériques était enfin de retour chez lui.

L’émotion le fit frissonner du bout de ses doigts à la moelle de ses os. La misère était la même que dans son souvenir, si ce n’est que les constructions s’étendaient désormais un peu plus loin, et s’entassaient un peu plus haut. Face à l’opulence et à l’apparente perfection de la ville de Piston, qui était toujours visible derrière lui, c’était à se demander si c’était la cruauté des hommes ou celle des Dieux, qui creusaient de telles différences entre semblables.

En dépit de cette apparente pauvreté, l’endroit était pourtant d’une beauté saisissante. Le coeur d’Assec, en cuvette, abritait une large étendue d’eau claire, entourée de diverses végétations et de palmiers dispensant la seule ombre des environs. Autour, émergés du sable sur quelques mètres, se trouvaient les derniers sommets des bâtiments super-tech, dispersés par dizaines ça et là,

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engloutis par cet océan de dunes brulantes. Ces constructions avaient servi, et servaient sans doute encore de matière premières aux bannis de Piston, pour façonner les centaines d’habitations et abris de fortune qui s’étendaient tout autour de l’oasis. Une vision paradisiaque, pour un quotidien de soif, de faim et de misère. La plate forme vapeur d’Arawan s’arrêta devant la première maison de tôle qu’il croisa. Face à lui se trouvaient une dizaine d’enfants à moitié nus, la peau lacérée par le soleil, les corps amaigris par le manque. Il sauta à terre et s’approcha d’eux, doucement, essayant d’avoir l’air le moins menaçant possible. Impressionnés par sa taille et sa musculature, ils n’osèrent bouger un cil. Arawan esquissa un sourire et ploya le genou. La nostalgie et la tristesse poignardèrent son coeur. Ils ne devaient pas être plus vieux que lui lorsqu’il avait quitté le bidonville.

« Bonjour les enfants, commença-t-il de sa voix grave. Allez chercher votre chef. Dîtes-lui… » Il chercha dans son esprit le meilleur moyen d’attirer leur leader au plus vite. « Dîtes-lui que le fils des premiers révoltés est de retour… Et qu’il vient vous rendre votre maison. »

Sans un mot, l’air fascinés, les enfants partirent en courant vers le coeur d’Assec, naviguant à toute vitesse entre les artères atrophiées du bidonville. Rapidement, des dizaines de visages curieux ou apeurés, émergèrent aux alentours, tous rivés sur le colosse de Piston. Les chuchotements de ceux qui s’interrogeaient, succédèrent rapidement aux cris de ceux qui avaient déjà vu de près le défenseur principal de la cité de vapeur. Arawan, le buste droit, inflexible, resta stoïque, attendant patiemment de voir celui qui était désormais en charge de ces lieux.

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Il ne se fit pas attendre bien longtemps. Entourés par les enfants qui étaient venus l’alerter, un vieil homme chauve à longue barbe, émergea des ruelles de sable humide et porta son regard sur le colonel, stupéfait de le voir en ces lieux. Il demanda aux enfants de rester en arrière et approcha de l’imposante silhouette d’Arawan.

— « Que nous veux-tu chien de la garde ! commença l’homme. Que viens-tu faire ici ?

— Calme-toi mon frère, lâcha le colosse en faisant un geste d’apaisement de sa main droite. Je ne suis pas venu ici pour vous chercher querelle. Bien au contraire. Tu es le leader d’Assec ? C’est ça ?

— O-O-Oui… balbutia l’homme qui n’en menait pas large face à l’imposante présence du guerrier.

— Comment t’appelles-tu ? — Je m’appelle Fisher… Je suis responsable des

Fanériques depuis que ta reine a jeté notre chef dans ses geôles lors du dernier assaut. Que viens-tu faire ici Arawan ? Nous sommes bannis depuis des décennies et renvoyés au désert comme des chiens à chaque bataille ! Nous sommes déjà condamnés à la misère pour nos choix et nos opinions… Que vous faut-il de plus ?

— Calme-toi, lâcha-t-il d’une voix sereine. Je ne suis pas ici pour vous faire du mal. Je viens te relever de tes fonctions… »

— Quoi… Qu’est-ce que tu dis ?  » répondit Fisher, estomaqué. Les témoins de la scène n’en crurent pas leurs oreilles.

— « Quel âge as-tu ? demanda le colonel. Soixante, soixante-cinq ans ? Tu as été banni de Piston il y a combien d’années ?

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— Qu’est-ce que ça peut te faire ! rétorqua-t-il nerveusement encore sous le coup de l’incroyable aplomb du colonel.

— Répond-moi s’il te plait.— Je… Je fais partie de la première vague exclue par

l’actuelle doyenne, mais… Pourquoi une telle question ? Pourquoi une telle demande ? Es-tu devenu fou ?

— Tu as donc connu les premiers leaders d’Assec. Ceux qui ont débuté la construction des bidonvilles : Erwan et Madys Alcantar. Te rappelles-tu d’eux ? Te rappelles-tu les avoir suivi à la bataille lors de la première révolte ?

— Oui… Oui… Je ne faisais pas partie des intimes du couple, mais j’étais là lorsqu’ils ont été capturé, avec… » En contemplant le regard d’Arawan, sa stature et ses traits, Fisher se figea, livide. Il commençait à comprendre à qui il avait affaire. « Avec leurs deux enfants…  » Le colonel s’assit lentement au sol et fit signe au vieil homme d’en faire autant.

— Je suis leur fils cadet. — Leur cadet ? Oui… Oui, tu leur ressembles, mais…

Je… Je ne comprend pas, lâcha Fisher en s’asseyant.— J’ai passé ma vie à attendre ce moment. J’ai passé

plus de vingt ans avant de revenir ici, chez moi… J’ai une revanche à prendre et une révolution à gagner mon frère.

— Tu veux donc nous mener à un combat perdu d’avance, répondit Fisher d’un ton résigné. Tout ceci est vain. C’est pourquoi je refuse désormais de mener les miens au combat.

— Si je suis là, devant toi, c’est que je ne viens pas les mains vides…  » Arawan sortit de sa poche le téléphone portable d’Henry. Les yeux du chef d’Assec s’illuminèrent dans l’instant.

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— «  O h ! D i e u d u s a b l e e t s é c h e r e s s e miséricordieuse… Où… Où as-tu trouvé ça ?

— Un Dimeur à mis le pied dans notre désert il y a à peine quelques heures et j’ai pu le délester de notre salut. Avez-vous les armes antiques ? Avez-vous réussi à déterrer d’autres reliques ?

— Oui ! Oui ! répondit le vieil homme qui n’arrivait pas à quitter l’appareil des yeux. Nous les avons stocké en attendant le jour ou nous pourrions nous en servir. Nous avons même retrouvé d’autres outils très sophistiqués… Des micros, des holoréels, des canons, des lance-plasma. Il nous manquait juste une interface pour pouvoir les activer ! Mais maintenant, grâce à cet appareil… Nous allons pouvoir faire basculer le cour de la guerre. Arawan… C’est merveilleux. Nous allons pouvoir rentrer chez nous ! Si nous allons à la porte de Piston avec nos armes, la reine abdiquera sur le champ, libérera nos amis et révoquera ses lois sans que nous ayons à faire couler une seule goutte de sang ! » Le colonel baissa les yeux vers le sable et rangea le téléphone.

— « Malheureusement mon frère, si tu veux mon aide et mon soutien, il va falloir me donner carte blanche. Je suis venu saisir mon héritage, prendre le commandement de l’union d’Assec et de Vieux-sable, et gagner la révolution que mes parents ont désespérément tenté de faire… Mais elle ne se fera pas de manière pacifique.

— Que veux-tu faire… Désires-tu le sang ?— Je connais Sélinda Siwa, répondit Arawan en éludant

la question. Jamais elle n’abandonnera le pouvoir et de toute façon, les reines de Piston doivent payer pour leur crimes. Seras-tu avec moi ? »

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Fisher semblait dubitatif. Pacifiste convaincu, il se refusait contrairement à ses prédécesseurs, à verser le sang de ses frères, qu’ils soient gardes royaux, soldats, ou simples civils. Mais il tenait grâce à l’appareil livré par le colonel, l’occasion de retrouver sa cité, ses murs et une vie convenable. La reine de vapeur n’était pas folle. Pour lui c’était certain, une simple démonstration de force la pousserait à abdiquer.

— « Je te suivrais Arawan, à une seule condition.— Laquelle vieil homme ? — Tu dois lui offrir une porte de sortie. Si la reine refuse

de se soumettre, je te laisserais mener notre peuple au combat. Nous devons sortir de ce désert. Je refuse qu’une nouvelle génération grandisse dans la famine et la souffrance… Maintenant que nous avons entre nos mains une puissance de feu sans équivalent, je ne vois qu’une seule solution pour régler ce conflit… lança-t-il au colonel les yeux dans les yeux.

— Éclaire-moi Fisher… Que dois-je faire ? Quelle garanties dois-je donner pour que tu me cèdes le pouvoir ?

— Tu dois lui soumettre un ultimatum. »

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Chapitre 9 - L’ultimatum d’Assec

« Oui, votre altesse, vous avez été dupée, lança Arawan d’un ton gorgé d’arrogance. Oui, reine Sélinda, cela fait plus de vingt ans que je vous mens ! Le plus fidèle membre de la garde royale. Le plus impitoyable des soldats, capables de repousser à lui seul les hordes de Fanériques désireux de s’infiltrer dans les murs de votre chère cité de cuivre. Si loyal et si droit, que j’ai pu gravir un à un les échelons de votre armée, jusqu’à devenir le bras droit de votre défunt chef de guerre et mari. Le dernier roi en titre : Paul de Piston. »

Arawan prit une longue pause, laissant ainsi le temps à ceux qui écoutaient, de digérer ce coup de théâtre. « Vingt-cinq années passées à vous soutenir, à vous protéger, à vous conseiller vous et votre mère… Vingt-cinq années à attendre qu’enfin, l’opportunité s’offre à moi… » La voix du colonel s’enraya, comme encombrée par l’émotion de ce moment libérateur. «  L’opportunité de faire renaître les seules armes capables de sauver la vie de mon peuple, bafoué par votre famille de meurtriers ! Les seules armes capables d’amener mon peuple à la victoire, et de libérer les citoyens de Piston City de votre tyrannie et de votre extrémisme ! hurla Arawan emporté par sa rage. Je

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m’adresse à ce jeune garçon, à ce Dimeur qui a violé en ce jour, la loi de notre royaume. Merci de m’avoir amené sur un plateau l’appareil que tu transportais avec toi. Son écran et ses pièces ont été utilisés sagement, sois-en sûr… » La doyenne se tourna vers Henry, consternée par ces catastrophes en cascade, tandis que le regard furieux de Sélinda, foudroyait le jeune Pickett.

— « Mère ! pesta-t-elle d’un seul coup, faisant claquer ce mot si tendre comme un fouet sur des chairs à vif. De quoi parle-t-il ? De quel appareil parle-t-il ?!

— Ma fille calme-toi… Il n’y est pour rien. C’est moi qui ai demandé à Arawan de détruire le dispositif numérique qu’il avait en sa possession. Personne ne pouvait imaginer ce qu’il préparait… » Tandis que la reine de Siwa était prise en étau entre la rage et la peur, la voix amplifiée de celui qu’elle connaissait depuis le début de son règne, continua son monologue inquisiteur.

«  Peuple de vapeur ! Écoute-moi ! Ce n’est pas une guerre que je désire ! Ce n’est pas un combat fratricide que je veux répandre dans vos rues ! Ceci est une révolution et je veux que vous la meniez avec moi ! Soldats et citoyens, j’ai vécu parmi-vous… Mes frères et mes soeurs, vous me connaissez depuis tant d’années… Depuis toujours j’ai été le protecteur de cette cité. Alors, je vous en supplie, tournez le dos à cette reine qui interdit tout ce qui la met en péril ! Tournez le dos à cette altesse d’un autre âge, qui ferme les frontières de sa ville, de son palais et même de sa dimension ! Ne vous laissez pas duper par les traditions et les légendes…

Toutes ces folies n’ont que trop durées. Reine de vapeur, il ne me reste qu’une seule chose à vous dire… Voici la décision finale de votre règne. Voici l’ultimatum que

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vous soumet le peuple d’Assec, lança Arawan avant de prendre une grande inspiration. Demain matin, reine Sélinda, je veux que vous abandonniez le trône en abdiquant publiquement dès les premières lueurs du jour. L’ensemble des peuples bannis entreront alors en ville sous la bannière des bidonvilles d’Assec, afin de créer les fondations d’une nouvelle ère, ne laissant personne au dehors. Une ère d’harmonie et de liberté, où Sansécrans et Fanériques pourront vivre d’égal à égal, selon leurs convictions et le mode de vie qu’ils désirent…  » La cité toute entière s’était arrêtée de respirer, attendant avec fébrilité la seconde option proposée par le colonel.

« Si vous refusez d’abdiquer, alors je vous en conjure, citoyens de Piston, soldats et gardes royaux, quittez la cité ou rejoignez nos rangs. Car je déchainerais sur quiconque se dressera sur notre passage, la toute puissance des armes antiques ! Reine Sélinda ! Vous voila prévenue… Abdiquez, ou mourrez ! » conclut Arawan dans un élan qui résonna dans les murs de la ville pendant de longues secondes.

La reine était comme K.O debout, les gardes complètement perdus et la doyenne effondrée. Dans le quartier d’or de la citadelle, Henry Pickett sentit à nouveau le danger faire pression sur ses frêles épaules. D’abord groggy, la femme de poigne qu’était Sélinda reprit rapidement le dessus. Il lui fallait un bouc émissaire pour passer le feu de ses nerfs. Il fallait qu’elle punisse le seul responsable qu’elle avait sous la main.

— « J’ai toujours su que je prenais la bonne décision en fermant notre dimension aux Dimeurs, lâcha-t-elle vénéneuse, avançant lentement vers Henry, telle une lionne prête à écharper une gazelle. Chacune de vos

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apparitions ébranle notre civilisation d’une manière ou d’une autre ! C’en est assez ! » cria-t-elle, faisant sursauter le jeune Pickett qui tomba à terre. La doyenne tenta d’intervenir.

— « Sélinda, arrête !— Ça suffit mère ! J’en ai assez que vous veniez saper

mon autorité ! Je vous ai écouté toute ma vie… Toute ma vie j’ai suivi les préceptes des Sansécrans à la lettre, ainsi que tous vos conseils, et regardez ou nous en sommes ! lâcha-t-elle, ébranlée. Je suis seule ici a prendre la décision finale ! Il n’y a qu’une seule reine dans ce royaume ! Marcel Pickett a créé cette situation en permettant la survie des Fanériques, et son fils vient de leur offrir la résurrection des armes antiques ! Sa place est dans la plus sombre des cellules, avec les criminels de son acabit !  » Le coeur d’Henry battait à tout rompre dans sa poitrine. « Gardes ! Emparez-vous de lui !  » s’écria Sélinda, mais un léger malaise s’installa dans la salle.

Les quelques soldats présents ne réagirent pas tout de suite à son ordre. Ils semblaient confus, troublés par la prise de parole et la trahison apparente de leur leader. La reine, consciente de ce qui était en train de se jouer dans leurs coeurs, haussa le ton : « Si vous voulez que vos vies continuent jusqu’aux premières lueurs du soleil, je vous conseille de m’obéir  » vociféra-t-elle. Les gardes chassèrent leurs doutes et exécutèrent sa demande. Ils soulevèrent Henry du sol comme s’il ne pesait rien. «  Bien… Descendez ce moins que rien dans la plus crasseuse des geôles de la prison racine ! Qu’il aille retrouver ses pairs, je ne veux plus entendre parler de lui ! »

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Traîné jusqu’à la sortie comme un sac de linge sale, Henry n’avait ni la force, ni le désir de résister. Les événements et les enjeux qui s’enchaînaient autour de lui le dépassaient complètement. Il vit s’éloigner dans cette salle d’or, les visages de ces deux femmes, torturées par l’imminence de ce putsch venu de nulle part. Rapidement hors de la citadelle, ses poumons s’emplirent de l’odeur de cendres qui émanait de la tour pulvérisée par les décharges de plasma bleu. Le jeune homme n’avait jamais vu une telle chose, une telle puissance de feu, mais il avait vu juste au sujet du colonel.

Il avait ressenti cette folle émotion dans les yeux d’Arawan lorsqu’il a découvert son téléphone, mais de là à penser qu’il allait s’en servir pour mener une révolution et réactiver des armes aussi dévastatrices. Un voyage dans d’autres dimensions grâce à un simple autoradio. Des Golems dans une jungle d’arbres blancs. Une révolution dans une cité de cuivre et de vapeur. Tout ceci était fou. Après quelques secondes passées à observer les décombres aux côtés des gardes, le garçon fut à nouveau projeté dans l’ascenseur, où il entama cette fois-ci une interminable descente, vers ce qui semblait être les fondations mêmes de la ville.

Étages après étages, la température perdait quelques degrés, à tel point qu’Henry commençait même à trouver l’air frisquet. Un frisson le parcourut, tandis que les gardes, recouverts de leurs tuniques rouges et de leurs pièces de cuivre, restaient parfaitement stoïques. Mais tout comme la reine l’avait perçu, le garçon pouvait lui aussi ressentir, que le discours de cet Arawan d’Assec ne les avait pas laissé indifférent. Leur trouble pesait dans l’air, comme la promesse d’un orage imminent.

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Après quelques longs instants de voyage, la cabine arriva à bon port, s’arrimant à l’étage dans un soubresaut. La porte de fer s’ouvrit provoquant ces sempiternels jets de vapeur, tandis que devant le garçon, s’offrait un enchainement de couloirs creusé à même la roche, aussi sombres qu’humides, aussi sales que puants. Henry était sidéré. Comment était-il possible de trouver de telles galeries au milieu de ce désert ? Il devait sans doute se trouver à des centaines de mètres sous la surface.

