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Boréal roman le vacarmeur R OBERT L ALONDE Extrait de la publication

Du même auteurLa Belle Épouvante, RobeRt LaLonde le vacarmeur

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Né à Oka, près de Montréal, Robert

Lalonde mène en parallèle des car­

rières de comédien et d’écrivain.

Photo : Ulf Andersen/Gamma © Seuil

Robert Lalonde

le vacarmeur

Je suis d’une famille de chasseurs, d’embusqués, de poseurs de

pièges. On me faisait marcher en avant, à grandes enjambées

bri seuses de souches et de silence, pour faire sortir le lièvre de sa

cachette, s’en voler la perdrix du bouleau, se rapprocher le gibier des

fusils. Je n’étais pas tireur, mais «vacarmeur», celui qui n’aperçoit

pas la bête qu’il traque, mais la cherche, la devine dans les limbes

de la fardoche.

Je n’ai pas choisi : traqueur je fus, traqueur je suis resté. Je marche

sans cesse sur des sentiers de traverse, à l’affût, attentif, inquiet et

espérant. Éternel «vacarmeur», je fais toujours lever un gibier que

je ne vois pas. Écrire, c’est cela : faire lever le gibier, écouter tirer

les autres, dans un lointain très proche.

Avec Le Vacarmeur, Robert Lalonde donne la suite du Monde

sur le flanc de la truite. Dans une prose qui cerne le mystère avec une extraordinaire précision, il nous conduit au plus près du cœur ardent de l’acte créateur.

Encore une fois, nos guides se nomment Rick Bass, Michel de Montaigne, Annie Dillard, Flannery O’Connor, Jean Giono ou Gabrielle Roy. Encore une fois, l’auteur fait par tici per la littérature à une célébration en même temps païenne et sacrée du monde et de la nature.

BoréalISBN 2-89052-944-4

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Du même auteur

La Belle Épouvante, roman, Éditions Quinze, 1980; Éditions Julliard, 1981. Prix Robert-Cliche.

Le Dernier Été des Indiens, roman, Éditions du Seuil, 1982. Prix Jean-Macé.

Une belle journée d’avance, roman, Éditions du Seuil, 1986; Éditions du Boréal, coll. « Boréal compact », 1998. Prix Québec-Paris.

Le Fou du père, roman, Éditions du Boréal, 1988. Prix de la Ville de Montréal.

Le Diable en personne, roman, Éditions du Seuil, 1989.

Baie de feu, poésie, Éditions des Forges, 1991.

L’Ogre de Grand Remous, roman, Éditions du Seuil, 1992.

Sept lacs plus au nord, roman, Éditions du Seuil, 1993.

Le Petit Aigle à tête blanche, roman, Éditions du Seuil, 1994. Prix du Gouverneur général, 1994; prix France-Québec, 1995.

Où vont les sizerins flammés en été ?, histoires, Éditions du Boréal, 1996.

Le Monde sur le flanc de la truite. Notes sur l’art de voir, de lire et d’écrire, Éditions du Boréal, 1997.

Couverture : Marie-Danielle Leblanc, Les feuilles mortes sous mes pas murmurent en silence, collage-goudron, détail,1996 Boréal

roman

le vacarmeurRobeRt LaLonde

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LE VACARMEUR

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DU MÊME AUTEUR

La Belle Épouvante, roman, Éditions Quinze, 1980 ; ÉditionsJulliard, 1981. Prix Robert-Cliche.

Le Dernier Été des Indiens, roman, Éditions du Seuil, 1982. PrixJean-Macé.

Une belle journée d’avance, roman, Éditions du Seuil, 1986;Éditions du Boréal, coll. «Boréal compact», 1998. Prix Qué-bec-Paris.

Le Fou du père, roman, Éditions du Boréal, 1988. Prix de la Villede Montréal.

Le Diable en personne, roman, Éditions du Seuil, 1989.

Baie de feu, poésie, Éditions des Forges, 1991.

L’Ogre de Grand Remous, roman, Éditions du Seuil, 1992.

Sept lacs plus au nord, roman, Éditions du Seuil, 1993.

Le Petit Aigle à tête blanche, roman, Éditions du Seuil, 1994. Prixdu Gouverneur général, 1994 ; prix France-Québec, 1995.

Où vont les sizerins flammés en été?, histoires, Éditions du Bo-réal, 1996.

Le Monde sur le flanc de la truite. Notes sur l’art de voir, de lire etd’écrire, Éditions du Boréal, 1997.

