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8/16/2019 Edel Susanne - Métaphysique des idées et mystique des lettres Leibniz, Böhme et la Kabbale prophétique http://slidepdf.com/reader/full/edel-susanne-metaphysique-des-idees-et-mystique-des-lettres-leibniz 1/25 Susanne Edel Métaphysique des idées et mystique des lettres : Leibniz, Böhme et la Kabbale prophétique In: Revue de l'histoire des religions, tome 213 n°4, 1996. pp. 443-466. Résumé Leibniz, le grand précurseur de la philosophie des Lumières, veut fonder l'autonomie des sciences en démontrant la source commune de la philosophie et de la théologie et leur harmonie absolue. Le rationalisme et la mystique, la connaissance rationnelle et l'illumination sont réconciliés dans la théorie de la langue primordiale. Cette théorie est à la base de la langue universelle leibnizienne (fondée sur les axiomes de la pensée), laquelle remplace l'inaccessible langue adamique de la Bible. La Kabbale prophétique d'Abraham Abulafia (et ses interprétations chrétiennes) et la théosophie chrétienne de Jakob Böhme (qui a puisé également dans la mystique juive) constituent l'accès historique à la théorie leibnizienne. Abstract Metaphysics of ideas and letter-mysticism : Leibniz, Böhme and the prophetic Kabbalah Leibniz, the great precursor of the Age of Enlightenment, purposes to establish the autonomy of the sciences by demonstrating the common source of philosophy and theology and their perfect harmony. The rationalism and the mysticism, the rational cognition and the inner light concur in the theory of a primordial language. This theory is the basis of Leibniz's universal language (constructed by the axioms of thought), which takes the place of the irretrievable Adamic language of the Bible. The prophetic Kabbalah of Abraham Abulafia and its Christian interpretations just as the Christian theosophy of Jakob Böhme (who also was influenced by Jewish mysticism) shape the historical access to the Leibnizian theory. Citer ce document / Cite this document : Edel Susanne. Métaphysique des idées et mystique des lettres : Leibniz, Böhme et la Kabbale prophétique. In: Revue de l'histoire des religions, tome 213 n°4, 1996. pp. 443-466. doi : 10.3406/rhr.1996.1199 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1996_num_213_4_1199

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Susanne Edel

Métaphysique des idées et mystique des lettres : Leibniz,Böhme et la Kabbale prophétiqueIn: Revue de l'histoire des religions, tome 213 n°4, 1996. pp. 443-466.

RésuméLeibniz, le grand précurseur de la philosophie des Lumières, veut fonder l'autonomie des sciences en démontrant la source

commune de la philosophie et de la théologie et leur harmonie absolue. Le rationalisme et la mystique, la connaissancerationnelle et l'illumination sont réconciliés dans la théorie de la langue primordiale. Cette théorie est à la base de la langueuniverselle leibnizienne (fondée sur les axiomes de la pensée), laquelle remplace l'inaccessible langue adamique de la Bible. LaKabbale prophétique d'Abraham Abulafia (et ses interprétations chrétiennes) et la théosophie chrétienne de Jakob Böhme (qui apuisé également dans la mystique juive) constituent l'accès historique à la théorie leibnizienne.

AbstractMetaphysics of ideas and letter-mysticism : Leibniz, Böhme and the prophetic Kabbalah

Leibniz, the great precursor of the Age of Enlightenment, purposes to establish the autonomy of the sciences by demonstratingthe common source of philosophy and theology and their perfect harmony. The rationalism and the mysticism, the rational

cognition and the inner light concur in the theory of a primordial language. This theory is the basis of Leibniz's universal language(constructed by the axioms of thought), which takes the place of the irretrievable Adamic language of the Bible. The propheticKabbalah of Abraham Abulafia and its Christian interpretations just as the Christian theosophy of Jakob Böhme (who also wasinfluenced by Jewish mysticism) shape the historical access to the Leibnizian theory.

Citer ce document / Cite this document :

Edel Susanne. Métaphysique des idées et mystique des lettres : Leibniz, Böhme et la Kabbale prophétique. In: Revue del'histoire des religions, tome 213 n°4, 1996. pp. 443-466.

doi : 10.3406/rhr.1996.1199

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1996_num_213_4_1199

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SUSANNE EDEL

M é t a p h y s i q u e des i dées

et m y s t i q u e d e s le t t res :

L e i b n i z , B o h m e et la Kabbale p r o p h é t i q u e

Leibniz, le grand précurseur de la philosophie desLumières, veutfonder l'autonomie des sciencesen démontrant la source communede laphilosophieet de la théologie et leur harmonie absolue. Le rationalismeet la mystique, la connaissance rationnelle et l illumination sont réconciliés dans la théorie de la langue primordiale. Cette théorie est à labase de la langue universelle leibnizienne fondée sur les axiomes de lapensée), laquelle remplace l'inaccessible langue adamique de la Bible.La Kabbale prophétique d'Abraham Abulafia (et ses interprétationschrétiennes) et la théosophie chrétienne de Jakob Bohme (qui a puiséégalement dans la mystique juive) constituent l'accès historique à lathéorie leibnizienne.

Metaphysics of ideas and letter-mysticism :Leibniz, Bohmeand the prophetic Kabbalah

Leibniz, the great precursor of the Age of Enlightenment, purposesto establish the autonomy of the sciencesby demonstrating the commonsourceof philosophyand theology and their perfect harmony. The rationalism and the mysticism, the rational cognition and the inner light

concur in the theory of a primordial language. This theory is the basisof Leibniz's universal language (constructed by the axioms of thought),which takes the place of the irretrievable Adamic language of the Bible.The prophetic Kabbalah of Abraham Abulafia and its Christian in te

rpretations just as the Christian theosophy of Jakob Bohme (who alsowas influenced by Jewish mysticism) shape the historical access to theLeibnizian theory.

