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Quantum 53 Du service public (français) Au service universel (communautaire) Essai de bilan de la notion de service public en droit français et en droit communautaire

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Quantum 53

Du service public

(français)

Au service universel

(communautaire)

Essai de bilan de la notion de service public en droit français et en droit communautaire

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Du service public (français)

au service universel (communautaire)

Introduction

La notion de service public traverse historiquement le droit français, depuis ses premiers balbutiements, lorsque François Ier décide que le domaine public, royal, sera désormais inaliénable, incessible et insaisissable, donnant ainsi leur nécessaire outil de droit public aux actions ou aux revendications de l’Etat ; lorsque, plus tard, Louis XIV fait prévaloir la permanence de l’Etat et des institutions publiques sur la personnalisation des charges et des titres et initie en pratique le principe de continuité applicable aux missions générales de l’administration ; lorsque enfin, non loin de nous, le peuple français se dote d’une constitution finalement républicaine qui énonce l’égalité de tous devant la loi et l’universalité des droits de chacun à participer aux charges et emplois publics.

Le droit français du service public apparaît ainsi, dans le fil de cette évolution, non d’essence strictement économique ou sociale, ou d’inspiration religieuse, mais comme la substance de conquêtes politiques dans lesquelles la notion de citoyenneté joue un rôle central. C’est parce que les citoyens sont égaux devant la loi qu’ils seront reconnus progressivement, par la jurisprudence, comme égaux devant le service public. Egaux face à quelque chose qui leur est commun, les citoyens ne sont pas, en droit français, des individus juridiquement isolés.

Limité, à ses origines, aux missions incontournables qui caractérisent le fonctionnement de l’Etat, justice, ordre public, finances publiques, sécurité extérieure, le service public français est parvenu au cours du XXème siècle à une présence prépondérante dans la vie nationale, notamment dans le domaine économique où des activités essentielles ne peuvent se trouver défaillantes faute d’opérateurs privés. Cette prépondérance s’est encore accentuée avec les nationalisations de 1981 et 1982 issues du constat que les initiatives privées se trouvaient, dans leur cas, non défaillantes, mais insuffisantes, voire inappropriées.

C’est dans ce contexte que fait irruption à partir des années 1960 une idéologie juridique largement étrangère jusqu’alors à la tradition française du service public. Selon cette idéologie, d’origine anglo-saxonne et d’inspiration libérale, individualiste en même temps qu’élitiste, « anti-étatiste » par certains aspects, la société, les sociétés, notamment celles réunies dans la « Communauté économique européenne » créée par le traité de Rome du 25 mars 1957, doivent atteindre une situation économique dans laquelle s’épanouiront les lois naturelles des marchés (esprit d’entreprise, innovation, ajustement de l’offre et de la demande, utilisation optimum des ressources et des circuits, investissement optimum des avoirs et des profits, distribution et accumulation des valeurs créées), sans intrusions inappropriées des Etats et sans positions dominantes abusives.

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L’Etat tient peu de place dans le droit communautaire originaire (traités de Paris et de Rome). Les Etats y sont admis dans la stricte mesure de leur vocation à assurer l’ordre public et selon leur aptitude à garantir le fonctionnement normal des marchés. Les traditions culturelles et historiques des Etats membres y sont peu évoquées. L’objectif de la construction communautaire est avant tout d’instaurer un « marché commun » qui deviendra un « marché unique » avec l’entrée en vigueur, à compter du 1er janvier 1993, de l’Acte unique européen du 28 février 1986.

Le droit français résiste, notamment dans la pensée universitaire, mais il ne peut s’abstraire de la construction communautaire.

Un tournant s’amorce par ailleurs avec le traité de Maastricht du 7 février 1992 qui créé l’Union européenne, transforme la Communauté économique européenne en Communauté européenne, et instaure pour chaque ressortissant des Etats membres une citoyenneté de l’Union. Les objectifs économiques initiaux côtoient désormais des buts de politiques communautaires jusqu’alors laissés à la seule compétence des Etats membres, notamment en matière de culture, d’environnement, de santé publique, d’éducation, de recherche ou de transports. Des interrogations et des besoins de mise à jour et de formalisation théoriques apparaissent dans les réflexions des instances communautaires en matière de service public, dans le même temps que s’édifie une doctrine communautaire basique sur le principe dit de « subsidiarité », qui re-définit dans le traité de Maastricht les critères de compétences respectives des Etats membres et de la Communauté.

Les sept premières parties des développements qui suivent s’appuient sur la notion de service public telle que celle-ci s’est construite en droit français, à partir de sa définition traditionnelle fondée sur la notion d’intérêt général ,et avec ses distinctions établies entre activités administratives et activités industrielles et commerciales, les modes opératoires qu’elle implique et les principes qui la régissent. Cette section se poursuit et aboutit, d’abord, dans une approche de la célèbre et médiatique « conception française du service public », généralement élevée comme un garde-fou face aux évolutions de la construction communautaire, puis dans un rappel des réflexions suscitées depuis 1995 à l’Assemblée nationale en ce qui concerne les services publics français au regard de la Communauté européenne, et enfin dans une évocation de certains éléments majeurs de la « Réforme de l’Etat » en France, thème politique et juridique récurrent de la dernière période, dans lequel convergent les problèmes liés à la modernisation de la notion française de service public et à son adaptation au droit communautaire.

La huitième partie s’attache à éclairer la notion qui est à la base de la conception communautaire du service public, dans le cadre du droit communautaire de la concurrence, à savoir la notion de Service d’intérêt économique général (SIEG), introduite dans le traité sur l’Union européenne par le traité d’Amsterdam du 2 octobre 1997, et adossée à l’objectif communautaire de cohésion sociale et territoriale.

La neuvième et dernière partie essaye de faire le rappel de la construction doctrinale de la notion de Service universel par les instances communautaires, ne s’agissant jusqu’à présent que d’une création du droit communautaire dérivé (textes mettant en œuvre les traités), qui coïncide avec celle de « services réservés » correspondant aux secteurs non concurrentiels. On peut déduire de cette construction originale la constatation passionnante que le droit français n’a pu intégrer le « service universel », jusqu’à présent dans le cadre des services postaux, des services de télécommunications et du service de distribution de l’électricité, que d’une façon proprement française, en le considérant comme une modalité particulière du service public, c’est-à-dire comme un service « de base », ou « minimum », ce qu’il n’est que secondairement dans le droit communautaire, lui-même essentiellement inspiré à cet égard par une définition de type économique liée à des critères de coûts et d’existence ou d’absence de valeurs marchandes ajoutées.

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Du service public (français)

Au service universel (communautaire)

1. La notion de service public en droit français.

1.1. Utilité de cette notion. 1.1.1. Un constant emploi, dans la pratique, de la notion "service public", et de très

nombreuses discussions doctrinales, attestent l'importance de cette notion. Mais il est résulté de cette extension de sens, ainsi que de l'évolution généralisant en France l'interventionnisme étatique, des aspects et interprétations si variés que la notion elle-même a pu sembler devenir obscure et inutilisable. Cependant, il demeure possible de dégager, par-dessus quelques divergences limitées, les grandes lignes d'une conception qui se trouve le plus généralement dans les esprits, et rend compte de l'ensemble des solutions, et à laquelle il y a avantage à s'en tenir. On s'aperçoit alors que la complication de cette matière ne dépasse pas celle d'une combinaison entre les principes et des exceptions, ces dernières étant d'ailleurs nombreuses et diverses.

1.1.2. A travers la complexité de ces interférences de règles, apparaît l'importance

du rôle que la notion de service public garde dans la définition d'un certain nombre d'institutions précises et dans l'ensemble du droit public français. Elle a ainsi autorisé le commissaire du gouvernement Long (Concl. sous Cons.d'Et. 19 octobre 1956, Sté Le Béton, D. 1956.681), non seulement à voir en elle "le dénominateur commun des critères des contrats, des travaux et du domaine publics", mais aussi, élargissant la portée de cette "unification", à déclarer que "sans suffire à rendre compte aujourd'hui du champ d'application du droit administratif", cette notion "est encore la seule à pouvoir produire des effets déterminants sur le fond des litiges et à justifier l'application d'un régime de droit public" (V. encore Trib. confl. 13 janv. 1958, Préfet du Puy-de-Dôme, D. 1958, 412, note Blaevoët).

1.2. Définition du service public. 1.2.1. L'expression service désigne: a) tantôt une activité, un ensemble

d'actes, ou même le but qui leur est commun; B) tantôt un organisme, une entreprise,

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un ensemble de moyens (de personnes, et de biens, deniers et méthodes à leur disposition), tendant à une certaine fin permanente par la mise en oeuvre de ces moyens. Mais aucune difficulté réelle ne provient de cette dualité. Dans chaque cas, le contexte indique si c'est l'un ou l'autre de ces sens qui est visé. Normalement, ils coïncident: le service-activité est assumé par le service-organisme, la fonction créé l'organe, le justifie, lui donne ses caractères et les actes sont ce qui est fait par l'agent. 1.2.2. C'est sur le qualificatif public qu'il peut y avoir hésitation. La difficulté s'accroît de ce qu'au libéralisme d'autrefois a succédé un interventionnisme dirigiste qui tend à abolir la frontière entre le public et le privé: ce qui était privé se publicise et en revanche, les organes le plus indiscutablement publics adoptent, pour mieux jouer leurs nouveaux rôles, les modes opératoires qui étaient autrefois le propre des affaires privées. Le caractère hybride des situations qui en résultent explique qu'en des fluctuations incessantes de la jurisprudence et de la doctrine, l'accent soit mis tantôt sur tel élément, tantôt sur tel autre.

1.2.3. Il est naturel qu'il y ait une série de degrés entre la publicisation totale et le

pur régime de droit privé, l'esprit et les conséquences du service public ayant plus ou moins pénétré dans presque toutes les activités. L'obligation de prendre cependant partie en une classification sommaire bipartite accordant ou refusant à une activité le caractère de service public ou accordant ou refusant au service public des effets importants résulte: 1° de la dualité de juridiction, qui, elle, semble devenue un anachronisme du fait même de cette interpénétration entre les formules souples de la vie économique et les exigences du service public; 2° mais aussi, quant au fond des affaires, de la nécessité de savoir, en cas de doute, à quels principes revenir quand aucune exception ne s'impose (Latournerie, concl. sous Cons. d'Et. 13 mai 1938, Caisse primaire Aide et Protection, D.P. 1939.3.65).

1.2.4. Le Vocabulaire juridique d'H. Capitant (1931) donnait déjà ces définitions:

"Service public. - Au sens large: Entreprise gérée par une administration publique ou placée sous sa direction et destinée à donner satisfaction à des besoins collectifs du public. - Au sens étroit: Régime juridique spécial impliquant pour l'Administration une série de prérogatives et de pouvoirs exorbitants du droit commun en vue de rendre plus facile la gestion continue et régulière des entreprises publiques".

1.2.5. On propose parfois de retenir comme définition du service public le "sens

étroit"; seraient services publics seulement celles des activités bénéficiant du régime spécial exorbitant du droit commun.

1.2.6. Mais cette conception serait peu utile comme critérium: le plus souvent, en

effet, c'est pour savoir s'il y a lieu d'appliquer les règles spéciales que l'on recherche si telle entreprise est service public. Et si l'on prétendait réserver le terme "service public" à l'entreprise soumise intégralement à toutes les règles spéciales du droit administratif, cela ne correspondrait pas à l'usage courant qui étend l'expression à des services soumis en partie à un régime de droit privé et à la compétence judiciaire. Cependant, on ne peut pas non plus dire qu'il y service public dès qu'une activité se voit appliquer quelques règles spéciales de droit public. En effet, la notion des entreprises présentant un intérêt général est celle d'affaires qui ne sont pas des services publics mais bénéficient de certaines prérogatives à raison de l'utilité qu'elles présentent pour l'intérêt public.

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1.2.7. Il reste donc que le service public, en droit français, est l'entreprise à laquelle en principe sont applicables les règles spéciales du droit administratif, même si pour tel des services publics certaines de ces règles spéciales sont par exception écartées: quand il y a service public, elles ne sont jamais toutes écartées (comme le rappelle F.P. Benoit, note sous Civ. 30 octobre 1957, Radux, JCP. 1958.II.10418 bis). Et par opposition au service public, les entreprises privées ne se voient appliquer que par exception certaines des règles spéciales du droit administratif.

1.2.8. Mais la notion ainsi acquise, qui précise le "sens étroit" de l'expression, n'est

pas un critérium: elle est l'indication du régime et des effets du caractère de service public. Et pour savoir quel est son champ d'application, il ne reste à définir que la définition par le "sens large", qui correspond à l'usage le plus courant et aux besoins de la pratique.

1.2.9. L'idée maîtresse est donc celle d'une activité d'une certaine sorte, tendant à

l'intérêt général ("destinée à donner satisfaction à des besoins collectifs du public"), assumée par un organisme d'une certaine sorte, l'Administration, dépendant des pouvoirs publics ("entreprise gérée par une administration publique ou placée sous sa direction").

1.2.10. La définition ainsi retenue associe deux éléments: l'élément dit matériel,

ou fonctionnel, à savoir une certaine sorte d'actes caractérisés par leur but, et l'élément dit organique, à savoir une certaine sorte d'organes autour de ces actes. Or ces deux éléments peuvent dans la pratique apparaître séparés. Faut-il s'attacher à l'un ou à l'autre pour dire qu'il entraînera la qualité du service public, même si l'autre élément fait défaut? Ou dire qu'il n'y a service public que quand ils sont réunis? On a pu, là encore, proposer de multiples réponses.

1.2.11. La pure conception "fonctionnelle" serait celle selon laquelle le service de

l'intérêt général serait toujours service public, même quand il est assumé par des particuliers, et inversement l'activité de l'administration publique ne serait pas service public quand elle ne sert pas l'intérêt général.

1.2.12. La pure conception "organique" serait celle selon laquelle il y a service

public toutes les fois que, et seulement quand, il y a activité exercée par l'administration publique et non pas par les simples particuliers.

1.2.13. La définition donnée ci-dessus par le Vocabulaire ne se confond avec

aucune de ces deux catégories théoriques puisqu'elle exige la réunion des deux éléments. Mais, en pratique, elle est proche de la seconde, dite organique. En effet, quand l'Administration intervient, il y a "intérêt général" de l'entreprise: les pouvoirs publics, étant constitutionnellement chargés d'orienter la vie du pays, déterminent ce qui est "intérêt général"; s'ils prennent en main une activité, c'est qu'ils voient un intérêt général à l'exercer de telle façon; et puisque l'Administration est chargée de l'intérêt général, celui-ci est concerné, au moins indirectement, par la bonne marche de toutes les affaires de l'Administration, même de celles qui ne lui procurent que les ressources du service de cet intérêt, par exemple par la bonne gestion de son patrimoine, et ce devra être dans l'esprit du service direct ou indirect de l'intérêt général que soit assurée la gestion de tout ce qui relève d'elle, fût-ce de biens fortuitement échus à elle.

1.2.14. Par contre, la conception purement fonctionnelle, selon laquelle le but

d'intérêt général suffirait à définir le service public, se heurte à cette constatation qu'un très grand nombre d'activités privées qui ne sont nullement érigées en services publics sont

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utiles à la collectivité, même parmi celles intéressées et lucratives, et à plus forte raison parmi celles désintéressées comme celles des associations ou des fondations; et que parfois ce caractère est reconnu par l'autorité publique et leur vaut de sa part de multiples avantages: reconnaissance d'utilité publique de certaines associations; reconnaissance comme établissements d'utilité publique de certaines fondations; subventions, prêts, garanties; exercice de certains pouvoirs de l'Administration en faveur de certaines entreprises privées (notion consacrée par la jurisprudence, Cf. Cons. d'Et. 20 déc. 1935, Sté Etabl. Véz, Rev. dr. publ.. 1936.118, concl. Latournerie; 20 déc. 1938, Cambieri, Rec. Cons. d'Et., p.962; et par les textes, exemple: Décr. 28 août 1949, B.L.D. 1949.918, Rect. 962.965, sur le contrôle des opérations immobilières); régime fait aux gisements de substances minérales; aux eaux minérales; à la production et à la distribution d'électricité; aux cultes même (Cons. d'Et. 10 juin 1920, Commune de Monségur, S.1921.3.49, note Hauriou). Dans tous ces cas, il y a certaines règles spéciales de droit public étendant exceptionnellement à ces entreprises des prérogatives administratives, mais le principe est qu'elles demeurent soumises au droit privé et à la compétence judiciaire, justement parce qu'elles ne sont pas des services publics (par exemple, Cons. d'Et. 2 avril 1943, Musin, D.H. 1943.68). Et si elles n'en sont pas, c'est parce que, au point de vue organique, elles ne sont pas assumées par l'Administration.

1.2.15. La définition retenue indique d'ailleurs très bien qu'au point de vue

organique, l'Administration "assume" une entreprise ou activité, soit en l'exerçant elle-même, soit en la confiant à des particuliers sur la gestion desquels elle garde la haute main.

1.2.16. L'Administration dont il s'agit ainsi est: l'Administration publique

dépendant directement des pouvoirs publics constitutionnels. C'est en réalité un ensemble d'administrations juridiquement distinctes.

1.2.17. Cela comprend d'abord l'Etat, et les collectivités territoriales

décentralisées, faisceaux de services publics. Et aussi les établissements publics, dont chacun est un service public érigé en personne juridique distincte.

1.2.18. On a vu surgir aussi de nouvelles formes de ces administrations,

ressemblant parfois à des groupements de particuliers (par exemple, les Comités d'organisation créés par L. 16 août 1940, D.P. 1940.4.253, et supprimés par L. 26 avr. 1946, D. 1946.195, Rect. 318, Cf. Cons. d'Et. 31 juil. 1942, Monpeurt, D.C. 1942.138, concl. Ségalat, note P.C.; ordres professionnels créés par les diverses lois sur la direction de diverses professions libérales, Cf. Cons. d'Et. 2 avr. 1943, Bouguen, D.C. 1943.52, note J. Donnedieu de Vabres). On a vu surgir également des formes nouvelles d'entreprises privées pour lesquelles se multiplient les contrôles et d'ailleurs aussi les appuis de l'Administration, et qui parfois ressemblent à des administrations ou en sont proches (telles que les sociétés d'économie mixte).

1.2.19. Il est fréquent que le caractère - service public ou entreprise privée - de

telles institution ou compagnie soit douteux (Cf. Cons. d'Et. 25 juin 1948, Cie Gle d'importation, Dr. soc. 1948.313, note G.W.). Les lois et règlements et, les interprétant ou suppléant à leur silence, la jurisprudence, lui accordent ou refusent la qualité de service public pour décider si les règles spéciales de droit public formant le régime du service lui seront applicables en principe; et, comme critériums, la pratique et la jurisprudence retiennent la réunion des deux éléments: l'objectif d'intérêt général et l'intervention de l'Administration assez poussée pour qu'il apparaisse qu'elle assume le service tout en le faisant au besoin exécuter par d'autres et selon ses directives (Cf. Trib. confl. 28 mars 1955,

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Effimieff, Rev. admin. 1955.285, note Liet-Veaux, et Cons. d'Et. 20 avr. 1956, min. Agriculture, D.1956.429, concl. Long, note P.L.J.).

1.2.20. On distingue trois modes d'action de l'Administration: ou elle assume elle-

même les tâches utiles à l'intérêt général, et c'est ce que l'on appelle les services publics; ou elle réglemente les activités des particuliers pour les empêcher de heurter le minimum indispensable d'intérêt général qui est l'ordre public, et c'est la police administrative; ou elle intervient pour soutenir mais aussi surveiller les entreprises des particuliers parce qu'elle les juge conformes à l'intérêt général et pour qu'elles le demeurent. Mais ces interventions sont encore des activités de l'Administration et ce sont donc là trois vérités du service public. L'expression service public entendue au sens d'entreprise couvre donc le même champ, en droit français, que celle d'Administration publique. Au regard de certains des textes lui attachant des effets, la qualité d'administrations publiques doit même être reconnue à des organismes privés chargés de la gestion d'un service public (Cons. d'Et. 21 juin 1957, Mayet, Rev. dr. public. 1957.1108).

1.2.21. On peut résumer ainsi cette analyse: le service public, c'est l'activité

assumée par l'administration publique dans l'intérêt général (sur les critères auxquels on reconnaît un service public, V. Cons. d'Et. 28 juin 1963, Mercy, Rev. dr. public. 1963.1186, note M. Aline, qui prend en considération quatre éléments: une mission d'intérêt général; un droit de regard de l'Administration sur les modalités d'accomplissement de cette mission; des prérogatives de puissance publique; un contrôle de tutelle).

1.2.22. Cette notion très vaste englobe des activités et organismes très différents.

On pourrait les classer d'après l'objet du service en services civils et services militaires; en services de sécurité, services culturels, services sociaux, services économiques. Les classifications les plus importantes sont celles comportant des différences de régime (d'après les modes de gestion, d'après le droit applicable).

1.2.23. La notion de prestation en tant qu'elle permet la satisfaction des besoins

d'intérêt général, constitue l'essence du service public. Que la prestation soit rendue à titre gratuit ou non, l'activité de service public est fondamentalement une activité de prestation, quelle que soit la nature de cette prestation. Cependant, il apparaît hasardeux de fonder une théorie du service public sur la notion de prestation.

1.2.23.1. La notion de service public est une institution d'ordre objectif; c'est une

notion qui s'entend au singulier: service public. Mais à partir de l'attention et de l'intérêt portés non à la notion mais aux

prestations elles-mêmes, les présentations administratives puis doctrinales de la notion de service public ont de plus en plus souvent usé du "pluriel": services publics. Ce pluriel renvoie à des modes d'organisation des services suivant le caractère administratif, industriel ou commercial du service considéré. S'il permet d'apprécier la diversité des activités d'intérêt général qu'assument les collectivités publiques, il retrace la tendance générale à la sectorisation de ces activités, à leur morcellement, à leur segmentation.

1.2.23.2. Les prestations de service public prennent ainsi diverses formes; elles

peuvent être des prestations matérielles: distribution d'eau, raccordement au gaz, transport, cantines scolaires, enlèvement des ordure ménagères; des prestations financières: subventions, primes; ou des prestations intellectuelles: enseignement musical, formation professionnelle, animation théâtrale. Elles peuvent également être classées en secteurs d'activité, justifiant, par cela, les nouveaux discours fondés sur les prétentions économiques

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du libéralisme, qui se préoccupent d'un droit des services publics, mais cette dernière approche ne pose pas la question des fondements historiques et juridiques du service public.

1.2.24. Le service public: une notion singulière. 1.2.24.1. Il n'existe pas de synonymie entre service public au singulier et services

publics au pluriel. Il n'est pas certain que le même mot désigne tout à la fois le concept général, un des grands secteur publics comme celui de l'énergie, une entreprise comme la SNCF. Cette prétention induit délibérément la confusion.

L'analyse juridique de l'activité d'intérêt général qui compose le service public s'entend toujours au singulier. Ce modèle retrace l'unicité de la notion et traduit l'unité de son régime juridique.

1.2.24.2. Le service public est un concept fondamental du droit administratif. Il

justifie la dissociation des espaces public et privé. Ainsi, "s'il était besoin d'un critérium formel pour reconnaître les activités devant servir de support à l'organisation d'un service public, nous dirions qu'il se trouve dans le désordre social produit par la suspension, même pendant un temps très court, de cette activité" (L. Duguit, Les transformations du droit public, La mémoire du droit). Le service public dispose d'une place centrale dans les représentations collectives du lien social et joue un rôle substantiel pour le maintien de la cohésion sociale et territoriale.

Mythe fondateur plus que mystification sociale, le concept de service public a été enrichi par les politiques de solidarité sociale mises en oeuvre dès la Libération. Le développement de l'Etat providence a permis de penser les droits sociaux comme des droits "intégrateurs". Durant toute la période 1945-1975, l'investissement de l'Etat dans le champ social apparaît comme l'un des moteurs de la croissance économique. L'application du principe d'égalité des citoyens par l'activité de service public permettait de faire coïncider les intérêts des plus défavorisés avec ceux de la société civile dans son ensemble (P. Chambat, "Crise du service public et construction étatique", Management et conjoncture sociale, 1996, n° 481, p.14).

Ces modes d'action expliquent l'extension du service public. Les progrès de la civilisation suscitent de nouveaux besoins, la recomposition de leur analyse résulte tant des interventions du législateur que des interprétations des juges. Car le juge administratif évalue de manière très nuancée l'effectivité de la "carence de l'initiative privée" qui garantit la liberté du commerce et de l'industrie et, de manière atténuée, la liberté d'entreprendre (Cons. d'Et. 20 novembre 1964, Ville de Nanterre, Rec. CE, p.562, AJDA 1964, p.686, chron., RDP 1965, p.539), de même qu'il admet des accommodements au principe de spécialité des établissements publics pour intégrer dans le cadre des activités de service public des "compléments" estimés aussi "nécessaires" (Cons. d'Et. 18 décembre 1959, Delansorme, Rec. CE, p.692, AJDA 1960.3.213, concl. Mayras, D. 1960.3.371, note Lesage).

Si aucune définition légale du service public n'a pu être développée, c'est sans doute parce que le service public demeure une notion singulière, il est alors un moyen de renforcer la cohérence du système français.

D'ailleurs, dans l'enjeu de la lutte contre l'exclusion qui est l'une des priorités de la politique sociale du Gouvernement, la notion de service public "au singulier" est particulièrement soutenue. Pourtant, dans les propositions relatives à la création de "maisons des services publics" ou à l'institution de "services de proximité", s'insère le pluriel. Les raisons du pluriel dans ces dernières expressions ne relèvent pas de stratégies

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d'implantation des activités publiques, par exemple dans les zones d'habitat dégradé ou dans les zones rurales.

1.2.24.3. La notion de service public se trouve alors altérée dès que la relation

entre le champ social et le champ économique est défaite. La caractérisation est indéniablement fondée sur la constance des rapports entre ces deux champs. Les transformations industrielles et économiques du début du XXème siècle avaient permis d'entrevoir l'interdépendance étroite entre la solidarité des intérêts économiques et les besoins collectifs.

Dans l'analyse économique, le contenu de la prestation permet son identification. Toutefois, ce n'est pas l'effet solidaire du service public qui est retenu, mais son prix et son coût. Or, dès l'instant où le contenu de la prestation est détaillé et entendu comme un "service rendu" qui exige une contrepartie de la part d'un usager, la qualité du rapport entre celui-ci et le service est modifiée. Le service public perd son unité. Son étude globale n'est plus envisageable. La prestation diffère à chaque activité. Cette dimension sous-tend l'analyse du "service universel" communautaire.

Lorsque le service se définit par la fourniture de la prestation, dans la perspective du marché européen, sont élaborées des dissociations matérielles qui brisent l'unité de la notion. Il ne s'agit plus d'évoquer le service public mais les services publics. Le passage du pluriel au singulier est lourd de conséquences sur la cohésion sociale. En effet, en précisant les domaines étroits des activités d'intérêt général et en les séparant des activités complémentaires qui participaient à la réalisation de ces activités, il ouvre indirectement la voie des privatisations des entreprises publiques qui étaient chargées de missions de service public.

1.2.24.4. Par exemple, l'organisation des services de transport en commun

(tramways, autobus, chemins de fer) apparaît comme une nécessité impérieuse répondant à des besoins sociaux fondamentaux et contribuant aux efforts engagés pour la protection de l'environnement. Cependant, ces services se trouvent de plus en plus pris en charge par des entreprises privées - ou en instance de le devenir - sans que l'appréciation des demandes sociales ait été menée sur l'ensemble d'un secteur géographique (zones peu ou pas desservies); Comme l'un des objectifs de ces entreprises est de réaliser des profits, des bénéfices, certains trajets, lignes, points d'arrêt "non rentables" se trouvent progressivement supprimés.

C'est aussi dans le secteur public du transport, du transport ferroviaire surtout, que les effets de la libéralisation sont les plus flagrants. Ainsi la loi n° 97-135 du 13 février 1997 portant création de l'établissement public "Réseau ferré de France", en vue du renouveau du transport ferroviaire, a-t-elle procédé à un découpage des fonctions entre le service de transport et le réseau de voies ferrées; elle a modifié les modes d'organisation du service public du transport des personnes et des marchandises sur le territoire en séparant la gestion du service de celle des voies et des biens qui en sont pourtant le support privilégié.

1.2.24.5. Service public administratif, service public industriel et commercial. 1.2.25.1. Le déplacement linguistique d'une approche univoque de la notion de

service public à une approche plurielle des activités de service public relève en premier lieu des développements d'une distinction jurisprudentielle établie entre les services publics administratifs et les services publics industriels et commerciaux. Cette distinction, aussi critiquable puisse-t-elle être sur le plan de la théorie juridique du service public, est désormais entérinée par la doctrine et la jurisprudence. Elle a pour conséquence de susciter une division des activités d'intérêt général par "secteurs". De ce fait la présentation

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contemporaine des services publics français n'a que peu de liens avec le droit français du service public.

1.2.25.2. Sans aucun doute, afin de contrer cette propension à ne considérer les

services publics que dans un cadre marchand, les pouvoirs publics ont-ils été conduits à élaborer une nouvelle catégorie de services, d'ordre régalien, le service à compétence nationale. Si ces activités ne sont pas directement inscrites dans l'espace du droit du service public, elles s'y rattachent dès lors que le service public est pensé comme une des assises de l'Etat, comme un de ses facteurs légitimants substantiels.

1.2.25.3. La distinction entre service public administratif et service public

industriel et commercial ne concerne pas les activités en soi mais les organes et le régime juridique auquel sont soumis ces derniers et les usagers du service considéré. Le principe était, en effet, que le secteur des activités industrielles et commerciales était réservé aux acteurs privés. A l'origine, les services publics administratifs étaient assurés par des personnes publiques et les services publics industriels et commerciaux par des personnes privées, notamment du fait de concessions qui faisaient en sorte que ce qui retenait l'attention des juristes, des juges, était plus la nature du contrat que le contenu de l'activité.

1.2.25.4. Cependant, dès le début du XXème siècle, il n'est plus inconcevable que

certaines activités purement industrielles et commerciales soient directement prises en charge par les personnes publiques. Cette solution résulte de deux arrêts: l'un, du Conseil d'Etat (23 décembre 1921, Société générale d'Armement, RDP 1922.75, concl. Rivet, nommant les "services industriels publics"), l'autre du Tribunal des conflits (11 juillet 1933, Dame Mélinette, Rec. CE, p.1237, concl. Rouchon-Mazerat, RDP 1933, p.426, note Jèze, S. 1933.3.97, note Alibert, D. 1933.3.65, note Blaevoet). A noter que l'arrêt du Tribunal des conflits, dit du Bac d'Eloka, du 22 janvier 1921, Société commerciale de l'Ouest africain (D. 1921.3.1., concl. Matter), n'use pas du terme de service public et ne peut être cité à cet égard que comme point de départ de la construction doctrinale de la catégorie.

1.2.25.5. La connaissance du caractère administratif ou industriel et commercial

d'un service public est importante en pratique. Un service public à caractère administratif verra en effet ses rapports avec ses usagers, son personnel et la plupart des tiers, son régime financier, comptable et fiscal, et leur contentieux, régis par le droit public (à l'exception des cas de gestion privée, comme les caisses de sécurité sociale); alors que dans le cas d'un service public à caractère industriel et commercial, c'est le droit privé qui s'appliquera en principe à ces rapports et à leur contentieux (sauf en des points précis, comme l'organisation, le statut du directeur, l'usage des prérogatives de puissance publique, les liens de tutelle ou de contrôle et certains cas de responsabilité notamment en matière de dommages de travaux publics.

1.2.25.6. L'analyse du droit positif permet d'affirmer qu'il n'existe pas aujourd'hui

de service public qui soit administratif ou industriel et commercial par nature. Une activité de service public peut être, selon les époques, selon ses modalités de gestion, soit administrative, soit industrielle et commerciale. Par exemple, les assurances maritimes pendant la guerre de 1914-1918 excluaient le risque de guerre. Une loi était intervenue en 1915 pour organiser un service d'assurance ayant cette finalité. La juridiction administrative reconnut un service public dont le fonctionnement relevait du droit privé (CE, 23 décembre 1921, Société générale d'Armement, RDP 1922, p.75, concl. Rivet). Mais comme ce service ne récupérait que les plus mauvais risques, il fut rendu obligatoire par une loi de 1917 qui l'organisa de manière dérogatoire au droit des assurances. Alors, la

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jurisprudence estima que le contentieux entre l'Etat et les assurés devenait administratif (CE, 23 mai 1924, Soc. Les Affréteurs réunis, Rec. CE, p.498, S. 1926.3.10, concl. Rivet).

Les mêmes fluctuations se reproduisirent fréquemment. Le service des télécommunications fut ainsi qualifié de service public à caractère administratif par le Tribunal des conflits alors que ce service public était, par rapport aux autres, le plus proche d'une activité privée (TC, 24 juin 1968, Ursot, Rec. CE, p.798, AJDA 1969, p.139). La loi du 2 juillet 1990 a finalement renversé le régime juridique de ce service et le régime contentieux des relations avec les usagers.

1.2.25.7. Il existe aussi des organismes qui sont qualifiés d'établissements publics

à caractère industriel et commercial par leur texte institutif, mais qui gèrent en réalité un service public administratif. Si le texte fondateur est un décret, la juridiction administrative peut requalifier l'établissement et le service (TC, 24 juin 1968, Soc. Distilleries bretonnes et Soc. d'Approvisionnements alimentaires - 2 arrêts -, Rec. CE, p.801, AJDA 1969.311, note A. de Laubadère, pour le FORMA qualifié d'établissement public industriel et commercial par le décret du 29 juillet 1961, supprimé par celui du 29 janvier 1986, ou TC, 26 octobre 1987, Centre français du commerce extérieur, JCP 1988.21402, note J. Dufau, le CFCE était qualifié d'établissement public industriel et commercial par le décret du 4 mai 1960). Si ce texte est une loi, le juge ne peut que constater la qualification et en tirer les conséquences (TC, 24 avril 1978, Soc. Boulangerie de Kourou, Rec. CE, p.645, D. 1978.584, note P. Delvolvé).

En revanche, il est possible que certaines activités soient reconnues par le juge administratif comme des services publics "par nature", en un état donné de l'interprétation des textes. Le problème s'est surtout posé à propos d'activités relevant de la compétence d'action du pouvoir réglementaire. Ainsi, alors qu'il n'y était pas invité par le commissaire du gouvernement, le Conseil d'Etat a estimé nécessaire, dans un arrêt du 17 décembre 1997, Ordre des avocats à la Cour d'appel de Paris, de qualifier la mise à disposition et la diffusion de textes, décisions et documents juridiques dans des conditions adaptées à l'état des techniques, comme étant "par nature une mission de service public au bon accomplissement de laquelle il appartient à l'Etat de veiller" (Rec. CE, p.491, AJDA 1998, p.362, concl. D. Combrexelle, note B. Nouel). Le législateur n'a toutefois pas tardé à s'approprier cette innovation (Loi n° 2000-321 du 12 avril 2000, relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, art. 2, qui l'étend à toutes les autorités administratives de l'Etat, des collectivités territoriales, des établissements publics à caractère administratif, et des autres organismes chargés de la gestion d'un service public administratif).

1.2.25.8. En l'absence de qualification textuelle expresse, le mode de distinction

entre service public administratif et service public industriel et commercial est posé par la jurisprudence administrative, en conséquence d'un arrêt d'Assemblée du 16 novembre 1956, Union syndicale des industries aéronautiques (CE ass. 16 novembre 1956, USIA, Rec. CE, p.434, D. 1956.759, concl. Laurent, AJDA 1956, p.489, chron., JCP 1957.2.9968, note Blaevoet). Pour R. Chapus, c'est essentiellement à partir de cet arrêt qu'ont été déterminés les modes de distinction entre ces deux catégories de service public alors même que les notions lui étaient antérieures.

La distinction n'est pas une création jurisprudentielle; la jurisprudence est venue expliciter une distinction préalable qui n'avait jusqu'alors qu'un caractère pratique.

Les trois indices sont les suivants: l'objet du service, son mode de financement, ses modalités de fonctionnement.

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1.2.25.9. En principe, une activité assurée directement par une personne publique est présumée être un service public à caractère administratif. Cette présomption ne tombe que lorsque trois indices à la fois sont. Ces trois indices ont pour but de certifier que l'activité de service public ressemble vraiment à celle d'une entreprise privée. Dans ce cas, le service public est reconnu être à caractère industriel et commercial. Mais si un seul de ces indices manque, alors la présomption ne tombe pas.

réunis 1.2.25.10. Objet du service: La question est de savoir si le service effectue des

opérations d'achat, de vente, de louage, qui s'apparentent à celles des entreprises privées. Par exemple, l'objet du service est industriel et commercial en cas de gestion d'entrepôts (TC, 17 décembre 1962, Dame Bertrand, Rec. CE, p.831, concl. Chardeau, AJDA 1963, p.88, chron.), d'exploitation hôtelière (TC, 13 février 1984, Pomarèdes, Rec. CE, p.857, AJDA 1960, p.102; CE, 18 février 1976, Soc. Soulès, Rec. CE, p.811).

La qualification n'est pas aisée dans certains cas. Les deux plus connus sont les suivants: pourquoi l'exploitation d'un théâtre par une municipalité présente-t-elle un caractère administratif et non industriel et commercial? La finalité culturelle du théâtre est-elle un argument suffisant, relève-t-elle d'une politique de fidélisation des résidents, vise-t-elle à la conservation du patrimoine? On ne le saura pas étant donnée la solution implicite de l'arrêt du Conseil d'Etat du 26 janvier 1968, Dame Maron (CE Sect., 26 janvier 1968, Dame Maron, Rec. CE, p.69, AJDA 1968, p.293, concl. Bertrand). Pourquoi l'exploitation par un département d'un bac entre une île et le continent est-elle dépourvue de caractère industriel et commercial? Bien des dessertes de ce type sont assurées par des entreprises privées. Pourtant, le Conseil d'Etat retient la caractère administratif par une solution également implicite telle qu'est exprimée dans l'arrêt Denoyez et Chorques (CE Sect., 10 mai 1974, Denoyez et Chorques, Rec. CE, p.274, AJDA 1974, p.298, chron., RDP 1975, p.467, note Waline, Rev. adm. 1974, p.440, note Moderne, D. 1975, p.393, note Tedeschi). En cas de doute, les circonstances de travaux publics ou de police administrative sont attractives et tendent à faire qualifier les activités de services publics à caractère administratif (TC, 20 janvier 1986, Soc. an. Roblot, Rec. CE, p.298, AJDA 1986, p.38, concl. Jeanneney).

1.2.25.11. Mode de financement: En pratique, l'origine des ressources est le point

central du mode de financement qui permet de découvrir la nature administrative ou industrielle et commerciale du service. Si le service fonctionne grâce à des redevances perçues sur les usagers, analogues aux prix des services marchands, l'origine des ressources est le chiffre d'affaires, ce qui tend à une qualification de service public à caractère industriel et commercial (CE, 20 janvier 1988, SCI la Colline, Rec. CE, p.21, AJDA 1988, p.407, obs. J.-B. Auby, CJEG 1988, p.328, concl. de la Verpillière, note Delpirou). A l'inverse, si le service fonctionne grâce à des subventions d'une personne publique, ou si la prestation fournie l'est à titre gratuit, le caractère administratif est patent, car un tel mode de financement est exclusif du caractère industriel et commercial, c'est-à-dire de toute ressemblance avec une entreprise privée (CE Sect., 30 juin 1950, Soc. Merrienne, Rec. CE, p.408; TC, 12 janvier 1987, Comp. des Eaux de l'Ozone, Rec. CE, p.442, RFD adm. 1987.284, concl. J. Massot; TC, 24 octobre 1994, Préfet de Mayotte, Rec. CE, p.607).

Cependant, cet indice n'est pas toujours déterminant et son absence n'est pas un empêchement absolu à la qualification de service public à caractère industriel et commercial, comme en témoigne l'exception du service des Monnaies et médailles (CE, 9 janvier1981, Bouvet, Rec. CE, p.4). Il faut à cette occasion remarquer que l'utilisation de la redevance comme mode de financement en matière d'assainissement ou d'enlèvement des ordure ménagères est un indice du caractère industriel et commercial du service, même s'il est assuré par la personne publique elle-même (Cass. com. 4 juin 1991, Blot c/ Trésorier

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princ. de Chinon, D. 1991, J., p.457, concl. Jéol; TC, 2 décembre 1991, Commune de Carqueiranne, req. n° 2667, pour l'assainissement; TC, 28 mai 1979, Préfet du Val d'Oise, Rec. CE, p.672, D. 1979, inf. rap. p.386, obs. P. Delvolvé; il en est de même d'autres activités: CE, 10 novembre 1993, Commune de Mirebeau, Rec. CE, p.314, CJEG 1994, p.145, concl. M. Pochard, télévision par câble; CE Sect., 10 février 1995, Ch. synd. du transport aérien, Rec. CE, p.69, CJEG 1995, p.146, concl. J. Arrighi de Casanova, AJDA 1995, p.403, note D. Broussolle, infrastructures portuaires). Néanmoins, l'affectation de la taxe communale d'enlèvement des ordures ménagères au service est l'indice de son caractère administratif (CE avis, 10 avril 1992, SARL Hofmiller, AJDA 1992, p.687, note X. Prétot, RFD adm. 1994, p.160, concl. Arrighi de Casanova).

1.2.25.12. Modalités de fonctionnement: Le fait que le service public à qualifier

soit assuré directement par la personne publique est un indice tendant à faire présumer son caractère administratif CE Sect., 14 juin 1963, Epoux Hébert, Rec. CE, p.364, concl. Méric, AJDA 1964, p.63, note J. Moreau, D. 1964, jur. p.326, note P. Lalumière; TC, 19 décembre 1988, Ville de Cannes, Rec. CE, p.497, AJDA 1989, p.274, obs. X. Prétot, RDP 1990, p.571, D. 1989, p.330, note B. Poujade). Cependant, la présomption tombe parfois, sans que le juge soit très précis dans ses motivations (TC 14 mai 1990, Epoux Laperrouze, Dr. adm. 1990, p.385; Cass. com. 4 juin 1991, Blot c/ Trésorier princ. de Chinon, D. 1991, p.457, concl. Jéol).

Le fait que le service soit assuré d'un monopole légal constitue une modalité de fonctionnement indiquant en principe le caractère administratif du service (TC, 24 juin 1968, Ursot, Rec. CE, p.798, D. 1969.416, note J. du Bois de Gaudusson, AJDA 1969, p.139, art. Lemasurier, à propos des P. et T. - TC, 15 janvier 1979, Dame Le Cachey, Rec. CE, p.561, concl. Morisot). Mais là encore, le principe connaît des exceptions, le monopole n'exclut pas totalement le caractère industriel et commercial du service (TC, 22 février 1960, Soc. Pétronaphte, Rec. CE, p.857, AJDA 1960, p.102, s'agissant d'un monopole d'assurance fluviale contre les risques de guerre - CE, 9janvier 1981, Bouvet, Rec. CE, p.4, à propos du service des Monnaies et médailles, qui outre son financement public est un monopole).

1.2.25.13. Ces spécifications du service public font ainsi penser que "tous les

services publics ont soit un caractère administratif, soit un caractère industriel et commercial" et toute autre forme ou présentation se rattache à l'une de ces catégories. Ainsi, l'idée de service public à objet social et à gestion privée, comme les colonies de vacances, les patronages et les centres aérés n'a pas connu de développements substantiels et avérés pour détenir une réalité juridique (R. Chapus, Droit administratif général, t.1, Montchrestien, 1998, n° 773, p.555-556); s'il est possible de le regretter, au moins est-il utile de remarquer qu'en fin de compte, ces qualifications du service public, administratif ou industriel et commercial, ne sont pas autre chose que des catégories juridiques. L'actuelle propension des juristes à présenter les services publics dans le cadre des sectorisations sociales et économiques dérivées des politiques communautaires européennes en apparaît d'autant plus anachroniques.

1.2.26. Les services publics, des activités relevant du secteur public. 1.2.26.1. Lorsque l'expression "des services publics" est employée, l'objectif est de

signaler les branches d'activités publiques. Il s'agit de désigner les diverses interventions de l'Etat dans des secteurs diversifiés comme la santé, l'enseignement, la justice; il s'agit encore de relever parmi ces derniers, les services qui, de nature industrielle ou

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commerciale, sont organisés en "réseaux" comme la distribution des produits énergétiques, les transports, les installations d'assainissement de l'eau potable.

Cette approche est issue d'une rénovation des conceptions relatives aux "grands services publics", aux monopoles et aux entreprises publiques.

En effet, l'approche initiale "des" services publics est issue de la différenciation entre les activités administratives dès qu'il est apparu nécessaire de séparer les tâches de conception, impulsion et synthèse, des tâches de gestion et exécution (de Laubadère). La notion "d'administration de mission" en relevait (E. Pisa,i, "Administration de gestion, administration de mission", RFSP, 1956, p.815). Se sont alors multipliées les formes d'intervention de l'Etat dans le secteur social et économique, génératrices de "besoins nouveaux"; se sont parallèlement développées les "missions de service public" d'entreprises privées, conduisant l'Etat à doubler ses contrôles de mécanismes d'aides et subventions pour les activités d'intérêt public.

La distinction entre les secteurs d'intervention de l'Etat relevait essentiellement des finalités poursuivies par les pouvoirs publics; étaient par exemple distingués le secteur des "protections" dans lequel se trouvaient classés la défense nationale et l'ordre intérieur; le secteur "intellectuel" où se voyaient rangées l'éducation, la culture, l'information; le secteur "social" comprenant l'aide sociale, la santé publique, le régime hospitalier, les sports, le tourisme; le secteur de l'"économie" rassemblant les modes d'intervention économiques de l'Etat et les différentes activités industrielles et commerciales menées par les entreprises publiques (A. de Laubadère, Traité élémentaire de droit administratif, t.III: Grands services publics et entreprises nationales, LGDJ, 1966). Les services publics, compris au pluriel, étaient ainsi définis par rapport à l'activité de plus grand service dans des domaines et des champs spécifiés mais non exclusifs.

1.2.26.2. C'est dans le cadre du secteur de l'économie que la perception singulière

du service public s'est peu à peu défaite, l'extension des services publics industriels et commerciaux ayant présidé à la création des entreprises publiques, souvent des entreprises dites "nationales" dès la Libération. Les activités que ces entreprises assumaient concernaient, pour la plupart, des biens constitutifs du lien sociale: les transports ferroviaires et aériens, le service postal, les houilles et le charbon, l'électricité et le gaz. Pour certaines d'entre elles des plus indispensables, elles avaient pour particularité de se réaliser en "réseaux": transports, électricité, gaz, poste.

Ainsi, pendant longtemps, les services en réseaux ont été fournis par des entreprises qui bénéficiaient d'un monopole légal. L'institution de ces monopoles répondait à des impératifs sociaux et économiques. D'une part, ces prestations correspondent à des fournitures de biens essentiels à la vie quotidienne et il apparaissait inconcevable que certaines catégories de la population (dans les zones rurales) ou certaines personnes (des plus démunies) ne puissent en bénéficier. D'autre part, ces actions participent de la croissance économique, relevant de secteurs particulièrement productifs ou contribuant largement au progrès scientifique et technologique.

1.2.26.3. A partir de cette évolution se jouant entre économie planifiée et

économie concertée, puis s'ouvrant de nouveau au système libéral, s'est construit un droit administratif de l'économie particulièrement versatile rassemblant au fil des ans le droit de la planification, le droit des nationalisations, le droit de l'interventionnisme économique, le droit des aides publiques. De ce fait, s'il existe, le droit administratif économique manque singulièrement de cohérence, et surtout d'homogénéité (P. Devolvé, Droit public de l'économie, Dalloz, coll. Précis, 1998, p.59 et suiv.). De nos jours, le doit du service public ne saurait y être inséré sans aménagements arbitraires.

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1.2.26.4. Poser la question de savoir si "l'idée de service public est encore soutenable" revient alors à engager le débat non sur la notion juridique de service public mais sur les aspects pratiques d'un rapport entre les activités de service dans un espace marchand. L'objectif d'une telle interrogation est de signifier les réalités économiques et sociales auxquelles sont confrontées les théories du service public et de prétendre impulser un mouvement doctrinal pour instiller une transformation des discours. Ainsi, constatant que l'expression de service public rassemble "un écheveau de forces et d'institutions", considérant que cette même expression "désigne des services régaliens comme la défense et la justice, et des services marchands, comme les transports, la poste, l'énergie ou les télécommunications, qui offrent la caractéristique d'être distribués par des réseaux", I. Ekeland, en particulier, propose d'emblée une décomposition de la définition du service public en ne dessinant aucune alternative entre les services régaliens dépendant de l'exercice de la puissance publique et les services marchands obéissant aux lois économiques de la concurrence (I. Ekeland, avant-propos, L'idée de service public est-elle soutenable?, P.U.F., coll. Droit, éthique et société, 1999, p.7-8).

Là, la perspective économique défendue par les tenant de l'ère du marché se heurte de front aux analyses juridiques. D'une certaine manière, il est utile de rappeler que ce débat est issu d'un mouvement de la critique économique des "monopoles d'Etat" sans qu'aient été remises en cause les activités monopolistiques de certaines multinationales.

Or, d'une part, les services régaliens n'ont pas toujours été ainsi conçus, et certains même se sont affranchis de la tutelle de l'Etat, notamment du fait des développements des techniques de la décentralisation administrative, territoriale et technique. D'autre part, les services dits marchands ne sont pas apparus avec l'avènement du marché. Les réseaux desquels ils dépendent ne se sont pas constitués du fait d'initiatives privées, bien au contraire, ils répondaient à des besoins de la population, à des nécessités publiques de l'Etat, à des exigences d'adaptation de services existants, et plus encore à la reconnaissance du rôle fondamental de l'Etat dans la garantie des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Ils assurent les citoyens de la jouissance et de l'exercice de certains droits et libertés, tels la liberté de communication, le droit à l'information ou encore la liberté de déplacement.

1.2.26.5. Du fait de la propension contemporaine à inscrire la réflexion sur le

service public dans le cadre communautaire et européen, la connaissance juridique du service public tend à se morceler en autant de secteurs d'activités dont les composantes initiales relèvent indéniablement d'une conception de l'intérêt général.

De plus en plus, les juristes évoquent le droit "des" services publics. Ce faisant, involontairement, ils guident la réflexion dans une impasse juridique, et sous le prétexte d'une entrée dans l'ère de la post-modernité, ils conduisent subrepticement à une relégation dans le "passé" de l'ensemble des règles et principes qui leur sont communs. Les ouvrages qui traitent désormais de ces questions récapitulent les règles propres à chacun des secteurs: postes, télécommunications, transports, énergie, eau, culture, formation, services sociaux, santé, services financiers, banques.

Dans les discours politiques, administratifs et juridiques, le passage du singulier "service public" au pluriel "services publics" relève d'un choix qui est loin d'être anodin et neutre. Pourtant, à l'origine, la recherche d'une conciliation entre les caractères du "service public à la française" ou plus exactement de la conception française du service public avec les critères variables des services d'intérêt économique ou d'utilité publique retenus par la Commission européenne et la Cour de justice des Communautés européennes n'avait pas pour conséquence nécessaire de mener au déclin de la notion juridique de service public. Car, d'une certaine façon, "l'Europe n'instruit pas le procès du ou des service (s) public (s); elle fait pire; elle ignore largement la notion de service public et l'existence des services

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publics" (Conseil d'Etat, rapport public 1994, "Service public, services publics: déclin ou renouveau", EDCE 1995, p.13).

Les décisions récentes de la Cour de justice des Communautés européennes ne permettent pas de penser qu'une réelle évolution ait eu lieu sur le premier pont. Les arrêts qui prennent dorénavant en compte les contraintes de service public (Corbeau, Commune d'Almelo) ne reprennent ^pas les termes mêmes, mais ceux d’intérêt économique général, de droits exclusifs et spéciaux, voire de pouvoirs adjudicateurs et ne construisent pas une notion juridique. Ils se contentent de régler la situation juridique d'un service public déterminé par les choix d'un Etat membre en lui appliquant les concepts propres au droit communautaire (D. Simon, "Les mutations des services publics du fait des contraintes du droit communautaire", in R. Kovar, D. Simon (dir.), Service public et Communauté européenne: entre l'intérêt général et le marché (t.2), Doc. fr., 1998, p.65).

1.2.26.6. L'énumération des secteurs d'activités dans lesquels sont impliquées des

missions de service public induit certaines incertitudes quant à l'unité du régime juridique du service public. C'est au détriment de la qualité foncière du service public particulièrement révélée par les différents principes de fonctionnement que sont l'égalité, la continuité et la mutabilité, que se développent ces formes de présentation qui dissocient désormais la notion des activités.

Nombreuses sont les études qui, prétendument fondées sur la notion juridique de service public, s'attachent à développer une de ces approches sectorielles: service des télécommunications, service postal, service des transports publics (et non-service public de transport), service des entreprises publiques ferroviaires, service de distribution d'eau, de gaz, d'énergie électrique, service des sociétés publiques de télévision, service public hospitalier, etc. La confusion entre service public et secteur public en dérive.

Pour chacun de ces "secteurs", des textes législatifs ou réglementaires sont intervenus, renforçant la segmentation du service public, la sectorisation des activités publiques. En sont des exemples la loi n° 96-659 du 26 juillet 1996 de réglementation des télécommunications (JO 27 juillet 1996, p.11384) et la loi n° 2000-48 du 10 février 2000 relative à la modernisation et au développement du service public de l'électricité (JO 11 février 2000, p.2143). Ne sont donc plus évoqués ni des services publics nationaux, ni des entreprises nationales, ni des entreprises publiques: l'objectif est de mettre au jour des domaines d'intervention qui échappent pour une part aux pouvoirs publics. La problématique initiale qui retenait les modalités et les buts poursuivis se voit là décomposée: la sectorisation concerne essentiellement le bien, le produit, la prestation. Elle perd de sa qualité générale pour s'attacher à des aspects matériels.

A propos du secteur de l'électricité, ensemble des dispositions de la loi du 10 février 2000 tend à une réorganisation générale des moyens de production, des modes d'approvisionnement en électricité, des formes d'exploitation des réseaux de transport et de distribution, des modalités de fourniture d'électricités aux "clients" - dont le statut dépend de leur qualité "éligible" ou non selon le taux de leur consommation annuelle. Pourtant, suivant l'article 1er al.3 de la loi, le service public de l'électricité "concourt à la cohésion sociale en assurant le droit à l'électricité pour tous, à la lutte contre les exclusions, au développement équilibré du territoire, dans le respect de l'environnement, à la recherche et au progrès technologique ainsi qu'à la défense et à la sécurité publique". Si la raison d'être d'un service public est là clairement exprimée, elle ne l'est que pour la prestation, la fourniture du bien, du produit. L'activité en cause avait été considérée comme relevant du"secteur public" parce qu'elle répondait à des besoins sociaux; la loi du 2 août 1949 avait ainsi étendu le champ de la nationalisation de l'électricité et du gaz opérée par la loi du 8 avril 1946 au transport, à la distribution, à l'importation et l'exploitation. La segmentation des activités a ainsi défait le projet républicain de la Libération: "tout bien, toute entreprise

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dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national [...] doit devenir la propriété de la collectivité" (Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, al.9). Incitant à la dissociation entre ces deux sources d'énergie que sont l'électricité et du gaz, sans même qu'elles aient fait l'objet d'un monopole absolu, l'approche sectorielle actuelle permet de définir des champs d'action de plus en plus étroits: d'une part, les activités de prestation demeurent les seules retenues pour une appréhension de la notion de service public, d'autre part, toutes les autres fonctions de ces entreprises, autrefois pensées entreprises publiques, qui participaient à l'amélioration des premières, sont des activités privées, soumises au jeu de la concurrence.

Si les activités de service public relèvent toujours du secteur public, dans ce "secteur public" doivent désormais être différenciés les objets sur lesquelles elles portent. L'unité de la notion se décompose: le service public acquiert un sens abstrait, les services publics prétendent s'attacher à des actions concrètes.

1.2.26.7. Cependant, dans les discours juridiques, lorsque le pluriel "services

publics" est employé, il n'a pas pour objet de consolider ces divisions et dissociations; il rend compte, en fait, de la nécessité d'analyser les formes et le contenu de la prestation. Si le régime juridique en général est le même pour l'ensemble des activités de service public, certaines différenciations peuvent être opérées selon les formes de leur accessibilité, de leur distribution, de leur prix.

Le changement de vocabulaire retrace donc une certaine évolution de la conception du service public dans les discours administratifs et en droit français.

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Du service public (français)

Au service universel (communautaire)

2. L'habilitation, en droit français, à gérer le service public.

Les activités de service public ont pour mission reconnue de satisfaire un besoin d'intérêt général par la fourniture de prestations. La réalisation de cette mission, la bonne marche de ces activités nécessitent l'accomplissement de plusieurs tâches. Or, il est possible de regrouper ces tâches en quelques "fonctions", au sens que prend ce terme en théorie des organisations pour l'analyse de toute entreprise. Il s'agit de fonctions "objets" décrivant l'organisation et le fonctionnement interne de l'entreprise de service public, et non des "fonctions fins" de la prestation, externes et déterminées par l'intérêt général. Ces fonctions correspondent à des niveaux de gestion distincts, dont l'encadrement juridique est suffisamment autonome pour expliquer l'ensemble du régime juridique de la gestion du service public.

Au début du XXème siècle, la question de la gestion du service public ne se posait pas dans les mêmes termes. En raison des éléments de définition donnés, le service public est avant tout "une organisation qui dépende d'une collectivité publique" (J.-L. de Corail). Tout naturellement les personnes publiques géraient elles-mêmes directement le service, et la logique de fonctionnement était celle du droit administratif, du principe hiérarchique et de l'acte unilatéral. Depuis l'apparition des personnes privées chargées d'une mission de service public, la notion de gestion du service et ses modalités ont progressivement pris une place centrale parce qu'elles permettent de dépasser la différence entre service public à caractère administratif et service public à caractère industriel et commercial, ainsi que la différence entre personne publique et personne privée.