Les gardes, assez pressants, l’obligèrent à avancer dans ce long couloir, seulement éclairé par quelques flambeaux à la lumière vacillante. Le jeune homme ressentit des gouttelettes d’eau perler sur son front. Elles s’écoulaient de ce plafond rocheux, et formaient de petites flaques dans ce sol dont l’odeur et la texture firent frissonner le garçon de dégout. Son regard se perdit aux alentours. De chaque côté de cette artère de pierre se trouvaient des cellules, aux barreaux fins, forgés dans ce même métal noir qu’il avait déjà aperçu. Il vit aussi leurs occupants, des hommes et des femmes vêtus de guenilles, recroquevillés sur eux même, allongés dans la pénombre. Tous étaient dans un état déplorable, leurs chairs littéralement incrustées par la crasse. Les conditions de détentions étaient inhumaines. Les cheveux des femmes et les barbes des hommes trainaient sur le sol, comme s’ils n’avaient jamais été coupés pendant des années. Une odeur pestilentielle prit alors la gorge de l’adolescent. Ces pauvres gens n’avaient pas vu l’ombre d’un savon et de l’eau tiède depuis des lustres. Soudain l’escorte du jeune Pickett s’arrêta, et se tourna vers une cellule vide.

L’un des gardes sortit un trousseau de clé, ouvrit la porte et propulsa le jeune Pickett à l’intérieur de ce trou que

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même les rats avaient déserté. En s’effondrant sur ce sol recouvert d’immondices, Henry, immédiatement souillé des pieds à la tête se figea, et plissa les yeux de dégout. Les gardes scellèrent rapidement la grille et échangèrent de longs regards, avec une intensité certaine. Pas un mot ne filtrait de leurs bouches, mais leur attitude laissait planer une tension dans l’air. Après quelques instants ils retournèrent sur leurs pas en direction de l’ascenseur. Ainsi s’installa pendant plusieurs dizaines de minutes, un silence qu’aucune âme n’osait troubler. Seule la mélodie de l’eau frappant le sol venait emplir les oreilles du garçon, stoïque au milieu de sa cage.

Le vide se faisait enfin dans son esprit. Henry, qui avait abandonné toute forme d’espoir et de révolte face au tragique de sa situation, essayait timidement d’enlever les souillures qui s’agrippaient à son t-shirt blanc. Il se leva, s’approcha de la grille afin de profiter de la faible lueur des torches, puis enleva les tonnes de sable qui s’étaient engouffrés dans sa tignasse et dans le fond de ses chaussures. Alors qu’il s’affairait à ces maigres tâches, un homme adossé au mur de la cellule voisine, calfeutré dans l’obscurité, l’observait avec attention. Henry ne se rendit compte de cette présence, que lorsque son visage, fait de rides et de poils, s’offrit à la fébrile lueur des flammes.

— « Ça va petiot ?  » commença l’homme d’une voix vacillante, qui fit sursauter le garçon. L’adolescent pressa une main sur son coeur et tenta de reprendre son calme. « Ou plutôt… Grand petiot ! La vache, qu’est-ce que t’es allongé ! s’exclama le vieillard avec un accent extrêmement rustre. On dirait l’un des gardes de l’armée royale ! Qu’est-ce que t’as fait pour atterrir ici grande tige ? »

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Une fois la surprise dissipée, Henry chercha une réponse simple à donner à son voisin de cellule afin d’écourter l’échange, mais malheureusement il n’en trouva guère. Désarmé par sa situation, les nerfs réduits à peau de chagr in , l ’ado lescent commença à r i caner nerveusement, jusqu’à être pris d’un fou rire, qui réussit à mettre mal à l’aise cet étranger en guenilles.

— « Ah… conclut le garçon en reprenant son souffle et en essuyant quelques larmes. J’aimerais bien vous répondre, mais je n’en suis moi même pas très sûr.

— T’es forcément l’un des nôtres. Un p’tit Fanérique en puissance pour finir dans ce trou ! Ça nous est exclusivement réservé tu sais. Les criminels normaux de la ville ont une prison bien plus décente… lança-t-il en approchant son visage ravagé de la grille. Pourtant je ne reconnais pas ta tête… D’où tu viens ? De Vieux-Sable ? D’Assec ? Et comment tu t’appelles la tige ? » Le garçon hésita un instant à donner son nom. Vues les réactions de la famille royale en l’entendant, c’était compréhensible, mais sa situation ne pouvait plus vraiment se compliquer d’avantage.

— « Je m’appelle Henry Pickett… commença-t-il, avant d’ajouter ce qu’il n’aurait jamais cru dire pour se présenter. Je ne viens pas d’ici, je suis venu en Radio Dimension Car… » Le jeune homme vit alors le visage du vieillard se décomposer. Son teint fait de gris, rougit de stupeur, comme si le sang de ses veines avait subitement accéléré la cadence. Même dans la pénombre, Henry vit ses pupilles se dilater de surprise.

— « P-P-Pickett ? Pickett ? Comme Marcel Pickett ?

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— Oh non mais c’est pas vrai, répondit le garçon en prenant sa tête entre ses mains. C’est à croire que tout le monde connaît mon père ici…

— Ton père ? continua le prisonnier, médusé. Tu es le fils du sauveur d’Assec ? Mais… Ton père est le plus grand héros qui soit jamais venu ici depuis la Dimeuse de légende !

— Un sauveur ? On m’en a plutôt parlé comme d’un criminel et un voleur…

— Il n’y a bien que la vieille peau de Piston et sa fille pour penser ainsi ! Non ! Ton père à sauvé des milliers de vies en leur volant des artefacts vapeur. Nous étions en train de crever dans ce foutu désert… Je l’ai bien connu tu sais !

— Vous avez connu mon père ? — Bien sûr… Oh bah ça, lâcha-t-il dans une émotion

palpable. Si on m’avait dit que je croiserais le fils de Pickett ici, vingt-cinq ans après tout ça… Je ne l’aurais jamais cru.  » Henry s’approcha de la grille et s’agenouilla au niveau du vieillard.

— « Vous… Vous pouvez me raconter ? Je veux dire… Ce qu’il s’est passé à l’époque ?

— Tu ne sais pas ? s’étonna le prisonnier. Mon Dieu, va pas me dire que Marcel est mort !

— Non ! Non, il va très bien. Il est chez lui dans sa dimension, tout va très bien. C’est juste qu’il ne m’a jamais rien raconté sur tout ça…

— Ah ? Oh… Oui, lâcha-t-il pensif. C’est bien son genre après tout. Je vais te dire petiot, mais tu sais, tout ça, c’est très simple en fin de compte… C’est l’éternelle histoire du rapport de force ! Celui qui est puissant a toujours le dernier mot… Si tu as été amené ici, c’est que tu es passé

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devant la reine et sa mère et qu’elles te considèrent comme un criminel Fanérique. Les geôles racines ont été exclusivement réservées pour nous autres, qui sommes jugés comme ennemis de la nation depuis plus de trente ans.

— Elles vous pensent dangereux. Elles vous traitent d’extrémistes…

— Et elles ? Que sont-elles pour éliminer de la société ceux et celles qui diffèrent de la ligne politique générale ? Nous voulions juste que notre cité évolue. Nous voulions qu’elle prospère sans se limiter à outrance au nom des erreurs d’antan… Mais la famille royale ne l’entendait pas de cette oreille, et ne voulait pas s’éloigner de la tradition issue de la Dimeuse légendaire. Piston City a été fondée il y a trois cent ans, et durant tout ce temps la ville n’a pas évoluée d’un pouce… Ah, euh, pardon… J’ai toujours tendance à digresser quand je parle de notre histoire. C’est juste que j’ai pas grand monde a qui parler. Tu m’arrêtes si je t’embêtes la tige. Enfin je veux dire… Henry.

— Ah, ce n’est pas grave, répondit l'adolescent avec un soupçon de tendresse dans la voix. Allez-y. Je vous écoute.

— Merci… Où en étais-je… Ah oui ! Le bannissement. C’était une condamnation à vivre dans la faim et la soif pour le restant de nos jours. Il y a évidemment l’oasis d’Assec, mais sans la technologie vapeur on ne pouvait pas faire grand chose d’autre que de la simple survie… C’est pourquoi nous avons rapidement fondé les bidonvilles des exilés. J’étais parmi eux à cette époque. J’étais encore jeune ! On les a nommé Assec et Vieux-sable ! On a fait de la récup sur les vieux bâtiments super-tech pour ériger un petit campement. On aurait pu s’en sortir si on avait eu le même matériel qu’en ville pour recycler et climatiser nos

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maisons… Nous sommes nous aussi des maitres de la vapeur bon sang ! Mais les reines ne nous ont jamais rien donné, de peur que nous en fassions des armes.

— Mais du coup comment faisiez-vous ? Je veux dire pour manger. Je n’ai pas passé beaucoup de temps dans le désert mais… Il n’y avait rien du tout autour de moi quand j’ai atterri ici… Que du sable.

— Il faut savoir ou chercher petiot ! Nous mangions des serpents, des lézards, des melons des sables et les quelques figues que nous arrivions à trouver ça et là. Mais face à la population qui ne faisait que s’accroitre au fil des sentences royales, nous savions que nous allions être décimés tôt ou tard. Nous avons tenté une première fois d’attaquer Piston City afin de rentrer en force dans nos murs… Mais désarmés et affaiblis, la garde sous le commandement du roi a pu empêcher toutes nos tentatives sans le moindre effort… C’est à cette époque que Marcel, ton père, le dernier Dimeur en date, est apparu dans notre dimension.

— Et qu’est-ce qu’il a fait ? Il est venu vous aider directement ?

— Non. Il a sympathisé avec la famille royale et est devenu très apprécié des Sansécrans. C’était un grand voyageur, qui avait déjà exploré des centaines de dimensions avant la nôtre ! Un mythe vivant ! La reine Sélinda qui n’était que princesse à l’époque, revenait tout juste de son voyage initiatique et s’apprêtait à être couronnée dans les mois qui suivaient. Ton père est resté jusqu’à la cérémonie. Sans doute désirait-il contempler les fastes d’un couronnement dans la cite de vapeur. Durant son temps passé dans les murs, il a visiblement décortiqué et étudié minutieusement notre histoire dans la grande

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bibliothèque de la cité, le tout sous la tutelle de Lady Siwa, actuelle doyenne, avec laquelle il était soi-disant très ami.

— Mais alors, que s’est-il passé ?— Je n’en sais rien, je n’étais plus là depuis déjà fort

longtemps à cette époque. Mais un jour, le jour du couronnement de la reine Sélinda pour être précis, nous vîmes depuis la frontière d’Assec, une petite RDC bleue traverser le désert avec Marcel à son bord… Je le revois encore débouler à toute vitesse, éjectant des vagues et des vagues de sable derrière lui. Sans un mot, sans une explication, il descendit de sa voiture, ouvrit son gigantesque coffre-tiroir, et nous demanda de venir récupérer tout ce qu’il avait stocké à l’intérieur. Il avait profité de la cérémonie pour voler un maximum d’artefacts à vapeur, pendant que la surveillance était concentrée sur le palais.

— C’est incroyable… lâcha Henry, de la fierté plein les yeux.

— Ce jour là, ton père a sauvé des milliers de vies, car nous subissions des pertes catastrophiques. Nos enfants commençaient à mourrir de faim et de soif… Grâce à lui et aux artefacts, les bannis de Piston eurent de quoi survivre et mieux encore, de quoi bâtir un village décent.

— Mais qu’est-ce que vous entendez par « artefacts » ? demanda le garçon de plus en plus curieux.

— Les artefacts sont comme des boites à outils permettant de monter ou démonter n’importe quel type d’appareil à vapeur. Des cafetières, des climatiseurs, des vaporisateurs à légumes pour nos serres…

— Et après que s’est-il passé ? Mon père est resté avec vous ?

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— Non… Marcel a quitté notre dimension, sans se retourner. Je ne sais pas s’il avait conscience de ce que son geste allait provoquer…

— Une révolution…— Oui. Les leaders d’Assec et de Vieux-sable de

l’époque mirent peu de temps avant de s’approprier les artefacts. Ils ne se contentèrent pas d’en faire du matériel de survie… Oh non. Ils s’en servirent pour façonner des armes et décidèrent de partir à l’assaut de Piston afin de récupérer leur terre. Il était hors de question pour eux de n’avoir que les miettes, sous prétexte qu’ils avaient une philosophie différente de celle communément admise à Piston. Ils avaient désormais de quoi façonner les mêmes carabines à vapeur que les soldats de la garde. Je te laisse deviner la suite…

— C’est ce jour là que le roi est mort ?— La bataille fut terrible et les pertes lourdes du côté

des Sansécrans. J’en ai encore honte aujourd’hui… Il faut admettre une chose très importante, qui est à mettre au crédit de la famille royale.

— Quoi donc ?— Ils appellent ça : «  la noblesse de Siwa ». C’est une

sorte de traité appliqué à toute la population, même aux bannis Fanériques. La reine jure lors de son couronnement de se battre pour repousser les conflits, rétablir l’ordre et la paix, mais elle se refuse à tuer ses opposants, qu’importe le niveau de violence du conflit. On ne peut pas en dire autant de notre côté… La haine était trop grande. Cette première tentative de putsch, déclenchée il y a vingt cinq années par ton père, s’est soldée par un échec cuisant et par l’assassinat du roi, le père de la reine actuelle : Gaston de Piston. Ce conflit engendra encore bien d’autres pertes

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dans les rangs de l’armée royale au cours des années. Des morts, des bannis, des durcissements de lois… Le mari de la reine et père de la princesse actuelle : Paul de Piston est décédé lui aussi lors du dernier affrontement en date, ce qui n’arrangea rien à la folie de Sélinda…

— C’est donc pour ça… lâcha Henry, qui reconstituait les pièces de cet immense puzzle. Je comprends mieux pourquoi elle considère mon père comme un monstre. Il est à l’origine de l’escalade du conflit.

— Oh tu sais… répondit le vieillard. Nous sommes tous le monstre de quelqu’un… Tôt ou tard petiot ! Seules les raisons changent. Tu es donc ici parce que tu es le fils de Marcel…

— Pas seulement. C’est aussi parce que…— Chut ! Tais-toi le Dimeur ! » s’écria soudainement une

voix féminine. Henry et le vieillard cherchèrent d’où venait ce son, jusqu’à se rendre compte que quelqu’un se tenait devant la cellule de l’adolescent. « Si tu ne te tais pas, tu vas créer encore plus de problèmes ! continua la jeune femme, l’air amusée. Alors comme ça tu es le fils du criminel de guerre qui a fait tuer mon grand père…

— Heyla ?! s’exclama le garçon. — Heyla ?! reprit le prisonnier. Comme… Comme… La

princesse ?— Chut vieux machin ! répondit-elle cinglante. Si vous

continuez à crier comme ça je vais me faire repérer. Je n’ai pas le droit d’être ici je vous signale ! chuchota-t-elle avec véhémence, en guettant l’arrivée d’éventuels gardes.

— Mais qu’est-ce que tu fais ici ? demanda Henry en s’approchant de la grille. Tu vas encore t’attirer des problèmes.

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— Je m’en fiche des problèmes, j’ai une proposition à vous faire monsieur Pickett, dit-elle d’un ton moqueur, souriant de toutes ses dents. Tu veux sortir d’ici ?

— Comment ça sortir d’ici ? Non. Non ! Je… Je ne peux pas sortir d’ici ! Ta mère va m’éviscérer si elle me voit hors de cette cellule.

— Il faudrait encore qu’elle te voit ! rétorqua-t-elle, avant d’agiter sous le nez du garçon, un énorme trousseau de clés.

— Euh, moi je veux bien sortir… » lança timidement le prisonnier qui voulait tenter sa chance. Heyla le regarda des pieds à la tête.

— «  Hors de question. Vous êtes trop vieux, vous sentez la mort, et en plus vous n’êtes ni assez rapide pour déjouer les tours de garde, ni assez mince pour passer par le trou qui mène à la sortie. Sans compter que vous n’avez rien qui m’intéresse !

— Je… Je sens la mort ? lança le vieil homme à Henry, l’air vexé.

— Parce que moi j’ai quelque chose qui t’intéresse ? reprit le garçon.

— Tout à fait ! Tu as juste à me suivre. Je te fais quitter ta cellule et je t’emmène à ta RDC en moins de deux.

— Ma voiture ? Tu sais où elle se trouve ?!— Ouais, mais t’emballes pas le piston… Il y a une

condition. — Laquelle ?— Je veux que tu me jures de m’emmener avec toi !— Comment ça ? — Je me fous des lois de ma mère… Je me fous de ce

qu’elle pense des Dimeurs et des Fanériques. Et je me fous de ce qu’elle pensera de moi, lança-t-elle avec fougue. Je

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ne serais pas la seule princesse de vapeur de l’histoire à ne pas faire mon grand voyage ! Je vais quitter cette ville, je vais quitter cette dimension et tu seras mon chauffeur… Il est hors question que je passe à côté d’une telle occasion ! Alors ? Qu’est-ce que tu en dis le Dimeur ? On y va ? »

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Chapitre 10 - Conflit de loyauté

Dans la pénombre, tout en guidant Henry par le bras, Heyla Siwa venait de contourner les positions de tous les gardes de la prison racine, avec une aisance désarmante. Le jeune Pickett et la princesse de vapeur, empruntèrent des passages tous plus biscornus les uns que les autres. Il ne fallait pas avoir un peu de ventre, ou des bras trop massifs pour s’y faufiler. Pour une corpulence d’adulte, c’était tout bonnement impossible. En passant une par une les petites crevasses qui menaient à la sortie, Henry bénit cette maigreur qu’on lui avait constamment reproché. Après de multiples acrobaties, frayeurs et péripéties, le binôme parvint à une sorte de canalisation souterraine, qui passait juste en dessous des cellules. L’odeur ne laissait aucun doute quant à son utilité : évacuer les eaux usées. Tout le tunnel était parcouru de petits orifices, qui laissaient échapper de larges jets de vapeur sous pression. Le mélange d’excréments, d’urine et de fumée était intenable. Henry manqua de vomir. « Mon Dieu mais c’est à gerber ! pesta-t-il en tirant au coeur pour la cinquième fois en moins d’une minute.

— Vous allez vous en remettre, princesse ? » rétorqua la jeune fille un sourire en coin. Elle déchira une partie de

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sa tunique blanche, en attacha une partie devant son visage et tendit l’autre bout à Henry, impressionné de voir cette adolescente patauger dans cet endroit sans sourciller. Elle était aussi agile que courageuse, aussi maligne qu’adroite. Sa témérité était en train de sauver la vie du garçon, même si sa générosité visait à se servir de lui pour quitter le pays. Il lui fallait bien admettre qu’elle avait du cran pour tenir ainsi tête à sa reine de mère. Le jeune homme attacha le morceau de tunique derrière sa nuque, et bomba un peu le torse, histoire de faire bonne figure.