Revuede l Histoire desReligions,213-4/1996,p. 443à 466

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Le thème de la langue originelle est commun à Bôhme et àLeibniz. Chez ces deux philosophes, les expressions « languenaturelle» et «langue adamique» ou «langue d Adam» sontemployées comme synonymes de langue originelle.

Derrière le terme de «langue adamique», on discerne unenjeu théologique qui fut une des motivations de l'intérêt queBôhme et Leibniz éprouvèrent tous deux pour la langue originelle. Tous deux aspiraient à résoudre ou à dépasser les querelles religieuses qui caractérisaient le climat spirituel de l Eu

rope de leur temps, que ce soit immédiatement avant la guerrede Trente ans dans le cas de Bôhme ou à la suite de celle-cidans le cas de Leibniz. Ces deux auteurs se fondèrent sur desspéculations de théorie linguistique et recoururent à l'indice del'origine commune des langues telle qu'elle est rapportée dansle récit de la Genèse pour faire appel à l'esprit communautairedes Églises et des théologiens.

Le principe de la tolérance ecclésiale est étayé par l'idée quetoutes les langues naturelles participent dans une certainemesure de la langue adamique et perpétuent de ce fait sur leplan historique la révélation divine. Pour Leibniz, la compréhension exacte de la Parole de Dieu est accordée à celui qui estdoué de raison, tandis que pour Bôhme c'est un don gracieuxdispensé à l'inspiré. Bôhme affirme que Dieu est « au sein deslettres », bien loin que son esprit soit attaché à des enveloppesverbales vides de contenu. Il ajoute que « le mystère de la division des langues est le suivant: les hommes avaient conçu lalangue sensible du Saint-Esprit sous une forme muette et ut i lisaient la parole formulée de l'entendement humain sous uneseule forme, comme on le fait d'un récipient. Ils ne parlaientqu'avec le récipient, sans comprendre la Parole de Dieu quirésidait dans leurs propres langues sensibles, car Dieu se t rouvait en personne dans le verbe parlant de l'entendement,comme cela arrive et se trouve être aujourd'hui encore »'. Selon

1 . Mystérium Magnum, 35:66,68.

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Bôhme, la querelle portant sur la priorité des langues historiques t sur la postérité de la langue adamique fait apparaîtreune répétition de ce qui s'est produit à Babel, malgré toutes lestentatives visant à l'unité des Églises.

Contrairement aux tenants de la répartition nominalistedistinguant le mot, la signification et la chose, Bôhme et Leib

n i z ercevaient la langue adamique comme parfaite puisqu'ellereposait sur la nomination des choses par Adam. En elle noustrouvons un lien essentiel entre le nom et l'objet. Aussi lalangue de la Nature est-elle le corrélat métaphysique de lalangue adamique. Cela implique que la langue a une valeur dupoint de vue cognitif. De ce fait nous sommes renvoyés à l enjeu philosophique sous-jacent à la théorie de la langue originelle selon Bôhme et Leibniz.

Dans ses Nouveaux Essais sur l'entendement humain, Leibnizaffirme : « II semble que le Teuton a plus gardé de naturel, et (pourparler le langage de Bôhme), de l'Adamique. »2 II s'agit ici d'unecomparaison purement linguistique entre des familles de langues.Leibniz cherche ainsi à contester indirectement la prétention quiveut que l'hébreu soit la première des langues, comme les Protestants e soutenaient encore au XVIIesiècle. Quels sont donc selonlui les critères permettant d'évaluer cette dimension « naturelle »qui est contenue dans les langues historiques et qui renvoie à lalangue de la Nature ? La langue de la Nature à l'état pur se signalepar la transparence de ses moyens qui permettent de déduire nonseulement les objets eux-mêmes mais aussi la providence du p r emier auteur de la Création : « II faudroit qu'il y parût les raisonsdes connexions soit physiques, soit d'une institution arbitraire,sage et digne du premier auteur. »3

Leibniz ne peut s'empêcher de situer cette langue de laNature quasi métaphysique au commencement de l'histoire. Ill'identifie avec la langue originelle dont il fait dériver les langues naturelles, lesquelles attestent leur arrière-plan métaphy-

2. NouveauxEssais, liv. Ill, chap. II : « De la signification des mots »,§ 1 (Gerhardt, Die philosophischenSchriften, t. 5, p. 260).

3. Ibid.

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sique par le biais de l'histoire. Parmi ces langues historiques àla formation desquelles le hasard a également participé dansune certaine mesure, Leibniz considère que les plus favoriséessont celles qui laissent transparaître l'action morale ou moralisante ue l'homme exerce sur la Création ou sur l'Histoire:«Les significations des mots... ne sont point déterminées parune nécessité naturelle, mais elles ne laissent pas de l'estre pardes raisons tantost naturelles, où le hazard a quelque part, tan-tost morales, où il y entre du choix. »4 Alors qu'une langue or iginelle conçue sur le mode de l'hypothèse est présentée commeparfaite, les langues dans leur développement historique se profilent en fonction de la conformité de leur expression dans l histoire. Leibniz trouve dans la langue allemande une transpar ence ussi bien en ce qui concerne les causes «physiques»(onomatopées) qu'en ce qui concerne les causes morales, lesquelles s'expriment de façon sincère par son truchement ( voc abulaire). La langue allemande est une « pierre de touche » de lapensée et c'est elle qui se prête le mieux, en vertu de ses prédispositions naturelles, à l'expression philosophique, puisque dansune certaine mesure elle permet de distinguer les penséesauthentiques de celles qui ne le sont pas.