2.1. Un objectif fondamental: maîtriser la gestion du service public. Qu'on se situe dans la perspective d'un Etat centralisé et de la nécessité de faire

respecter par celui-ci le principe de légalité, ou qu'on se place dans l'hypothèse d'une forte libéralisation laissant aux acteurs privés une sphère d'activité maximale mais nécessitant, par là-même un contrôle de ces derniers au regard du respect de l'intérêt général et de l'ordre public, il est primordial que la gestion de service public soit sans conteste maîtrisée par la personne publique responsable du service.

Pour assurer cette maîtrise, il est nécessaire d'analyser précisément la nature fonctionnelle des tâches assumées dans l'activité de service public et de les répartir en niveaux de gestion.

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2.1.1. Les fonctions de service public et leurs niveaux de gestion. 2.1.1.1. Distinction des fonctions. Il faut distinguer plusieurs fonctions dans l'activité de service public. La première

fonction, appelée ici direction stratégique, supérieure, concerne la direction du service public, sa stratégie, sa maîtrise. Son identification est simple pour deux raisons: elle appartient obligatoirement à une personne publique; elle s'analyse comme la réponse à la question "à qui revient le dernier mot quant au choix des objectifs?" Il est totalement exclu que la personne publique responsable du service public se défasse de cette fonction. Elle ne peut même pas se départir de son pouvoir de contrôle (CE, 2 novembre 1962, ASSEDIC de la sidérurgie de l'Est, Rec. CE, p.588). La troisième fonction, désignée comme l'exécution, la plus concrète, concerne l'exécution strictement matérielle de la prestation. Elle est plutôt aisée à identifier, puisqu'elle dépend d'une constatation de fait: quelle personne juridique réalise, sur le terrain, les opérations de prestation de service? Le problème le plus important est posé par la deuxième fonction, intermédiaire, qui concerne les tâches courantes de régulation et d'optimisation, désignée comme gestion opérationnelle. Elle consiste à assurer la continuité du service, la logistique, le traitement des conflits, des écarts et des urgences, c'est-à-dire une régulation, mais aussi à réaliser les opérations au meilleur coût, à procéder aux adaptations prévues dans le cadre juridique existant, donc une optimisation. Il faut alors remarquer que cette fonction concerne à la fois le fonctionnement et une partie de l'organisation du service. Elle n'est, de ce fait, pas forcément assurée de façon unitaire parce que, dans certains cas, des régulations sont effectuées par la personne juridique chargée de l'exploitation, mais des optimisations sont décidées par la personne publique qui possède la maîtrise des objectifs.

Il convient donc d'adopter un vocabulaire suffisamment précis pour décrire la façon dont est structurée et assurée l'activité de service public. Les décisions qui marquent cette activité dans son ensemble doivent toujours être distinguées selon la fonction concernée. L'activité de service public n'est pas, en effet, une activité comme une autre. Elle vise l'intérêt général et elle utilise pour cela des moyens de droit public. Aussi les décisions qui relèvent de sa direction stratégique ne peuvent-elles pas simplement se fondre dans la catégorie des décisions "de gestion". L'exécution matérielle des prestations, au contraire, est souvent une activité comme une autre, mais assurer une simple exécution élémentaire ne relève pas en général de la gestion. Finalement, au sens strict, la "gestion" du service public est assurée au deuxième niveau, intermédiaire, de gestion opérationnelle.

2.1.1.2. Traduction juridique. Au plan strictement juridique, on peut essayer de regrouper les compétences par

fonction dans le service public. La fonction supérieure, la direction stratégique du service public, comprend certainement les cinq compétences suivantes: 1° la compétence de fondation et de suppression du service public; 2° la compétence de choix du gestionnaire opérationnel et des exécutants du service public; 3° la compétence de fixation des principes d'organisation et de fonctionnement du service public; 4° la compétence de contrôle du respect de ces principes; 5° la compétence de sanction en cas de violation, au besoin par le choix d'un nouveau gestionnaire.

La fonction intermédiaire, la gestion opérationnelle du service public, comprend au moins trois compétences qui font partie de la liberté de gestion de l'opérateur (CE, 8 juillet 1930, Compagnie des chemins de fer PLM et autres, Rec. CE, p.753, RDP 1931, p.141, concl. Josse, D. 1931, p.21, S. 1932, III, p.26): 1° la compétence de réglementer les liens avec les usagers du service public, qui sont ses clients; 2° la compétence de réglementer les liens avec les agents du service public, qui sont ses employés; 3° la

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compétence de maîtrise d'ouvrage des installations du service public, ou au moins de disposition de ces installations.

La fonction terminale, l'exécution matérielle du service public, n'est pas caractérisée par des compétences, car la personne exécutante n'est pas en situation de produire couramment des actes juridiques pour les besoins du service public. Elle est plutôt définie par des éléments négatifs: 1° la fourniture matérielle de prestations qui ne constituent pas le service public dans son entier, mais des éléments ou des tâches annexes du service public; 2° l'absence de lien contractuel avec les usagers du service public - Ce qui ne signifie pas l'absence de lien juridique car des rapports quasi délictuels peuvent surgir, sinon des actes juridiques exclus par principe, du moins des faits juridiques - ; 3° l'absence de régime administratif, car les rapports nés de la simple participation à un service public ne sont pas soumis à un régime de droit public, quand bien même l'exécutant aurait un contrat avec une personne publique.

2.1.1.3. Diversité des situations. Une grande diversité des situations juridiques peut être constatée de deux points

de vue. Le premier est relatif au degré d'intégration de l'activité de service public dans la personne publique qui en est chargée. Cette dernière a en effet le choix entre faire et faire faire. Elle peut souhaiter conserver la gestion opérationnelle seule et recourir à des prestataires pour la fonction d'exécution, ou même la gestion opérationnelle et l'exécution en totalité. De toutes façons, le degré d'intégration à la personne publique est élevé dès lors que la deuxième fonction de service public est entièrement assurée par la personne publique: le service public est dit en régie. Elle peut au contraire confier à un tiers soit la gestion opérationnelle seule, en mettant ses moyens d'exécution à disposition de ce tiers, soit la gestion opérationnelle et l'exécution. Dans cette hypothèse, tous les procédés relèvent d'une même idée: la personne publique se décharge de la gestion stricte sur une autre personne juridique, soit par application d'un statut légal et réglementaire, soit par contrat. La formule classique est que l'autorité publique "assume" le service public mais qu'elle ne l'"assure" pas.

Le deuxième point de vue consiste à distinguer les cas où le service public est géré et exécuté par une personne publique (Etat, collectivité territoriale, établissement public) de ceux où il est géré et exécuté par une personne privée (société commerciale, société nationale, société d'économie mixte, ordre professionnel, autre personne morale ou même personne physique). Ces deux points de vue se recoupent et des situations croisées peuvent apparaître.

2.1.2. La directionstratégique du service public. Le but d'intérêt général de toute activité de service public ainsi que le rattachement

à une personne publique impliquent une maîtrise totale de cette dernière sur les conditions d'organisation et de fonctionnement du service public. Cette direction est d'autant plus nécessaire que la personne publique est responsable vis-à-vis des usagers du respect des principes juridiques qui régissent l'activité de service public. Elle ne pose guère de problèmes dans le cas d'une gestion directe de l'activité de service public, puisque c'est la personne publique responsable qui la prend en charge sans intermédiaire entre elle-même et les usagers. Mais il en va différemment dans l'hypothèse d'une gestion déléguée, car la prestation de service finalement fournie à l'usager lui échappe concrètement. C'est pourquoi la direction stratégique de la personne publique responsable du service public, lorsque l'activité est déléguée, repose sur un acte formel qui fixe l'étendue des droits et obligations du délégataire: l'acte d'habilitation. La direction stratégique est donc indissolublement liée à l'acte d'habilitation, elle se matérialise dans le principe que la compétence de production de cet acte appartient toujours à la personne publique responsable du service. Les formes radicalement différentes que cet acte peut prendre, selon le destinataire de l'habilitation, ne

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sauraient faire oublier le principe. Cependant, les principes d'habilitation mènent à des résultats très différents selon que la direction stratégique s'exerce en gestion publique, c'est-à-dire à l'intérieur d'une personne publique ou entre personnes publiques, ou bien en gestion déléguée privée.

2.1.2.1. En gestion publique, directe ou indirecte La maîtrise d'une personne publique sur une activité de service public peut user

des principes d'organisation traditionnelle des rapports à l'intérieur d'une personne publique ou entre personnes publiques. Ces principes ont pour but d'assurer de manière soit permanente soit ponctuelle la soumission de l'exploitant à la personne publique responsable de l'activité. Ces principes sont de trois types:

- la négation de toute autonomie de fonctionnement: Dans la régie directe, le service public assuré ne se distingue pas, notamment au

plan organique, des autres services, ni de la compétence administrative générale dont la personne publique a la charge; les structures de la régie sont gouvernées par le principe hiérarchique;

- l'autonomie de fonctionnement sans reconnaissance d'une personnalité juridique distincte:

Dans la régie indirecte, certains organes disposent d'une relative autonomie administrative et financière; par exemple, quelques organes de l'Etat sont dotés d'un budget annexe (Ordre de la Légion d'honneur, Monnaies et médailles, Prestations sociales agricoles, Journaux officiels, Navigation aérienne); certains services industriels et commerciaux des collectivités territoriales sont dotés d'un conseil d'administration, d'un directeur, d'un budget propre, et d'un agent comptable (CGCT, art. L. 2221-11 et suiv., R. 323-75 et suiv.) et qualifiés de régie à seule autonomie financière.

Ces structures sont autonomes dans leur fonctionnement, mais elles relèvent de la personne publique responsable du service parce que, organiquement, elles n'en sont pas distinctes (ce fut le cas des postes et télécommunications jusqu'à la réforme opérée par la loi n° 90-568 du 2 juillet 1990);

- le rattachement de la personne gestionnaire du service à la personne publique responsable:

L'exemple le plus délimité est celui de l'établissement public, car il emporte création d'une personne juridique distincte, dont la capacité de développement autonome est limitée, soit, en dehors de cet objet, par le principe de spécialité. Mais de manière plus large, la gestion de services publics par des collectivités territoriales s'insère dans les rapports de décentralisation, où la supériorité de la personne publique Etat sur ces collectivités est fondée sur les principes constitutionnels d'unité et de centralisme de la République (Constitution du 4 octobre 1958, art. 72; Loi n° 82-213, 2 mars 1982).

2.1.2.2. En gestion déléguée privée. La gestion du service public par une personne privée n'est pas un cas inconnu de la

théorie juridique puisque l'affermage, qui en est un mode reconnu, fut largement pratiqué sous la monarchie de Juillet pour les bacs et passages d'eaux, puisque, aussi, la conception fut développée pour satisfaire des besoins économiques généraux (éclairage, transports) au XIXème siècle. Cependant, elle constituait l'exception. Au contraire, depuis le début du XXème siècle, cette situation est devenue de plus en plus fréquente, mais il faut tout de même qu'un lien demeure entre la personne privée gestionnaire et la personne publique. La qualification de service public d'un théâtre avait ainsi été écartée dans l'arrêt Astruc (CE, 7 avril 1916, Astruc, Rec. CE, p.163, S. 1916.3.49, note Hauriou, RDP 1916, p.377, concl. Corneille), parce que l'activité se pratiquait sans aucune intervention de la personne publique. Au contraire, dans l'arrêt Gheusi (CE, 27 juillet 1923, Gheusi, Rec. CE, p.638,

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D.P. 1923.3.57, note Appleton, RDP 1923, p.560, concl. Mazerat), la qualité de service public fut reconnue à l'Opéra-Comique parce qu'il existait un lien juridique, en l'espèce une concession, assurant le contrôle d'une personne publique sur la gestion de l'activité.

Les formes d'organisation précédentes sont propres aux personnes publiques. Elles ne peuvent pas être utilisées dans les rapports entre personnes publiques et personnes privées. Dans cette seconde hypothèse, la direction stratégique s'exerce dans des conditions non contraintes par le cadre institutionnel des personnes publiques. Deux solutions sont alors envisageables pour habiliter une personne privée à gérer le service public. Soit la personne publique responsable réalise la délégation par acte unilatéral, soit elle le fait par convention. C'est dans ce deuxième cadre qu'est apparue la notion de "convention de délégation de service public".

Le Conseil d'Etat, consulté avant la loi du 29 janvier 1993, a très nettement fait la différence entre la direction stratégique du service public et toute autre fonction permettant l'exercice de l'activité de service public. Dans un avis du 11 juin 1991, portant sur l'application de l'article 55 du traité de Rome (droit d'établissement), et sur la question de savoir si les concessionnaires de service public participaient ou non à "l'exercice de l'autorité publique", le Conseil a remarqué que "si le concessionnaire assure l'exécution du service, le concédant en conserve la responsabilité et exerce, pour ce motif, un contrôle sur le concessionnaire". Est ainsi consacrée la distinction entre des fonctions radicalement différentes: d'une part, celle de direction stratégique du service public; d'autre part, les autres fonctions de gestion ou d'exécution.

Cela dit, en sens inverse, la pratique des conventions pour la délégation du service public s'est multipliée entre personnes publiques. Le "conventionnement public" a été conceptualisé comme mode de collaboration des personnes publiques entre elles, d'association de plusieurs personnes publiques pour l'accomplissement de missions d'intérêt général, de partage des rôles et des responsabilités dans la gestion du service public (CE, sect., 31 mars 1989, Département de la Moselle, AJDA 1989, p.339 - sur l'exemple des services de transport public régionaux, L. Rapp, "Cinq ans d'évolution du secteur public français industriel et commercial", Rec. fin. publ. 1988, n° 22, p.176).

2.2. Un acte fondamental: l'acte d'habilitation.

La loi peut tout d'abord confier à une personne privée la gestion d'un service

public, soit expressément, soit implicitement. Dans cette dernière circonstance, la jurisprudence peut reconnaître l'intervention publique et qualifier l'activité de service public. Le point de départ de cette évolution est donné dans l'arrêt Caisse primaire Aide et protection (CE, 13 mai 1938, Rec. CE, p.417, D. 1939.365, note Pepy, concl. Latournerie, RDP 1938, p.830). Elle s'est développée ensuite avec les ordres professionnels corporatifs chargés par la loi du 2 décembre 1940 "d'assurer la gestion d'un service public relatif à l'organisation et au contrôle de la profession" (CE Sect., 20 juin 1946, Morand, Rec. CE, p.183, S. 1947.3.19, note P. H.). Nombreux sont les organismes privés chargés de gérer un service public: centres techniques industriels, fédérations sportives, fédérations de chasseurs, sociétés d'aménagement foncier et d'équipement rural, associations syndicales, associations foncières urbaines, etc.

Il arrive aussi que la gestion d'un service public soit conférée par un acte administratif à une personne privée. Il s'agit rarement d'un acte administratif réglementaire. On peut citer l'exemple du service public de la Comédie française, en application des décrets du 15 octobre 1812 (Trib. civ. Seine, 8 octobre 1952, Gaz. Trib. 1952.2.542) et du 1er avril 1995. Mais beaucoup plus fréquemment les personnes publiques ont recours à un

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acte contractuel. Dans ce dernier cas, le contrat est administratif à raison de son objet (CE Sect., 20 avril 1956, époux Bertin, Rec. CE, p.167, AJDA 1956.2.272, concl. Long, chron. RDP 1956.869, note Waline, D. 1956.433, note de Laubadère, Rev. adm. 1956.496, note Liet-Veaux).

Il n'y a donc pas de concordance absolue entre service public organique et service public fonctionnel.

2.2.1. La notion d'habilitation. L'habilitation à gérer des activités de service public, destinée à regrouper les

différentes situations de transfert de gestion, peut être tout d'abord définie conformément au sens commun. Néanmoins son principal intérêt réside dans l'analyse de son objet juridique.

2.2.1.1. Définition de l'habilitation. Le souhait d'une personne publique responsable du service public d'en transférer la

gestion, totalement ou partiellement, - c'est-à-dire de se dessaisir de l'exercice de ses compétences dans un ou plusieurs niveaux de gestion - suppose un acte juridique particulier. En l'absence d'acte, aucune autre personne que celle qui est responsable du service public n'est juridiquement fondée à assurer la gestion de ce dernier. Cet acte est donc bien le fondement de l'intervention de la personne ayant reçu mission de gérer le service à la place de la personne publique responsable (F. Sabiani, "L'habilitation des personnes privées à gérer un service public", AJDA 1977, p.4).

Cet acte de délégation du service public, de transfert de l'exercice de compétences de gestion, est en général qualifié d'acte d'habilitation. Ce terme, au sens précis, emporte deux conséquences:

- d'une part, l'habilitation est définie comme "une opération dont l'objet est de conférer une capacité à une personne qui, naturellement, ne la possède pas"; cette définition marque bien que la personne habilitée à exploiter l'activité de service public ne pourrait pas l'exercer par elle-même, sans l'intervention d'une personne publique habilitante;

- d'autre part, la définition de l'habilitation rappelle que l'exercice des missions de service public est un monopole originel des personnes publiques; elle limite donc l'étendue de la délégation consentie au profit d'une personne privée, de deux manières; cette délégation ne peut être ni totale ni définitive; la personne publique responsable du service dispose de jure d'un pouvoir de direction et de contrôle sur l'habilité.

2.2.1.2. Objet de l'habilitation. S'il n'existe qu'un objet à l'acte d'habilitation - celui d'habiliter une personne, qui

n'est pas originairement responsable du service public, à gérer ce dernier - il n'en demeure pas moins que l'habilitation elle-même est susceptible de porter sur plusieurs objets. Puisque différents niveaux ont été distingués dans la gestion du service public, il est possible de distinguer aussi différents types d'habilitation en fonction de l'objet des compétences transférées.

2.2.1.2.1. Objet exclu: L'habilitation tout d'abord ne peut pas avoir pour objet de

confier à l'habilité la direction stratégique du service public, tout simplement parce que la personne publique responsable n'est jamais autorisée à s'en dessaisir.

Par exemple, les services publics attribués par la loi aux collectivités territoriales ne peuvent pas être en totalité délégués à des personnes privées (CE, 12 novembre 1997, Synd. nat. professionnel des médecins du travail, Rec. CE, p.900, Dr. adm. 1998.20; CE, 17 mars 1989, Synd. des psychiatres franç., Rec. CE, p.94, AJDA 1989.407, obs. X. Pretot; RFD adm. 1991.267, concl. Stern), surtout lorsqu'ils comportent des prérogatives de puissance publique (TA Amiens, 1er décembre 1987, Braine et Vantomme, AJDA

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1988.394, habilitation donnée à une association pour réaliser par voie de subventions l'essentiel de l'intervention économique départementale). Une délégation partielle d'une certaine envergure n'est même pas envisageable lorsque le service public transféré, par sa nature ou par détermination législative, fait partie de ceux qui ne peuvent être assurés que par la collectivité territoriale elle-même (CE, avis, 11 mars 1958; CE, 27 mars 1995, Chambre d'agriculture des Alpes-maritimes, Rec. CE, p.142, AJDA 1995.921, note C. Braud; CE, 12 novembre 1997, Synd. nat. professionnel des médecins du travail, Rec. CE, p.900, Dr. adm. 1998, n° 20).

2.2.1.2.2. Objet de niveau intermédiaire: La personne publique responsable du

service souhaite que la gestion opérationnelle de l'activité de service public revienne entièrement à la personne habilitée à cet effet. L’objet de l’habilitation est donc la gestion opérationnelle dans son ensemble. L’habilité exercera alors les compétences d’optimisation et de régulation. Il n’est pas exclu cependant que, soit initialement, soit avec l’accord de la personne publique responsable, ce deuxième niveau soit scindé et que la régulation (au sens défini plus haut, purement gestionnaire, de réduction automatique des écarts) soit assurée par une autre personne, titulaire d’une habilitation plus restreinte. Par exemple, si France Télécom a été habilité par l’Etat à gérer le service public des télécommunications, cet exploitant public n’en a pas moins été autorisé à déléguer diverses fonctions à des filiales.

2.2.1.2.3. Objet de niveau terminal : La personne publique responsable du service

peut souhaiter que l’exécution matérielle du service, c’est-à-dire des prestations élémentaires du service, soit attribuée à une ou plusieurs personnes distinctes. Il faut éviter d’utiliser à ce propos le terme d’exploitation du service qui ne recouvre pas l’exécution, mais la gestion opérationnelle. Un certain nombre de grands services publics sont ainsi répartis, pour les taches élémentaires d’exécution, entre plusieurs intervenants (c’est le cas dans le service public hospitalier selon les lois du 31 décembre 1970 et du 31 juillet 1991).

Il apparaît clairement que, si la gestion opérationnelle du service public a déjà été transférée, en vertu d’une habilitation portant sur le niveau de gestion opérationnelle, c’est l’opérateur habilité, chargé in fine de coordonner l’ensemble, qui sera le mieux à même de proposer de recourir à des habilitations portant sur le niveau inférieur d’exécution et de suggérer leurs éventuelles délimitations (l’organisation du service public de placement des chômeurs – ord. n° 86-1286 du 20 novembre 1986, Circ. du 17 juillet 1987, Mon. TPB 11 septembre 1987 – en est un exemple).

Il n’est pas exclu, surtout, que la personne publique ait choisi d’habiliter la même personne pour exercer les compétences relevant du niveau intermédiaire et du niveau terminal. Dans ce cas, l’objet de l’habilitation est à la fois la gestion opérationnelle et l’exécution matérielle de prestations élémentaires.

2.2.2. Les caractère s de l’acte. L’acte d’habilitation peut être caractérisé en lui-même par deux dimensions

juridiques essentielles. D’une manière logique, celles-ci induisent un régime juridique de droit public qui confirme et structure la maîtrise juridique de l’autorité publique sur les services dont elle est responsable.

2.2.2.1. Deux caractères juridiques essentiels. De la définition de l’habilitation, il découle que l’acte d’habilitation à gérer un service public présente deux caractères juridiques

majeurs : a) L’acte d’habilitation est obligatoire.

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L’existence de cet acte est nécessaire pour que soit constituée juridiquement la délégation de l’activité de service public. En effet, ni une personne privée, ni une personne publique qui ne serait pas, du fait de sa compétence territoriale générale, de sa spécialité ou des textes, compétente pour gérer un service public, ne peuvent en principe décider spontanément de se livrer à une activité de service public. Pour ce qui est des personnes publiques, il s’agirait d’une illégalité par violation des règles de compétence. Quant aux personnes privées, qui ne subissent pas une telle limitation, elles pourraient peut-être exercer une telle activité, si elle est conforme à leur objet social, sous réserve que l’activité ne fasse pas l’objet de « droits exclusifs ou spéciaux », et sans prétendre au bénéfice du régime juridique normalement attaché à toute activité de service public. Mais il est peu probable que leur objectif de rentabilité soit, dans ces conditions, susceptible d’être aisément atteint Certes, il est arrivé dans la jurisprudence administrative qu’une activité soit qualifiée, par le juge, de service public, sans qu’une personne publique n’ait explicitement entendu l’assurer en tant que telle. L ‘expression de service public virtuel fut alors utilisée (CE, 6 février 1948, Soc. Radio-Atlantique, Rec. CE, p.65, RDP 1948.244, concl. Chenot, note Jèze), dans le sens où certaines activités privées pourraient être considérées en elles-mêmes, en l’absence d’intervention d’une personne publique, comme des services publics potentiels en raison de leur caractère d’intérêt général. De la matière dans laquelle intervenaient les arrêts, on a pu déduire durant un temps qu’une autorité réglementaire pouvait transformer en services publics des activités d’intérêt général exercées sur le domaine public grâce à l’octroi d’une autorisation faisant état d’obligations de service public (il s’agissait surtout de transports en commun, CE Sect., 5 mai 1944, Comp. maritime de l’Afrique orientale, Rec. CE, p.129, D. 1944.164, concl. Chenot). Il n’est pas sûr que cette jurisprudence soit considérée pour établie par le Conseil d’Etat, même si on peut en détecter des résurgences dans certaines décisions des juridictions judiciaires (M. Degoffe, « A propos du service public virtuel », CJEG 1993, p.535). Il n’est pas certain non plus qu’elle soit applicable en dehors du contexte propre au domaine public. Dans d’autres contextes, par exemple pour la mission de rapatriement des soldats étrangers à laquelle contribuèrent les Epoux Bertin (CE Sect., 20 avril 1956, Epoux Bertin, Rec. CE, p.167, AJDA 1956.2.272, concl. Long), la théorie du service public virtuel aurait été plus économe de principes que la reconnaissance d’une convention orale, mais elle n’a pas été utilisée. La qualification de service public paraît ainsi inséparable de l’intervention fondatrice, et pas seulement récognitive, d’une personne publique. Quant à la jurisprudence relative à la collaboration occasionnelle et bénévole, d’une part elle ne se révèle que face à une situation où le service public existe dans son principe, mais est défaillant ou absent en fait, d’autre part elle porte sur une action élémentaire constituant l’exécution matérielle du service public, et non sur la gestion de celui-ci. Enfin, lorsqu’une personne privée exerce de façon informelle une mission de service public relevant des compétences d’une personne publique, la jurisprudence n’hésite pas à requalifier, soit cette personne (CE, 11 mai 1987, Divier c/ Association pour l’information municipale, Rec. CE, p.168, RDP 1988.264, note J.-M. Auby – J.P. Négrin, « l’utilisation par l’administration des associations de la loi de 1901 », RF adm. Publ. 1977, n° 3, p.113 – R. Brichet, « le rôle des associations privées dans la vie administrative », AJDA mars 1980, n° spécial, p.123), soit les rapports entre la personne publique et cette personne privée (TA Toulouse, 28 janvier 1997, Cervera, req. n° 941280, Dr. Adm. 1997, n° 5 – L.

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Rapp, « les tribunaux administratifs et la définition du service public », Lamy droit public des affaires, Bull. F, août-septembre 1997 – le droit communautaire dénie également l’existence du contrat lorsque le cocontractant est « transparent » : CJCE, 18 novembre 1999, aff. C-107/98, Teckal Srl c/ Commune di Viano, pt.50). b) l’acte d’habilitation procède d’un pouvoir discrétionnaire :

1) La personne publique responsable du service public choisit librement d’en assurer elle-même la gestion ou de la transférer à un tiers.

Il faut réserver l’hypothèse où la loi se prononcerait expressément sur la méthode de gestion à adopter relativement à un service public ; dans ce cas, la compétence de la personne publique est liée (par ex. le mode gestion du service public hospitalier – L. n° 70-1318 du 31 décembre 1970, CE, 29 avril 1987, Association de gestion de la résidence médicale des Sources, Rec. CE, p.154 – ou celui de l’électricité – Loi du 10 février 2000) ; mais dans les cas les plus fréquents, au contraire, il appartient exclusivement à la personne publique qui en a la charge de choisir la manière dont le service public doit être assuré, c’est-à-dire de choisir d’en réaliser elle-même la gestion ou de la confier à un tiers ; sur cette appréciation d’opportunité, le contrôle juridictionnel est restreint (concl. Romieu sur CE, 4 mai 1906, Babin, Rec. CE, p.363 – CE, 18 mars 1988, Loupias, Rec. CE, p.975, RDP 1988.1460, Dr. adm. 1988.289, s’agissant d’un affermage – CE, 28 juin 1989, Synd. du personnel des ind. électriques et gazières du centre de Grenoble, RFD adm. 1989.929, concl. Guillaume, note Lachaume, à propos d’une société d’économie mixte – CE, ass., 2 février 1987, Sté TV6, Scorpio Music, Aréna, Pathé-Marconi-Emi, RFD adm. 1987, p.41 pour une concession. Le fondement du libre choix des modes de gestion du service public est différent selon la personne publique concernée. S’agissant de l’Etat, il n’est que la conséquence de la clause générale de compétence du pouvoir réglementaire prévu par l’article 37 de la Constitution de1958. En ce qui concerne les collectivités infra-étatiques, le libre choix résulte du principe de libre administration des collectivités territoriales (art. 72). La loi confirme souvent ce principe dans des domaines particuliers (loi du 22 juillet 1983 sur les transports scolaires – loi du 8 janvier 1993 sur le service extérieur des pompes funèbres). La jurisprudence administrative le reconnaît également (CE, 1er avril 1960, Guanter, Rec. CE, p.249, S.1960.3.239, note Sirat – CE, 24 février 1971, Commune de Sainte-Maure-de-Touraine, Rec. CE, p.155 – TC, 7 juillet 1975, Commune des Ponts-de-Cé, Rec. Cep.795). Depuis quelques années, la jurisprudence administrative ne fait plus de distinction entre les services publics à caractère industriel et commercial, qui avaient autrefois vocation à être gérés par transfert aux personnes privées, et les services publics à caractère administratif, qui étaient principalement gérés en régie. La concession de service public à caractère administratif était toujours conçue comme une exception (les pompes funèbres, par exemple, avaient ce caractère et pouvaient être concédées :TC, 20 janvier 1986, Roblot, Rec. CE, p.298, AJDA 1986.267, obs. Richer). Un avis du Conseil d’Etat le confirme : « le caractère administratif d’un service public n’interdit pas à la collectivité territoriale d’en confier l’exécution à des personnes privées, sous réserve toutefois que le service ne soit pas au nombre de ceux qui, par leur nature ou par la volonté du législateur, ne peuvent être assurés que par la collectivité

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territoriale elle-même (CE Avis, 7 octobre 1986, cité in Circ. min. Int. 7 août 1987, Mon TPB 15 janvier 1988, p.32). Aujourd’hui, le même service public, indépendamment de sa qualification administrative ou industrielle et commerciale, peut être géré simultanément en gestion directe par une personne publique, en gestion déléguée, par une personne privée (CE, 20 janvier 1988, Sci La Colline, Rec. CE, p.21, AJDA 1988.407, obs. J.-P. Aubry, CJEG 1988.328, concl. de la Verpillière, note Delpirou – D. Michon, « De la coexistence de plusieurs concessions de service public occupant en commun le domaine public », CJEG 1957, p.346), et en gestion distincte et concurrente par des personnes privées, au besoin agrées (comme c’est le cas, en application du régime législatif, dans le domaine des pompes funèbres). 2) le bénéficiaire de l’habilitation n’a aucun droit acquis au maintien de

celle-ci. En ce qui concerne les habilitations contractuelles, ce principe résulte de la théorie générale des contrats (CE, 25 mars 1988, Demereau, JCP 1989.II.21160, note Davignon). Pour les habilitations unilatérales, sans qu’il y ait de principe identifié en tant que tel à ce jour, il s’agit sans doute d’une conséquence de ce fait que, d’une part, les habilitations peuvent entraîner une délégation de compétence, qui est une mesure réglementaire (CE Ass., 17 février 1950, Meynier, Rec. CE, p.111), par définition non créatrice de droits (CE, Sect., 5 mai 1972, Delle Noyer, Re. CE, p.342, RDSS 1973.176, concl. Questiaux – CE Ass., 1er juillet 1988, Avesques, Rec. CE, p.267) ; d’autre part, les habilitations peuvent traduire une autorisation essentiellement précaire, acte qui n’est jamais considéré non plus comme créateur de droit (CE, 2 février 1957, Dupé, Rec. CE, p.77 – Ce Sect., 17 avril 1963, Blois, Rec. CE, p.223, AJDA 1963, p.486, JCP 1963.13227, note Luce).

2.2.2.2. Un régime de droit public. a) L’acte d’habilitation est toujours un acte de droit public. En raison de la définition même de l’habilitation et de la jurisprudence développée sur l’identification du contrat administratif, l’acte d’habilitation est toujours un acte de droit public. Dans le cas où l’habilitation est unilatérale, l’acte est de droit public par sa forme. En effet, que l’habilitation soit législative, réglementaire ou résulte d’une décision individuelle, l’acte est formellement de droit public. Cependant, si l’application d’un régime administratif est acquise à 100 % pour les actes réglementaires ou individuels, parce qu’ils relèvent du régime général des actes administratifs unilatéraux, il est beaucoup plus difficile de préciser le régime dans lequel se trouve placé le législateur qui peut, sous réserve du respect des principes constitutionnels, varier à son gré le contour de ses habilitations directes (V. par ex. loi n° 90-568 du 2 juillet 1990 sur La Poste et France Télécom). Dans le cas où l’habilitation est contractuelle, l’acte est administratif en raison de son objet. En effet, tout contrat passé entre une personne publique et une personne privée est un contrat administratif dès lors qu’il a pour objet l’exécution même du service public. Le principe est posé de manière générale par la jurisprudence Bertin (CE Sect., 20 avril 1956, Epoux Bertin, Rec. CE, p.167, AJDA 1956.2.272, concl. Long), mais sa reconnaissance pour les seules concessions était déjà acquise depuis longtemps (CE, 4 mars 1910, Thérond, Rec. CE, p.193, concl. Pichat, RDP 1910.249, note Jèze, S.1911.3.17, note Hauriou, pour l’enlèvement des chiens errants – TC, 22 avril 1990,

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GIE Capagau, Rec. CE, p.394, Dr. adm. 1990.389, pour l’enlèvement des automobiles). De même, les contrats qui ne constituent qu’une des modalités de l’exécution même du service public sont des contrats administratifs. En pratique, il s’agit des contrats conclus avec les usagers des services publics à caractère administratif (CE Sect., 20 avril 1956, Consorts Grimouard, Rec. CE, p.168, RDP 1956.1058, note Waline – CE Sect., 18 juin 1976, Dame Culard, Rec. CE, p.319, AJDA 1976, p.579, note Durupty – CE, 6 mai 1985, Association Eurolat et autres, Rec. CE, p.141, RFD adm. 1986, p.26, concl. Genevois). Quant aux contrats passés entre personnes publiques, comme ils sont présumés être des contrats administratifs (TC, 21 mars 1983, Union des assurances de Paris, Rec. CE, p.537, AJDA 1983.356, concl. Labetoulle, D.1984.33, note Auby et Hubrecht), et que la présomption ne peut tomber que lorsque le contrat, en raison de son objet, « ne fait naître entre les parties [personnes publiques] que des rapports de droit privé », il est juridiquement impossible que les habilitations contractuelles entre personnes publiques ne soient pas des contrats administratifs. b) L’acte d’habilitation relève de la compétence du juge administratif ou

constitutionnel. Lorsque l’acte d’habilitation résulte d’une loi, seul le Conseil constitutionnel est en mesure d’en apprécier la conformité aux règles de droit qui s’imposent éventuellement au législateur dans l’édiction de cet acte. Si l’acte d’habilitation à exercer une activité de service public est un acte administratif individuel, réglementaire, ou contractuel, le juge administratif est compétent pour en connaître. Les principes généraux du contentieux administratif sont dès lors applicables : les actes administratifs unilatéraux sont jugés dans le contentieux de l’excès de pouvoir ; les contrats administratifs relèvent du plein contentieux. Leur examen détaillé relève de la théorie générale des contrats, mais il convient de signaler que le juge administratif déroge notamment aux principes du contentieux administratif contractuel, en acceptant : - d’abord, de constater la nullité de certaines clauses qui seraient incompatibles « avec

les nécessités du fonctionnement du service public » (CE, 6 mai 1985, Association Eurolat, Rec. CE, p.141) sans disqualifier pour autant le contrat, alors même que cette nullité lui retirerait toutes ses clauses exorbitantes ;

- ensuite, d’annuler des décisions prises en exécution de clauses elles-mêmes annulées, par analogie, peut-être, avec les conventions « de longue durée » (CE, 26 novembre 1971, SIMA, Rec. CE, p.723, RDP 1972, p.239, concl. Gentot, note Waline, AJDA 1971, p.649, CJEG 1972, p.140);

- enfin, d’admettre l’irruption du recours pour excès de pouvoir à l’initiative des tiers dans le champ contractuel dans des conditions très encadrées (CE ass., 10 juillet 1996, Cayzeele, Rec. CE, p.274 – AJDA 1996.732, chron. – CJEG 1996.382, note Terneyre – RFD adm. 1997, p.89, note P. Delvolvé – Petites Affiches 18 décembre 1996, note Viviano – CE sect., 30 octobre 1998, Ville de Lisieux, AJDA 1998, p.1041, chron. – RFD adm. 1999, p.128, concl. Stahl, note D. Pouyaud – Alinéa n° 5, p.4, note G.J. Guglielmi).

c) L’acte d’habilitation manifeste l’exercice d’une prérogative de puissance publique. La question s’est posée de savoir si l’acte d’habilitation relevait des activités de production, de distribution ou de services au sens de l’article 53 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix. Le principe a été posé que l’acte par lequel une personne organise un service public n’est pas en lui-même un acte de production, de distribution ou de services et que, en conséquence, les règles de l’ordonnance ne sont pas applicables à cet acte d’habilitation (TC, 6 juin 1989, Préfet de la Région Ile-de-France c/ Société d’Exploitation et de Distribution d’Eau (SAEDE), AJDA 1989, p.467, note M. Bazex – RFD adm. 1989, p.457, concl. Stirn – RDP 1989, p.1782, note y. Gaudemet – JCP 1990, II, n° 21395, note P. Terneyre – D. 1990, jur., p.418, note J.-J.

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Israêl – M.-C. Boutard-Labarde et L. Vogel, « Droit de la concurrence et personnes publiques », Gaz. Pal. 23 décembre 1989, 2, doctr., p.747). Ce point de vue a été confirmé par l’arrêt Datasport (TC, 4 novembre 1996, Sté Datasport c/ Ligue nationale de football, JCP 1997.II.22802, concl. Arrighi de Casanova, AJDA 1997, p.142, chron.). Cela ne signifie pas, en revanche, que les actes de droit public relatifs aux activités résultant de ces habilitations échappent au droit de la concurrence dans son ensemble. En effet, l’acte d’habilitation, comme tout acte administratif, doit en vertu du principe de légalité respecter les normes de référence dont l’ordonnance susdite fait partie. Par un arrêt du 3 novembre 1997 (Sté Million et Marais, Rec. CE, p.406, RFD adm. 1997.1228, concl. Stahl, AJDA 1997.945, chron. – revir. de CE, 23 juillet 1993, Compagnie générale des eaux, Rec. CE, p.226, et 29 juillet 1994, SA Coopérative d’achat mutualiste des instituteurs de France – CAMIF, Rec. CE, p.365), il a été jugé que la légalité d’un contrat de concession de service public pouvait être discutée devant le juge administratif au regard des articles 7 et 8 de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence. Et pour admettre que l’activité normative de l’Etat pouvait être soumise au droit européen de la concurrence (CE sect., 8 novembre 1996, Fédération française des sociétés d’assurance, Rec. CE, p.441, AJDA 1997, p.204, chron. – Petites Affiches 4 avril 1997, p.10, note M. Bazex – la légalité d’un décret peut être contestée au regard de l’article 82 CE, ex-86 TCE, qui ne vise pourtant, comme l’article 8 de l’ordonnance du1er décembre 1986, que le comportement des entreprises – F.-H. Briard, « Lorsque l’Europe de la concurrence triomphe au Palais-Royal, D. 1997, p.281), le juge administratif a très logiquement étendu son interprétation du droit national de la concurrence, dont le contenu n’est d’ailleurs guère différent. Il faut dire qu’une considération de politique jurisprudentielle y a aidé. Le 6 mai 1996, la Cour de cassation (Cass. comm. 6 mai 1996, France Télécom c/ Sté CMS, Bull. civ. IV, n° 125, AJDA 1996, p.1033, note M. Bazex, RFD adm. 1996, p.1161, note Seiller) avait estimé que, si un comportement anticoncurrentiel résultait d’un acte réglementaire, le juge judiciaire pouvait écarter l’acte pour apprécier le comportement. Le juge administratif se devait de ne pas laisser le juge judiciaire cultiver les considérables potentialités d’extension de la compétence judiciaire dont une telle jurisprudence était porteuse. L’aboutissement logique de cette prise de position se trouve dans l’affirmation immédiatement postérieure, que le juge de l’excès de pouvoir demeure exclusivement compétent pour apprécier la légalité des actes administratifs – actes unilatéraux et contrats administratifs – y compris par application des règles du droit de la concurrence, tout en ayant éventuellement recours, pour faciliter son appréciation, à l’expertise du Conseil de la concurrence (CE sect., 26 mars 1999, Sté EDA, req. n° 202260, AJDA 1999.427, concl. Stahl, note M. Bazex). Et surtout, le Tribunal des conflits a fortement confirmé que le Conseil de la concurrence, et par voie de conséquence la cour d’appel de Paris, ne pouvaient pas connaître de comportements indissociables d’un acte comportant usage de prérogatives de puissance publique (TC, 18 octobre 1999, ADP et Air France, AJDA 1999, p.1029, note Bazex et chron. - cette solution, qui précise le démenti allusif de TC, 19 janvier 1998, Union française de l’Express, RFD adm. 1999, p.189, note B. Seiller, AJDA 1998.530, D. 1998.329, concl. Arrighi, met fin à la possibilité de voir la légalité d’un même acte administratif appréciée à la fois par le juge administratif et par le juge judiciaire : comp. CE sect., 26 mars 1999, Société EDA précité et Cons. concur. 2 décembre 1998, BJDCP 1999, p.558, note R. Schwartz). Le juge administratif aujourd’hui est donc exclusivement compétent pour connaître des décisions par lesquelles est assurée la mission de service public lorsqu’elles traduisent l’exercice de prérogatives de puissance publique, et ceci sur le simple fondement de la

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compétence générale de cette juridiction pour connaître des actes administratifs. Dans le cadre de sa compétence, le juge administratif applique alors les règles de l’ordonnance du 1er décembre 1986, comme toute autre composante du bloc de légalité, aux comportements et pratiques des personnes assumant le service public. Malgré les apparences, le droit de la concurrence communautaire ne rend pas illégales toutes les interventions publiques en raison de leur monopole ou de leurs droits exclusifs. Ainsi, le juge communautaire exonère, tout d’abord, des règles de la concurrence les organismes publics exerçant des activités régaliennes, par exemple de police (CJCE, 19 janvier 1994, SAT Fluggesellschaft et Eurocontrol, aff. C-364/92, « Eurocontrol », Rec. CJCE, p.43) ou des activités purement sociales et non marchandes, par exemple la sécurité sociale ou les régimes complémentaires obligatoires (CJCE, 17 février 1993, Poucet et Pistre, Rec. CJCE, p.637). Par ailleurs, même si ces règles sont applicables, la jurisprudence communautaire admet que les missions particulières de service public justifient des dérogations aux règles de concurrence sur la base de l’article 86 § 2 CE (ex-90 § 2 TCE). Ainsi, lorsqu’une activité relève d’une mission d’intérêt général, ce qui est le cas pour tout service public, cette activité, ainsi que l’acte d’habilitation qui la fonde, échappent à l’application des règles de concurrence du traité (CJCE, 13 mars 1997, Cali et Figli, aff. C-343/95, « Cali », Rec. CJCE, p.1547, Europe 1997.160, note Idot, RTD eur. 1997, p.459, chron.). Pour apprécier le champ de la dérogation, la CJCE tient alors compte des exigences relatives à l’équilibre économique du service (CJCE, 19 mai 1993, Corbeau, Rec. CJCE, p.2533 – CJCE, 27 avril 1994, Commune d’Almelo, Rec. CJCE, p.623, concl. M. Darmon – CJCE, 23 octobre 1997, Commission c/ France, Rec. CJCE, p.I-5815, AJDA 1997, p.991, note F. Hamon – S. Desselas et S. Rodriguès, « Marché unique et services publics : la Cour de justice poursuit sa quête de l’équilibre », Petites Affiches, 16 février 1998, n° 20).

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Du service public (français)

Au service universel

Les principes classiques du service public en droit français Les principes « classiques » de fonctionnement du service public sont représentés par

les trois grands principes dégagés par la doctrine et la jurisprudence tout au long des XIXème et XXème siècles : le principe d’égalité, le principe de continuité et le principe de mutabilité.

L’étude de ces trois principes permet aussi de développer une réflexion sur un principe de gratuité, qui demeure de teneur floue et indéterminée.

Pour certains auteurs, il apparaîtrait encore nécessaire de rendre compte d’un cinquième et dernier principe qui, sans être spécifique au droit du service public, en constitue l’armature : le principe de neutralité. Mais le fait est que ce principe n’est pas de l’ordre des critères historiques ayant présidé à l’apparition de la philosophie du service public. Son analyse semble alors relever des transformations des principes « classiques » du service public. Les discours administratifs sur le rôle et la place du service public dans les formes de cohésion sociale, l’évolution des mentalités et, par-là, les variations de la jurisprudence sur ce point montrent, en effet, que le principe de neutralité n’est qu’une des conséquences des développements du principe d’égalité.

Il n’existe pas de hiérarchie fonctionnelle entre les trois principes retenus comme règles de fonctionnement du service public.

La présentation de ces principes dépend des modes de raisonnement doctrinal. Les juristes, et notamment les différents auteurs des manuels de droit administratif et de droit des services publics, ne cherchent pas nécessairement à établir de priorités en annonçant ces principes ; leurs analyses répondent à ces argumentations logiques suivant les points de vue adoptés. Pourtant, du fait des développements de la jurisprudence administrative, face aux questions que soulèvent les prétendues nouvelles inégalités – présentées comme des inégalités de fait alors qu’elles sont l’expression des inégalités sociales que les politiques juridiques et économiques n’ont pu atténuer -, émerge un courant qui tend à faire primer l’analyse du principe d’égalité et ses variables sur les autres principes.

Cette approche se doit d’éviter un défaut particulier qui pourrait induire en erreur : l’application du principe d’égalité ne concerne pas exclusivement les usagers du service public ; elle se réalise aussi à l’égard des non-usagers, à l’égard de tous ceux qui sont touchés par le fonctionnement du service public.

R. Chapus présente en premier lieu le principe de mutabilité, ensuite le principe de continuité, puis le principe d’égalité ; la question de la gratuité fait l’objet d’une « observation terminale » qui suit l’exposé sur le principe d’égalité (Droit administratif général, t.I, Montchrestien, 1998, p.570 et suiv.). D. Linotte, A. Mestre et R. Romi ont, pour leur part, exclu les considérations approfondies sur ces principes (Services publics et droit public économique, Litec, 1995). A.-S. Mescheriakoff choisit de s’interroger, à propos du statut de l’activité de service public, sur la notion même de « principes fondamentaux » du fonctionnement des services publics, remarquant, à raison, que les différents commentateurs ne s’accordent ni sur leur nombre, ni sur leur contenu, ni sur leur valeur juridique. Toutefois,

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parmi ces principes incertains et ambigus, il retient d’abord le principe d’égalité, puis le principe de continuité et enfin le principe d’adaptation (Droit des services publics, PUF, coll. Droit fondamental, 1997, p.143 et suiv.). J. Carbajo, ayant choisi de les présenter comme des « principes communs aux services publics », aborde en premier lieu le principe de continuité, puis il évoque rapidement le principe d’adaptation ; dans son étude sur le principe d’égalité, il accorde de substantiels développements à la question des « discriminations catégorielles » dont on ne sait si elles relèvent du droit ou du fait ; il ajoute à ces trois principes clefs le principe de neutralité, principe substantiel que d’autres auteurs insèrent dans le cadre du principe d’égalité, et pour finir il aborde la présentation d’un faux principe de gratuité du service public (Droit des services publics, Dalloz, coll. Mémentos, 1997). De son côté, retenant la formule de « règles communes aux différents services publics », J.-F. Lachaume a préféré analyser d’abord le principe de continuité, signalant qu’il s’agit là du principe dont la violation est, politiquement et socialement, « la plus directement perceptible et ressentie par les usagers et par l’Etat lui-même et les autres personnes publiques » (Grands services publics, Masson, 1989, p.225) ; puis il évoque le principe de l’adaptation constante des services publics, enfin il étudie le principe d’égalité devant les services publics. Cependant, il adjoint à ces trois principes un quatrième, le principe de neutralité dont il recherche l’autonomie, signifiant toutefois son rattachement aux trois autres (Ibid., p.315 et suiv.). Plus récemment, dans une étude générale (Le service public à la française), J.-P. Valette, présentant les principes fondamentaux du fonctionnement des services publics, évoque d’abord le principe de continuité, puis le principe d’adaptation, ensuite le principe d’égalité et enfin le principe de gratuité dont il reformule la donnée en l’instituant non pour le service public mais « à l’égard des usagers ».

Quels que soient les modes de présentation choisis, tous s’accordent à relever que les trois grands principes, les principes de continuité, d’égalité et d’adaptation, sont substantiels à la notion de service public, la gratuité demeurant une question non résolue.

Mais la définition et l’application de ces principes s’enchevêtrent, aucun n’est indépendant et autonome.

Ainsi, dans un certain sens, l’égalité induit une considération sur la gratuité, particulièrement lorsque la question tarifaire se doit d’être soulevée dans le cadre des services publics administratifs ; de plus, elle rejoint souvent la neutralité et parfois même elle se trouve reliée à la continuité, tandis que la neutralité peut permettre un rapprochement entre le principe de continuité et le principe de mutabilité. Ces mouvements sont la marque de transformations progressives que connaît la lecture des principes exposés comme des « règles fondamentales du service public » en droit français.

3.1. L’égalité, le principe et ses applications.

Bibliographie sur le sujet : G. Pellissier, Le principe d’égalité en droit français, L.G.D.J., coll. Systèmes, 1996 ; G. Koubi et G.J. Guglielmi (dir.), L’égalité des chances, La Découverte, coll. Recherches, 2000 ; A. de Laubadère, « Commentaire de la loi du 12 juillet 1979 », AJDA 1979, p.38 ; J. Carbajo, « Remarques sur l’intérêt général et l’égalité des usagers devant le service public », AJDA 1982, p.176 ; D. Lochak, « Réflexion sur la notion de discrimination », Dr. Soc. 1987, p.778 ; M. Borgetto, « Sur la nature juridique du service de distribution d’eau et le traitement jurisprudentiel du principe d’égalité », RFD adm., 1993, p.673 ; Conseil d’Etat, rapport public pour 1996, « Sur le principe d’égalité », EDCE 1997, n° 48, p.13 ; S. Francfort-Alberelli, « L’intégration du principe d’égalité dans le droit européen des services publics et ses perspectives d’évolution », in H. Kovar et D. Simon (dir.), Services publics et Communauté européenne : entre l’intérêt général et le marché, (t.2), Doc. fr., coll. Les travaux de la CEDECE, 1998, p.347.

Le principe d’égalité n’est pas un principe propre au droit du service public. Il n’en est pas non plus un principe absolu en ce qu’il est toujours situé par rapport à un objet donné. Les premières affirmations textuelles de ce principe relèvent de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, dont l’article 1er rappelle que « les hommes naissent et demeurent égaux en droits… » ; l’article 6 de la Déclaration confirme cette première assertion en posant que « (la loi) est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à tous dignités,

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places et emplois publics ». La jurisprudence administrative l’a très tôt relevé, justement dans le cadre du service public (à la suite d’approches préliminaires le prenant en considération de manière implicite, il fut finalement entériné comme principe général du droit : CE Ass., 1er avril 1938, L’Alcool dénaturé de Coubert, Rec. CE, p.337, RDP 1939, p.487). Le Conseil constitutionnel a ainsi logiquement érigé l’égalité en principe de valeur constitutionnelle lorsqu’il a eu l’occasion de le rappeler dans le cadre d’activités d’intérêt général (CC, n° 84-141 DC du 27 juillet 1982, Loi sur la communication audiovisuelle, Rec. Cons. const., p.48).

Cependant, si l’égalité juridique est l’une des préoccupations majeures des sociétés démocratiques contemporaines, aussi simple semble-t-elle être, elle déconcerte tant il est difficile de présenter une application adéquate du principe d’égalité dans les services publics. La mutation de la grille de lecture du principe d’égalité induit certaines modifications dans l’application concrète du principe.

Le principe d’égalité est à la source du principe de non-discrimination entre les individus, quels que soient leur origine, religion, race, sexe, etc. Au vu des évolutions du droit, des composantes de l’ordre juridique international et de la construction du droit communautaire européen, ce principe tend, cependant, à devenir un des prolongements du principe de non-discrimination. Se réalise ainsi une inversion chronologique, le principe d’égalité ayant pourtant été formulé et formalisé avant le principe de non-discrimination. Ce déplacement des discours a d’ailleurs suscité l’émergence de la notion d’ « égalité des chances », notion qui prétend désormais se substituer à la notion d’égalité en droits. L’application nuancée du principe d’égalité a alors permis que soient élaborées certaines différenciations entre les usagers des services publics, le relevé des différences de situation apparaissant notamment justifié en matière tarifaire, en ce qui concerne non les coûts mais les prix du service public.

Ces approches modifient substantiellement la teneur du principe d’égalité dans ses applications concrètes devant et dans le service public, sans pour autant le transformer fondamentalement sur le plan juridique.

3.1.1. Le principe d’égalité. Principe consacré par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’Etat, le principe

d’égalité régit le fonctionnement du service public. Corollaire du principe d’égalité devant la loi, il est le levier de l’idéologie juridique du service public : le statut du service public est le même pour tous. Le principe d’égalité devant et dans le service public est considéré comme un principe général du droit reconnu par la jurisprudence administrative : il s’applique indépendamment de toute référence à un texte.

Le principe d’égalité est présenté dans chacun des textes formant la sphère de constitutionnalité en droit français. La Déclaration de 1789 le consacre dans l’article 1er sur l’égalité en droit, dans l’article 6 sur l’égalité face à la loi et face aux emplois publics et dans l’article 13 sur l’égalité devant l’impôt. Le Préambule de 1946 l’évoque dans son alinéa 1er sur l’absence de distinction de race, de religion ou de croyance, dans son alinéa 3 sur l’égalité homme/femme et dans son alinéa 13 sur l’égal accès à l’instruction. L’affirmation du principe d’égalité est réitérée non de manière implicite mais de façon à ce que chacun se retrouve dans la même situation que tout autre devant la loi. La Constitution de 1958 réaffirme ce principe dans son article 1er rappelant l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion et dans son article 3 signalant l’égalité du suffrage. Cette même idée a conduit à « favoriser l’égalité des hommes et des femmes dans l’accès aux fonctions électives ».

Ces différentes mentions dans les textes fondamentaux ne permettent pas directement d’en apprécier les implications en droit du service public. En cette matière, nombreux sont les textes qui y font référence. Ils ne peuvent que répéter le principe et ne peuvent en modifier les données. Par ailleurs, dans le droit du service public, le principe d’égalité ne peut être recouvert par un principe d’équité dont les applications demeurent incertaines et variables. Néanmoins, quand les autorités administratives interviennent dans l’espace d’action publique, il arrive qu’elles évoquent, implicitement, cette notion d’équité à l’appui de leurs décisions. Il en est notamment ainsi lorsque la notion d’égalité des chances apparaît de manière sous-

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jacente pour les politiques de lutte contre l’exclusion sociale et économique (M. Borgetto, « Equité, égalité des chances et politique de lutte contre les exclusions », in G. Koubi et G.J. Guglielmi (dir.), L’égalité des chances. Analyses, évolutions, perspectives. La Découverte, coll. Recherches, 2000, p.115).

Les applications du principe d’égalité connaissent aussi deux orientations complémentaires qui relèvent aussi du statut des usagers du service public : elles concernent aussi bien les candidats-usagers que les usagers des services publics ; elles signifient l’égalité de l’accès au service public et l’égalité de traitement dans le service public.

Certaines dimensions du principe concernent également les personnels de ces services ainsi que leurs fournisseurs.

3.1.2. Non-discriminations et discriminations positives. Comme l’exprime D. Lochak, « le principe d’égalité […] n’implique plus

nécessairement l’uniformité de la législation et n’impose plus de traiter tous les individus de façon identique ; il s’interprète comme un principe de non-discrimination, c’est-à-dire qu’il proscrit seulement les différences de traitement arbitraires, illégitimes, celles qui ne sont pas rationnellement justifiées par des différences de situation » (D. Lochak, « L’aéutre saisi par le droit », in B. Badie, M. Sadoun (dir.), L’Autre – études réunies pour A. Grosser, Presses de Sciences po, 1997, p.191). Dérivé de la problématique restrictive de l’égalité qui fait que le principe ne détient de sens que dans le cadre de situations identiques ou similaires, l’emboîtement des principes d’égalité et de non-discrimination a été admis par le législateur, puis reconnu par la jurisprudence et entériné par la doctrine.

Pensée contraire au principe d’égalité, une discrimination se définit en une distinction illégitime, illicite, illégale, « interdite ». Les dispositions de l’article 1er de la Constitution de 1958 constituent une référence essentielle : « [La France] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion ». A cette affirmation fondamentale doivent être adjointes les données de l’article 225-1 du code pénal qui définissent la discrimination : « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs mœurs, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Les mêmes dispositions sont réitérées en ce qui concerne les personnes morales et les membres de ces personnes morales. Ces éléments ont permis de renforcer les implications du principe de neutralité du service public ; ils ont également donné aux activités de service public une dimension nouvelle qui consiste à assurer « l’égalité par le service public » sans que la notion de discrimination positive ait pu être formellement énoncée.

Cette nouvelle disposition du service public révèle, certes, les voies d’une transformation du principe d’égalité devant les services publics, mais elle s’accorde à une logique essentielle du service public qui est de répondre à des demandes sociales, qui est de maintenir la cohérence du lien social dans l’Etat. Si elle révèle une attention portée par les pouvoirs publics aux évolutions sociales et économiques, elle est une suite ordonnée de la philosophie du service public : il s’agit d’empêcher toute discrimination entre les usagers des services publics et, par-là, d’assurer au mieux la satisfaction des besoins collectifs.

3.2. La continuité, le principe et ses développements. Si la satisfaction de l’intérêt général constitue le but de tout service public, qu’il soit

de caractère administratif, industriel ou commercial, qu’il soit géré par une personne publique ou par une personne privée, la règle de la continuité du service public est politiquement et socialement essentielle. Elle apparaît parfois, aux yeux de certains juristes, comme l’essence même du service public (Tardieu, concl. sur CE, 7 août 1909, Winkell, Rec. CE, p.826, S.1909.3.145). Duguit affirmait d’ailleurs, dans la mesure où une activité d’intérêt général revêtait une telle importance pour la collectivité qu’elle ne pouvait un seul instant être

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interrompue, que « la continuité est un caractère essentiel du service public » (Traité de droit constitutionnel, t.2, Fontenoing, 1928, p.61).