— « Bon. Où est-ce qu’on va maintenant ?— On va à la gare… Il faut qu’on traverse le tunnel, ça

nous emmènera juste en dessous de la porte de Piston Est. Ta RDC est là-bas… Les gardes l’ont remorquée du désert avant que la nuit ne tombe. Elle est sérieusement cabossée, mais ces engins sont super solides. Elle devrait rouler sans problème. On fonce là-bas, tu la démarres et on s’envole ! lâcha-t-elle, peinant à dissimuler son excitation.

— Mais pourquoi tiens-tu tant à partir à bord de ce truc ? J’ai vu ma vie défiler au moins cinquante fois devant mes yeux depuis que j’ai posé un pied à l’intérieur ! Cette voiture est dangereuse…

— Il faut toujours risquer sa peau pour faire des trucs sympas… Viens, il faut qu’on avance. Il fait nuit dehors et ma mère a décrété un couvre-feu général. La garde royale opère des rondes dans toute la cité, et les frontières sont très surveillées en cas d’attaque… Il ne faut pas qu’on tarde. »

Sur ces bonnes paroles, Henry et Heyla traversèrent cette immonde canalisation au pas de course, rejoignant ainsi une longue échelle qui liait l’égout à la surface. La jeune fille grimpa rapidement, suivie de près par

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l’adolescent. Ils soulevèrent de concert la lourde plaque de fonte rectangulaire qui les séparait de l’air libre, et s’extirpèrent lentement, complètement à découvert. Il faisait une nuit noire, une aubaine pour ceux qui désiraient se faufiler discrètement. La gare était déserte, la nuit douce et la ville silencieuse. Pas un bruit, pas un mouvement, pas un train, pas un jet de vapeur, rien. Quiconque avait déjà contemplé l’effervescence de cet endroit ne pouvait qu’être abasourdi par le vide qui y régnait.

— « Visiblement, quand on parle de couvre feu, ta mère ne plaisante pas, chuchota le garçon.

— Ah ? Pourquoi tu dis ça ? Il n’y en a jamais chez toi ?— Euh… Non. Enfin pas dans mon pays. En tout cas

pas depuis longtemps… » répondit-il tout en cherchant sa voiture du regard. « Alors ? Où est-ce qu’elle est ? » La princesse pointa du doigt la plate-forme arrimée au quai le plus éloigné. La petite RDC bleue s’y trouvait, surplombée d’un énorme panneau où était écrit : « Matériel dangereux. Stocké pour destruction sur ordre de sa majesté. Ne pas approcher, ne pas toucher !  ». La princesse poussa le jeune Pickett dans cette direction.

— « Allez on fonce… Il n’y a personne, il faut qu’on en profite ! » Les deux adolescents coururent de toutes leurs forces vers le véhicule, faisant résonner le bruit de leurs pas dans toute la gare. Une fois à son niveau, ils ouvrirent les portières et se hissèrent à bord.

En voyant l’état intérieur de la RDC, Heyla parut soudainement très inquiète. Son passage sous-marin, couplé à l’atterrissage en plein désert avait incrusté de sable tout le tableau de commande. « Mais… C’est pas possible, comment tu t’es débrouillé pour la mettre dans cet état ?

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— Je n’ai rien fait du tout ! C’est elle qui a fait n’importe quoi ! répondit Henry, qui réalisa soudainement qu’il était en train d’accuser une voiture.

— Ouais. Bon. Tu m’expliqueras plus tard… répondit-elle d’une moue sceptique. Allez ! Mets le contact avant qu’une troupe ne passe par ici. » Le garçon plaça son index dans le démarreur, le tourna dans tous les sens, mais rien ne se passa. Il réitéra l’expérience une fois, puis deux fois, sans plus de succès. La RDC ne réagissait pas. La princesse soupira. « C’est bien ce que je craignais… Ouvre le capot, il faut que je vois le moteur.

— Le moteur ? Mais… Pourquoi ? Tu ne vas pas me faire croire que tu t’y connais…

— Je me passe de tes remarques, contente-toi d’ouvrir » répondit-elle en sortant du véhicule. L’adolescent tira sur le levier à côté de la pédale de frein, puis rejoignit la jeune femme. Ils contemplèrent ainsi la foule de dégâts visibles sur cette mécanique à l’allure bien étrange. Sous le capot se trouvait un moteur tout ce qu’il y avait de plus traditionnel, à l’exception des petits tuyaux translucides, dans lesquels s’écoulait un liquide violet fluorescent. Ce fluide scintillait tellement dans la nuit qu’il éblouissait presque les deux adolescents.

— «  Non mais regarde-moi ça, lâcha Heyla d’un ton désabusé. On risque pas de rouler ! Tout est foutu ! Mais où est-ce que tu as été pour la mettre dans un état pareil ? Il y a de la vase plein le bloc principal… Et en plus ! s’exclama la jeune fille en glissant son bras derrière les tuyaux. Il y’a même des crabes ! conclut-elle en agitant le pauvre crustacé sous les yeux d’Henry. C’est à croire que tu as visité le fond d’un océan !

— Tu ne crois pas si bien dire… répondit Henry.

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— T’es sérieux ?— Malheureusement.— Bon… répondit la princesse en jetant le crabe par

dessus son épaule. Je ne sais même pas si je peux réparer ça… Il suffirait de remplacer le bloc avec un moteur X-VAP 3000, mais là, avec la garde aux fesses, on a pas trop le temps. La radio ? Elle fonctionne ? Il reste assez d’énergie pour faire un bond ?

— Euh… J’en sais rien.— Comment ça t’en sais rien ?! s’écria-t-elle, alors

qu’elle commençait à douter de son départ tant fantasmé. — Chut ! Baisse d’un ton ! Tu vas nous faire repérer…— Oui, oui, bon. Ça va. Dépêche toi d’aller voir si la

radio peut démarrer !— C’est pas la peine de m’engueuler, je te signale ! »

répondit Henry en ronchonnant, avant de se dire à lui même : « Quel caractère… C’est bien la fille de sa mère. » Il retourna à bord et tourna la molette de la radio, qui se mit à clignoter d’une petite lumière vacillante. «  Ça ne fonctionne pas, lança-t-il à Heyla. Ah attends ! Il y a un truc qui s’affiche sur le tableau de bord !

— Sur le tableau de bord ? — Ouais…  » Il plissa les yeux pour lire l’inscription

lumineuse. « C’est marqué : « Bond X3 - Attente 7J »— Quoi ! T’as utilisé les trois sauts hebdomadaires ?

Mais tu pouvais pas me le dire plus tôt ?— Ça veut dire quoi ? — Ça veut dire nous sommes coincés ici et que la

voiture ne bougera pas de cette dimension avant ses sept jours de charge ! cria-t-elle en fermant le capot de rage.

— Et comment je suis supposé le savoir ?

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— Oh bah je sais pas ! Quand on arrive ici au volant d’une RDC, on est en général vaguement au courant des règles élémentaires de voyage sur ondes parallèles !

— Ah ouais ? Bah moi j’étais même pas au courant que ça existait il y’a encore quelques heures ! renchérit le garçon.

— C’est pas vrai ! Mais c’est pas vrai ! Mais c’est pas vrai ! lâcha la jeune fille, ulcérée. Un seul ! Un seul voyageur dimensionnel tombe ici en vingt-cinq ans, et il a fallu que ça soit le Dimeur le plus nul de l’histoire. J’arrive pas à croire que tu sois… » soudain le jeune Pickett se jeta sur la princesse et pressa une main devant sa bouche, l’air effrayé. Heyla se tut, tendit l’oreille et se précipita avec lui à l’intérieur de la voiture. Ils se dissimulèrent du mieux qu’ils pouvaient. « Tu as vu quelqu’un ? chuchota l’adolescente.

— J’ai cru entendre des gardes » répondit-il, ruisselant de sueur. Le bruit des bottes et le grincement des armures arrivèrent à leurs oreilles. Les deux enfants, le souffle coupé, ne firent plus un bruit.

Une petite troupe, composée de seulement trois gardes s’était approché à quelques mètres de la RDC, avant de se figer sur le quai. D’un coup, le faisceau de lumière d’une lampe torche éclaira la carrosserie bleu. Henry et Heyla se cessèrent de respirer.

— « Tu vois, je t’avais dis que ce gosse était venu en Radio dimension, commença l’un des soldats, d’un ton triomphant. Tu me dois soixante pièces d’étain.

— Ouais, bon ça va… Je m’incline, répondit un autre. C’est quand même fou qu’il ait bravé l’interdiction de la reine pour venir ici. Il faut être dingue. Pourtant l’information à circulé dans toutes les dimensions connues, non ?

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— De ce qu’il se raconte, il n’était pas au courant de ce qu’était sa voiture. Il serait arrivé ici par accident…

— Oh quel clown !— Et c’est pas tout. Figure-toi qu’il serait le fils du

criminel révolutionnaire Marcel Pickett. — Tu plaisantes ? — Non. D’ailleurs, en parlant de ça… Vous comptez

faire quoi demain ? Je veux dire… Pour le colonel Arawan. Tout le monde en parle dans les casernes. » Un silence se fit entre les hommes. « Je ne sais pas vous, mais moi, je ne me sens pas d’aller au front contre lui…

— Ah ! T’es un marrant toi ! Quel choix on a ?— Je ne sais pas, je dis juste que je me vois pas trahir

Arawan. — Peut-être mais lui il a trahi la reine. Il nous a menti ! C’est un Fanérique d’Assec bon sang. Il s’est infiltré et a joué double-jeu pendant plus de vingt ans… Faut être siphonné du casque, non ?

— Ou être très motivé par sa cause. J’ai entendu dire que les escadrons de Piston Ouest organisaient un vote ce soir, concernant la décision à prendre demain… commença la troisième voix.

— C’est sérieux cette histoire ? — Je crois. Vu l’ampleur du truc, les capitaines veulent

savoir ce que pensent leurs troupes… Histoire de pas se retrouver seuls face aux Fanériques, surtout s’ils ont des armes antiques.

— Ouah… C’est peut-être bien le tournant que tout le monde attendait. C’est peut-être bien la fin de la guerre, non ?

— Personne ne voudra affronter Arawan sur le champ de bataille. Il a été notre protecteur pendant plus longtemps que le dernier roi.

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— C’est sûr. Et puis les garnisons en ont marre de se battre ! C’est sans fin. Et si les reines à venir continuent à envoyer dans le désert tout ceux qui pensent comme les Fanériques… Et bah moi j’vous le dis… On va finir par être en infériorité numérique… lâcha l’un des soldats, provoquant l’hilarité des deux autres. Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ? 

— T’as dis « numérique ».— Ah merde. Vous êtes cons…— Bref, vous pensez qu’ils vont voter quoi les

collègues ? — Vous voulez faire un détour par la porte Ouest ? De

toute façon les rondes ont été triplées et on a pas besoin de rester à surveiller la gare. Les escadrons quatorze et quinze vont arriver dans le coin d’ici quelques minutes.

— Ouais… Je veux aller voir ce qu’il se dit. Je veux savoir à quoi m’attendre demain matin. Arawan va peut-être mettre fin à la guerre. J’ai eu assez d’émotions pour la semaine, je n’ai pas envie d’avoir une autre surprise. On y va ! »

Les soldats s’éloignèrent de la RDC et empruntèrent une plate-forme vapeur sur le quai voisin, afin de traverser plus rapidement le centre ville. Henry était livide, mais soulagé de ne pas avoir été pris. Quant à Heyla, elle venait de comprendre quelque chose qu’elle n’aurait jamais cru possible. La trahison d’Arawan était en train de créer un conflit de loyauté au sein de l’armée. Il y avait un risque, celui de voir sa mère et tout le régime des Sansécrans renversé à l’aube. Une fois les soldats suffisamment éloignées, la jeune femme quitta le véhicule, soucieuse.

— « Qu’est-ce qu’on fait ? lança Henry. On ne peut pas rester ici, d’autres gardes vont venir !

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— Laisse-moi réfléchir une seconde, grommela-t-elle avant de se résoudre à une solution de repli. Il n’y a qu’un seul moyen… Il faut que je te cache. On va aller en basse ville. C’est le quartier des ouvriers, les gardes ne descendent pratiquement jamais là-bas, même en cas de couvre feu. Ça sera parfait en attendant que je trouve une solution. Il faut qu’on prenne le grand escalier Est. La basse ville est enfoncée aux pieds des plus grandes tours. Il faut qu’on se dépêche avant de croiser les escadrons ! Suis-moi ! Vite ! »

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Chapitre 11 - Nuit blanche en basse ville

Les deux enfants courraient dans la lumière de lune, distillée par les tours cuivrées. Sous la coupe de ce ciel scintillant, Heyla et Henry atteignaient l’un des quatre grands escaliers de Piston City. Il y avait celui du Nord, qui grimpait vers la porte du palais royal. Celui du Sud, qui ouvrait la voie vers la zone dédiée aux écoles d’ingénieurs, et autres institutions de la ville. Celui de l’Ouest où étaient rassemblés les différents corps industriels, qui pourvoyaient aux ressources de la ville. Et enfin celui de l’Est, devant lequel se tenaient les deux adolescents, celui qui descendait vers les étages inférieurs et permettait l’accès à la basse ville : le coeur ouvrier de la cité de vapeur. Sous les yeux ébahis du garçon, constamment époustouflé par la structure hors-norme et la beauté des lieux, des marches colossales s’enfonçaient dans le sol, longues comme dix hommes, fondues dans un mélange d’or et de cuivre.

L’escalier descendait sur une cinquantaine de mètres. La princesse ne ralentit pas la cadence et bondit de marches en marches à toute allure, suivie de près par Henry. Emportés par leur élan, les adolescents arrivèrent rapidement en bas des marches. L’obscurité était ici-bas presque totale. Heyla attrapa le jeune Pickett par la main et

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le guida dans le tortueux de ces ruelles toutes plus sombres les unes que les autres.

Plus ils s’enfonçaient dans la basse ville, plus les bâtiments alentours filtraient la lumière du clair de lune. Il était presque impossible d’y naviguer de nuit sans les connaître par coeur. Le garçon n’y voyait rien, mais sentait qu’ils continuaient à descendre, encore et encore, pendant plusieurs dizaines de minutes, jusqu’à que le ciel ne soit plus visible, obstrué par les chemins de fer aériens, les ponts d’acier et les tours de cuivre. Soudain, une lumière vacillante émana d’un coin de rue. La princesse stoppa net sa course et se tourna vers Henry.

— « Surtout tu ne dis rien et tu restes discret. Je ne sais pas si les rumeurs à ton sujet sont arrivées jusqu’ici, mais dans le doute, soyons prudents. » La nervosité de la jeune fille était palpable, et le garçon commençait à se demander où elle comptait lui faire passer la nuit.

« Ce que font les gens que tu vas voir est considéré comme un acte de rébellion dans notre ville… Ils peuvent être parfois un peu tendus quant ils ne connaissent pas quelqu’un qui vient à leurs soirées… Mais ne t’inquiètes pas, je suis là. Tu me suis et surtout tu acquiesces à tout ce que je dis.… C’est clair ? » Henry hocha la tête et suivit la princesse jusqu’à une petite place circulaire, où se trouvaient un peu plus d’une centaine de personnes, assises sur des coussins à même le sol, enroulés dans des couvertures. Autour d’eux, de grands bâtiments de pierres claires, s’élevaient sur plusieurs étages et encerclaient toute la zone. Les regards se portèrent nerveusement sur le visage de cet inconnu qui pénétrait leur intimité, mais furent immédiatement rassurés en voyant le sourire de Heyla.

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— «  Princesse Siwa…  » commença un homme en débardeur blanc, pourvu d’une petite moustache et à l’allure rondouillarde. Il s’approcha d’eux pour les accueillir. « Quel plaisir de vous voir ce soir en dépit du couvre feu. Vous arrivez pile-poil pour la première séance, c’est parfait. Et… Euh, continua-t-il en regardant le jeune Pickett des pieds à la tête. Qui est votre ami ?

— Il s’appelle… Euh… Bassek ! lâcha-t-elle, avec l’un de ses grands sourires charmeurs. C’est un ingénieur de l’école de plomb.

— Il est un peu jeune pour être ingénieur… répondit l’homme, l’air suspicieux.

— Il vient tout juste d’avoir son diplôme, reprit-elle convaincue. Il va construire les nouveaux modèles de locomotive pour la gare de l’Est. Tu sais, les Vapoteuses 50 sur lesquelles tu rêves de travailler.

— Oh, c’est l’un des érudits ! Et bien bonsoir monsieur Bassek, c’est un honneur de faire votre connaissance… lança-t-il avant d’ajouter discrètement, une main au coin de sa bouche. Pardonnez mon air inquiet, c’est juste que nous faisons très attention à qui se joint à notre cercle, et comme vous…  » Il se mit à rire nerveusement et sa voix monta d’un coup dans les aigus. « Comme vous êtes drôlement grand je me suis inquiété. Vous avez plus le gabarit d’un soldat royal que d’un ingénieur…

— Keiron ! Tu penses vraiment que j’aurais amené un soldat ici ?, reprit la princesse. Moi ? Alors que je risque ma peau moi aussi !

— Vous ? Non ! Mais avec votre mère… Il faut que nous restions vigilants. Sinon… Zou ! ponctua-t-il d’un geste de la main. Dans le désert !

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— Allez, cesse tes suspicions et lance la séance, répondit Heyla. Nous allons nous mettre au fond, à ma place habituelle.

— Pas de soucis princesse. Il doit rester quelques petites choses à boire et à manger. Je vous apporte ça !

— Merci Keiron…  » répondit-elle chaleureuse en passant une main dans le dos de son ami. Alors qu’elle entrainait Henry au fond de la petite place, le garçon remarqua qu’il n’y avait pas que les hommes et les femmes assis sur la place centrale qui l’observaient. Aux fenêtres des bâtiments, sur les toits, à tous les étages, des centaines de personnes étaient dispersées autour de cette place, comme une foule de spectateurs dans une petite arène. Heyla finit par prendre place sur les derniers coussins libres et invita le jeune Pickett à s’installer.

— « Où est-ce qu’on est ? Qu’est-ce que tous ces gens font ici ? demanda-t-il, étonné d’assister à une telle réunion.

— C’est le seul endroit qui permet aux habitants de Piston de se livrer à ce types de divertissements. Les gardes ne viennent jamais aussi bas et l’acoustique fait que le son ne se propage pas.

— Tu es sûre que le soldats ne vont pas débarquer ?— Tu as vu les marches que l’ont vient de descendre ?