Sur des points essentiels, cette conception se rapproche decelle que Bôhme formula à propos de la langue de la Nature etdes langues naturelles. En effet Bôhme caractérise la langue originelle comme le «Dieu révélé dans le verbe de la Nature»5.Pour lui, elle exprime la providence de la Création. «Cettemême parole conçue s'est révélée à travers le mouvement detoutes les formes, à travers tout ce monde visible comme autravers d'une parabole visible, de sorte que l'être spirituelapparaisse à travers l'être corporel : de même que le désir de lafigure interne s'est extériorisé et que l'intérieur se trouve à l extérieur..., de même chaque objet né de l'intérieur porte sa"signature". »6 Les langues naturelles constituent une conti-

4. Ibid., p. 257 et s.5. Mystérium Magnum, 35:53.6. De Signatura Rerum, 9:3 et s.

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nuation de la révélation divine dans l'histoire. Chez Bôhmeaussi, la sincérité et l'intégrité d'une langue sont centrales et ilconsidère également que ces valeurs sont bien représentéesdans sa langue, l'allemand. «Si seulement tu comprenais correctement ta langue maternelle, tu y trouverais un sens aussiprofond que dans l'hébreu ou le latin, quand bien même lesérudits s'insurgeraient contre cette idée telle une fiancéehautaine ... l'Esprit montre que dès avant la fin, plus d'un laïcen saura et en comprendra davantage que ne le font à présentles plus intelligents des docteurs. »7

Du point de vue théologique, la perte de la langue adamiqueou de la perfection originelle de la langue s'est produite à la suitede la division des langues à Babel (selon Bôhme) ou même dès lepéché originel (selon Leibniz). Indépendamment des correspondances u'on peut trouver dans les langues historiques, la q u e stion se pose de savoir quelle est la tradition de la langue originelleet s'il est possible de la reconstituer globalement.

Les langues historiques ne font plus apparaître les correspondances irectes entre les noms et les objets telles qu'Adam les

connaissait au Paradis:« Tout être vivant eut le nom par lequell'homme le désigna» (Gn 2:19). Les réalités métaphysiques qui

se cachent derrière les noms perdus et qui reflètent la langue or iginelle sont les idées simples et composées (selon Leibniz) oubien les signatures ou les marques de l'être (selon Bôhme). Quantaux noms eux-mêmes tels qu'ils figurent dans les langues historiques u naturelles, ils ne reposent plus que sur des conventions.Ce sont des formes exprimant de façon consensuelle la relationentre les objets et les réalités métaphysiques.

Mais de quelle façon accéder à la langue originelle telle quela connaissait Adam? Sur ce point, les théories de Bôhme et deLeibniz divergent. Pour Bôhme le « nouvel Adam » régénéré àla suite de l'avènement du Christ est en mesure de retrouver lechemin qui le mènera à ses racines qui sont la langue originelle.Leibniz au contraire considère que la reconstruction de lalangue telle qu'elle était parlée au Paradis est non seulement

7. Aurora, 8:73.

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impossible mais même anachronique. Depuis que la langue dela Nature s'est perdue, les langues naturelles se sont développées ur la base d'un état de nature commun qui, contrairement l'état métahistorique de perfection originelle, reflète ladéchéance de la civilisation humaine. Cet état de nature auquelon peut faire remonter toutes les langues naturelles puisqu'il enest la source commune n'est donc pas identique à la langueadamique. C'est même précisément le facteur qui a contribuéen principe à ce que la langue perde sa perfection originelle. Eneffet, au terme de son développement historique, la langue

reflète encore de façon primaireles

perceptions sensorielles oubien le monde obscur et trouble des représentations, mais c'està peine si elle tient compte de la faculté d'abstraction de l e

ntendement Mais, d'un autre côté, c'est justement à la lumièredes impondérables qui subsistent dans les langues même aprèsleur diversification que Leibniz acquiert la conviction qu'onpeut prouver scientifiquement l'historicité d'une langue originelle. Ses études de linguistique comparée le confortent danscette hypothèse : seule la supposition d'une racine originelle des

langues permet selon lui de justifier l'existence d'analogiessémantiques entre des idiomes éloignés dans l'espace et différents par leur structure. Pour mener à bien ses études comparatives d'histoire des civilisations, Leibniz prend l'histoire deslangues pour point de départ. Étant donné la division des la ngues, ce point de vue ne tient compte que des faits qui peuventse constater de façon purement empirique et qui sont incompatibles vec un quelconque fondement rationnel des langues h istoriques. Celles-ci se sont constituées en conformant les sons

aux perceptions et aux affects. Les langues reposent sur des é léments onomatopéiques naturels - les mots racines - à partirdesquels le vocabulaire des langues en devenir dans l'histoire sedéveloppe (par la composition et le changement). En tantqu'elles sont les vestiges de l'état naturel des langues, cesracines ne correspondent pourtant pas aux éléments ultimesd'une langue parfaite car la dénomination a entraîné une sélection arbitraire parmi les propriétés indéfiniment variées de l obj e t n fonction de l'estimation subjective qu'on en a. Et donc,

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alors que l'origine des langues se fonde sur des perceptions sensibles et des besoins confus, la signification des mots connaît,

au fur et à mesure du développement de l'histoire humaine etparallèlement au progrès historique de la civilisation, unetransformation qui la fait passer du sensible à l'intelligible, à lafaveur de la diversification et de l'explicitation croissantes desbesoins de l'humanité. Le caractère perfectible de la langue estconditionné par l'accroissement de sens des phénomènes spirituels. La langue s'éloigne toujours davantage des perceptionssensorielles et s'oriente vers les idées.