La notion de continuité est générale, elle concerne tout autant l’organisation politique que la fonction juridique. Pour A.-S. Mescheriakoff, la notion de continuité de la vie sociale en est la base ; positionnant le fondement du principe de continuité dans l’idée de continuité de l’Etat (J-P. Markus, « La continuité de l’Etat en droit public interne », RDP 1999, p.1067), il se réfère tout à la fois à la jurisprudence du Conseil constitutionnel et à celle du Conseil d’Etat (A.-S. Mescheriakoff, Droit des services publics, PUF, coll. Droit fondamental, 1997, p.168 et suiv.).

Le Conseil constitutionnel estime que la continuité de la vie nationale est un des principes clefs du système juridique étatique (CC n° 79-111 DC, 30 décembre 1979, Vote du budget, Rec. Cons. const. P. 39) ; c’est en vertu de ce principe que se déduit et est développé logiquement le principe de continuité du service public. Dans une décision du 22 mai 1985, le Conseil constitutionnel évoque aussi « la continuité de la vie de la nation » (CC n° 85-188 DC, 22 mai 1985, Protocole sur la peine de mort, Rec. Cons. const. p.15). Sans adhérer à l’analyse de L. Favoreu et de X. Philip qui pensent le qualifier comme un principe « à valeur supra constitutionnelle », on peut préférer, avec d’autres (A.-S. Mescheriakoff, Droit des services publics, PUF, coll. Droit fondamental, p.169), y voir « l’un de ces principes infra juridiques qui sous-tendent, informent et justifient intellectuellement et moralement les règles du droit positif ».

Peuvent être rattachées à cette lecture des référents fondamentaux du droit public français, et surtout du droit administratif, certaines dimensions du régime de la domanialité publique et des ouvrages publics – comme les principes de l’inaliénabilité et de l’imprescriptibilité des biens relevant du domaine public et le principe d’intangibilité des ouvrages publics, même si certaines nuances doivent désormais y être apportées -. Il en est de même pour bien des règles relatives aux fonctions publiques – comme les obligations d’exclusivité des fonctions et les règles d’incompatibilités entre certaines fonctions et emplois publics.

La liaison permanente qu’entretient le droit français du service public avec les règles générales du droit administratif explique que le principe de continuité du service public revêt une nature relative et demeure malaisé à appréhender.

De plus, parce que la notion de service public relève d’un rapport continu avec les données de la vie sociale, les développements du principe de continuité, qui rejoignent souvent les principes associés de la mutabilité et de l’adaptabilité du service public, connaissent des réaménagements constants.

3.2.1. Le principe de continuité.

Bibliographie : J.-P. Gilli (dir.), La continuité des services publics, PUF, 1973 ; J.-M. Bollé, Le principe de continuité des services publics, th. Paris, 1975 ; A. Dupie, « Le principe de continuité des services publics », in : M.-J. Guédon, (dir.), Sur les services publics, Economica, 1982, p.39.

Erigé en principe à valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel (CC n° 79-105 DC, 25 juillet 1979, Continuité du service public de la radiotélévision, Rec. Cons. const. P.33, AJDA 1980, p.191, note Legrand), puis considéré par le Conseil d’Etat comme principe fondamental (CE, 13 juin 1980, Mme Bonjean, Rec. CE, p.274), le principe de continuité du service public est un principe reflétant les exigences essentielles d’une activité de service public. Il est le seul que L. Rolland avait explicitement qualifié de « loi » du service public.

La continuité pourrait être définie comme signifiant le fonctionnement ponctuel et régulier du service public, en tant que ce dernier existe déjà et sans préjuger de son éventuelle suppression par l’autorité administrative compétente. Elle a donc pour effet de contraindre les organismes chargés d’un service public à maintenir et poursuivre leurs missions quelles que fussent les circonstances auxquelles ils auraient à faire face.

3.2.2. La continuité et la régularité du fonctionnement du service public.

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Le principe de continuité connaît certains aménagements qui concernent de prime abord la situation des personnels dans les services publics. Mais, cette perception de l’application du principe de continuité est d’ordre idéologique plus que juridique. Comme l’affirmation initiale du principe a pour objet de signifier aux autorités qui assument les missions de service public certaines obligations de maintenance, le principe de continuité renvoie pour son application concrète à un principe de responsabilité dont les tenants et aboutissants dépendent des contextes et des circonstances. C’est ainsi qu’en vertu de ce principe ont été développées par le juge administratif certaines conditions de mise en jeu de la responsabilité des personnes publiques, de l’Etat comme des collectivité territoriales.

3.3. La mutabilité, le principe et ses conséquences.

Premier des principes de fonctionnement retenu par R. Chapus (Droit administratif

général, t.1, Montchrestien, 1998, n° 776, p.557), le principe de mutabilité ou d’adaptabilité indique au plan juridique la nécessité du changement de l’activité publique en relation avec son environnement. Il signifie que lorsque les exigences de l’intérêt général évoluent, le service public doit s’adapter à ces évolutions. Le processus d’adaptation du service public aux évolutions sociales et économiques, techniques et juridiques ont une valeur substantielle pour justifier son maintien et parfaire son fonctionnement.

Ces processus sont dépendants des modifications que subit l’appréhension de la notion d’intérêt général par les pouvoirs publics. J.-F. Lachaume remarquait que « l’évolution de l’intérêt général dans le temps fait naître, vivre, mourir les services publics, même si quelquefois les services publics persévèrent dans leur être et ont tendance à survivre aux besoins qui les avaient engendrés » (Grands services publics, Masson, 1989, p.262).

De la conscience du lien social qui fait naître le service public découle la nécessité d’affirmer l’existence d’un principe qui permette d’adapter les activités en cause aux changements en matière sociale, économique, technique.

Certes, selon A.-S. Mescheriakoff, « il semble difficile d’y voir un principe général du droit applicable tant son contenu normatif est imprécis. Il reste donc un principe « infra-juridique » sans prolongement juridique direct. Il inspire pourtant certaines règles de droit » (Droit des services publics, PUF, 1997, p.175). De prime abord, « le principe d’adaptation est un droit pour la personne publique et une obligation pour les usagers. Droit de modifier la consistance ou l’organisation du service, et obligation de se soumettre à la décision administrative ». Mais cette perception du principe d’adaptation ne prend guère acte de l’évolution des techniques et parallèlement de l’évolution du droit. Il est, de nos jours, difficile de penser ce principe comme une obligation pour les usagers, tant ces derniers peuvent être à la source des changements des modes de fonctionnement ou des objectifs du service public.

La difficulté première pour appréhender la consistance de ce principe qui fonde, légitime, justifie les évolutions du service public, de la notion comme de la théorie, réside dans sa propre mobilité. Celle-ci est particulièrement exprimée dans la diversité des vocables employés : principe de mutabilité, principe d’adaptabilité, d’adaptation constante, d’ajustement et d’adéquation du service public aux règles de droit, aux circonstances, aux politiques économiques, aux progrès scientifiques, aux nouvelles technologies, à l’évolution des mœurs et des mentalités… L’ensemble de l’évolution du droit administratif s’y verrait alors rattachée s’il n’y avait au moins cette attention portée au « fonctionnement » du service public.

Malgré les incertitudes nées de l’instabilité linguistique, ce principe de fonctionnement du service public assure de sa stabilité, même si la notion de permanence relève du principe de continuité du service et si la question de son maintien dépend des politiques juridiques engagées par les personnes publiques responsables. Le principe traduit la capacité du service public à s’accommoder des modifications de son environnement politique, économique, social et juridique.

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Toutefois, ce principe d’adaptabilité ou de mutabilité ne connaît pas d’affirmation positive dans le champ du droit ; il n’est énoncé que du fait de la pratique et par la doctrine. Il permet ainsi de retracer les évolutions des discours et des actions dans le champ des services publics.

3.4. La question d’un principe de gratuité.

Bibliographie : R. Hertzog, Recherches sur la gratuité ou la non gratuité des services publics, th. Strasbourg 1972 ; C. Teigen-Colly, La légalité de l’intérêt financier dans l’action administrative, éd. Economica, 1981 ; M. Waline, « Gratuité ou rémunération des services publics », AJDA 1997, n° spécial : Le service public, unité et diversité, p.55 ; J.-L. Lajoie, J.-P. Tomasini, « Le principe de gratuité de l’enseignement public : droits d’inscription et redevances universitaires », AJDA 1998, p.731 ; M. Lecerf, « La gratuité des services publics à l’égard des usagers », JCP 1998, I, 168 ; G. Koubi, « Réflexions sur la gratuité dans le droit de la santé », RDSS 1999, p.1).

Dans l’espace de la science juridique, la notion de gratuité accompagne l’analyse des transformations de la notion de service public, notamment sous l’influence du droit européen. Jusqu’alors, le service public devait être pensé comme situé en dehors du « marché ». Dans cette perspective, poser la question de la conciliation entre les fonctions de la gratuité et les impératifs du libéralisme économique et social apparaît d’emblée antinomique.

La gratuité n’est pas considérée par tous les juristes comme un principe de fonctionnement des services publics – ce d’autant plus qu’elle est difficilement exigible dans les services publics industriels et commerciaux -, mais elle est rarement laissée de côté, au moins en ce qu’elle ouvre de nombreux débats sur les enjeux du service public. La plupart des juristes critiquent, en effet, son insertion dans le cadre des principes classiques du service public ; pourtant ils en analysent certaines données, ils présentent, en effet, dans leurs études, des développements sur la gratuité, qui justifieraient sa reconnaissance au moins dans une perception idéale du service public. D ‘autres, cependant, en nient foncièrement l’existence, relevant son inanité en ce qui concerne le fonctionnement du service public.

Dans la plupart des analyses présentées sur la gratuité du service public, cette négation trouve un fondement, puisque la gratuité est souvent exposée comme un « faux principe ». En remarquant que la gratuité n’est pas un principe général du droit, J. Carbajo pose la question de savoir si « elle ne constituerait pas un principe commun à l’ensemble des services publics administratifs » (Droit des services publics, Dalloz, coll. Mémentos, 1997, p.61). Ce faisant, il suppose que la dissociation entre service public administratif et service public industriel et commercial entraîne des conséquences juridiques sur la détermination et les implications des principes de fonctionnement du service, notamment à l’égard des usagers.

J.-F. Lachaume a souligné l’aspect historique et doctrinal du principe de gratuité. Faisant référence au doyen Hauriou qui notait le caractère non lucratif et gratuit du service public comme l’un de ses traits « saillants », il en présente une définition substantielle : la règle de la gratuité était conçue comme « l’absence de participation financière directe demandée à l’usager en contrepartie de la prestation qui lui procure le service » (Grands services publics, Masson, 1989, p.222). De son côté, A.-S. Mescheriakoff évoque la question de la rémunération des services publics, en relevant les phénomènes d’imputation des coûts. Signalant qu’il n’existe pas de principe général de gratuité, il estime que la gratuité a surtout été une affirmation doctrinale dépourvue de portée pratique (Droit des services publics, PUF, coll. Droit fondamental, 1997, p.209). J.-P. Valette, l’estimant « objet de débats très passionnels en France », relève logiquement que « la gratuité est le financement d’un service par l’impôt » (Le service public à la française, Ellipses, 2000, p.101). Mais ce faisant, il situe le principe sur le plan des coûts du service et non de son prix. Or, quelle que soit la qualité du service public considéré, l’idée de financement est hors champ en ce qui concerne les principes de fonctionnement, car elle n’a jamais déterminé juridiquement la décision des autorités responsables quant au mode de gestion du service. Ce n’est donc pas dans ce cadre que l’étude d’un principe de fonctionnement du service public peut aboutir.

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Suivant une analyse pragmatique, R. Chapus admet que certaines dispositions législatives peuvent imposer le respect d’un principe de gratuité pour certains types de services publics ; il exclut cependant la notion de gratuité des principes du services public en écrivant que « d’une façon générale, la gratuité n’est certainement pas au nombre des lois du service public » (Droit administratif général, t.1, Montchrestien, 1998, n° 793, p.570).

Malgré une relative unanimité de la doctrine à propos de l’inutilité et de l’inexistence d’un principe de gratuité, l’étude du principe, - ou de sa chimère -, est rarement contournée. Ceci s’explique d’abord par le fait que la gratuité paraît fondamentalement liée à la mise en œuvre du principe d’égalité, ensuite que, durant la seconde moitié du XXème siècle, la question tarifaire a suscité une jurisprudence fournie et détaillée en ce qui concerne le prix des services publics.

Présenté sous la forme d’un principe incertain et aléatoire du droit des services publics, la gratuité, après avoir consolidé la distinction entre le service public administratif et le service public industriel et commercial, paraît devoir susciter au sein de la catégorie des services publics administratifs une distinction problématique entre les services publics obligatoires et les services publics facultatifs.

La distinction entre service public obligatoire et service public facultatif paraît notamment pouvoir être développée du côté des gestionnaires du service considéré. Cette dissociation relève en réalité d’une perception sociale construite par les pouvoirs publics : les services obligatoires sont ceux dont les administrés sont en droit d’exiger l’existence et le maintien, les services facultatifs sont ceux que les autorités administratives ont estimé nécessaire de créer et de gérer afin de répondre à un besoin particulier non essentiel à la vie sociale. Tel serait alors le cas des écoles de musique municipales tant que le principe d’un droit d’accès à la culture ne connaît pas d’effectivité. C’est justement à ce propos que sont développées les analyses sur les variations tarifaires des services publics.

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Du service public (français)

au service universel (communautaire)

4. Le devoir, en droit français, d’assurer l’existence de services publics. La question de l’existence et des limites d’un tel devoir se confond souvent avec

celle de l’existence et des limites du droit des administrés ou des usagers des services publics à la création et au maintien des services publics. Le droit des administrés en cette matière, si tant est qu’il existe, est fonction des obligations pesant sur la personne publique. Dans l’état actuel du droit français, il apparaît possible d’affirmer que les administrés ont droit à l’existence de certains services publics, mais non à celle des services publics en général. Plus précisément, ils ont droit à la création et au maintien de certains services publics qui seraient le moyen pour eux de jouir des droits fondamentaux qui leur sont reconnus. Toutefois, malgré cette liaison incontestable avec le droit des libertés fondamentales, il semble que les citoyens et administrés n’ont pas de droit à la transformation en service public et au maintien en tant que service public d’autres activités que celles dont la Constitution ou la loi imposent l’existence comme services publics. Le droit des administrés au service public quant à son existence et à ses limites est donc tributaire des obligations imposées aux personnes publiques par la Constitution et la loi.

Pour Duguit, toute activité nécessaire au développement de l’interdépendance sociale devait être instituée en service public. C’est une conception objective du service public qu’il défendait. Le constat de la nécessité de la création d’un service public, fait par les « spécialistes », les experts, donc, s’imposerait aux personnes publiques. Le problème est alors celui de la possibilité d’exiger de celles-ci la création d’un service public donné, en l’absence de l’obligation de procéder à cette création résultant d’une loi. A l’inverse, les autorités publiques devraient faire disparaître le service public devenu inutile à la réalisation de l’interdépendance sociale.

Il ne semble pas que cette conception soit celle qui prévaut dans le droit positif français. Le contenu des droits des citoyens au regard des services publics est dépendant de la volonté exprimée par les autorités politiques de l’Etat chargées de l’expression de la volonté nationale, de la protection et de la promotion de l’intérêt général. Ces sont, essentiellement, celles qui détiennent le pouvoir constituant et le pouvoir législatif ordinaire.

Pendant longtemps, le devoir d’assurer l’existence du service public n’a pesé que sur les collectivités locales, sous la forme d’une obligation de création ou de maintien de services publics locaux imposés par le législateur de l’Etat. Aujourd’hui, l’Etat se trouve lui aussi soumis à l’obligation d’assurer l’existence de services publics nationaux.

La question ne concerne pas, en revanche, la situation des établissements publics. Ceux-ci sont la création d’une personne publique qui définit dans le statut de chaque établissement public la mission de service public qu’ils ont à assumer. Les autorités chargées

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de la direction de l’établissement ont évidemment l’obligation juridique de faire en sorte que cette mission soit remplie. Et la tutelle, ou plus justement le maintien de certaines modalités de surveillance et de certains modes de contrôle, exercée par la personne publique fondatrice, a précisément pour objet d’assurer le respect de cette obligation.

4.1. L’Etat et l’existence de services publics nationaux. Les administrés ont globalement un droit à voir effectivement organiser et mettre en

place les services publics nationaux dont la création a été décidée par les autorités compétentes (législateur ou autorité gouvernementale). Il y a obligation pour le pouvoir exécutif et les autorités administratives de l’Etat de faire entrer dans les faits la volonté de ces autorités. Le recours pour excès de pouvoir et les actions en responsabilité permettent la sanction de cette obligation.

Les administrés ont-ils aussi droit à ce que soient institués par les autorités étatiques certains services publics donnés ? Ces autorités supportent-elles une obligation leur imposant d’agir afin d’assurer l’existence de services publics, et si oui, quels services publics ont-elles l’obligation de créer ou de maintenir ? L’obligation qui pourrait être relevée ici est une obligation juridique, et non une obligation morale ou politique – quand bien même le poids de l’opinion publique ou les mouvements sociaux peuvent inciter les gouvernants à prendre en considération certaines exigences et revendications pour le maintien des services publics.

En réalité, l’existence pour les autorités de l’Etat d’une obligation politique ou morale de créer ces services publics paraît aller de soi. Il ne peut exister d’Etat sans un minimum de services publics destinés à assurer la vie et la survie de la collectivité et, par là, de la cohésion sociale.

Ce qui importe pourtant est de faire apparaître l’existence d’obligations juridiques, donnant naissance, non nécessairement à un droit, ni même à un pouvoir d’ester en justice, mais surtout à des moyens de fonder les réclamations, voire d’obtenir la protection de ses intérêts propres. L’existence d’une obligation juridique suppose la reconnaissance d’un pouvoir fondamental supérieur à celui du législateur et s’imposant à lui. Pendant longtemps, il a été admis que le législateur était le pouvoir souverain, qu’il détenait un pouvoir illimité en droit, insusceptible de supporter la moindre obligation imposée par un pouvoir juridique supérieur. Aucune obligation de créer des services publics nationaux ne pesait sur l’Etat. Il n’y avait donc pas de services publics nationaux obligatoires.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il existe bien un devoir incombant à l’Etat. Il consiste en l’obligation de créer,

assurer et maintenir certains services publics dont l’existence est imposée par les conventions internationales ou la Constitution.

S’il est effectif, ce devoir est cependant limité, en raison, notamment, du pouvoir reconnu aux autorités de l’Etat de ne pas créer ou de faire disparaître des services publics autres que ceux évoqués plus haut.

4.1.1. L’effectivité du devoir. L’effectivité de l’obligation de créer et maintenir un service public tient à la

reconnaissance du fait qu’il est des services publics dont l’existence s’impose aux autorités de l’Etat par des conventions internationales et la Constitution.

4.1.1.1. Les services publics imposés par des conventions internationales. L’Etat français a accepté de se soumettre au droit international et participe à

l’organisation des relations internationales. Ce choix le conduit à accepter des limitations de souveraineté dont certaines mettent à sa charge des obligations juridiques de faire. Cela se traduit notamment par des obligations de créer des services nécessaires à la vie internationale.

Certains types de services publics peuvent ainsi être signalés : - Le service public de la navigation aérienne impliquant la mise en place

d’installations de guidage, d’aérodromes, de services de météorologie. Son

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organisation est imposée par la convention de Chicago de 1941. Il est toujours un service public d’Etat quelle que soit la forme de gestion des ports et aéroports ;

- Le service public de l’admission des demandeurs d’asile politique géré par l’OFPRA (Office français pour la protection des réfugiés et apatrides) qui résulte de la convention de Genève de 1951.

D’autres services peuvent ou doivent être créés ou maintenus suivant les engagements de l’Etat en matière internationale ou européenne, selon les obligations qui s’imposent à lui du fait de la ratification de certains traités ou conventions.

4.1.1.2. Les services publics imposés par la Constitution. L’apparition de la catégorie des « services publics constitutionnels » est récente (P.

Espuglas, Conseil constitutionnel et service public, LGDJ, 1994 – « La constitutionnalisation du service public : un tigre de papier ? », Rev. Adm. 1996, p.162). L’existence nouvelle de cette catégorie a pour conséquence de subordonner à des conditions juridiques spéciales la création des services publics qui en relèvent.

Deux conditions sont issues de la lecture même du texte constitutionnel et de l’application qui doit en être faite par le législateur, du moins en tant que le Conseil constitutionnel pourrait être saisi d’une loi créant ou supprimant un tel service. Ces deux éléments sont : le fait que l’existence de certains services publics soit prévue par la Constitution, et le fait que le législateur soit soumis à l’obligation de respecter la Constitution.

Antérieurement à la Vème République, ces conditions, principalement la seconde, ne pouvaient pas être remplies. Si elles le sont aujourd’hui toutes deux, c’est surtout par la volonté du Conseil constitutionnel, qui a confirmé, dans sa décision des 25 et 26 juin 1986 sur les privatisations, l’existence de « services publics nationaux dont la nécessité découle de principes ou de règles de valeur constitutionnelle » (CC, n° 86-207 DC, 25 et 26 juin 1986, Privatisations, Rec. Cons. const. p. 61, AJDA 1986.575, note Rivero – RFD adm. 1987, p.153, note Rapp – Rev. Soc. 1986, p.606, note Guyon). C’est de cette formule qu’a été retenue l’émergence des services publics constitutionnels.

Cette notion a d’ailleurs été reprise dans des décisions ultérieures (CC, n° 87-217 DC du 18 septembre 1986, Liberté de communication, Rec. Cons. const. p.141 – « Service public ayant son fondement dans des dispositions de nature constitutionnelle » - ; 87-232 DC du 7 janvier 1988, Mutualisation de la CNCA, Rec. Cons. const. p.17 – « Service public exigé par la Constitution » - ; 96-375 DC du 9 avril 1996, Loi DDOEF, Rec. Cons. const. p.60 – « Service public dont l’existence et le fonctionnement seraient exigés par la Constitution » - ; 96-380 DC du 23 juillet 1996, France Télécom, AJDA 1996, p.694, note O. Schramek, RFD adm. 1996, p.950).

L’existence de cette catégorie n’ayant pas lieu d’être contestée, encore faut-il rechercher quels sont les services publics constitutionnels.

La définition de ces services n’est pas aisée. Les décisions du Conseil constitutionnel à l’avenir nous feront peut-être découvrir peu à peu quels ils sont, ou quels ils peuvent être. Jusqu’à ce jour, le Conseil constitutionnel n’a pas eu l’occasion dans l’une de ces décisions de décerner explicitement le label « service public constitutionnel » (Selon l’expression de L. Favoreu, « Service public et Constitution », in Le service public, Unité et diversité, AJDA 1997, n° spécial, p.16). Il a seulement affirmé, en effet, la possible existence de tels services en déniant la qualité de services publics constitutionnels à certains, sans exposer sa méthode de qualification, ni détailler la logique de son raisonnement.

Ainsi, ne présentent pas le caractère d’être « exigés par la Constitution » : le service public du crédit (CC, n° 86-207 DC, 25 et 26 juin 1986, Privatisations, précité) ; la distribution de prêts bonifiés (CC, n° 87-232 DC, 7 janvier 1988, Mutualisation de la CNCA, précité) ; la télévision par voie hertzienne (CC, n° 87-217, 18 septembre 1986, Liberté de communication, précité). Il ne reconnaît pas non plus ce caractère, en dépit de ce qu’ont cru pouvoir affirmer certains commentateurs (P. Espuglas, Rev. Adm. 1996, p.510), au service public des télécommunications (CC, n° 96-380 DC, 23 juillet 1996, France Télécom, précité). A ce propos, le Conseil constitutionnel considère que ce service est un service national au

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sens de l’alinéa 9 du Préambule de la Constitution de 1946, et ne juge pas utile de se prononcer sur son caractère constitutionnel, car, dès lors que le texte de la loi a confirmé le caractère national de ce service, celui-ci doit demeurer propriété publique.

Selon R. Chapus, « la Constitution n’exige pas de façon explicite la création de services publics, mais on peut estimer que certaines de ses dispositions impliquent l’existence de tels services » ( R. Chapus, Droit administratif général, Montchrestien, coll. Domat, t.I, 1998, p.575). Il est ainsi permis de penser que la Constitution exige clairement, si ce n’est la création de certains services publics, au moins le maintien de certains de ceux qui existaient lors de son entrée en vigueur. Cela pourrait être le cas, par exemple, pour le service public de l’enseignement à tous les degrés. Le Préambule de la Constitution de 1946 impose en effet l’existence d’un service public de l’éducation nationale : « l’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’Etat » (al.13). La protection sociale aussi fait sans aucun doute partie de ces services publics constitutionnels, ne serait-ce que par le nombre de mentions diversifiées qui la concernent dans le Préambule de 1946 (al.10 et 11). Mais elle pourrait aussi relever des services découlant d’engagements internationaux au vu des dispositifs de la Charte sociale européenne.

D’autres services pourraient être dotés de cette qualité « constitutionnelle » sans pour autant être des services régaliens qui font exister l’Etat ou lui permettent de fonctionner, comme l’armée, la Justice, la diplomatie, les finances, pensés de manière implicite seulement comme des services publics constitutionnels.

Par ailleurs, il faut rappeler les dispositions de l’article 11 de la Constitution relatives à la possibilité, pour le Président de la République, sur proposition du Gouvernement ou sur proposition conjointe des deux assemblées, de soumettre au referendum tout projet de loi portant sur des réformes relatives à la politique économique et sociale « et aux services publics qui y concourent ».

Quant aux services publics « implicitement constitutionnels », quels sont-ils, ou plutôt quels seraient-ils ?

Ils seraient des services publics implicitement prévus par la Constitution elle-même. Ils correspondent à des fonctions de souveraineté de l’Etat : défense nationale, justice, affaires étrangères, police, éventuellement service public pénitentiaire. L’obligation de les créer puis de les maintenir est difficilement discutable.

Ils seraient aussi des services publics dont l’existence « découle de principes ou de règles de valeur constitutionnelle ». Il s’agit de ceux dont l’existence peut être déduite de l’énoncé de certaines affirmations proclamatrices de droits contenues dans le Préambule de la Constitution de 1946, ainsi que ceux dont l’existence est impliquée par certains principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Un champ très vaste est ici potentiellement ouvert, en fonction de l’interprétation du Conseil constitutionnel.

Nombre de « principes politiques économiques et sociaux » proclamés dans le Préambule de 1946 peuvent être alors considérés comme impliquant nécessairement l’organisation par l’Etat d’un ou plusieurs services publics. Plusieurs alinéas du Préambule permettent de les situer : « Elle (la Nation) garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs » (al.11). La protection de la santé apparaît explicitement comme un service devant être organisé par l’Etat dans la mesure où elle ne concerne pas seulement l’individu, la personne. Il y a, derrière cette expression, toute une logique qui rappelle la nécessité de penser l’intérêt général parce qu’elle est à la base de la notion de santé publique, dont il ne fait pas de doute qu’elle est devenue substantielle pour la vie de la nation. L’alinéa 11 désigne donc le service public de la santé, comme celui de la sécurité sociale. Pour les autres champs, repos et loisirs, la question reste posée des modes d’organisation, car l’Etat ne peut pas trop s’y investir sans risquer d’être taxé de dirigisme, voire d’autoritarisme. Ce même alinéa précise encore que « tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». Il légitime ainsi les actions de l’Etat en matière sociale et renvoie à la conception républicaine de la solidarité, laquelle se trouve dépourvue de toute connotation morale ou religieuse qui en appellerait à la charité. L’alinéa 13 selon lequel « la

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Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture » fonderait, lui, le service public de l’instruction et celui de la formation professionnelle. Cependant, l’organisation d’un service public de la culture ne concerne en rien l’activité de création culturelle, s’il s’agit pour les pouvoirs publics de permettre l’accès à la culture, au savoir, à la connaissance, les activités qu’ils prennent alors en charge sont essentiellement d’animation et de diffusion (maisons de la culture, théâtres, centres d’art, bibliothèques). De ce même alinéa procède « l’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés » qui est considéré comme « un devoir de l’Etat » et l’école de la République est indéniablement un service public obligatoire pour l’Etat comme pour les enfants, futurs citoyens. Enfin, l’alinéa 5, selon lequel « chacun a le droit de travailler et le droit d’obtenir un emploi », permettrait de définir un service public de l’emploi et de l’indemnisation du chômage qui rejoint, pour une part l’exposition d’un droit d’obtenir des moyens convenables d’existence prévu à l’alinéa 13.

Il est possible de discuter de la forme que doivent prendre ces services publics, mais pas, semble-t-il, de la nécessité de leur existence. En quelque sorte, les droits reconnus aux citoyens par le Préambule de 1946 sont des droits à pouvoir bénéficier des prestations offertes par un service public. Leur existence implique celle d’une obligation pour l’Etat de mettre en place le service destiné à les satisfaire. Car, comme l’écrit P. Delvolvé, « le propre d’un droit est de permettre de revendiquer d’autrui une prestation » (P. Delvolvé, « Service public et libertés publiques », RFD adm. 1985, p.2).

Cette présentation des services publics constitutionnels, nettement posée par certains juristes, n’est pas partagée par d’autres. Ainsi, L. Favoreu se demande si la protection de la santé, l’aide sociale ou la culture sont susceptibles d’être érigées en services publics constitutionnels. Il nuance toutefois son objection en ces termes : « On peut penser que la question restera en suspens car, à la différence du service des télécommunications, on n’imagine pas un processus de privatisation de ces services » (L. Favoreu, « Service public et Constitution », in Le service public, Unité et diversité, AJDA 1997, n° spécial, p.18). Cette observation n’empêche pas que soit amorcé, si ce n’est déjà engagé, un mouvement de libéralisation de ces services faisant en sorte que seule l’assistance sociale soit de l’ordre des services publics constitutionnels, et les assurances sociales reléguées dans le champ des activités privées. L’ensemble de ses remarques s’achève alors sur la reconnaissance de l’existence de services publics nationaux non constitutionnels qui peuvent être gérés par des personnes privées. Le point de vue défendu par L. Favoreu est toutefois intéressant car il est caractéristique des a priori et des contradictions d’une partie importante de la doctrine.

Pour la majorité des juristes tenants de la doctrine libérale actuelle, les affirmations du Préambule de la Constitution de 1946 relatives aux droits sociaux reconnus aux individus ne seraient pas contraignants pour l’Etat. Elles seraient censées déterminer simplement des objectifs. Elles constitueraient, à l’égard des gouvernants, une proclamation d’obligations morales et politiques, mais non juridiques. Ce débat rappelle celui mené depuis 1946, et revitalisé depuis 1971, sur la valeur juridique du Préambule. Selon ce courant libéral, seules seraient contraignantes les dispositions de la Déclaration des droits de 1789 imposant à l ‘Etat des interdictions de faire, en vue d’assurer le respect des libertés (presse, opinion, culte, aller et venir) – ce qui revient à empêcher toute forme d’interventions même positives – mais non celles contenues dans le Préambule de la Constitution de 1946, porteuses de droits des citoyens à exiger de l’Etat la fourniture de prestations.

La doctrine libérale s’est, en quelque sorte, piégée elle-même en revendiquant pendant longtemps la constitutionnalisation de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. La reconnaissance par le Conseil constitutionnel de la valeur constitutionnelle de cette Déclaration n’a pu qu’aller de pair avec celle de la valeur constitutionnelle du Préambule de la Constitution de 1946 auquel celui de la Constitution de 1946 fait référence, car il est précisé que la Déclaration est confirmée et complétée par le Préambule. Dans la mesure où le Préambule a acquis une force juridique constitutionnelle, en dépit de ces atermoiements autour d’une formule réinterprétée sous la pression libérale, ses dispositions contraignent les juges à admettre que les obligations de faire soient imposées à l’Etat. Des observations doivent alors être faites concernant le sens des dispositions de

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l’alinéa 9 du Préambule de la Constitution de 1946, et la confusion qu’il convient d’éviter entre la notion de service public « national » contenue dans cet alinéa et celle de service public constitutionnel.

4.1.1.3. Service public constitutionnel et service public national. Les service publics nationaux au sens de l’alinéa 9 du Préambule ne sont pas des

services dont la Constitution imposerait qu’ils existent toujours en tant que services publics. Ils existent en tant que services publics, mais ils doivent devenir la propriété de la collectivité publique dès lors que le législateur leur reconnaît la qualité de service public national.

Selon le Conseil constitutionnel et conformément à la conception subjective du service public consacrée depuis le début du XXème siècle, c’est à l’autorité politique et au Parlement de dire ce qui est service public. Ce qu’implique l’alinéa 9 est différent : dès lors que le législateur affirme le caractère de « service public national » d’une activité, plus précisément de l’exploitation « d’un bien ou d’une entreprise », cette activité doit être monopolisée par la collectivité, celle-ci devant en détenir la propriété. En tant que le législateur reconnaît le caractère de service public national à un service pris en charge par une entreprise publique, cette entreprise ne peut être transférée au secteur privé.

L’alinéa 9 du Préambule de la Constitution de 1946 impose la nationalisation d’entreprises assurant une activité dont le législateur estime qu’elle constitue un service public national et interdit à celui-ci de céder l’entreprise nationalisée au secteur privé tant qu’il reconnaît à l’activité qu’elle assure le caractère de service public national. Donc, telle activité en vertu de l’alinéa 9 peut être, un jour, un service public national et ne plus l’être le lendemain, si le législateur en décide ainsi.

Mais ce qu’impose l’alinéa 9 du Préambule n’est pas que telle ou telle activité soit érigée en service public et le demeure tant que dure la Constitution. C’est que soit propriété de la collectivité publique telle ou telle activité à laquelle le législateur a reconnu la qualité de service public national, et ce tant qu’il lui reconnaît cette qualité.

Ceci ne correspond sans doute pas à ce que pensaient les rédacteurs du Préambule ou du moins beaucoup d’entre eux (G. Quiot, « Service public national et liberté d’entreprendre », in G. Koubi (dir.), Le Préambule de la Constitution de 1946, PUF, coll. CURAPP, 1996, p.187). Pour ceux-ci, les services publics nationaux étaient des activités qui avaient objectivement le caractère d’un service public, qui étaient indispensables à l’accomplissement de la solidarité sociale et possédaient une vocation à demeurer des services publics en dépit des variations sociales et économiques. Tel est néanmoins l’état de notre droit.

4.1.2. Les limites du devoir. Il existe des limitations à l’obligation d’instituer et de maintenir des services publics.

Tout d’abord doit être précisée la limitation fondée sur le droit que pourraient avoir les administrés à l’existence de services publics. L’Etat doit ensuite assurer le fonctionnement des services publics dont l’existence est imposée par une convention internationale ou la Constitution. Mais même pour ce qui est de ces services, l’obligation qui pèse sur lui est en grande partie théorique.

4.1.2.1. Un devoir pour les seuls services dont l’existence est imposée par le droit. L’Etat ne supporte pas l’obligation juridique de créer d’autres services que ceux-ci.

Cela peut sembler évident. Mais, ce qui l’est un peu moins, il n’est pas obligé de maintenir un service public fondé antérieurement et dont l’existence n’est pas imposée par une convention internationale ou la Constitution. Ceci ressort de la jurisprudence constitutionnelle et administrative.

Le législateur dispose d’un pouvoir d’appréciation souverain pour décider la création ou la suppression d’un service public dont l’existence n’est pas obligatoire en vertu de la Constitution. La décision du Conseil constitutionnel des 25 et 26 juin 1986 sur les privatisations (CC, n° 86-207 DC, 25 et 26 juin 1986, Privatisations, précité) ainsi que celle du 18 septembre 1986 sur l’audiovisuel (CC, n° 87-217 DC du 18 septembre 1986, Liberté de

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communication, précité) indiquent : « si la nécessité de certains services publics (nationaux) découle de principes ou de règles de valeur constitutionnelle, la détermination des autres activités qui doivent être érigées en services publics (nationaux) est laissée à l’appréciation du législateur ou de l’autorité réglementaire, selon les cas ; qu’il suit de là que le fait qu’une activité ait été érigée en service public par le législateur sans que la Constitution l’ait exigé ne fait pas obstacle à ce que cette activité fasse, comme l’entreprise qui en est chargée, l’objet d’un transfert au secteur privé ». Selon la formule classique, ce que le législateur a fait de sa seule volonté, il peut aussi bien le défaire.

Le principe fut appliqué en septembre 1986 par le Conseil constitutionnel à la privatisation d’une partie du service public de la télévision. Les auteurs de la saisine soutenaient que le service public de la télévision hertzienne était un service public par nature et qu’il était contraire à la Constitution de soumettre une partie de ce service à un régime exclusif de l’application des règles de service public. Le Conseil a rejeté cette argumentation. Le mode de communication en question « ne constitue pas une activité de service public ayant son fondement dans des dispositions de nature constitutionnelle » et par suite, il est loisible au législateur de soumettre le secteur privé de la concurrence à un régime d’autorisation. Pour le Conseil constitutionnel, donc, les administrés ne disposent pas d’un droit au maintien des services publics nationaux non obligatoires en vertu de la Constitution.

Le Conseil estime que le législateur, ou l’autorité réglementaire, est, selon les cas, seul juge du fait de savoir si une activité n’entrant pas dans la catégorie des services publics constitutionnels doit être instituée en service public ou au contraire cesser de constituer un service public. Le point de vue du Conseil constitutionnel doit en effet être rapproché de celui concernant la création ou la suppression des services publics par les autorités administratives de l’Etat. Il est difficile de dire exactement ce qu’il en est aujourd’hui, dans la mesure où la jurisprudence est rare et où elle date d’avant 1986. Il est généralement enseigné que, dans l’hypothèse où l’autorité administrative de l’Etat est investie du pouvoir d’instituer ou de faire disparaître un service public, le pouvoir qu’elle met en œuvre est discrétionnaire.

Un tel pouvoir est très étendu, mais néanmoins il connaît des limites puisque, dans la jurisprudence du Conseil d’Etat, l’exercice du pouvoir discrétionnaire des autorités administratives est soumis en principe à un contrôle minimum de la part du juge administratif qui censure l’éventuelle erreur manifeste d’appréciation.

L’arrêt de principe attestant du pouvoir discrétionnaire reconnu aux autorités administratives pour décider s’il y a lieu ou non de créer ou de maintenir un service public, pour dire si l’activité en cause est une activité d’intérêt général devant être soumise à un régime de service public, est l’arrêt du Conseil d’Etat du 27 janvier 1961, Vannier (CE sect., 27 janvier 1961, Vannier, Rec. CE, p.60, concl. Kahn, AJDA 1961, p.74, chron.), selon lequel « les usagers d’un service public administratif n’ont aucun droit au maintien de ce service ».

Dans cette affaire, était en cause la décision du gouvernement d’interrompre les images de télévision en format 441 lignes avant la date initialement fixée, à la suite d’un incendie survenu à l’émetteur. Le juge administratif aménagea ainsi la règle selon laquelle nul n’a de droit au maintien d’un règlement. Les usagers d’un service public administratif sont, en effet, considérés comme étant dans une situation légale et réglementaire. Dans cet arrêt, le Conseil d’Etat n’exerce pas le moindre contrôle sur l’appréciation portée par les autorités administratives quant à la nécessité ou non du maintien – l’arrêt est antérieur à la mise en œuvre de la théorie de l’erreur manifeste d’appréciation.

En ce qui concerne les services publics à caractère industriel et commercial, il n’y a guère de motif pour qu’il en soit autrement (CE sect., 18 mars 1977, Chambres de commerce de La Rochelle, Belfort, Lille, Rec. CE, p.153, concl. J. Massot).

En fait, on peut penser que : 1. – Lorsque l’autorité administrative est amenée à décider de la création ou

de la suppression d’un service public pour assurer la mise en application de dispositions législatives, elle est soumise à un contrôle minimum impliquant le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation afin de veiller au respect de la volonté législative. Dans les matières de la compétence exclusive et totale du législateur, celles dans lesquelles il fixe les règles

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(les droits civiques et garanties fondamentales des libertés publiques, la nationalité, la capacité et l’état des personnes, le droit pénal et la procédure pénale, les principes fondamentaux de l’organisation juridictionnelle, la fiscalité, la monnaie, le droit électoral, la création de catégories d’établissements publics, les garanties statutaires des fonctionnaires, les nationalisations et privatisations), la loi peut descendre dans les détails des mesures d’application et le pouvoir réglementaire ne trouve qu’un domaine résiduel (CE, 14 février 1964, Soc. d’Oxygène et d’Acétylène d’extrême orient, et Haberstroh – deux arrêts -, Rec. CE, p.105, AJDA 1964.181 chron.) Par conséquent, le contrôle devrait être minimum. Mais il faudrait aussi tenir compte du rôle croissant de la juridiction administrative et de l’évolution générale de la jurisprudence vers le rétrécissement des champs de pouvoirs et des espaces de discrétionnalité qui conduisent à nuancer cette observation. Se dessinerait ainsi un courant en faveur du contrôle normal. Dans les domaines où la loi détermine les principes fondamentaux de l’organisation générale de la défense nationale, de la libre administration des collectivités locales, de l’enseignement, du droit de la propriété et des obligations, du droit du travail et du droit social, le gouvernement dispose d’un domaine propre qui s’étend à toutes les mesures qui ne compromettent pas les principes fondamentaux et le contrôle devrait être normal. Et, de toute évidence, tel est le cadre dans lequel s’insèrent nombre de questions concernant la création et la suppression des services publics. Il n’en demeure pas moins que l’appréciation est toujours délicate (CC, n° 59-1 FNR, 27 novembre 1959, Prix des baux à ferme, Rec. Cons. const. p.71 – CE, 28 octobre 1960, de Laboulaye, Rec. CE, p.570).

2. Lorsque l’autorité agit en vertu du pouvoir qui lui appartient en propre, compte tenu du partage des compétences issu des articles 34 et 37, et qu’elle décide la création ou la suppression d’un service public dont l’existence ne dépend aucunement de la volonté du législateur, elle doit échapper à tout contrôle porté sur l’appréciation qu’elle a pu émettre quant à la nécessité ou l’absence de nécessité de faire naître ou disparaître un service public. Il s’agit d’un problème de pure opportunité dont le juge ne saurait en principe se saisir.

Plus généralement, est soumis pour l’instant à un contrôle minimal le choix par une autorité administrative des moyens de gestion du service public dont elle est responsable (CE, 28 juin 1989, Synd. du personnel des ind. électriques et gazières du centre de Grenoble, RFD adm. 1989.929, concl. Guillaume, note Lachaume – CE, 18 mars 1988, Loupias, Rec. CE, p.975). Sur ce point aussi, la jurisprudence est en cours d’évolution. Il faut ajouter que, lorsque le service public est en régie, le recours à certains types de personnels, c’est-à-dire la fondation ou la suppression de corps ou de cadres d’emploi de la fonction publique, n’est susceptible que d’un contrôle minimal (CE, 2 mars 1988, Ass. Nat. Des assistants, Rec. CE, p.105). Mais, là encore, l’avis du Conseil d’Etat du 18 novembre 1993 à propos de la transformation de France Télécom laisse présager une évolution (CE avis, 18 novembre 1993, Transformation de France Télécom, EDCE 1994, p.320).

4.1.2.2. Une obligation dénuée de sanction. L’affirmation selon laquelle l’obligation de créer et de maintenir le service public ne

concerne que les services publics dont l’existence est en principe imposée par la Constitution explique les caractéristiques de cette obligation. Si ce qui la justifie est simple, dans l’état actuel du droit, rien n’est cependant prévu pour garantir aux administrés le respect de cette obligation.

Autrement dit, le droit des citoyens à l’existence de certains services publics, à leur maintien, que ces services nationaux soient constitutionnels ou non, est un droit théorique privé d’effectivité.

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Les citoyens sont dans l’impossibilité absolue de contraindre le législateur à instituer un service public dont l’existence serait imposée par la Constitution. Il n’existe aujourd’hui aucune autorité de l’Etat, juridictionnelle ou non, qui puisse soumettre le législateur à une obligation de faire. De même, apparaît l’impossibilité relative à contraindre le législateur à maintenir un service public « constitutionnel » existant.

Certes, les autorités politiques institutionnelles,, ou soixante députés, ou soixante sénateurs, ont la possibilité de saisir le Conseil constitutionnel, mais d’une part les citoyens ne disposent d’aucun recours direct, d’autre part la saisine ne peut porter que sur un texte déjà voté par le Parlement (mis à part l’exception d’inconstitutionnalité, dans les cas où la loi ancienne est modifiée, complétée ou affectée dans son domaine par une loi dont le Conseil serait directement saisi : CC, 25 janvier 1985, Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie, Rec. Cons. const. p.43 ; CC, 15 mars 1999, Loi organique relative à la Nouvelle-Calédonie, RDP 1999.653, note Camby).

Par ailleurs, dans les hypothèses où les autorités administratives de l’Etat prendraient les mesures concrètes destinées à faire disparaître, sur le terrain, un service public en exécution de la volonté exprimée par le législateur, le juge administratif pourrait encore faire application de la théorie de la loi écran et refuserait ainsi de contrôler la légalité de ces décisions au motif qu’il n’est pas juge de la constitutionnalité de la loi.

Cette position du juge n’est envisageable que s’il n’existe pas de textes internationaux ou européens imposant à l’Etat de maintenir le service. Il est intéressant à ce propos de noter que pour les instances européennes les « services d’intérêt économique général » (SIEG) sont souvent pensés comme des services essentiels aux individus, particuliers et entreprises, c’est-à-dire comme des services essentiels à la cohésion sociale. On pourrait donc penser qu’en l’absence d’opérateurs privés pour assurer la mise en place de tels services, l’Etat pourrait être contraint, suite à recours devant la CJCE, ou à saisine de celle-ci par une juridiction nationale à titre interprétatif ou préjudiciel, de combler leur défaillance.

4.2. Le devoir d’assurer l’existence de services publics locaux. En droit positif, l’existence d’un tel devoir est une réalité. Mais elle ne correspond

pas à une obligation juridique impérative et catégorique, comme celle à laquelle se trouvent soumises théoriquement les autorités de l’Etat s’agissant de l’obligation qui leur incombe d’assurer l’existence des services publics nationaux et/ou constitutionnels. De plus, tout comme le devoir incombant à ces autorités, celui revenant aux collectivités locales demeure limité.

4.2.1. Un devoir indirect ou implicite. D’après l’article 72 de la Constitution, les collectivités locales s’administrent

librement dans les conditions prévues par la loi. Aussi, l’existence de ce devoir de créer ou de maintenir un service public a-t- un seul fondement : la volonté du législateur.

La Constitution n’impose pas en elle-même la création par les collectivités locales des services publics destinés à satisfaire les besoins locaux, même si on peut logiquement considérer que la reconnaissance de la « libre administration des collectivités locales » institue d’une certaine manière l’obligation pour les collectivités locales de mettre en place un minimum de services publics permettant de satisfaire ces besoins.

Mais il est toujours admis que le législateur de l’Etat puisse obliger les collectivités locales à organiser des services publics locaux. A l’heure actuelle, le législateur a imposé la prise en charge, plus que la création, des services locaux aux communes, aux départements et dans une mesure très relative aux régions.

4.2.2. Un devoir limité. Il ne fait pas de doute que les services publics que les communes et départements

doivent obligatoirement prendre en charge sont de plus en plus nombreux, et la logique des

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transferts de compétence emporte nécessairement un accroissement de ces interventions et investissements.

Toutefois, il faut admettre que la plupart des services publics locaux dont la création relève de la seule décision des collectivités locales sont, pour la grande majorité, considérés comme des services publics facultatifs. Cependant, la qualité facultative du service public ne s’analyse que par rapport à son institution par la collectivité. Une fois créé, un service dit facultatif peut devenir obligatoire s’il se révèle nécessaire au maintien de la vie sociale, communale ou départementale. La distinction entre service public obligatoire et service public facultatif n’a donc pas de pertinence dans ce cadre. Mieux vaut donc distinguer entre les services publics dont l’institution, le maintien et le fonctionnement sont imposés par la loi aux collectivités locales (certains d’entre eux pouvant être même dits facultatifs) et les services que les collectivités locales décident seules de mettre en œuvre.

4.2.3.. Les services imposés par le législateur. Sans établir une liste exhaustive des services qui doivent être pris en charge par les

collectivités locales du fait des lois, on peut citer, pour les communes : le service public de la désinfection, de l’hygiène et de santé ((Titre 1er, livre 1er Code santé publ.), celui des archives communales (art. L. 1421-5 et 6 CGCT), et un service qui a toujours attiré l’attention des pouvoirs publics, la conservation des documents de l’état civil, que la commune assure au nom de l’Etat (art. L. 1421-7 et suiv. CGCT).

L’article L. 2223-19 CGCT précise aussi que « le service extérieur des pompes funèbres est une mission de service public » ; il ajoute dans son dernier alinéa que « cette mission peut être assurée par les communes, directement ou par voie de gestion déléguée », signifiant par ailleurs que « les communes ou leurs délégataires ne bénéficient d’aucun droit d’exclusivité pour l’exercice de cette mission » ; en ce domaine donc, si l’institution d’un tel service est obligatoire, elle n’exclut pas l’intervention de personnes privées, habilitées à ce faire par le représentant de l’Etat (art. L. 2223-23 CGCT).

Le service de collecte et d’évacuation des ordures ménagères (art. L. 2224-13 et suiv. CGCT) relève aussi des obligations générales d’entretien qui incombent aux collectivités locales. Il a été appréhendé comme un service public administratif justifiant ainsi l’instauration d’une taxe d’enlèvement des ordures ménagères. Cependant, lorsque ce service est financé par des redevances dont l’assiette est souvent le volume des déchets ramassés ou à ramasser, il doit être regardé comme un service public industriel et commercial. Ces distinctions n’empêchent pas de considérer que ce service soit un de ceux obligatoirement pris en charge par la collectivité locale. Par ailleurs, la prise en charge des dépenses relatives aux systèmes d’assainissement collectif, station d’épuration des eaux et élimination des boues, est obligatoire pour les communes (art. L. 2224-8 CGCT) – et ce, même si la loi prévoit que « les services publics d’assainissement sont financièrement gérés comme des services à caractère industriel et commercial » (art. L. 2224-11 CGCT).

Pour les départements, sont des services publics obligatoires les services d’incendie et de secours qui sont chargés de la prévention, de la protection et de lutte contre l’incendie (art. L. 1424-2 CGCT) ; la loi du 3 mai 1996 exige en effet que soit créé dans chaque département un établissement public dénommé « service départemental d’incendie et de secours ». S’il s’agit d’un service exclusivement à la charge du département, il n’empêche pas que soient impliquées d’autres personnes publiques locales, notamment les communes et les établissements publics de coopération intercommunale (qui doivent y contribuer financièrement en application de l’article L. 1424-35 CGCT). Selon les lois de répartition de compétences entre l’Etat et les collectivités (Loi n° 83-663 du 22 juillet 1983), en raison des fonctions de solidarité que remplit la collectivité départementale, l’aide médicale, sociale et sanitaire, pour la part qui lui est attribuée par la loi, induit l’existence d’un service social départemental, service public que le département est tenu d’organiser et de faire fonctionner (Loi n° 75-535 du 30 juin 1975 relatives aux institutions sociales et socio-médicales). Il en est de même pour celui du transport scolaire (art. L. 3321-1 9° CGCT).

En revanche, il n’existe pas de services obligatoires pour les régions, collectivités territoriales dont les compétences sont liées à des actions destinées à promouvoir le

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développement économique, social, sanitaire, culturel et scientifique régional (art. L. 4221-1 CGCT) et se traduisent souvent par des programmes d’action qui justifient leur rapport constant à la planification, à laquelle elles doivent participer en application de l’article L. 4251-1 CGCT.

Dans ce cadre, il est nécessaire de dissocier les dépenses obligatoires d’une part, des services publics dits obligatoires pour les personnes publiques, d’autre part.

Tout d’abord, le fait que le service public soit obligatoire ne préjuge nullement de la façon dont les personnes publiques le gèrent ni a fortiori de la façon dont elles le financent (il peut en revanche avoir des conséquences sur le régime juridique de cette gestion : ce caractère obligatoire entraîne en effet implicitement que le droit communautaire ne s’applique pas à certains « contrats de service public », quand les marchés sont attribués à une entité qui est elle-même un pouvoir adjudicateur, sur la base d’un droit exclusif dont elle bénéficie en vertu de dispositions nationales – art. 6 directive services – V. concl. Savoie sur CE sect., 20 mai 1998, Communauté de communes du Piémont de Barr, RFD adm. 1998, p.609).

Ensuite, les deux notions « dépenses obligatoires » et « services obligatoires » ne se recouvrent pas. Si nombre de dépenses obligatoires concernent effectivement des services publics imposés par la loi – aux collectivités locales comme à l’Etat, d’ailleurs – la question des transferts de compétences en certains domaines comme les secours, la voirie et l’école ne peut pas se régler suivant la méthode des « attributions de compétence ». En ces matières, plus que la notion de dépenses obligatoires, c’est celle de la responsabilité administrative qui permet d’en analyser les tenants et les aboutissants. Ainsi l’entretien des écoles, des routes et des services de secours est obligatoirement payé par les communes, et ce n’est qu’à cette seule condition que leur responsabilité peut être engagée, soit pour défaut d’entretien normal des locaux scolaires et des voies de circulation, soit pour carence ou inertie dans les secours. C’est parce que ces activités constituent des services publics « obligatoires » pour toutes les collectivités, que ces règles de détermination de la responsabilité ont un sens logique. Et même si on peut, parfois, les considérer comme des activités exercées, non pour le compte de l’Etat – ce qui serait contraire à l’esprit des lois de décentralisation et de répartition des compétences -, mais plus sûrement comme des services réalisés avec le concours de l’Etat ou d’autres collectivités locales, chacune des collectivités dispose d’une partie de cette sphère de compétence dans laquelle elle reste maître et de laquelle elle est seule responsable.

Certes, le principe de libre administration des collectivités locales doit se comprendre en liaison avec le principe de l’indivisibilité de la République, qui s’oppose à ce que le législateur impose la création d’un trop grand nombre de services publics locaux, c’est-à-dire qu’il décide de la gestion des affaires locales à la place des communes, départements et régions. D’ailleurs depuis les années 1990, la plupart des lois concernent plus le procédé de la déconcentration administrative et la question de l’aménagement du territoire de la République, que l’approfondissement de la décentralisation. Si des processus de recentralisation sont parfois détectés, les acquis des collectivités locales semblent solidement ancrés dans le droit administratif, justement en raison de cette capacité qu’elles détiennent de créer et de maintenir des services publics, et ce malgré toutes les difficultés budgétaires auxquelles elles ont à faire face.

Reste qu’il est possible de se poser la question de savoir si les communes et les départements peuvent s’impliquer exclusivement dans l’organisation et la gestion des services publics inscrits dans le cadre des « dépenses obligatoires ». En d’autres termes, est-il admissible qu’une collectivité locale décide de n’assurer que ces services publics dits obligatoires ? Il faudrait en effet s’interroger sur le fait qu’une commune puisse refuser d’organiser sur son territoire toute une quantité de services publics, certes usuels, mais qui ne sont pas rendus formellement obligatoires par les lois de décentralisation. Serait-il possible d’envisager, au niveau local, une société véritablement organisée sans ces services publics ?

La définition, par le législateur national, non d’un minimum de services obligatoires pour toutes les communes, départements ou régions mais plutôt des services dont la qualité

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essentielle, quels qu’ils soient, est de contribuer au maintien du lien social, au niveau national comme au niveau local, ne serait peut être pas inutile.

4.2.4. Les services non imposés par le législateur. D’autres compétences mentionnées par le code général des collectivités territoriales

(CGCT) ne sont pas comprises dans la liste des compétences obligatoires, mais il ne fait guère de doute qu’elles donnent lieu à l’exercice d’activités d’intérêt général constitutives de services publics. Ce ne sont pas nécessairement des services publics facultatifs par nature. Simplement, leur organisation dépend souvent de la taille, des besoins et des moyens financiers de la collectivité : transports urbains, actions éducatives, équipements sportifs, moyens scolaires (cantines, transports scolaires), action sociale (crèches), halles, marchés et foires, abattoirs, bibliothèques, musées. Ces activités ne peuvent relever que des autorités locales. Dès l’instant où elles ont été instituées par la collectivité elle-même, elles sont obligatoires et tous les principes de fonctionnement du service public doivent leur être appliqués.

Le principe de la liberté locale, reconnue aux collectivités pour créer ou faire disparaître des services publics de ce type, n’empêche pas qu’existent certains obstacles à la suppression de ces services, conçus comme facultatifs pour les collectivités parce que non imposés par le législateur. S’il appartient à ces autorités d’apprécier si l’intérêt public local exige ou non que telle ou telle activité constitue un service public, cette appréciation peut être contredite par le juge. Le principe de continuité revêt là un caractère contraignant même pour des services facultatifs. Même si l’appréciation de l’inexistence d’un tel intérêt public justifiant la création ou le maintien d’un service public relève du pouvoir discrétionnaire de ces autorités, le juge administratif demeure vigilant sur les fondements allégués pour de telles décisions. Il s’autorise ainsi nombre de moyens de procédure, allant de la notion de conseiller personnellement intéressé jusqu’au relevé de vices de forme substantiels, et s’investit dans la recherche de combinaisons de normes pour éviter que les collectivités locales ne se cantonnent dans les seuls cadres fixés par le législateur : le code général des collectivités territoriales n’est pas pour lui la seule et unique référence.