Imagine-toi les monter avec une armure de cinquante kilos sur les épaules. Non… Je les connais. Ils sont bien trop fainéants pour venir ici.

— Et du coup qu’est-ce que vous faites ? — Attends, tu vas voir… répondit-elle en voyant Keiron

arriver dans leur direction, un plateau rempli d’aliments entre les mains.

— Tenez ma petite princesse adorée. Il y a de tout. Légumes vapeurs, fruits confits et cafés piston. Vu que je

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ne connais pas les goûts de monsieur Bassek, j’ai mis crème de figue, melon et betterave. Ça vous ira ?

— C’est parfait ! Merci Keiron. T’es un amour.— Mais de rien. Je vais chercher les bobines, ça va

commencer. Amusez-vous bien.  Il va y avoir de l’action ce soir ! Ah ah ! » lâcha-t-il l’air enthousiaste avant de disparaitre dans l’un des bâtiments.

— «  Des cafés piston…  » lâcha Henry, qui pouvait écarter ses derniers doutes sur l’origine de la cafetière de son père. Il voulut en faire part à Heyla, lorsque Keiron apparut à nouveau, les bras remplis de dizaines de petites sphères métalliques. Il s’approcha du coeur de la place, tandis que tous les yeux se portaient sur lui. Il déposa les petites boules au sol et sortit une télécommande de sa poche.

Soudain les petites sphères décollèrent du sol et se dispersèrent dans les airs, jusqu’à faire face aux murs des bâtiments, qui s’illuminèrent dans l’instant. Des dizaines de rectangles lumineux furent projetés sur les façades, à chaque étage, jusqu’aux sommets des immeubles. Le jeune Pickett se demandait bien ce qui était en train de se passer, mais il comprit rapidement de quoi il retournait en voyant défiler les premières images.

Le magnifique bal de ces lumières projetées par les sphères, était celui de rétroprojecteurs dispersés de façon à ce que tout le monde puisse voir le même film. C’était une séance. Une séance de cinéma projetée sur ces écrans sauvages. Voila donc le crime auquel s’adonnaient ces gens : voir un simple film. Alors que les images défilaient et la musique résonnait, les regards des spectateurs étaient parfaitement captivés et les sourires gravés sur leurs visages. Il y avait de la magie dans leurs

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yeux, comme une flamme qui venait de s’allumer. Risquer le désert en pénitence, c’était cher payé et pourtant, tous ici étaient prêt à le risquer. « Pourquoi ? se demanda Henry. Pourquoi ces gens risquent-ils ainsi leurs vies ? » Comme si cette culture, cette technologie était une partie, ou le prolongement d’eux même. Quelque chose qui leur manquait. Comme si le destin des hommes et des écrans était en fin de compte intimement lié. Sa réflexion allait le pousser vers d’autres extrémités, lorsque Heyla coupa le fil de ses pensées :

— « C’est un film d’aventure, réalisé il y a plus de cinq cent ans, avant même l’époque de nos ancêtres les super-tech… chuchota Heyla à l’oreille du garçon. Ah ! Mais je suis bête, tu ne dois pas connaitre…

— Si. Ta grand-mère m’a raconté votre histoire lors de notre entrevue… Mais votre royaume n’avait-il pas tout détruit ?

— Ils ont essayé, mais certains citoyens ne voulaient pas perdre leur passé. Certains ont réussi à sauver des bobines de films. D’autres des holoréels ou des casques de réalité virtuelle. Ce sont des pièces historiques… Keiron dit toujours qu’il est dangereux de ne pas garder trace de son histoire. Il pense qu’il faut avancer avec, pas la rejeter en bloc. C’est pour ça qu’ici nous enfreignons la loi. Ça n’est pas internet… Ça n’est pas l’hyper connectivité… Nous ne risquons pas d’être contaminés par la maladie des sans-noms. Les lois sont trop extrêmes… C’est ridicule. Je comprend que ma famille veuille protéger la population, mais regarde comme tous ces gens sont heureux… Les écrans et cette technologie, au final c’est nous, c’est notre identité. Pourtant si ma mère apprenait ce que nous faisons, nous serions tous bannis dans le désert. Même-

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moi ! Ce ne sont que des projections, des films sur bobines… Ma famille est cinglée.

— Mais attends, si ces bobines ont cinq cent ans, comment peuvent-elles être en état de marche ?

— Les super-tech appliquaient une résine spéciale sur les objets qu’ils voulaient conserver. Ça empêchait la dégradation naturelle, je crois.

— Je vois… Dire que vous êtes passé d’une société fondée sur le numérique à une monarchie bâtie la vapeur. C’est fascinant…

— Tu trouves ? Moi ça m’oppresse. — Tu désapprouves à ce point la politique de ta mère ?— Ouais, et pas qu’un peu ! s’exclama-t-elle en avalant

des fruits confits à la pelle. Je désapprouve même celles de toutes les reines avant elle… Ma famille tient Piston d’une main de fer, et c’est vrai que nous vivons dans une harmonie totale. Mais, nous n’avons pas beaucoup de libertés, à part travailler manger et dormir… Nous sommes limités. Je ne pense pas que nous ferons trois cent nouvelles années sous ce régime…

— Tu crois ?— C’est même sûr… Comment penses-tu que nous en

soyons arrivés à une guerre ? Ma famille a fait expulser des milliers de personnes depuis la révolte des Fanériques. Les lois sont arrivées par paquets de dix. Tout ça va mal finir tôt ou tard… Je pensais jusqu’à ce soir que ma mère était intouchable et que le statut quo allait durer encore longtemps. Mais maintenant… Je commence à penser qu’elle risque d’avoir des difficultés à garder tout le monde dans le rang.

— Tu dis ça à cause des gardes que nous avons entendus…

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— Oui… Cette fois c’est différent. La trahison d’Arawan… C’est… » Elle soupira en mimant une explosion avec ses mains. « Personne ne l’a vue venir. Il a formé plus de la moitié des gardes, le peuple à foi en lui et c’était le bras droit de mon père, l’homme de confiance absolu. Il a toujours été gentil avec moi… C’est lui qui m’a appris à escalader, à savoir comment me faufiler partout dans la cité, et à me défendre aussi. C’est même lui qui m’a montré les passages par lesquels je t’ai fait sortir des geôles racines. Savoir qu’il était en réalité un Fanérique infiltré… Tout ce temps passé à attendre qu’une occasion de réactiver les armes antiques se présente… Il faut avoir une haine à toute épreuve. Vu sa popularité, je doute que ma mère puisse tenir l’armée, sans roi et sans colonel. J’ai bien peur…

— Qu’ils se dressent contre elle ? — Oui… » Un long silence se fit. Les deux adolescents

passèrent les minutes qui suivirent à regarder les scènes du film qui se jouait sur les écrans autour d’eux.

— « Pourquoi veux-tu partir d’ici ? Pourquoi m’as-tu fait promettre de t’emmener avec moi ?

— Parce que tu es un Dimeur… lâcha-t-elle en souriant. T’es pas exactement comme je l’imaginais, mais pour tout le monde, les possesseurs de RDC sont les emblèmes absolus de la liberté, de la connaissance et du voyage. Tout le contraire de ce que nous avons ici… Nous sommes brimés pour des erreurs commises il y a des siècles. Nous sommes limités par le mauvais usage de technologies inventées il y a plus de trois cent ans. Regarde tous ces gens. Regarde-le, mon peuple qui ne cherche qu’à s’évader de sa prison de cuivre. Ont-ils l’air d’extrémistes ou de terroristes ?

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— Alors pourquoi n’attends-tu pas ton couronnement pour changer les choses ?

— Parce que je ne serais jamais reine de Piston. — Pourquoi ça ? — Parce que notre code monarchique est très clair et

incontournable : « Une princesse de Piston ne peut-être couronnée qu’au terme de cinq années de voyage à bord de la RDC léguée par la Dimeuse de légende. Elle entreprendra son voyage l’année de ses quinze ans, puis sera couronnée à son retour, après abdication de la reine en poste qui deviendra sa conseillère attitrée… » Difficile d’être plus clair, non ?

— Mais comme ta mère a décrété que le voyage dimensionnel était interdit…

— Il m’est impossible d’être couronnée.— Je comprend mieux l’intérêt que tu me portes depuis

le début…— Ça n’est pas que pour ça… C’est juste que… J’aurais

voulu révolutionner Piston, opérer les grands changements que tout le monde attend. La majorité silencieuse ne se prononce pas par peur de l’autorité, mais les Fanériques sont sans doute nombreux dans les murs de la cité. Ma mère n’est pas mauvaise tu sais… Elle a juste été élevée dans une tradition très fermée, modelée par ma grand mère. Elle ne désire que faire perdurer la stabilité… J’aime ma mère, j’aime ma famille, mais oui, je veux partir ! Je veux faire ce voyage, prendre le pouvoir et balayer toutes ces lois qui divisent notre peuple et ne sont pas le reflet de sa volonté.

— Tu es une Fanérique pure et dure en fin de compte, lâcha Henry, admiratif de la jeune fille et de sa maturité.

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— Oui… Parce que notre monde est comme celui des super-tech… Il est extrémiste. Il n’a pas de nuances. Et un monde sans nuances finit toujours dans le chaos.

— De ce que j’ai cru comprendre, ta mère est aussi dure parce qu’elle a vu son père mourir pendant son couronnement…

— J’ai vu le mien mourir pendant l’un des assauts Fanériques. Il s’est d’ailleurs sacrifié pour sauver la vie d’Arawan, son bras droit et meilleur ami et en fin de compte traitre à la couronne. Je n’en suis pas devenue un dictateur pour autant…

— C’est incroyable quand j’y pense…— Quoi donc ?— Dans mon monde, je veux dire, dans ma dimension.

Les chefs d’états, les dictateurs et les rois, ne se battent jamais dans les guerres. Ils restent en arrière, bien au chaud dans leurs palais.

— Ça serait impensable pour nous, répondit la jeune femme, consternée d’entendre une telle chose. Les rois de Piston sont les chefs des armées, détenteurs de l’armure de vapeur et généraux en première ligne en cas d’affrontements.

— Armure de vapeur ? Qu’est-ce que c’est ?— C’est la plus grande arme de notre cité. Elle n’est

réservée qu’aux rois. De toute façon il faut être très grand pour pouvoir la porter, c’est pourquoi la reine héritière choisit toujours son mari parmi les soldats, ou haut gradés de l’armée royale.

— Pourquoi ?— Parce que la taille minimale pour pouvoir porter

l’armure de vapeur et devenir chef de guerre est la même taille minimale que celle pour entrer dans l’armée.

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— Ahhhh… Mais c’est pour ça que tous les soldats sont aussi grands que moi !

— Ça n’est pas le cas dans ta dimension ?— Ah non ! Pas du tout. C’est plus le cas des sportifs de

haut niveau, comme les basketteurs par exemple.— Les baskett… quoi ? Vous êtes bizarres par chez

vous, lâcha la princesse dans un sourire. Vous avez de ces noms…

— C’est vous qui êtes bizarres ! » répondit Henry, qui riait pour la première fois depuis longtemps. Il reprit peu à peu son sérieux. «  Du coup cette armure… Qu’est-ce qu’elle a de spécial pour être votre meilleure arme ?

— Elle offre une protection totale à son utilisateur, mais aussi des armes, et un pouvoir très spécial.

— Ah bon ? Comme quoi ?— Elle est extrêmement lourde mais permet à celui qui

la porte de se déplacer à une vitesse fulgurante. On peut couvrir de grande distances à toute vitesse. Elle est propulsée par le même système que les plate-formes de la gare.

— Je vois, ça doit en effet être un sacré avantage.— Mon père était incroyable dans cet armure, lâcha-t-

elle, fière. Il descendait les marches d’or du palais et repoussait les Fanériques à lui tout seul…  » continua Heyla, avant que la tristesse ne succède à la fierté. Son visage se ternit en repensant à son parent perdu. « Enfin bref… Nous verrons bien ce qu’il se passera demain. Je sais d’avance que ma mère refusera d’abdiquer et je vois mal Arawan ne pas aller au bout de son idée, surtout avec les armes antiques en sa possession.

— Elles sont aussi redoutables que ça ?

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— Tu as vu l’état de la tour qu’il a attaqué ? Il faudrait une armure de vapeur dans les mains de chaque soldat pour lutter… Et pour ça, il faudrait que nous ayons encore des soldats d’ici l’aube.

— Tu penses toujours qu’ils vont refuser de se battre ? — Je n’en ai aucune idée. Je ne sais ni ce que je vais

faire, ni ce qu’il va se passer, mais je sens que nous sommes à l’aube d’un grand changement. Comme à chaque venue d’un Dimeur dans notre dimension, les lignes vont bouger…  » Elle s’adossa pleinement au bâtiment derrière elle et attrapa l’une des couvertures mises à disposition.  «  Reposons-nous. De toute façon, nous ne pouvons rien faire avant qu’Arawan ne reprenne la parole. Tâchons de profiter de cette soirée…

— Oui, tu as sans doute raison… »Heyla et Henry passèrent la nuit à regarder les films

projetés par Keiron sur la grande place de la basse ville de Piston. Séances après séances, ils burent quelques tasses de café et dégustèrent les plats amenés plus tôt par leur hôte. Le jeune Pickett se demandait encore ce qu’il faisait ici, aussi loin de chez lui, et ce que la prochaine journée allait lui réserver. Mais il éprouvait aussi un sentiment étrange. Pour la première fois de sa vie, alors que jamais il ne s’était retrouvé dans une situation aussi dangereuse, il se sentait étonnamment à sa place. En marchant dans les traces de son père, le garçon comprit que l’homme qui l’avait élevé était bien plus secret et bien plus mystérieux qu’il ne l’aurait jamais imaginé. Les heures passèrent et le sommeil finit par emporter la princesse de vapeur et le voyageur, qui n’imaginaient pas encore à quel point reposait sur leurs frêles épaules, le destin d’un peuple et d’un pays tout entier.

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Chapitre 12 - Le choix d’une reine ( partie 1 )

Le calme régnait, tandis que les premières lueurs du jour perçaient entre les tours. La place circulaire était pratiquement déserte, alors que le dernier film de cette nuit blanche en basse ville, venait de se terminer. Il ne restait que quelques irréductibles, toujours les yeux grands ouverts et ceux que le sommeil avait fini par emporter. Heyla ouvrit en premier les yeux, s’étirant comme un chat elle fut rapidement rattrapée par les enjeux de la journée. Elle secoua Henry, qui dormait profondément à côté d’elle.

« Hé ! Hé ! Oh le Dimeur ! Réveille-toi, il fait presque jour. Arawan ne vas pas tarder à parler. Debout !  » Le garçon émergea douloureusement, engourdi par cette nuit passée à même le sol, courbaturé par les péripéties qui l’avaient secoué ces dernières heures.

— « Hein ? Quoi ! Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il se passe ?! lâcha-t-il paniqué en se débattant dans le vide, comme si mille personnes venaient l’assaillir. Les cheveux en bataille et les yeux collés, le garçon regarda partout autour de lui. Oh non… Non ! Non ! Non ! s’exclama-t-il l’air abattu.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda la princesse.

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— Oh non… continua-t-il en voyant le visage de l’adolescente.

— Quoi ? Mais qu’est-ce que t’as ?— Oh non… Ne le prend pas mal, mais j’avais encore

un espoir que tous ces trucs de Sansécrans, de Piston ville et de Fanériques qui veulent se révolter ne soit qu’un simple cauchemar… lâcha-t-il l’air dépité.

— Je suis vraiment désolé de vous l’apprendre monsieur Pickett mais c’est toujours la triste réalité… répondit Heyla, un brin amusée par sa réaction et son visage plissé. Allez lève-toi. Il n’y a pas eu de signal d’alerte cette nuit. Les gardes doivent se préparer à l’attaque d’Arawan. Il faut que l’on aille se réfugier loin des lignes de front. Il faut qu’on remonte en haute ville.

— Y a plus de café piston ? répondit Henry en vérifiant les fonds de tasse, complètement hagard.

— Non y’en a plus ! Allez ! Lève-toi ! »L’atmosphère au sein de la cité était extrêmement

étrange en ce matin de bataille. Vu l’ampleur de ce qui allait ce jouer, il était certain que tous les habitants de la ville étaient réveillés depuis longtemps. Pourtant il n’y avait pas un chat dans les rues, pas un civil, pas un soldat, pas un seul signe d’activité. Heyla et Henry remontèrent lentement les interminables rues en pentes qui menaient à la ville, jusqu’à arriver aux pieds du grand escalier. Ils grimpèrent les marches à petite foulée, lorsque soudainement, la voix d’Arawan d’Assec résonna dans toute la ville. L’impression de puissance de cette mise en scène était troublante.

— «  Peuple de vapeur ! Écoute-moi !  » hurlait-il en faisant démonstration de toute la démesure de sa voix augmentée par la technologie super-tech. D’un coup, comme si l’invective du colonel était le coup d’envoi des

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hostilités, les civils apparurent dans les rues, sortant les uns après les autres de leurs maisons et de leurs appartements, dans un silence de cathédrale. Ils venaient écouter avec attention, les mots de leur ancien protecteur, de la peur plein les yeux.

« Comme je vous l’ai promis, en ce jour historique, je viens récolter la réponse de votre reine… Je vais lui faire ma proposition une dernière fois, après… ll sera trop tard. Je vous prends tous comme témoins de ce jour, où le destin de Piston va basculer. Je désire partager avec vous, ces mots qui seront à jamais gravés dans notre histoire, mais je veux aussi que vous puissiez me voir les adresser à la dernière reine de vapeur… »

C’est alors, sous les hurlements des centaines de milliers de personnes venues assister à ce moment, que l’incroyable vint percer les nuages de la ville. À l’ouest, près de la grande porte frontière, une silhouette étendit son ombre sur les plus hautes citadelles, secondes après secondes. Sous les regards éberlués, le corps d’Arawan d’Assec s’élevait au dessus des plus grands bâtiments, écartant la vapeur environnante, dominant les alentours tel un titan venu rendre justice. Henry n’en croyait pas ses yeux. Le colonel était devenu gigantesque, défiant toutes les lois naturelles par un moyen qui lui échappait complètement. Le domaine des Sansécrans devait avoir l’air d’une simple maquette à son échelle, les citoyens de figurines et les locomotives, de ridicules petits trains pour enfants.