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Robert Lalonde

LE VACARMEURNotes sur l’art de voir, de lire et d’écrire

Boréal

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Les Éditions du Boréal remercient le Conseil des Arts du Canada ainsi que le ministère duPatrimoine canadien et la SODEC pour leur soutien financier.

© 1999 Les Éditions du BoréalDépôt légal: 1er trimestre 1999

Bibliothèque nationale du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Les Éditions du Seuil

Données de catalogage avant publication (Canada)

Lalonde, Robert

Le VacarmeurSuite de: Le Monde sur le flanc de la truite

isbn 2-89052-944-4

1. Art d’écrire. 2. Lecture. I. Titre.

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ps9573.a383v32 1999

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Le lecteur est prié de noter que la plupart de ces textes sont déjà parus dans les

pages du Devoir, quoique sous une tout autre forme.

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La nuit dernière, j’ai rêvé de rivière, d’un gros poissonpêché par un enfant, qui était et n’était pas moi, de sonsang coulant de ma paume où s’était fiché l’hameçon del’enfant, un mélange d’eau et de sable. J’ai nagé dans uncourant glacé, attrapé par des branches, des racines, destourbillons furieux. Sur la grève, on tournait un film danslequel je devais jouer un personnage que je ne connaissaispas du tout, prononcer des répliques que je n’avais jamaisapprises. C’était effrayant et en même temps ça n’avait pasd’importance. Vous savez comme sont les rêves: ils disentclairement la gravité et la légèreté des choses, ils vous mè-nent là où ils veulent. Et puis j’ai plongé dans une eautrouble où passaient, souriants et graves, des visagesd’hommes et de femmes que je savais insuffisammentaimés de moi. L’eau me frôlait comme le temps éternel, letemps tout court. Tout au fond, je me suis assis dans unevase douce et fraîche et je me suis entendu prononcer clai-rement, dans la transparence glauque de la rivière: «Jepeux m’attendre encore, mais pourrai-je attendre infini-ment?»

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* * *

Il vente toujours. Vent vert, vent de juin. Je ferme lesyeux et vois le champ, derrière la maison, mouvant, bruis-sant, les herbes échevelées, les quenouilles étripées qui per-dent leur mousse par petites touffes. J’aime le vent, jel’aime d’amour, d’un amour fou. J’ouvre le livre de JohnFarrand junior, Climats, où sont photographiés tempêtes,cyclones, trombes et tourbillons, siroccos, smogs et pluies,anticyclones, brumes et brouillards. Magnifiques cata-clysmes, violents et purs comme l’eau des diamants,comme des cœurs de martyrs. J’y apprends qu’une longuepériode de sécheresse, dans les années 30, provoqua l’ap-parition de monstrueux vents de poussière. Le Dust Bowlétait né. On empila poêles, matelas, tables, chaises, chiens,chats, femmes et enfants dans des charrettes et on fila versla Californie. John Steinbeck, inspiré par ces romanichelsfuyant le Dust Bowl, écrivit alors l’un de ses plus beauxlivres, Les Raisins de la colère. Colère du ciel, colère deshommes: le romancier tenait son «soul and dust bowl»!La photo que j’ai sous les yeux est extraordinaire. Ellemontre une maison renversée, au milieu d’un champ.Quatre petits enfants se tiennent par les épaules, devant laporte, qui est un affreux losange noir, la gueule ouverted’une caverne.

Rick Bass écrit: «A writer looking forsubjects inquires not after what he lovesbest, but after what he alone loves at all.»

Et, là-dessus, il se met à pleuvoir —une pluie chaude, une pluie d’été. Il pleutsur moi et sur ma maison renversée, qui

L’écrivain ne trouve passon sujet en fouillantparmi les choses qu’ilaime le mieux, maisparmi les choses qu’il estseul à aimer, et à safaçon à lui.

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aussitôt se transforme en arche où nous courons nous ré-fugier, les quatre enfants et moi. Si le temps m’était donnéde me transformer en ce grand écouteur que je rêve d’être,toujours — spacieux réceptacle des histoires des autres —,je serais heureux d’entrer dans la maison délabrée et dem’asseoir, dos au mur mouillé, pour écouter ces vies-làqui, depuis un moment, me hantent. Les enfants du DustBowl et moi.

Nous ne regardons pas, n’écoutons pas assez. C’est-à-dire pas assez longtemps. Je me lève et marche sous lapluie douce, tranquille, le cœur cognant comme après unecourse que j’aurais faite en rêve. Et me re-vient cette phrase étonnante d’AnnieProulx: «He wakes, his heart flailing likea netted trout.»