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Du service public (français)

Au service universel (communautaire)

5. La conception française et la mutation de la notion de service public.

Bibliographie : P. Muller, (dir.), L’administration française est-elle en crise ?, L’Harmattan 1992 ; R. Denoix de Saint-Marc, Le service public, Doc. Fr., coll. Rapports officiels, 1996 ; P. Pougnaud, Service public « à la française » - une exception en Europe ?, Institut de la Gestion Déléguée, 1999. B. Stirn, « La conception française du service public », CJEG 1993, p.299 ; N. Marcon, « L’avenir de la conception française du service public face au droit communautaire », Annales de Clermont-Ferrand, 1994, vol.30, p.353 ; T.-X. Girardot, « Le service public est il menacé par la construction communautaire ? », Cah. Fonct. Publ., 1995, octobre, n° 139, p.6 ; G. Vedel, « Service public à la française ? Oui. Mais lequel ? », Le Monde, 22 décembre 1995 ; F. Mallol, « Divorce à l’européenne ? ou l’épineuse question des services publics », JCP 1996, doctr. 3963 ; J. Chevallier, « La réforme de l’Etat et la conception française du service public », RF adm. Publ. 1996, p.189 ; J.-M. Pontier, « Sur la conception française du service public », D.1996, chron. P.9 ; F. Moderne, « Le concept de service public à l’épreuve du marché unique européen », Mélanges dédiés à J. Mas, Economica, 1996, p.239 ; H. Oberdorff, « Signification de la notion de service public à la française », in R. Kovar, D. Simon (dir.), Service public et Communauté européenne : entre l’intérêt général et le marché, Doc. Fr., t.2, 1998, p.89.

Léon Duguit avait été conduit à remarquer que « le droit évolue avant tout sous l’action des besoins économiques ». Il en tirait comme leçon que « l’objet même des obligations de l’Etat et le sens de son action se trouvent déterminés par la situation économique du pays et les besoins de ses habitants » (Les transformations du droit public, Lamémoire du droit, 1999, rééd. Librairie Armand Colin 1913, p.50 et 51). L’évolution du droit, et plus particulièrement du service public, ne répondait donc pas à une conception libérale du marché.

Cependant, les transformations du droit du service public découlent des modifications du système juridique global. Plus que l’idéologie libérale et la pregnance des analyses économiques, ce sont les développements du droit communautaire qui ont ainsi permis la mutation de la notion de service public. Les normes européennes exercent une influence considérable sur ses modes de lecture. Cette influence se révèle d’autant plus ferme que les discours sur la modernisation de l’administration et la réforme de l’Etat l’ont préparée, organisée et facilitée, - et ce, avant même que la pénétration du droit communautaire dans le droit français n’acquière ses lettres de noblesse à la suite de l’arrêt du Conseil d’Etat du 20 octobre 1989, Nicolo (CE Ass., 20 octobre 1989, Nicolo, Rec.190, concl. Frydman, RFD adm. 1989.813, concl., note Genevois, AJDA 1989, p.756, chron., note D. Simon, D.1990.135, note P. Sabourin, RFD adm. 1990.267, obs. D. Ruzié, RTD eur. 1989.771, note G. Isaac).

5.1. La conception française du service public. En opposition aux discours européens s’est développé un courant de pensée oeuvrant

pour la défense du service public, appelant les instances de décision publique, nationale et européenne, à prendre en considération la « spécificité » du droit français du service public. Sans aucun doute, les manifestations de novembre et décembre 1995 ont-elles suscité et renforcé cet éveil de la conscience collective pour le maintien de la particularité du régime juridique des services publics en France.

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Deux orientations peuvent être retenues dans ces mouvements d’opinion. La première s’insurge contre les démantèlements des différents services publics, conteste la segmentation des secteurs d’intervention et se refuse à admettre les implications générales de la logique de marché dans ce champ investi par le lien social. La seconde, moins radicale, admet le renforcement des services régaliens qui répondent à des besoins collectifs de la société civile, comme la police, et rappelle que la création de tout service public induit le constat préalable de la défaillance de l’initiative privée.

En fait, ces deux modes d’approche des missions de service public ont été associées pour élaborer une nouvelle perception du service public, une conception « française » du service public donc, qui reste cependant compatible avec les évolutions du droit communautaire. Cette compatibilité est essentielle pour la poursuite de la construction européenne. Toutefois, il est à noter que c’est à partir de la circulaire du Premier ministre du 26 juillet 1995 que la réflexion sur cette question d’un « service public à la française » a été lancée alors que nombre d’associations oeuvraient déjà dans les instances européennes à Bruxelles pour inciter au rapprochement des concepts. La circulaire précisait effectivement à ce propos que « le Gouvernement est déterminé à défendre la conception française des services publics assurant à tous, sur l’ensemble du territoire, les prestations que les citoyens d’une démocratie développée sont en droit d’attendre ».

De prime abord, dans cette optique, le but était paradoxalement de contribuer à la construction européenne et de « défendre » en même temps le service public contre les prétentions d’une Europe du marché – et plus particulièrement contre les effets de la mondialisation à laquelle se réfèrent, malgré elles, les institutions de l’Union européenne. Mais les réponses à la question « faut-il défendre le service public ? », que posait le rapport « Borotra » (voir ci-après) se sont révélées incertaines, développant des thèses et des thèmes contradictoires. L’intégration européenne exige l’adoption d’une idéologie libérale qui ne peut se satisfaire de demi-mesures, tant l’objectif de la libre circulation des marchandises, des capitaux, des services et des personnes est marqué par la liberté d’entreprendre. Considérant que la coïncidence, prétendue plus que réelle, entre services publics et monopoles d’Etat entravait l’application d’un principe de libre concurrence dans tous les espaces d’échanges et dans toutes les formes de relations, une politique de démantèlement des entreprises publiques dans lesquelles la participation financière de l’Etat se révélait déterminante, devait être mise en œuvre.

Aussi, malgré le souhait des gouvernants de construire une « Europe sociale », et devant la nécessité de maintenir l’existence d’un lien social marquant la solidarité (minimale) entre tous les membres de la société civile européenne, de nouveaux développements théoriques autour de la notion de service universel ont modifié singulièrement la prétention à une défense du service public.

La notion de « service public à la française » renvoie plus justement à la conception française du service public développée par l’administration centrale. Cette conception n’a pas d’autres bases que les discours administratifs officiels développés à partir de la circulaire du 26 juillet 1995 (précitée). Pourtant, elle a fait couler beaucoup d’encre. Si elle a contribué au renforcement des actions de lobbying menées auprès des institutions européennes par les défenseurs du service public, elle a aussi incité nombre de juristes, d’économistes et de politistes à réfléchir sur le service public, sur son avenir, sur son rôle dans la société civile.

Aussi peu fréquents qu’aient été les rapports officiels élaborés autour de ce thème du « service public à la française », nombreuses sont les études doctrinales qui s’en sont emparées, les unes pour développer les raisons de l’existence de services publics nationaux, les autres pour attester de leur dynamisme dans la construction européenne.

A la suite du rapport du Conseil d’Etat pour 1994 sur « Service public, services publics : déclin ou renouveau ? » qui avançait quelques critiques sur les implications du droit communautaire dans le droit du service public français, après que C. Stoffaës, président de la commission, eût posé la question de l’avenir du service public en 1995 en stigmatisant l’immobilisme de la doctrine du service public (C. Stoffaës, Service public, question d’avenir, Commissariat général au plan, Odile Jacob/Doc. fr. 1995), R. Denoix de Saint-Marc, vice-président du Conseil d’Etat, fut sollicité par le Premier ministre pour présenter des éléments

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de réponse à cette question cruciale : comment élaborer « un corps de doctrine qui précise les conditions indispensables à la mise en œuvre des services publics tels que la France les conçoit et qui propose des pistes acceptables par nos partenaires européens, susceptibles de concilier accomplissement des services d’intérêt économique général et développement de la concurrence » (selon les termes de la lettre du Premier ministre du 4 juillet 1995 au ministre du développement économique et du plan, J. Arthuis, alors engagé dans une mission d’approfondissement de la notion des « services publics à la française ») ? Le vice-président du Conseil d’Etat a remis ses conclusions dans un bref rapport sur « Le service public » (R. Denoix de Saint-Marc, Le service public, Doc. fr., coll. Rapports officiels, 1996) dont le caractère contradictoire laisse encore perplexe tant il consolide le rapport entre service public et puissance publique pour, en même temps, rendre compte de la souplesse du concept de service public. Ce rapport pose plus de questions qu’il n’en résout.

D’emblée, le rapport réfute l’intérêt de l’expression : « ce qu’on appelle aujourd’hui service public à la française n’est ni une doctrine ni un modèle d’organisation entièrement français ». Cette affirmation est curieusement suivie d’une remarque sur l’expression « dans son usage actuel » dont les tenants ne sont guère explicités mais les aboutissants facilement identifiés puisqu’il suggère rapidement que cet usage est impropre : « l’expression désigne des modalités d’organisation : celles qui consistent à confier l’exécution des services publics en réseaux à des monopoles publics, le plus souvent nationaux, dont les salariés bénéficient d’un statut particulier » (Ibid. p.21). Les phases de son raisonnement trouvent leurs premières traces dans cette observation.

Après avoir rapidement revisité l’histoire de la formation du concept, en retenant sa texture plastique, il évoque essentiellement les services publics nationaux rattachés à des ministères et les services publics locaux dont les fondations sont plus anciennes. Cela dit, il prend en considération une distinction que le droit français n’avait guère développée entre « services marchands et services non marchands » pour introduire l’analyse sur les transformations nécessaires du service public, sur les services en réseaux plus que sur les services industriels et commerciaux. C’est à partir du moment où le rapport fait état de cette notion de services publics en réseaux que la question se transforme en une affirmation de la compatibilité entre la conception française du service public et la conception européenne du service d’intérêt économique général. R. Chapus remarque ainsi qu’on « peut dire, en très bref, de ce rapport (de 88 pages) qu’il tend à montrer ce qu’il faut modifier dans les modes de gestion actuels des services publics pour adapter cette gestion aux exigences du droit communautaire » (R. Chapus, Droit administratif général, t.1, Montchrestien, 1998, p.533, n° 744).

L’approche est donc modifiée. « Fondamentalement, les services publics sont faits pour satisfaire leurs utilisateurs et pour assurer en même temps la cohésion sociale. Leurs modalités concrètes d’organisation sont subordonnées à cette double exigence », écrit R. Denoix de Saint-Marc. Et, dans un énoncé performatif et descriptif, il affirme que « tel doit être le point de départ de toute doctrine dans ce domaine ». Il poursuit alors « de ce fait, celle-ci ne saurait être que générale : elle constitue un cadre conceptuel qui doit être compatible avec les changements d’organisation que requiert périodiquement l’évolution de l’économie et des mœurs » (R. Denoix de Saint-Marc, Le Service public, 1996, op. cit. p.49). Le service public perd-il de son caractère dynamique si la doctrine doit subir l’évolution plutôt que l’accompagner ? Les remarques énoncées dans ce rapport n’ont donc pas clos le débat sur la conception française du service public.

Ainsi, l’interrogation, qui devait se porter essentiellement sur le plan européen, s’est développée dans le cadre du droit interne, revitalisant l’ensemble des critiques énoncées envers la notion de service public, simple étiquette ou simple label, pavillon pour un ensemble d’activités disparates, clef de référence ou mot de passe pour le juge (D. Truchet, « Nouvelles récentes d’un illustre vieillard : label de service public et statut de service public », AJDA 1982, p.427). Pourtant, si le juge administratif demeure circonspect quant au caractère pertinent ou opératoire de la notion, le législateur n’hésite pas à s’engager dans la création, la réorganisation ou la modernisation de certains services publics, que cela soit en matière de communication audiovisuelle, d’enseignement ou de sport, de transports, etc. Certes, la

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simple mention législative ne suffit pas à caractériser l’activité de service public, mais ce mouvement témoigne de l’importance que revêtent ces mots par rapport à ceux de secteur public ; il retrace aussi la distance qui sépare désormais monopole et service public.

En quelque sorte, il est possible de penser le service public comme « un concept général, un principe unificateur », mais il n’est plus pour autant un concept « dont le champ déborde de plus en plus largement celui du secteur public national ou territorial et a fortiori celui des seules entreprises publiques » (C. Quin, « Les nouvelles dimensions du service public en Europe », in C. Quin et G. Jeannot, Un service public pour les Européens ? Diversité des traditions et espaces de convergence, Doc. fr., 1997, p.265). Au contraire, il serait plus précisément à la base de ces autres notions, à la source des formes de la contractualisation qui associe activités publiques et privées, comme un socle des obligations que doivent respecter les opérateurs privés lorsqu’ils se trouvent soit investis d’une mission de service public, soit chargés de l’exécution d’une partie de ces missions, notamment en ce qui concerne la prestation de service universel.

La particularité de la conception du service public, aussi française qu’elle puisse paraître, est indéniablement de refléter une idéologie républicaine dont les racines révolutionnaires ne peuvent être rayées d’un trait de plume, fût-il européen.

5.2. Faut-il encore défendre en France le service public ?

Le rapport « Borotra » constitue certainement la première réflexion approfondie de la

représentation nationale française à l’égard de la confrontation du droit français du service public avec les normes communautaires.

Enregistré le 6 octobre 1995 à la Présidence de l’Assemblée nationale (Document parlementaire n° 2260 de la Dixième législature de la Cinquième République), ce rapport de la Délégation de l’Assemblée nationale pour l’Union européenne sur le service public dans le cadre de l’Union européenne, présenté par M. Franck Borotra, Député, sous le titre « Faut-il défendre le service public ? », est préfacé par M.Philippe Seguin, alors Président de l’Assemblée nationale, pour qui « L’un des mérites du rapport de la Délégation pour l’Union européenne que présente M. Franck Borotra est de refuser tout à la fois un immobilisme au nom duquel le périmètre du service public, ses modes de gestion et ses prérogatives devraient rester figés, et une remise en cause au nom d’un ultra libéralisme doctrinaire non dénué d’arrières pensées mercantiles chez certains de ses défenseurs les plus zélés ».

Ce rapport débute par « trente-six propositions pour une stratégie de renouveau du service public » et se déroule ensuite en deux parties : 1. Le service public reste l’alibi de multiples dérives, 2. Créer les conditions favorables au développement du service public. Cette réflexion globale est retracée ci-après.

5.2.1. Le service public comme alibi en France de multiples dérives. Le rapporteur note d’emblée que « L’appréhension de la notion de service public

oscille entre deux écueils, celui, tout d’abord, d’une vision extrêmement étatiste et monopolistique et celui, ensuite, d’une conception « misérabiliste », avec le « service universel » communautaire ou les réformes intervenues au Royaume-Uni » ; d’où, pour lui, une première constatation :

5.2.1.1. Le service public n’est pas et ne doit pas être la « caution » d’une conception

figée de la société. 1) « Une origine marquée par le rôle éminent de l’Etat » : « La notion de service public s’est développée dans un contexte marqué par le rôle éminent d’un Etat très centralisé. L’un des critères juridiques traditionnels de la notion de service public n’est-il pas le recours à des « prérogatives de puissance publique » ? Pour bien marquer leur spécificité, ces question relèvent d’un droit et d’un ordre de juridiction spécifiques. Au plan juridique, il s’agit d’ailleurs très largement d’une création jurisprudentielle du Conseil d’Etat. Or, le

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droit anglo-saxon ne connaît pas ce dualisme juridictionnel. Autre spécificité française, l’Etat joue un rôle central dans la conception et la gestion des services publics. Les services publics se sont aussi beaucoup développés avec ce que l’on a appelé « le socialisme municipal », mais les nationalisations intervenues au moment de la Libération ont définitivement renforcé une conception « nationale » et monopolistique du service public. Un service public local par nature, comme la RATP, est ainsi une entreprise « nationale » ! Alors même que la théorie juridique et la pratique ont admis d’autres types de missions de service public, éventuellement remplies par des personnes privées, l’idée reste profondément ancrée d’une série d’assimilations : service public = entreprise publique = monopole = personnel à statut spécifique = déficit. Or, ces amalgames sont soit injustes, soit la description d’une imposture qu’il convient de dénoncer ». 2) « Entreprise publique et service public : une assimilation dépassée » : « En qu’elle ne soit privatisée, [la fabrication des cigarettes par] la SEITA était un service public. Plus grave, on ne distinguerait plus au sein d’une entreprise publique poussant cette assimilation jusqu’à l’absurde, on arriverait à estimer qu’avant ce qui relève d’une mission de service public, par exemple le transport régional pour la SNCF, ou certaines liaisons [aériennes intérieures] déficitaires, de ce qui n’en relève pas, comme l’exploitation du TGV ou la liaison aérienne Paris-Nice. De même, certaines liaisons interurbaines par autobus peuvent relever du service public (transports scolaires, désenclavement de certaines parties d’un département) et être gérées par des personnes privées. Assimiler entreprise publique et mission de service public, c’est également méconnaître qu’une mission de service public identique peut être assumée par une entreprise publique et une entreprise privée…Il convient donc de privatiser rapidement toute entreprise publique qui relève du secteur concurrentiel et dont le statut public n’est pas indispensable à l’exercice d’une mission de service public ». 3) « Service public et statut spécifique : une liaison non évidente » : « …Je crains de ne pas rejoindre sur ce point le Conseil d’Etat selon lequel « Si opportun qu’il puisse apparaître, pour définir le statut du travail au sein des services publics, de dépasser l’opposition privé-public, il convient de ne pas omettre de tenir compte, dans la détermination de ce statut, des contraintes déontologiques particulières dont la notion de service public implique le respect par ces personnels, et des compensations, en terme de rémunération, de stabilité de l’emploi et de développement de carrière, qui devraient y être liées » (Rapport public 1994 du Conseil d’Etat, Paris, 1995, page 128). Valable pour des services régaliens comme la gendarmerie ou la police, une telle conception ne va pas de soi pour les télécommunications, par exemple. Je ne nie pas qu’il y ait ici ou là des contraintes spécifiques, en matière de continuité de service notamment, mais elles existent également dans le secteur privé et méritent, dans les deux cas, compensation. Le fait que dans de nombreux pays étrangers, tel ou tel service public soit assuré par des personnels assujettis au droit commun, montre bien qu’il n’y a là rien de « naturel » ou d’obligatoire. Force est, en outre, de reconnaître que ces statuts spécifiques ont souvent conduit à un corporatisme paralysant. Je rappellerai enfin que, contrairement à une croyance largement répandue, il n’y a que peu de services publics à caractère industriel dont les agents bénéficient du statut de la Fonction publique. Ce n’est ainsi pas le cas d’EDF ou de la SNCF, même si les statuts de leur personnel en sont proches à bien des égards. Mon propos n’est pas de remettre en cause certains avantages acquis, mais simplement de souligner qu’il ne s’agit pas là de l’un des traits constitutifs du service public. On touche là l’une des ambiguïtés les plus nuisibles au service public. Par cette notion, les personnels entendent généralement le maintien du statut, en en refusant parfois les contreparties, c’est-à-dire le service du public. Ainsi, modifier la loi de 1946 sur EDF, même sur des points mineurs,

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serait remettre en cause un service public entendu comme la simple garantie d’avantages corporatistes. Il appartient en revanche à l’Etat d’assumer, s’il l’estime utile, le financement d’avantages catégoriels, ainsi un âge de la retraite privilégié, comme c’est d’ailleurs déjà partiellement le cas à la SNCF : un « fonds » spécial pourrait être créé à cette fin. De même, le maintien des obligations de service public assumées actuellement par France-Télécom ne passe pas nécessairement par le maintien du statut de fonctionnaire du personnel. Il s’agit là de questions indépendantes l’une de l’autre… De la même façon, il ne faut pas confondre service public et statut juridique de l’entreprise. Cette assimilation confond la fin et les moyens ». 4) « Un service public n’est pas nécessairement nationalisé, monopolistique et

déficitaire » : « Cette assimilation est en partie liée à l’histoire. En premier lieu, la défense des intérêts statutaires du personnel est supposée mieux assurée par l’Etat que par des collectivités territoriales et, a fortiori, des personnes privées. La RATP, ou l’enseignement, fournissent deux bons exemples de ce type de préoccupations. En second lieu, l’Etat a voulu maintenir un contrôle étroit sur certains secteurs. Ce fut ainsi très longtemps le cas des télécommunications, de la radio et de la télévision. On a également voulu tirer des leçons définitives des nationalisations de la Libération, il y a plus de cinquante ans, alors qu’elles obéissaient soit à une logique de sanction des collaborateurs, ainsi Renault, soit à une logique d’urgence dans un pays dévasté par la guerre, dans le cadre d’une économie fermée. Ce n’est à l’évidence plus le cas aujourd’hui. Le cas de l’eau montre qu’un service public peut être assuré par des personnes de droit privé, dans un cadre non monopolistique. Le secteur de l’eau… incarne ce que M. Christian Stoffaës appelle le « deuxième modèle » français, c’est-à-dire le régime de gestion déléguée des services publics. Plus proche de nos partenaires européens, ce système s’en distingue cependant par son caractère oligopolistique et sa dimension nationale. Par contre, la télévision et la radio publiques, immergées dans un environnement totalement concurrentiel, ne constituent pas des services publics. Il s’agit simplement d’entreprises publiques, que l’on pourrait considérer comme service public dans le cas d’une menace sur le pluralisme. Or, cette menace est de moins en moins crédible, compte tenu de l’évolution de la technologie… » 5) « Il n’y a pas d’incompatibilité de principe entre la concurrence et le service

public » : « Comme je viens de le rappeler, un service public peut très bien être assuré par une personne privée. Et il n’existe que peu de cas où un service public doit se confondre avec un monopole, à l’exception de l’électricité, de la poste et des transports ferroviaires. On remarquera d’ailleurs que, même dans ces domaines, le « monopole » est limité. La Poste est d’ores et déjà concurrencée, ainsi dans le domaine du courrier express, et la SNCF est soumise à une concurrence de la route extrêmement forte. L’introduction d’une dose raisonnable de concurrence, ou sa menace…, peut d’ailleurs rappeler à certains services publics qu’ils sont au service… du public ». 6) « Le service public ne doit pas devenir indifférent au service du public » : « Il est vrai que cette évidence a parfois été perdue de vue. Il n’est ainsi pas évident que les usagers des transports publics pris en otage par des grèves aux motifs parfois byzantins aient le sentiment de bénéficier d’un service de qualité… Et ce qui est vrai du service public lui-même est encore plus vrai des relations avec les usagers. Trop souvent, les entreprises de service public s’érigent en juge inaccessible des plaintes, des contestations et des observations des usagers. Le rapport est trop souvent du fort au faible. Toute organisation tend, en effet, à développer ses propres finalités. Le corporatisme très fort au sein des entreprises publiques tend à aggraver cette dérive « naturelle ». Ces dérives tiennent plus à

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des choix en matière d’organisation qu’à la notion même du service public. Il faut cependant y prendre garde. Le cas du Royaume-Uni est, à cet égard, exemplaire. Les décisions de privatisation ont été, avant tout, guidées par des motifs idéologiques. Mais si, à l’exception de la poste et des chemins de fer, le soutien populaire a été fort, c’est avant tout en raison du très mauvais fonctionnement de « services publics » détournés de leur raison d’être, de leur caractère pléthorique, inefficace et déficitaire, et aussi à cause du sentiment, souvent partagé en France, que l’entreprise publique est incapable de se réformer de l’intérieur. La vraie question que pose l’expérience britannique est en réalité : y a-t-il d’autres moyens que la privatisation pour remettre un service public dans le droit chemin ? Je souhaite naturellement qu’il n’en soit pas ainsi. Encore faut-il s’en donner les moyens ».

Le rapporteur évoque en deuxième lieu : 5.2.1.2. Les dangers d’une dérive minimaliste, consacrée par le concept

communautaire de « service universel ». 1) « Un acte de foi dans la concurrence » : « La méfiance de la Commission européenne à l’égard du service public pourrait trouver certaines justifications dans l’usurpation dont a été parfois l’objet ce concept. Il est de même évident que l’évolution des technologies (cas des télécommunications), la mauvaise gestion de certaines entreprises, la mondialisation des échanges dans un contexte idéologique marqué par le triomphe de l’idéologie libérale et l’effondrement du communisme, ainsi que les déficits excessifs de certains secteurs, appelaient des changements. La démarche de la Commission devient cependant inacceptable dès lors qu’elle repose sur le primat absolu d’une vision élémentaire de la concurrence, d’une Europe des seuls consommateurs, favorisant la désindustrialisation, la délocalisation et le chômage. La concurrence ne peut, en effet, être le seul principe directeur de la politique européenne, d’autant qu’elle n’a rien d’équitable au plan mondial, ni même, d’ailleurs, au plan européen… L’expérience anglaise montre, en outre, que la concurrence exige une importante réglementation si l’on veut qu’elle produise les effets que lui prête la théorie. Elle montre également la difficulté pour les « nouveaux entrants » d’accéder au marché. En réalité, les monopoles privatisés ne sont pas si faciles que cela à « contester ». La politique de la Commission revient, en fait, à remettre en cause ce qui fonctionne bien, EDF par exemple, au profit de solutions qui n’ont pas fait leurs preuves. Reste l’expérience anglaise. Mais… l’on ignore encore dans quel sens elle va finalement évoluer. Il me paraît cependant intéressant d’évoquer ses grandes orientations, à partir du moment où la Communauté prétend se diriger dans cette voie. 2) « Le Royaume-Uni, terre promise de la Commission européenne » :

a) « Le système des régulateurs, un concept anglo-saxon étranger à notre culture » :

« Une fois privatisés, les anciens services publics sont, en effet, soumis à l’autorité d’un régulateur, nommé par le gouvernement, mais ensuite quasiment indépendant, ses conditions de révocation étant proches de celles d’un magistrat… [En ce qui concerne les Régulateurs des industries de réseaux : « Civil aviation authority » pour les Aéroports, « Office of telecommunications » pour les Télécommunications, « Office of gas supply » pour le Gaz, « Office of water services » pour l’Eau, « Office of electricity regulation » pour l’Electricité ; en ce qui concerne les Régulateurs de la qualité : « National rivers authority » pour l’Eau, « HM inspectorate of pollution » pour Toutes les industries, « Independant television commission » pour la Télévision par voie terreste, par câble ou

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par satellite, « Radio authority » pour la Radio, « Broadcasting standards council » pour la Radiodiffusion et la télévision ; en ce qui concerne les Régulateurs de la concurrence, « Office of fair trading » pour Toutes les industries, « Monopolies and mergers commission » pour Toutes les industries]… Leur rôle est d’autant plus important que la réglementation britannique de la concurrence est, paradoxalement, relativement peu contraignante, que le contrôle juridictionnel est faible et que les marchés surveillés par les régulateurs sont encore très largement oligopolistiques. Ces régulateurs ont pour origine directe les « agences » américaines, avec, semble-t-il, un contrôle judiciaire bien plus faible. L’un de mes interlocuteurs m’a d’ailleurs expliqué que son organisation était « unaccountable », c’est-à-dire qu’elle n’avait pour ainsi dire de comptes à rendre à personne. Il existe d’ailleurs une volonté expresse de sortir les régulateurs du champ d’action du politique. Le pouvoir d’un régulateur est d’autant plus considérable qu’il est quasiment discrétionnaire, s’agissant notamment de la fixation des tarifs des entreprises privatisées. Ajoutons qu’il n’y a jamais eu, jusqu’à présent, de conflit significatif avec les pouvoirs publics et que le public les percevrait plutôt comme une garantie face à des entreprises quasi monopolistiques comme British Telecom. Le système fait enfin l’objet d’un quasi consensus [des partis au gouvernement et dans l’opposition]. A l’évidence, ce système décharge le gouvernement d’une partie de ses responsabilités… ! Probablement conforme à la culture anglo-saxonne, ce système ne m’apparaît guère démocratique, dans sa version anglaise, dans la mesure où il confie un pouvoir très important à des instances non responsables devant le suffrage universel. L’autre inconvénient de cette politique est de rendre plus difficile une politique énergétique. La séparation entre le régulateur du gaz et celui de l’électricité rend d’autant plus délicate la coordination que l’objectif qui leur est assigné est la satisfaction à court terme du consommateur par la baisse des prix. Le système conduit en définitive nécessairement à une organisation complexe, sans contrôle réel, et sans vraie légitimité, ce qui est difficilement acceptable du point de vue de notre propre culture. L’introduction de ce type de régulation en France supposerait de le compléter par des mécanismes de « responsabilisation » politique ». b) « Le bon fonctionnement du système dépend plus de l’action des

régulateurs que d’une concurrence encore très limitée » : « Même si des changements importants sont prévus… la concurrence est encore limitée… Il en résulte que la fixation de l’évolution des tarifs s’est révélée fondamentale dans l’obtention d’une baisse des prix pour le consommateur. Le principe de fixation des prix des entreprises de service public privatisées est résumé par la formule : R.P.I. (Retail price index : indice des prix de détail] – X. X représente les gains de productivité auxquels doit parvenir l’opérateur et dont les retombées doivent profiter aux consommateurs. Cela incite en même temps l’opérateur à une gestion optimale, puisque ses profits seront d’autant plus importants que ses coûts seront inférieurs à la limite fixée par le régulateur. En apparence simple, cette formule soulève quelques difficultés théoriques et pratiques. Les difficultés pratiques sont apparues clairement lorsque le régulateur de l’électricité a dû revenir sur ses décisions tarifaires, des batailles boursières ayant apparaître l’importance considérable des capitaux disponibles dont disposaient les sociétés concernées. Il est, en fait, difficile pour le régulateur d’appréhender avec certitude la réalité des comptes des entreprises qu’il doit contrôler, et ce en dépit de la mise en place progressive de la séparation comptable entre les différents secteurs

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d’activités d’une même entreprise. La baisse des tarifs ne doit pas, à l’inverse, être telle qu’elle entraverait l’arrivée de nouveaux entrants sur le marché. La modification des tarifs peut, en outre, rendre non rentable un investissement décidé sur la base des décisions antérieures, ce qui pose le problème de la crédibilité du régulateur. Sur le plan théorique, on se trouve « dans une situation où tous les acteurs ne disposent pas de toute l’information qui leur est nécessaire pour prendre leurs décisions » et où « l’acteur disposant d’une supériorité d’information va chercher à en tirer parti à l’insu des autres acteurs (par exemple, en biaisant en sa faveur cette information) » (Etude du CERNA, 1995). La formule initiale ne permettait pas de prendre en compte le problème de la qualité, d’où le recours à des formules plus complexes avec un facteur de « correction ». L’ensemble du système est d’ailleurs en pleine évolution, en direction d’une concurrence accrue, laquelle impliquera des régulateurs de plus en plus puissants… »

3) « Le système britannique à la recherche de sa propre vérité » : « Il est intéressant de relever que ces évolutions tiennent à la complexité, probablement non prévue à l’origine, de la gestion des entreprises privatisées et à la volonté d’aller vers une réelle concurrence. Une brève analyse de quelques cas permettra de faire le point sur les difficultés rencontrées [Suit une analyse, dans ce rapport de 1995, des évolutions alors observables en Grande-Bretagne, et qui nécessiteraient actuellement des mises à jour, en ce qui concerne les secteurs des télécommunications, de l’électricité, du gaz et des chemins de fer]… Je crois avoir démontré que le processus britannique était en plein devenir et qu’il était infiniment plus complexe que ne pourrait le laisser croire la lecture des documents de la Commission européenne. D’un point de vue strictement britannique, le bilan de ces opérations est peut-être positif. Il m’est, par contre, difficile de voir les bénéfices que sa transposition apporterait aux Français. En tout état de cause, il faut éviter de transposer imprudemment des expériences dans des pays dont le droit, les mœurs, l’histoire et la géographie sont différents ». 4) « Une vision communautaire restrictive » : « L’approche communautaire nous offre une conception très restrictive du service public. La proposition de directive [Com(95] 379 du 19 juillet 1995 relative à l’interconnexion dans le secteur des télécommunications (document E 467), définit ainsi les coûts susceptibles d’être imputés au service universel : Il s’agit des services « qui ne peuvent être fournis qu’à perte ou dans des conditions ne correspondant pas aux normes commerciales classiques. Les téléphones publics payants ou certains services pour les handicapés relèvent par exemple de cette catégorie ». Relèvent de même de ce « service universel » les « utilisateurs finaux ou groupes d’utilisateurs finaux spécifiques qui… ne peuvent être servis qu’à perte ou dans des conditions de prix ne correspondant pas aux normes commerciales classiques ». En d’autres termes, il n’appartiendrait pas au peuple de définir ce qu’il entend sortir d’une logique strictement marchande. Serait ainsi exclue toute préoccupation d’intérêt général dépassant la simple fourniture d’un service à certains usagers. La recherche pourrait s’en trouver compromise. Quel serait l’avenir du C.N.E.T. dans un tel système ? Dans cette logique, le service public ne sert qu’à pallier les éventuelles lacunes du marché et non à engager des actions positives permettant de réaliser tel ou tel objectif d’intérêt général. En poussant cette logique à son extrême, le service public aurait pour responsabilité de couvrir les segments du marché dont personne ne veut. On comprend facilement le danger d’une telle approche. Avec beaucoup de retard, la Commission vient cependant de présenter une proposition de directive relative aux services postaux prenant mieux en compte les principes du service public… Les autres éléments de la conception communautaire du service public sont

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globalement difficilement compatibles avec la nôtre. C’est un service réglementé par une autorité « indépendante », le « modèle » anglais des régulateurs constituant, aux yeux de la Commission européenne, un exemple idéal. Les monopoles doivent, au minimum, voir leurs activités soumises à l’ « unbundling », c’est-à-dire à une séparation comptable entre leurs différentes branches. Le droit communautaire prône généralement une séparation institutionnelles plus poussée, en séparant souvent les infrastructures des services. L’usage des infrastructures doit être ouvert aux tiers afin de permettre l’arrivée de nouveaux entrants. Ces éléments forment un ensemble cohérent qu’il est, pour cette raison même, difficile de transposer partiellement en droit interne, comme s’il ne s’agissait que d’un problème sémantique. Remplacer « service public » par « service universel » n’est pas neutre, et la mise en place de l’unbundling, même comptable, aurait de grosses conséquences pour certaines entreprises, comme Gaz de France. De grandes précautions doivent être prises lorsque des changements en ce sens s’imposent malgré tout, ainsi dans le domaine de la régulation. Le rapprochement sera donc difficile même si, en théorie au moins, les objectifs sont similaires ; ainsi l’emploi, la cohésion sociale ou la protection de l’environnement figurent parmi les objectifs de la construction européenne. De même, nous pouvons accepter d’ouvrir à la concurrence certains services publics, du moins si celle-ci ne constitue pas un principe unique d’application universelle. C’est donc en ayant à l’esprit ces dérives possibles que je m’efforcerai de restituer un sens à cette notion de Service public ».

5.2.1.3. Pour une approche politique et évolutive du service public. « L’idéologie dominante des années 1980 a prôné l’Etat minimal, rejeté toute

intervention publique comme néfaste et présenté le marché comme une réponse à tous les problèmes. Toujours dominante à Bruxelles, cette pensée ignore totalement la nécessité de mettre fin à la fracture sociale qui menace notre cohésion sociale. Or, ce n’est pas le marché qui réintègrera dans la nation des banlieues qui semblent parfois échapper totalement à l’ordre républicain et s’abandonner à la désespérance. Ce n’est pas le marché qui évitera une totale désertification des campagnes et des régions les moins peuplées. Ce n’est pas le marché qui restaurera l’égalité entre les citoyens, en restituant notamment à l’école cette fonction d’intégration qu’elle a progressivement perdue dans un monde où la structure sociale tend à se figer, au point de redonner un sens à la notion d’ « ordre » ou de « caste ». Ce n’est pas le marché qui réglera le problème d’un décalage croissant entre le coût et les ressources de la protection sociale. Doit-on soigner chacun en fonction de sa capacité contributive ? Ce n’est pas non plus le marché qui permettra le développement de la recherche en Europe. Les adorateurs inconditionnels de la concurrence seraient d’ailleurs bien avisés d’étudier le fonctionnement réel du « marché » américain, ainsi, par exemple, le soutien significatif accordé à la construction aéronautique par la NASA et le Pentagone. Le marché n’empêche ni la division progressive des Etats-Unis en ethnies hostiles, ni la croissance de l’inégalité entre les pauvres et les riches, ni l’instauration de couvre-feu pour des mineurs de plus en plus violents. Sauf donc à prendre les banlieues de Los Angeles, ou de Washington, pour modèle, il nous faut suivre une autre voie que celle prônée par la Commission européenne ».

« Je définirai la voie à suivre comme étant celle assurant la complémentarité entre le marché et le service public. Quels en sont les fondements ? Le service public repose sur l’attachement du peuple français au respect de certains principes, priorité que le seul jeu des lois du marché ne garantit pas. »

« Ces principes sont :

• L’égalité d’accès au service public, quelle que soit la situation sociale ou géographique de l’usager.

• La péréquation tarifaire. Il s’agit d’un principe spécifiquement français, auquel nos concitoyens sont attachés. La remise en cause de ce principe serait également néfaste pour l’aménagement du territoire. Acceptable dans certains

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domaines, ainsi le transport aérien régional, la subvention directe ne constitue pourtant pas une solution de portée universelle, de nature à se substituer à la péréquation. Pourquoi ? En premier lieu, les financements budgétaires sont toujours appelés à être remis en cause pour des raisons conjoncturelles. Or, « le coût de la non-Europe des services d’utilité publique » serait considérable. M. Lesourne a calculé qu’ « une borne inférieure des aides directes au développement régional de l’ensemble de ces services (électricité, gaz, postes, télécommunications, transport aérien, système autoroutier) peut être estimée pour la France à 31 milliards de francs ». Ainsi, s’agissant de l’électricité, le transfert financier de la zone urbaine vers la zone rurale (communes dont la population est inférieure à 2000 habitants) s’élèverait à 4,7 milliards de francs, alors que l’uniformité nationale des tarifs se traduirait par un transfert de deux milliards de francs au profit de la Corse et des départements d’outre-mer.

• La continuité de la fourniture du service. S’agissant par exemple de l’énergie, cela suppose d’importantes capacités excédentaires pour faire face aux pointes les plus élevées de la demande. Cela suppose également la mise en œuvre de moyens d’intervention pour limiter au strict minimum les éventuelles interruptions du service.

• La contribution à l’aménagement du territoire. Cela justifie notamment des dessertes non rentables, des services publics en milieu rural, etc… On sait bien mettre en avant le coût des services publics non rentables, mais on omet de calculer le coût indirect des fermetures.

• La contribution à la cohésion sociale du pays : solidarité sociale, lutte contre l’exclusion.

• L’adaptabilité, ce qui suppose de ne pas hésiter à remettre en cause des structures obsolètes.

• L’intérêt à long terme de la nation : réalisation d’investissements non rentables dans un délai

suffisant pour un investisseur privé (l’échec financier d’Eurotunnel offre a contrario la démonstration de la nécessité d’un investissement public) ;

préservation de l’indépendance énergétique : par exemple, le programme électro-nucléaire ;

soutien de la recherche : par exemple, le C.N.E.T. ; la sécurité intérieure et extérieure de la nation ; missions culturelles : défense de la langue française.

• La gestion des ressources rares (l’eau par exemple). • Le respect du pluralisme de l’information et de la culture ».

« Ces objectifs sont intangibles, mais leur hiérarchie peut évoluer en fonction des priorités retenues par le pays. Ainsi, la réduction de la fracture sociale constitue aujourd’hui une priorité absolue. Les modalités sont, en revanche, variables dans le temps, de même que la nature exacte de la mission. En d’autres termes, la distribution à tous du courrier à un prix accessible est l’objectif du service public. Que cela soit effectué en diligence ou par avion est une question contingente. La nature exacte de la mission est également contingente. La demande de protection adressée à la Collectivité nationale est ainsi beaucoup plus forte qu’en 1910 (santé, indemnisation du chômage, retraite, etc.) La cohésion de la nation demeure par contre un objectif essentiel. La limite entre le secteur concurrentiel et le service public est aussi appelée à évoluer en fonction de la demande sociale et des évolutions technologiques et économiques. Un service public peut ainsi retourner au secteur concurrentiel, si cela est souhaité. Ce fut le cas, il y a quelques années, d’une partie de la télévision. Il appartient au peuple français, par l’intermédiaire de ses représentants ou par voie référendaire, de définir les modalités de réalisation de ces objectifs, et en particulier le périmètre du secteur non

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concurrentiel et la nature des obligations de service public qui doivent être assumées. En effet, le fait d’estimer qu’une activité relève d’une logique de service public ne devra plus nécessairement entraîner l’octroi de droits exclusifs, conformément d’ailleurs au principe communautaire de proportionnalité. Une même entreprise publique peut parfaitement assurer tout à la fois des missions de service public et des activités concurrentielles. La défense des valeurs portées par le service public ne doit, en effet, pas se confondre avec la pérennisation, à n’importe quel prix, d’une organisation qui ne correspondrait plus à une nécessité sociale et qui aurait perdu de vue les missions qui lui sont assignées. Dans un passé récent, la S.N.C.F., de « Socrate » à des tracés de voies qu’elle tentait d’imposer, a offert un bon exemple de ce type de dérives. De manière générale, le dialogue entre les mouvements écologistes et les associations de consommateurs d’une part, et les grandes entreprises nationales chargées d’un service public n’a pas toujours été aisé. Il est vrai que le mouvement associatif est très faible en France. Il faudra enfin définir, dans les secteurs où le maintien d’un monopole, ou d’un quasi-monopole, s’imposerait, ce qui relève du service public ou d’une logique strictement marchande. Il importera donc d’adapter nos services publics aux réalités contemporaines, tout en faisant en sorte que la concurrence ne soit plus le seul moteur de la construction européenne. Tel est l’objet de la réflexion que je vous propose d’ouvrir dans la seconde partie de ce rapport ».

5.2.2. Créer les conditions favorables au développement du service public. 5.2.2.1. Un important chantier législatif et social, en ce qui concerne « les services

publics appelés à connaître des évolutions significatives sous la pression du droit communautaire ».

5.2.2.1.1. Pour une restauration de certains principes fondamentaux.

1) Pour une nouvelle définition des rapports entre l’Etat et les entreprises publiques assurant des missions de service public :

« l’Etat doit assumer son rôle et tenir ses engagements. La réalisation de cet objectif suppose :

• Une définition de ce qui relève, ou non, d’une mission de service public dans chaque entreprise ;

• Une définition claire des financements publics qui s’y attachent sur la base de coûts précis à la charge de l’entreprise concernée, et non plus sur la base d’imputations comptables plus ou moins arbitraires ;

• Une tutelle réelle de l’Etat : un contrat de plan avec l’Etat ne doit pas être un blanc seing, surtout si d’importants financements publics sont engagés ».

2) Mettre fin à une gestion purement « comptable » de l’Etat. « La restauration des principes fondamentaux du service public implique également de mettre fin aux prélèvements arbitraires de l’Etat sur les entreprises publiques rentables, mais également de ne plus faire du déficit la clé de voûte de la politique suivie en matière de service public »… « L’essentiel réside cependant avant tout dans le refus d’analyser les conséquences des décisions prises, en particulier sur l’aménagement du territoire. La fermeture d’une école, d’un bureau de poste, de gares ou de tout autre service public peut se révéler fort coûteuse à long terme. La concentration des équipements collectifs dans des villes de plus en plus importantes induit des coûts sociaux qu’aurait évités la « survie » de zones rurales en voie de désertification »… « Cette absence de distinction entre dépenses de fonctionnement et dépenses d’investissement repose sur un rejet idéologique de la dépense publique. Nous sommes passés sans beaucoup de transition du keynésianisme au reaganisme. Que faire ? »

• « Je propose en premier lieu de réhabiliter la dépense publique utile, c’est-à-dire créatrice de richesses ».

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• « Afin de redonner un peu de place au politique dans un espace singulièrement technocratique, il serait souhaitable de redonner un véritable rôle au Parlement dans le cadre de la discussion budgétaire ».

3) Le service public doit être au service du public : « D’importants 3)progrès ont été réalisés ces dernières années, notamment à France Télécom. Mais au-delà des relations avec les consommateurs, qui restent globalement à améliorer, il convient d’adopter une gestion plus transparente et plus démocratique des grands projets d’infrastructure. Il n’est en particulier pas sain que seul l’opérateur concerné détienne les moyens d’expertise, et donc qu’il se retrouve à la fois juge et partie. A terme, il pourrait être possible d’étendre la formule du « chèque-service » à certains services publics qu’il n’est pas indispensable de confier à des monopoles publics. Cette formule permettrait de concilier émulation, garantie de voir les attentes du public prises en compte et respect des objectifs poursuivis, ainsi l’accessibilité à tous d’un type donné de prestations. S’il n’est ni possible ni souhaitable d’interdire la grève, il importerait de préciser et compléter la notion de service minimum et de prohiber effectivement les grèves sans préavis. L’idéal serait d’engager, et de conclure, une négociation sur ce point avec les syndicats ». 4) Pour une meilleure association du Parlement à la gestion des entreprises

publiques : « Trois mesures peuvent être envisagées à cet égard :

• Approbation par une loi des contrats de plan entre l’Etat et les entreprises publiques assurant une mission de service public (au moins de la partie relative à ces missions).

• Au vu des résultats du mode de nomination des régulateurs, cette expérience serait susceptible d’être étendue aux présidents d’entreprises publiques.

• Il convient également de prévoir, dans la Constitution, la possibilité d’engagements budgétaires pluriannuels de l’Etat. C’est à ce prix que l’on redonnera de la crédibilité à ses engagements, notamment envers les entreprises publiques.

• Réintégration dans le champ de l’article 34 de la Constitution (domaine de la loi) des grands projets d’infrastructures, afin de renforcer le caractère démocratique de leur élaboration et de la prise de décision ».

5) Les changements éventuels d’organisation des services publics doivent s’opérer dans la transparence et la concertation préalable :

« Cela suppose une consultation des partenaires sociaux, mais aussi du Parlement, voire du peuple, comme je le propose lorsque ces changements sont importants ». 6) De nouvelles méthodes de régulation des services publics sont aujourd’hui

nécessaires : « Le système actuel de régulation par l’Etat est adapté à un environnement monopolistique. Il soulève plusieurs difficultés dans un environnement concurrentiel. En premier lieu, l’Etat régulateur peut toujours, à tort ou à raison, être suspecté de partialité à l’égard de l’Etat actionnaire de l’ancien monopole public. En second lieu, l’ouverture partielle du capital des entreprises publiques rend peu crédible la protection que l’Etat, à la fois actionnaire majoritaire et régulateur, pourrait être amené à accorder aux actionnaires minoritaires. Le risque est alors grand de voir la Commission européenne prendre prétexte de cette situation pour démanteler, au nom de la concurrence, ce qui aura été réalisé. D’un autre côté, le système britannique de régulation ne me paraît pas acceptable en France. L’irresponsabilité totale du régulateur anglais, en particulier par rapport au Parlement, et la quasi-absence de contrôle juridictionnel sur son action me semble d’autant plus choquantes qu’il s’agit d’une responsabilité première de l’Etat. Comment résoudre cette contradiction ? Une solution pourrait consister

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dans la nomination, et la révocation, du régulateur par le Gouvernement, après avis conforme des commissions compétentes des assemblées. Cette nomination pourrait intervenir au début de chaque législature, donc pour une durée de cinq ans. L’indépendance du régulateur serait donc garantie et sa mission resterait bien du domaine politique, dans une transparence sans précédent, puisque sa désignation ferait l’objet d’un débat public, qui porterait naturellement aussi sur sa conception de sa mission. Les conditions d’exercice et les objectifs de sa mission devraient être définis très précisément par la loi. Chaque année, le régulateur devrait présenter un rapport au Parlement. Sur la base de l’examen de ce rapport, il serait loisible au Parlement de redéfinir la mission du régulateur, tout ceci dans une grande transparence… La création de ce nouveau système de régulation devrait être l’occasion de mieux définir les compétences respectives de chacun. La régulation, dite « éthique », du contenu devrait être différente de celle, à caractère économique, des « supports » .

5.2.2.1.2. Une évolution différenciée en fonction de la situation de chaque entreprise. 1) « Le rythme et la nature du changement doivent naturellement varier en

fonction des contraintes » : « Il est des secteurs où il est urgent d’agir et d’autres où la recherche du consensus peut être poursuivie autant que faire se peut. Une entreprise comme Air France est l’archétype d’une firme du secteur public longtemps gérée comme une administration et dont la majeure partie des activités ne relève plus du service public… Air France est donc le type même d’entreprise publique qu’il convient de privatiser dès que cela sera possible. A l’inverse, il est nécessaire et possible que les éventuels changements à la S.N.C.F. soient progressifs et préservent au mieux les intérêts du personnel et des usagers. De manière générale, toute transformation devra se faire autant que possible en sauvegardant les intérêts du personnel. Il convient, dans la situation de crise que nous connaissons, d’éviter toute réduction massive d’effectifs sur le « modèle » anglais. Dans certains secteurs, l’introduction de la concurrence, là où elle n’existait pas, peut être acceptée. Je pense en particulier aux télécommunications, où les évolutions technologiques la rendent inéluctable, sous réserve du maintien d’obligations de service public. En revanche, elle ne doit être acceptée que de manière très restrictive dans le cas de la poste et de l’électricité, sauf à remettre gravement en cause les obligations de service public qui pèsent sur ces secteurs… » 2) La S.N.C.F. : « De nombreux rapports ayant fait le point sur cette question, je ne reviendrai pas sur la situation de cette entreprise publique. La vraie question est de savoir quels changements précis s’imposent. Des choix doivent être effectués, compte tenu de la situation difficile de l’entreprise ».

a) « La nécessité d’une clarification des missions de la S.N.C.F. » « Une clarification des missions assignées à la S.N.C.F . est indispensable. Celle-ci se voit actuellement en charge d’objectifs quelque peu contradictoires : assainissement de sa situation financière, d’un côté, aménagement du territoire, politique sociale, desserte de l’Ile-de-France, de l’autre. Pour tenter de résoudre cette contradiction, je préconise :

• Une définition claire des missions de service public, dont me paraissent relever :

Les tarifs sociaux ; Les liaisons intéressant l’aménagement du

territoire… ; La S.N.C.F. banlieue. Il serait logique, comme

le prévoit la loi du 6 mai 1976 relative à l’organisation des transports de voyageurs dans la région d’Ile-de-France, de transférer à la

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région Ile-de-France la responsabilité de la gestion de la S.N.C.F. banlieue et de la R.A.T.P. Outre une plus grande efficacité, cette réforme ne ferait qu’aligner cette région sur le droit commun, clarifierait les responsabilités et rapprocherait le service public des usagers ;

Le développement de nouvelles technologies [telles que le T.G.V.] … ;

Le fret ne relève pas, par lui même, du service public. Certains aspects pourraient cependant en relever, ainsi l’éventuelle volonté de la puissance publique de développer le fret ferroviaire dans une région proche de la saturation routière ou écologiquement très sensible. »

b) Redonner un sens économique à l’exploitation de la S.N.C.F. : • « Il est essentiel, ne serait-ce que pour remobiliser le

personnel et justifier les efforts considérables engagés par l’entreprise publique, de redonner un sens économique aux activités de la S.N.C.F. Le niveau des charges financières, l’importance des subventions par rapport au chiffre d’affaires (quel que soit leur bien-fondé), le maintien, en dépit de ces subventions, de déficits d’exploitation considérables, concourent à donner l’impression que tout effort est inutile… Il faut briser ce cercle vicieux et pour cela distinguer plus clairement ce qui relève d’une logique de service public et ce qui n’en relève pas ».

• « Le coût des missions de service public doit être assumé par l’Etat ou les collectivités locales sur la base d’une comptabilité analytique irréfutable de la S.N.C.F. On peut également prendre en compte le fait que les liaisons subventionnées peuvent présenter un intérêt pour la S.N.C.F. (alimentation de son réseau). Certaines lignes nationales pourraient enfin être subventionnées directement ».

• « La subvention versée par l’Etat pour l’équilibre du régime de retraite de la S.N.C.F. ne relève pas d’une mission de service public. Il serait donc logique de l’inscrire à un fonds spécial et non plus au budget des transports ».

• « L’Etat devrait enfin prendre à sa charge le financement des charges d’infrastructures non assurées par les redevances d’utilisation, ce qui rend essentiel les modalités de calcul de cette redevance ».

• « L’Etat pourrait reprendre à sa charge la partie de l’endettement de la S.N.C.F. correspondant aux obligations définies ci-dessus ».

• « Pour ses activités ne relevant pas du service public et n’engageant pas de fonds publics, la S.N.C.F. jouirait d’une large autonomie et d’une égale responsabilité ».

• « Dans ce nouveau cadre juridique, les activités de la S.N.C.F. auraient un sens économique, même s ‘agissant des activités de service public subventionnées. En effet, il serait possible de voir si la S.N.C.F. respecte ses

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engagements, contrôle ses coûts, par exemple, ou si elle les dépasse (les subventions sont accordées sur la base d’un coût prévisionnel du service). Ce serait en particulier le cas des liaisons intéressant l’aménagement du territoire ».

c) « Il n’est pas souhaitable d’aller au-delà de la directive 91/440 » : « La directive communautaire 91/440 du 29 juillet 1991, relative au développement des chemins de fer communautaire, impose, d’une part, une séparation comptable entre les infrastructures et le transport proprement dit et, d’autre part, une ouverture très limitée à la concurrence, s’agissant en particulier du transport combiné international. Je ne crois pas qu’il soit opportun d’aller au-delà, comme l’a proposé récemment la Commission européenne, et ce pour les raisons suivantes :

• Les dispositions « concurrentielles » de la directive 91/440 n’ont pas connu d’applications concrètes jusqu’à présent.

• Une séparation organique serait inutilement complexe pour des résultats incertains. La séparation en plusieurs branches de la S.N.C.F. serait artificielle et impliquerait un mécanisme complexe de coordination, elle supprimerait la synergie entre les différentes branches et menacerait, à terme, l’unicité du statut du personnel, entravant la mobilité au sein de l’entreprise. Les avantages sont incertains, si ce n’est de permettre la mise en place d’une sorte d’A.T.R. (accès des tiers aux réseaux) pour le fer.

Le projet de la Commission européenne d’ouvrir la totalité du transport international à la concurrence, avec un droit d’accès à l’infrastructure de chaque pays pour la réalisation de ces transports internationaux, n’est pas acceptable : cette ouverture reviendrait, en effet, s’agissant en particulier du réseau à grande vitesse, à ouvrir à des compagnies étrangères des infrastructures très coûteuses au financement desquelles elles n’auront en aucun cas contribué, leur permettant ainsi d’ « écrémer » notre marché national. La S.N.C.F. assume également seule toutes les charges d’accès au réseau à grande vitesse. Or, ce réseau contribue à alimenter le T.G.V., qui s’insère dans un plan de transport global. En tout état de cause, il faut préserver l’unité de la S.N.C.F., refuser la séparation des services ferroviaires des autres modes de transport et maintenir à l’entreprise son caractère intégré ».

3) « Le transport aérien et l’aménagement du territoire » : « Il a […] été mis en place un système de subventions directes. Les subventions sont autorisées par l’article 4 du règlement n° 2408/92 du 23 juillet 1992, en contrepartie d’obligations de service public imposées sur une liaison. Sous réserve de l’inexistence d’autres formes de transport pouvant assurer un service adéquat et continu, une subvention peut être accordée après appel d’offres. La participation à cet appel d’offres est ouverte à tout titulaire d’une licence en cours de validité délivrée par un Etat membre. Sur cette base, la loi du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire et la loi de finances pour 1995 ont créé un « fonds de péréquation des transports aériens ». Un décret du 9 mai 1995 en a défini les modalités d’application. Pour être éligibles, les liaisons concernées doivent remplir simultanément les principaux critères suivants :

• Trafic compris entre 10 000 et 150 000 passagers l’année précédent la demande de subvention, ou plus de 10 000 à titre prévisionnel si la liaison n’existait pas, ce seuil minimum pouvant ne pas être respecté dans certains cas ;

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• La liaison doit relier deux aéroports dont l’un au moins n’a pas dépassé un trafic total de 1,5 million de passagers lors de l’année précédente ;

• Absence d’une liaison ferroviaire de durée de trajet entre gares correspondantes de moins de deux heures trente minutes ou, pour les régions insulaires, absence d’une liaison maritime de durée de trajet entre ports correspondants de moins de deux heures trente minutes, ces modes de transport offrant un programme d’au moins un aller et retour en début de journée et d’un aller et retour en fin de journée, chaque jour du lundi au vendredi, au moins quarante-huit semaines par an ;

• Inexistence d’un acheminement alternatif par un aéroport accessible en moins de trente minutes de plus que le temps requis pour accéder à l’aéroport local considéré.