— « Heyla… Heyla… lança le jeune Pickett en tapotant sur l’épaule de la princesse, bouche-bée, incapable de détacher le regard. Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce qu’il se passe encore ? Comment est-ce qu’il fait ça ? C’est quoi ?

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C’est de la magie ? Vous êtes aussi des magiciens et tu as oublié de me le dire ?

— Non… répondit-elle, hagarde, avant d’enfin comprendre. C’est les armes antiques… Ça ne peut-être que ça ! J’ai lu quelque chose sur les super-tech. Ils étaient capables de faire ce qu’ils voulaient en terme d’image grâce à une technologie qui est venue peu de temps après la réalité augmentée…

— Et… Et donc ? C’est ça qui l’a transformé en géant ?! cria le garçon qui ruisselait déjà de sueur. Mais… Il va rouler sur les gardes ! Il va détruire toute l’armée et toute la ville si ta mère refuse de céder !

— Non, il ne peut pas ! C’est juste de la mise en scène… Il ne s’est pas transformé. C’est un holoréel, une projection. C’est pour intimider tout le monde !

— Tu crois ? répondit Henry en regardant le visage terrifiant de fermeté et de conviction du général.

— J’en suis sûre… Mais que j’en sois sûre ne changera rien. Regarde autour de toi. »

Le garçon observa quelques secondes le comportement des habitants de Piston. Dans les cris et la panique, des mouvements de foule commençaient à se dessiner vers l’Est, tandis que les soldats présents étaient complètement dispersés, le visage livide, tétanisé par l’aura et l’impressionnante démonstration de force de leur ancien leader.

— « Reine de Siwa ! hurla Arawan de toutes ses forces, les veines du coup tendues comme la corde d’un arc. Voici enfin le jour de l’ultimatum, et c’est tout un peuple, celui que vous avez banni, ainsi que leurs enfants, nés et élevés dans ce désert, qui vous le demandent… Abdiquez ! Ou mourrez !  » Ces dernières paroles furent reprises d’une

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seule voix, tel un slogan, par les milliers de Fanériques rassemblés à la frontière ouest. Tous les bannis d’Assec et de Vieux-sable, hommes femmes et enfants, étaient réunis sous la même bannière, afin de mettre un terme à ces décennies de souffrance. « Votre altesse, pour nous faire connaître votre réponse, utilisez les trompettes et les cors de la tour du trône ! Si vous choisissez la raison et abdiquez sans détour, laissez hurler le fracas des cuivres dans nos rues ! Dans le cas contraire laissez une nouvelle fois nos demandes sans réponses et gardez la tour silencieuse. Mais dans ce cas… Le destin de la famille Siwa finira dans le sang que je viendrai moi-même faire couler de vos veines !  Je vous laisse quelques instants pour faire votre introspection… »

Le temps semblait suspendu dans Piston City. Tous les regards étaient tournés dans la même direction, unissant Sansécrans et Fanériques dans l’attente de la décision. Révolutionnaires d’un côté, conservateurs de l’autre, l’histoire de tout un peuple était de nouveau en marche. Après cette journée rien ne serait jamais plus comme avant. Les minutes s’écoulèrent, sans qu’un seul son n’émane du palais. L’attente était insoutenable, et la peur du peuple à couper au couteau. L’issue fatale ne faisait presque aucun doute. La reine serait inflexible et comptait bien mater une fois de plus les rebelles qui cognaient à la porte de sa cité. Soudain, un son vint faire trembler les murs de la cité de vapeur, mais ce n’était ni celui des trompettes et des cors, mais celui des canons, signal du branle-bas de combat général. Sélinda Siwa demandait à ses gardes de repousser l’ennemi, mais pour Henry et Heyla qui se trouvaient sur place, les réactions ne furent pas celles attendues. Seule la peur et les rictus de

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résignation s’affichaient sur le visage de son armée. Certains jetèrent leurs armes au sol, tandis que d’autres suivaient les civils en fuite. Les rues qui entouraient l’escalier de la basse ville, se vidaient de leurs occupants à une allure folle, sous le regard amusé de l’holoréel d’Arawan. La déroute annoncée était belle et bien en train d’arriver.

— « Reine de Siwa, vous avez donc fait votre choix… » La version gigantesque du colonel s’évanouit alors dans un flash de lumière. Son annonce, amplifia le mouvement de panique et les abandons de poste de la garde.

— « Heyla, on ne peut pas rester ici, lança Henry au milieu de l pagaille ambiante.

— On ne peut… On ne peut pas laisser faire ça ! s’exclama la jeune fille, les lames aux yeux, envahie par la peur. On ne peut le laisser renverser ma mère ! Ça n’est… Ça n’est pas une sainte… Et… » Heyla se mit à balbutier, les yeux perdus dans le vague. « Elle a commis des choses révoltantes. Elle a… Elle a une vision des choses que je ne cautionne pas… Il m’arrive même de la détester, mais elle n’a jamais tué personne ! Elle ne fait que suivre la tradition ! Elle ne fait que ce que son poste lui demande ! Elle ne mérite pas d’être tuée Henry ! continua-t-elle en agrippant le garçon par son t-shirt. Si Arawan prend le contrôle de la cité et ressuscite la technologie des super-tech, mon monde va sombrer dans le chaos…

— Mais je… Arrête, tu… Tu m’étrangles, répondit Henry.— On ne parle pas de quelques écrans de cinéma là !

On parle du retour de la plus puissante technologie de tous les temps. La maladie pourrait décimer à nouveau notre population si Arawan réussit son coup d’état. La déstabilisation de notre peuple pourrait faire s’effondrer

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notre mode de vie et nos traditions… Et c’est un militaire ! On ne peut pas laisser un militaire prendre les rênes du pays !

— Écoute… Je ne suis pas ici depuis très longtemps, et tout ça me dépasse à un point que tu n’imagines pas, tempéra Henry. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? Je ne suis rien, je ne suis personne ! Je ne suis qu’un pauvre type de province, je ne peux pas vous aider… J’aimerais faire quelques chose, mais je…

— Tu es un Dimeur ! s’exclama la jeune fille. Tu es venu ici en RDC ! Tu appartiens au peuple des plus grands voyageurs de l’histoire !

— Je n’appartiens à rien du tout ! Je suis arrivé ici par accident… Je n’ai jamais voulu changer de dimension, où même voyager ! Je ne voulais même pas quitter la maison où j’ai grandi ! Je voulais juste passer un été tranquille dans les champs de mon père !

— Henry tu es un voyageur ! C’est dans ton sang !— Tu racontes n’importe quoi… Je ne suis qu’un

pèquenaud de Newton Valley ! Je ne peux…— Non ! Non, non et non ! hurla la jeune femme.

Écoute-moi… Quand je dis que c’est dans ton sang, ça n’est pas une métaphore ! Ça veut dire que dans ta famille, il y a une personne ou plusieurs personnes issues du monde des inventeurs des RDC ! Sinon, tu n’aurais jamais pu démarrer la voiture !

— Quoi ? Mais non… Comment veux-tu que… répondit-il, peinant à y croire.

— Je t’expliquerais tout ça plus tard. Là, on a vraiment pas le temps de faire ton arbre généalogique… Il faut qu’on fasse quelque chose, lança-t-elle en tournant son regard vers le Nord. Ma mère est au palais et les gardes vont soit

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l’abandonner soit se retourner contre-elle. Quoiqu’il en soit, Arawan va gagner…

— Il est armé jusqu’aux dents et on a même pas de quoi se défendre ! C’est de la folie Heyla !

— Je sais ! s’écria la princesse qui semblait avoir trouvé une idée.

— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ?— Tu fais quelle taille ? lâcha-t-elle en décortiquant

Henry des pieds à la tête.— Euh… Ma taille ? — Oui ! Ta taille !— Euh… Deux… Deux mètres. — Deux mètres combien ?— Deux mètres huit… Pourquoi ? — Ça devrait le faire… répliqua-t-elle le regard habité

d’une lueur d’espoir. Suis-moi ! continua-t-elle en l’entraînant vers le nord. Il faut qu’on atteigne le palais avant Arawan ! Il n’y a pas une seconde à perdre ! »

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Chapitre 12 - Le choix d’une reine ( partie 2 )

Ainsi, croisants par centaines les milliers de civils terrifiés, contemplant le visage des soldats résignés, Henry Pickett et Heyla Siwa jetèrent toutes leurs forces dans une course vers «  la butée des reines  », haut-lieu de la cité, place royale du peuple de vapeur. Sous leurs pieds, les ruelles pavées de dalles blanches défilaient à toute allure. Ils traversèrent voies ferrées, escaladèrent les quelques trains à l’arrêt, bousculèrent les familles qui filaient dans la direction opposée et arpentèrent un à un les plus grands quartiers. Après être descendus en basse ville par le grand escalier Est, les deux adolescents atteignirent après quelques minutes d’ascension, les somptueuses dorures de celui du Nord, unique accès à ce fameux palais qu’Henry apercevait pour la première fois. Situé au coeur des tours de la cité de vapeur, au sommet de ces marches immenses, empilées comme des lingots d’or, la place royale de la cité de vapeur ressemblait à s’y méprendre à une cathédrale gothique.

Cette incroyable pièce architecturale mêlait l’acier noir des chemins de fer au cuivre rutilant de la technologie vapeur. L’entrée ressemblait à s’y méprendre au pont levis d’un château fort. C’était une porte noire comme le

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charbon, immense, dépassant les dix mètres de haut et scellée à la façade par d’immenses chaines. Ce palais inspirait à lui seul toute la puissance de cette monarchie centenaire. Le jeune Pickett pouvait ressentir une pression en l’observant, une peur sourde, celle d’un lieu de pouvoir et d’un symbole d’histoire. Éreinté par la course, abasourdi par cette incroyable vision, Henry posa ses mains sur ses genoux et essaya de reprendre son souffle. Les rues qui entouraient la butée des reines étaient complètement désertes, et on pouvait déjà entendre se rapprocher au loin, la véhémence des pas de ces milliers d’envahisseurs.

— « Heyla… lâcha le jeune Pickett, à court de souffle. On passe par où ? Par la porte ?

— Non. Ma mère a dû bloquer tous les accès à la salle du trône, et de toute façon ce n’est pas là-bas que nous allons… répondit-elle, quand soudain, les cris du cortège mené par Arawan se firent entendre dans les rues. Ils avançaient rapidement dans la ville, personne ne devait se mettre sur leur route. Ils n’étaient qu’à quelques centaines de mètres derrière eux. Heyla attrapa le jeune Pickett par la manche. «  Viens je connais un passage pour rentrer discrètement !

— Encore un passage secret ?— Oui, c’est une trappe d’évacuation en cas de

problème… Elle se trouve sous l’escalier, au niveau de la trentième marche. Il ne faut surtout pas qu’ils nous voient emprunter ce couloir ! cria la princesse en tirant le garçon. Si on échoue tout est perdu ! Il faut qu’on se dépêche ! »

Alors que les deux adolescents s’engouffraient dans ce passage dérobé, Arawan d’Assec en tête de cortège, suivi par des milliers de Fanériques, bouclait son défilé conquérant dans les rues de Piston. Ils n’avaient rencontré

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aucun obstacle. Sa mise en scène avait convaincu les dernières poches de résistance de jeter l’éponge. Face aux marches d’or de ce palais qu’il avait juré de protéger, il contempla avec avidité, les dernières portes qui le séparaient de cette vengeance après laquelle il courait. Sa victoire allait être totale.

L’ex-colonel, qui avait troqué sa tenue rouge de soldat pour une tunique bleue très simple, pavanait devant l’escalier. Ses yeux étaient exorbités par la colère, son visage, déformé par son sourire carnassier. Il avait autour de son bras un étrange appareil. Il s’était équipé d’une sorte de bazooka noir ultra-sophistiqué, enroulé autour de son bras droit jusqu’au coude. L’arme était parcourue d’une énergie bleue, semblable à celle qui avait pulvérisé la veille, l’une des tours de la ville. Dans sa main gauche, se dressait au bout d’une lance, l’étendard du peuple d’Assec. C’était un drapeau à trois bandes, bicolore, dont les extérieurs tissé de fils d’or, représentaient le monde de sable où ils avaient été envoyés. La bande centrale revêtait une teinte bleutée et arborait en son centre un triangle blanc. Ces choix n’étaient pas hasardeux. Ils reprenaient fidèlement les couleurs et le blason de la civilisation super-tech. Au coeur de cet étendard lourd de sens, se trouvait un poing, blanc lui aussi et dressé vers le ciel, symbole universel de la révolte d’une force de protestation unifiée.

Le cortège était au complet, réuni aux pieds des marches. Le silence se fit. Arawan se tourna vers son peuple, et d’un geste à la vigueur démesurée, enfonça la lance entre les pavés de la rue, laissant flotter l’étendard au sommet de la butée des reines. Son visage reflétait une détermination sans pareille. Le soleil balaya son visage bourru. La meute Fanérique contemplait émerveillée,

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l’homme qui allait leur redonner les clés de la cité après ces années de souffrance. L’instant était solennel. Arawan finit par faire rugir sa voix grave, teintée de cette férocité ahurissante.

— «  Peuple d’Assec ! Peuple de Vieux-sable ! C’est sous la même bannière que nous allons écrire l’histoire ! commença-t-il en toisant du regard, les visages du premier rang. Vingt-cinq années durant j’ai vécu dans les murs de ceux qui ont martyrisé mes parents. Vingt-cinq années durant, j’ai aidé cette famille à garder le contrôle de cette ville aux richesses infinies. Vingt-cinq années durant, j’ai collaboré à garder cette civilisation sous cloche… Incapable d’embrasser son potentiel. Limitée par les erreurs de ses ancêtres ! Terrifiée par son héritage ! La famille Siwa a depuis tout ce temps contribué à cette stagnation, envoyant tous ceux qui pensaient différemment en exil. Mais vous le savez comme moi, mes frères, mes soeurs… Cet exil est terminé ! hurla-t-il le poing levé, suivi par l’ensemble de son armée. Allons récupérer ce qui nous revient de droit ! Allons renverser celle qui, au nom du passé, nous a tous condamné ! »

Ainsi, marchèrent les Fanériques derrière leur leader, arpentant pas après pas, les dizaines de marches d’or titanesques de la butée des reines. Lorsque Arawan atteignit la grande porte, il activa l’arme dévastatrice qui était greffée à son poing. Dans un bruit sourd, suivi d’une puissante déflagration, une décharge de plasma bleuté fendit l’air et enfonça sans mal l’épaisseur de ce pont-levis, qui explosa à l’impact. Le leader d’Assec fit alors un signe d’apaisement à tout ceux qui suivaient scrupuleusement ses pas. Le cortège ralentit un peu plus sa course et

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pénétra en rangs serrés, de façon presque militaire, la somptueuse salle du trône de Piston City.

C’était un endroit sans équivalent, le coeur d’une cathédrale faite de cuivre et de ténèbres, de lumière et de vapeur. Le plafond, soutenu par des dizaines de clés de voutes sculptées, et de colonnes massives recouvertes d’or, devait atteindre les cinquante mètres de haut. Entièrement tapissé de fresques peintes, narrant la fondation de ce pays, le ciel de cette bâtisse était une incroyable oeuvre d’art. Le sol, aussi noir que froid, parfaitement lisse, laissait apparaître quelques marbrures grisâtres, qui serpentaient jusqu’au trône, déposé à l’autre bout de la salle. L’ombre et la lumière se partageaient le palais à parts égales, distillées par les meurtrières des murs extérieurs. De minces nuages de vapeur allaient et venaient dans la salle, effleurant les colonnes et les quelques pièces de mobiliers.

La reine Sélinda était là, debout devant son trône, accompagnée de sa mère, Lady Siwa, assise à ses côtés. Les femmes de Piston, face à l’homme venu renverser trois siècles de domination familiale, affrontaient dignement leur destin. Arawan et Sélinda s’échangèrent des regards tous plus féroces les uns que les autres. Le cortège des Fanériques, sentant planer l’atmosphère d’un moment d’histoire se figea, et laissa son leader avancer seul vers la gloire. Plus rien ne se dressait entre ce chien de guerre, cet agent double, cet homme aux multiples visages, menant par son inflexible volonté, la révolution de tout un monde.

— « Traître… commença la reine d’un ton plat, jetant son mépris au visage de celui qu’elle considérait il y a quelques jours encore, comme un membre de sa famille.

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Monstre… Déchet, menteur, parjure. Fanérique… continua-t-elle, d’une moue qui transpirait le dégoût.

— Je suis moi aussi ravi de vous voir, votre altesse. — Comment oses-tu faire ce que tu es en train de faire

Arawan ? Comment oses-tu me menacer ? Comment oses-tu soumettre un ultimatum à la famille royale, protectrice du peuple de Piston ?

— Parce-que le rôle que je joue depuis vingt-cinq ans prend fin aujourd’hui, tout comme votre règne.

— Alors tout ceci n’était qu’une vaste comédie pour toi ? Les combats que tu as menés à l’encontre des gens que tu défends aujourd’hui ? Les combats que tu as menés aux côtés de ce roi que tu as pleuré ? De mon mari, cet ami que tu disais considérer comme ton frère ?! » hurla Sélinda, la voix éraillée, des larmes plein les yeux. « Et pour quelles raisons fais-tu tout ceci ? Tu vas m’abattre parce-que j’ai banni comme ma mère les sympathisants Fanériques ? » Elle les pointa du doigt.

« Ces gens sont dangereux. Leurs idées ont conduit à l’anéantissement des super-tech. Je ne laisserais pas démanteler la société que nous avons mis tant de temps à bâtir ! Notre mode de vie est peut-être conservateur, mais il nous permet l’harmonie et nous épargne de la maladie des sans-noms et nous protège de l’annihilation totale ! » Elle s’approcha de l’ex-colonel. «  Que veux-tu Arawan ? Le retour à la société du toujours plus ? De la connexion et de l’isolement ? Un retour à cette drogue qui nous a laissé transformer notre planète en désert ? lança-t-elle d’une voix remplie d’amertume.

— Nos revendications ne vont pas aussi loin votre altesse… répondit-il, d’une voix aussi calme que terrifiante. En ce qui concerne les milliers d’âmes qui sont derrière

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moi, elles ne veulent que la liberté et jouir de cette cité comme n’importe qui, d’égal à égal, sans avoir à se justifier de leurs convictions. Ils sont tous convaincus que le fléau des super-tech ne se reproduira pas. Même si les écrans et la technologie numérique devait faire son retour, mais… » Il se mit à sourire. Ses yeux brulaient d’une émotion très violente.