Il se réveille, le cœursautillant comme unetruite dans la puise.

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Lumière assidue, grosse chaleur, vent brûlant qui ré-veille la peau pour aussitôt l’endormir: c’est déjà le pleinété, qu’on a tant attendu et qui nous tombe dessus commele bonheur sur le pauvre monde.

Nous entrons dans l’eau quatre fois par jour, survo-lés par l’hirondelle en chasse, la préhistorique libellule qui pond en vol et les mouches à chevreuil qui n’attendentque notre sortie du lac pour savourer une nuque, unecuisse parfumées à l’eau claire.

Je gagne le fond du champ où je m’allonge dans l’herbe,parmi des envols de guêpes, pour savourer une page qui fait lever les images en moi, comme mon chien débusque la perdrix, le lièvre ou la marmotte. Il n’attrape jamais nil’une, ni l’un, ni l’autre, mais jappe à longueur de nuit, àfaire baisser la lune qui le nargue, pauvre bredouille auxaguets dans l’herbe mouillée, encerclé de mouches à feu.Comme la musaraigne qui halète sous une feuille, le ca-rouge qui pousse sa plainte de ressort brisé dans la hauteurdu tremble, la grive qui flûte dans l’ombre maigre du sous-bois, je suffoque tranquillement.

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Les feuilles de mil sont coupantes comme des lames: lamain qui les frôle me revient zébrée d’une fine ligne desang, indolore, que je lèche: on dirait laframboise, qui vient doucement de mesaigner dans la paume.

Ray Bradbury écrit: «Every morningI jump out of bed and step on a land-mine. The landmine is me. After the ex-plosion, I spend the rest of the day put-ting the pieces together.»

C’est vrai: je me réveille souvent avec un beau chaos àorganiser, et si je ne saisis pas tout de suite le crayon, c’esttoute la chibagne qui me saute au visage. «Time enough tocut and rewrite tomorrow. Today — explode, fly apart, dis-integrate!»

Je pose Bradbury dans l’herbe — j’y reviendrai, sonpetit livre est un champ de mines pour l’écrivain flanc-mou.

Écrasé de chaleur, je prends le chemin qui ramène à lavie, je fends l’herbe comme le chevreuil assoiffé et tombede tout mon long, longue roche plate, dans le lac. Le chienaccourt, persuadé que j’achève ma vie, car je hurle commeun perdu dans l’eau. Je prends ma voix haut perchée, cellequ’il abomine, pour lui crier:

— Come on, explode, fly apart, disintegrate, today!

* * *

Le moqueur polyglotte, du haut du peuplier, bara-gouine dans toutes les langues d’oiseaux des Amériques. Il

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Chaque matin, au sautdu lit, je pose le pied surune mine. Cette mine,c’est moi. Après ladéflagration, je passe cequi reste de la journée àrecoller les morceaux.

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miaule comme le moqueur chat, son cousin, puis trillecomme la grive, pépite comme la paruline, imite, entredeux airs, le couinement de ma roue de brouette, sifflecomme le merle et achève sa mélopée par un pot-pourriéblouissant, où je reconnais le chant flûté de l’oriole, la plainte de moulinet-qui-se-dévide de la tourterelle et la lamentation de notre porte de hangar qui ferme mal. Le beau parleur jase pour jaser, apparemment. Mais peut-être aussi qu’il philosophe, débitant aphorismes et sagesconseils à la queue leu leu, oracle juché haut, pythie acro-bate, crieur public de bonnes et de mauvaises nouvelles,emmaillées les unes aux autres. Comment savoir?

Quand la pluie se met à tomber, mon bavard sibyllindécolle, gagne le fond du champ, où je perds son vol dansla brouillasse de vapeurs et de pollens que l’ondée fait leverdes grandes herbes. Pluie tiède, qui sent le trèfle et le noyaude pêche: je la bois debout. Puis je rentre me sécher et lireun peu.

Montaigne, aujourd’hui, fait la pluie et le beau tempsdans mon âme, ce «cheval échappé», ce «sujet merveil -leusement vain, divers et ondoyant». Comme lui, «jedonne à mon âme tantôt un visage, tantôt un autre, selonle côté que je la couche». Avec lui, je considère que «setrouve autant de différence de nous à nous-mêmes que denous à autrui» et que «nous ne voulons rien librement,rien absolument, rien constamment».