[…] L’exemple du transport aérien est doublement intéressant. Il montre qu’une mission de service public n’est pas nécessairement exécutée par une personne publique et que, dans certains cas, les subventions directes peuvent remplacer la péréquation. S’agissant de la péréquation, il s’agit cependant d’un cas difficilement transposable, en raison des sommes limitées en jeu et du nombre limité d’acteurs, à la différence de l’électricité ou de la poste. Dans le domaine international, la France, pour des raisons qui tiennent à ses relations privilégiées avec l’Afrique, ou à cause de ses responsabilités dans la francophonie, peut être amenée à demander à la compagnie nationale d’assurer le maintien de dessertes économiquement injustifiées. Elles doivent, dans ce cas, faire l’objet d’une compensation financière précise ». 4) « L’électricité » : « De nombreux aspects des activités d’EDF relèvent du

service public ». « EDF doit, en effet, assurer :

• L’universalité de la desserte ; • La continuité de la fourniture ; • L’égalité de traitement pour les consommateurs

domestiques ; • L’indépendance énergétique ; • La maîtrise des choix technologiques : l’Etat peut ainsi

décider d’optimiser ses choix énergétiques. Ces deux derniers points sont la raison pour laquelle je ne saurais accepter l’ATR, qui rendrait économiquement non viable le programme nucléaire français et toute programmation à long terme. En revanche, la production d’électricité peut être libéralisée. D’ores et déjà, l’article 8 de la loi n° 46-628 du 8 avril 1946 sur la nationalisation de l’électricité et du gaz apporte de nombreuses dérogations au principe de la nationalisation de la production d’électricité. Outre la Compagnie nationale du Rhône, sont ainsi concernées les installations industrielles de co-génération, certaines installations de production d’électricité par les entreprises ou les collectivités pour leurs propres besoins, les installations de la SNCF et des houillères, etc. Les monopoles de distribution et de transport sont, eux, indispensables à l’exercice des missions de service public. On peut très bien envisager que toutes les activités d’EDF ne relèvent pas d’obligations de service public. Ainsi, certaines entreprises grosses consommatrices d’énergie pourraient très bien accepter des contrats « interruptibles », c’est-à-dire qu’elles accepteraient qu’EDF interrompe la

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fourniture de courant en cas de surcharge. La contrepartie serait naturellement des tarifs moins élevés, compensant la renonciation à l’obligation de continuité du service. En revanche, la mise en œuvre de l’ « undbundling » (séparation) comptable, et uniquement comptable, est indispensable si l’on veut prévenir les suspicions quant au rôle d’EDF dans le système de l’acheteur unique. L’acheteur unique est, en effet, chargé d’organiser les procédures de mise en concurrence destinées à sélectionner les meilleures offres de production nouvelles ou existantes ou de contrats d’importation à long terme. Il importe donc que le secteur production d’EDF soit séparé sur le plan comptable, si l’on veut prévenir les accusations de discrimination. […] Le Conseil [énergie du 1er juin 1995] a admis le principe d’une possible coexistence entre l’ATR (accès des tiers au réseau) et le système de l’acheteur unique, reconnu également la possibilité d’une programmation à long terme et affirmé les principes d’ « obligations de service public » et de « subsidiarité ». En ce qui concerne la question des consommateurs éligibles, il me paraîtrait juste de les définir en fonction de l’intérêt économique qu’ils peuvent avoir à accéder à une production plus compétitive d’électricité. Seraient ainsi concernées les entreprises pour qui l’énergie est un très important facteur de compétitivité extérieure. […] Le Gouvernement doit donc considérer que l’ouverture à la concurrence offerte par le système de l’acheteur unique constitue une dernière concession faite à la Commission. Il ne s’agit pas de défendre ainsi les intérêts d’EDF, mais ceux de la Nation . […] Ce qui est en jeu, c’est avant tout la politique d’indépendance énergétique poursuivie depuis plus de vingt ans par la France. […] » 5) « Le gaz naturel : des mesurent s’imposent ». « La situation est très différente de celle existant dans le domaine de l’électricité, puisque Gaz de France n’assure pas un service universel, qu’il ne produit pas lui-même le gaz qu’il vend et que le marché n’est pas totalement monopolistique. Dans le sud-ouest de la France, le gaz naturel est ainsi transporté par la GSO (Gaz du Sud-Ouest), dont le capital est réparti entre Elf (70 %) et GDF (30 %). Dans le Centre, le transport est assuré par la CFM (Compagnie française de méthane) dont le capital est détenu pour 5° % par GDF, 40 % par Elf et 10 % par Total. La seule obligation de service public concerne la continuité de la fourniture de la prestation. La question de la péréquation explicite des tarifs pratiqués par Gaz de France est un problème essentiel, qu’il conviendrait de trancher de façon définitive, compte tenu de son impact sur la politique qui doit être suivie par cette entreprise publique. Je ne suis pas sûr qu’une telle péréquation soit nécessaire, mais il doit, sur ce point, y avoir débat. On peut également estimer que Gaz de France contribue à la politique de diversification énergétique de la France. Au total, Gaz de France ne relève que partiellement d’une logique de service public, mais principalement d’une logique concurrentielle atténuée par le caractère sensible du produit transporté, l’importance des investissements et par son rôle de diversification dans la réalisation de la politique énergétique de la France. D’autres considérations s’opposent à la libéralisation totale du secteur gazier. S’il est vrai qu’il faut préserver la rentabilité de très grandes installations, ainsi les gazoducs transcontinentaux, l’interconnexion de l’ensemble des réseaux rend en même temps difficilement tenable à long terme le maintien des monopoles d’importation et d’exportation. Dans une première phase, il est absolument

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nécessaire, pour développer une stratégie internationale de Gaz de France, d’y associer Elf, à qui une place importante doit être reconnue dès à présent. Dans un cadre à définir, un droit direct d’importation et de transit pourrait ainsi lui être accordé ; il n’est, par exemple, guère satisfaisant qu’Elf soit actuellement obligé de vendre le gaz produit en mer du Nord à Gaz de France, lequel le réexporte ensuite en Italie. L’undbundling comptable serait également inacceptable, car il compromettrait la situation de GDF face à des producteurs relevant d’une logique de monopole. Je suis en revanche favorable à ce que l’on abroge les dispositions législatives prohibant l’extension des activités des régies gazières communales existantes à des territoires voisins. En dépit du monopole de distribution que lui attribue la loi du 8 avril 1946, GDF avait toléré jusqu’aux années 1980 l’extension des régies existantes. A cette date, GDF s’est mis à combattre ces extensions devant le Conseil d’Etat. La haute juridiction administrative a donné raison à GDF, la loi étant très claire. Cette situation pose cependant un problème global de cohérence avec l’absence d’obligation faite à GDF de desservir le territoire national. La loi du 6 février 1992 a validé les régies existantes, sans autoriser de nouvelles extensions, ce qui peut aboutir, le cas échéant, à interdire à une commune d’être desservie, si GDF ne souhaite pas le faire. Saisie de plaintes, la Commission a adressé, le 9 juin 1995, une mise en demeure à la France. Ce dossier n’étant guère défendable, ni en fait ni en droit, je propose de revenir sur la disposition contestée. GDF doit évoluer. Il faut au préalable régler les relations entre GDF et les entreprises pétrolières ayant des activités gazières, à savoir Elf et Total. La solution passe par l’unification du réseau de transport et l’association d’Elf comme partenaire de GDF. Alors, il faudra faire évoluer le statut de GDF pour ouvrir son capital à des partenaires, comme Elf et Statoil, au personnel de l’entreprise, et aux petits porteurs. En tout état de cause, il est nécessaire de préserver l’unité de l’entreprise et de garder une participation majoritaire de l’Etat au capital ». 6) « La Poste : le noyau dur du service public ». « Les activités postales contribuent à la formation de 1,3 % du PIB communautaire et occupent, dans la Communauté, plus de 1,8 million de personnes. En France, 60 % de cette activité est assurée par La Poste, 40 % ressortissant des opérateurs privés. En France, l’économie postale se caractérise par la montée en puissance des activités « nouvelles », notamment le marketing direct et la vente par correspondance.

a) Le noyau dur du service public. En quoi La Poste est-elle un service public, justifiant, en contrepartie, l’octroi de droits réservés ?

• La péréquation tarifaire constitue la première réponse à cette question. La remise en cause de la péréquation tarifaire aboutirait à la multiplication des tarifs, comme en Espagne, et à privilégier les villes par rapport aux campagnes. En effet, l’on peut estimer… le coût [unitaire] du transport et de la distribution du courrier au sein d’une ville… [à] la moitié du prix du timbre…

• L’universalité du service car, à l’évidence, les seules lois du marché n’imposent pas le maintien, pourtant indispensable, de bureaux de poste en zone rurale.

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• La cohésion sociale et l’égalité d’accès. Souvent contestés, les services financiers de La Poste sont pourtant les seuls à accueillir les exclus, et en particulier le million de Rmistes. La BNP, le Crédit Lyonnais, la Société Générale ou le Crédit Agricole ne prennent pas ce type de risques. Vouloir remettre en cause ces services financiers est donc inacceptable. Il est donc essentiel que La Poste puisse participer à la distribution des prêts à taux zéro, pour maintenir sa clientèle et les moyens financiers de son activité. La perte de ses clients financiers, pour La Poste, équivaudrait à une condamnation. Dans le même ordre d’idées, le service des mandats est le seul moyen de paiement des interdits bancaires. Ce service enregistre un déficit d’un milliard de francs.

• Le Président de La Poste fait également valoir, à juste titre, l’impact des services financiers sur l’aménagement du territoire, en indiquant que ces services représentent plus de 80 % de l’activité des petits bureaux à faible rentabilité en zone rurale (Les Echos, 29 septembre 1995).

• La continuité du service. Le risque permanent qui guette le service public dans un univers concurrentiel est celui de la paupérisation. En d’autres termes, le risque d’écrémage est considérable ; La Poste n’aurait plus alors comme clients que les exclus et les zones difficiles à desservir, sans le courrier des entreprises, pourtant essentiel pour l’équilibre économique du service public. La définition des droits réservés à ce service public est donc essentielle, ce qui explique la demande très forte d’une politique commune adressées à l’Union européenne. Plus prompte à démanteler et à déréglementer qu’à construire, la Commission vient seulement de présenter un projet de directive sur ce sujet.

• La distribution de la presse : cette obligation de service public (loi du 8 juillet 1990), répond à la nécessité d’assurer le pluralisme de l’information dans une société démocratique.

Ces obligations ont un coût. La distribution de la presse enregistrera un déficit de 2,2 milliards de francs, compte tenu de l’insuffisante compensation par l’Etat de ces charges (1,9 milliard). L’aménagement du territoire, dont le coût est estimé, à partir de la sous-activité des bureaux de poste ruraux (collectivités de moins de 2000 habitants) à 3 milliards de francs, n’est que partiellement compensé par une réfaction de taxe locale (1,2 milliard de francs). Se pose également le problème des retraites des

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fonctionnaires, dont le coût est très supérieur à celui des concurrents de La Poste (30 %, contre 14 à 15 % pour les charges patronales de droit commun). Cette charge, non provisionnée, a augmenté de 36 % de 1991 à 1995. L’engagement total est estimé à 193 milliards de francs au 31 décembre 1994. En outre, La Poste contribue pour 2,2 milliards de francs au financement des régimes spéciaux déficitaires (Mines, SNCF, etc.) Tous ces éléments placent l’exploitant public en position d’infériorité par rapport à ses concurrents et peuvent conforter la volonté de la Commission européenne de s’attaquer aux doits exclusifs au prétexte de leur inefficacité. Des charges financières élevées sont, enfin, un lourd handicap. Il est de la responsabilité de l’Etat de faire en sorte que La Poste soit en mesure d’affronter la concurrence à armes égales. L’Etat doit notamment assumer le surcoût du régime de retraite de La Poste. b) La politique communautaire a connu une évolution très lente. Cette politique communautaire est notamment motivée par l’importance de « l’effet frontière », par l’inégale qualité des services selon les pays et également par les pressions des concurrents de La Poste. En outre, le monopole d’expédition a été en partie contourné par la pratique du « repostage », c’est-à-dire le dépôt de courrier dans un autre pays que celui de l’expéditeur, que ce soit pour l’adresser dans ce pays tiers ou pour le renvoyer dans son pays d’origine. Les Pays-Bas offrent un exemple significatif de cette pratique. Ceci exige donc un effort d’harmonisation. Il s’agit notamment de la question des frais terminaux. […] Au-delà de ce problème, se pose la question du service universel et des droits réservés. Le processus a été le suivant :

• 1989 : le Conseil invite la Commission à proposer une réglementation dans le domaine de la poste ;

• 1992 : publication du Livre vert de la Commission ; • 1993 : communication de la Commission rendant compte

des résultats de la consultation engagée sur la base de ce Livre vert ;

• Le Conseil invite la Commission à proposer, pour le 1er juillet 1994, une politique communautaire des services postaux.

Cette échéance n’a pas été respectée. • Le Conseil de l’Union européenne, lors de sa session du 13

juin 1995, a ainsi : - déploré l’absence « de proposition réglementaire

visant à organiser le marché unique des services postaux » ;

- rappelé ses principaux objectifs, « et en particulier la garantie de fourniture du service universel ;

- souligné « l’importance de définir conjointement le service universel et les modalités de son financement durable, par la définition d’un secteur réservé de dimension appropriée ».

• La Commission a enfin publié, le 28 juillet [1995] , une proposition de directive du Parlement européen et du Conseil concernant des règles communes pour le développement des services postaux communautaires et l’amélioration de la qualité de service (document E 474), assortie d’un étrange « projet de communication sur

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l’application des règles de la concurrence du secteur postal et, notamment, sur l’évaluation de certaines mesures d’Etat relatives aux services postaux ».

c) Le projet de directive prend réellement en compte la notion de service public.

Langage très rare au niveau communautaire, la proposition de directive dispose que le service postal doit être fourni conformément aux principes généraux suivants :

- Universalité : accès à toute personne, en tout lieu, à un prix abordable,

- Egalité, - Neutralité, - Confidentialité, - Continuité, - Adaptabilité. L’exposé des motifs précise également que si chaque Etat membre doit assurer l’application durable, sur son territoire, des critères minimaux retenus au niveau européen pour le service universel, il peut « en élargir la portée en application du principe de subsidiarité », pour une fois invoqué à bon escient par la Commission. L’article 13 du projet admet que « les Etats membres peuvent décider qu’un tarif unique soit appliqué sur tout leur territoire national pour chaque service composant le service universel », c’est-à-dire la péréquation. Des normes de qualité de service sont également prévues. Autre point positif, le secteur réservé paraît de nature à assurer la viabilité économique du service universel. Il s’agit de la collecte, du transport, du tri et de la distribution des objets de correspondance domestiques dans des limites de poids (350 grammes) et de prix (cinq fois le tarif de base) fixées au niveau communautaire. Très important, le service de distribution du courrier transfrontalier entrant et le publipostage peuvent être réservés, mais jusqu’au 31 décembre 2000, et c’est le premier problème posé par cette directive

d) De nombreuses zones d’incertitude subsistent cependant. • Le service universel est-il viable à long terme ? Le publipostage est essentiel à l’équilibre d’un service public postal, en raison de son intérêt économique, mais aussi parce que le libéraliser reviendrait à ne plus poser de vraies limites, sauf à ouvrir le courrier pour vérifier son contenu. Qu’est-ce qui distingue un relevé de comptes d’un envoi publicitaire ? Or, le courrier des entreprises représente 70 % du chiffre d’affaires de La Poste. La libéralisation, à terme, du courrier transfrontalier entrant serait catastrophique, car elle susciterait un détournement de trafic (accentuation par exemple de la manœuvre consistant à poster, pour la France, du courrier français aux Pays-Bas). La Commission ne doit pas oublier que l’arrêt Corbeau de la Cour de justice du 19 mai 1993 ne se contente pas d’autoriser « un opérateur économique établi dans cet Etat d’offrir certains services spécifiques, dissociables du service d’intérêt général, qui répondent à des besoins particuliers… » non satisfaits par le service postal traditionnel. Il dispose que cela

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n’est possible que « dans la mesure où ces services ne mettent pas en cause l’équilibre économique du service d’intérêt économique général assumé par le titulaire du droit exclusif ». Il est, d’autre part, inacceptable de lire à l’article 8 que « la Commission décidera au plus tard le 30 juin 1998 […] de la possibilité de réserver ces services au-delà du 31 décembre 2000 ». Quelle est la légitimité de la Commission pour décider seule d’une question déterminante pour l’avenir du service public postal ? A l’évidence, aucune ! La Commission n’accepte jamais d’être « battue » par le Conseil, c’est-à-dire par la démocratie, et s’efforce toujours de revenir, au nom de la concurrence, sur les concessions qu’elle a pu être amenée à faire. En outre, le réexamen interviendrait peu de temps après l’entrée en vigueur de la décision, ce qui n’est guère sérieux. En conséquence, une telle décision ne doit pouvoir être prise que dans des formes parallèles à la décision initiale (c’est-à- dire la codécision) et au plus tôt cinq ans après l’entrée en vigueur de la directive. • Un délai de transposition absurde : six mois. S’agissant d’un texte aussi complexe, que la Commission a mis six ans à élaborer, un tel délai est inacceptable. Il ne laisse place (est-ce le but ?) ni au débat démocratique, ni à la concertation. Un an constitue un minimum. • Un étrange mode d’emploi : l’insécurité juridique,

nouveau principe communautaire ? Cette proposition de directive est complétée par un projet de communication, afin de permettre aux Etats membres de disposer « de lignes directrices leur permettant d’éviter des infractions au traité ». La lecture de ce document permet rapidement de s’apercevoir que le service universel y est traité comme un mal temporaire qu’il conviendra de résorber au plus vite. Par ses ambiguïtés, par l’accent mis sur la seule concurrence, ce texte, théoriquement dépourvu de portée juridique, donne l’impression que la Commission entend revenir le plus tôt possible sur les concessions faites, dans sa proposition de directive, sur le service universel postal. • Des conséquences sociales abordées avec légèreté. Dans le point 9 de l’exposé des motifs de la proposition de directive, la Commission reconnaît que « le processus d’adaptation conduira à des réductions d’emplois pour les opérateurs postaux », ce point négatif étant, à ses yeux, compensée par l’idée que le secteur privée embauchera… ! Credo… • Le risque d’une approche excessivement segmentée du

marché. Ce risque tient à un dispositif excessivement contraignant de séparation comptable, qui pourrait d’ailleurs être le prélude à un démantèlement du service universel. L’article 15-2 dispose en effet que « les prestataires du Service Universel tiennent dans leur comptabilité interne des comptes séparés pour chaque service relevant du secteur réservé (en distinguant les phases de collecte, transport, tri et distribution) ».

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Au total, il s’agit d’un texte dont les principes sont satisfaisants, mais qui n’est pas acceptable en l’état, compte tenu des nombreuses ambiguïtés, incertitudes et menaces de remise en cause qu’il comporte, et dont je n’ai relevé que les principales. Enfin, la proposition de directive ne règle pas la question du contrôle du respect des droits réservés, problème déjà crucial dans la situation actuelle. Dans ces conditions, il convient d’être particulièrement vigilant et de refuser toute perspective de libéralisation qui pourrait directement ou indirectement remettre en cause l’unité du service public. »

7) « Les télécommunications : l’inéluctable ouverture à la concurrence. » « Cette ouverture n’est pas seulement inéluctable du fait des engagements souscrits par la France au niveau communautaire, mais également en raison des évolutions économiques et technologiques. Ces évolutions sont bien connues. Les « supports », câbles, voie hertzienne, etc., peuvent désormais servir de manière de plus en plus indifférenciée à la transmission de la voix, de programmes de télévision et de radio ou de données informatiques, sans même parler d’Internet. Les satellites ont d’ailleurs permis la « mondialisation » de ce secteur. D’une certaine manière, la concurrence existe d’ores et déjà sur la téléphonie vocale, si l’on songe à tous les moyens dont disposent actuellement les entreprises et les particuliers pour contourner le monopole national (appel vers les USA, via Londres, système de « call back », etc.). C’est d’ailleurs cette concurrence qui a conduit à l’augmentation des tarifs des communications locales au profit des communications à longue distance. La véritable question est donc maintenant d’organiser la transition vers la dernière étape du processus, la libéralisation totale au premier janvier 1998. Cela implique l’aménagement d’un nouveau cadre réglementaire, tant au niveau européen qu’au niveau national, afin de définir les conditions d’accès au marché, les conditions de l’interconnexion, le champ et les modalités de financement du service public, ainsi que le statut de l’opérateur public.

a) Le service public dans les télécommunications. Le système français assure aujourd’hui le respect des principes suivants :

• Universalité, • Adaptabilité, • Egalité de traitement et d’accès, à des conditions toujours

raisonnables. La péréquation permet le respect de ce principe, essentiel pour l’aménagement du territoire.

• Participation à l’effort de recherche de la nation (ainsi le CNET).

b) Ces principes pourraient être partiellement remis en cause par la Commission.

Celle-ci a présenté une proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’interconnexion et au service universel (document E 467), ainsi qu’un projet de directive sur la b ase de l’article 90-3 du traité. Les deux points essentiels sont le droit à l’interconnexion et la définition du service universel. Le droit à l’interconnexion, c’est-à-dire l’accès des tiers au réseau, est essentiel, puisqu’il n’est pas possible d’envisager la multiplication des infrastructures. ici principalement la vision que la Commission se fait du « service universel », nettement plus restrictive que la conception française du service public.

• Le maintien du principe d’universalité. La première proposition de directive définit, en son annexe III, le service universel comme « la fourniture d’un service sur

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l’ensemble d’un territoire géographique donné, et qui concernent [les obligations] notamment – si nécessaire -, la moyenne géographique des prix pour la fourniture de ce service ». Le coût de ce service universel est fondé sur les « éléments des services […] qui ne peuvent être fournis qu’à perte ou dans des conditions ne répondant pas aux normes commerciales classiques » (personnes handicapées, téléphones publics payants, …) et sur la desserte d’utilisateurs finaux spécifiques qui ne peuvent être servis qu’à perte. • L’accès de tous au téléphone menacé. Il ne sert à rien de garantir une desserte universelle s’il y a éviction des usagers par les prix. Or, la Commission entend manifestement remettre rapidement et totalement en cause la péréquation implicite entre les tarifs locaux et les tarifs longue distance. Cette remise en cause est en filigrane dans la proposition de directive, dont le point 6 de l’exposé des motifs précise que « le calcul du coût net du service universel…ne devrait pas inclure d’éléments découlant d’anciens déséquilibres tarifaires, afin de ne pas gêner l’actuel processus de rééquilibrage des tarifs ». Le projet de directive fondé sur l’article 90-3 est, lui, fort explicite puisque son article 4 C dispose que « les Etats membres permettent à leurs organismes de télécommunications de rééquilibrer leurs tarifs, et en particulier d’adapter les montants qui ne sont pas liés aux coûts et augmentent les charges relatives à la fourniture du service universel ». L’exposé des motifs précise qu’il s’agit de faciliter l’arrivée de nouveaux entrants et de diminuer le coût du service universel. En d’autre termes, la Commission souhaite notamment une augmentation très rapide et forte du coût des communications locales, afin d’accroître la concurrence, au détriment naturellement des consommateurs de base, qui ne passent pas majoritairement des appels internationaux. La totale égalité entre la tarification et les coûts serait socialement encore plus douloureuse, puisqu’environ 60 % des ménages font perdre de l’argent à France-Télécom. L’écart est certes appelé à se réduire, mais cela ne peut se faire que prudemment et progressivement. • Le financement du service universel. L’établissement d’une contribution au financement de ce service universel est admis. Tout repose donc sur le calcul du coût. Or, comme on l’a vu ci-dessus, ce calcul est très restrictif. A fortiori ne comprend-il pas la recherche. L’exposé des motifs du projet de directive fondé sur l’article 90-3 contient une observation étonnante, selon laquelle « il pourrait être justifié d’exempter [de la contribution au service universel] les nouveaux entrants, dont la présence dans le marché n’est pas encore significative ». C’est-à-dire que France-Télécom devrait subventionner ses concurrents, tout en continuant à assumer la charge de la dette liée à la construction de cette infrastructure que ses concurrents utiliseraient ainsi gratuitement !

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Globalement, comme dans le cas de La Poste, on relève certaines divergences entre la directive destinée à être adoptée par des instances démocratiques et le texte propre à la Commission, dans lequel la concurrence redevient le seul critère de toute action. Les propositions de la Commission comportant de nombreuses autres zones d’incertitude et des points préoccupants, j’en tire la conclusion que la proposition de directive du Conseil n’est pas acceptable en l’état, même si elle comporte des points positifs, et que le projet fondé sur l’article 90-3 est inacceptable, tant pour des raisons de principe, sa base juridique, que pour des raisons de fond. • Permettre à France-Télécom de s’adapter au changement.

France-Télécom s’y est déjà partiellement préparée. La concurrence est maintenant très forte, qu’il s’agisse des communications mobiles, des groupes fermés d’utilisateurs, des communications par satellite ou de la transmission des données. Et le Gouvernement français approuve le principe de la libéralisation de l’utilisation des infrastructures alternatives (infrastructures de télécommunications appartenant à la SNCF et aux société autoroutières, …) par des tiers, pour tous les services déjà libéralisés, à l’exclusion donc de la téléphonie vocale.

France-Télécom a commencé à s’y préparer au plan international en décidant d’investir dans un réseau concurrentiel en Suède, en prenant des participations en Argentine et au Mexique, en s’alliant avec Deutsche Telekom (projet Atlas), et avec l’opérateur américain Sprint. Ces deux dernières alliances, capitales, sont menacées par la Commission européenne, qui s’interroge une nouvelle fois sur leur compatibilité avec la concurrence, sans, comme dans l’affaire De Havilland, se préoccuper de la concurrence extra-européenne, alors même qu’ATT se prépare à concurrencer British Telecom en Grande-Bretagne, dans le cadre de ce qui n’est probablement qu’une première étape vers la « conquête » de l’Europe.

Un autre obstacle à cette alliance tient au statut de France-Télécom, tel que fixé par la loi n° 90-568 du 2 juillet 1990. Il serait souhaitable d’ouvrir le capital de l’exploitant public à hauteur de 49 %, l’Etat devant absolument conserver les 51 % restants. Cela permettrait notamment de consolider l es alliances passées à l’étranger. Il est indispensable, pour cela, que France-Télécom devienne une société anonyme.

L’Etat doit seul assumer le surcoût du régime de retraite des fonctionnaires.

Sous réserve de se préparer rapidement, France-Télécom n’a rien à craindre, en tant qu’entreprise, de la libéralisation. Les exemples d’ATT et de British Telecom sont là pour le prouver. Le vrai danger se trouve dans un « laminage » à moyen terme des obligations de service public, dossier sur lequel il conviendra d’être particulièrement vigilant.

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• La libéralisation totale impliquera une modification du système de régulation.

Les télécommunications constituent un cas d’école en faveur du changement global du système de régulation que je préconise [Cf. supra]. Pourquoi ?

La présence d’actionnaires minoritaires rendra peu crédible que leurs éventuelles plaintes soient examinées

libéralisation totale du secteur des télécommunications multipliera nécessairement les conflits entre l’opérateur public et ses concurrents, sur des problèmes comme le coût d’accès à l’annuaire ou la « portabilité » des numéros en cas de changement de l’opérateur (possibilité pour le client de conserver le même numéro).L’exemple anglais montrent que ces problèmes sont difficiles à résoudre. Là également, un régulateur autonome s’impose.

Procéder autrement reviendrait à donner un prétexte à la Commission pour intervenir directement sur la base des articles 86 et 90-3 du Traité ».

5.2.2.1.3. Ces questions devraient être tranchées définitivement par le peuple

français. « Les principes mêmes du service public, en tant qu’ils touchent étroitement à

l’organisation même de la société française, ne sont pas négociables, en particulier avec les instances communautaires.

Il faut que les choses soient clairement dites : parce qu’il s’agit d’un des éléments qui fonde le pacte républicain, parce que le service public est une réponse essentielle à la nécessité d’assurer l’égalité d’accès des citoyens dans cette période de fracture sociale, parce que les objectifs de service public engagent la nation, un tel projet peut faire l’objet d’un référendum portant à la fois sur les objectifs du service public et sur les réformes à apporter à chaque grand service public, sur la base des orientations définies ci-dessus. Le Gouvernement disposerait ainsi d’un mandat incontestable pour mettre en œuvre ces réformes. »

5.2.2.1.4. Un danger pour les entreprises publiques françaises : l’Accord sur les

marchés publics. « Cet Accord sur les marchés publics (AMP) a été conclu à Marrakech en avril 1994

sous la forme d’une annexe au traité instituant l’OMC. Je n’entrerai pas dans le détail d’un dossier fort complexe, celui-ci ayant fait l’objet

d’un examen très détaillé au sein de notre Assemblée. J’invoquerai simplement quelques points préoccupants, qui illustrent les méfaits du

credo libre-échangiste de la Commission. • En premier lieu, cet Accord ne vise que les pouvoirs et

entreprises publics. Un accord bilatéral avec les Etats-Unis de même objet est identique sur ce point.

• Il risque de rendre illégal le « dialogue technique » (entre le donneur d’ordre et le fournisseur, entre EDF et Framatome par exemple), alors que c’est ce système qui a permis la réalisation du TGV ou du programme nucléaire. Ce point est accentué par les propositions de la Commission.

• S’il n’est pas possible de revenir sur un Accord signé, fût-il inepte, il convient au minimum de ne pas l’aggraver en le transposant. Or, c’est ce que propose de faire la Commission alors même que les Etats-Unis ont déclaré leur législation conforme à l’AMP, sans autre mesure de

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transposition ! La Commission propose, elle, d’appliquer les dispositions fort contraignantes de l’AMP à des secteurs non couverts par celui-ci, aux télécommunications en particulier, et ceci sans aucune réciprocité de nos partenaires. Et ceci sous le prétexte de simplification des normes applicables ».

« [..] »

_____________________________________________________

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Du service public (français)

Au service universel (communautaire)

6. La réforme de l’Etat et du service public en France.

Bibliographie : F. Ewald, L’Etat providence, Grasset 1986 ; R. Fraisse, (dir.), Le service public demain, Economica, 1989 ; B. Delaunay, L’amélioration des rapports entre l’administration et les administrés – Contribution à l’étude des réformes administratives entreprises depuis 1945, LGDJ, 1993 ; A. Barilari, La modernisation de l’administration, LGDJ, coll. Systèmes, 1994 ; A. Minc, La France de l’an 2000, Odile Jacob / Doc. fr., 1994 ; C. Stoffaës, Services publics –question d’avenir, Odile Jacob / Doc. fr., 1995 ; P. Warin, (dir.), Quelle modernisation des services publics ?, La Découverte, 1997 ; M. Crozier, Comment réformer l’Etat ?, Doc. fr ., coll. Rapports officiels, 1998 . J. Caillosse, « La réforme administrative et la question du droit », AJDA 1989, p.3 ; B. Pêcheur, « France : bilan et perspectives du renouveau du service public », RF adm. publ ., n° 55, 1990, p.425 ; L. Rouban, « La modernisation de l’Etat et la fin de la spécificité française », RFSP, 1990, p.521 ; L. Rouban, « Le client, l’usager et le fonctionnaire : quelle politique de modernisation pour l’administration française ? », RF adm. publ. 1991, p.435 et suiv. ; J.-M. Woerhling, « Réflexions sur le renouveau du service public », Rev. adm. 1992, n° 269, p.394 ; B. Stirn, « La conception française du service public », CJEG 1993, p.299 ; P. Stroble, « Modernisation du service public : quelles perspectives de recherche ? », in A. David, A. Denis et alii, (dir.), Le service public ? La voie moderne, L’Harmattan, coll. Logiques sociales, 1995, p.295 ; J. Chevallier, « La politique française de modernisation administrative », in L’Etat de droit, Mélanges Guy Braibant, Dalloz, 1996, p.69 ; J. Chevallier, « La réforme de l’Etat et la conception française du service public », RF adm. publ., 1996, p.189 ; J.-L. Silicani, « Actualité de la réforme de l’Etat en France », RF adm. publ., 1996, p.179 ; C. Leroy, « Les rapports contemporains entre l’Etat et le Marché : Essai d’interprétation », Rev. adm. 1996, p.515 ; B. Hérault, « La modernisation du service public – essai de construction de l’objet », Sciences de la société, n° 42, octobre 1997, p.23 ; M. Pochard, « La modernisation du service public », AJDA 1997, n° spécial : Le service public – Unité et diversité, p.123.

Développée dès les lendemains de la Libération, la politique de modernisation de l’administration a toujours eu pour objectif de développer l’efficacité de l’Etat et des services publics. Cette recherche de productivité concerne tant les structures organisationnelles et les moyens nécessaires à leur gestion que la définition du rôle de l’Etat dans les relations sociales. Si, sous la IVème République, la priorité était d’assurer la reconstruction de l’Etat et la reprise des activités essentielles à la reconstitution du lien social, pendant les premières années de la Vème République, l’objectif fut de maintenir la distribution des prestations et des fournitures par les organismes qui, de fait, suivant les expressions retenues dans l’alinéa 9 du Préambule de 1946, exerçaient des activités qui pouvaient ainsi acquérir le « caractère d’un service public national » (G. Quiot, « Service public national et liberté d’entreprendre », in G. Koubi (dir.), Le préambule de la Constitution de 1946 – Antinomies juridiques et contradictions politiques, PUF, 1996, coll. CURAPP, p.187).

Par la suite, dès le milieu des années 1960, l’enjeu a été de revivifier les relations entre l’administration et les administrés, mais il s’agissait alors de répondre aux demandes des administrés plus que de recueillir les avis des usagers des services publics et de satisfaire leurs attentes. Dans les années 1970, furent créées des instances spécifiques destinées à concrétiser cet objectif ; par exemple, en 1973, fut institué le médiateur de la République qui, par la suite, intégra la catégorie des autorités administratives indépendantes (AAI), autorités dont la

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création et la fonction semblent désormais être liées aux conceptions de l’intervention que les gouvernants déterminent à l’égard du service public ; de même, en 1978 fut fondée la CNIL, puis la CADA, etc.

Menée au début des années 1980, la politique de modernisation révèle une volonté délibérée des gouvernants de dépassement des réformes administratives traditionnelles. Désormais, ce ne sont plus les seuls administrés ni les agents de la fonction publique qui se trouvent impliqués dans le processus de rationalisation des activités de l’Etat, c’est la conception même de l’Etat et par là du service public qui est reconsidérée.

Dès lors que la logique de la décentralisation est retenue, la technique de la centralisation et son corollaire, la déconcentration, ainsi que les implications de la notion de hiérarchie dans les rapports de travail au sein des administrations doivent être modifiées. La présentation de nouvelles méthodes administratives alliées à la nécessité de réduire le déficit budgétaire et de compresser les dépenses de l’Etat, invitent alors à repenser la notion de service public. Ainsi, lors d’un conseil des ministres en février 1983 avaient été évoquées certaines priorités relatives à la « qualité du service », à « l’efficacité des services publics » et au rapprochement des services publics et des usagers. Ces perspectives furent d’ailleurs réitérées en 1988, dans le rapport de la commission du plan présidée par F. de Closets (Le pari de la responsabilité, Commission « Efficacité de l’Etat », Doc. fr., 1989). En sont issus les développements sur le « renouveau du service public » et l’accès aux données publiques, ainsi que ceux visant la réforme de l’Etat.

6.1. La modernisation du service public. La modernisation de l’administration n’a jamais été l’objectif principal des réformes.

En fait, derrière ce mot, s’inscrit la réflexion sur le rôle de l’Etat et sur les missions qu’il assure dans le champ social par le biais du service public. Cette préoccupation transcende les clivages idéologiques.

Le mouvement de modernisation a été impulsé par la circulaire du Premier ministre du 23 février 1989 relative au renouveau du service public (Circulaire dite « Rocard », du nom du Premier ministre d’alors, JO 24 février 1989, p.2526). C’est à celle-ci que renvoie une autre circulaire du Premier ministre (prise par son successeur, Edouard Balladur, le 27 mai 1993 : v. P. Langenieux-Villard, rapport au Premier ministre, L’administration en question, Doc. fr., coll. Rapports officiels, 1995), évoquant la nécessité des simplifications des procédures et formalités administratives pour les citoyens et invitant les fonctionnaires à poursuivre le processus de réforme du service public.

A la suite du rapport rendu par M. Picq en mai 1994 sur « L’Etat en France : servir une nation ouverte sur le monde » (Doc. fr., Paris, 1994), fut prise le 26 juillet 1995, une troisième circulaire, une troisième circulaire, relative à la préparation et à la mise en œuvre de la réforme de l’Etat et des services publics (cette fois, par Alain Juppé, JO 28 juillet 1995, p.11216). Cette circulaire reprend certains éléments de la première et insiste sur un nouveau modèle d’Etat rendu par une notion curieuse « d’Etat central ».

Dans ce but ont d’ailleurs été créés les « services à compétence nationale » dont la nature et les fonctions demeurent encore incertaines.

Dans une circulaire du 3 juin 1998 relative à la préparation des programmes pluriannuels de modernisation des administrations, le Premier ministre qui a succédé à Alain Juppé estimait qu’il est nécessaire de poursuivre l’effort de rénovation du service public (circulaire « PPM » de Lionel Jospin, JO 9 juin 1998, p.8703). Rappelant que « l’Etat assume un rôle fondamental de garant de l’intérêt général et de la cohésion sociale et territoriale de la nation », il invitait à ce que la réflexion sur la réforme de l’Etat tienne compte « des conséquences tant de la construction européenne que de la décentralisation ». Mais aussi il exigeait que soit pensée « la modernisation des outils et des méthodes de la gestion publique » sans viser expressément le service public. D’ailleurs, les mots de « service public » ne sont guère utilisés dans cette circulaire.

Le gouvernement issu des élections législatives des 9 et 16 juin 2002 semble par ailleurs vouloir donner un sens nouveau à la réforme de l’Etat en proposant de compléter les

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lois dites « Defferre » de 1981-1983 par un important et ambitieux programme de décentralisation qui serait soumis à une consultation populaire référendaire.

Enfin, prenant en considération le développement des nouvelles technologies, nombreuses sont les circulaires ministérielles qui incitent à la reconnaissance des priorités de la modernisation de l’Etat et de la réforme des services publics. Ainsi, la circulaire du Premier ministre du 15 mai 1996 relative à la communication, à l’information et à la documentation des services de l’Etat sur les nouveaux réseaux de télécommunications ((JO 19 mai 1996, p.7549) envisageait « l’émergence de nouvelles possibilités de dialogue avec les citoyens, les usagers du service public, les entreprises, les autres administrations et les publics étrangers ». De fait, la circulaire du 17 décembre 1998 relative à la diffusion de données juridiques sur les sites Internet des administrations (JO 24 décembre 1998, p.19487) renforce l’institution du « service public des bases de données juridiques » qui permet d’assurer aux citoyens un égal accès à la connaissance du droit français. Ce service est effectivement substantiel pour le maintien de la cohésion sociale et territoriale.

6.1.1. Le renouveau du service public. La circulaire du 23 février 1989 relative au renouveau du service public a suscité les

réflexions contemporaines sur la mutation des services publics. Elle cherchait à provoquer une révision de la conception initiale du service public en opérant un tournant vers le libéralisme économique impliqué par la construction européenne. Prenant également en considération les effets de la décentralisation, retenant les objectifs d’un renforcement de la déconcentration, cette circulaire prétendait ouvrir des perspectives sur la « revalorisation du service public » ; ce faisant, elle mettait à contribution les agents publics, insistant sur les exigences de « l’esprit de service public », déclinant ainsi le concept de « responsabilisation des fonctionnaires » (G. Koubi, « Responsabilisation du fonctionnaire et modernisation de l’administration », Rev. adm. 1995, p.197 ; « La responsabilisation du fonctionnaire dans le renouveau du service public », Petites Affiches 1995, n° 11, p.14).

La circulaire du 23 février 1989 n’avait pas pour objet de décréter le changement mais de le piloter. A cette occasion, la détermination de l’usager du service public se modifie ; la logique retenue par la circulaire est « comment mieux servir l’usager » (Entretien avec Michel Rocard, « L’usager du service public devrait dans bien des cas devenir un client », Le Monde, 24 février 1989).

Selon les développements de la déconcentration des services sur l’ensemble du territoire et dans la démarche de responsabilité que la circulaire encourage, deux éléments particuliers doivent être relevés : - la définition des objectifs de service public et l’introduction d’une culture de performance ; - l’évaluation des coûts pour accroître la compétitivité des services. Ce sont deux aspects d’une même question qui concerne les projets de service et plus spécifiquement la création de « centres de responsabilité » dans lesquels sont mis en œuvre, selon les circulaires, « de façon contractuelle, des assouplissements des règles de gestion budgétaire, accompagnant une plus grande autonomie administrative » (L. Chaty, L’administration face au changement – Projets de service et centres de responsabilité dans l’administration française, L’Harmattan, 1997).

En fonction de ces finalités, la circulaire propose un renouveau des « politiques d’accueil et de service à l’égard des usagers » ; « L’élaboration des projets de service, en partant d’une réflexion des personnels sur les missions des organismes auxquels ils appartiennent, donnera des possibilités d’ouvrir des négociations locales sur les conditions de travail dans l’acception la plus large du terme. Les responsables devront insister sur les attentes des usagers, en s’efforçant de parvenir à un assouplissement des horaires d’ouverture et aménageant les systèmes d’attente pour améliorer le confort. On veillera aussi à faciliter l’accès et l’accueil des personnes âgées, des étrangers, des handicapés grâce à une assistance répondant à leurs besoins respectifs ». Dans cette formule se dessine déjà une nouvelle conception du service public.

Cette appréciation nouvelle de la situation des usagers a suscité en effet une modification de la perception du service public. L’objectif est désormais de contribuer au maintien du lien social en répondant à des attentes et des besoins diversifiés. Un mouvement de personnalisation des prestations de service public s’en est ensuivi, au risque parfois

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d’altérer les politiques de solidarité sociale lorsque celles-ci restent fondées sur une vision collectivisée et massifiée des bénéficiaires du service public.

6.1.2. La réforme de l’Etat et des services publics. Alors que les discours sur la modernisation du service public s’attachent

essentiellement à retenir les innovations technologiques et à inciter à la rénovation des relations de travail, leurs incidences sur la notion même de service public et sur les modes de fonctionnement du service public ne sont pas des moindres. En effet, l’introduction des méthodes de management dans les différents secteurs d’intervention publique ne peut se réaliser sans une redéfinition des missions de service public. Les différentes circulaires du Premier ministre en la matière ont joué un rôle d’impulsion non négligeable (G. Koubi, « Les circulaires du Premier ministre (argumentations et justifications) », Etudes en l’honneur de Georges Dupuis, LGDJ, 1997, p.186).

Dans la circulaire du 26 juillet 1995 relative à la préparation et à la mise en œuvre de la réforme de l’Etat et des services publics, le Premier ministre assignait à l’action du Gouvernement cinq objectifs prioritaires : clarifier les missions de l’Etat et le champ des services publics ; mieux prendre en compte les besoins et les attentes des citoyens, changer l’Etat central, déléguer les responsabilités, rénover la gestion publique. Ces cinq priorités concernent toutes à des degrés divers le service public.

Dans un premier temps, il s’agit de « mieux préciser, domaine par domaine, la frontière entre les missions qui incombent aux personnes publiques et celles qui peuvent relever des acteurs privés (marchés, entreprises ou acteurs sociaux) ». La logique du service public comme « monopole » est remise en cause.

A l’occasion du deuxième objectif, la circulaire évoque l’élaboration d’une « charte des citoyens et des services publics » destinée à donner « corps à des principes nouveaux – la qualité, l’accessibilité, la simplicité, la transparence, la médiation, la participation, la responsabilité, qui viendront compléter les principes traditionnels et essentiels du service public – neutralité, égalité, continuité – qui seront confortés ». Une circulaire du 18 mars 1992 portant charte des services publics avait déjà été élaborée au sein du ministère des réformes administratives, charte dans laquelle la présentation des principes de base du service public comportait en outre : l’adaptabilité ou mutabilité. L’énumération de ces nouveaux principes prend en considération les développements du droit administratif relatifs à l’amélioration des relations entre l’administration et le public. Ces principes ne sont pas propres au service public, ils concernent la réforme des missions de l’Etat et sont plus particulièrement mis à l’œuvre dans le processus de codification dans lequel l’Etat s’est engagé dès la fin des années 1980.

Le troisième objectif, « changer l’Etat central », consiste à rationaliser et à renforcer le rôle de direction et de conception des administrations centrales et du Gouvernement. Sont évoqués la réorganisation des processus de décision, les nécessaires évaluations des politiques publiques et un principe de « sécurité juridique » destiné à lutter contre l’inflation normative, ce qui conduit à limiter les interventions de l’Etat dans nombre de secteurs. Cette limite explique que la quatrième priorité s’attache au développement de la déconcentration administrative, considérée comme « le mode d’organisation de droit commun de l’administration de l’Etat ». A ce propos, en référence à la loi n° 95-115 du 4 février 1995 sur l’aménagement et le développement du territoire qui a précisé et complété le dispositif mis en place par la loi n° 92-125 du 6 février 1992 relative à l’administration territoriale de la République, est avancée la notion de « contrat de services ». Cette notion annonce une profonde modification de la conception du service public. En effet, « (les contrats de service) permettront de déterminer les objectifs assignés aux services opérateurs, les marges de manœuvre qui leur sont garanties dans la négociation d’un budget global incluant le personnel, les modalités d’évaluation de leurs coûts et de leurs résultats, et les conditions dans lesquelles les services et les agents peuvent bénéficier d’un intéressement aux gains de productivité ». La recherche de performance des services se trouve ainsi aussitôt engagée.

Le dernier objectif souligné par la circulaire, « rénover la gestion publique », concerne surtout la modernisation des fonctions publiques. Le projet de réduction des effectifs souhaitée lors de la présentation précédente de « l’Etat central », se voit confirmé.

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On doit noter que ces orientations n’ont pas été remises en cause par la suite. Les principales innovations ont consisté en un discours sur la nécessité d’user des

nouveaux modes d’aide à la décision et des outils électroniques, informatiques, cybernétiques. Les différentes circulaires du Premier ministre relatives à la réforme de l’Etat depuis 1996 sont alors essentiellement tournées vers l’horizon « internet » (Circ. Premier ministre, 15 mai 1996, relative à la communication, à l’information et à la documentation des services de l’Etat sur les nouveaux réseaux de télécommunication, JO 19 mai 1996, p.7549 ; 16 septembre 1996, relative aux schémas directeurs ministériels des systèmes d’information et des télécommunications, JO 21 septembre 1996, p.14025). La circulaire du Premier ministre du 15 mai 1996 relative à la communication, à l’information et à la documentation des services de l’Etat sur les nouveaux réseaux de télécommunication a ouvert la voie : « la généralisation du traitement numérique des données et les opportunités offertes par des coûts de lancement et d’entretien en baisse favorisent [en effet] l’émergence de nouvelles possibilités de dialogue avec les citoyens, les usagers du service public, les entreprises, les autres administrations et les publics étrangers. Une telle évolution permet en outre d’espérer une plus large diffusion des informations qui sont nécessaires tant au travail quotidien des agents publics qu’aux rapports entre services publics et usagers ». D’autres circulaires ont ainsi procédé à l’application de cet objectif, sans omettre de se conformer aux directives concernant le passage des systèmes informatiques à l’an 2000 (Circ. Premier ministre, 5 novembre 1998, relative aux dispositions à prendre par les administrations de l’Etat et les organismes placés sous son contrôle dans la perspective du passage à l’an 2000 des systèmes informatiques et des systèmes techniques utilisant des dispositifs microprogrammés, JO 6 novembre 1998, p.16769).

Cependant, la circulaire du 7 octobre 1999 se rapportant à la loi n° 99-587 du 12 juillet 1999 sur l’innovation et la recherche inscrit les incitations à la coopération entre les personnels de recherche et les entreprises privées dans un cadre particulier. Relevant que « la multiplication des échanges entre l’administration publique de la recherche et le monde des entreprises est un facteur décisif du dynamisme de notre économie », le ministre invite plus particulièrement les chercheurs et enseignants-chercheurs affectés dans le service public de la recherche à créer une entreprise destinée à valoriser leurs travaux de recherche ou, dans le même but, à prêter leur concours à une entreprise privée.

Par ailleurs, c’est dans ce cadre que sont apparus les nouveaux concepts de « charte », « partenariat », « nouveau contrat social » (J. Rivero, « Etat de droit, Etat du droit », L’Etat de droit, Mélanges Guy Braibant, Dalloz, 1996, p.609 ; v. aussi, G. Koubi, « Une notion de charte, la fragilisation de la règle de droit ? », in J. Clam et G. Martin (dir.), Les transformations de la régulation juridique, M.S.H., coll. Recherches et Travaux, Droit et Société, 1998, vol. 5, p.165). Toutes ces expressions sont directement issues de la politique mise en œuvre à propos des services publics, elles sont souvent émises en rapport avec le redéploiement des compétences dérivé de la décentralisation territoriale.

Et pour éviter l’émiettement des politiques de service public, un premier mouvement de « recentralisation » est décelable à l’origine dans la mise en œuvre de la réforme de l’Etat. La première expression de ce mouvement réside dans la création des « services à compétence nationale ».

6.1.3. Services de l’Etat, les services à compétence nationale.

Bibliographie : J. Ferstenbert, « Une troisième catégorie de services de l’Etat », AJDA 1997, p.315.

Afin de contribuer à la réforme de l’Etat et des services publics, ont été créés les services à compétence nationale. La conception de ces services dérive de la sectorisation des activités de l’Etat constatée dans le champ économique. Elle permet de construire « l’Etat central » auquel se référait la circulaire du Premier ministre du 26 juillet 1995 (précitée) en approfondissant la technique de la déconcentration administrative.

La délégalisation des dispositions de l’article 2 de la loi d’orientation n° 92-125 du 6 février 1992, relative à l’administration territoriale de la République, admise du fait de la décision du Conseil constitutionnel n° 97-180 L du 21 janvier 1997, a permis au

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Gouvernement de repenser les attributions des administrations centrales et des services déconcentrés en instituant une nouvelle structure qui, sans être intermédiaire, contribue au renforcement de la centralisation : les services à compétence nationale.

Le décret n° 97-463 du 9 mai 1997, modifiant ensuite la loi d’orientation n° 92-125 et le décret n° 92-604 du 1er juillet 1992 portant charte de la déconcentration, a pour objet de répartir les missions entre les administrations centrales, les services à compétence nationale ainsi créés et les services déconcentrés (JO 10 mai 1997, p.7103). L’article 1.1 du décret de 1992 portant charte de la déconcentration dispose désormais dans son troisième alinéa que « sont confiées aux administrations centrales et aux services à compétence nationale les seules missions qui présentent un caractère national ou dont l’exécution, en vertu de la loi, ne peut être déléguée à un échelon territorial ». Il s’agit bel et bien de « changer l’Etat central ».

Le décret n° 97-464 du 9 mai 1997 relatif à la création et à l’organisation des services à compétence nationale reprend mot pour mot dans son premier article la définition des missions exposée dans l’article 2.1 du décret du 1er juillet 1992 portant charte de la déconcentration, modifié par le décret n° 97-463 du même jour (précité) : « Les services à compétence nationale peuvent se voir confier des fonctions de gestion, d’études techniques ou de formation, des activités de production de bien ou de prestation de service ainsi que toute autre mission à caractère opérationnel présentant un caractère national et correspondant aux attributions du ministre sous l’autorité duquel ils sont placés ».

Ces services sont des « services opérateurs à compétence nationale » (selon l’expression de J. Ferstenbert, op. cit.). Leurs fonctions sont de gérer, appliquer des réglementations, servir des prestations, exécuter des études. Aucun pouvoir de conception ou de décision publique ne ;leur est conféré. Ces services ne sont pas des entités autonomes, ils sont rattachés à des directions nationales et à des services administratifs centraux. Chargés de missions spécifiques d’intérêt national, ils répondent à des préoccupations générales de service public.

Tel est le cas des différents services à compétence nationale rattachés à la direction générale des impôts à la suite de différents arrêtés du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie. Ces services assument des fonctions de contrôle technique, d’études ou de recherches. Sont des services à compétence nationale, entre autres, l’Ecole nationales des impôts, l’Ecole nationale du cadastre et le Centre national de formation professionnelle (ils ne sont que quelques-uns des services institués par un ensemble d’arrêtés du 24 juillet 2000, JO 25 juillet 2000, p.11423 et suiv.). De même, par une série d’arrêtés du ministre de l’équipement, des transports et du logement, ont été créés divers services à compétence nationale rattachés à la direction générale de l’aviation civile, comme le service de l’information aéronautique, le centre d’études de la navigation aérienne ou le service technique des bases aériennes, services dont la qualité d’ « opérateur » ne fait guère de doute (nombre d’arrêtés du 21 janvier 2000 portent création de services à compétence nationale pour la navigation aérienne civile, JO 18 février 2000, p.2571 et suiv.).

Dans le même esprit, l’article 1er de l’arrêté du 16 février 2000 relatif au service central d’état civil du ministre des affaires étrangères dispose que « le service central d’état civil est un service à compétence nationale rattaché au directeur des Français à l’étranger et des étrangers en France » (JO 18 février 2000, p.2555).

Les services à compétence nationale traduisent ainsi le souci qu’ont les pouvoirs publics d’approfondir la spécialisation technique de leur administration dans des domaines particuliers où s’expriment les demandes sociales d’information, de transparence, de sécurité du service public (la réorganisation des administrations centrales retrace, par l’institution des services à compétence nationale, l’évolution de l’informatisation). Bien qu’ils relèvent de techniques d’administration centrale, ils révèlent une forme de déconcentration « intérieure » des services, ils peuvent acquérir un rôle d’impulsion non négligeable dans l’évolution du service public : les missions qu’ils remplissent aident nécessairement au perfectionnement des activités de service public (ces fonctions ne sont pas exclusives des services à compétence générale ; les directions centrales assurent ces mêmes missions ; v. par exemple, D. n° 2000-685 du 21 juillet 2000 relatif à l’organisation du ministère de l’emploi et de la solidarité et aux attributions de certains de ses services, JO 23 juillet 2000, p.11374).

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6.1.4. La poursuite et l’approfondissement de la décentralisation dans le cadre de la réforme de l’Etat.

La réforme de l’Etat implique aussi désormais, au-delà du droit commun de la déconcentration inauguré en 1995, et en ce qui concerne le financement, la logistique et la prise en charge des services publics locaux ou de proximité, une extension du rôle des autres acteurs publics et en particulier des collectivités locales : telle semble être une des priorités majeures du gouvernement issu des élections législatives des 9 et 16 juin 2002.

Dans son message à l’Assemblée nationale, le 2 juillet 2002, le chef de l’Etat a lui-même estimé que « le moment est venu de reprendre la longue marche, si souvent contrariée, vers la décentralisation », et souhaité « une réforme profonde du titre XII de notre Constitution, qui traite des rapports de l’Etat et des collectivités locales, en métropole comme en outre-mer » «(Le Monde du 2 juillet 2002).

Dans sa déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale, le 3 juillet 2002, le Premier ministre a notamment plaidé, pour sa part, pour une « République des proximités » qui fasse « confiance à l’initiative locale », et promis à cet égard des « réformes de fonds », en confirmant qu’il engagerait prochainement une nouvelle étape de la décentralisation, qu’il a placée au cœur de son action. Il a précisé qu’un projet de réforme constitutionnelle serait soumis prochainement au Parlement, pour inscrire la région dans la Constitution. Ce projet de loi constitutionnelle donnera un « droit d’expérimentation » aux régions, autorisera l’organisation de référendums locaux et favorisera également la coopération inter-régionale. Deux autres projets de lois seront préparés, l’un organisant des transferts de compétence et définissant le cadre du droit à l’expérimentation, l’autre refondant les textes sur l’intercommunalité, les agglomérations et les « pays », pour « simplifier le travail des acteurs locaux ». « Dès maintenant, j’invite les régions à être audacieuses et à se porter candidates pour expérimenter certains transferts de compétences dont j’ai l’intention de discuter la nature et la portée avec les acteurs concernés ». « Il s’agit vraiment d’initier une nouvelle donne des responsabilités dans notre pays. Il s’agit de donner corps au principe de subsidiarité », a aussi expliqué le Premier ministre dans sa déclaration, en promettant une concertation et en souhaitant un « débat national » sur cette nouvelle étape de la décentralisation (Le Monde du 3 juillet 2002).

L’adoption au plan territorial, dans les relations entre l’Etat et les personnes publiques locales, du principe communautaire de « subsidiarité », signifie que désormais, sous réserve des réformes annoncées, la déconcentration généralisée de l’action de l’Etat central se trouvera prolongée, complétée et amplifiée par la reconnaissance d’une compétence de droit commun aux collectivités territoriales pour la prise en charge des services publics qui ne nécessiteraient pas une direction stratégique et une gestion opérationnelle de dimension nationale.

6.1.5. L’accès à la connaissance du droit, le service public des données publiques.

Bibliographie : C. Blaizot-Hazard, Les droits de propriété intellectuelle des personnes publiques en droit français, LGDJ, 1991 ; J.-M. Bruguière, La diffusion de l’information publique, th. Montpellier I, 1995 ; H. Maisl, Le droit des données publiques, LGDJ, coll. Systèmes, 1996. Dossier « Les données publiques, un gisement à exploiter ? », RF adm. publ. 1994, n° 72 ; M. Ronal, « Données publiques : accès, diffusion, commercialisation », Prob. pol. Et soc., n° 773-774, Doic. Fr., 1996 ; B. Nouel, « La communication des données publiques et le droit de la concurrence, l’occasion manquée », RF adm. publ. 1996, p.623 ; J.-L. Piotraut, « Les droits de propriété littéraire et artistique à l’épreuve des juridictions administratives », RFD adm. 1997, p.105 ; J.-P. Bouchut, « Le service public des bases de données juridiques », AJDA 1998, p.291.

L’accès à la connaissance du droit est une nécessité pour tout citoyen. Une fiction juridique, exprimée par l’adage « nul n’est censé ignorer la loi », manifeste l’importance conférée à cette connaissance, qui garantit l’obligation d’appliquer et de respecter les normes en vigueur.

Le législateur, faisant suite à l’éphémère reconnaissance par la jurisprudence d’un service public par nature (CE, 17 décembre 1997, Ordre des avocats à la Cour d’appel de Paris, Rec. CE, p.491, AJDA 1998, p.362, concl. D. Combrexelle, note B. Nouel ; CJEG 1998, p.157), a récemment posé que « les autorités administratives sont tenues d’organiser un accès

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simple aux règles de droit qu’elles édictent. La mise à disposition et la diffusion des textes juridiques constituent une mission de service public au bon accomplissement de laquelle il appartient aux autorités administratives de veiller » (Loi n° 2000-321 du 12 avril 2000, article 2). L’accès aux données juridiques publiques, organisé par les décrets du 24 octobre 1984 et du 31 mai 1996 est donc un service public à fondement législatif. Ce service public a pour mission « de rassembler et mettre sous forme de bases de données informatisées, en vue de leur consultation par voie ou support électronique, le texte et les éléments de description et d’analyse documentaire » de la plupart des actes juridiques, traités, lois, règlements, actes juridictionnels, et tous autres documents à caractère juridique suivant les indications de l’article 1er du décret de 1996 (D. n° 96-481 du 31 mai 1996 relatif au service public des bases de données juridiques, JO 4 juin 1996, p.8216).