— « Mais quoi Arawan ?— Pour tout vous avouer, je me fiche un peu de ce qu’ils

décideront après votre chute… Je suis un soldat, un guerrier, mes motivations sont toutes autres, lâcha-t-il le regard rempli de haine.

— Et quelles sont-elles Arawan ? demanda la doyenne silencieuse depuis le début. Que t’avons nous fait pour que tu nous détestes au point de vouloir nous tuer ?!

— Oh mais c’est très simple Lady… commença l’ex-colonel en activant l’énergie bleutée de son arme antique. Il y a vingt-cinq ans, alors que vous vous apprêtiez à couronner votre fille reine de Piston, celui que vous appelez « Marcel Pickett, le criminel de guerre », nous a donné une chance de survie en offrant des artefacts vapeur aux habitants d’Assec.

— Où veux-tu en venir Arawan ? lança Sélinda, tout en observant nerveusement les mouvements de l’ancien chef de son armée. Nous savons tous les deux comment cette histoire se termine…

— Oui ma reine, répondit-il en souriant à pleines dents. J’y viens justement… Vous savez qu’après le départ de Marcel, les leaders de l’époque ont décidé de se servir de ces artefacts pour construire des armes et marcher sur Piston… Ce que vous ignorez, c’est que ce sont mes parents et mes frères, qui étaient à la tête de ce projet et en

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première ligne pour affronter la garde royale et votre défunt père : Gaston de Piston, chevalier de vapeur, abattu lors de l’assaut.

— Tes… Tes parents… Tu es donc un enfant d’Assec ? lâcha Sélinda, décontenancée.

— Et oui, ma reine.— C’est donc ça que tu nous reproches ? » Sélinda n’en

croyait pas ses oreilles. « Dois-je te rappeler les blessures que ton peuple nous a fait subir ? Abattre des soldats, briser des familles à chaque assaut. Tuer le père de ma fille, qui s’est d’ailleurs sacrifié pour te protéger… Vous avez tous bénéficié de ma clémence ! hurla-t-elle, furieuse.

— Votre clémence ? répondit Arawan dans un soupir. — Parfaitement ! Aucun sang n’a été versé par ma main. Vos leaders ont été faits prisonniers dans les geôles racines et les autres renvoyés au désert… J’ai juré lors de mon couronnement de ne jamais verser le sang de mon peuple ! La noblesse de Siwa n’est pas une notion que je prend à la légère !

— La miséricorde dont vous avez fait preuve ce jour n’est pas mon soucis votre altesse… » Arawan pointa alors son arme sur la doyenne Lady Siwa, provoquant la stupeur de Sélinda. « Ce sont les agissements de votre chienne de mère, que je suis venu punir ! », pesta-t-il mâchoire serrée, les yeux injectés de sang.

La reine de vapeur regarda le visage de sa mère se décomposer face à cette accusation. Elle arborait une mine dévastée par la culpabilité, livide, les yeux tournés vers le sol. Dans son coeur, Sélinda vacillait, tandis qu’Arawan commençait son récit.

«  J’étais avec mes parents ce fameux jour. Le plus jeune prisonnier des geôles racines. Je devais avoir à

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peine huit ans. Vous aviez décidé de ne garder en cellules que les meneurs, afin de servir d’exemple, mais vos gardes n’ont pas eu le coeur à séparer un garçon de toute sa famille.

— Mais Arawan que dis-tu ? Ça n’est… Ça n’est pas possible…, lança la reine complètement perdue.

— La nuit qui suivit notre attaque, votre mère, libérée de ses contraintes royales, descendit dans les couloirs de pierre des geôles…  » La vieille dame ne broncha pas et porta une main à son visage.

— « Maman ! Maman ! Dis quelque chose bon sang !— Par miracle, ou par malheur, reprit le colonel. Je me

pose encore la question… Je n’étais déjà plus dans la cellule depuis de longues minutes lorsqu’elle est arrivée au niveau de la cellule de mes parents. Désert et famine aidant, j’étais assez maigre pour me faufiler entre les barreaux. Mes parents m’avaient envoyé chercher une issue afin que je puisse les sortir d’ici… J’ai bien réussi à trouver un passage, mais lorsque je revint, je n’ai vu que Lady Siwa une carabine vapeur entre les mains. » Tous dans la salle guettaient les réactions de la vieille dame, qui ne dit pas un mot. « L’obscurité m’empêchant de voir ce qui venait d’être fait, j’ai du attendre son départ pour assister à l’insoutenable… La scène macabre des corps sans vie de toute ma famille… C’était une boucherie Sélinda. Une boucherie commise en représailles de la mort de son roi !hurla-t-il d’une voix furieuse, tandis que la doyenne tremblait comme une feuille. Alors Lady Siwa… N’avez-vous rien à dire ? Après avoir lancé le bannissement de votre peuple et parjuré la noblesse de Siwa… N’avez-vous rien à dire pour votre défense ? »

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La reine sentit son monde s’écrouler à mesure que les secondes s’égrainaient. À chaque instant de son règne, Sélinda avait été ferme, mais droite, autoritaire, mais juste. Elle avait scrupuleusement suivi la tradition des monarques d’antan. Elle avait poursuivi la politique d’exclusion menée par sa mère pour protéger son peuple de lui-même. Elle avait fait bien des choses et pris bien des décisions dont elle n’était pas fière. Mais bafouer la noblesse et devenir une meurtrière par désir de revanche ? Ne plus être du côté de la vie, pour faire payer la mort ? Jamais cela ne lui était venu à l’esprit. Cette fissure s’élargit dans son esprit, provoquant un effet domino sur ses convictions. Si sa mère avait commis un tel crime à l’ombre du pouvoir, comment pouvait-elle encore croire en la toute bienveillance de sa famille ?

— « Mère… lâcha Sélinda, désarmée. » La doyenne se leva de son siège, en arborant le visage résigné d’une femme qui voyait la fin de sa vie arriver.

— « Vingt-cinq années durant j’ai gardé ce secret… dit-elle en essayant de rester digne. Le secret de la haine que je n’ai pas su dompter… Je n’aurais jamais cru que quelqu’un avait été témoin de cet acte. Encore moins qu’il ait hanté tes jours Arawan. Cependant je ne comprends pas… Si je suis la source de ta haine, pourquoi ne pas m’avoir tué ? Tu en as eu l’occasion des milliers de fois…

— Croyez-moi, ce fut extrêmement difficile de me retenir… rétorqua-t-il mâchoire saillante. J’ai passé des années à m’infiltrer dans la ville, me faisant passer pour une pupille de la nation, orphelin à cause des Fanériques. Puis des années à m’élever au rang de guerrier en suivant l’entrainement des soldats de la garde… Je ne voulais pas me contenter de verser votre sang, je voulais vous humilier,

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vous faire descendre de votre foutu pied d’estale et conquérir ce pour quoi ma famille a été bannie de Piston… La liberté de faire ce que bon lui semble. Mais vu de l’intérieur, il n’y avait qu’une solution pour renverser ce royaume…

— Réactiver les armes antiques…  » répondit Sélinda, effondrée de voir tout le mal qui s’était dissimulé dans sa vie. Son père était mort des mains des Fanériques, sa mère avait jeté au feu son devoir de noblesse en versant le sang de son peuple. Son mari était mort au combat pour protéger le traitre qui s’apprêtait à l’abattre. Tout ceci était un cauchemar.

— « Je savais qu’un jour ou l’autre, Pickett, ou un autre Dimeur réapparaitrait, reprit Arawan. Je savais qu’un jour ou l’autre. Quelqu’un équipé d’appareils numériques viendrait nous rendre visite… Et j’ai fait en sorte d’être celui qu’on enverrait le jour où cela se produirait.

— Tu avais donc tout prévu, admit Sélinda, qui redressa la tête, décidée elle aussi à périr dignement.

— Oui… Maintenant je vais vous donner une dernière chance de répondre correctement à l’ultimatum… lança-t-il en pointant son arme vers la reine. Abdiquez ! Ou mourrez !

— J’ai bien peur que tu doives nous tuer toutes les deux, rétorqua Sélinda, le plus sereinement du monde. J’ai juré lors de mon couronnement de défendre notre philosophie, quelles que soient les mesures à prendre, quels que soient les dangers à affronter… Nous avons sûrement commis beaucoup d’erreur. Peut-être que la politique envers les Fanériques n’était pas la bonne. Mais j’estime que tu es un danger, Arawan d’Assec. Un danger pour la sauvegarde de notre monde. »

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Face à face, seuls quelques mètres s’érigeaient entre cet homme et cette femme que tout opposait. Arawan et Sélinda étaient pourtant deux enfants de Piston. Ils avaient en dépit de leurs positions respectives, traversé les années côte-à-côté, vécu des pertes, celle d’un roi, d’un mari et d’un ami. Mais aussi des naissances, dont celle d’une jeune princesse, plus occupée à escalader sa cité, qu’apprendre les rudiments de la royauté. Ils avaient connu bien des batailles, bien des joies et des souffrances. Pourtant c’est une arme venue du passé qui s’apprêtait à faire basculer leurs destins. Le leader des Fanériques plongea son regard dans celui de la reine et n’y vit qu’une volonté implacable. Il prit alors sa décision :

— « Pour mes parents, pour leur rêve et celui de tous ces gens que vous avez jeté au désert… Qu’il en soit ainsi ! »

Arawan pressa la détente. La décharge de plasma meurtrière s’échappa du canon, lorsque soudainement, un cri transperça l’air. Une immense déflagration résonna dans tous le palais. L’onde de choc accompagnée d’un épais nuage de vapeur engloba l’espace et aveugla l’assemblée. Quelques secondes furent nécessaires à Arawan pour comprendre ce qu’il venait de se passer. La fumée finit par se dissiper et laissa apparaître la reine, indemne, et devant-elle un homme, recouvert d’une épaisse armure argentée. Fléchi derrière une sorte d’énorme bouclier de fumée, l’apparition de ce chevalier plongea Arawan, la reine, et la doyenne, dans la plus profonde stupeur.

— « Mais… C’est l’armure des rois… » lâcha Sélinda perturbée par cette apparition supersonique. Personne ne comprit qui était à l’intérieur, jusqu’à ce qu’ils entendent une voix familière :

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— « Bien joué Henry ! s’exclama Heyla, en traversant la salle du trône au pas de course.

— Henry ?! reprit la doyenne qui manqua de défaillir, tandis le jeune homme levait timidement la visière de son casque.

— Pickett ?! surenchérit Sélinda, avant de se tourner vers sa fille. Heyla ?! Mais qu’est-ce que… Qu’est-ce que vous faites là ? Que fais-tu encore avec ce criminel ? »

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Chapitre 13 - Dans les pas du père ( partie 1 )

Consternée par la réaction de sa mère, écoeurée par les actes de sa grand-mère, la princesse passa à côté d’elles sans même leur jeter un regard. Elle se hissa aux côtés d’Henry, dont l’armure laissait toujours échapper de larges trainées de vapeur, dues à l’utilisation du déplacement ultra rapide de la tenue des rois.

« Celui que vous appelez criminel vient de vous sauver la vie, mère, commença-t-elle. Ce garçon qui vient d’un autre monde, et a été propulsé ici contre sa volonté… Vous l’avez attrapé, jugé coupable et jeté en cellule en moins de quelques heures. En dépit de cela il a accepté de m’aider et s’est interposé pour vous éviter une mort certaine. Son courage mérite les louanges, pas vos insultes… dit-elle du même ton plat utilisé par sa mère. Après ce que je viens d’entendre, je pense qu’il est grand temps que notre famille se remette en question… continua la jeune fille. Répandre la mort pour la mort… Jeter au feu la noblesse de Siwa. J’espère que vous avez honte de vous grand-mère… »

Lady et Sélinda restèrent muettes, abasourdies par la fermeté et la sagesse des mots de la princesse du royaume.

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« Notre famille a failli ! » cria-t-elle à la foule Fanériques, observant par ses grands yeux noirs, la masse de ces hommes et de ces femmes, agglutinés à la porte du palais.

« Le peuple que vous avez fondé par le bannissement est désormais devant vous mère. Votre armée vous a abandonné, vous avez rompus nos liens avec les Dimeurs et les mondes parallèles amis, depuis près de trois décennies. Vous m’avez privé de mon héritage en interdisant les RDC et par la même occasion, mon droit de sang au voyage dimensionnel. Les deux derniers rois sont morts sous le coup des révoltes et les citoyens fuient actuellement la cité de vapeur, par les quatre grandes portes… Quand allez vous admettre votre échec ? Quand allez vous admettre que votre peur du passé, votre crainte de l’autre et vos interdictions en pagaille, sont en train de détruire notre pays ? 

— Heyla… répondit Sélinda. Les choses ne sont pas aussi simples.

— Si ! Elles le sont… Je vis et je marche parmi notre peuple. Je connais leurs envies, leurs craintes et leurs doutes ! Je vous en supplie, sortez de votre tour de cuivre et réveillez-vous… »

Pour la première fois depuis son couronnement, Sélinda Siwa ne savait plus du tout où elle en était. Entendre les mots prononcés par sa fille, tout en faisant face à cette situation périlleuse, déclencha en elle quelques chose, une prise de conscience, un électrochoc. Elle se rendit compte des dégâts que son orgueil et sa colère avaient masqué. Elle avait dirigé le royaume sans jamais se poser la moindre question, persuadée que c’était la seule façon de protéger son peuple.

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— « Que m’est-il arrivée ? » se dit-elle dos au mur. Elle n’était pourtant pas si différente de sa fille autrefois. Une princesse pleine de fougue, d’envies et de rêves, désireuse de rencontrer la vie et d’en explorer chaque recoin, chaque possibilité, sans restrictions et sans la moindre peur. À cet instant elle prit conscience du tournant et de l’aveuglement qu’avait été la mort de son père. Sa disparition était l’une des clés de voute du mal qui rongeait les fondations de Piston.

Assaillie par ses conflits et ses paradoxes, Sélinda fut engloutie par la déferlante d’émotions qui pesaient dans son coeur, mais à l’autre bout de la salle, Arawan d’Assec, lui, n’éprouvait aucun fléchissement. Alors que le silence régnait dans la salle du trône, le leader de cette révolution s’adressa étonnamment au garçon qui arborait l’armure royale.

— « Hé ! Gamin…, lança-t-il, presque sympathique. Tu sais que tu es le premier homme qui ne soit pas roi à enfiler cette armure ? 

— Oui… répondit-il en jetant un oeil son accoutrement. J’ai cru comprendre… »

Henry avait la bonne taille, mais vu sa minceur, il nageait dans cette armure argentée, tout droit sortie d’un conte médiéval. Cette protection intégrale et rutilante, lui donnait incontestablement une allure de chevalier traditionnel. Mais le bouclier harnaché à sa main gauche ne ressemblait à rien de connu. Le gant de son armure était recouvert d’un mécanisme à piston, qui distillait une vague de vapeur grisâtre et continue, extrêmement dense et prenant la forme d’un immense bouclier, qui le protégeait des pieds à la tête. Heyla avait vanté l’excellence de cette création : «  le bouclier vaporeux », en insistant sur le fait

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que rien ne pouvait passer au travers, pas même un boulet de canon tiré à bout portant.

— « J’ai vu le véhicule dans lequel tu es arrivé… Ces RDC, je n’en ai pas vues beaucoup, mais celle-là… reprit Arawan, N’aurais-tu pas un rapport avec Marcel Pickett par hasard ?  » L’adolescent et la princesse échangèrent un regard. « Ah…  Je le savais, lâcha le colonel dans un sourire. Tu as un lien avec l’homme qui a sauvé mon peuple. Je comprends pourquoi cette voiture m’était si familière. J’étais là quand le héros d’Assec a apporté les artefacts. Ce n’est pas le genre de modèle qui s’oublie facilement… Tu es qui pour lui ? Son neveu ? Son fils ? » Intimidé, Henry arbora une expression très nerveuse.

— «  Qu’est-ce que… commença-t-il, la gorge nouée. Qu’est-ce que ça peut faire ?

— Ce que ça peut faire ? rétorqua Arawan dans un sourire. La femme que tu protèges vous considère comme des criminels. Elle a créé une loi pour interdire le voyage dimensionnel à cause de lui. Ta place n’est pas parmi les Sansécrans… C’est grâce à l’appareil numérique que tu avais sur toi que j’ai pu lancer notre révolution. Henry, tu devrais être à nos côtés. L’histoire se répète. Ton père a eu le même choix à faire et il a choisi de nous aider. Tu as l’armure de vapeur, abat cette reine et je ferai de toi l’homme le plus puissant de Piston City. Nous réparerons ta RDC pour que tu puisses rejoindre ta dimension si tu le désires… À moins que tu ne veuilles nous aider à étendre notre territoire. Nous pourrions quitter ce foutu désert et prospérer ailleurs. Rien n’est impossible grâce à la technologie super-tech… Alors mon garçon. Qu’en dis-tu ?  » Henry et Heyla se regardèrent et échangèrent un sourire.

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— « C’est une proposition intéressante, commença le jeune Pickett. Mais… Sans façon, conclut-il dans une moue dégoutée.

— Oh, tu as plus de cran que lorsque je t’ai trouvé dans le désert…

— Comme je l’ai dit à la princesse qui est a côté de moi… Je ne sais pas ce que je fais ici. Je ne savais rien de votre existence, des RDC et de toute cette histoire de dimensions… Mais ce que je sais, c’est que mon père, ne vous aurait jamais soutenu.

— Je vois que tu as choisi ton camp.— Mon père a volé la technologie vapeur pour vous

donner une chance de vivre dignement, mais vos parents ont préféré en faire des armes. Vous êtes des extrémistes… Et je ne crois ni en vous, ni en Sélinda Siwa… Vous êtes des êtres intolérants, vous êtes violents et plongés dans l’erreur. Vous stigmatisez ce qui diffère de vous dans un cercle de haine sans fin… Et croyez-moi, niveau stigmatisation, je m’y connais.

— Sale petit morveux, pesta Arawan.— Votre problème est en réalité très simple… continua

Henry, qui avait acquis l’oreille de toute l’assemblée. Vous manquez de nuances… » Heyla regarda son ami, heureuse de l’avoir à ses côtés pour renverser le destin.

— «  Si tu ne nous rejoins pas… lança le colonel en réactivant son arme. Alors ôte-toi de mon chemin !

— Non ! Je ne vous laisserais pas prendre le pouvoir ou tuer qui que ce soit.

