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Comptes rendus / Sociologie du travail 53 (2011) 537–567 559 trice, adressant en conclusion des propositions pour améliorer les pratiques soignantes et plaidant pour une meilleure reconnaissance de la place des parents à l’hôpital. La démarche, résolument ethnographique, révèle à la fois la diversité et l’opérationnalité des formes de mobilisation des parents et les multiples tensions qui traversent les relations avec les professionnels. Elle se traduit dans l’écriture à travers de très nombreux extraits du journal de terrain qui illustrent de fac ¸on précise et vivante l’ensemble de l’activité parentale dans ces services. On regrettera seulement que l’ouvrage, qui mobilise les notions « d’ordre négocié », de « trajectoire du malade », etc., n’ait pas tenté d’approfondir ou de mettre en question ce modèle, soit en allant jusqu’à formuler une « théorie ancrée » dans cette importante collecte empirique, soit en précisant son parti pris théorique. L’approche adoptée reste à cet égard à l’écart d’un investissement théorique plus large (sur le care, par exemple), une position qui mériterait d’être explicitée. Frédérique Chave Université Paris-Ouest–Nanterre La défense, 200, avenue de la République, 92001 Nanterre, France Adresses e-mail : [email protected], [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2011.08.003 Écologie sociale de l’oreille, Enquêtes sur l’expérience musicale, A. Pecqueux, O. Roueff (Eds.). Éditions de l’EHESS, Paris (2009). 284 pp. Prendre au sérieux la musique, rappellent en introduction Anthony Pecqueux et Olivier Roueff, c’est s’intéresser à l’expérience musicale, c’est-à-dire à un processus empiriquement observable et donc descriptible. Se plac ¸ant dans le sillage du tournant dit pragmatique, il est souligné que cette expérience implique une pluralité des rôles, des actions toujours situées et des épreuves dès lors que ces processus introduisent du changement. Ce type d’approche doit ainsi rendre compte de l’engagement des acteurs dans des situations qui oscillent sans cesse entre activité et passivité. Enfin, il s’agit d’éviter les effets de concurrences théoriques et ainsi de ne pas oublier de décrire « les corps comme structures dispositionnelles différenciées produites dans la profondeur des trajectoires » (p. 20). Le premier chapitre, écrit par Denis Laborde, traite d’un opéra engagé, « Les 3 Tales » de Steve Reich et Beryl Korot. Si les deux artistes ont cherché à rendre difficile tout malentendu lors de la réception, l’observation des réactions des spectateurs délivre une prolifération de sanctions diffuses qui témoignent, in fine, selon l’ethnologue, d’une appropriation réussie. Dans le second chapitre, Wenceslas Lizé s’intéresse à un collectif de jazzophiles. Les dispositions intériorisées au cours des trajectoires biographiques sont présentées comme des clés pour comprendre les interactions entre amateurs. Selon l’auteur, les recherches « interactionnistes » ne rendent que partiellement compte de ces expériences esthétiques parce qu’elles « négligent les rapports de force symboliques ». Ainsi, les commentaires consécutifs à l’expérience esthétique constituent des rituels d’expression obligatoire des sentiments, menés par les initiés les mieux dotés en ressources collectives, visant une autocélébration collective. Le chapitre trois, écrit par Sophie Maisonneuve, a pour objet le festival « La folle journée de Bach » qui s’est tenu à Nantes. Inspirée de la sociologie pragmatique, l’enquête vise à poser la question du goût en termes d’effets et à rendre compte de l’oscillation entre une activité de saisie de l’occasion et des moments de passivité où l’amateur se trouve pris par l’événement. Dans le quatrième chapitre, Karim Hammou retrace

Écologie sociale de l’oreille, Enquêtes sur l’expérience musicale, A. Pecqueux, O. Roueff (Eds.). Éditions de l’EHESS, Paris (2009). 284 pp

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Comptes rendus / Sociologie du travail 53 (2011) 537–567 559

trice, adressant en conclusion des propositions pour améliorer les pratiques soignantes et plaidantpour une meilleure reconnaissance de la place des parents à l’hôpital.

La démarche, résolument ethnographique, révèle à la fois la diversité et l’opérationnalité desformes de mobilisation des parents et les multiples tensions qui traversent les relations avec lesprofessionnels. Elle se traduit dans l’écriture à travers de très nombreux extraits du journal deterrain qui illustrent de facon précise et vivante l’ensemble de l’activité parentale dans ces services.

On regrettera seulement que l’ouvrage, qui mobilise les notions « d’ordre négocié », de« trajectoire du malade », etc., n’ait pas tenté d’approfondir ou de mettre en question ce modèle,soit en allant jusqu’à formuler une « théorie ancrée » dans cette importante collecte empirique,soit en précisant son parti pris théorique. L’approche adoptée reste à cet égard à l’écart d’uninvestissement théorique plus large (sur le care, par exemple), une position qui mériterait d’êtreexplicitée.

Frédérique ChaveUniversité Paris-Ouest–Nanterre La défense, 200, avenue de la République,

92001 Nanterre, FranceAdresses e-mail : [email protected], [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2011.08.003

Écologie sociale de l’oreille, Enquêtes sur l’expérience musicale, A. Pecqueux, O. Roueff(Eds.). Éditions de l’EHESS, Paris (2009). 284 pp.

Prendre au sérieux la musique, rappellent en introduction Anthony Pecqueux et Olivier Roueff,c’est s’intéresser à l’expérience musicale, c’est-à-dire à un processus empiriquement observableet donc descriptible. Se placant dans le sillage du tournant dit pragmatique, il est souligné quecette expérience implique une pluralité des rôles, des actions toujours situées et des épreuves dèslors que ces processus introduisent du changement. Ce type d’approche doit ainsi rendre comptede l’engagement des acteurs dans des situations qui oscillent sans cesse entre activité et passivité.Enfin, il s’agit d’éviter les effets de concurrences théoriques et ainsi de ne pas oublier de décrire« les corps comme structures dispositionnelles différenciées produites dans la profondeur destrajectoires » (p. 20).