Néanmoins, cette obligation de mise à disposition, d’accès et de diffusion n’interdit pas que les personnes publiques soient, à partir de données publiques, titulaires de droits fondés sur une propriété intellectuelle au sens de la loi du 11 mars 1957 (TC, 6 janvier 1975, OFRATEME, Rec. CE, p.790 ; D. 1975, p.703, note Plouvin ; JCP 1976.II.18283, note F. Moderne), lorsque l’organisation, la structure et les modalités de la recherche de ces données ajoutent à leur caractère brut, c’est-à-dire leur confèrent le caractère d’œuvre de l’esprit (CE Ass., 10 juillet 1996, Société Direct Mail Promotion, Rec. CE, p.277, AJDA 1997, p.191, note H. Maisl). La compétence pour en juger est celle de la juridiction administrative, et le terme de redevance est appliqué à la rémunération de ce droit, mais l’appréciation des conditions est similaire à celle que réalisent les juridictions judiciaires (Circulaire du 14 février 1994 relative à la diffusion des données publiques, JO 1994, p.2864 ; H. Maisl, « La diffusion des données publiques ou le service public face au marché de l’information », AJDA 1994, p.362, reprenant les indices de la valeur ajoutée, de l’apport int.ellectuel, de l’originalité, dégagés par les arrêts Microfor c/ Le Monde – Cass. ass. plén., 30 octobre 1987, JCP 1988.II.20392, rapp. Nicot, note Huet, D. 1988, p.21, concl. Cabannes – et Coprosa – Cass. civ. 1ère, 2 mai 1989, JCP 1990.II.21392, note Lucas).

C’est pourquoi la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 sur la communication des documents administratifs dispose de manière générale que « le droit à communication ne s’applique pas aux documents réalisés dans le cadre d’un contrat de prestation de service exécuté pour le compte d’une ou de plusieurs personnes déterminées », et, plus précisément, il s’exerce « sous réserve des droits de propriété littéraire et artistique (Loi n° 78-753 du 17 juillet 1978, portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration et le public, art. 2 modifié par la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 et art. 10 al. 1). De ce fait, les activités d’édition et de publication des administrations ont dû être remaniées afin de ne pas empiéter sur le domaine du service public des données juridiques et de ne pas concurrencer les éditeurs privés (Circ. Premier ministre du 20 mars 1998, relative à l’activité éditoriale des administrations et des établissements publics de l’Etat, JO 22 mars 1998, p.4301).

Dans son rapport public pour 1995 sur « la transparence et le secret » (EDCE n° 47, 1995), le Conseil d’Etat avait relevé que la notion de « donnée publique » suppose une acception plus restreinte que celle de « document administratif » puisque les données publiques sont celles dont l’accès au citoyen doit être assuré par les autorités administratives ; son argumentation se fonde sur la circulaire du 14 février relative à la diffusion des données publiques (précitée). Il ne s’agit donc pas là de mettre en œuvre un principe de transparence mais bien d’organiser un service public, une activité dont la prestation principale est de délivrer l’information dans un but d’intérêt général. Cette perspective justifie ainsi la constitution d’une « base » de données juridiques, c’est-à-dire aux termes de l’article 2 du décret du 31 mai 1996 (précité) « un ensemble cohérent et structuré d’informations autorisant des recherches croisées sur tout ou partie des zones d’identification, des liens ou du texte la constituant ». Elle explique ainsi que, si la Direction des Journaux officiels est chargée de veiller à la mise en forme des bases, « un concessionnaire unique assure la mise à disposition du public des données ainsi organisées » (Circ. Premier ministre du 17 décembre 1998 relative à la diffusion des données juridiques sur les sites Internet des administrations, précitée).

L’impact des nouvelles technologies en ce domaine doit ici être souligné. La circulaire du 15 mai 1996 relative à la communication, à l’information et à la documentation

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des services de l’Etat sur les nouveaux réseaux de télécommunication en prenait acte (Circ. Premier ministre, JO 19 mai 1996, p.7549), la& circulaire du 17 décembre 1998 relative à la diffusion de données juridiques sur les sites Internet des administrations (précitée) fait du site « legifrance.gouv.fr » le site central en recommandant aux différents services des départements ministériels de « s’abstenir de reproduire un texte déjà présent ». Cette circulaire rappelle que « le service public des bases de données juridiques a été créé en 1984. Il est actuellement régi par le décret du 31 mai 1996. Le choix d’une organisation sous la forme d’un service public spécifique a été motivé par le souci que l’ensemble dces données juridiques bénéficient, quelle que soit la matière ou la branche du droit concernée, des mêmes garanties de fiabilité, d’exhaustivité et de qualité de la diffusion ».

Même s’il s’intègre dans le cadre de la modernisation de l’administration, ce service ne peut toutefois être considéré comme « un simple outil de valorisation de l’action des ministères », il contribue aussi « à développer la participation des citoyens à la vie démocratique de notre société » (Selon les termes de la circulaire du 17 décembre 1998, précitée).

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Du service public (français)

au service universel (communautaire)

7. Les incidences de la réforme de l’Etat et des services publics sur la conception traditionnelle du service public en droit français.

La réforme de l’Etat et des services publics, lancée par la circulaire du 26 juillet 1995, a eu

sur la conception française du service public des incidences qu’on peut essayer d’évaluer.

Cette confrontation est, à première vue, problématique. Telle qu’elle a été construite au fil de l’évolution historique, la « conception française du service public » repose en effet sur la combinaison et l’amalgame de trois dimensions, fonctionnelle, axiologique, juridique (Cf. J. Chevallier, Le service public, 3ème éd., Paris, PUF, 1994, coll. « Que sais-je ? », n° 2359) : elle se caractérise par l’étendue de la sphère de la gestion publique, la spécificité des valeurs gouvernant son fonctionnement et le particularisme des règles juridiques qui lui sont applicables ; or, la réforme de l’Etat ne touche à aucun de ces aspects. Elle ne s’attaque pas au problème sensible de la délimitation du champ des services publics. Certes, la circulaire du 26 juillet 1995 (Circulaire du 26 juillet 1995 relative à la préparation et à la mise en œuvre de la réforme de l’Etat et des services publics, JO du 28 juillet 1995, p.11217) avait fait de cette délimitation son premier « objectif prioritaire » : il s’agissait de « clarifier les missions de l’Etat et le champ des services publics », notamment en précisant « domaine par domaine, la frontière entre les missions qui incombent aux personnes publiques et celles qui peuvent relever des acteurs privés » ; mais cet objectif a disparu du document de travail (Réflexion préparatoire à la réforme de l’Etat, Document de travail rendu public le 8 mars 1996, 81 p.) sur la base duquel une large concertation s’est ouverte en mars 1996 avec les différents partenaires concernés – suppression sans nul doute consécutive aux mouvements sociaux qui ont agité le secteur public en décembre 1995. La réforme de l’Etat n’a pas davantage pour ambition de promouvoir une nouvelle axiologie applicable au public, mais bien plutôt d’approfondir et d’élargir les références

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traditionnelles ; et elle ne modifie pas l’essence même du régime administratif, même si elle entend inverser la règle selon laquelle le silence de l’administration fait naître une décision implicite de refus.

Plus explicitement encore, le document de travail indique qu’il n’est pas question, « ni de modifier le statut de la fonction publique », « ni de porter atteinte aux principes du service public ». La réforme de l’Etat entend tout au contraire être « fidèle aux principes fondamentaux de notre tradition républicaine » : l’Etat s’identifierait en effet en France à la République et cet « Etat républicain », « garant de la cohésion sociale de la nation, de l’égal accès de tous aux grands services publics, du respect du droit, de la défense des intérêts de la France dans le monde » ne saurait être mis en cause ; il s’agirait dès lors seulement « d’adapter les services publics aux exigences du monde moderne ». La continuité avec la circulaire Rocard (Circulaire du 23 février 1989 relative au renouveau du service public, JO du 24 février 1989, p.2526), pour qui les services publics devaient être capables d’assurer « les indispensables missions de garants des valeurs républicaines, de défenseurs de l’intérêt général et de promoteurs du progrès économique et social » est, sur ce point, frappante.

Il convient cependant de dépasser cette première appréciation. D’une part, parce que la réforme de l’Etat ne peut être dissociée des mouvements de réforme parallèles qui affectent un certain nombre de services publics, notamment sous la pression des directives européennes : la réforme des télécommunications qui a été adoptée en juin 1996, en est une bonne illustration ; la réforme de l’Etat intervient dans un contexte où les services publics sont contraints à un processus de redéfinition qui bouleverse leurs modes d’organisation et de fonctionnement et ce contexte ne peut manquer de lui donner une coloration singulière. D’autre part, parce qu’elle-même touche à certains aspects, peut-être moins visibles mais pourtant essentiels, de la « conception française du service public » : en dehors des éléments précédemment rappelés, cette conception implique en effet une certaine vision du rapport entre l’administration et la société (distanciation), de l’exercice du pouvoir en son sein (hiérarchie) et de l’architecture administrative (unité) qui est précisément la cible de la réforme de l ‘Etat : aussi l’impact du mouvement en cours sur le service public ne saurait-il être sous-estimé.

Sous cet angle, la réforme de l’Etat s’inscrit apparemment dans l’exacte continuité de la politique de modernisation administrative qui s’est développée en France, comme dans les autres pays occidentaux, depuis le début des années quatre-vingt (J. Chevallier, La politique française de modernisation administrative, In : L’Etat de droit – Mélanges en l’honneur de Guy Braibant. – Paris : Dalloz, 19996, pp. 69-87). Remettant en cause les cadres axiologiques et pratiques sur lesquels reposait l’action publique, la crise de l’Etat-providence a entraîné en effet la relance du réformisme administratif : cette relance s’est d’abord traduite par la floraison de thématiques nouvelles (productivité, évaluation, nouvelles technologies, innovation, transparence…) ;puis ces diverses dimensions ont été intégrées dans une problématique globale de réforme sous-tendue par l’idée de modernisation. Plusieurs variantes de cette politique ont été successivement élaborées : la démarche

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« qualité », avancée par le gouvernement Chirac en 1986, visait à améliorer les performances des services publics, en s’inspirant fortement des méthodes de gestion du privé ; le « renouveau du service public », lancé par le gouvernement Rocard en 1989, misait sur les fonctionnaires érigés en moteurs de changement et sur le développement du dialogue social dans les services ; quant à la réforme de l’Etat, engagée par le gouvernement Juppé en 1995, elle met en avant l’administré – « mieux servir les citoyens » apparaissant comme l’objectif premier d’une réforme qui vise à « replacer l’usager au centre de l’administration », « le citoyen au cœur du service public ». L’ordre des priorités est donc évolutif ; mais, derrière ces différences, se profilent des éléments forts de continuité : il s’agit toujours de tendre à une plus grande efficacité administrative, en atténuant les rigidités internes et externes inhérentes à la conception traditionnelle du service public, fortement marquée par la rationalité bureaucratique.

Ce réformisme n’est pas propre à la France : partout les administrations publiques ont été confrontées aux mêmes défis et contraintes d’adapter leurs modes d’organisation et d’action (Voir « Les administrations en Europe : d’une modernisation à l’autre, RFAP, n° 75, juillet-septembre 1995) ; si ces politiques varient en fonction des contextes nationaux et des équilibres partisans, elles se caractérisent par une communauté évidente d’inspiration et comportent des implications sensiblement identiques (assouplissement des méthodes de gestion, responsabilisation des dirigeants, amélioration du service rendu aux usagers).

On ne saurait cependant aller trop loin dans cette voie, sous peine de glisser à un schéma déterministe (il y aurait une trajectoire unique de réforme) et quelque peu fataliste (la succession des trains de réforme témoignerait à la fois de l’ampleur des résistances et de la difficulté de faire évoluer les choses). Les politiques de modernisation administrative ne sont pas la simple répétition à l’identique d’un processus récurrent ; chacune d’elles doit être envisagée dans sa singularité ; et elle contribue à la reformulation du problème de la réforme administrative en l’orientant dans des directions nouvelles. Si la réforme de l’Etat s’inscrit donc dans le prolongement des politiques précédentes de modernisation, et notamment du « renouveau du service public », elle n’en présente pas moins des éléments de spécificité qu’il s’agit de mettre en évidence.

Une des difficultés de l’analyse provient en l’espèce du caractère très hétérogène d’une réforme dont les objectifs se situent à des niveaux très différents : plutôt que de détailler les multiples mesures ponctuelles (J.-C. Thoenig parle à propos de ces « mesures très hétéroclites » portant sur des sujets variés d’un véritable « inventaire à la Prévert » - Réforme de l’administration et réforme de l’Etat, In : « Revue politique et parlementaire », n° 982, mars-avril 1996, p.56), relatives par exemple à la simplification et à la qualité, ou de s’intéresser aux réformes sectorielles, visant à mieux organiser l’action publique dans une série de domaines comme la santé, la culture, l’enseignement supérieur ou la recherche, on s’attachera aux orientations d’ensemble, qui témoignent d’inflexions non négligeables concernant la conduite du changement (7.1.), la relation administrative (7.2.), le statut des agents (7.3.) et l’architecture administrative (7.4.). Une question reste posée, qui constitue sans

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doute le point aveugle de la réforme : celle de la place du service public dans l’économie et la société, qui sera évoquée en conclusion.

7.1. La conduite du changement. La manière de conduire le processus de changement administratif ne constitue pas un

simple problème de méthode ou de stratégie de réforme ; elle constitue en réalité le révélateur de la logique qui préside à la construction du service public. C’est ainsi que le style autoritaire qui a longtemps prévalu en France en matière de réforme administrative était indissociable de la conception traditionnelle du statut des fonctionnaires : les fonctionnaires étaient perçus comme des assujettis, ne disposant pas, en tant que tels, d’un droit de regard sur les règles qui commandent le fonctionnement administratif (J. Chevallier, Les fonctionnaires et la modernisation administrative, In : « Revue administrative », n° 271, janvier-février 1993, pp.5 et suiv.) ; et ils subissaient dès lors l’impact de réformes décidées sans eux, et en fait contre eux dans la mesure où la problématique classique de la réforme administrative était sous la troisième République de type déflationniste. Depuis les années quatre-vingt, une vision nouvelle de la modernisation administrative s’est imposée : il apparaît que cette modernisation ne peut être menée à bien sans l’adhésion et la participation active des agents ; elle doit s’opérer avec, voire par les agents. Ce nouveau style consensuel de réforme montre que les fonctionnaires ont quitté le statut d’assujettis pour devenir des acteurs à part entière, qui doivent être pleinement associés aux grandes décisions qui concernent le service public. Il y a donc congruence entre le style de réforme adopté (autoritaire/consensuel) et la conception au fond de ce qu’est le service public.

Le processus en cours est marqué par certains éléments significatifs. 1° D’abord, l’existence d’une impulsion politique forte. C’est à vrai dire une

caractéristique générale des politiques de modernisation administrative qui ont été lancées depuis les années quatre-vingt dans le monde occidental (par exemple le programme Next Steps au Royaume-Uni en 1988, le programme Reform 88 aux Etats-Unis sous la présidence Reagan ou encore le projet « Réinventer l’Etat » sous la présidence Clinton) : dans tous les cas, c’est un programme global de réforme, résultant de travaux d’experts et érigé en priorité de l’action gouvernementale, qui a été élaboré. De même en France, la politique de « renouveau du service public », fortement inspirée par les travaux de l’association « Services publics » et conçue en étroite relation avec les travaux de la commission « Efficacité de l ‘Etat » du Xème Plan, a été promue par le gouvernement Rocard au rang de « grand chantier » de l’action gouvernementale ; et son application concrète a été garantie par l’organisation d’un suivi interministériel et d’un pilotage administratif, assuré par la direction générale de l’administration et de la fonction publique (DGAFP).

La réforme de l’Etat a été plus loin encore dans le sens du volontarisme, par la définition d’un calendrier et la mise en place de structures ad hoc chargées d’assurer le suivi. Un calendrier : la circulaire du Premier ministre du 26 juillet 1995, définissant les orientations d’ensemble, a été suivie le 14 septembre par un séminaire gouvernemental au cours duquel ont été examinées les « notes stratégiques » que les ministres avaient été chargés de rédiger et déterminés les principaux axes d’un « plan triennal » de réforme ; après l’élaboration, en mars 1996, du document de travail préparatoire, soumis à la discussion, la version définitive a été arrêtée à la fin juin (Cette version reste fidèle aux orientations définies dans le document de travail de mars – voir la présentation faite par le Premier ministre dans Ouest-France le 1er juillet et la Conférence de presse du ministre de la fonction publique du même jour : il est prévu de rendre l’administration « plus simple », notamment par la suppression d’un certain nombre d’autorisations administratives et la multiplication des cas dans lesquels la non-réponse de l’administration vaut accord tacite, « plus proche » des citoyens, par le renforcement de la déconcentration, « plus moderne et plus responsable », par une série de mesures destinées à favoriser un plus grande efficacité de l’action publique ; en ce qui concerne les agents, le point essentiel réside dans la mise en place d’une « nouvelle procédure d’évaluation individuelle »). Des structures ad hoc : un décret du 13 septembre 1995 (Décret n° 95-1007 du 13 septembre 1995, relatif au comité interministériel pour la réforme de l’Etat et au commissariat à la

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réforme de l’Etat, JO du 14 septembre 1995, p.13558) a créé pour une durée de trois ans un « comité interministériel » ainsi qu’un « commissariat » chargé de faire toutes propositions de réforme, de coordonner la préparation des décisions gouvernementales et de veiller à leur mise en œuvre. La création de ces structures spécialisées chargées de piloter la réforme pose évidemment des problèmes de répartition des compétences avec les structures existantes, et notamment la DGAFP.

Ce volontarisme rappelle l’approche top-down classique qui a longtemps dominé en matière de réforme administrative ; il évoque aussi la configuration traditionnelle des rapports entre le pouvoir politique et l’administration, dans laquelle l’administration est érigée en « bouc émissaire » et en « cible » des réformes décidées par les gouvernants ; cette configuration a été très présente au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, où la politique de modernisation s’est inscrite dans le cadre d’une démarche agressive contre l’administration, en étant assortie d’une véritable campagne de dénigrement des fonctionnaires. Les conditions dans lesquelles la réforme de l’Etat a été lancée en juillet 1995, et l’insistance mise par le nouveau Président de la République sur la nécessité de rétablissement du leadership politique sur l’administration (Il s’agit, selon J. Chirac – « Le Monde » du 6 mai 1995 – de « retrouver l’équilibre des pouvoirs que le général de Gaulle avait voulu » : « peu à peu, le pouvoir politique s’est effacé au profit de l’administration qui est, par nature, conservatrice et réticente au changement » ; « il est nécessaire de rétablir la primauté du pouvoir politique, l’administration restant dans le rôle de proposition et d’exécution qui doit être le sien »), pouvaient en effet laisser augurer d’une réactivation du style autoritaire de réforme ; le mouvement social de décembre 1995 a cependant entraîné un réajustement et le retour à un modèle plus consensuel, au prix d’un dépassement des délais qui avaient été fixés à l’origine pour l’élaboration de la réforme (A l’origine, le plan triennal devait être publié pour la fin décembre ; après l’étape intermédiaire et nouvelle du document de travail soumis à concertation, les délais ont été repoussés, d’abord à avril, puis à juin, un trop grand formalisme ayant été en fin de compte abandonné).

2° Suite à cette réorientation, un processus de concertation s’est développé autour des axes de la réforme : le document de travail élaboré en mars a servi de base à un large débat, au sein des services, mais aussi avec les syndicats et plus généralement des élus, associations et personnalités qualifiées ; l’objectif de cette concertation était de permettre « de valider et d’affiner les diagnostics, d’enrichir les propositions, de choisir les solutions les plus adaptées, de réfléchir aux modalités de leur mise en œuvre » (Réflexion préparatoire, p.5).

Par ce biais, les syndicats de fonctionnaires ont été réintégrés, in extremis, dans un processus de réforme dont ils avaient été, à la différence de ce qui s’était passé pour le « renouveau du service public » (La circulaire du 23 février 1989 insistait sur la nécessité du « soutien des personnels et de leurs organisations syndicales » à la stratégie de réforme, les positions des syndicats à cet égard s’étant étagées de l’adhésion de principe à la méfiance), d’abord exclus ; et la négociation avec eux doit se poursuivre au niveau de la mise en œuvre. Ces fluctuations montrent que la position des syndicats de fonctionnaires au sein de structures administratives demeure ambiguë et que le problème de leur application dans les processus de modernisation en cours reste posé. Quatre conceptions au moins sont possibles à cet égard : ou bien la modernisation s’effectue contre des syndicats dont il s’agit de réduire l’influence, notamment en utilisant toutes les ressources du management participatif (Les cercles de qualité sont ainsi venus court-circuiter les structures officielles de participation sur lesquelles s’appuie le pouvoir syndical dans la fonction publique) ; ou bien, elle est engagée sans eux, en partant du postulat qu’ils sont par essence hostiles au changement ; ou bien encore, elle est menée avec eux, en cherchant à les associer au mouvement ; en revanche, l’idée d’une modernisation conduite par les syndicats de fonctionnaires correspond à une vision dépassée du syndicalisme, qui était, au début du siècle, au cœur de la doctrine dite du « syndicalisme intégral ». L’oscillation de la réforme de l’Etat entre court-circuitage et implication des syndicats témoigne d’une difficulté persistante d’évaluer à sa juste mesure le fait syndical dans la fonction publique ; et il a fallu en l’occurrence que les syndicats manifestent leur existence par des actions directes dans la rue pour être associés au processus en cours.

En revanche, et même si la circulaire du 26 juillet 1995 rappelait que « le concours actif » des agents publics à l’entreprise de réforme de l’Etat est « une condition indispensable du succès »,

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les fonctionnaires eux-mêmes ont été pour le moment fort peu impliqués dans la réforme de l’Etat, alors que le « renouveau du service public » en avait fait « les acteurs à part entière des évolutions à mettre en œuvre ». Sans doute, la « déclinaison » et la « mise en œuvre » de la réforme de l’Etat doivent-elles, d’après le document de travail, devenir « l’affaire de tous », appel étant fait à la « mobilisation » des agents ; il s’agit de « faire, pour chaque fonctionnaire, le pari de la responsabilité » ; mais cette volonté reste pour le moment à l’état de bonne intention, faute de précision sur les conditions et les formes de cette implication.

3° Un souci de rationalisation du processus de changement apparaît enfin à travers deux idées nouvelles.

La première est l’évaluation. Cette démarche s’applique, dans l’immédiat, au passé : la première ambition du document de travail était d’évaluer les actions de modernisation engagées au cours des dernières années – démarche déjà adoptée après 1993 avec la mise en place de la commission Sérieyx chargée de dresser un bilan des projets de service dans l’administration (L’Etat dans tous ses projets : un bilan des projets de service dans l’administration.- Paris : La Documentation française, 1994) ; il ne s’agit plus de prétendre faire table rase du passé mais de partir de ce qui a déjà été accompli. La généralisation à l’ensemble des services déconcentrés des modes de gestion des crédits de fonctionnement expérimentés dans le cadre des centres de responsabilité est la traduction concrète de cette méthode. Mais l’idée d’évaluation concerne aussi les nouvelles actions qui vont être lancées, cette fonction prenant désormais appui sur le commissariat à la réforme de l’Etat.

La seconde est l’expérimentation. Sans doute, la réforme de l’Etat privilégie-t-elle la démarche top-down sur la démarche bottom-up, très prisée dans les années quatre-vingt, les politiques de modernisation s’appuyant alors souvent sur les initiatives privées, soit à la périphérie de l’appareil (notamment dans les services déconcentrés), soit par des administrations innovantes (équipement, télécommunications), qu’elles s’efforçaient d’étendre et de généraliser (On l’a bien vu avec les cercles de qualité, cf. J. Chevallier, Le discours de la qualité administrative, In « RFAP », n° 46, 1988, pp.21 et suiv. ou encore les nouvelles pratiques de déconcentration de la gestion des crédits ou d’évaluation des agents – CURAPP, L’évaluation dans l’administration, Paris : PUF, 1993 – Comme le souligne justement J.-C. Thoenig, op. cit. p.57, la réforme administrative est avant tout « une affaire de dynamique de terrain, donc de confrontation entre des expérimentations et des situations diversifiées » : il s’agit de « pousser le terrain à prendre des initiatives, lui en donner l’autonomie et évaluer les résultats ainsi obtenus », plutôt que de lui dire « ce qu’il doit faire, en son lieu et à sa place » ou énoncer « des mesures qu’il pratique déjà ») : néanmoins, au niveau de la mise en œuvre, c’est par l’expérimentation qu’on envisage de modifier peu à peu les méthodes de travail, les procédures, les organisations ; et le fonds pour la réforme de l’Etat est appelé à contribuer au financement de ces innovations.

La conduite du changement confirme donc l’évolution qui s’est produite, depuis les années quatre-vingt, dans les représentations du service public et la définition des acteurs impliqués dans la modernisation administrative. L’inflexion stratégique qui s’est produite après décembre 1995 montre bien que les fonctionnaires et leurs organisations sont devenus des acteurs à part entière, sans l’adhésion et l’implication desquels toute réforme risque d’aboutir à un échec.

7.2. La relation administrative. Avec la relation administrative, on est au cœur de ce qui constitue la spécificité du service

public : alors que les organisations privées sont « introverties », c’est-à-dire finalisées sur elles-mêmes, les organisations publiques sont en effet « extraverties », c’est-à-dire mises au service d’intérêts qui les dépassent ; toute réforme administrative vise donc à une meilleure satisfaction de l’ « administré », avec cependant une équivoque sur le point de savoir s’il s’agit des usagers ou du public en général (La nuance est importante dans la mesure où les services publics peuvent être amenés, au nom d’un « intérêt général » dont l’Etat est seul juge, à prendre des mesures éventuellement contraires aux intérêts spécifiques et catégoriels de leurs usagers – ce qui conduit à légitimer la primauté de l’offre, administrative, sur la demande, sociale).

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Cet objectif était présent dans les divers programmes de modernisation mis en œuvre depuis les années quatre-vingt, mais de manière variable. La politique de la qualité visait très clairement à améliorer les prestations des services publics. Le « renouveau du service public » recourait à un cheminement un peu plus complexe : l’objectif étant d’améliorer le fonctionnement des services publics en général, il s’agissait de « répondre aux aspirations des fonctionnaires » tout autant que « satisfaire les usagers », et la transformation des relations de travail (le premier point et le plus développé de la circulaire du 23 février 1989) était clairement érigée en objectif prioritaire et en levier de changement ; en revanche, la partie concernant les usagers était beaucoup plus décevante, la « politique d’accueil et de service » préconisée passant par le développement de l’information du public, la personnalisation des relations, la simplification des formalités et des démarches, l’association des usagers aux actions.

La réforme de l’Etat modifie l’ordre des priorités, conformément à une réorientation esquissée après 1993 (Le rapport Picq – L’Etat en France – Servir une nation ouverte sur le monde, Paris, La Documentation française, 1995, coll. « Rapports officiels » - entendait lui aussi « placer les citoyens au cœur de l’administration ») : « mieux prendre en compte les besoins et les attentes des citoyens » figure en second point (après la clarification des missions de l’Etat) dans la circulaire du 26 juillet 1995 ; et le document de travail insiste sur son ambition de « replacer l’usager au centre de l’administration » ou encore de « placer le citoyen au cœur du service public ». Avant d’examiner les traductions concrètes de cette ambition, il s’agit de voir si la conception même de l’administré s’en trouve modifiée.

1° La réforme administrative est à la recherche d’une nouvelle figure de l’administré, sur laquelle elle pourrait s’appuyer, représentation dont l’administration a besoin compte tenu de la logique d’extraversion qui domine son fonctionnement. Cette figure ne peut plus être celle de l’assujetti, qui évoque le modèle classique de relations fondé sur l’unilatéralité, ni même celle du simple usager, dans la mesure où l’usager peut être un usager « captif » (J. Chevallier, Figures de l’usager, In : Psychologie et science administrative, Paris, PUF, 1985, pp.44 et suiv.), ce qui renvoie au modèle précédent. On a ainsi vu émerger plusieurs figures nouvelles de l’usager, qui impliquent des représentations différentes de l’administré et débouchent sur des perspectives différentes de réforme : l’usager-acteur, doté d’un pouvoir d’intervention dans la marche des services (d’où le thème de la participation) ; l’usager-partenaire, capable de se poser en interlocuteur des services (d’où le thème de la transparence) ; l’usager-client, dont les services publics doivent assouvir les aspirations (d’où le thème de la qualité). Toutes ces figures restent cependant équivoques, dans la mesure où la participation peut être illusoire, le partenariat en trompe-l’œil et la clientèle manipulée.

Une nouvelle figure tend à émerger depuis le début des années quatre-vingt-dix, celle du citoyen : figure intégrative, qui tend à absorber et à dépasser les aspects précédents ; figure qui implique la reconnaissance de droits (phénomène de « juridicisation » concomitant avec le mouvement plus général de retour au droit) ; figure, enfin, qui fait apparaître une dimension supplémentaire dans la relation administrative, la dimension proprement civique, qui excède la simple imposition de contraintes ou l’octroi de prestations. Cette figure n’est pourtant pas non plus dénuée d’équivoques : en France, la citoyenneté a été en effet traditionnellement liée à la nationalité et située dans l’ordre politique ; sa promotion sur le terrain administratif comporte le risque d’alimenter une certaine « politisation » de l’action administrative. Son utilisation suppose donc non seulement une disjonction entre citoyenneté et nationalité, mais encore un sensible élargissement d’une notion qui ne caractériserait plus seulement un lien de type politique mais renverrait aux processus plus généraux d’intégration « sociale ». Plutôt que de prétendre condenser la relation administrative dans une figure unique, il convient sans doute de souligner l’existence de figures multiples, qui renvoient à la diversité des modes de relations possibles avec les services publics, vis-à-vis desquels on est, tantôt assujetti, tantôt redevable, tantôt usager, tantôt client, tantôt encore citoyen…

La réforme de l’Etat tend à assimiler et à amalgamer les figures de l’usager et du citoyen : le document de travail parle tout uniment dans la même page (Réflexion préparatoire, p.5) de « replacer l’usager au centre de l’administration » et de « placer le citoyen au cœur du service public » (on attendait plutôt le contraire) ; les catégories d’usager et de citoyen sont donc dans un

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rapport paradigmatique de substitution et tout se passe comme si l’on pouvait recourir indifféremment à l’une ou l’autre. L’idée, bien française, de codifier l’ensemble des droits des usagers-citoyens dans une charte unique, qui figurait dans la circulaire du 26 juillet 1995 (point 2.1), a été cependant abandonnée : un tel document, dont la charte des services publics de 1992 constituait la préfiguration, risquait d’être très général, très abstrait, et en fin de compte fort peu opératoire ; dans tous les cas, cette charte aurait fait double emploi avec le « code de l’administration » dont l’élaboration est inscrite dans le programme général de codification annoncé par la circulaire du 30 mai 1996 (Circulaire du 30 mai 1996 relative à la codification des textes législatifs et réglementaires, JO du 5 juin 1996, p.8263).

2° La panoplie des réformes envisagées s’inspire d’une volonté d’élargissement du régime du service public. La circulaire du 26 juillet 1995 entendait ajouter aux trois principes traditionnels de « neutralité » (curieusement substitué à celui de « mutabilité », qui était pourtant la troisième « loi de Rolland »), « égalité, continuité », pas moins de huit principes nouveaux : « qualité, accessibilité, simplicité, rapidité, transparence, médiation, participation, responsabilité » : elle chargeait du même coup excessivement, et non sans quelques redondances (tous ces principes relevant peu ou prou de l’idée de qualité) et contradictions, la barque du service public, au risque de diluer la spécificité de son régime (La charte des services publics de 1992 avait ajouté pour sa part : transparence, participation, simplification). Le document de travail est moins ambitieux et disert : il met en avant les seuls principes nouveaux de « qualité, accessibilité, simplicité » (Réflexion préparatoire, p.4) – la réforme de l’Etat s’inspirant plus généralement des « principes de simplicité, de responsabilité et d’efficacité » (Réflexion préparatoire, p.4) -, pour finalement s’arrêter dans le chapitre 1 aux principes de « simplicité » (celle-ci englobant l’ « accessibilité ») et de « qualité ».

Se trouvent ainsi, sinon oubliés, du moins minorés, les thèmes de la participation et de la transparence qui avaient été privilégiés, le premier dans les années soixante, le second dans les années soixante-dix, en tant que fers de lance et vecteurs de transformation des relations avec le public : aucune mesure nouvelle n’est envisagée concernant la participation, Force ouvrière s’étant d’ailleurs déclarée le 9 avril 1996, devant la commission de modernisation des services publics, hostile à toute forme de « cogestion » ainsi qu’à la présence d’usagers dans les instances de décision administratives ; et, pour la transparence, il est seulement prévu que l’accès aux documents administratifs sera amélioré et clarifié, les pouvoirs du médiateur se trouvant par ailleurs renforcés – ces mesures étant significativement rattachées au thème de la qualité. Le passage au second plan de ces thèmes témoigne d’une perception sensiblement nouvelle des attentes présumées du public.

Les deux objectifs de simplicité et de qualité apparaissent indissociables, dès l’instant où l’on adopte une acception large de la qualité : une administration de qualité, c’est d’abord une administration simple et accessible ; ce n’est donc qu’au prix d’une définition restrictive de la qualité (à savoir la qualité des prestations mêmes) que la distinction est faite ici.

a) La simplicité est un thème faussement « simple » dans la mesure où procédures et formalités sont indispensables pour assurer la protection des droits des administrés (Voir M. Bullinger, éd. – Von der bürokratischen Verwaltung zum Verwaltungsmanagement – De l’administration bureaucratique au management administratif – Colloque franco-allemand, Freiburg, 26-27 juin 1992, Verwaltung 2000 1993 – Voir notamment les contributions de R. Drago, M. Le Clainche, J. Chevallier, M. Fromont, D. Truchet). Plusieurs mesures essentielles sont prévues dans cette voie. La première est l’extension des décisions implicites d’acceptation. On sait que la règle selon laquelle le silence gardé par l’administration fait naître une décision implicite de refus au terme d’un délai de quatre mois, posée en 1864, a été érigée en règle générale du droit administratif : seule une loi pouvait donc y déroger ; et le développement progressif, notamment à partir des années cinquante, des textes prévoyant des décisions implicites d’acceptation (Voir M. Monnier – Les décisions implicites d’acceptation de l’administration – Paris : LGDJ, 1992, et aussi M. Fromont – op. cit.) avait suscité les vives réactions tout à la fois de l’administration et du juge administratif, au nom de la protection des droits des tiers, de l’impératif de sécurité juridique et de la défense de l’intérêt général. Le séminaire du 14

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septembre 1995 a décidé, non pas d’inverser la règle précédente, mais de développer très largement le nombre des cas dans lesquels « le silence gardé par l’administration vaudra acceptation » (M. Collin-Demumieux – Quelques éléments nouveaux sur les décisions implicites d’acceptation, In : « Les Petites affiches », 1996), notamment chaque fois qu’existe un régime d’autorisation administrative préalable. En fait, l’objectif essentiel de cette mesure est d’obliger l’administration à répondre aux demandes qui lui sont adressées : la circulaire du 9 février 1995, relative au traitement des réclamations adressées à l’administration, soulignait déjà avec force qu’ « une réponse explicite est toujours préférable à l’absence de réaction », notamment afin de prévenir le recours à la voie contentieuse ; la formule est transposable à toutes les hypothèses où l’administration est saisie de demandes de la part des administrés. Vient ensuite la réduction du nombre des autorisations préalables. Là encore, le principe en a été décidé par le séminaire gouvernemental du 14 septembre 1995, une circulaire du 21 septembre ayant invité les ministres à dresser l’inventaire des régimes applicables dans leur secteur et à fournir des propositions de suppression. La circulaire du 15 mai 1996 (Circulaire du 15 mai 1996, relative à la mise en œuvre du plan de réforme de l’Etat : réduction du nombre des autorisations et déclarations administratives préalables, JO des 27, 28 et 29 mai 1996, p.7922), relative à la mise en œuvre du plan de réforme de l’Etat, a jugé les propositions insuffisantes pour atteindre les objectifs fixés : des propositions complémentaires sont demandées aux ministres et le principe de « séries successives de suppressions et transformations » d’ici la fin 1997 a été retenu., l’objectif étant de « supprimer le plus grand nombre possible de régimes » (Seuls doivent être maintenus des régimes fondés sur un intérêt public indiscutable et actuel justifiant une intervention administrative préalable) et de simplifier ceux qui sont maintenus, notamment par l’extension du principe de l’accord implicite et la déconcentration du pouvoir de décision. Enfin, la volonté d’endiguer la prolifération des textes et de renforcer leur lisibilité ont conduit, d’une part à imposer qu’au moins à titre expérimental (L’expérimentation a débuté le 1er janvier 1996 pour l’ensemble des projets de lois – sauf les lois de finances -, un bilan devant être dressé à la fin du premier semestre, et elle a été étendue depuis le 1er juillet 1996 à l’ensemble des décrets réglementaires en Conseil d’Etat, une évaluation globale devant intervenir à la fin 1996), les textes nouveaux soient accompagnés d’une « étude d’impact » comportant une analyse précise des avantages attendus et des multiples incidences du texte (Circulaire du 21 novembre 1995, relative à l’expérimentation d’une étude d’impact accompagnant les projets de loi et de décret en Conseil d’Etat, JO du 1er décembre 1995, p.17566), d’autre part à élaborer un programme général de codification de l’ensemble des lois et règlements dans un délai de cinq ans (circulaire du 30 mai 1996). Plus généralement, le document de travail prévoit, pour assurer une plus grande proximité par rapport au public, l’introduction d’un nouveau métier, celui de « faciliteur administratif », ainsi que la polyvalence des services publics – thème lancé depuis les années soixante-dix.

b) Concernant la qualité, le document de travail prévoit, en dehors de mesures ponctuelles, l’élaboration, sur le modèle des Citizen’s Charts britanniques, des « chartes de qualité dans chaque administration », comportant des objectifs chiffrés de qualité et des instruments de mesure de la satisfaction des usagers. L’influence du modèle britannique fait ressortir les équivoques d’un thème qui peut signifier, soit, dans sa version dure, alignement sur le privé et traitement de l’administré comme « client », soit, dans sa version douce, amélioration des prestations du service, le problème étant alors celui de la possibilité de définition de normes ou standards de qualité et d’indicateurs de réalisation..

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La réforme de l’Etat ne débouche donc pas sur une transformation en profondeur de la relation administrative, comme en témoigne le reflux des thèmes de la participation et de la transparence dont les potentialités étaient beaucoup plus fortes : en dehors d’un catalogue de mesures ponctuelles utiles, elle entend seulement prolonger et amplifier des politiques déjà engagées (simplification, qualité), visant à élever le niveau de satisfaction du public.

7.3. Le statut des agents.

La réforme de l’Etat sacrifie à son tour au thème de la « gestion des ressources humaines »

(GRH), qui s’est imposé depuis les années quatre-vingt comme un thème consensuel par excellence et comme un des objectifs privilégiés de la réforme administrative. L’administration publique ne tirerait pas tout le parti possible de l’exceptionnel potentiel humain qui est le sien (Selon le document de travail, p.4, « Les fonctionnaires constituent la première richesse de l’Etat ») : elle devrait rénover profondément ses rapports avec ses agents, en passant d’une « administration du personnel », fondée sur les seules préoccupations juridiques et budgétaires, à une authentique « gestion des ressources humaines », prenant en compte les aspects organisationnels et personnels. Dans la droite ligne du « renouveau du service public », qui prônait une « gestion plus dynamique des personnels », le document de travail se fixe comme second objectif de « rénover la gestion des ressources humaines ».

1° A son tour confrontée au problème de la faisabilité d’une gestion des ressources humaines dans le secteur public, la réforme de l’Etat ne parvient pas à dissiper les lourdes incertitudes qui pèsent sur ce point. La gestion des ressources humaines a en effet été introduite dans les entreprises privées comme un des instruments de leur management ; il s’agit de savoir si sa transposition aux services publics est possible, notamment compte tenu de l’existence d’un statut de la fonction publique commandé par une logique différente. Comme on l’a justement noté (P.E. Verrier, Les spécificités du management public : le cas de la gestion des ressources humaines, In : « Politiques et management public », n° 4, 1989, pp.47 et suiv.), une authentique gestion des ressources humaines supposerait la réunion de deux conditions. D’une part, une différenciation des carrières selon les performances des intéressés, par la récompense du mérite et la sanction des carences, ce qui exigerait, non seulement la mise en place d’un système d’évaluation réel de ces performances, mais encore que des conclusions concrètes puissent en être tirées : or, cette différenciation est incompatible, aussi bien avec le statut de la fonction publique, fondé sur l’idée d’égalité, qu’avec l’existence d’instances (les commissions administratives paritaires) qui poussent à une homogénéisation toujours plus grande des carrières. D’autre part, une responsabilisation des cadres, qui leur permette de gérer les carrières des agents placés sous leur autorité, mais aussi les expose eux-mêmes à des récompenses ou sanctions selon les résultats enregistrés ; or, les intéressés ne sont pas prêts à assumer les conséquences d’une telle responsabilisation. Faute de réunion de ces conditions, la gestion des ressources humaines dans l’administration risque de prendre une dimension surtout rhétorique, ou se borner à de simples adjuvants, ne touchant pas à l’essentiel.

La réforme de l’Etat entend rénover la fonction publique, mais « sans remettre en cause ses principes fondateurs, notamment le statut général de la fonction publique », et sans toucher à l’existence des instances paritaires, qui sont des acquis essentiels du statut de 1946 et dont la remise en cause était évidemment peu concevable ; elle entend cependant, dans le cadre du renforcement de la gestion déconcentrée des personnels, développer les commissions administratives paritaires locales. Sans doute, les commissions nationales seront-elles maintenues, avec une fonction d’harmonisation ; mais on voit apparaître par là une brèche dans le système de gestion des carrières et une esquisse de différenciation, que les syndicats de fonctionnaires s’efforceront sans nul doute de résorber. La déconcentration d’une série de décisions concernant les agents et l’expérimentation de marges de manœuvre nouvelles dans le cadre des « contrats de service » appelés à relayer les centres de responsabilité, est sans doute l’élément qui risque le plus de faire bouger les choses, en rompant avec un strict égalitarisme.

2° Les modalités de la gestion des ressources humaines ne présentent aucun aspect de réelle originalité : elles s’inscrivent dans la continuité directe de réformes précédemment engagées.

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La gestion prévisionnelle des emplois, qui vise à adapter la structure des emplois à l’évolution des missions et à assurer l’allocation optimale des emplois en fonction des besoins, doit être « mieux organisée et généralisée », à partir d’une meilleure prévision des besoins de l’Etat : à cet effet, un document méthodique devait être élaboré au second semestre 1996, suivi d’un schéma directeur par ministère en 1997. Cela sera-t-il suffisant pour assurer dans l’avenir l’allocation optimale des emplois imposée par la raréfaction des moyens budgétaires ? On peut en douter : il y a plus de quinze ans (Notamment avec le modèle CHEOPS : voir G. Badeyan, Un nouvel instrument pour la politique de l’emploi dans la fonction publique : CHEOPS, In : « Bulletin RCB », n° 50, sept. 1982, pp. 15 et suiv., et aussi : Notion et connaissance des effectifs dans la fonction publique : la diversité des points de vue, In : « Revue administrative », n° 232, 1986, pp.393 et suiv. – Voir le supplément « La gestion prévisionnelle des personnels », In : « Cahiers français », n° 197, juillet-septembre 1980, sur la fonction publique), qu’on parle de gestion prévisionnelle des emplois et l’administration a toujours été incapable de prévoir l’évolution des métiers administratifs et d’organiser les redéploiements nécessaires d’un secteur à l’autre autrement que dans l’urgence et sous l’empire de la nécessité ; France-Télécom elle-même se trouve confrontée à un grave problème d’inadaptation de la structure des emplois, qu’elle a été incapable de prévoir et de gérer de manière satisfaisante.

L’accent sur la formation continue n’est pas nouveau : l’accord signé le 22 février 1996 se situait dans la droite ligne des accords précédents des 29 juin 1989 et 10 juillet 1992 : il se contentait d’augmenter les moyens financiers consacrés à la formation continue (3,8 % de la masse salariale au 31 décembre 1998) et la durée minimale de formation reconnue à chaque agent (cinq jours pour les catégories A et B, six jours pour la catégorie C), de renforcer l’aspect évaluatif (fiche individuelle de formation pour chaque agent, entretien annuel de formation, bilan professionnel à la demande des agents totalisant plus de dix ans de services effectifs…) ainsi que d’assurer la gestion déconcentrée des crédits de formation. Cet accord constituait le cadre de l’action de l’Etat en ce domaine pour les trois années suivantes.

La rénovation des procédures de notation et d’entretien individuel annoncée a été largement amorcée au cours des dernières années, sans que les résultats soient très probants. Tout bouleversement du système de notation, quels qu’en soient les défauts maintes fois recensés (Voir par exemple, P.E. Verrier, Y a-t-il de mauvais fonctionnaires ? Remarques sur l’infaillibilité administrative et la notation, In : « Politiques et management public », 1989, n° 2, pp.81 et suiv., et J. Gonzales, En finir avec la notation des fonctionnaires, In : « Regards sur l’actualité », septembre-octobre 1989, pp.23 et suiv.), se heurte à l’hostilité des syndicats, dans la mesure où il est perçu comme visant à réduire la cogestion des carrières, à restaurer l’autorité hiérarchique et à recréer des profils de carrière différenciés, par la remise en cause du système de péréquation, et donc à compromettre le pouvoir syndical (F. Rangeo, La notation des fonctionnaires en question, In : « Politiques et management public », n° 2, 1992, pp.193 et suiv.). Quant à la formule de l’entretien d’évaluation, dont le statut reste équivoque (est-il parallèle ou articulé aux procédures de notation ?), elle ne saurait s’y substituer : la re-personnalisation de la relation hiérarchique qu’elle implique est d’ailleurs trop contraire aux traditions bureaucratiques pour ne pas susciter des résistances.

L’idée de favoriser la mobilité et la polyvalence professionnelles par le regroupement des corps par filières, là encore, n’est pas nouvelle : depuis longtemps, on dénonce l’atomisation des corps comme un facteur de rigidité et de sclérose de la fonction publique. Là se situerait sans doute l’élément le plus susceptible de faire bouger l’édifice : l’exemple des PTT montre que les résistances qu’une telle mesure est de nature à susciter peuvent être surmontées, mais au prix d’un dialogue social soutenu et si cette mesure est perçue comme favorable par les intéressés, c’est-à-dire liée à une réforme des qualifications, à un repyramidage et à une augmentation des rémunérations (Même dans ce contexte, les oppositions peuvent resurgir au niveau de la phase d’application : c’est ainsi qu’en dépit des avantages consentis, la procédure de reclassification a suscité un vif mécontentement social aux PTT – J. Barreau, La réforme des PTT : quel avenir pour le service public ?, Paris : La Découverte, 1995) ; or, si le document de travail parle bien de « rénover le régime des rémunérations », les contours de cette rénovation ne se dessinent pas très clairement et

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le contexte de raréfaction des ressources ne peut qu’en réduire les conséquences positives pour les intéressés.

La réforme de l’Etat entend donner davantage de souplesse et de marge de manœuvre en matière de gestion des personnels, en supprimant certaines rigidités enregistrées dans l’application du statut ; la gestion déconcentrée des ressources humaines apparaît comme un moyen privilégié de réalisation de cet objectif. Néanmoins, les résistances probables qu’opposeront les syndicats à des mesures qui mettent en cause le pouvoir qu’ils ont acquis à la faveur du paritarisme risquent fort d’atténuer la portée des mesures envisagées. On rejoint ici le dernier aspect.

7.4. L’architecture administrative. L’idée centrale de la réforme de l’Etat en matière d’architecture administrative est de

distinguer clairement les fonctions dites « stratégiques », incombant à l’Etat central, et les fonctions « opérationnelles » de mise en œuvre, qui doivent relever de structures périphériques (services déconcentrés, établissements publics, voire partenaires privés) : comme l’indique le document de travail, « il n’appartient pas à l’Etat central, de manière générale, d’assurer des tâches de gestion ou de prestation de services. Celles-ci doivent être prises en charge par les services opérateurs, services déconcentrés à compétence nationale ou territoriale, ou établissements publics » (Réflexion préparatoire, p.31). Cette orientation s’inscrit dans le droit fil des réformes qui, dans de nombreux pays occidentaux (Voir : La réforme de gestion : agences gouvernementales et administrations centrales, In : « Revue internationale des sciences administratives », n° 4, 1995), ont conduit à distinguer, conformément au modèle appliqué au Royaume-Uni depuis le rapport Next Steps de 1988 (Le rapport préconisait la transformation des services prestataires de service et dont l’activité pouvait être individualisée en « agences d’exécution » ou Executive Agencies, disposant d’une plus grande autonomie de gestion et dirigées par un Chief Executive, nommé pour une période de cinq ans et personnellement responsable de leurs performances – Voir notamment A. Stevens, Les agences d’exécution et leur impact sur le Civil Service, In : « RFAP », n° 55, 1990, pp.485 sq. : fin 1992, 75 agences de ce type avaient déjà été créées, 300 000 agents, soit la moitié du Civil Service travaillant désormais en leur sein, et, quand l’application du programme sera achevée, 79 % des fonctionnaires seront rattachés à 173 agences), les responsabilités d’élaboration des politiques, imparties aux départements ministériels, et les tâches de gestion, confiées à des « agences » autonomes : la France était restée en marge de ce mouvement, même si des « centres de responsabilité » ont été mis en place à titre expérimental dans le cadre du « renouveau du service public » - mais la formule est d’inspiration très différente (non seulement les centres de responsabilité institués à titre expérimental, au nombre de 209 au 1er janvier 1994, bénéficient de simples assouplissements budgétaires, mais surtout la formule bénéficie quasi exclusivement aux services déconcentrés) – et si des structures explicitement qualifiées d’ « agences » ont été mises en place, notamment dans le domaine social et en matière d’environnement (C. Braud, La notion d’ « agence » en France : réalité juridique ou mode administrative ?, In : « Les Petites affiches », n° 104, 30 août 1995, pp.4 et suiv. – telle qu’elle est actuellement conçue en France, l’agence n’est qu’une variété d’établissement public qui se caractérise par l’injection de compétences techniques, l’introduction de dispositifs d’évaluation et de sanction de résultats, enfin une autonomie de gestion accrue, aussi bien en matière financière que pour les personnels) ; mais une série de rapports avaient préconisé récemment le recours à la formule comme moyen de transformation des structures administratives (le rapport Blanc pour le Xème plan, de 1993, en fait un moyen privilégié de déconcentration fonctionnelle – le Conseil appelle lui-même dans son rapport pour 1993 à « approfondir une réflexion sur les agences » - enfin, le rapport Picq invite à « créer de nouvelles agences pour gérer autrement le service public »).

Au-delà des critiques suscitées par les conditions dans lesquelles ces opérations de restructuration ont été conduites (Pour B. Hogwood, Les familles de Whitehall : les administrations centrales et les types d’agences en Grande-Bretagne, In : « RISA », op. cit. pp.587 et suiv., « l’initiative Next Steps n’a pas été clairement définie et mise en œuvre ») et par les effets pervers qu’elles ont souvent suscités (Voir par exemple C. Hood, L’évolution de la gestion publique au

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Royaume-Uni et la suppression des privilèges de la fonction publique, In : « RFAP », n° 70, 1994, pp.295 et suiv.), il convient de noter que le postulat, selon lequel la distinction entre fonctions stratégiques et opérationnelles serait une garantie de bonne gestion, est de plus en plus contesté dans les pays qui l’ont mis en œuvre : l’idée qu’il serait possible d’établir une ligne de démarcation claire entre élaboration et exécution, ou encore entre politique (chargé de définir les orientations) et administration (chargée de les exécuter) apparaît non seulement irréaliste, mais aussi coûteuse et en fin de compte contraire à l’impératif d’efficacité ; elle priverait le politique des leviers d’action nécessaires, en conduisant à une sorte de « gouvernement à distance », et interdirait un contrôle réel sur les services devenus autonomes. Aussi, le modèle des agences autonomes a-t-il été partiellement remis en cause dans certains des pays qui l’avaient mis en œuvre (Notamment au Danemark – T.B. Jorgensen et C.A. Hansen – et aux Pays-Bas – W. Kickert et F. Verhaak -, In : « RISA », op. cit.) : en fin de compte, la gestion des affaires publiques serait plus efficace quand elle est prise en charge par des ministères intégrés, où s’articulent orientation politique et mise en œuvre, et non pas divisés entre départements centraux et agences exécutives. On peut dès lors s’interroger sur le bien-fondé de la conception de l’architecture administrative à laquelle se réfère la réforme de l’Etat.

Ce postulat conduit à un ensemble de mesures visant à consolider chacun de ces niveaux ou pôles de l’action publique.

1° Du côté des fonctions opérationnelles, la réforme de l’Etat préconise « un puissant mouvement de délégation des responsabilités » (Réflexion préparatoire, p.31) ; elle s’inscrit, sur ce point, dans l’axe de la politique de « renouveau du service public » qui a conduit à faire de la déconcentration « la règle générale de répartition des attributions et des moyens » au sein des services de l’Etat (art. 1 de la charte de la déconcentration du 1er juillet 1992, décret n° 92-604 du 1er juillet 1992 portant charte de la déconcentration, JO du 4 juillet 1992, p.8898), et à conférer aux services déconcentrés une plus grande liberté de gestion, notamment par l’utilisation à leur profit de la formule des centres de responsabilité. Il s’agit d’après le document de travail de « parachever, garantir et piloter la déconcentration », notamment par de nouveaux transferts de responsabilités en direction des services déconcentrés et le renforcement de leur autonomie de gestion : il est prévu que le mode de gestion des crédits de fonctionnement courant retenu pour les centres de responsabilité sera généralisé à l’ensemble des services déconcentrés et qu’au-delà, seront expérimentés de nouveaux assouplissements dans le cadre de « contrats de service ». Par ailleurs, et surtout, des mesures de simplification de l’organisation territoriale, déjà envisagées, seront engagées : une telle simplification est évidemment indispensable compte tenu de la complexité du système français d’organisation territoriale. Au-delà de ces mesures, il convient de noter que l’unité des processus de déconcentration (territoriale ou fonctionnelle), ainsi que leur superposition fréquente, sont désormais clairement perçues : on est désormais passé à une vision globale de la déconcentration, s’inscrivant dans une problématique centre/périphérie.

Les fonctions opérationnelles peuvent encore être confiées à des structures personnalisées (établissements publics), voire à d’autres acteurs (collectivités territoriales, organisations professionnelles) : l’Etat entre alors dans la logique d’un partenariat qui, aux termes du document de travail, constituerait en de nombreux domaines « le moyen le plus efficace de mobiliser les volontés et les moyens ». En ce qui concerne la gestion personnalisée, le développement actuel de la formule des agences démontre le souci de tirer toutes les conséquences de la logique de personnalisation inhérente au statut d’établissement public, par l’octroi d’une autonomie de gestion accrue. Quant à l’appel à des partenaires extérieurs, il évoque irrésistiblement la logique de privatisation : l’Etat doit en effet envisager de « confier à d’autres le soin de prendre en charge des missions qu’il n’est pas nécessairement le mieux à même d’assurer » ; et cette logique a été effectivement présente, notamment au Royaume-Uni à travers la formule du market testing, chaque fois qu’on s’est engagé dans le processus de distinction des fonctions stratégiques et opérationnelles. On retrouve, par ce biais, le point 1 de la circulaire du 26 juillet 1995 sur la clarification du champ du service public ; mais aucun élément de clarification n’est apporté quant aux critères d’évaluation de l’opportunité de faire appel à l’initiative privée.

2° Du côté des fonctions stratégiques (le document de travail parle d’ailleurs explicitement d’ « Etat stratège »), on trouve un ensemble de mesures visant à rendre l’Etat central plus efficace. Ce volet est nouveau par rapport au « renouveau du service public », qui ne mettait en exergue que

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la seule idée d’évaluation des politiques publiques, mais aussi par rapport au réformisme administratif traditionnel, qui s’attaquait en fin de compte très peu au noyau dur de l’Etat central ; c’est incontestablement un des points centraux de la réforme. Il convient cependant de ne pas exagérer sa nouveauté, car il s’agit plutôt d’une synthèse d’éléments qu’on trouvait jusqu’alors dispersés, par exemple concernant les conditions du recours au droit (Les termes de la circulaire Juppé du 26 juillet 1995 sont proches sur ce point de ceux de la circulaire Rocard du 25 mai 1988), les procédures de préparation budgétaires, l’élaboration et l’évaluation des politiques publiques, la tutelle sur les entreprises publiques, l’allégement des structures, ou encore la rénovation de la gestion publique ; l’accent mis sur la politique patrimoniale de l’Etat est en revanche spécifique.

L’élément le plus intéressant, qui ne manque pas d’étonner, est l’accent mis sur le renforcement des capacités d’élaboration des politiques publiques, qui conduit à la réactivation de la conception, traditionnelle en France, d’un Etat « cerveau de la société » : l’Etat se trouve en effet conforté dans son rôle de prévision – la fonction « statistiques et études économiques » devant être rationalisée – prospective, mais aussi planification, à travers la réforme envisagée du commissariat général au plan ; l’Etat « stratège » n’est donc nullement un « Etat modeste », mais, comme le disait le Président de la République (Dans son discours aux corps constitués du 3 janvier 1996, J. Chirac insistait sur l’idée que « l’Etat n’a pas à être modeste. Ce sont ses serviteurs qui ont un devoir de modestie. L’Etat, lui, doit être grand »), un Etat « fort », capable de construire un projet de développement et de maintenir la cohésion sociale. On peut se demander si cette vision, très gaullienne, est encore compatible avec le processus d’internationalisation en cours.

La réforme de l’Etat pousse le mouvement de fragmentation de l’Etat, perceptible depuis les années quatre-vingt, plus avant, par la délégation systématique des responsabilités de gestion et l’autonomisation des services gestionnaires ; elle entend cependant parallèlement préserver la cohérence des politiques publiques par un renforcement de la capacité stratégique de l’Etat central : une tension existe ainsi entre deux mouvements contradictoires, fondés sur la pari managérial de dissociation entre l’opérationnel et le stratégique.