— Tu es fou mon garçon… Pourquoi veux-tu intervenir si tu ne crois dans aucune de nos causes ?

— Parce que je crois en elle, rétorqua le jeune homme en désignant la princesse du doigt. Je crois en la relève de

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Piston. Je crois en cette princesse qui ne se soumet pas aux lois établies par sa mère, et qui comprend parfaitement ce qu’est la souffrance et la volonté de son peuple. Je pense qu’elle fera une reine fantastique…  » Arawan regarda la jeune fille qu’il avait vu grandir jour après jour dans les murs du palais. Une nostalgie s’empara de lui pendant un bref instant.

— « Oui… Tu as raison… Heyla aurait été une reine merveilleuse, dit-il avant que sa voix ne se gorge à nouveau de haine. Mais à cause de sa mère, cela n’arrivera jamais ! Maintenant écarte-toi !  » Par réflexe, Henry dressa à nouveau le bouclier de vapeur devant lui.

— Je… Je ne bougerai pas d’ici ! répondit-il, courageux mais fébrile.

— Si tu veux mourir pour une cause qui n’est pas la tienne… Libre à toi.  » Tandis que le plasma bleu se concentrait au bout de l’arme d’Arawan, le jeune Pickett priait pour que cet élan de témérité ne soit pas le dernier de sa jeune existence. Alors que la tension atteignait son paroxysme, la reine prit la parole, et prononça les mots que personne ne s’imaginait l’entendre dire :

— « J’abdique ! Arawan ! J’abandonne le trône ! Je t’en conjure arrête cette folie ! »

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Chapitre 13 - Dans les pas du père ( partie 2 )

L’assemblée toute entière faillit perdre pied en entendant les mots de Sélinda : « Je… Je ne veux pas que tu abattes ma famille, lâcha-t-elle, débordée par ses émotions. J’ai vécu l’assassinat de mon père… Je ne veux pas assister à celui de ma mère et de ma fille. Je t’en supplie Arawan… Je ne veux plus revivre ça, continua-t-elle en larmes, brisée.

— Enfin tu te décides à voir clair, répondit le colonel.— Cessons cette folie… J’admets mes erreurs, et je

reconnais au nom de la famille royale, le crime abjecte de ma mère. À tous ici présent… Déposez les armes et préparons une transition pacifique. Je vous en supplie… Vous avez gagné. »

Des chuchotements se mirent à traverser les rangs des Fanériques. Était-ce du bluff ? Était-ce vrai ? Pouvaient-ils rentrer chez eux, ou n’était-ce qu’une manoeuvre ? Tous se demandaient quoi faire pendant plusieurs instants, suscitant les débats au coeur de la petite armée. Tout à coup, dans le premier rang des révoltés, Fisher, le vieil homme au crâne rasé et à la barbe crasseuse sortit du cortège. Il se hissa à la hauteur d’Arawan, qui le dévisagea, circonspect. Équipé d’une carabine de fortune comparable

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à celles des soldats de l’armée royale, il jeta un regard froid à Sélinda et Lady Siwa, avant de prendre la parole.

— « Je ne désire pas votre mort, dit-il d’une voix gorgée d’une étrange émotion. Je ne veux ni la guerre, ni une quelconque revanche… Je veux juste rentrer chez moi ! » s’exclama-t-il avant de jeter son arme sur le sol marbré de la salle du trône. Dans la foulée de son intervention, les milliers de Fanériques postés derrière lui firent de même, abandonnant ainsi toute velléité de combat. « Votre altesse, je n’ai qu’une chose à vous demander. Pouvons-nous rentrer ? Pouvons-nous de nouveau vivre dans les murs de Piston ? demanda le vieil homme.

— Oui, vous allez pouvoir rentrer, mais ne vous adressez plus à moi de la sorte. C’est avec ma fille qu’il va vous falloir préparer votre retour.

— Que… Que ? Quoi ?! s’exclama Heyla— Si j ’abdique, répondit Sél inda, pleine de

bienveillance. Si je cède ainsi le trône, il ne peut revenir selon nos lois qu’à une seule personne.

— Mais mère… Je ne peux pas ! Je n’ai pas fait le voyage dimensionnel. Je ne suis pas du tout prête à gouverner… Je suis…

— Tu as fait preuve de bien plus de sagesse, de bien plus d’intelligence et de courage que moi, j’en ai peur. La tâche sera ardue, mais je t’aiderai à réparer les erreurs que ta grand-mère et moi avons commises. Quant à vous jeune homme, lança-t-elle à Henry. Vos mots ont su me toucher… Je crois qu’il est grand temps de remettre un peu de nuance et de justice dans la vie de la cité. Tout comme il est temps pour nous d’évoluer, même si je ne suis pas la bonne personne pour le faire. »

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L’adolescente regarda Henry, à la fois terrifiée et plus heureuse que jamais d’entendre sa mère lui faire de telles éloges. Les Fanériques venaient d’obtenir gain de cause. La famille Siwa allait pouvoir se repentir en ressoudant un peuple traumatisé par des décennies d’oppression et de division. Le moment était historique et un soulagement général se répandit alors chez ces hommes et ces femmes, dont le sang n’avait pas eu à couler aujourd’hui.

Mais la joie de cette paix retrouvée ne dura que quelques secondes, car dans une explosion de lumière, les traits du visage de la reine Sélinda se tordirent de douleur. Son bras gauche, tranché par l’impact de l’énergie bleuté, tomba au sol, sous les regards médusés de l’assemblée. La monarque du peuple de vapeur s’écroula genoux au sol, laissant son sang maculer sa robe et dégouliner sur ce sol glacial. La princesse se porta au secours de sa mère, trop choquée pour hurler, trop horrifiée pour sangloter. Le jeune Pickett, le coeur empli d’effroi, observa le coupable de l’autre côté de la salle. Arawan ne pouvait contenir son expression satisfaite. Il se mit à avancer lentement vers ces femmes qu’il avait passé sa vie à haïr et lança :

— «  Vous pensiez vraiment pouvoir m’enlever ma vengeance par une pirouette ? Je n’ai certainement pas passé vingt-cinq années à attendre ce moment pour que vous vous décidiez d’un coup à retrouver un semblant d’humanité ! hurla-t-il comme un forcené. Abdiquez ou mourrez… J’ai accepté de vous offrir ce choix persuadé que jamais vous ne renonceriez à votre pouvoir. Votre vice a visiblement réussi à vous trouver une porte de sortie acceptable… Vous ne m’échapperez pas pour autant. Vous allez mourir ! Et c’est moi qui vais prendre le commandement de cette cité, personne d’autre ! »

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Le regard troublé par sa folie, Arawan pointa désormais l’arme antique sur Heyla et pressa la détente sans un soupçon d’hésitation. Henry réagit par pur instinct et envoya le bouclier vaporeux dévier le canon, démarrant ainsi une empoignade virile avec le colonel, dont il savait ne pas pouvoir sortir victorieux.

« Écarte-toi de mon chemin morveux ! cria l’enfant du désert. Personne ne se dressera sur ma route ! » En dépit des pouvoirs de l’armure et de sa taille hors du commun, le garçon se sentait tout petit face à la force brute d’Arawan. Impossible de le faire reculer. Pendant que l’adolescent tentait au péril de sa vie d’empêcher l’assassinat de la famille royale, Heyla posait sa ceinture de cuir en garrot autour de bras tranché de sa mère, qui essayait de ne pas perdre connaissance. L'adolescente se leva, déterminée à en découdre.

— «  Henry ! lui cria-t-elle. Utilise la lame qui est accrochée à ta ceinture !  » Le garçon regarda la pièce argentée qui protégeait sa taille, et vit une sorte de poignée ressemblant au manche d’une épée. Il voulut s’en emparer, mais le colonel lui envoya un direct du gauche dans l’estomac. En dépit de la protection de l’armure, terrassé par cette force hors du commun, le jeune Pickett tomba à genoux, plié en deux, tandis qu’Arawan s’approchait d’Heyla.

— « Alors princesse ? Toi aussi tu t’opposes à moi ? » lâcha-t-il en l’attrapant par la gorge d’un geste sec. La jeune fille se débattit comme une lionne, envoyant coups de poings et coups de pieds en rafales, mais le colosse ne broncha pas et lança un regard acide à la doyenne qui restait là, à quelques mètres, spectatrice silencieuse et tétanisée. « Regardez bien Lady Siwa, dit-il en pointant

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le canon de son arme sur la tête de la princesse. J’ai tranché le bras de Sélinda et maintenant je vais exploser le crâne de votre petite fille ! Que ressentez-vous ? Hein ? La même peur ? La même angoisse ? La même douleur qui fut la mienne ? »

Alors qu’il s’apprêtait à tirer à bout portant sur Heyla, Arawan reçut une décharge dans le dos qui le fit tomber à terre et desserrer son étreinte. L’adolescente s’extirpa de sa poigne, soulagée d’être encore de ce monde. Enragé, le colonel se retourna vers les Fanériques, cherchant du regard le coupable, qui fut rapidement identifié. Fisher se tenait là, carabine vapeur pointée sur le colosse.

— « Ça suffit ! lança-t-il. Laisse-les tranquilles ! Nous ne serons pas le prétexte de ta haine Arawan ! Jette ton arme, ou nous te neutraliserons… Nous voulons retrouver nos maisons, pas abattre des femmes sans défense.  » Sans dire un seul mot, l’ex chef de la garde se remit sur ses deux pieds, enclencha l’arme antique et laissa déferler sa puissance sur la foule, sans distinctions. Il lâcha sur ces pauvres gens des rafales de plasma bleu, tuant Fisher et des dizaines de personnes sur le coup, provoquant la fuite des Fanériques, qui s’échappaient du palais dans les cris et l’effroi.

— « Personne ne me volera ma vengeance ! » hurlait le forcené. C’était un véritable massacre. Les hommes et les femmes du désert tombaient au sol, s’écharpaient et se piétinaient pour sortir de cet enfer, jusqu’à ce qu’Henry se dresse devant le colonel. Caché derrière son bouclier, propulsé par l’armure, il chargea Arawan dans un cri mêlant courage et désespoir, s’empara du manche accroché à son armure et laissa s’échapper la puissance de sa lame vaporeuse.

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Dégageant la même fumée grisâtre et hyper concentrée que le bouclier, la tranche et la pointe de cette épée semblait aussi affutée que le plus fin des rasoirs. L’arme transperça le bazooka antique et le bras du fou de guerre de part en part. Le colonel envoya un coup de poing dans le visage du garçon qui bien que protégé par son casque s’écroula à nouveau au sol. L’ancien chef de la garde ôta l’épée de vapeur du canon, qui avait l’air d’être toujours opérationnel.

« Tu vas payer pour ce que tu as fait Pickett, lança-t-il avant de sentir quelqu’un bondir sur ses épaules. Heyla venait de l’attaquer par derrière et roua de coups sa nuque et son crâne, dans l’espoir de faire vaciller cet insubmersible colosse. La jeune fille y mit toutes ses forces, mais finit par se retrouver elle aussi propulsée au sol, aux côtés d’Henry. «  Cette fois c’est terminé bande d’ordures…  » lâcha Arawan, la bave aux lèvres. Il pointa son arme vers eux. L’énergie bleutée scintilla de mille feux, lorsque soudain, contre toute attente, la lame vaporeuse de l’épée du roi, transperça le torse du colonel.

Un filet de sang coula de ses lèvres et ses yeux exorbités fixèrent l’horizon. La lame quitta son abdomen d’un seul coup. L’homme se retourna afin de contempler le visage de celle qui venait de mettre un terme à ses funestes plans, le visage de celle qui incarnait l’essence même de la haine qui avait entaché sa vie. Lady Siwa se tenait là, groggy par ce nouveau geste meurtrier. L’épée de son mari glissa entre ses mains. Arawan tomba à genoux devant-elle et dans un dernier souffle, dans un dernier élan, déclencha le pouvoir de l’arme antique sur la doyenne de vapeur. L’explosion fut instantanée, le coup sans douleur. Le plasma bleuté avait enfin trouvé sa cible. Le regard

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d’Arawan s’éteignit, tandis que l’ex reine de Siwa portait une main à son ventre. Elle n’y trouva qu’un trou béant et s’effondra aux côtés de sa fille.

Heyla et Sélinda hurlèrent de tout leur souffle, de toute leur âme. Noyées par le chagrin elles se hissèrent au chevet de la doyenne, qui vivait ses derniers instants. Le combat était terminé. Henry alla constater la mort d’Arawan en prenant le pouls de sa dépouille. Lady Siwa quant à elle, avait reçu le châtiment de la vengeance, après l’avoir elle-même dispensé.

— « Mes filles… lâcha-t-elle dans un pâle sourire, qui plissa ses lèvres tremblantes. Je vous demande pardon. J’ai entaché le nom de notre famille… J’ai échoué dans mon rôle de reine en basculant dans l’extrémisme, et j’ai conclu mon règne par le meurtre d’une famille qui ne faisait que lutter contre ma médiocrité… Mes erreurs ont emporté mon mari et tant d’autres personnes, il est donc légitime que je disparaisse à mon tour…

— Maman… Non ! » répondit Sélinda en constatant que les blessures de sa mère étaient trop importantes, même pour la médecine de Piston. Elle regarda l’adolescente et lui fit comprendre que c’était terminé.

— Heyla, reprit la doyenne. Je suis si fière de toi… Toutes les deux, réparez mes erreurs, je vous abandonne… Ne soyez pas triste, j’ai largement vécu et fait mon temps. Je vais retrouver mon roi… Je vous demande pardon. »

Lady Siwa ferma ses yeux ridés et son visage par la douleur s’éteignit sur le sol glacial du palais royal. Les deux femmes, englouties par le choc, mirent quelques instants avant de reprendre leurs esprits. — « H e y l a … interpella Sélinda en tenant fermement sa blessure.

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— Ne bougez pas mère, votre bras, vous perdez beaucoup de sang, il faut qu’on aille vous faire soigner… répondit doucement la princesse en ajustant le garrot.

— Heyla, ma chérie…, reprit Sélinda. Il faut que tu ailles l’annoncer à notre peuple. Il faut que tu les rappelles…

— Annoncer quoi ?— La fin du conflit. La nouvelle reine doit officialiser la

décision qui a été prise tout à l’heure. — Mais maman, je ne peux pas… Je ne suis pas prête. — Tu l’es bien plus que je ne l’étais à l’époque. C’est

grâce à ton jugement, ta désobéissance et ton courage que je suis encore en vie et que notre royaume va perdurer. Va faire sonner le cor. Fais ce que j’ai été incapable de faire… Appelle notre peuple à l’union.

— Mais comment veux-tu que… — Heyla, dit timidement Henry dans le dos de

l’adolescente. J’ai trouvé ça sur le corps d’Arawan… » Le jeune Pickett présenta à la princesse la dépouille de son téléphone portable, raccordé par des câbles à une sorte de micro. « Je pense qu’il se servait de ça pour être entendu dans toute la cité. Heyla s’empara de l’appareil et regarda sa mère qui tentait de se relever.

— « C’est parfait… Sers-toi de ça pour proclamer la fin de la guerre. Et toi Henry… lâcha Sélinda d’un ton autoritaire. Va faire résonner le cor à l’étage. Prend l’escalier qui se trouve derrière le trône et tu y arriveras directement. Allez-y les enfants ! Courrez ! Dépêchez-vous ! »

Sur ces mots, le jeune Pickett et la princesse s’élancèrent dans des directions opposées. Alors qu’Henry utilisait la propulsion de l’armure pour grimper trois par trois les marches menant à la tour de cette cathédrale royale,

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Heyla fonçait vers ce qu’il restait des portes du palais. Une fois sur le parvis, en haut de ces marches d’or, elle activa l’appareil confectionné par les Fanériques et prononça ces mots qui venaient clore un quart de siècle de guerre.

— « Peuple de vapeur ! hurla-t-elle dans le micro, la voix submergée par l’émotion. Sansécrans ! Fanériques ! Citoyens de Piston City ! C’est votre princesse qui vous parle ! Ma mère… La reine Sélinda Siwa, protectrice du royaume et héritière de la Dimeuse de légende vient d’abdiquer en ma faveur… Et… Et je… balbutia-t-elle tandis qu’un torrent de larmes coulaient sur ses joues. Par ma volonté et par mon autorité… Je proclame en ce jour la fin du bannissement des habitants d’Assec et de Vieux-sable ! Revenez-tous habitants de Piston ! Regagnez vos maisons ! La guerre est terminée ! » hurla-t-elle de toutes ses forces, accompagnée par le son grave du cor royal. Ainsi était entendu ce cri venu du ciel pour libérer des milliers d’âmes. Ainsi Henry Pickett sonnait par ce chant caverneux, le glas d’une ère tragique, et le début des temps heureux.

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Épilogue : En route

Deux mois plus tard - Porte de Piston - Gare de l’Est

À Piston City, la libération avait succédé au deuil, et le deuil à la célébration. Le crime commis par Lady Siwa en représailles de la mort de son mari fut rendu public, et souleva dans la population une incroyable consternation. Cette reine qui avait déjà commis tant d’erreurs, et entraîné Sélinda dans sa succession de mauvais choix, avait en plus bafoué la noblesse de Siwa. En expulsant les Fanériques, Lady avait créé le conflit qui allait provoquer la mort de son mari, l’échec du règne de sa fille, la violence des révoltes, et la folie d’Arawan. Elle était la première protectrice du royaume de vapeur à faillir dans sa tache, et manqua de peu d’entrainer son royaume dans sa chute. Cette aventure marquait le plus grand tournant de l’histoire de Piston depuis près trois cents ans.

Une fois la crise terminée et la cité apaisée, Sélinda se soumit alors à la justice de son peuple. Elle aussi était responsable. Après avoir poursuivi et durci les lois de sa mère suite aux premières révoltes, l’ex-reine de Piston dut répondre de ses choix devant un tribunal populaire, dont elle fit elle même la demande. Las des confrontations et

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des batailles de ces dernières décennies, le peuple de vapeur considéra qu’après la mort de Lady Siwa, et l’abandon du trône au profit de sa fille, Sélinda avait des circonstances atténuantes et méritait le pardon.

Elle qui n’avait jamais versé le sang des siens et tant perdu au fil des combats, serait autorisée à conseiller sa fille en tant que nouvelle doyenne du palais. Les Fanériques et les Sansécrans s’unirent alors sous la même bannière, abandonnèrent ces surnoms symboles de temps révolus, et commencèrent la révolution philosophique de cette ville dressée au milieu du désert.