La langue parfaite de la Nature ne fut guère parlée que parAdam au Paradis mais, grâce aux idées innées et aux véritésrationnelles, elle peut-être saisie par l'imagination qui s'extérior i s e n concepts clairs et explicites et en connaissance intuitive.C'est par cette langue que Dieu a révélé à l'origine la causefinale. Ainsi donc, du fait de la perte de la langue adamique,notre désir de connaissance est renvoyé à la continuité des la ngues historiques dont le développement est régi par l'arbitraireet par la raison humaine (idée de la perfectibilité). En réussissant concilier les deux niveaux de discours sur la langue originelle - celui de la théologie et celui de la philosophie - Leib

n i z nit les deux théories contradictoires qui coexistaient à sonépoque dans la philosophie de la Renaissance et de l'âgebaroque. La première relie la langue originelle à l'état paradisiaque qui présidait au commencement de la Création laseconde voit dans cette langue le résultat eschatologique d'unecivilisation éminemment développée. Sur le modèle de lalangue adamique perdue à tout jamais on conçoit (selon le

principe de l'analogie) une nouvelle characteristica universalis,une langue universelle artificiellement construite qui se rapproche de la langue originelle par sa fonction et sa valeurcognitive. La characteristica universalis repose sur les composantes ultimes de la pensée, les idées simples ou axiomes ir réductibles à l'analyse : c'est l'alphabet des idées. En réduisant lesconcepts complexes sur lesquels repose la réalité en idées s imples constitutives de ces concepts, on arrive à en reconstruire lesurgissement et à en reconnaître les fondements rationnels. Dès

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lors ce ne sont plus les noms des objets qui reposent sur desconventions, mais seulement l'alphabet des idées constitutives

de leurs concepts. Ainsi la langue permet-elle, tout comme lecalcul mathématique, de rendre compte de l'ordre divin dans lacréation.

Chez Bôhme les réalités métaphysiques habitent les objetseux-mêmes. Elles en sont les signatures. La Nature est l'expression irecte du mot par lequel Dieu a créé le monde (fiat):« Par sa configuration et sa propriété, l'objet est formé exactement e la même façon que le mot. »8 Après la division des langues à Babel, on cessa de tenir compte de la force créatrice dumot qui caractérisait l'essence des choses et la langue devint uninstrument extérieur et arbitraire: «Ainsi la droite raisons'éteint en eux, car ils se mirent à exprimer les esprits des langues sensuelles en une forme extérieure grossière et ils apprirentà parler d'après la forme... Depuis lors aucun peuple ne com

prend plus la langue sensuelle, mais les oiseaux de l'air et lesbêtes des bois la comprennent selon sa propriété.»9 Dieu quis'est révélé en personne dans le verbe de la Nature mène à bienla création tout entière par la parole vivante. Depuis lors c'estau bon sens de l'homme qu'il incombe de retrouver les signatures internes des choses dans l'essence de la langue et dansl'acte de la parole (en imitant l'activité créatrice de Dieu).« L'homme qui conçoit les "sens" en tant qu'ils sont les espritsdes lettres, de telle sorte qu'il comprend comment les "sens" sesont combinés avec entrain, celui-là le comprend à travers l a

cception du mot lorsqu'il se formule en substance; celui-làconnaît la langue sensuelle de la "Création" tout entière et ilcomprend à partir de quoi Adam a donné des noms à touteschoses et à partir de quoi l'esprit de Dieu s'est jadis exprimé. »10

A la différence de Leibniz, Bôhme accorde la prééminence àla parole vive et non au langage parlé. Les signatures internes quisont les pierres de fondation de la langue de la nature sont de ce

8. Mystérium Magnum, 35:56.9. Ibid., 35:58et s.

10. Ibid., 35:57.

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tuendam)n. Dans ce contexte, cabbala vera s'oppose à la magiedes lettres que Leibniz identifie avec la fausse Cabbala ou avec« un genre vulgaire de Cabbala ». A cette époque-là, Leibniz neconnaît pas encore de façon détaillée les différents courants de laKabbale ou traditions de la mystique juive qu'un nombrecroissant de savants de son temps connaissait ou du moinsabordait dans leurs discussions. Néanmoins il est conscient de lavaleur spéculative des présupposés théoriques de cette scienceocculte qui commençait alors à se divulguer grâce aux efforts desreprésentants de la Kabbale chrétienne et notamment de soncontemporain et ami Knorr von Rosenroth, dont les traductionsde textes kabbalistiques en latin contribuèrent à diffuser cettediscipline dans un public de plus en plus large. Leibniz prendconnaissance de la « vraie Kabbale » à travers la conception dufondement métaphysique de la langue qui repose sur le postulatd'une harmonie universelle entre le monde des formes spirituelleset le monde réel. Leibniz retrouve ici un principe directeur de sapensée, à savoir que l'architecture de l'univers peut êtrereproduite non seulement par les nombres mais aussi par unelangue parfaite. A la lecture de l'écrit mentionné ci-dessus sur lacaractéristique universelle, il apparaît que Leibniz range la« vraie cabbale » dans la tradition de la philosophie pythagoricienne t qu'il emploie dorénavant cette expression comme unsynonyme de son concept de « philosophie pérenne » (traditiond'une vérité unique et éternelle). Cette philosophie serait l'un desnombreux emprunts que Pythagore aurait rapportés en Grèce àson retour d'Orient. Dans ses Pensées imprescriptibles, Leibnizaffirme la nécessité de rechercher la Kabbale ou science dessignes

nonseulement

dansles secrets de

lalangue

hébraïque,mais dans toute langue où « les mots sont correctement compriset employés ».

Cette classification de la Kabbale par Leibniz pouvait s appuyer sur Reuchlin (et à travers lui sur la première Kabbale chrétienne). Reuchlin avait vu dans Pythagore le disciple de la Kabbale à proprement parler, c'est-à-dire de la Kabbale juive et il

11. Gerhardt, Die philosophischenSchriften, t. VII, p. 184-189.

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avait répandu l'idée corollaire selon laquelle le terme grec philosophie n'était autre que la traduction de l'hébreu Kabbala12.