°

° ° Par tous ces aspects, la réforme de l’Etat touche bel et bien à la conception traditionnelle

du service public : - la conduite du changement tend à promouvoir un style consensuel de gestion au sein des structures administratives ; - la relation administrative est modifiée par la promotion de la figure de l’usager-citoyen ; - le statut des agents est assoupli par l’introduction de la gestion déconcentrée des ressources humaines ; - enfin, l’architecture administrative doit être réaménagée autour de deux pôles stratégique/opérationnel. Le point aveugle reste cependant le problème de la position du service public dans

l’économie et la société. La réforme de l’Etat n’apporte pas en effet de réponse claire à ce problème, au-delà des affirmation rhétoriques sur l’importance des services publics et l’attachement à la « conception française du service public ».

- En ce qui concerne la position des services publics par rapport au marché, il convient de rappeler qu’une liaison étroite a été établie en France entre service public et monopole : on a pendant longtemps considéré que le service public impliquait le monopole ; les intérêts collectifs ayant justifié son institution étaient censés ne pouvoir être protégés qu’en l’absence de concurrence. La régression des monopoles publics, au moins dans le domaine économique, sous la contrainte européenne, pose la question de savoir comment garantir la réalisation des finalités du service public dans un contexte concurrentiel. D’après le

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document de travail, l’Etat doit « veiller tout à la fois à ce que les objectifs du service public soient atteints et à ce que des règles loyales de concurrence soient respectées » ; c’est un peu la quadrature du cercle, même si la « fonction de régulation » est « organisée avec soin » ; le dispositif prévu par la loi sur les télécommunications peut servir évidemment, sur ce point, de référence. - En ce qui concerne la place des services publics dans la société, un ensemble de questions restent posées concernant leur degré de spécificité par rapport aux autres activités sociales, les finalités qui leur sont assignées, la sphère qui leur est impartie La confrontation avec la notion européenne de « service universel » a contribué à mieux faire apparaître ses implications – voir, par exemple, M. Debène, Sur le service universel : renouveau du service public ou nouvelle mystification ?, In : « Actualité juridique Droit administratif », mars 1996, pp.183 et suiv., et aussi : Le service public et la construction communautaire, In : « Revue française de droit administratif », 1995, n° 3). Sur tous ces points encore, la réforme de l’Etat n’apporte pas d’éléments de réponse : mais le pouvait-elle dans la mesure où ces questions sont par essence ouvertes et dépendent avant tout d’une dynamique sociale et politique.

_____________________________________

103

Du service public (français)

Au service universel (communautaire)

8. Cadres juridiques applicables aux entreprises bénéficiaires de droits économiques spéciaux ou exclusifs et aux Services d’intérêt économique général (SIEG) en droit communautaire.

Alors que les services publics constituent, en droit français , l’essence même et la

justification du fonctionnement de l’Etat, ils ne revêtent, en droit communautaire, qu’un caractère exceptionnel et dérogatoire au regard des fondements du système institutionnel issu du traité de Rome.

8.1. Les principes de base de la construction communautaire. Les principes de base de la construction communautaire avaient à l’origine des motivations

et des finalités de type essentiellement économique. 8.1.1. L’article 2 du traité instituant la Communauté économique européenne, signé à

Rome le 25 mars 1957 (publié au Journal officiel de la République française du 2 février 1958), attribuait les objectifs suivant aux Etats parties à ce traité :

- Promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l’ensemble de la Communauté ;

- Une expansion continue et équilibrée ; - Une stabilité accrue ; - Un relèvement accéléré du niveau de vie ; - Des relations plus étroites entre les Etats membres. 8.1.2. Le traité sur l’Union européenne, signé à Maastricht le 7 février 1992, et entré en

vigueur le 1er novembre 1993, consacre ces ambitions économiques tout en les complétant et en les élargissant à des finalités et des actions qui relevaient jusque là des préoccupations et des pratiques des seuls Etats. La nouvelle rédaction de l’article 2 du traité de Rome, issue de l’article G-2° du traité de Maastricht, se réfère d’abord à « l’établissement d’un marché commun » et « d’une union économique et monétaire », pour viser la promotion d’ « un développement harmonieux et équilibré des activité économiques dans l’ensemble de la Communauté » et « un haut degré de convergence des performances économiques » .

Mais ce nouvel article 2 propose en outre à la Communauté « une croissance durable et non inflationniste respectant l’environnement », « un niveau d’emploi et de protection sociale élevé », « le relèvement du niveau et de la qualité de la vie », « la cohésion économique et sociale et la solidarité entre les Etats membres.

Le nouvel article 3 du traité de Rome, tel qu’issu de l’article G-3° du traité de Maastricht, étend ainsi l’action de la Communauté, aux fins énoncées à l’article 2, aux politiques suivantes :

« i) Une politique dans le domaine social comprenant un Fonds social européen ;

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« j) Le renforcement de la cohésion économique et sociale ; « k) Une politique dans le domaine de l’environnement ; … « o) Une contribution à la réalisation d’un niveau élevé de protection de la santé ; « p) Une contribution à une éducation et à une formation de qualité ainsi qu’à

l’épanouissement des cultures des Etats membres ; « q) Une politique dans le domaine de la coopération au développement ; … « s) Une contribution au renforcement de la protection des consommateurs ; « t) Des mesures dans le domaine de l’énergie, de la protection civile et du tourisme. » 8.1.3. Néanmoins, l’infrastructure de la Communauté conserve ses caractéristiques

d’origine renvoyant à un modèle macro-économique libéral et concurrentiel que traduisent les « Quatre grandes libertés » énoncées à l’article 3, c), du traité de Rome, consolidé par le traité de Maastricht, et selon lequel l’action de la Communauté comporte notamment « un marché intérieur caractérisé par l’abolition, entre les Etats membres, des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux ».

8.1.4. Ces quatre grandes libertés économiques ne trouvent leurs limites générales qu’en

relation avec les deux critères politiques suivants : - le principe de subsidiarité ; - l’objectif de cohésion sociale. 8.2. Le principe de subsidiarité et ses applications en ce qui concerne les droits

économiques spéciaux ou exclusifs.

Bibliographie : Bulletin des Communautés européennes, Commission, 1992 ( n° 10 et 12) et 1993 ( n° 10 et 11) ; « Définition et limites du principe de subsidiarité » (Conseil de l’Europe, collection Communes et régions d’Europe, 1994, n° 55) ; « L’Etat subsidiaire », Chantal Million-Delsol (Editions PUF, 1992, 227 p.).

8.2.1. Issu du droit public allemand et des règles encadrant les relations constitutionnelles

entre les Länder et l’Etat fédéral, le principe de subsidiarité a trouvé une de ses premières traductions de façon implicite en droit communautaire avec la disposition originelle du traité de Rome, transposée ultérieurement à l’article 13 de l’accord sur l’Espace économique européen (EEE) (accord entre la Communauté européenne et ses Etats membres, d’une part, et l’Association européenne de libre échange et ses Etats membres, d’autre part, signé à Porto le 2 mai 1992), selon lequel :

« Les dispositions des articles 11 et 12 [interdiction des restrictions quantitatives à l’importation et à l’exportation, ainsi que toutes mesures d’effet équivalent, entre les (parties contractantes)] ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d’importation, d’exportation ou de transit justifiées par des raisons de moralité publique, d’ordre public, de sécurité publique, de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux, de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique ou de protection de la propriété industrielle et commerciale… »

Autrement dit, contrairement au schéma juridique habituellement adopté par la suite dans les traités européens pour transférer à la Communauté des compétences étatiques, ou pour organiser le partage de ces dernières entre la Communauté et les Etats membres, cette disposition susrappelée du traité de Rome réservait en tout état de cause une compétence exclusive aux Etats membres, nonobstant les principes communautaires de base, pour réglementer librement l’une des « quatre grande libertés » au regard des nécessités de l’ordre public et de la protection des patrimoines des Etats, la Communauté n’étant devenue que subsidiairement compétente à leur égard à la suite de l’Acte unique européen et des traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Nice.

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Une disposition originelle similaire se retrouve, en ce qui concerne le droit d’établissement, issu du principe de la libre circulation des personnes à l’intérieur de la Communauté, à l’article 55 du traité de Rome, aux termes duquel :

« Sont exceptées de l’application des dispositions du présent chapitre, en ce qui concerne l’Etat membre intéressé, les activités participant dans cet Etat, même à titre occasionnel, à l’exercice de l’autorité publique » (l’accès des ressortissants d’un Etat membre à des activités salariées et non salariées sur le territoire d’un autre Etat membre ne peut porter préjudice au fonctionnement de ce dernier, dont la protection constitue un principe supérieur à ceux qui régissent la Communauté).

8.2.2. Le principe de subsidiarité se trouve inscrit explicitement dans le droit

communautaire primaire depuis l’intervention de l’article 3 B du traité instituant la Communauté européenne, introduit par l’article G, 5°, du traité sur l’Union européenne, signé à Maastricht le 7 février 1992, selon lequel (alinéa 2) :

« Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la Communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière satisfaisante par les Etats membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire ».

Il en résulte que dans tous les domaines où les compétences des Etats membres se sont trouvées partagées, au fil des traités, avec la Communauté, les Etats membres conservent une compétence de droit commun sous réserve des dimensions ou des effets des actions concernées.

8.2.3. Dans la partie A de ses conclusion à la suite du Conseil européen d’Edimbourg des

11 et 12 décembre 1992, la présidence du Conseil des Communautés européennes, alors assurée par le Royaume-Uni, observait que « le Conseil européen s’est mis d’accord sur les grandes questions suivantes », notamment, « …des orientations pour mettre en œuvre le principe de subsidiarité… » :

« Subsidiarité : « Référence : communication de la Commission sur le principe de subsidiarité – Bull. CE

10-1992, point 1.1.4 ; « 1.4. Sur la base d’un rapport des ministres des affaires étrangères, le Conseil européen a

arrêté l’approche globale, énoncée à l’annexe 1, concernant l’application du principe de subsidiarité et du nouvel article 3 B. Le Conseil européen a invité le Conseil à rechercher un accord interinstitutionnel entre le Parlement européen, le Conseil et la Commission sur l’application effective de l’article 3 B par toutes les institutions […] ».

« […]. « Annexe 1 à la partie A : « Approche globale de l’application par le Conseil du principe de subsidiarité et de l’article

3 B du traité sur l’Union européenne : « Principes fondamentaux : « 1.15. L’Union européenne repose sur le principe de subsidiarité, comme l’indiquent les

articles A et B du titre I du traité sur l’Union européenne. Ce principe contribue au respect de l’identité nationale des Etats membres et préserve leurs compétences. Il vise à ce que les décisions soient prises au sein de l’Union européenne aussi près que possible du citoyen.

« L’article 3 B du traité CE comporte trois éléments principaux : Une limite stricte à l’action de la Communauté (premier alinéa) ; Une règle (deuxième alinéa) pour répondre à la question « La

Communauté doit-elle agir ? » ; cela vaut pour les domaines qui ne relèvent pas de la compétence exclusive de la Communauté ;

Une règle (troisième alinéa) pour répondre à la question « Quelle doit être la nature ou l’intensité de l’action de la Communauté ? » ; cela vaut pour toute action, qu’elle relève ou non de la compétence exclusive de la Communauté.

106

« Les trois alinéas couvrent trois concepts juridiques distincts, pour lesquels il existe des précédents dans les traités instituant les Communautés ou dans la jurisprudence de la Cour de justice :

Le principe selon lequel la Communauté ne peut agir que si la compétence lui en a été conférée – la compétence nationale est donc la règle et la compétence communautaire, l’exception – a toujours été un élément fondamental du système juridique de la Communauté (principe de l’attribution de compétences) ;

Le principe selon lequel la Communauté ne doit agir que lorsqu’un objectif peut être mieux réalisé au niveau communautaire qu’au niveau des Etats membres est présent, sous une forme embryonnaire ou implicite, dans certaines dispositions du traité CECA et du traité CCC ; l’Acte unique européen a énoncé explicitement ce principe dans le domaine de l’environnement (principe de subsidiarité au sens juridique strict) ;

Le principe selon lequel les moyens employés par la Communauté doivent être proportionnels à l’objectif poursuivi est inscrit dans la jurisprudence constante de la Cour de justice, dont la portée a toutefois été limitée et qui n’a pas pu s’appuyer sur un article précis du traité (principe de proportionnalité ou intensité).

« Le traité sur l’Union européenne définit ces principes en termes explicites et leur donne une signification juridique nouvelle :

En les énonçant à l’article 3 B comme des principes généraux du droit communautaire ;

En faisant du principe de subsidiarité un principe fondamental de l’Union européenne (voir articles A et B du traité sur l’Union européenne) ;

En reflétant l’idée de subsidiarité dans la rédaction de plusieurs articles du nouveau traité (articles 118 A, 126, 127, 128, 129 A, 129 B, 130 et 130 G du traité CE, article 2 de l’accord sur la politique sociale. En outre, l’article K.3, paragraphe 2, deuxième tiret, point b), incorpore directement le principe de subsidiarité).

« La mise en œuvre de l’article 3 B devrait respecter les principes fondamentaux ci-après : Il incombe à toutes les institutions de la Communauté de traduire le

principe de subsidiarité et l’article 3 B dans les faits, sans préjudice de l’équilibre existant entre elles. Un accord doit être dégagé à cet effet entre le Parlement, le Conseil et la Commission dans le cadre du dialogue interinstitutionnel qui a lieu entre ces institutions ;

Le principe de subsidiarité ne concerne pas, et ne saurait remettre en question, les compétences conférés à la Communauté européenne par le traité, telles qu’elles ont été interprétées par la Cour de justice. Il donne une orientation sur la manière dont ces compétences doivent être exercées au niveau communautaire , y compris dans l’application de l’article 225. L’application de ce principe doit respecter les dispositions générales du traité de Maastricht, notamment lorsqu’il s’agit de « maintenir intégralement l’acquis communautaire », et ne pas affecter la primauté du droit communautaire ni remettre en question le principe énoncé à l’article F, paragraphe 3, du traité sur l’Union européenne, selon lequel l’Union se dote des moyens nécessaires pour atteindre ses objectifs et pour mener à bien ses politiques ;

La subsidiarité est un concept dynamique qui doit être appliqué à la lumière des objectifs énoncés dans le traité. Elle permet d’élargir l’action de la Communauté lorsque les circonstances l’exigent et,

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inversement, de la restreindre ou de l’interrompre lorsqu’elle n’est plus justifiée ;

Lorsque l’application de la subsidiarité exclut une action de la Communauté, les Etats membres seront toujours tenus de conformer leur action aux règles générales énoncées à l’article 5 du traité, en prenant toutes mesures propres à assurer l’exécution des obligations découlant du traité et en s’abstenant de toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du traité ;

Le principe de subsidiarité ne saurait être considéré comme ayant un effet direct ; néanmoins, l’interprétation de ce principe et la vérification de la conformité à ce principe sont soumises au contrôle de la Cour de justice, pour ce qui concerne les questions relevant du traité instituant la Communauté européenne ;

Les deuxième et troisième alinéas de l’article 3 B ne s’appliquent que dans la mesure où le traité donne à l’institution concernée le choix d’agir ou non et/ou le choix quant à la nature et à l’étendue de l’action. Plus la nature d’une exigence du traité est spécifique, moins elle laissera de champ à l’application du principe de subsidiarité. Le traité impose un certain nombre d’obligations spécifiques aux institutions de la Communauté, par exemple en ce qui concerne la mise en œuvre et l’exécution de la législation communautaire, la politique de concurrence et la protection des fonds communautaires. Ces obligations ne sont pas affectées par l’article 3 B : en particulier, le principe de subsidiarité ne saurait restreindre la nécessité de prévoir dans les actes communautaires des dispositions adéquates afin que la Commission et les Etats membres assurent l’exécution correcte de la législation communautaire et remplissent leurs obligations de sauvegarde vis-à-vis des dépenses de la Communauté ;

Lorsque la Communauté intervient dans un domaine de compétence mixte, le type de mesures à appliquer doit être déterminé cas par cas à la lumière des dispositions pertinentes du traité (Les nouveaux articles 126 à 129 du traité CE dans le domaine de l’éducation, de la formation professionnelle et de la jeunesse, de la culture et de la santé publique excluent expressément toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des Etats membres. Par conséquent, il sera exclu de recourir à l’article 235 pour des mesures d’harmonisation visant à la réalisation des objectifs spécifiques prévus aux articles 126 à 129 […]).

« Lignes directrices : « 1.16. Conformément aux principes fondamentaux énoncés ci-dessus, les lignes

directrices ci-après – propres à chaque alinéa de l’article 3 B – devraient être utilisées lorsqu’on examine si une proposition de mesure communautaire est conforme aux dispositions de l’article 3 B.

« Premier alinéa (limite de l’action communautaire) : « 1.17. Le respect du critère défini dans cet alinéa est une condition de toute action de la

Communauté. « Pour appliquer correctement cet alinéa, les institutions devront avoir la certitude que

l’action proposée se situe dans les limites des compétences conférées par le traité et qu’elle vise à réaliser un ou plusieurs de ses objectifs. L’examen du projet de mesure devra déterminer l’objectif à réaliser, établir s’il peut être justifié en liaison avec un objectif du traité et établir l’existence de la base juridique permettant de l’adopter.

« Deuxième alinéa (la Communauté doit-elle agir ?) :

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« 1.18. Cet alinéa ne s’applique pas aux questions relevant de la compétence exclusive de la Communauté.

« Pour qu’une action de la Communauté se justifie, le Conseil doit avoir l’assurance qu’elle répond au critère de subsidiarité dans ses deux aspects : les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par une action des Etats membres, et ces objectifs peuvent donc être mieux réalisés par une action de la Communauté.

« Pour vérifier si la condition mentionnée ci-dessus est remplie, il convient de suivre les lignes directrices suivantes :

La question examinée a des aspects transnationaux qui ne peuvent pas être réglés de manière satisfaisante par une action des Etats membres, et/ou

Une action au seul niveau national ou l’absence d’action de la Communauté serait contraire aux exigences du traité (concernant, par exemple, la nécessité de corriger des distorsions de concurrence, d’éviter des restrictions déguisées aux échanges ou de renforcer la cohésion économique et sociale) ou léserait sérieusement d’une autre manière les intérêts des Etats membres, et/ou

Le Conseil doit avoir l’assurance qu’une action au niveau communautaire présenterait des avantages manifestes, en raison de ses dimensions ou de ses effets, par rapport à une action au niveau des Etats membres.

« La Communauté doit entreprendre une action impliquant une harmonisation de la législation ou des normes nationales uniquement lorsque cela est nécessaire pour réaliser les objectifs du traité.

« L’objectif de l’adoption d’une position unique des Etats membres vis-à-vis des pays tiers ne justifie pas en lui-même une action interne de la Communauté dans le domaine concerné.

« Les motifs qui amènent à conclure qu’un objectif communautaire ne peut pas être réalisé de manière suffisante par les Etats membres, mais peut être mieux réalisé par la Communauté, doivent être étayés par des indicateurs qualitatifs ou, chaque fois que cela est possible, quantitatifs.

« […] » 8.2.4. Une application implicite du principe de subsidiarité : les dispositions de l’article 90

du traité instituant la Communauté européenne ou traité CE. Aux termes de l’article 90, paragraphe 1, du traité CE : « Les Etats membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises

auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs n’édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du présent traité, notamment à celles prévues aux articles 7 et 85 à 94 inclus. »

Les règles visées sont en particulier les suivantes : Article 86 : « Est incompatible avec le marché commun et interdit, dans la mesure où le commerce

entre Etats membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci.

« Ces pratiques abusives peuvent notamment consister à : a) imposer de façon directe ou indirecte des prix d’achat ou de vente ou

d’autres conditions de transaction non équitables ; b) limiter la production, les débouchés ou le développement technique au

préjudice des consommateurs ; c) appliquer à l’égard de partenaires commerciaux des conditions inégales à

des prestations équivalentes, en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la concurrence ;

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d) subordonner la conclusion de contrats à l’acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires, qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux, n’ont pas de lien avec l’objet de ces contrats. »

(L’abus de position dominante se trouve expressément repris en droit interne français par l’ordonnance du 30 décembre 1986 sur la liberté des prix et de la concurrence) (ordonnance « Balladur »).

Article 90, paragraphe 2 : « Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général ou

présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de la Communauté ».

Il en résulte notamment que : - les entreprises bénéficiaires, de la part d’un Etat membre, de droits spéciaux ou exclusifs

(entreprises financées par cet Etat ou habilitées par celui-ci à exercer un monopole de production, de commercialisation ou de diffusion), ne peuvent se voir reprocher, a priori, un abus de position dominante dès lors que ces droits spéciaux ou exclusifs sont inséparables de la mission particulière qui leur a été confiée par cet Etat membre, et dans la mesure où ces mêmes droits n’aboutissent pas à affecter le développement des échanges entre les acteurs économiques d’une façon contraire aux intérêts de la Communauté par des restrictions ou des discriminations injustifiées ;

- les règles de concurrences applicables à une entreprise à l’intérieur de la Communauté sont subsidiaires au regard de la mission d’intérêt général qui a pu être confiée par un Etat membre à cette entreprise, sous réserve des intérêts de la Communauté.

8.2.5. Applications jurisprudentielles. La mise en œuvre du principe de subsidiarité dans le cadre juridique des entreprises

bénéficiaires de droits spéciaux ou exclusifs est examinée ci-après à la lumière des critères jurisprudentiels suivants :

- Bénéfice abusif ou non abusif d’une position économique dominante ;

- Restrictions justifiées ou non justifiées, de la part des entreprises bénéficiaires de droits spéciaux ou exclusifs, à l’application des règles de concurrence ;

- Etendue et limites de l’abolition, par voie de directive de la Commission en application de l’article 90, paragraphe 3 du traité CE, de droits spéciaux ou exclusifs ;

- Compatibilité de l’existence de monopoles et d’entreprise bénéficiaires de droits exclusifs avec un régime de libre concurrence et de marché commun ;

- L’objectivité de la qualification d’abus de position dominante ; - Caractéristiques de l’activité, économique ou non économique,

faisant l’objet d’un droit exclusif ; - Caractère inapproprié de l’intervention de l’autorité publique à

l’égard des règles de concurrence en ce qui concerne les entreprises bénéficiaires de droits spéciaux.

8.2.5.1. Une position économique dominante ne saurait en aucun cas prospérer

abusivement, même en ce qui concerne les entreprises bénéficiaires de droits spéciaux ou exclusifs. Ainsi statué par un arrêt du 30 avril 1974 de la Cour de justice des Communautés

européennes (Affaire 155/73, Giuseppe Sacchi, Como) : « Rien dans le traité ne s’oppose à ce que les Etats membres, pour des considérations

d’intérêt public, de nature non économique, soustraient les émissions de radiotélévision, y compris

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les émissions par câble, au jeu de la concurrence, en conférant le droit exclusif d’y procéder à un ou plusieurs établissements ;

« Cependant, pour l’exécution de leur mission, ces établissements restent soumis aux interdictions de discrimination et tombent, dans la mesure où cette exécution comporte des activités de nature économique, sous les dispositions visées à l’article 90 relatif aux entreprises publiques et aux entreprises auxquelles les Etats accordent des droits spéciaux exclusifs ;

« L’interprétation conjointe des articles 86 et 90 conduit à la conclusion que l’existence d’un monopole dans le chef d’une entreprise à qui un Etat membre accorde des droits exclusifs n’est pas, en tant que telle, incompatible avec l’article 86 ;

« Dans la quatrième question, la juridiction nationale a cité un certain nombre de comportements susceptibles de manifester des abus au sens de l’article 86 ;

« Tel serait certainement le cas d’une entreprise possédant le monopole de la télévision publicitaire, si elle imposait aux utilisateurs de ses services des tarifs ou conditions inéquitables ou si elle opérait, dans l’accès à la publicité télévisée, des discriminations entre les opérateurs économiques ou les produits nationaux, d’une part, et ceux des autres Etats membres, d’autre part ;

« Il appartient, dans chaque cas, au juge national de constater l’existence de pareils abus et à la Commission d’y remédier dans le cadre de ses compétences ;[…] ainsi, même dans le cadre de l’article 90, les interdictions de l’article 86 ont un effet direct et engendrent, pour les justiciables, des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder ».

8.2.5.2. Les restrictions apportées, pour les entreprises bénéficiaires de droits spéciaux ou

exclusifs, à l’effet des règles de concurrence, doivent être motivées dans des conditions de transparence tarifaire.

Aux termes d’un arrêt du 11 avril 1989 de la CJCE (Affaire 66/86, Ahmed Saeed Flugreisen, Silver Line Reisebüro Gmbh et Zentralezur Bekampfung Unlauteren Wettbewerbs E.V. – groupement de lutte contre la concurrence déloyale) :

« …Pour que l’effet des règles de concurrence puisse être restreint, conformément à l’article 90, paragraphe 2, par les nécessités découlant de l’accomplissement d’une mission d’intérêt général, il faut que les autorités nationales chargées de l’approbation des tarifs, aussi bien que les juridictions saisies de litiges y relatifs, puissent déterminer quelle est la nature exacte des nécessités en cause et quelle en est la répercussion sur la structure des tarifs pratiqués par les compagnies aériennes concernées ;

« En effet, à défaut d’une transparence effective de la structure des tarifs, il est difficile, voire impossible, d’apprécier l’influence de la mission d’intérêt général sur l’application des règles de concurrence en matière de tarifs. Il appartient à la juridiction nationale de faire, sur ce point, les vérifications de fait nécessaires ;

« Il résulte des considérations qui précèdent qu’il y a lieu de répondre à la troisième question posée par la juridiction nationale que les articles 5 et 90 du traités doivent être interprétés en ce sens ;

« […] ; « […] ; « Qu’ils ne s’opposent pas à une limitation des effets des règles de concurrence pour autant

que celle-ci soit indispensable à l’accomplissement d’une mission d’intérêt général imposée à des transporteurs aériens, à condition que la nature de cette mission et sa répercussion sur la structure des tarifs soient clairement établies ».

8.2.5.3. Etendue et limites de l’abolition, par voie de directive de la Commission en

application de l’article 90, paragraphe 3, du traité, de droits exclusifs ou spéciaux. Selon un arrêt du 19 mars 1991 de la CJCE (Affaire C-202/88, République française contre

Commission des Communautés européennes) : « Quant aux droits exclusifs d’importation et de commercialisation, il convient de rappeler

que, selon la jurisprudence constante de la Cour (voir notamment arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville, point 5, 8/74, Rec. p.837), l’interdiction des mesures d’effet équivalant à des restrictions quantitatives édictée à l’article 30 du traité vise toute réglementation commerciale des

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Etats membres susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement le commerce intra-communautaire ;

« A cet égard, il convient de constater, en premier lieu, que l’existence des droits exclusifs d’importation et de commercialisation prive les opérateurs économiques de la possibilité de faire acheter leurs produits par les consommateurs ;

« Il y a lieu de relever, en second lieu, que le secteur des terminaux est caractérisé par la diversité et la technicité des produits et par les contraintes en découlant. Dans ces conditions, il n’est pas assuré que le détenteur du monopole soit en mesure d’offrir toute la gamme des modèles existant sur le marché, d’informer les clients sur l’état et le fonctionnement de tous les terminaux et de garantir leur qualité ;

« Les droits exclusifs d’importation et de commercialisation dans le secteur des terminaux de télécommunication sont donc susceptibles de restreindre le commerce intra-communautaire ;

« Quant à la question de savoir s’ils peuvent trouver des justifications, il convient de rappeler que, dans l’article 3 de la directive litigieuse, la Commission a précisé l’étendue et les limites de l’abolition des droits spéciaux et exclusifs, en tenant compte de certaines exigences telles que celles qui sont énumérées à l’article 2, point 17, de la directive 86/361 du Conseil, précitée, à savoir la sécurité de l’usager, la sécurité des employés des exploitations du réseau public de télécommunications, la protection des réseaux publics de télécommunications contre tout dommage et l’interopérabilité des équipements terminaux, lorsqu’elle est justifiée ;

« Le gouvernement français, quant à lui, n’a pas attaqué l’article 3 de la directive litigieuse et n’a pas fait valoir qu’il existerait d’autres exigences essentielles que la Commission aurait dû respecter en l’espèce ;

« Dans ces conditions, c’est à juste titre que la Commission a considéré comme incompatibles avec l’article 30 du traité les droits exclusifs d’importation et de commercialisation dans le secteur des terminaux de télécommunication ;

« En ce qui concerne les droits exclusifs de raccordement, de mise en service et d’entretien d’appareils terminaux de télécommunication, le sixième considérant de la directive énonce que : …le maintien de droits exclusifs dans ce domaine équivaudrait à maintenir des droits exclusifs de commercialisation… ;

« A cet égard, il y a lieu de rappeler, d’abord, que, selon la jurisprudence constante de la Cour, les articles 2 et 3 du traité visent la création d’un marché où les marchandises circulent librement dans des conditions de concurrence non faussées (voir notamment arrêt du 10 janvier 1985, Leclerc, point 9, 229/83, Rec. p.1). Les articles 30 et suivants du traités doivent donc être interprétés à la lumière de ce principe, ce qui implique la prise en compte de l’aspect concurrentiel qui figure à l’article 3, sous f), du traité ;

« Il convient d’observer, ensuite, que, dans un marché qui possède les caractéristiques décrites précédemment […], il n’est pas garanti que le détenteur des droits exclusifs de raccordement, de mise en service et d’entretien soit en mesure d’assurer la fiabilité de ces services pour tous les types de terminaux existant sur le marché et de permettre ainsi l’utilisation de tous ces appareils, ni qu’il soit incité à le faire. Par conséquent, dès lors que le droit exclusif de commercialisation est aboli, un opérateur économique doit pouvoir offrir lui-même les services de raccordement, d’entretien et de mise en service afin de pouvoir exercer son activité de commercialisation dans des conditions de concurrence non faussées ;

« Dans ces conditions, c’est à juste titre que la Commission a considéré comme incompatibles avec l’article 30 du traité les droits exclusifs de raccordement, de mise en service et d’entretien d’appareils terminaux de télécommunication ;

« Il résulte de ce qui précède que la Commission était fondée à demander l’abolition des droits exclusifs d’importation, de commercialisation, de raccordement, de mise en service d’appareils terminaux de télécommunication et/ou d’entretien de tels appareils ;

« S’agissant des droits spéciaux, il convient de constater que ni les dispositions de la directive ni ses considérants ne précisent le type de droits qui est concrètement visé et en quoi l’existence de ces droits serait contraire aux différentes dispositions du traité ;

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« Il en résulte que la Commission n’a pas justifié l’obligation d’abolir des droits spéciaux d’importation, de commercialisation, de raccordement, de mise en service et/ou d’entretien d’appareils terminaux de télécommunication ;

« En conséquence, l’article 2 [de la directive litigieuse] doit être annulé dans la mesure où il vise l’abolition de ces droits ».

8.2.5.4. Compatibilité de l’existence de monopoles et d’entreprises bénéficiaires de droits

exclusifs avec un régime de libre concurrence et de marché commun. Dans l’instance relative à l’affaire qui précède, M. Tesauro, avocat général, avait

notamment présenté à la Cour les conclusions suivantes : « …La claire obscurité de l’article 90, à laquelle nous avons fait allusion ci-dessus (de

même que l’obscure clarté attribuée depuis longtemps et de manière autorisée à l’article 37, les deux dispositions ayant en commun la même origine et le fait de figurer dans l’article 28 du projet de traité), n’est certainement pas due au hasard ou à une soudaine difficulté de rédaction, mais tient, au contraire, à la difficulté objective de concilier l’idée même d’un monopole ou d’une entreprise bénéficiaire de droits exclusifs avec un régime de libre concurrence et de marché commun.

« Cette difficulté procède, à notre avis, de la contradiction de fond de l’ensemble du projet communautaire tel qu’il est consigné dans le traité, entre, d’une part, la prévision ponctuelle d’un marché commun et d’un régime de libre concurrence et, d’autre part, le maintien des choix de politique économique par les Etats membres, sous réserve de coordination. Ladite contradiction a abouti en termes formels aux articles 222, 37 et 90, pour ce qui revêt spécifiquement de l’importance ici, mais également, pour mentionner un autre aspect, par exemple à la très grande « circonspection » des dispositions relatives à la libre circulation des capitaux par rapport aux autres libertés ou même aux particularités et aux retards admis dans le secteur des banques et des assurances. En termes substantiels, ensuite, le projet de libéralisation du traité, plus il touche de près les choix laissés à l’autonomie et à la responsabilité des Etats membres, plus il ne peut le faire que pour autant (« dans la mesure ») que cela se révèle indispensable pour sa réalisation.

« A cet égard, permettez-nous d’associer dans la même dimension logique, que nous avons mise en évidence, l’expression «dans la mesure nécessaire au bon fonctionnement du marché commun », qui définit et limite, dans l’article 67, l’obligation des Etats membres de supprimer les restrictions aux mouvements des capitaux, la prudence de l’article 90, paragraphe 2, qui soumet les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général aux règles du traité « dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie », et l’affirmation de la Cour, dans l’arrêt rendu sur la directive « transparence », selon laquelle la compétence attribuée à la Commission par l’article 90, paragraphe 3, « se limite aux directives et aux décisions qui sont nécessaires à l’accomplissement, d’une manière efficace, du devoir de surveillance imposé par ce même paragraphe » (point 13, arrêt précité).

« […] « […] La circonstance qu’un monopole ou un régime de droits exclusifs ou spéciaux puisse

ne pas être en parfaite harmonie avec un système fondé sur la libre concurrence n’est que trop évidente. Mais de ce fait même, il s’agit d’une circonstance que le constituant communautaire ne pouvait pas ne pas avoir à l’esprit.

« Il est donc clair que le traité, si l’on veut, par cohésion avec l’article 222 et avec le projet communautaire dans son ensemble, a entendu « tolérer », en les considérant « en soi » comme légaux, les monopoles et les régimes de droits exclusifs spéciaux, tout en confiant à la Commission la tâche de faire en sorte que l’on parvienne, en tout cas, au nécessaire respect de la réglementation relative au marché commun des marchandises et des services et de la libre concurrence, sous réserve de l’éventuelle dérogation visée à l’article 90, paragraphe 2.

« Ainsi s’explique la formulation apparemment obscure, mais opportunément équilibrée à la fois de l’article 37 et de l’article 90, paragraphe 1, et, en particulier, l’ « aménagement » des monopoles commerciaux voulu par l’article 37 par le biais de l’instrument d’impulsion de la recommandation, et les pouvoirs de surveillance conférés à la Commission par l’article 90, paragraphe 3, ainsi que, « en tant que de besoin », la possibilité d’utiliser les instruments par

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hypothèse plus incisifs de la directive et de la décision, toujours aux fins de mieux exercer son devoir de surveillance.

« Dans l’abstrait, par conséquent, il nous semble que la simple existence d’un monopole ou d’un régime de droits exclusifs n’est pas « en soi » contraire au traité. Mais cette réponse est précisément abstraite. »

PARIS CONTESTE LES ACCUSATIONS DE BRUXELLES CONTRE EDF La décision de la Commission européenne de lancer une enquête approfondie contre EDF et de demander au gouvernement français de mettre fin à la garantie accordée par l’Etat aux emprunts du groupe électrique du fait de son statut d’entreprise publique (Le Monde du 17 octobre) a fait l’effet d’une douche froide à Paris. Même si, à Bercy, on était sans illusions sur la détermination de Mario Monti, le commissaire chargé de la concurrence, à aller au bout de sa démarche. La procédure engagée aurait été prise après des plaintes de concurrents d’EDF. « EDF n’a plus eu de garantie formelle de l’Etat pour ses emprunts obligataires depuis le début des années 1990, donc bien avant que le marché ne soit ouvert à la concurrence », fait-on observer à Paris. Le redressement fiscal en quelque sorte exigé par Bruxelles ne porterait, en tout état de cause, que sur les échéances des emprunts antérieurs, qui ont été payés depuis la

première directive d’ouverture du marché, adoptée en 1996 et transposée en France en février 2000, et sous réserve qu’il soit démontré qu’ils faussent les conditions de la concurrence. « Les éléments examinés par la Commission ne constituent pas des aides d’Etat », ont affirmé dans un communiqué mercredi Francis Mer, le ministre de l’économie, et Nicole Fontaine, la ministre déléguée à l’industrie, tout en s’engageant à « apporter les clarifications nécessaires pour le démontrer ». Le différend porte aussi sur le réseau électrique d’alimentation générale en France. Jusqu’en 1997, EDF était considérée comme concessionnaire de l’Etat et devait donc constituer des provisions pour la maintenance et le renouvellement du réseau. En 1997, EDF en est devenue propriétaire ; l’entreprise publique n’a plus, du coup, à constituer de provisions. Mais M. Monti estime que les provisions antérieures ont été indûment constituées et que le redressement fiscal atteint 900 millions d’euros.

EDF fait valoir que le réseau concerné n’est plus dans le champ de la concurrence puisqu’il a été transféré au réseau de transport d’électricité (RTE), entité autonome au sein d’EDF. Reste l’aspect politique de l’action déclenchée par M. Monti. Celui-ci se défend d’attaquer le statut public d’EDF, arguant que sa décision repose sur de pures considérations de concurrence. « La Commission ne remet pas en cause le statut d’établissement public industriel et commercial » du groupe, confirment les deux ministres français, soucieux de ne pas jeter d’huile sur le feu. Il n’empêche que ce coup de boutoir tombe mal, alors que « le gouvernement a annoncé son intention de transformer la forme juridique d’EDF et d’ouvrir minoritairement son capital (…) dans le cadre d’une large concertation avec les agents de l’entreprise ». Pascal Galinier (« Le Monde » du 18/10/02)

8.2.5.5. L’objectivité de la qualification d’abus de position dominante . Dans l’instance relative à l’affaire « Klaus Höfner et Fritz Elser et Macrotron Gmbh »

ayant donné lieu à un arrêt du 23 avril 1991 de la CJCE (Aff. C-41/90), M. Jacobs, avocat général, avait notamment conclu pour la Cour de la façon suivante :

« […] « Bien que le rapport entre la présente affaire et les affaires Volvo et Renault semble ténu

de prime abord, on pourrait considérer que les arrêts Volvo et Renault illustrent un principe général selon lequel, lorsqu’une législation nationale confère un droit exclusif à une personne – que ce soit sous la forme d’un brevet, d’un modèle déposé ou d’un monopole en ce qui concerne la prestation de certains services – et que cette personne ne fournit pas les biens ou services couverts par le droit exclusif, cela peut équivaloir à une exploitation abusive d’une position dominante, qui tombera sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 86 dans la mesure où l’exploitation abusive est susceptible d’affecter le commerce entre Etats membres. Cette interdiction fait que le droit ne peut

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plus être exercé. Il est concevable qu’un tel cas que celui dont il s’agit ne relève pas de l’article 86 en l’absence d’une omission volontaire de la part de l’entreprise en position dominante d’assurer les services en question. Une distinction pourrait être faite entre le cas d’espèce et un refus délibéré de fournir des prestations, lequel serait seul à tomber sous le coup de l’interdiction énoncée à l’article 86. Toutefois, à notre avis, la notion d’exploitation abusive n’est pas aussi limitée. Ainsi que la Cour l’a souligné, la notion d’exploitation abusive est une notion objective qui vise les comportements d’une entreprise en position dominante et l’article 86 s’appliquera lorsque, par exemple, le comportement en cause a pour effet de faire obstacle au maintien du degré de concurrence existant encore sur le marché ou au développement de cette concurrence : voir l’affaire 85/76, Hoffmann-Laroche/Commission (Rec. 1979, p.461, 541). En tant que notion objective, cette exploitation abusive peut exister indépendamment de tout élément de faute imputable à l’entreprise en position dominante. En conséquence, nous estimons que l’article 86 est susceptible de s’appliquer à une situation telle que celle visée en l’espèce. Cette interprétation est corroborée par les finalités mêmes de l’article 86 qui comprennent la protection du consommateur contre les désavantages qui pourraient, sinon, découler d’une puissance de marché excessive ; l’article 86 vise à assurer autant que possible que le comportement d’une entreprise en position dominante n’aboutisse pas à priver le consommateur des avantages qui devraient raisonnablement résulter du jeu normal des forces du marché.

« S’agissant du critère permettant de déterminer si l’exploitation abusive est susceptible d’affecter le commerce entre Etats membres, on observera d’abord qu’il suffit d’établir un effet potentiel. L’article 86 exige qu’il soit démontré non pas que le comportement abusif a effectivement affecté le commerce entre Etats membres, mais que ce comportement est de nature à avoir un tel effet : voir l’affaire 322/81, Michelin/Commission (Rec. 1983, p.3461). Il s’ensuit que l’article 86 ne devient pas inapplicable du seul fait que l’affaire en question a pour origine une situation purement interne.

« […] ». Cette argumentation a été retenue implicitement par la Cour qui a notamment décidé dans

son arrêt susvisé que : « […] Serait incompatible avec les règles du traité toute mesure d’un Etat membre qui

maintiendrait en vigueur une disposition légale créant une situation dans laquelle un office public pour l’emploi serait nécessairement amené à contrevenir aux termes de l’article 86 »,

après avoir relevé que : « […]Celui-ci n’est manifestement pas en mesure de satisfaire à la demande que présente

le marché [à l’égard des placements de cadres et de dirigeants d’entreprises] et qu’il tolère, en fait, une atteinte à son droit exclusif par [des sociétés privées de conseil en recrutement] ».

8.2.5.6. Caractéristiques de l’activité, économique ou non économique, faisant l’objet d’un

droit exclusif. A été jugé dans un arrêt du 19 janvier1994 de la CJCE (Sat Fluggesellschaft Mbh et

Organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne (Eurocontrol), Aff. C-364/92) que :

« Eurocontrol assure […], pour le compte des Etats contractants, des missions d’intérêt général dont l’objet est de contribuer au maintien et à l’amélioration de la sécurité de la navigation aérienne.

« Contrairement à ce que soutient SAT, l’activité d’Eurocontrol relative à la perception des redevances de route, qui est à l’origine du litige au principal, n’est pas détachable des autres activités de l’organisation. Ces redevances ne sont que la contrepartie, exigée des usagers, pour l’utilisation obligatoire et exclusive des installations et services de contrôle de la navigation aérienne. Comme l’a déjà constaté la Cour, dans le cadre particulier de l’interprétation de la convention du 27 septembre 1968, précitée, Eurocontrol doit, dans son activité de perception des redevances, être regardée comme une autorité publique agissant dans l’exercice de la puissance publique (arrêt LTU, précité, points 4 et 5).

« Eurocontrol agit, à ce titre, pour le compte des Etats contractants sans véritablement pouvoir influer sur le montant des redevances de route. La circonstance, invoquée par SAT devant

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le juge national, que les montants des redevances varient dans le temps ou en fonction des territoires survolés n’est pas imputable à Eurocontrol, qui se borne à établir et à appliquer une formule commune dans les conditions précédemment indiquées, mais aux Etats contractants qui déterminent le montant des taux unitaires.

« Prises dans leur ensemble, les activités d’Eurocontrol, par leur nature, par leur objet et par les règles auxquelles elles sont soumises, se rattachent à l’exercice de prérogatives, relatives au contrôle et à la police de l’espace aérien, qui sont typiquement des prérogatives de puissance publique. Elles ne présentent as un caractère économique justifiant l’application des règles de concurrence du traité ».

8.2.5.7. Intervention inappropriée de l’autorité publique à l’égard des règles de

concurrence. Aux termes d’un arrêt du 9 novembre 1995 de la CJCE (Aff. C-91/94, « Thierry Tranchant

et Téléphone Store Sarl ») : « […] « Dans l’arrêt du 19 mars 1991, France/Commission (C-202/88, Rec. p.I-1223, point 51),

la Cour a […] reconnu qu’un système de concurrence non faussé, tel que celui prévu par le traité, ne peut être garanti que si l’égalité des chances entre les différents opérateurs économiques est assurée. La Cour en a conclu (point 52) que le maintien d’une concurrence effective et la garantie de transparence exigent que la formalisation des spécifications techniques, le contrôle de leur application et l’agrément soient effectués par une entité indépendante des entreprises publiques ou privées offrant des biens et/ou des services concurrents dans le domaine des télécommunications (voir, également, arrêt du 13 décembre 1991, GB-Inno-BM, C-18/88, Rec. p.I-5941, point 2-).

« L’exigence d’indépendance posée par l’article 6 de la directive 88/301 vise donc à exclure tout risque de conflit d’intérêts entre, d’une part, l’entité régulatrice chargée de formaliser les spécifications techniques, de contrôler leur application et de délivrer les agréments et, d’autre part, les entreprises offrant des biens ou des services dans le domaine des télécommunications.

« Il est constant que, dans la réglementation française, le contrôle de l’application des spécifications techniques par l’autorité publique se fonde essentiellement sur les résultats d’essais. Ceux-ci font, en effet, partie intégrante de l’opération visant à évaluer la conformité des appareils terminaux aux spécifications techniques.

« Il est également constant que les essais sont effectués par un laboratoire rattaché à un opérateur économique, en l’occurrence France Télécom, qui commercialise lui-même des appareils terminaux. Le directeur du LEA est d’ailleurs un agent de France Télécom, ainsi que le gouvernement français l’a reconnu lors de l’audience.

« Dans ces conditions, un laboratoire tel que le LEA ne peut être considéré comme indépendant au sens de l’article 6 de la directive 88/301. Son intervention dans la procédure d’agrément n’est par conséquent pas conforme à cette disposition.

« Cette conclusion ne saurait être infirmée par l’argument développé par le gouvernement français et par les parties civiles au principal selon lequel la directive 91/263 du Conseil, précitée, précise, pour ce qui concerne les laboratoires d’essais, les conditions d’application du principe d’indépendance défini à l’article 6 de la directive 88/301. Ainsi, le LEA serait conforme aux critères d’impartialité, d’indépendance et d’intégrité définis par la norme européenne EN-45001, spécifiant les critères généraux concernant le fonctionnement de laboratoires d’essais, adoptée par l’Organisation commune européenne de normalisation (CEN/Cenelec), dont la directive 91/263 exige le respect.

« Comme la Commission l’a relevé, la ratio legis de la directive 91/263 du Conseil est différente de celle de la directive 88/301 de la Commission. La directive du Conseil vise à réduire les répétitions de procédures, une fois un agrément déjà obtenu dans un Etat membre, en facilitant la reconnaissance mutuelle des agréments par la définition de spécifications techniques communes, alors que la directive de la Commission vise à prévenir les conséquences dommageables qui pourraient résulter, en termes de concurrence, de la partialité de l’entité chargée d’effectuer les essais de conformité en vue de l’obtention d’un agrément. De plus, une directive postérieure ayant

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un autre objet ne saurait être prise en considération pour l’interprétation de l’article 6 de la directive 88/301 de la Commission.

« Dans ces conditions, il convient de répondre que l’article 6 de la directive 88/301 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui interdit, sous peine de sanctions, aux opérateurs économiques de fabriquer, d’importer, de détenir en vue de la vente, de vendre, de distribuer des appareils terminaux ou d’en faire la publicité sans justifier, par la présentation d’un agrément ou de tout autre document considéré comme équivalent, de la conformité de ces appareils à certaines exigences essentielles tenant notamment à la sécurité des usagers et au bon fonctionnement du réseau, alors que n’est pas assurée l’indépendance, par rapport aux opérateurs offrant des biens ou des services dans le domaine des télécommunications, d’un laboratoire d’essais chargé de contrôler techniquement la conformité de ces appareils aux spécifications techniques.

« […] ».

8.3. La mise en œuvre de l’objectif communautaire de cohésion sociale dans le cadre des

Services d’intérêt économique général (SIEG). Il a été vu plus avant que l’objectif, notamment, de cohésion sociale, a été ajouté par le

traité de Maastricht du 7 février 1992 aux buts à caractère essentiellement économique de la Communauté européenne substituée désormais à l’ex-« Communauté économique européenne ».

Cet objectif se trouve lui-même intégré, depuis le traité modifiant le traité sur l’Union européenne et certains actes connexes, signé à Amsterdam le 2 octobre 1997 et entré en vigueur le 1er mai 1999, à l’article 16 du traité sur l’Union européenne (article 7 D du traité d’Amsterdam) aux termes duquel :

« Sans préjudice des articles 77, 90 et 92 et eu égard à la place qu’occupent les services d’intérêt économique général parmi les valeurs communes de l’Union européenne ainsi qu’au rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union européenne, la Communauté et ses Etats membres, chacun dans les limites de leurs compétences respectives et dans les limites du champ d’application du présent traité, veillent à ce que ces services fonctionnent sur la base de principes et dans des conditions qui leur permettent d’accomplir leurs missions ».

Une définition des SIEG en droit communautaire a été donnée en particulier par une communication de la Commission européenne du 11 septembre 1996 dans laquelle celle-ci établissait que ces services « remplissent des mission d’intérêt général et sont soumis de ce fait par les Etats membres à des obligations de service public » (Communication n° 96/C du 11 septembre 1996 concernant les services d’intérêt général en Europe, JOCE 26 septembre 1996, n° C 281 ; cf. D. Simon et F. Lagondet, « La communication de la Commission sur les services d’intérêt général en Europe : Continuité ou rupture ? », Europe, janvier 1997, p.4).

La disposition de l’article 7 D du traité d’Amsterdam constitue une avancée juridique importante mais elle ne modifie pas la portée de l’article 90, susmentionné, du traité CE, comme le souligne l’Acte final du traité d’Amsterdam : « Les dispositions de l’article 7 D (…) relatives aux services publics sont mises en œuvre dans le plein respect de la jurisprudence de la Cour de justice en ce qui concerne, entre autres, les principes d’égalité de traitement, ainsi que de qualité et de continuité de ces services » (JOCE n° C 340/1 du 10 novembre 1997).

8.3.1. Service public français et service d’intérêt économique général communautaire. L’approche économique de la notion de service public a été marquée en droit français par

l’extension de la notion au domaine du secteur public, c’est-à-dire aux grands services publics et entreprises nationales, aux entreprises publiques et aux monopoles, qui a prévalu à partir de la fin des années 1970 en France.

Un déploiement des activités des personnes publiques dans le secteur économique et social s’étant avéré nécessaire, de grands travaux publics avaient mis en place des infrastructures auxquelles étaient associés des services de production des biens et de distribution des services : collecte des déchets, chemin de fer, réseau d’électricité, distribution d’eau. Ces activités en réseaux

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avaient engendré des monopoles appelés parfois « monopoles techniques » ou encore « monopoles naturels ». Indépendamment des diverses nationalisations et privatisations que les entreprises gérant ces infrastructures et assumant les missions de service public correspondantes purent connaître depuis 1945, toutes ces activités menées dans le cadre du secteur public ont été remises en cause par les développements du droit communautaire. Elles ont ainsi constitué la matière première des services d’intérêt économique général évoqués dans l’article 90, devenu article 86, du traité instituant la Communauté européenne.

C’est d’ailleurs à leur propos que les concepts de régulation et de dérégulation ont été émis. Ces concepts sont communs à l’ensemble des réseaux, même si chacun de ces réseaux dispose de sa spécificité technologique. Ainsi, « la technologie des réseaux électriques est assez particulière : ce n’est pas la même chose que la circulation des trains sur les rails, que la circulation des camions sur les autoroutes, que la circulation des informations sur les réseaux de télécommunication ; ces caractéristiques techniques rendent la dérégulation et les concepts généraux de la dérégulation plus difficiles d’application dans l’industrie électrique que, disons, dans les transports ou les télécommunications » (C. Stoffaës, « Reprendre l’initiative et forger des alliances », in P. Bauby et J.-C. Boual, (dir.), Les services publics au défi de l’Europe, Les éditions ouvrières, coll. Portes ouvertes, 1993, p.90).

En fait, il est aujourd’hui erroné d’affirmer que le droit communautaire ignore la notion de service public. Seulement, la perception du service public est contenue dans des cadres étroits puisqu’elle est insérée dans la logique de la libre concurrence sur laquelle repose la philosophie des traités sur le marché commun, sur la Communauté européenne, sur l’Union européenne. Les opérateurs publics, investis de missions de service public, ne sauraient donc nier cette logique même.

En droit communautaire, ce n’est que par exception au principe que peut être défini un service public. Cette notion paraît particulièrement mise en évidence en ce qui concerne les transports. Ainsi, l’article 73 du traité CE dispose que « sont compatibles avec le présent traité les aides qui répondent aux besoins de la coordination des transports ou qui correspondent aux remboursement de certaines servitudes inhérentes à la notion de service public ». En cette matière, des dispositions de droit dérivé ont autorisé les Etats membres à poser des « obligations de service public » et la jurisprudence communautaire en tire toutes les conséquences (CJCE, 17 mars 1998, Sjoberg, Rec. CJCE, p.I-1125 ; art. 4 du règlement du 23 juillet 1992). Cependant, l’absence de définition de cette notion de service public, strictement limitée jusqu’à présent à la question des transports, demeure insatisfaisante pour le juriste français.

S’agissant des services d’intérêt économique général, les personnes qui y font appel ou en bénéficient, qu’elles oient des particuliers, des ménages ou des entreprises, sont considérées d’abord et surtout comme des consommateurs. L’objectif est de leur assurer la sécurité économique, elle ne d’approvisionnement, l’accessibilité à des services dits essentiels dans le cadre de la solidarité sociale comme la poste, l’énergie, les transports, les télécommunications – l’eau n’ayant pas encore été classée dans ce cadre – grâce au respect de la libre concurrence entre les prestataires de service.

L’idée centrale est alors que « la concurrence est bénéfique quand elle introduit des produits nouveaux utiles, élargit des marchés, abaisse les coûts de production, remplace des producteurs moins efficaces par des producteurs plus efficaces. La concurrence peut être dommageable lorsque les perspectives de diversification des produits et de sélection des producteurs sont insuffisants. Elle a alors pour effet de multiplier les coûts fixes et d’abaisser les rendements, si ceux-ci sont croissants » (. Henry, Concurrence et services publics dans l’Union européenne, PUF, coll. Economie, 1997, p.182). La visée est d’ordre économique, elle ne comporte pas vraiment de dimension sociale.

L’objectif communautaire de cohésion sociale, placé par le traité de Maastricht consolidé au centre de la notion de service d’intérêt économique général, apparaît donc en l’état subordonné à l’existence du marché unique européen et à la bonne application dans son contexte d’un régime optimum de liberté de concurrence supposé contribuer pour l’essentiel à la croissance, l’emploi et l’intégration sociale des différentes populations européennes concernées. Néanmoins, Il est possible d’envisager que l’évolution à venir des traités et du droit communautaire dérivé s’oriente vers une lecture différente du traité de Maastricht.

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Les deux textes ci-après évoqués, intervenus dans le cadre de la préparation des réformes prévues pour l’adoption du traité modifiant le traité sur l’Union européenne, témoignent de cette hésitation juridique.

D’une part, le rapport final du Groupe de réflexion chargé de mettre en place les travaux de la Conférence intergouvernementale (CIG) de 1996 indique :

« Une majorité préconise que la CIG examine le renforcement de la notion de service public d’intérêt général, en tant que principe complétant les critères de marché. On a indiqué que, dans les économies modernes, la fourniture de certains services (tels que l’approvisionnement en électricité et en eau, les services postaux, l’enseignement, le téléphone et certaines formes de transports publics) doit répondre à certains critères, comme la disponibilité universelle, qui doivent être garantis en toutes circonstances, que le fournisseur relève du secteur public ou privé. Il s’agit donc de protéger l’accès du consommateur et non la nature du fournisseur. Selon certains membres, le Traité devrait contenir des dispositions plus précises et plus complètes concernant le rôle des services publics et des services d’intérêt général afin de garantir que la concurrence n’affecte pas la disponibilité, la qualité et l’universalité des services fournis au citoyen. D’autres estiment que le meilleur moyen de servir l’intérêt général est de maintenir les dispositions existantes du Traité, qui, selon eux, assurent un équilibre suffisant entre la politique de concurrence et les besoins de service public ».

D’autre part, l’avis adopté par la Commission européenne à l’attention de cette même CIG conclut que :

« Bâti sur un ensemble de valeurs communes à toutes les sociétés européennes, le projet européen combine les traits de la démocratie – droits de l’homme, Etat de droit – avec ceux d’une économie ouverte fondée sur le dynamisme du marché, la solidarité et la cohésion. Au nombre de ces valeurs figure l’accès des citoyens à des services universels ou à des services d’intérêt général, contribuant aux objectifs de solidarité et d’égalité de traitement.

« Le modèle européen de société s’exprime notamment dans le Traité sur l’Union européenne par des objectifs généraux tels que la réalisation d’un niveau élevé d’emploi ou d’un développement durable, par des politiques spécifiques et par l’encouragement au dialogue social.

« Au moment de franchir une nouvelle étape politique, l’appui à ce modèle mérite d’être confirmé et précisé. »

8.3.2. Caractéristiques juridiques des services d’intérêt économique général. Presque vingt ans après la première application positive du paragraphe 2 de l’article 90,

devenu l’article 86, du traité CE, dans l’affaire du Port de Mertert, la Cour de justice a défini les conditions autorisant les entreprises chargées de la gestion d’un SIEG à bénéficier de l’application de ce texte. Elle a posé que : « il appartient, dans chaque cas d’espèce, aux autorités administratives ou juridictionnelles nationales compétentes, de vérifier si l’entreprise (…) a été effectivement chargée du SIEG par un acte de la puissance publique » ; et que « les autorités nationales chargées de l’approbation des tarifs, aussi bien que les juridictions saisies de litiges y relatifs, puissent déterminer quelle est la nature exacte des nécessités en cause et quelle en est la répercussion sur la structure des tarifs » (CJCE, 11 avril 1989, Ahmed Saeed Flugreisen, aff. 66/86 dite « Silver Line », Rec. CJCE, p.803).