Heyla et sa mère enterrèrent Lady et Arawan lors d’obsèques privées, afin de ne jamais oublier les erreurs qui avaient conduit à la création du plus grand conflit depuis la fondation de la cité. La nouvelle reine de vapeur accorda à l’ex-colonel une sépulture dans le cimetière royal, en dédommagement des vies détruites par les erreurs de sa famille. Après la bataille, les révélations, le jugement et le deuil, vinrent alors les jours de paix.

Sélinda tint sa parole et céda le pouvoir à sa fille, qui fut couronnée reine de Piston devant le peuple unifié. Pour la première fois, le couronnement ne fut pas célébré dans le faste du palais, qui regorgeait encore de souvenirs douloureux, mais dans la basse ville, sur la place même où la jeune fille s’adonnait aux loisirs anciennement interdits. Le jour même de son serment envers la noblesse de Siwa, Heyla prit maintes décisions, et effaça officiellement les injustices héritées de sa grand-mère.

Henry fut élevé au rang de chevalier de l’ordre vaporeux, pour services rendus à la cité de cuivre et sa bravoure lors de son opposition à Arawan. Son père, Marcel Pickett, fut quant à lui absout de ses crimes aux

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yeux de l’histoire. La loi anti-Fanérisme fut abrogée, permettant ainsi l’abandon définitif des bidonvilles et le retour de tous les bannis au sein de la société. Dernière loi qu’Heyla voulut absolument lever : celle qui concernait les Dimeurs et l’interdiction aux voyageurs dimensionnels de mettre un pied dans leur pays.

Les jours passèrent, la nouvelle protectrice prit ses marques et la vie reprit son cours dans la cité de cuivre. La jeune reine promit à Henry de réparer son véhicule en personne, afin qu’il puisse reprendre la route le plus rapidement possible. Pendant ce laps de temps, l’adolescent prit le temps de se remettre doucement de cette folle aventure, et des heures les plus éprouvantes de sa vie. Passé ce délai, il visita la ville de fond en comble et vécut plusieurs semaines parmi ces hommes d’une autre dimension. Ses désirs de voyages et de découverte s’étaient réveillés en lui. Il assista à la création du premier cinéma de Piston, évidemment tenu par Keiron, l’ami moustachu de la reine. Il se délecta de la gastronomie locale et de l’incroyable variété de cafés proposés dans les différents restaurants de la haute ville. Il voyagea d’un bout à l’autre de cette fabuleuse agglomération grâce aux plates-formes vapeur et aux locomotives aériennes. L’adolescent passa vraiment du bon temps, et comprit pourquoi son père était resté des mois dans ces lieux. Mais toutes les bonnes choses, tôt ou tard, connaissent une fin. Et c’est ainsi, deux mois après la fin du conflit, qu’Henry, Sélinda et Heyla, accompagnés par une partie de la population, se rejoignirent en gare de Piston, porte Est. Il était l’heure pour le jeune homme de quitter ce monde, afin de reprendre la route.

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Sur l’un des quais, au milieu des locomotives, dissimulée sous une large bâche blanche, se trouvait sa Radio Dimension Car, remise en état de marche par l’adolescente. La nouvelle reine de Piston avait d’ailleurs troqué son habituelle tenue blanche, pour une combinaison noire ressemblant à une tenue de garagiste.

Sa mère qui se tenait à ses côtés, avait depuis son jugement reçu les meilleurs soins pour son bras coupé. Elle était désormais équipée d’une prothèse mécanique pour combler ce qu’Arawan lui avait enlevé. Ce bras artificiel fonctionnait évidemment à la vapeur, et laissait apparaitre sous sa coque de Plexiglas, des petits rouages cuivrées sur toute sa longueur, évoquant les rouages d’une horlogerie fine.

Il planait dans ce lieu balayé par les rayons du soleil de cette fin de journée, une atmosphère de départ et d’adieux. Henry approcha de son véhicule, dans cette scène qui lui parut familière.

« Vas-y, lui dit Heyla dans un sourire. Tu peux enlever la bâche, je crois que ça va te plaire… » Le garçon souleva la couverture et laissa apparaître sa RDC, complètement transformée par le travail d’orfèvre de la jeune femme.

— «  Wouah ! s’exclama-t-il, impressionné. Mais… Comment t’as fait ça ? Elle est superbe !

— Nous te l’avons déjà dit, répondit l’adolescente. — Nous sommes un peuple d’ingénieurs… » ajouta sa

mère. Complètement cabossée par l’accident et fortement rouillée depuis les derniers voyages de son père, la voiture donnait pourtant l’impression d’être flambant neuve. Heyla avait changé le moteur, détruit par le passage sous-marin du jeune Pickett et son altercation avec le Golem. La Radio Dimension Car était désormais équipée

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d’un énorme moteur à vapeur. Si gros que les tubes en cuivre et les différents pistons débordaient de la carrosserie. La jeune reine dut découper le capot, qu’elle avait stylisé à merveille. L’ensemble donnait à la RDC un irrésistible côté sport. La peinture bleutée avait été entièrement restaurée, et les banquettes changées pour des sièges en cuir noir du plus bel effet. Le jeune homme était aux anges. Ça n’était toujours pas un Hummer, mais le cadeau de son père avait bien plus fière allure.

— « C’est génial ! Elle est géniale ! criait-il époustouflé.— C’est vrai, elle te plait ? lança Heyla, heureuse de

voir son ami aussi satisfait.— Tu rigoles ? Elle est parfaite ! » Il se calma et marqua

un temps d’arrêt. «  Bon… tempéra-t-il. Je risque d’être toujours un peu tassé à l’intérieur, mais là… J’imagine que tu ne peux pas faire grand chose pour ça. Elle est vraiment trop cool ! Je… Je ne sais pas quoi dire.

— Un merci suffira  » répondit l’adolescente, avant de soudainement prendre un air grave. « Henry, il faut que je te dise… J’ai trouvé quelque chose dans la boite à gants…  » Elle sortit de la poche intérieure de sa combinaison, un petit carnet et une enveloppe.

— « Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, intrigué. — Ça, c’est le carnet d’utilisation de ta RDC,

commença-t-elle avant d’arborer une expression gênée. Et ça, je te prie de m’excuser, je croyais que ça avait un rapport avec la voiture, mais… Je crois que ça vient de ton père.

— Mon père ?  » répondit Henry en s’emparant de l’enveloppe. Il l’ouvrit et en sortit une courte lettre manuscrite, qu’il s’empressa de lire :

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« Mon fils,

Lorsque tu liras ces mots, tu seras loin, très loin de moi… Tu vas sans doute beaucoup m’en vouloir de ne pas t’avoir prévenu, et sans doute penser que je suis un monstre de t’envoyer de force dans ces mondes, ces beautés et ces dangers que personne n’imagine chez nous.

Je te l’ai toujours dit mon garçon, la vie est faite de routes, de paysages, de voyages et de rencontres. À l’heure où j’écris ces lignes, j’ai terminé la réparation de la voiture et tu vas bientôt me rejoindre alors que se termine ton année scolaire… Tu viens d’avoir dix-huit ans, et même si je sais que ce qu’il va t’arriver est fort contraire à tes plans, crois-moi, j’en fais le serment, le chemin que tu t’apprêtes à prendre est mille fois plus extraordinaire que tout ce que tu peux imaginer. Je te confie ton héritage !

J’ai mis dans la boite à gant le manuel d’utilisation de la RDC, afin que tu puisses te familiariser avec toutes les règles du voyage dimensionnel. Prends soin de toi Henry. Prends soin de cette voiture et surtout fais lui confiance. Elle t’emmènera toujours là où tu as besoin d’aller. J’espère te revoir bientôt, mais tout de même pas trop tôt…

Profite de chaque seconde, embrasse la vie et sois heureux comme je l’ai été en mon temps.

Ton vieux père qui t’aime. »

Henry replia la lettre, ému par les mots de celui qui lui avait caché tant de choses depuis sa naissance. Mais étrangement il n’arrivait pas à lui en vouloir. Il venait de découvrir que son père avait voyagé dans d’autres mondes

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toute sa vie, et que les histoires qu’il lui racontait depuis l’enfance, étaient probablement toutes vraies.

— « Tu as lu le post-scriptum ? demanda Heyla en le sortant de ses pensées, l’air inquiète. Regarde, en bas de la page…

— Hein ? Euh, non, attends… dit-il en dépliant le papier.

« PS : Si tu croises ta mère sur la route, elle t’expliquera tout… Bon voyage fiston ! »

— « Henry ? Est-ce que ça va ? demanda l’adolescente en voyant le garçon blêmir face à ces quelques mots.

— Ma… Ma mère ? Mais… balbutia le garçon, désarçonné.

— J’imagine que ton père t’en as autant dit la dessus que sur les voyages dimensionnels.

— Je croyais qu’elle m’avait abandonné… C’est à cause de ça que mon père est retourné à Newton Valley. Il a arrêté les voyages pour m’élever… Du coup. » Le garçon réalisa. « Ça veut dire…

— Ça veut dire que ta mère est sans doute une Dimeuse elle aussi…  » conclut Heyla. Le garçon n’en revenait pas. En l’espace de quelques jours, sa vie, son quotidien et son identité avaient été totalement bouleversés.

— « Bon… lâcha-t-il en essayant de se reprendre. Au final ça ne change pas grand chose. Qu’elle soit quelque part dans mon monde ou dans un autre, c’est anecdotique… J’ai peu de chances de la croiser. »

Le jeune Pickett feuilleta le manuel d’utilisation de la RDC pendant quelques secondes, glissa la lettre de son père à l’intérieur et se tourna vers l’ancienne reine de

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Piston. «  Sélinda… commença-t-il, pensif. Vous qui avez voyagé en RDC, avez-vous un conseil à me donner ? Comment est-ce que ça marche exactement ?

— Oh… Et bien… » Elle massa son menton de sa main mécanique et éclaircit sa voix grave. « La radio fait vibrer la voiture et t’envoies dans la dimension correspondant à la fréquence que tu choisis sur le cadran. Il y a cependant quelques règles… On ne peut par exemple pas retourner dans une dimension déjà atteinte pendant un an. Du coup quand tu choisis une station, note la quelque part si tu veux y retourner un jour.

— Et par hasard vous ne connaitriez pas la fréquence de ma dimension ?

— Malheureusement non, répondit Sélinda. J’ai passé les derniers jours à chercher l’information dans les carnets de bord des précédentes reines, mais aucune d’elle n’est allée sur ta Terre. Il y a des milliers de dimensions différentes, certains disent même une infinité. Cependant il y a peut-être un moyen de savoir à quelle fréquence résonne la tienne…

— C’est vrai ? Lequel ? dit-il, un mince espoir au coeur.— Il existe une dimension dans laquelle se trouvent des

objets très spéciaux. On les appelle des horloges boussoles. Ce sont des artefacts très particuliers… Ils n’ont qu’une seule aiguille et n’indiquent pas du tout l’heure, ajouta-t-elle, provoquant un déclic dans l’esprit du garçon.

— Euh… Ouais, ça me dit quelque chose. Est-ce que ces horloges ont tendance à grossir au fil des années ?

— Oui ! C’est exact ! répondit Sélinda. — Mais j’en ai une chez moi ! Enfin chez mon père…— Ah oui ? Ça n’est pas étonnant qu’il en ait une.

L’aiguille indique sur demande la fréquence des dimensions

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que l’on veut atteindre. C’est une sorte de carte routière pour ondes parallèles. Si tu en trouves une, tu devrais pouvoir rentrer chez toi.

— C’est génial ça… Et où est-ce qu’on les trouve ? — Il n’y a qu’un seul endroit à ma connaissance : la

dimension originelle des Dimeurs.— Ah ouais… Et j’imagine que vous ne savez pas non

plus ou ça se trouve. — Non. Les créateurs des RDC ont toujours gardé cette

information la plus secrète possible. On ne tombe dessus que par hasard.

— Il va donc falloir que je tâtonne pour trouver leur dimension… De toute façon, vu la lettre que je viens de lire, le but de mon père en me confiant cette voiture n’était certainement pas que je rentre tout de suite…

— Qu’est-ce que tu comptes faire alors ? demanda Heyla.

— Je n’ai pas beaucoup de choix… répondit-il l’air ennuyé.

— Tu peux rester ici si tu veux, lança Sélinda. Vu tout ce que tu as fait pour notre monde, tu es plus que bienvenu parmi nous. 

— Oui je le sais… » répondit Henry, englué dans ses réflexions.

Après quelques instants passés à étudier ses possibilités, le jeune homme regarda longuement ce véhicule qui avait transporté son père pendant tant d’années. Les questions défilèrent dans son esprit. Combien d’aventures avait-il vécu ? Combien de gens et de terres merveilleuses avait-il visité ? Quels dangers avait-il affronté ?

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En transmettant la RDC à son fils, il lui avait donné bien plus qu’un moyen de transport au potentiel quasi illimité. Il lui transmettait une philosophie, une certaine idée de la vie. Un sourire s’accrocha alors aux lèvres du garçon, qui se retourna vers Heyla et sa mère.

«  Je vais devoir décliner voter invitation Sélinda… Je vais prendre la route. Cette voiture est restée dans une grange pendant dix-huit ans. Il est temps d’aller la décrasser…  » En entendant cette nouvelle, la nouvelle reine de Piston esquissa une moue attristée.

«  Heyla… lança Henry, le regard soudainement espiègle. Est-ce que tu es prête ?

— Prête à quoi ? répondit-elle, nageant dans l’incompréhension.

— Je t’ai fait une promesse il me semble… Tu te souviens ?

— Euh, oui je me rappelle, mais c’était avant que ma mère abdique, que je devienne reine… Je… Je ne peux pas…  » balbutia-t-elle en voyant le sérieux du jeune homme. Sa mère prit alors la parole :

—«  Ma chérie… Il est inacceptable que la reine de vapeur n’ait pas fait son voyage dimensionnel. J’ai déjà pris les dispositions nécessaires… Keiron ? Vous êtes là ?  » lança-t-elle soudainement à la foule. Les premiers rangs s’écartèrent pour laisser passer la silhouette rondouillarde de l’ami moustachu de l’adolescente. Il tenait dans ses bras un immense sac en toile, rempli à ras bord. Heyla, bouche-bée, ne comprenait rien à ce qu’il se passait.

— «  Mais… Mais… Keiron… Mais… lâcha-t-elle confuse.

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— Ma reine, répondit-il en déposant le sac aux pieds de la jeune femme. Il est temps pour vous de réaliser votre rêve.

— On a déjà tout prévu, ajouta Henry. Ta mère s’est engagée à s’occuper de l’intendance du royaume. Selon vos lois les plus anciennes, tu ne peux techniquement pas régner si tu n’as pas fait ton voyage.

— Mais… Je… J’en ai très envie, mais je ne peux pas laisser tout le monde alors que j’ai été couronnée…

— Si c’est ta maman qui t’inquiète, ne te fais pas de soucis, continua-t-il. Elle m’a juré de ne bannir personne pendant ton absence, lança-t-il dans cette pointe d’humour qui ne fit rire que lui.

— Très spirituel… répondit Keiron en levant les yeux au ciel.

— C’est vrai alors ? Tu m’emmènes avec toi ? Je peux partir ? reprit Heyla au comble du bonheur.

— Je n’ai qu’une parole. » Elle leva les bras au ciel.— «  Oh ouais ! Ouais ! Ouais ! s’écria-t-elle en

bondissant dans tous les sens, hystérique. Oh je te jure que tu le regretteras pas ! Je m’occuperais de la voiture ! Et en plus je la réparerai si on a un problème… Et… Et… Oh oui ! C’est génial ! continua-t-elle avant de se jeter au cou de sa mère, qu’elle embrassa avec vigueur.

— Allez ! File ma fille ! lança Sélinda. Filez tous les deux !  » Débordée par sa joie Heyla embrassa toutes les personnes qui se trouvaient dans les premiers rangs de la foule venue lui faire ses adieux. Quand à Henry, il avança vers sa voiture, avec une émotion toute nouvelle.

— «  Oh, j’arrive pas à y croire… continua la jeune femme les larmes aux yeux. C’est parti ! Je pars… Je pars vraiment ! Au revoir maman ! Au revoir Keiron ! Au revoir

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tout le monde !  » hurla-t-elle, avant de courir jeter son paquetage dans le coffre de la RDC. Elle bondit jusqu’à la portière, écarlate, puis regarda son nouvel ami, bouleversée mais heureuse comme jamais.

— « Vous êtes prête altesse ? demanda l’adolescent.— Oui ! Allez ! Dépêche-toi on décolle ! répondit-elle

survoltée. — Euh… Et bah d’accord… »Henry se faufila sur la place conducteur, pendant

qu’Heyla attachait sa ceinture. Le jeune Pickett claqua la porte de la RDC et mit son index dans le démarreur. Un jet de vapeur sortir des tubes cuivrés du moteur. Alors que la jeune reine faisait des grands signes par la fenêtre, le garçon accéléra une ou deux fois pour faire ronfler la mécanique, puis pressa à fond sur la pédale. La voiture dérapa dans le sable du désert et s’éloigna de la cité à une vitesse prodigieuse. La Radio Dimension Car, lancée comme une fusée, traça de larges sillons dans la finesse de cette terre dorée, tandis que derrière eux, les tours cuivrées brillaient de mille feux, et reflétaient l’éclat de ce soleil de fin de journée.

— « Vas-y Henry ! s’exclama Heyla, surexcitée par le moment. Chauffe-là encore un petit peu !  » L'adolescent pensa à la folle aventure qu’il venait de vivre, tout en se demandant quelles beautés il allait découvrir, et quels dangers il devrait affronter dans quelques minutes. « Allez ! C’est bon maintenant ! Tu peux l’allumer ! On y va ! » De dérapages en dérapages, de vrombissements moteurs en coups de volants, il déchaina des vagues de sable tout autour d’eux.

Henry appuya sur le bouton «  ON  », déclenchant l’allumage de l’autoradio, puis tourna la molette orange

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jusqu’à choisir une fréquence au hasard. La voiture se mit à vibrer toute entière, tandis que l’incroyable paysage de ce désert doré, se volatilisait seconde après seconde. Le coeur des deux adolescents se mit à battre comme jamais dans leur poitrine, lorsque soudain, zappé dans un autre univers, le jingle se fit entendre : «  RA-DIO, DI-MEN-SION ! »

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