Mais c'est surtout pour Bôhme que Reuchlin constitua unesource capitale du point de vue de la Kabbale. Il avait fait saconnaissance par l'entremise de son contemporain et ami Bal-thasar Walter. A travers Walter et Abraham Franckenberg, laconception bôhmienne d'une langue de la Nature fut influencéedans une certaine mesure par la première Kabbale chrétienneet par ses sources juives authentiques, notamment le Sefer Yet-sira (Livre de la création ou de la formation du monde aumoyen des 22 lettres de l'alphabet et des 10 chiffres), premièretentative de pensée spéculative qui nous soit parvenue enhébreu (l'ouvrage fut composé entre le IIIe et le VIe siècle).Bôhme a pu s'inspirer du Sefer Yetsira pour tout ce qui touchesa conception du Verbe créateur et constitutif du monde, car,d'après ce traité, les chiffres et les lettres s'unissent en l'hommeprimordial céleste ou Adam Qadmon. Dans le chiffre 2, «ilgrava et tailla... 22 lettres»13.

Leibniz aussi considérait Bôhme et les motivations de saquête de la langue de la Nature comme insérés dans la traditionde la « vraie Kabbale », contrairement à la « Kabbale vulgaire »empêtrée dans la superstition.

«Depuis ce temps, une propension invétérée pousse leshommes à croire qu'on peut découvrir des merveilles grâce auxnombres, aux lettres et à une langue nouvelle que certainsnomment adamique et que Bôhme appelle langue de laNature.»14

Leibniz connaissait aussi les tentatives de ces contempora i n s

t prédécesseursde

la Renaissanceen vue d'instaurer

unelangue universelle artificiellement construite. Mais elles ne lesatisfont pas, car sa propre « caractéristique universelle » necherche pas seulement à acquérir une vue d'ensemble des

12. Reuchlin, De Arte Cabalistica,liv. II, in Johann Pistorius, Ars caba-listica, Bâle, 1587, p. 642.

13. Sefer Yetsira, I, 10.14. De numer s characteristicis ad linguam universalemconstituendam, éd.

Gerhardt, VII, p. 184.

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concepts existants (ars judicandi) ; Leibniz va jusqu à penserque la structure rationnelle et intelligible des signes (linguistiques) ui reproduisent les choses permet de déduire de nouvelles propositions ou idées complexes et de nouvelles découvertes au moyen de la raison (ars inveniendi) par le recoursimmanent (analyse et synthèse) aux concepts. Les éléments ( lettres) de l'alphabet des pensées sont les idées primaires et s imples dont il a été question ci-dessus. Elles ne renvoient à riend'autre qu à elles-mêmes. Leibniz appelle définition nominalel'analyse des vérités complexes (par la réduction aux idées s imples qui les composent), tandis que la combinaison de ces idéesconstitue la définition réelle qui doit inclure «l'affirmationpositive d'une potentialité ». Alors que dans la définition nominale es caractéristiques distinctives d'un objet sont recelées pard'autres objets, de sorte que le statu quo de la réalité créée peutêtre déduit à partir d'elles, la définition réelle permet dedémontrer la «compatibilité» des composantes individuelles,tant avec les objets déjà existants qu'avec ceux qui ne sontencore que des possibles (en vertu du principe de contradict

i o n . 'est seulement ainsi qu'on peut contempler la causefinale de la création, c'est-à-dire les desseins de Dieu (Providence) ou bien, pour parler comme Bôhme, le Verbe créateur.

Leibniz cite l'exemple des caractéristiques universellesdont il avait connaissance, notamment celles de Descartes, deBisterfeld et du maître de ce dernier, Johann Heinrich Alsted.Mais c'est Comenius qu'il estime par-dessus tous. La Panso-phia de Comenius est pour Leibniz une source fondamentalede la pensée pythagoricienne et platonicienne de l'harmonie

sur laquelle repose YArs Combinatoria. Pourtant cetteméthode d'apprentissage des langues (analytique-synthétique-syncrétique) ne le satisfait pas complètement, car chez Comenius a langue reflet de la pensée ne peut être maniée séparément d'avec les objets. D'autre part, Leibniz s'est inspiré del'idée combinatoire de Raymond Lulle, même si la méthodede ce dernier lui parut également déficiente. En effet le choixet la disposition des concepts y étaient imparfaits ou bieninintelligibles et, d'autre part, le procédé combinatoire avait

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quelque chose de purement mécanique. L'arbitraire permispar cette méthode avait pour conséquence un nivellement

nominaliste des idées, voire une substantification du mondedes signes linguistiques. Par rapport à Comenius et à Lullequi prônaient la priorité unilatérale des objets ou desconcepts et affirmaient que ceux-ci étaient passivement subordonnés à ceux-là ou inversement, Leibniz récapitule en insistant sur le fait que les paroles «sont non seulement les signesdes pensées, mais aussi les signes des choses et que nousavons besoins des signes... pour seconder nos idées elles-mêmes»15. En revanche, Leibniz a accordé un grand intérêt à

la version la plus tardive et la plus systématique de laméthode combinatoire de Lulle qui répond à une liste dequestions (d'après les catégories d'Aristote). Cette version estconservée dans le De auditu kabbalistico, un texte sur la paternité ittéraire duquel on s'est certainement trompé. Ce qui estsûr en tout cas, c'est que l'auteur au De auditu kabbalisticoavait YApologie de Pic de La Mirandole sous les yeux et qu'ily a trouvé la comparaison assez critique entre Lulle et laKabbale authentique. Pic de La Mirandole est le fondateurde ce qu'on a appelé la Kabbale « chrétienne » en qui il voyaitnon pas la contradiction mais la continuation de la Traditionjuive. Il était le tenant de la thèse selon laquelle l'ésotérismejuif est globalement identique au christianisme. Il avait donceu l'occasion, autant que faire se pouvait, d'étudier dans l original les contenus de la Kabbale et de cette façon il les avaitrendus immédiatement accessibles à la science et à la théologie . . our comparer Lulle et la Kabbale, il s'était lui-mêmeréféré à un autre modèle combinatoire qu'il avait pris pourparangon. Sa source directe était Abraham Abulafia (néen 1240) et l'école de la Kabbale prophétique et notammentle Liber Combinationum, traduction latine du Sefer ha-Tseruf

15. Unvorgreifliche Gedanken betreffend die Ausiibung und Verbesserungder teutschen Sprache (Réflexions imprescriptibles concernant l exercice etl améliorationde la langueallemande),§ 5, Guhrauer éd., DeutscheSchriften,t. 1, p. 450.