Mais une fois remplies ces conditions, l’article 90, devenu article 86, du traité CE, permet de déroger à l’ensemble des règles générales du traité (J.-Y. Chérot, « L’art. 90 § 2 du Traité CE après les arrêts de la CJCE du 23 octobre 1997 sur les monopoles d’importation d’électricité », RFD adm. 1998, p.135), qu’elles concernent la concurrence, la libre circulation (CJCE, 23 octobre 1997, Commission c/ Pays-Bas, aff. C-157/94, Rec. CJCE, p.I-5699) ou les aides publiques (CJCE, 22 mars 1977, Steinike et Weinling, Rec. CJCE p.595, puis CJCE, 15 mars 1994, Banco de credito industrial SA, aff. C-387/92, Rec. CJCE, p.I-877 ; TPICE, 27 février 1997, Fédération fr. des sociétés d’assurance, Rec. CJCE, p.II-229 ; CJCE ord. 25 mars 1998, aff. C-174/97, FFSA e.a. c/ Commission, Rec. CJCE, p.I-1303). La Cour de justice elle-même déduit de cet article que les entreprises chargées d’un SIEG « peuvent échapper aux règles du Traité sur la concurrence, dans la mesure où des restrictions à la concurrence, voire une exclusion de toute concurrence de la part d’autres opérateurs économiques, sont nécessaires pour assurer l’accomplissement de la mission

119

particulière qui leur a été impartie » (CJCE, 27 avril 1994, Commune d’Almelo et autres c. Energiebedrijf Ijsselmij, aff. C-393/92, dite « Almelo », Rec. CJCE, p.I-1477, CJEG 1994, p.623, concl. Darmon ; AJDA 1994, p.637, note F. Hamon; D. 1995, J. p.17, note J. Dutheil de la Rochère, Petites Affiches 15 mars 1995, p.9 note O. Raymundie). Ces restrictions sont d’ailleurs admises par le juge « dans la mesure où elles s’avèrent nécessaires pour permettre à l’entreprise » d’accomplir cette mission et en tenant compte « des conditions économiques dans lesquelles est placée l’entreprise, notamment des coûts qu’elle doit supporter et des réglementations auxquelles elle est soumise ».

De plus, le bénéfice de cette dérogation n’est pas réservé aux seuls comportements anticoncurrentiels de l’entreprises chargée d’un SIEG. Parce que les paragraphes 1 et 2 de l’article 90 doivent être dorénavant lus ensemble et deviennent tous deux des règles de droit communautaire matériel, cette dérogation s’étend aux décisions par lesquelles l’Etat adopte une réglementation économique nécessaire à l’accomplissement par les entreprises de leur mission de SIEG (CJCE, 19 mai 1993, Corbeau, aff. C-320/91, Rec. CJCE, p.I-2533, AJDA 1993, p.865, note F. Hamon; Dr. Adm. 1993, n° 409, Petites Affiches 8 décembre 1993, p.22, obs. L. Cartou ; Petites Affiches 15 mars 1995, p.4, note O. Raymundie. Une reformulation expresse figure dans CJCE, 23 octobre 1997, Commission c/ Pays-Bas, aff. C-157/94, Rec. CJCE, p.I-5699). Néanmoins, si le paragraphe 2 de cet article peut être invoqué pour justifier l’octroi, par un Etat membre, à une entreprise chargée d’un SIEG de droits exclusifs contraires à des principes fixés par les articles des traités, il ne saurait en principe être invoqué à l’encontre d’un règlement ou d’une directive qui encadrerait déjà les conditions dans lesquelles les Etats peuvent aménager le régime de certains SIEG (J.-Y. Chérot, précité).

Il existe donc une relative opposition entre la conception communautaire des services d’intérêt économique général et la conception française du service public. La contradiction apparente pourrait être soulevée.

La notion d’intérêt général qui s’attache à certains services en droit communautaire signifie essentiellement que ces services doivent être soumis à des règles « qui transcendent la simple recherche de profit sur un marché ». A. Supiot estime ainsi que « penser la prestation des services d’intérêt économique général dans les termes du droit commun du commerce ou du travail serait un contresens grossier. Parler par exemple de consommateurs et de producteurs de soins ou d’instruction (comme les sociologues parlent de « capital scolaire ») supposerait que l’école ou l’hôpital puissent être délocalisés vers le tiers monde ou le Royaume-Uni comme une quelconque fabrique d’aspirateurs, pour maximiser ses gains » (A. Supiot, « Les virtualités du droit communautaire : l’avenir des métiers de services publics », CJEG, 1994, p.383).

Pourtant, ce sont les processus de la construction européenne qui ont suscité un mouvement de réflexion sur la notion de service public en France.

Une autre difficulté, outre les perspectives particulières du marché, apparaît dans le pluriel de la notion de service, pluriel qui présuppose la diversification des activités en fonction de leur objet et de leur contenu et, par conséquent, des personnes qui ont affaire avec un service donné. La figure abstraite de l’usager ne s’estompe pas, elle est simplement précisée suivant ces cadres de relations entre le service et la personne : dans les services d’enseignement, l’usager est un élève, dans les services de santé, il est un malade, dans les services de transport, il est un passager, dans les services postaux, il est un correspondant, etc.

Il existe ainsi un décalage entre le droit français et le droit européen communautaire en ce qui concerne l’appréhension de la notion de service public. En droit communautaire, la nature de l’activité est déterminante : les activités d’intérêt économique général n’échappent à l’application du principe de libre concurrence que pour des missions très précises, définies secteur par secteur. La détermination de ces missions permet de distinguer entre service universel et services à valeur ajoutée (M. Voisset, « Les services publics en France », Europe, concurrence et service public, Masson / Armand Colin, 1995, p.120).

8.3.3. Critères jurisprudentiels des SIEG en droit communautaire. 8.3.3.1. Qualification d’une entreprise comme SIEG

120

Aux termes d’un arrêt du 14 juillet 1971 de la CJCE (Aff. 10/71, Ministère public luxembourgeois et Madeleine Muller, veuve J.P. Hein, Alphonse Hein, Eugène Hein, André Hein) :

« […Attendu que…] le paragraphe 2 de [l’article 90 du traité CE] prévoit que les entreprises qui sont chargées de la gestion de services d’intérêt économique général sont soumises […] notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces prescriptions ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie, sous la réserve cependant que le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de la Communauté ;

« Que peut relever de cette dernière disposition une entreprise qui, jouissant de certains privilèges pour l’exercice de la mission dont elle est légalement chargée et entretenant à cet effet des rapports étroits avec les pouvoirs publics, assure le débouché le plus important de l’Etat intéressé pour le trafic fluvial ».

Dans ses conclusions présentées à la Cour pour cette affaire, l’avocat général Dutheillet de Lamothe avait notamment observé :

« […] La seconde question vous amènera, croyons-nous, à préciser la portée du paragraphe 2 de l’article 90 .

« En effet, si le paragraphe 1 de cet article pose des principes applicables à toutes les entreprises publiques, le paragraphe 2 réserve un sort particulier aux entreprises gérant un service d’intérêt économique général .

« Comme l’écrivait excellemment un auteur (rapport Drago au colloque de Bruxelles en mars 1963), « il n’y a pas coïncidence entre la notion d’entreprise publique et celle de service d’intérêt économique général, mais il existe des zones communes ».

« C’est précisément, à notre avis, dans une de ces « zones communes » que se place, sous certaines conditions, une entreprise publique chargée de l’exploitation d’un port.

« Comme l’ont souligné tous les participants des colloques de Bruxelles et de Bruges, la notion de service d’intérêt économique général est extrêmement large et c’est pour cette raison, semble-t-il, que les auteurs du traité l’ont préférée à la notion plus traditionnelle pour certains droits nationaux, mais probablement plus étroite, de service public économique ou de service public à caractère industriel et commercial.

« Nous pensons pour notre part qu’une entreprise chargée de l’exploitation d’un port fluvial gère un service d’intérêt économique général lorsque deux conditions sont remplies :

a) il doit s’agir bien entendu d’un port public et non, sauf peut-être des cas tout à fait exceptionnels, d’un port réservé aux besoins d’une ou plusieurs entreprises ;

b) il doit s’agir d’un port dont le trafic intéresse l’activité économique générale.

« Certes, cette précision peut paraître inutile si l’on ne songe qu’au cas soumis au juge luxembourgeois, puisque le port de Mertert assure à lui tout seul la presque totalité du trafic fluvial du Luxembourg. Toutefois, nous pensons que cette précision est utile, de façon à réserver pour l’avenir la position que vous seriez amenés à prendre si le problème vous était posé à l’occasion par exemple de l’activité de plus en plus importante des entreprises qui gèrent des ports publics réservés à ceux qu’on appelle maintenant les « plaisanciers ».

8.3.3.2. Caractère économique de l’activité d’un SIEG même représenté par une entité

publique. Il ressort d’un arrêt du 23 avril 1991 de la CJCE (Aff. C-41/90, Klaus Höfner et Fritz Elser

et Macrotron GMBH) que : « […] il y a lieu de préciser, dans le contexte du droit de la concurrence, que, d’une part, la

notion d’entreprise comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement et que, d’autre part, l’activité de placement est une activité économique.

« La circonstance que les activités de placement sont normalement confiées à des offices publics ne saurait affecter la nature économique de ces activités. Les activités de placement n’ont

121

pas toujours été et ne sont pas nécessairement exercées par des entités publiques. Cette constatation vaut, en particulier, pour les activités de placement de cadres et de dirigeants d’entreprises.

« Il s’ensuit qu’une entité, telle qu’un office public pour l’emploi exerçant des activités de placement, peut être qualifiée d’entreprise aux fins d’application des règles de concurrence communautaires.

« Il y a lieu de préciser qu’un office public pour l’emploi, qui est chargé, en vertu de la législation d’un Etat membre, de la gestion de services d’intérêt économique général , tels que ceux prévus à l’article 3 de l »APG, reste soumis aux règles de concurrence, conformément à l’article 90, paragraphe 2, du traité, tant qu’il n’est pas démontré que leur application est incompatible avec l’exercice de sa mission (voir arrêt du 30 janvier 1974, Sacchi, point 15, 155/73, Rec. p.409) ».

8.3.3.3. Critère de la notion d’intérêt général applicable aux SIEG. Dans ses conclusions présentées le 19 septembre 1991 à la Cour avant son arrêt du 10

décembre 1991 (Aff. C-179/90, Merci Convenzionali Porto di Genova SPA et Siderurgica Gabrielli SPA), l’avocat général Van Gerven formulait notamment les observations suivantes :

« […] Il convient tout d’abord de faire observer que la notion d’ « entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt économique général » revêt une acception communautaire spécifique. Selon la jurisprudence de la Cour, qui a toujours affirmé que cette notion devait être d’interprétation stricte (Voir, par exemple, l’arrêt du 27 mars 1974, BRT/SABAM, point 19, 127/73, Rec. p.313), il importe que les pouvoirs publics aient confié à l’entreprise les activités qu’elle exerce (Voir l’arrêt BRT/SABAM, précité…, point 20, l’arrêt du 2 mars 1983, GVL/Commission, points 29 à 32, 7/82, Rec. p.483, et l’arrêt Ahmed Saeed, (…), point 55) et que ces activités soient nécessaires pour des raisons d’intérêt général (Voir l’arrêt Ahmed Saeed, précité (…), point 55. A ce jour, la Cour a, entre autres, considéré en tant qu’activités d’intérêt économique général : le maintien de la navigabilité d’une voie d’eau importante (arrêt Muller/Luxembourg, 10/71, Rec. 1971, p.723), la distribution d’eau (arrêt IAZ International Belgium/Commission, 96/82, Rec. p.3369), la fourniture de prestations de services dans le domaine des télécommunications (arrêt Italie/Commission, 41/83, Rec. 1985, p.873) et les émissions de télévision (arrêt Sacchi/Italie, 155/73, Rec. 1974, p.409).

« A notre avis, ainsi que cela ressort également des arrêts cités ci-avant (…), ne relèvent de cette notion que des activités qui bénéficient directement à la collectivité ».

8.3.3.4. Services connexes d’un SIEG ne mettant pas en cause son équilibre économique. Il résulte d’un arrêt du 19 mai 1993 de la CJCE (Aff. C-320/91, Paul Corbeau, Partie

civile, et Régie des Postes) que : « […] il s’agit d’examiner dans quelle mesure une restriction à la concurrence, voire

l’exclusion de toute concurrence, de la part d’autres opérateurs économiques, est nécessaire pour permettre au titulaire du droit exclusif d’accomplir sa mission d’intérêt général, et en particulier de bénéficier de conditions économiquement acceptables.

« A l’effet de cet examen, il faut partir de la prémisse que l’obligation, pour le titulaire de cette mission, d’assurer ses services dans des conditions d’équilibre économique présuppose la possibilité d’une compensation entre les secteurs d’activités rentables et des secteurs moins rentables et justifie, dès lors, une limitation de la concurrence, de la part d’entrepreneurs particuliers, au niveau des secteurs économiquement rentables.

« En effet, autoriser des entrepreneurs particuliers à faire concurrence au titulaire des droits exclusifs dans les secteurs de leur choix correspondant à ces droits les mettrait en mesure de se concentrer sur les activités économiquement rentables et d’y offrir des tarifs plus avantageux que ceux pratiqués par les titulaires des droits exclusifs, étant donné que, à la différence de ces derniers, ils ne sont pas économiquement tenus d’opérer une compensation entre les pertes réalisées dans les secteurs non rentables et les bénéfices réalisés dans les secteurs plus rentables.

« L’exclusion de la concurrence ne se justifie cependant pas dès lors que sont en cause des services spécifiques, dissociables du service d’intérêt général, qui répondent à des besoins particuliers d’opérateurs économiques et qui exigent certaines prestations supplémentaires que le service postal traditionnel n’offre pas, telles que la collecte à domicile, une plus grande rapidité ou

122

fiabilité dans la distribution ou encore la possibilité de modifier la destination en cours d’acheminement, et dans la mesure où ces services, de par leur nature et les conditions dans lesquelles ils sont offerts, telles que le secteur géographique dans lequel ils interviennent, ne mettent pas en cause l’équilibre économique du service d’intérêt économique général assumé par le titulaire du droit exclusif.

« Il appartient à la juridiction de renvoi d’examiner si les services qui sont en cause dans le litige dont elle est saisie répondent à ces critères ».

8.3.3.5. Restrictions à la concurrence justifiées par une mission d’intérêt général. Un arrêt du 27 avril 1994 de la CJCE (Aff. C-393/92, Gemeente Almelo E.A. et

Energiebedrijf Ijsselmij NV) dispose notamment que : « […] L’article 90, paragraphe 2, du traité prévoit que les entreprises chargées de la

gestion de services d’intérêt économique général peuvent échapper aux règles du traité sur la concurrence, dans la mesure où des restrictions à la concurrence, voire une exclusion de toute concurrence, de la part d’autres opérateurs économiques, sont nécessaires pour assurer l’accomplissement de la mission particulière qui leur a été impartie (Voir arrêt du 19 mai 1993, Corbeau, C-320/91, Rec. p.I-2533, point 14).

« En ce qui concerne la question de savoir si une entreprise, telle que IJM, a été chargée de la gestion de services d’intérêt général, il y a lieu de rappeler qu’elle s’est vu conférer, par une concession de droit public non exclusive, la mission d’assurer la fourniture d’énergie électrique dans une partie du territoire national.

« A cet égard, il convient de relever qu’une telle entreprise doit assurer la fourniture ininterrompue d’énergie électrique, sur l’intégralité du territoire concédé, à tous les consommateurs, distributeurs locaux ou utilisateurs finals, dans les quantités demandées à tout moment, à des tarifs uniformes et à des conditions qui ne peuvent varier que selon des critères objectifs applicables à tous les clients.

« Des restrictions à la concurrence de la part d’autres opérateurs économiques doivent être admises, dans la mesure où elles s’avèrent nécessaires pour permettre à l’entreprise investie d’une telle mission d’intérêt général d’accomplir celle-ci. A cet égard, il faut tenir compte des conditions économiques dans lesquelles est placée l’entreprise, notamment des coûts qu’elle doit supporter et des réglementations, particulièrement en matière d’environnement, auxquelles elle est soumise.

« Il appartient à la juridiction de renvoi d’examiner si une clause d’achat exclusif interdisant au distributeur local d’importer de l’électricité est nécessaire pour permettre à l’entreprise de distribution régionale d’assurer sa mission d’intérêt général ».

______________________________________

123

Du service public (français)

au service universel (communautaire)

9. Le service universel en droit communautaire

Bibliographie : G. Raymundie, Gestion déléguée des services publics en France et en Europe, Le Moniteur, 1995, p.339 et suiv. U. Stumpf, « La coexistence entre service universel et service en concurrence : une approche méthodologique », Les cahiers de l’IREPP, Les Postes, l’Europe et le service universel, septembre 1994, p.142 ; M. Debène, O. Raymundie, « Du service d’intérêt économique général au service universel : quels services publics pour le marché unique ? » in L. Cartelier (dir.), Critique de la raison communautaire, Economica, 1995, p.109 ; L. Rapp, « La politique de libéralisation des services en Europe entre service public et service universel », RMC 1995, p.352 ; M. Debène, O. Raymundie, « Sur le service universel : renouveau du service public ou nouvelle mystification », AJDA 1996, p.183 ; J. Touscoz, « Le service universel des télécommunications », Juris PTT 1996, n° 44, p.3 ; Communication de la Commission, « Le service universel des télécommunications dans la perspective d’un environnement pleinement libéralisé », COM 96/73 du 8 mars 1996 ; B. Dumont, « Service universel et cohésion régionale au sein de l’Union européenne », Sciences de la société, n° 42, octobre 1997, p.118 ; G. Moine, « Le service universel : contenu, financement, opérateurs », AJDA 1997, p.246 ; M. Baslé, A. Kémos, O. Léon et D. Phan, « Service universel versus service public dans le cadre de l’Union européenne », Sciences de la société, n° 42, octobre 1997, p.95 ; F. Soulage, « Les insuffisances du service universel, Intérêt général, concurrence et Union européenne : les retrouvailles », Cahiers de la fondation Europe et Société, 1997, n° 44-45 ; A. Blandin, « L’équilibre entre service universel et concurrence dans le régime juridique communautaire des télécommunications », Services publics et Communauté européenne : entre l’intérêt général et le marché, op. cit., 1998, p.103 ; J. Touscoz, O. Dumont, « Le service universel dans le secteur des télécommunications en droit communautaire et en droit français (quelques remarques juridiques) », Services publics et Communauté européenne : entre l’intérêt général et le marché, op. cit., 1998, p.165.

9.1. Problématique de la notion communautaire de service universel. La communication de la Commission n° 96/C 281/03 du 11 septembre 1996 concernant les

services d’intérêt général en Europe (JOCE n° C 281 du 26 septembre 1996) pose des définitions destinées à en préciser la conception communautaire. Les notions de service d’intérêt général, d’intérêt économique général et de service universel y sont en principe distinguées. Alors que le service d’intérêt économique général paraît réservé aux activités de service marchand lorsqu’elles ont accomplies dans une mission d’intérêt général, le service d’intérêt général correspondrait plutôt à l’ensemble indistinct de services marchands ou non marchands. Les termes de « service public » quant à eux sembleraient limités à la locution « obligations de service public ». Le point commun entre ces notions est qu’elles relèveraient a priori des autorités publiques des Etats membres, seules compétentes pour déterminer les missions d’intérêt général et les obligations de service public y attachées, ainsi que pour désigner les entreprises qui en sont chargées. Le service universel, au contraire, provient d’une autre logique. Il a pour but d’offrir au citoyen européen un accès égal à un service de qualité, universel, continu, adaptable et transparent. Il apparaît, selon la Commission,

124

comme une préfiguration d’un « service public » de l’Union européenne traduisant l’émergence d’un intérêt général communautaire et a donc vocation à être défini par les institutions communautaires.

9.2. L’introduction de la notion dans le droit communautaire dérivé. Curieusement, alors même qu’elle prétend rendre compte d’une unité de culture juridique

dans l’Union européenne, la notion de service universel n’est pas appréhendée de la même façon en droit communautaire, en droit français et dans chacun des Etats de l’Union européenne. Elle demeure donc étroitement dépendante de la conception que les Etats se font de la notion de service public ou de public utility.

9.2.1. C ‘est dans le domaine des télécommunications que la notion de service universel a

fait son apparition aux Etats-Unis et que, un siècle plus tard, elle s’est développée en Europe. Elle est néanmoins marquée d’une ambiguïté originelle. L’expression « service universel » a été employée initialement par l’entreprise dominante du secteur des télégraphes et téléphones ATT, pour assurer son contrôle du marché. Elle servit, après l’expiration du brevet Bell en 1893, à faire obstacle aux concurrents d’ATT, qui avait évoqué alors l’idée selon laquelle seul un système interdépendant et universel pouvait offrir au public un service efficace. Mais c’est aussi au nom de la même idée de service universel que le juge Harold Green du tribunal d’instance du district de Columbia ordonna l’éclatement des réseaux régionaux d’ATT en 1982.

La réception en droit communautaire de ce concept d’origine anglo-saxonne s’est réalisée en plusieurs étapes. Elles furent marquées par un programme d’action dans le domaine des télécommunications approuvé par le Conseil le 17 décembre 1984, les difficultés pour un opérateur en situation de monopole pour satisfaire toute la demande (British Telecom), et un arrêt de la Cour de justice reconnaissant que les règles communautaires de concurrence des articles 85 et 86 du traité CE étaient applicables au pouvoir réglementaire de fixation des tarifs par un organisme public de télécommunications. Par la suite, le Livre vert sur le développement du marché commun des services et des équipements de télécommunications de 1987 (Vers une Economie européenne dynamique, Livre vert sur le développement du marché commun des services et des équipements de télécommunications, COM 87/290 final), qui envisage l’ouverture à la concurrence des marchés de terminaux, puis des services, ainsi qu’une séparation des activités de réglementation et d’exploitation, a utilisé l’expression « service universel ».

Mais c’est surtout à partir de la communication de la Commission du 28 avril 1993 que la locution se généralisa dans les institutions et les politiques communautaires et qu’elle prit le sens de service minimal à maintenir dans un contexte de libéralisation.

C’est une déclaration ultérieure de la Commission (Déclaration de la Commission concernant la résolution du Conseil sur les principes en matière de service universel dans le secteur des télécommunications, n° 94/C 48/06, JOCE C 48/8 du 16 février 1994) qui donna ensuite un contenu et un objectif au service universel. L’objectif est de mettre à disposition de tout utilisateur un service minimal, selon une qualité définie et à un prix abordable. Trois principes permettent de garantir ce service : l’universalité, l’égalité et la continuité.

C’est une communication de la Commission du 13 mars 1996 qui est venue ensuite développer de façon systématique la doctrine communautaire du service universel dans le domaine des télécommunications (voir extraits ci-dessous).

Communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen, Au Comité économique et social et au Comité des régions

Le service universel des Télécommunications dans la perspective d’un environnement

pleinement libéralisé

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du 13 mars 1996 (COM (96) 73 FINAL)

(extraits)

[…]

II. Le concept actuel de service universel dans le

secteur des télécommunications Dans la Communauté européenne

La nécessité d’un concept de service universel au niveau européen. Le concept de service universel dans le secteur des télécommunications n’a pas, par le passé, fait l’objet d’une harmonisation au niveau européen. Des priorités ont été fixées aux niveaux nationaux ce qui, en l’absence de pression concurrentielle dans la plupart des Etats membres, a donné des résultats contrastés ; d’un côté, des développements positifs tels que la numérisation complète du réseau en France ou les niveaux de pénétration très élevés observés dans les Etats membres scandinaves, mais aussi, de l’autre, des échecs inquiétants dans certains pays, en termes de faible qualité de service, de longueur des listes d’attente pour l’obtention d’un téléphone ou des délais pour la réparation des dérangements. L’objectif de renforcement de la cohésion économique et sociale énoncé par le Traité serait gravement remis en cause si une telle situation – caractéristique d’un environnement monopolistique -, qui voit coexister des niveaux de développement très différents, devait perdurer. La préoccupation relative à la réalisation d’un développement équilibré dans toutes les différentes régions de la Communauté doit en effet continuer à être prise en compte dans un environnement libéralisé. En outre, l’existence d’un ensemble minimal de services est fondamental pour le développement du marché intérieur. Des obligations de niveaux de services différentes dans les Etats membres compromettraient le décollage de services de télécommunications paneuropéens. L’absence de cohérence entre les approches nationales en matière de service universel pourrait également faire naître de nouvelles barrières, de nature à entraver le développement d’une concurrence réelle. Un élan politique supplémentaire a été donné, avec l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht et l’introduction de l’obligation de contribuer, à travers les politiques communautaires, à la réalisation d’un niveau élevé de protection des consommateurs. A cet égard, les forces concurrentielles qui vont être encouragées par la libéralisation joueront un rôle majeur dans

l’amélioration des choix offerts aux consommateur et de la qualité de service.

[…]

V. Conclusions

La présente communication a identifié le service universel comme un élément essentiel de la société de l’information. Le service universel n’est toutefois qu’un des acteurs permettant aux citoyens européens d’entrer dans la nouvelle et passionnante ère de l’information. Afin d’accélérer et de soutenir ce processus de transformation, trois séries de conclusions peuvent être tirées : 1. Le concept actuel de service universel

constitue un point de référence solide pour les réformes réglementaires en cours au niveau national et destinées à réaliser la pleine libéralisation du secteur des télécommunications en Europe.

- Le concept actuel de service universel correspond à l’obligation de fournir un accès au réseau téléphonique public et un service de téléphonie abordable à tous les utilisateurs qui en font la demande raisonnable. Les détails des éléments constitutifs de ce service sont définis dans la directive Téléphonie Vocale. Ils suffisent à l’élaboration de systèmes de service universel nationaux conformément à la directive sur l’ouverture complète à la concurrence.

- La directive sur l’interconnexion et la directive sur l’ouverture complète à la concurrence fournissent un cadre pour la détermination du coût et du financement du service universel. Des principes communs sont proposés en vue de l’identification du coût des obligations de service universel. Ces coûts peuvent être partagés avec d’autres acteurs sur le marché soit

(i) via un fonds de service universel au niveau national, soit

126

(ii) par des paiements directs aux opérateurs fournissant le service universel. Des lignes directrices destinées à l’évaluation des approches nationales en matière de détermination Du coût et de financement sont en préparation.

- Lorsqu’en dehors du champ du service universel des obligations additionnelles ayant un lien avec les télécommunications sont imposées par les Etats membres, les charges financières supplémentaires susceptibles de résulter de telles obligations en aucun cas être financées par le biais des mécanismes mis en place pour la prise en charge du coût du service universel.

2. Le service universel dans la Communauté peut et devrait être renforcé à court terme :

- Le caractère abordable du prix est au cœur du cadre du service universel de télécommunications. Une telle exigence d’un prix abordable doit être clarifiée. En même temps, les Etats membres devraient faire en sorte que soient adoptées les mesures nécessaires pour maintenir le caractère abordable des services pour tous les utilisateurs (par exemple, systèmes de contrôle tarifaires (price caps) ou grilles tarifaires ciblées), en particulier durant la période précédant la pleine concurrence. Le rapport de surveillance annoncé pour le 1er janvier 1998 comprendra une évaluation des développements dans le domaine de la tarification des services de télécommunications et des comparaisons du caractère abordable des prix de ces services dans la Communauté.

- Les hausses tarifaires subies par les utilisateurs dans les régions éloignées ou rurales ne doivent pas, en dehors des ajustements nécessaires à l’orientation vers les coûts, avoir pour objet de compenser les pertes de revenus résultant de réductions de prix pratiquées

ailleurs. En outre, les différences de tarification qui seraient observées entre les régions à coûts élevés et celles à coûts réduits ne doivent pas mettre en péril le caractère abordable du prix du service universel.

- La définition du service universel garantira la fourniture d’un niveau de service équivalent à un prix abordable pour les utilisateurs souffrant de handicaps. Les Etats membres sont encouragés à assurer à l’ensemble des citoyens un accès amélioré aux réseaux informatiques et aux services en ligne (en termes de vitesses d’accès des réseaux plus rapides).

- La Commission mettra davantage l’accent sur la qualité du service et le niveau du caractère abordable du prix tant au niveau européen qu’au niveau national (y compris sur l’introduction et la mise en œuvre effective de sanctions et de compensations lorsque les objectifs ne sont pas atteints), et renforcement du rôle des consommateurs, notamment dans la définition de standards, du niveau du caractère abordable et de l’étendue future du service universel.

- La Commission encouragera des mesures en faveur des régions moins favorisées afin d’y accélérer la numérisation du réseau. Les développements seront soigneusement étudiés afin de garantir que les habitants de ces régions bénéficient des avantages de l’introduction de la concurrence ; la Commission continuera en outre à œuvrer pour que la combinaison d’une part de la libéralisation, d’autre part, de l’apparition de nouvelles technologies, réduise au lieu d’aggraver les différences régionales dans la Communauté européenne.

3. Le service universel est un concept évolutif et dynamique qui jouera un rôle important face aux défis lancés par la société de l’information ; la Commission présentera

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avant le 1er janvier 1998 un rapport sur l’étendue, le niveau, la qualité et le caractère abordable du prix du service universel dans la Communauté et examinera les besoins d’adaptation de l’étendue du service universel à la lumière des circonstances, tout en gardant à l’esprit la nécessité d’une visibilité pour les décisions d’investissements.

- Toute extension du concept actuel de service universel doit combiner, d’une part, une analyse fondée sur la demande telle qu’elle s’exprime par le marché et la disponibilité du service et, d’autre part, une analyse politique de l’opportunité sociale et économique d’une telle extension.

- Les initiatives publiques et privées joueront un rôle essentiel dans la promotion de la disponibilité de nouveaux services de télécommunications dans la société de l’information,

particulièrement dans les régions moins favorisées de la Communauté.

- L’accès public est un important moyen pour mettre la société de l’information à la portée de chaque citoyen. Les progrès dans l’extension de cet accès seront examinés avec attention afin d’évaluer périodiquement la nécessité de mesures supplémentaires ou d’un remodelage du concept de service universel.

- La société de l’information soulève des questions qui dépassent de loin le service universel des télécommunications. Une politique communautaire globale relative à la société de l’information doit en effet intégrer les aspects liés à l’enseignement, aux soins de santé et à la politique sociale.

________

9.2.2. En ce qui concerne les services postaux, l’objectif du service universel se trouve

initialement défini dans le cadre d’un « Livre vert sur le développement du marché unique des services postaux » , publié le 11 juin 1992 et dont des extraits sont ci-après reproduits.

Livre vert sur le développement du marché

Unique des services postaux : note de synthèse

COM (91) 476 Final

Note de synthèse

1. Nature du document /

Période de consultation

[…]

En déterminant les actions à prendre, le principe essentiel doit être le maintien et, si nécessaire, le développement du service universel, lequel fournira des possibilités de collecte et de distribution en tous les points de la Communauté, à des prix abordables pour tous et avec une qualité de service satisfaisante. Une fois l’objectif du service universel garanti, il devrait exister la plus large liberté de choix possible.

[…]

6. Les options générales

Il existe, pour atteindre ces vastes objectifs, certaines options générales. Naturellement, les conséquences d’une abstention de toute action devront également être considérées. En termes généraux, il y a deux voies – celle de la libéralisation et celle de l’harmonisation.

Le secteur est déjà libéralisé de façon significative – environ 50 % des revenus générés dans le secteur relèvent de services non-réservés. La situation actuelle est le résultat d’une tendance à long terme à l’ouverture du marché, et les options du Livre Vert cherchent d’autres moyens d’alléger les restrictions. Par contraste, les niveaux d’harmonisation (par référence aux objectifs éventuels de la Communauté) sont plutôt bas. Par conséquent, le secteur postal de la Communauté comporte de nombreuses divergences – non seulement réglementaires, mais également sur des points aussi importants pour les clients que l’accès, le service fourni et les tarifs.

La recherche de la voie à retenir peut être approchée tout d’abord en considérant les deux options extrêmes, celle d’une libéralisation complète et celle d’une harmonisation complète. Ces deux options se trouvent en effet à chacune des extrémités du spectre des différents scénarios

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possibles. L’option de n’entreprendre aucune action devrait également être examinée. La dernière option à discuter est celle qui recherche un équilibre combinant à la fois les bénéfices de l’ouverture progressive du marché et de l’harmonisation sélective.

Dans cette dernière option, de nombreuses variantes existent, certaines d’entre elles sont présentées à l’alinéa 6.4. ci-dessous.

[…] 6.4. L’équilibre : une ouverture

accrue du marché / un renforcement du service universel.

Cette option part du principe qu’en vue d’assurer un service universel, il est nécessaire d’apporter certaines restrictions au marché libre. Ceci se ferait sous la forme de l’établissement d’un ensemble de services réservés qui conférerait certains droits spéciaux et exclusifs aux administrations postales nationales. L’étendue du domaine réservé doit cependant être strictement proportionnelle à l’objectif de fournir un service universel. En même temps, le contrôle réglementaire d’une partie du marché (les services réservés octroyés en vue d’assurer le service universel) devrait rendre possibles certaines mesures d’harmonisation afin que le service universel soit effectivement assuré dans l’ensemble des douze Etats membres.

Chaque Etat membre réserve dès à présent certains services en vue de réaliser l’objectif de service universel, mais l’étendue de ces services réservés est généralement supérieure – parfois de manière significative – à ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif prévu.

De plus, l’objectif réel (y compris la performance de service) doit être atteint en pratique. En outre des bénéfices peuvent être obtenus à partir d’une clarification nette de ce qui est réservé et de ce qui ne l’est pas.

L’universalité implique un accès facile, et ceci n’est actuellement pas souvent le cas. Etant donné les divergences actuelles dans la performance de service, une certaine harmonisation serait nécessaire sur ce point également. D’une façon générale, les tarifs semblent être abordables, cependant, dans certains cas, les tarifs ne reflètent pas les coûts et cette tarification, comme appliquée par les administrations postales est telle qu’elle peut mettre en péril, à long terme, la viabilité économique du réseau du service universel. De plus, il est exact que l’administration postale devrait être à même d’utiliser le réseau de service universel pour fournir des règles communes en la matière.

Ces problèmes actuels et à venir montrent que les mesures d’harmonisation pour les services universels sont appropriées dans les domaines suivants :

Accès : Les règles devraient être identiques

pour tous les utilisateurs se trouvant dans des

conditions identiques ; en ce qui concerne les besoins d’accès d’autres prestataires de service (que ce soit d’autres administrations postales ou des opérateurs privés), des mesures techniques spécifiques peuvent s’avérer nécessaires pour assurer l’inter-opérabilité des réseaux ;

Service : Des normes devraient être définies

pour tous les services universels ; la performance devrait être mesurée par un système commun qui reflète correctement l’expérience que les utilisateurs ont du service ; les résultats devraient être publiés ;

Tarifs : Les prix pour chaque service devraient

être liés aux coûts moyens pour ce service, les différences actuelles dans les structures tarifaires devraient être réduites de manière à diminuer les distorsions actuelles du marché.

Ces mesures d’harmonisation pourraient être mises en place en considérant que les exigences de base du client devraient être probablement similaires dans chaque Etat membre.

7. Le scénario proposé

La dernière option est le scénario préférable car elle réalise l’équilibre approprié. Elle combine une ouverture progressive accrue du marché et la mise en œuvre de mesures d’harmonisation pour atteindre les objectifs de la Communauté. Elle assurera dès lors le service universel à des conditions adéquates, tout en offrant aux utilisateurs une liberté optimale de choix. Il convient de noter qu’il n’existe pas une solution unique, mais plutôt un ensemble de mesures qui fournissent les structures communes nécessaires. Chaque proposition fait dès lors partie d’un tout cohérent ; en même temps, des propositions individuelles répondent à un certain nombre de problèmes spécifiques.

En résumé, le Livre Vert considère que l’objectif d’un service universel peut justifier l’établissement d’un ensemble de services réservés, lesquels aideraient à garantir la viabilité financière du réseau du service universel. De cette façon, la mission de service public, laquelle est et restera une caractéristique des services universels postaux, serait garantie. L’étendue des services réservés, lesquels devraient conférer des droits spéciaux et exclusifs au prestataire du service universel, devrait être directement proportionnelle à l’objectif. De cette façon, le service universel serait garanti et il y aurait le plus large choix possible pour les utilisateurs potentiels.

Il devrait être noté que des observations ont déjà été reçues concernant les récents projets d’option. Au vu de ces contacts, il semble qu’un consensus pourrait s’établir sur les orientations générales. Cependant, il apparaît que

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certains points sont l’objet de préoccupations de la part de certains acteurs concernés. Ces points ont trait, semble-t-il, au caractère progressif des adaptations, ainsi qu’à certaines propositions de libéralisation du marché, telles que celles visant le publipostage, le courrier transfrontière au sein de la Communauté et le courrier international. Le débat qui aura lieu pendant la période de consultation qui fera suite à la publication du Livre Vert pourrait peut-être se focaliser sur de telles questions. Cependant l’équilibre de l’ensemble des options politiques proposées doit être considéré.

Il faudrait souligner que cette option de base d’une plus grande ouverture du marché combinée avec un renforcement du service universel pourrait être mise en œuvre de plusieurs façons. L’intention est que le choix définitif sera fait à la lumière du débat public qui suivra la publication du Livre Vert.

Certains travaux détaillés supplémentaires seront ainsi nécessaires avant la mise en œuvre.

Beaucoup de ceux-ci nécessiteront des discussions avec les groupes d’utilisateurs en vue d’identifier leurs besoins plus en détail, particulièrement en ce qui concerne la manière dont ils peuvent avoir besoin d’une liberté de choix accrue. Comme il est dit plus haut, une définition communautaire du service universel est nécessaire. Il faudra approfondir l’analyse avant de pouvoir définir les limites de poids et de prix pour le secteur réservé. Il faut se mettre d’accord sur des seuils de service pour les services universels. Un travail plus détaillé est également nécessaire pour mettre en œuvre le principe selon lequel les tarifs devraient être reliés aux coûts moyens.

Toutefois, même si ce travail plus détaillé reste à faire, l’ensemble des options politiques est présent, en ayant confiance que la structure commune proposée, par le lien qu’elle établit entre la libéralisation et l’harmonisation, assurerait la fourniture du service universel et donnera une liberté de choix optimale.

Les principaux objectifs politiques pour le secteur postal de la Communauté sont repris dans le tableau ci-après :

1 : Assurer dans toute la Communauté la fourniture d’un service postal universel à des prix abordables pour tous par l’instauration (dans la mesure où chaque Etat membre pris individuellement l’estime nécessaire) d’un ensemble de services réservés octroyant des droits spéciaux et exclusifs au prestataire de ces services pour maintenir les ressources nécessaires à l’exécution dans de bonnes conditions de la mission de service public ; dans le même temps, et conformément à cet objectif, avoir en libre concurrence la plus grande part possible du secteur.

2 : Etablir des obligations communes à l’intention des opérateurs de service universel de la Communauté en vertu des droits spéciaux et

exclusifs qui leur sont conférés par les services réservés, pour leur permettre de fournir des services universels, en particulier eu regard à la qualité du service fourni.

3 : Déployer tous les efforts nécessaires en vue d’une cohésion communautaire.

Les principaux objectifs politiques traitent donc des questions réglementaires générales, des obligations des prestataires de services réservés et, troisièmement, des domaines d’harmonisation et de cohésion. Ils sont ensuite traduits en options détaillées et regroupés en trois rubriques correspondant aux principaux objectifs :

1ère partie : les questions réglementaires générales.

2ème partie : les obligations des prestataires de service universel.

3ème partie : l’harmonisation et la cohésion.

Ces options sont présentées avec la conviction qu’elles auront un impact très positif sur le secteur postal de la Communauté – sur tous les clients, grands et petits, et sur tous les opérateurs, qu’ils soient publics ou privés. Bref, elles permettront d’instaurer un marché unique dynamique des services postaux.

1ère Partie : Les questions

réglementaires générales 1. Instaurer un ensemble de

services réservés. L’exigence sociale clé en matière de

services postaux est la subsistance (maintien ?) d’un service universel. Le service universel sans aucune condition de prix peut être fourni dans le secteur compétitif (non réservé). Mais pour être abordable pour tous, il faut qu’il permette des économies d’échelle suffisantes, lesquelles ne peuvent être obtenues que par l’octroi de droits spéciaux et exclusifs – d’où la nécessité de services réservés. (On pourrait envisager qu’il y ait plus d’un prestataire de services réservés dans chaque Etat membre ; cette éventualité étant toutefois peu probable, les propositions ne parlent toutes, dans un but de simplicité, que d’un seul prestataire de services réservés - en principe l’administration postale – dans chacun des Etats membres).

2. Affiner la définition des services

universels et réservés. Des travaux plus approfondis doivent

encore être effectués avant de pouvoir donner une définition communautaire de l’ensemble éventuel de services réservés. Tout au long de cette analyse, l’objectif sera la recherche de la solution la moins restrictive. La situation de certains Etats membres peut permettre une étendue des services réservés plus restreinte que celle définie à l’échelon communautaire, mais toujours en conformité à l’objectif d’un service universel.

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Quelle que soit leur forme définitive, ces définitions doivent permettre d’établir clairement la frontière entre ce qui appartient au secteur réservé et ce qui appartient au secteur non réservé.

[…] 2ème Partie : Les obligations des

prestataires de service universel. 5. Les conditions d’accès aux

services universels doivent être les mêmes pour tous.

La règle doit être l’égalité de traitement de tous les utilisateurs (clients) des services universels. Dans le cadre de cette règle, il est admis que les clients ont des exigences diverses et peuvent coopérer avec les prestataires de services universels à des degrés divers. Les facteurs qui interviennent à cet égard sont notamment la taille et, plus particulièrement, la capacité de l’usager de préparer le courrier d’une manière qui facilite l’exploitation postale du prestataire de service universel, et qui lui permet ainsi d’offrir des ristournes.

6. Les tarifs des services universels

doivent être reliés aux coûts. Le principe directeur devrait être

l’établissement d’un lien entre tarifs et coûts moyens. L’application systématique de ce principe est la meilleure garantie de la solidité financière des services postaux. Les subventions croisées géographiques qui ont comme but d’assurer la péréquation tarifaire et les subventions du secteur non-réservé aux services réservés pourraient être permises, tandis que les subventions du secteur réservé au secteur non-réservé pourraient également être autorisées si elles s’avèrent nécessaires à l’exécution du service universel et sont compatibles avec les règles de concurrence. Avec ces exceptions, les subventions croisées, pour assurer l’égalité de traitement pour tous, que ce soit d’un service vers un autre ou, par suite de ristournes, d’un groupe de clients à un autre, devraient être réduites et progressivement supprimées.

7. La compensation entre les administrations doit refléter les frais réels de distribution.

Le système actuel de facturation entre les différentes administrations postales (appelé frais terminaux) n’est pas basé sur les coûts et entraîne dès lors de substantielles distorsions entre la rémunération et les coûts réels de distribution. Le même principe de tarification basée sur les coûts devrait aussi s’appliquer au système de compensation financière entre les administrations postales.

8. Des normes standards pour les

services universels doivent être fixées et la performance contrôlée.

L’instauration d’un ensemble de services réservés est justifiée par l’exigence sociale que constitue le service universel. L’exécution réelle du service est par conséquent cruciale pour assurer que les besoins sociaux sont assurés. Des normes doivent donc être établies en matière de services universels, la performance doit être surveillée et des systèmes de contrôle doivent être mis en place. Il est important de noter que ces normes ne constituent que des seuils – que les prestataires de services universels peuvent tenter de dépasser.

3ème Partie : L’harmonisation et

la cohésion. […] 9. La prise en considération des

aspects de la cohésion. Il est important de ne jamais perdre de

vue la nécessité de disposer, sur tout le territoire communautaire, d’un secteur postal efficace qui réponde de manière adéquate aux besoins de l’ensemble de la Communauté. Beaucoup des améliorations souhaitables peuvent être obtenues par une meilleure gestion. Cependant, des investissements pourraient être nécessaires, lesquels pourraient, plus particulièrement dans les régions les moins favorisées, occasionner une charge financière non négligeable.

_______________ Ce Livre Vert a donné lieu à une Résolution du Parlement européen sur le Livre vert sur le

développement du marché unique des services postaux (JOCE n° C 42 du 15 février 1993) et à une Résolution du Conseil du 7 février 1994 sur le développement des services postaux communautaires (94/C 48/02) ; il a été suivi d’une Communication de la Commission sur l’application des règles de la concurrence au secteur postal et, notamment, sur l’évaluation de certaines mesures d’Etat relatives aux services postaux (95/C 322/03), ainsi que d’une Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil concernant les règles communes pour le développement des services postaux communautaires et l’amélioration de la qualité du service (COM(95) 227 final), présentée

124

par la Commission européenne le 22 novembre 1995 ; le chapitre 2 de cette proposition de directive est ainsi libellé :

Chapitre 2

Service universel

Article 3

Les Etats membres font en sorte que les utilisateurs jouissent du droit à un service universel correspondant à une offre de services postaux de bonne qualité sur tout le territoire et à des prix abordables pour tous les utilisateurs. A cet effet, les Etats membres veillent à ce que la densité des points de contact et des lieux de relevage tiennent compte des besoins des utilisateurs. Ils veillent à ce que le ou les prestataires du service universel garantissent tous les jours ouvrables, au minimum cinq jours par semaine, sauf circonstances ou conditions géographiques exceptionnelles, au minimum :

- une levée des points de relevage,

- une distribution au domicile de chaque personne physique ou morale. Chaque Etat membre prend les mesures nécessaires pour que le service universel comprenne au minimum les prestations suivantes :

- le relevage, le transport et la distribution des objets de correspondance adressés et de livres, de catalogues et de journaux et périodiques adressés jusqu’à 2 kilogrammes et des colis postaux adressés jusqu’à 20 kilogrammes,

- les services des objets recommandés et des objets à valeur déclarée. Les dimensions minimales et maximales des objets postaux visés sont celles fixées dans la Convention et l’Arrangement

sur les colis postaux, adoptés par l’Union postale universelle lors de son congrès de Washington en décembre 1989 ;

Le service universel défini au présent article comprends aussi bien des services nationaux que transfrontaliers.

Article 4

Chaque Etat membre désigne un ou

plusieurs opérateurs postaux pour la prestation du service universel et en informe la Commission. Il détermine, dans le respect du droit communautaire, les obligations et droits du (des) prestataires (s) du service universel et les publie.

Article 5

Chaque Etat membre veille à ce que le

service universel réponde aux exigences suivantes :

- offrir un service garantissant l’inviolabilité et le secret des correspondances,

- offrir aux utilisateurs, placés dans des conditions égales, une prestation identique,

- être fourni sans discriminations quelles qu’elles soient, en particulier sans discriminations politiques, religieuses ou philosophiques,

- ne pas être interrompu ou arrêté sauf en cas de force majeure,

- évoluer en fonction de l’environnement technique

- - économique et social ainsi que

de la demande des utilisateurs.

Article 6

Les Etats membres veillent à ce que le ou les prestataires du service universel fournissent régulièrement aux utilisateurs des informations suffisamment précises sur les caractéristiques des services universels offerts, notamment en termes de conditions générales d’accès aux services, de prix et de niveau de qualité. Ces informations font l’objet de publication, notamment par voie d’affichage ou de brochure. Les Etats membres communiquent à la Commission, dans une période six mois suivant la date d’entrée en vigueur de la présente directive, la façon dont les informations à publier en application du premier alinéa sont rendues disponibles. Toute

131

modification ultérieure doit être communiquée à la Commission dans les meilleurs délais.

_____________________

9.3. Spécificités et distinctions de la notion de service universel au regard de la notion française de service public.

La notion de service universel a été développée en droit communautaire à partir des

services d’intérêt économique général (SIEG) (M. Debène, O. Raymundie, « Du service d’intérêt économique général au service universel : quels services publics pour le marché unique ? », AJDA 1996, p.183). Elle suppose ainsi que soit assurée à tous la fourniture d’un certain nombre de services pensés comme essentiels, c’est-à-dire indispensables, avec une garantie d’approvisionnement relevant de l’ordre de la nécessité, un niveau de qualité minimal et un prix abordable, ce dernier n’étant pas conçu comme modique. De ce fait, le service universel est a priori un service minimal ou de base.

Alors même que se dessinait une définition du service universel, au niveau européen, s’est trouvée immédiatement soulevée la question de ses aménagements nécessaires pour les catégories d’usagers en situation de vulnérabilité ou de précarité, soit pour des raisons sociales, soit pour des raisons médicales, dans la mesure où l’objectif communautaire est de soumettre à la concurrence tous les services qui concernent ces catégories.

Cette perspective n’est actuellement pas dans la logique du droit français. S’appliquant essentiellement aux services en réseaux, la notion de service universel

suppose la construction, la maintenance et l’exploitation de ces réseaux en assurant la couverture générale d’un zone ou d’un territoire. En fait, en droit communautaire, cette notion ne se confond pas avec celle de « service de base » et n’y trouve pas sa définition, même si elle a tendance à la recouvrir pour une grande part : cette notion est de nature économique et répond de façon connexe à des considérations sociales ; elle porte sur le rapport entre le coût du service, son prix et le tarif demandé à l’usager. Elle présume alors que le service en réseau considéré ne peut être assujetti aux règles de la concurrence. Plus que la notion de service universel, c’est son application comme service de base qui justifie le maintien de règles dérogatoires pour les entreprises qui en auraient la charge : monopole ou droits exclusifs, obligation de respect des principes de fonctionnement.

Ces distinctions n’ont pas été retenues en droit français, pour lequel le service public ne se divise pas. La conception française du service universel, ou plutôt la transposition en droit français de cette notion communautaire, est plus large que la doctrine de la Commission européenne ; le service universel y est compris comme un élément spécifique, et l’une des dimensions permanentes, des activités d’intérêt général propres, comme les missions de service public assurées par l’administration ou ses organes décentralisés, à contribuer au maintien de la cohésion sociale. Ainsi, par exemple, le service universel fait l’objet d’un chapitre « pour mémoire » dans la plupart des cahiers des charges pour les entreprises de télécommunications. Pour France Télécom, du fait de la

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loi du 2 juillet 1990, le service universel est la source d’un ensemble d’obligations notamment en matière de défense, de sécurité publique ou pour la prise en compte de l’interdépendance sociale.

L’intégration de la notion de service universel dans celle de service public prétend en particulier se fonder, en droit français, sur une certaine perception de l’équité, avec pour objectif principal de permettre à tous les utilisateurs de bénéficier des prestations de service public, quelle que soit leur situation sociale, quelle que soit leur localisation géographique.

La mise en œuvre du service universel, même compte tenu de la transposition de cette notion en droit français, soulève un certain nombre de problèmes dont rendait partiellement compte le rapport de la commission du Commissariat général au Plan présidée par A. Minc, rendu en 1994 (A. Minc, La France de l’an 2000, rapport au Premier ministre, Commissariat général au Plan, Odile Jacob / Doc. fr., 1994). Ce rapport notait que par la libéralisation de certains secteurs, qui permet une ouverture à la concurrence, les opérateurs privés pouvaient proposer des prix d’accès au réseau nettement supérieurs aux coûts sur des lignes fréquentées ou dans des régions densément peuplées. Il remarquait ainsi que « les prix élevés dans les secteurs rentables servaient à l’ancien monopole à éponger ses pertes dans les secteurs non rentables, régions insulaires ou montagneuses, par exemple. Dans ces dernières, il doit donc relever les prix – ce qui signifie supprimer d’éventuelles péréquations tarifaires – ou même envisager de cesser son activité ». la conclusion de cette observation est alors que « la libéralisation oblige […] à s’interroger sur le degré d’universalité du service qui doit être rendu, sur la légitimité de la péréquation des tarifs correspondants et sur les multiples formes de compensation qui peuvent être utilisées entre clients et contribuables » (Ibid. p.67). Cette réflexion laisse planer un doute sur les avantages que les utilisateurs du service, clients ou usagers, retirent de la modification des modes de distribution des prestations de service public. Défenseur de la vision libérale de l’économie et partisan de la libéralisation des services publics, C. Stoffaës évoque lui aussi ce même problème : « Si l’on laisse jouer la concurrence, cela veut dire qu’il y a beaucoup de gens qui ne pourront plus se payer l’électricité dans les régions isolées […] ; Cela veut dire que les entreprises assujetties à l’obligation de fourniture doivent être protégées de la concurrence » (C. Stoffaës, « Reprendre l’initiative et forger des alliances », in P. Bauby et J.-C. Boual, dir., Les services publics au défi de l’Europe, Les éditions ouvrières, coll. Portes ouvertes, 1993, p.95).

La notion de service universel ne paraît donc pas plus protectrice des droits des citoyens que celle de service public, alors même qu’elle repose sur la notion de service « devant » être rendu au public (sur ce point, il est à noter que la loi du 10 février 2000 qui affirme, dans son article premier, un droit à l’électricité pour tous, fait une distinction entre les catégories de clients, éligibles ou non, mais ne développe pas de dispositions spécifiques sur le service universel, celui-ci n’y étant appréhendé que comme une modalité du service public).

Il devrait normalement appartenir aux pouvoirs publics de désigner les opérateurs chargés de la réalisation du service universel dans un secteur donné. Ces derniers sont considérés comme des « prestataires officiels » et disposent pour cela d’un certain nombre de droits exclusifs (Cf. supra en ce qui concerne les services postaux). La coexistence d’un opérateur officiel investi à titre principal de la mission de service public et d’opérateurs privés permet ainsi le jeu de la concurrence pour les autres activités. Cependant, la frontière entre les éléments composant la mission de service universel n’est pas toujours suffisamment définie. La Commission a laissé entendre que certaines prestations du service universel pourraient ne pas être incluses dans les droits exclusifs d’un prestataire officiel. Ils seraient donc ouverts à la concurrence, à moins que l’Etat membre ne prouve, dans la logique de la jurisprudence Corbeau et Almelo que ces prestations doivent être nécessairement comprises dans les droits exclusifs, pour des raisons d’équilibre financier. Par ailleurs, le choix, par une personne publique, du délégataire d’une activité qui serait à la fois qualifiée de service public par le droit français, et de service universel, objet de droits exclusifs, selon les textes communautaires, se trouverait forcément limité, dans ce contexte, pour les prestations concernées.

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______________________________________

134

Du service public (français)

Au service universel (communautaire)

Conclusion

Le droit français du service public s’accommodera-t-il durablement d’une construction

doctrinale communautaire selon laquelle le service public ne saurait s’installer et prospérer dans un système économique concurrentiel et commercialement unifié (sous réserve de son intérêt général et du contrôle à cet égard de la Cour de justice), que dans le respect des règles de concurrence des traités, sauf lorsque les prestations qui en sont attendues par les usagers, dépourvues de valeur économique ajoutée, n’intéressent pas les marchés et sont susceptibles dès lors de bénéficier, à titre réservé, de droits économiques spéciaux ou exclusifs en vue d’être facturées à un « prix abordable » ?

En créant l’Union européenne, le traité de Maastricht a permis d’envisager l’étape historique d’une Communauté dans laquelle les Européens ne seront pas seulement des entrepreneurs, des clients ou des consommateurs isolés, mais également des citoyens nationaux et de l’Union.

Il n’existe probablement pas de « service public à la française » ailleurs qu’en France, où le service public est issu d’une certaine histoire, d’un certain développement des problèmes politiques et sociaux, d’une certaine culture juridique et de certaines traditions de l’Etat.

Mais il existe certainement une conception française du service public, de la manière dont celui-ci peut tisser les liens sociaux, et le droit français du service public pourrait conserver à cet égard la perspective d’une certaine influence en Europe.

Les services publics ont-ils vocation à s’exercer en situation de monopole ? Oui, si l’initiative privée se révèle globalement défaillante à servir leurs prestations. Dans le cas contraire, le service public ne se justifie plus, sauf, nous dit le droit communautaire, si, parmi ces prestations, certaines dites « de base » nécessitent une prise en charge à l’écart de la concurrence. Mais le droit communautaire ne définit pas ces prestations « de base » et ne considère techniquement que celles dont les coûts nécessitent des financements hors marché en vue d’un prix abordable et dans un but de cohésion sociale.

La notion communautaire elle-même de « cohésion sociale » ne contient pas, contrairement au droit français, une pensée explicite de l’intérêt général, elle repose en pratique sur une préoccupation de « minimum social », d’ « avantage élémentaire », dont la définition est menacée d’arbitraire.

Les tendances contradictoires du droit communautaire du service public imposeront donc, pour trouver leur équilibre, un effort de clarification.

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Quelques semaines avant le Conseil européen de Barcelone des 15 et 16 mars 2002, le Gouvernement français faisait savoir qu’il souhaitait l’intervention d’ « une directive cadre sur les services publics », dans la perspective d’ « une Europe qui soit un modèle de société » dans laquelle « la reconnaissance de normes de services publics marquerait un changement de nature de la construction européenne » (« Le Monde » du 21 février 2002).

La prochaine période de la construction communautaire (fin des travaux en 2003 de la Convention sur l’avenir de l’Europe, avant la mise en place d’une conférence intergouvernementale – CIG – appelée à formuler un nouveau droit communautaire constitutionnel) apparaît donc capitale pour l’avenir du Service public dans l’Union européenne.

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Du service public (français)

Au service universel (communautaire)

SOMMAIRE

Introduction P. 1 1. La notion de service public en droit français P. 3 2. L’habilitation en droit français à gérer le service public P. 18

3. Les principes « classiques » du droit français du service public P. 31

4. Le devoir, en droit français, d’assurer l’existence de services publics P. 39

5. La conception française et la mutation de la notion de service public P. 51

6. La réforme de l ‘Etat et du service public en France P. 79

7. Les incidences de la réforme de l ‘Etat et des services publics sur la

conception traditionnelle du service public en droit français P. 88

8. Cadres juridiques applicables aux entreprises bénéficiaires de droits économiques spéciaux ou exclusifs et aux Services d’intérêt économique

général (SIEG) en droit communautaire P. 103 9. Le service universel en droit communautaire P. 123 Conclusion P. 134

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