Le premier chapitre, écrit par Denis Laborde, traite d’un opéra engagé, « Les 3 Tales » de SteveReich et Beryl Korot. Si les deux artistes ont cherché à rendre difficile tout malentendu lors dela réception, l’observation des réactions des spectateurs délivre une prolifération de sanctionsdiffuses qui témoignent, in fine, selon l’ethnologue, d’une appropriation réussie. Dans le secondchapitre, Wenceslas Lizé s’intéresse à un collectif de jazzophiles. Les dispositions intérioriséesau cours des trajectoires biographiques sont présentées comme des clés pour comprendre lesinteractions entre amateurs. Selon l’auteur, les recherches « interactionnistes » ne rendent quepartiellement compte de ces expériences esthétiques parce qu’elles « négligent les rapports deforce symboliques ». Ainsi, les commentaires consécutifs à l’expérience esthétique constituentdes rituels d’expression obligatoire des sentiments, menés par les initiés les mieux dotés enressources collectives, visant une autocélébration collective. Le chapitre trois, écrit par SophieMaisonneuve, a pour objet le festival « La folle journée de Bach » qui s’est tenu à Nantes. Inspiréede la sociologie pragmatique, l’enquête vise à poser la question du goût en termes d’effets et àrendre compte de l’oscillation entre une activité de saisie de l’occasion et des moments de passivitéoù l’amateur se trouve pris par l’événement. Dans le quatrième chapitre, Karim Hammou retrace

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l’émergence du rap à la télévision francaise à la fin des années 1980. Le sociologue met enévidence un traitement ambigu : ni expérience esthétique pure, ni pratique anesthétique, le rapest présenté comme un entre-deux dérangeant mais symptomatique d’événements qui renvoie àune entité en cours de stabilisation, « la banlieue ». Dans le chapitre cinq, Anthony Pecqueuxs’intéresse à une chanson de rap francais qui a été étiquetée « antisémite » par un ministre dela République. S’inspirant de l’ethnométhodologie, le chercheur pratique l’« écoute-en-action »afin de dégager les différentes options de sens que la chanson offre à l’auditeur. Au terme del’exercice, il apparaît clairement que la chanson ne peut pas être qualifiée d’antisémite. Dansle chapitre six, Jean-Christophe Sevin s’intéresse aux parcours d’individus qui rencontrent lamusique techno et deviennent amateurs. Des premiers contacts caractérisés par une « passivitédéconnectée », l’individu poursuit son cheminement, acquérant un début d’habileté qui produitfinalement, quand l’expérience est heureuse, une nouvelle répartition des affects. Le septièmechapitre aborde le monde des conteurs à travers une expérience de travail collectif. Il s’agit pourAnne-Sophie Haeringer de comprendre non seulement ce que dit le conte, mais surtout ce qu’ilfait en étant attentif au travail de prolifération des prises auquel se livrent les amateurs. Si leconteur joue avec la puissance des mots, il se sait aussi agi par son œuvre et ne comprend pastoujours ce qu’il fait au moment où il le fait. Dans le dernier chapitre, Olivier Roueff s’intéresseaux expérimentations initiées par un collectif de musique expérimentale. Si l’auteur reconnaîtque le déroulement des activités a bien eu des « effets propres qui n’étaient contenus ni dans lesconditions de possibilité, ni dans les enjeux stratifiés investis par les participants », la logiqueidentifiée comme « avant-gardiste » reste le principal moteur puisque c’est elle qui « a incité lesmembres de l’association à mettre en place un dispositif d’expérimentation musicienne » (p. 277).

Pour conclure, revenons sur deux des propositions mises en exergue. La première a trait à laprise en compte de la passivité comme catégorie descriptive et analytique. La lecture des diversescontributions emporte l’adhésion : l’expérience de l’amateur se caractérise la plupart du tempspar un dosage subtil entre prise et lâcher-prise, entre prendre et « être pris », selon l’expression deJeanne Favret-Saada citée par Sophie Maisonneuve. Loin de nous proposer une vision idéaliséed’acteurs parfaitement alignés ou engagés, les analyses proposées opèrent un « effet de réalisme »en rappelant que l’oscillation et l’incertitude sont au cœur de l’expérience d’écoute. Celles-ciconstituent la condition nécessaire à l’apparition de cette forme si particulière d’attachementqu’est la passion, pour reprendre l’expression d’Antoine Hennion.

La seconde proposition concerne la volonté affichée d’articuler sociologie pragmatique etsociologie des dispositions. Au terme de la lecture, l’objectif n’apparaît pas atteint. Le recueildonne à voir des positions qui reconduisent les clivages habituels : aux sociologues des dispositionsle rappel systématique des « effets de structure » pour rendre intelligible la scène de l’interaction,et aux sociologues plus pragmatistes, l’accent mis sur la construction de prises pour déployer legoût ou la compétence. Il faut cependant souligner que si les seconds n’entendent pas faire lalecon aux approches concurrentes, les premiers ne peuvent s’empêcher de rappeler les faiblessesde l’analyse « interactionniste » qui, par péché de naïveté, néglige les rapports de domination,sans se rendre compte que se joue ici non pas seulement une option analytique mais bien unemanière de définir ce qui constitue un objet d’enquête légitime.

Catherine RémyCentre de sociologie de l’innovation, 60, boulevard Saint-Michel, 75006 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]

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