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(Livre de la Combinaison). Dans cet ouvrage, il a puisé plusd'une fois des citations littérales16.

La Kabbale prophétique d'Abulafia constitue le pendant dela Kabbale théosophique dont l'œuvre majeure est le Zoharattribué à Moïse de Leon. Ces deux tendances de la Kabbaleespagnole représentent deux directions opposées, tant du pointde vue de la méthode que du point de vue des finalités. Tandisque la Kabbale théosophique insiste sur la nécessité de décelerdans la Nature comment le Dieu caché (en sof) se révèle à t r avers ses attributs (sejirot), le souci primordial d'Abulafia est deméditer sur les lettres (des Noms de Dieu) et de les combiner en

passant du sensible à l'intelligible, de façon à mener leshommes au perfectionnement de soi.

C'est à travers Pic de La Mirandole que Leibniz entra encontact avec la pensée combinatoire d'Abulafia (ou de sonécole). Ce ne fut assurément qu'une connaissance par procuration uisque les sources de Pic de La Mirandole n'étaient pasnommément connues de Leibniz. Néanmoins il lui fut loisiblede constater ici une affinité spirituelle dont on pourra mieux serendre compte au terme d'une tentative de comparaison.

La pensée combinatoire qui fonde sa légitimité sur l analog i e ystématique entre la structure des choses et celle des signesqui les expriment affirme que la langue est non seulement uninstrument de communication, mais qu'elle a une vertucréatrice, notamment par son rôle de premier plan dans lesinnovations de l'histoire humaine. Les lettres de l'alphabet quipermettent l'opération combinatoire ne sauraient être limitées

16. A l encontre de G. Scholem et F. Yates, M. Idel a récemment so utenu que la source du modèle combinatoire que Pic de La Mirandoleavaitsous les yeux lorsqu il écrivait son Apologiene remontait pas à Abulafia enpersonne mais à un kabbaliste anonymefaisant partie du cercle des disciplesd Abulafia. Selon M. Idel, Abulafia n'a pas eu l occasion d appliquersaméthode combinatoire pour découvrir des «informations théologiques ouscientifiques» inédites. Ce qui l intéressait au premier chef, c était de parvenirà la «prophétie ou état d union mystique» (cf. M. Idel, Ramon Lull andEcstatic Kabbalah,va Journal of the Warburg and CourtauldInstitutes, 1988,p. 170-174).

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par l'arbitraire machinal des principes ou des conventions.Elles représentent soit les éléments de la pensée (axiomes ouidées primaires, simples), soit des désignations originelles del'être (signatures inhérentes), conformément à l'idée qui veutque tout être abrite des substances spirituelles ou des principesdynamiques. Cette conception présente des affinités étroitesavec la pensée du microcosme qui joua un rôle important dansla mystique et qui par le biais de celle-ci se répercuta sur lerationalisme qu'elle contribua à ressusciter. Il n'est pas fortuitque la méthode combinatoire se soit épanouie à la fois dans lamystique et dans le rationalisme, et tout spécialement là oùmystique et rationalisme se fécondaient mutuellement.

Ce n'est pas non plus un hasard que parmi les tenants de lamystique de la lettre, ce soit justement Abraham Abulafia qui,bien que de façon quasi anonyme, ait particulièrement intéresséLeibniz. L'ouverture d'esprit spéculative de ce kabbaliste se faitjour à travers sa conviction que mystique et rationalisme sontconciliables. Lui-même se disait disciple de Maïmonide et ilinterprétait la philosophie maïmonidienne avec le regard intuitifdu mystique. Abulafia conçoit sa Kabbale prophétique commela conséquence et la réalisation de la prophétie dont Maïmonideparle dans son Guide des égarés. Mais pour le grand philosophejuif, cette prophétie ne sera accessible que dans les temps messianiques. La prophétie ď Abulafia ne repose donc pas sur unecontemplation visionnaire de la Nature : elle privilégie le recoursaux facultés de l'entendement pur afin de parvenir, grâce à despratiques méditatives, à une union de l'intellect humain avec l intellect divin ( ntellectus agens). Cette affinité entre le rationa

l i s m e e Maïmonide et la mystique d'Abulafia intéresse au p r emier chef la problématique de la présente étude: nerappelle-t-elle pas le rapport qui unit le rationaliste Leibniz aumystique Bôhme ? Bien que sa mystique emprunte la démarchethéosophique, Bôhme pense comme Abulafia que l'essence dumonde est de nature linguistique. Selon lui, le prophète a lafaculté d'épeler l'être de Dieu d'après la Nature.

L'ouverture spéculative d'Abulafia transparaît non seulement à travers son intérêt pour la philosophie, mais aussi mal-

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gré son hostilité à l'égard du christianisme, à travers son dialogue avec les Chrétiens et son respect pour la vraie piété, indé

pendante de la religion. Mais la mystique juive d'Abulafia(ainsi que les modèles de son rationalisme) diffère de façondécisive de Bôhme et de Leibniz en ce qu'elle nie la perfectibili t é e l'homme au moyen de la pensée de l'individualité. Lesdeux penseurs allemands virent dans cette pensée le moyen deprogresser vers l'universalité à travers une connaissance résultant de la prise de conscience et du développement de l'expression ersonnelle appropriée au sujet se réfléchissant soi-mêmeet le monde avec lui. Pour Abulafïa au contraire, l'âme, au lieu

de s'ouvrir totalement à la puissance cosmique de l'intellectagent, se contemple elle-même. Elle ne peut donc pas acquérirla connaissance.