Les grosses gouttes de l’ondée bienfaisante s’écrasentsur les planches de la galerie, comme ces sauterelles quivont bientôt tomber du ciel et bigarrer notre terrasse depetites fientes de caramel mou qui collent au talon. L’eaucoule du toit en un long rideau étincelant: j’avance loin

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mes mains, les plonge dans cette vigoureuse chute dejoyaux mous et frais. Je pose le livre sur mes genoux et lis:«Il faut réserver une arrière-boutique toute nôtre, toutefranche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté etprincipale retraite et solitude.» Ma contemplation conti-nue des pluies et des soleils, les livres lus, l’écoute du mo-queur polyglotte, celui qui jaspine dans l’arbre, celui quichante dans ses phrases, mon existence «mouvementéesans fracas», qu’est-elle d’autre que cette arrière-boutiquedont parle le philosophe, où je tâche à cœur de jour«d’avoir le goût plus lâche et plus libre», d’apprendre que«la sagesse ne force pas nos conditions naturelles», et celamême si je sais bien «qu’aucune âme excellente n’estexempte de mélange de folie».

Le chien gratte derrière la porte. Je lui ouvre et il vientaussitôt s’asseoir à mon côté, les oreilles dressées pour biensaisir l’émouvant bruit de l’eau qui coule.

— «Je ne me trouve pas où je me cherche et metrouve plus par rencontre que par l’inquisition de mon ju-gement.»

Le chien n’approuve pas, mais au contraire lève dédai-gneusement le museau, détourne la tête, l’air de dire: «Jete connais, tu n’as qu’un tout petit pouvoir, une petiteforce de poète, de polyglotte, de songe-creux!»

Que sommes-nous à nos propres yeux? «Tomber enamour de soi, se hanter et se pratiquer, c’est trop se ché-rir… Être consiste en mouvement et action… Il faut quenotre âme ravisse et emporte son homme si loin qu’aprèsil s’étonne lui-même de son fait.»

Le chien se lève d’un bond, gémit et se tord le fessier:c’est qu’il va tonner, éclairer, qu’un grand fracas de ciel se

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prépare. Je ne bougerai pas d’ici. J’aime l’orage, il ne mefait pas peur. Un gros nuage noir s’avance au-dessus dupeuplier. Ça va cogner! «C’est le rôle de la couardise, nonde la vertu, de s’aller tapir dans un creux, sous une tombemassive, pour éviter les coups de la fortune. Elle ne romptson chemin et son train pour orage qu’il fasse!»

Je crie, mêlant ma voix aux bardassements du ton-nerre:

«Durera ce carnage jusqu’à la dernière goutte de sangqui se trouvera épandable!»

Si l’orage me tue, voici la phrase que j’aimerais quel’on fasse graver dans le granit de ma pierre tombale: «Jeme garderai, si je puis, que ma mort dise autre chose quema vie n’ait premièrement dite.»

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Le chien rôde autour de moi, impressionné par «cetteespèce de solitude hautaine et indéchiffrable de qui est occupé à créer». J’ai pris La Route d’Altamont, ce cheminqui fait apparaître puis reculer «les rêveuses distances».Gabrielle avait une âme de voyageuse, une «âme surrails», comme disait Paul Morand. Une âme qu’usait l’im-patience, au bord de «l’immense plaine songeuse ettriste». «C’est presque toujours, dans une famille, le rê-veur qui l’emporte…»

Je lis et relis Gabrielle pour être sûr que j’ai toujours uncœur, ratatiné dans sa cage, mais vaste comme une galaxie,qui s’emballe puis ralentit, à rebrousse-désir. Le cœur deGabrielle, on le sent battre, toujours, sous la mêlée desmots: vous tenez dans votre poing une sauterelle affolée,qu’il n’appartiendrait qu’à vous de délivrer.

Souvent, j’arrête ma lecture, chaviré par le recommen-cement de ma jeunesse, qui jamais ne me pardonnera del’avoir laissée filer dans un nuage d’aventure inachevée etde poussière restée en l’air. J’avance dans l’herbe commeun spectre, une grande perche survivante, un vieil enfant

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souriant gravement aux étourneaux. Je ne me suis pasassez dépêché, pas plus fin que les autres. Je n’ai pas vumuer la couleuvre, je n’ai pas aperçu juillet, qui a passécomme un après-midi derrière le volet d’une chambre oùje somnolais. Je n’ai pas su aimer comme il faut cet ami quim’écrivait des lettres déchirantes. Je ne lis que deuxlangues, n’en écris qu’une, le temps se dépêche plus quemoi. Je traîne, je traîne, déjà les pieds me font mal et j’ai sipeu marché.