Le principe de la combinatoire des lettres d'Abulafia estconstitué dès le Sefer Yetsira, ouvrage qu' Abulafïa étudia àl'aide de douze commentaires différents. Le mérite de ce kabba-liste est d'avoir érigé cette combinatoire en une science recourant la méditation et à la contemplation pour atteindre lesummum de la connaissance de soi et de la connaissance de

Dieu (ce qui va bien au-delà des finalités magiques). Chez Abu-lafia, chaque lettre recèle symboliquement une significationessentielle (au moyen de la gématrie fondée sur la valeur numérique des lettres) alors que dans le Sefer Yetsira la combinato i r e st encore conçue sur un mode purement mécanique, sansdoute celui qui servit de modèle direct à Lulle: «Vingt-deuxlettres fixées sur une roue aux 23 1 portes et la roue tourne versl'avant et vers l'arrière.»17 Cette méthode combinatoire m é c anique permet de représenter dans son ensemble la formation dumonde et de la parole. Chez Abulafia en revanche, la combinaison es lettres ne se produit pas mécaniquement, mais grâce àl'association du contemplateur en train de méditer. Celacontribue à élargir le champ de sa conscience grâce à la mise aujour de processus de pensée dégagés de la matière des lettres.Dans le Sefer Yetsira, il n'y a encore aucune distinction entre la

17. Sefer Yetsira, II, 4.

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matière et la forme des lettres. C'est cette distinction qui permità Abulafia de concevoir trois niveaux superposés de méditation l'expression, la mise par écrit et la pensée. A chacune deces strates, les lettres se spiritualisent de plus en plus jusqu àdevenir « les formes pures des lettres », susceptibles de se graverdans l'âme en tant qu'essences. Ces lettres qui incarnent lesformes spirituelles constituent selon Abulafia les « éléments duNom de Dieu ». A ce titre, elles expriment directement la réalitémétaphysique sous-jacente à la fois aux choses et au langage.La même idée réapparaît quand Abulafia appelle l'intellectagent « éclat de la Shekhina » (la dixième sefira).

Au sein de la Kabbale, Abulafia a distingué et opposé avecinsistance deux sciences équivalentes en dignité : la science desSefirot (connaissance de Dieu à travers ses œuvres) et la sciencedes Noms (connaissance de Dieu à travers les 22 lettres de l a

lphabet , représentées par la Kabbale «rabbinique» et «prophétique ». De son côté, la contemplation des lettres c o r r espond à un second degré, car elle présuppose un niveausupérieur. Cette distinction entre science des Sefirot et sciencedes Noms a d'ailleurs particulièrement retenu l'attention de Picde La Mirandole dans sa présentation de la combinatoire kab-balistique18. L'estime accordée parallèlement à chacune de cesvoies, aussi légitimes et autonomes l'une que l'autre, ne pouvaitque plaire à Leibniz qui s'était efforcé de démontrer qu'unecombinatoire fondée uniquement sur la raison pouvait également être appliquée à la recherche dans les sciences pratiques.Cette affinité entre Leibniz et Abulafia résulte de leur propensi o n ommune pour la logique aristotélicienne (qu Abulafia a

connueà travers

Maïmonide)combinée

avecun

réalisme idéal(néo-platonicien) qui assigne à l'intellect divin la raison suffisante de toutes les vérités (nécessaires ou contingentes), a ff irmant ainsi la correspondance parfaite entre les idées et la réalité créée dans le cas de Leibniz et des «Noms saints» et decette réalité dans le cas d'Abulafia. Chez Leibniz, cette corres-

18. lre thèse des Conclusiones Cabalisticae, secundum opinionem pro-priam, Genève, 1973(Rome, 1486),p. 83.

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pondance fut ensuite étendue aux substances individuelles(monades), tandis que de son côté Abulafïa l'explique par lesSefîrot, les émanations ou vertus qui révèlent le Dieu caché(elles correspondent aux dix chiffres du Sefer Yetsira). ChezAbulafïa, l'autonomie des deux voies se manifeste par le faitque la méditation sur les lettres vise au mouvement harmonieux e la pensée pure, affranchie de tout objet sensible. Cemodèle correspond bien davantage à Leibniz que ne le font lesmodèles de Comenius (indépendance de la langue par rapportaux choses) ou de Lulle (autonomisation des signes). Abulafïaet Leibniz comparent tous deux aux règles harmoniques de lamusique le mouvement harmonieux de la pensée sur lequelreposent les relations entre les lettres.

La science de la combinaison des lettres selon Abulafîa(hokhmat ha-tseruf) peut être comparée dans ses grandes lignesà YArs combinatoria de Leibniz. En vertu du principe de l harmonie interne de la pensée qui correspond aux relations entreles lettres (valeur numérique), il s'agit, en combinant, en sc indant et en combinant à nouveau les lettres, de sonder lesformes spirituelles ou « vérités philosophiques de la raison » enconformité avec la faculté de l intellect19. Il est révélateurqu'Abulafia emploie à ce propos le terme de «logique m ystique». Comme le feront ensuite de façon encore plus accentuée eibniz et Bôhme, Abulafïa postule que toutes les languesparlées (et non pas seulement l'hébreu, même si cette langueremplit un rôle spécial) participent de l'alphabet de la languesainte dont elles sont les rejetons corrompus. Et donc on peutretrouver les lettres de l'alphabet hébraïque dans toutes les la ngues. «Il faut fondre toutes les langues dans la langue sainteafin qu'il apparaisse que chaque parole qu'on prononce par labouche et par les lèvres puisse être considérée comme étantcomposée des lettres saintes qui sont au nombre de 22. »20

19. Sefer Otsar eden Ganuz, Ms Oxford 1580, fol. 171a- 1716(cf. M. Idel, Language, Torah and Hermeneutics in Abraham Abulafia, NewYork, 1989, p. 11).