Le chien me supplie de la queue: «Prenons le champ,tous les deux, filons assister à la sieste des chevreuils, àl’éclosion du cocon suspendu à la branche du mûrier, ausaut de la truite, au bond de l’écureuil, à la virevolte dumartin-pêcheur!» Gabrielle aurait aimé mon chien, tou-jours paré à la promenade, beau temps, mauvais temps.

Gabrielle, à l’âme fruitée, un peu acide, «Gabriella, gi-rofle et cannelle», âme d’épices et d’étranges langueurs, auras de l’horizon, une âme hantée par le terrible retard ducorps, si lent: «Comme si ce pays où j’allais ne fût pas surla carte mais seulement au bout de la confiance…»

* * *

Roch, mon beau-père, a eu quatre-vingt-dix ans cetteannée. Courtes saisons qui, à l’écouter, ont passé comme lajournée d’hier, rapide, bien remplie. Roch a autant de pro-jets qu’il a de souvenirs: il se rappelle abondamment et tirede nombreux plans. Il ne dort pas encore, mais il rêve, toutéveillé. Il en a beaucoup vu, il n’en a pas assez vu. Il en-

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seigne l’attention, l’ardeur à vivre, sans sermonner. Noussommes encore au lit, retenus par quelque songe indus-trieux, impénétrable, que déjà il nage. Au petit-déjeuner,nous l’entendons louer l’eau fraîche, déplorer la progres-sion des roseaux au bord du lac, raconter l’oiseau-mouche, l’étirement paresseux du chien dans l’herbe,l’éclosion folle des daturas. Il se dépêche encore, lente-ment. C’est donc ça, la jeunesse: l’attention, la confiance,le prolongement de soi-même dans une hâte à vivre que n’arrête pas l’élancement des vieux os. Et le voilà partiavec le chien, dans le bois, d’où il reviendra tout à l’heure,déplorant la mort du tremble, saluant la renaissance dubouleau. Pour accueillir les jours neufs, les ranger auxcôtés des anciens, son cœur s’est élargi. Vieillir ne rétrécitpas tout.

Vieillir ne résorbe pas les désirs, n’écourte pas l’espé-rance, n’escamote pas les effrois. Vieillir aiguise l’attention,ou bien l’abolit tout à fait.

* * *

Nous sommes assis, bien tranquilles, à regarder le cielperdre son sang dans les branches. Les jaseurs des cèdressurvolent le lac, piquent, remontent, virevoltent, comme side tardives amours les tourmentaient. J’essaie de com-prendre ce qui les met tant en joie. Peut-être est-ce le cieldu lac, ce grand rond de clarté qui reste après le crépus-cule, qui les attire. Un ciel à l’envers, de la lumière non pasau-dessus mais en dessous de leurs ailes?

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Le VacarmeurJe suis d’une famille de chasseurs, d’embusqués, de poseurs de pièges.

On me faisait marcher en avant, à grandes enjambées bri seuses de

souches et de silence, pour faire sortir le lièvre de sa cachette, s’envoler

la per drix du bouleau, se rapprocher le gibier des fusils. Je n’étais

pas tireur, mais «vacarmeur», celui qui n’aperçoit pas la bête qu’il

traque, mais la cherche, la devine dans les limbes de la fardoche.

Je n’ai pas choisi : traqueur je fus, traqueur je suis resté. Je marche sans

cesse sur des sentiers de traverse, à l’affût, attentif, inquiet et espérant.

Éternel «vacarmeur», je fais toujours lever un gibier que je ne vois

pas. Écrire, c’est cela : faire lever le gibier, écouter tirer les autres, dans

un lointain très proche.

avec Le Vacarmeur, Robert Lalonde donne la suite du Monde sur

le flanc de la truite. dans une prose qui cerne le mystère avec une extraordinaire précision, il nous conduit au plus près du cœur ardent de l’acte créateur.

encore une fois, nos guides se nomment Rick Bass, Michel de Montaigne, annie dillard, Flannery o’Connor, Jean Giono ou Gabrielle Roy. encore une fois, l’auteur fait participer la littérature à une célébration en même temps païenne et sacrée du monde et de la nature.

Né à Oka, près de Montréal, Robert Lalonde mène en parallèle des car rières de

comédien et d’écrivain.

ISBN 2-89052-944-4 Impr

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