20. Sefer ha-Ot, p. 71, cité par G. Scholemdans Les grands courants dela mystiquejuive, Payot, 1950, p. 390, n. 53.

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Tandis que les langues historiques reposent sur des conventions, a graphie des lettres hébraïques (leur forme visuelle) et lastructure formelle de la langue hébraïque sont une productiondivine. Mais puisque la division des langues à Babel a entraînéla perte de « la sagesse des noms et des lettres », seul le kabba-liste est en mesure de retrouver la loi de la combinatoire des le ttres et les formes spirituelles (réductibles à l'intellect pur) ausein de la langue hébraïque (et des autres langues). Cetteconnaissance ésotérique lui permet de dévoiler au sein des mots(noms) les significations propres imparties par Dieu21.

Dans la conception bôhmienne d'une langue de la Naturesusceptible d'être reconstruite, on peut également trouver deséléments en vue d'une combinatoire. Bôhme affirme en effet quel'homme régénéré en l'esprit décèle les signatures internes par lacontemplation théosophique et comprend ainsi la langue de laNature. La méthode combinatoire de Bôhme présente plusd'une affinité avec celle d'Abulafia : il y est notamment questiond'un accès mystique à la langue sous la forme d'une méditationsur les lettres. De même que chez Abulafia la « mystique des le ttres » est rangée dans la catégorie de la « Kabbale prophétique »,de même Bôhme assigne un rôle prophétique à l'homme régénéréspirituellement qui acquiert la connaissance de la langue de laNature. Il considère en outre que le mystère divin s'incarne dansle Nom hébreu de Dieu et que ce Nom se révèle dans la création.Le Tétragramme ou Mystérium Magnum est formé des six espritsactifs de la Nature « dont tous les êtres du visible et de l'invisiblesont issus et à partir desquels ils ont accédé à la forme et à la f ormation »22.Mais à la différence d'Abulafia, Bôhme considère que

l'essence du monde et son expression verbale sont inséparablesdans l'articulation du Verbe créateur. Il ne recourt pas aux d istinctions qu' Abulafia établit entre les différentes étapes de lacontemplation (prononciation, mise par écrit, pensée, contemplation purement intérieure des lettres et de leurs combinaisons),lesquelles correspondent aux divers stades de la connaissance

21. Cf. M. Idel, ibid. p. 16 et 18 ; M. Idel cite le Sefer Gan Na ul.22. TheosophischeFragen, 2:9.

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docte, intelligent, connaissant et prophète affecté uniquementpar l'intellect pur (coupé des choses). Bôhme se range lui-mêmedans la catégorie des illuminés ou des prophètes, qui savent épe-ler dans la Nature le Verbe créateur qui leur a été communiquépar la « Grâce de Dieu » et par « l'esprit qui avait envie de lui ».

Nous avons vu ci-dessus que Leibniz avait situé Bôhmedans la tradition de la « vraie Kabbale ». Ayant reconnu l i

mportance majeure de la théorie bôhmienne de la langue de laNature, Leibniz voit en cet auteur le plus grand représentantdes kabbalistes chrétiens connus de lui. D'une part, il n'identifi as l'hébreu avec la langue de la Nature, comme le font laplupart de ces kabbalistes. D'autre part, parmi les kabbalistespour qui toutes les langues naturelles participent de la languede la Nature, Bôhme se démarque de ceux qui confondent lamystique kabbalistique des lettres avec l'onomatopée au sensd'imitation des sons, au lieu de prendre le mot onomatopéedans son acception originelle de «création de mot» commedans Aristote ou d'y voir un synonyme de la nomination deschoses relatée dans la Genèse. Selon cette forme erronée de l i

nterprét tion onomatopéique de la langue de la Nature tellequ'elle est représentée entre autres par Abraham von Franc-kenberg, le nom est seulement phénotypique : bien loin de désigner l'essence de ce qu'il évoque, il en suggère tout au plus lamanifestation sonore. Chez Bôhme aussi, l'onomatopée joueun certain rôle et le « verbe retentissant » a le caractère d'unerévélation. Mais au lieu d'attribuer une valeur intrinsèque à lasonorité, Bôhme l'associe immédiatement à la vertu figurativedu verbe, à l'essence des choses qui cherche à s'exprimer. Le

son est le signe ou le résultat d'un «rude combat interne».Bôhme le revêt également d'une signification métaphysique,non qu'il soit identifié à l'essence, mais parce qu'il exprime lerapport entre l'essence de la chose (signatura rerum) et sonnom. Chez Bôhme, l'onomatopée joue un rôle décisif dans ladéfinition de la langue de la Nature: influencé par Abulafia etPic de La Mirandole, c'est-à-dire par les tenants de la vraieKabbale, comme dirait Leibniz, il l'assimile à la désignation del'essence, à la signatura rerum, au verbe intérieur ou incarné qui

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se révèle dans le monde visible sous la forme d'un visible symbole. En vertu de la même conception, Bôhme considère les le ttres comme autre chose que les images de la perception sensible : elles ont également pour lui une signification symboliqueliée à leurs qualités métaphysiques. Chaque lettre considérée ensoi exprime à elle seule une totalité et elle comporte le caractèredivin de la chose révélée (pensée du microcosme oblige ). Lalettre est « un esprit et une forme du centre », d'une façon quirappelle la mystique des lettres chez Abulafia, où chaque lettreconstitue un monde en soi, ou encore la characteristica univer-salis de Leibniz, où les lettres permettant la combinatoire désignent des idées. L'activité créatrice de l'esprit humain (quiimite l'activité créatrice de Dieu) consiste seulement à créer denouvelles significations avec les lettres, lesquelles possèdentchacune une valeur sémantique initiale. Cette conception n'an-nonce-t-elle pas la finalité de Yars inveniendi selon Leibniz ?« Lorsque la fantaisie de l'homme se conçoit en un désir en tantque volonté libre de l'homme, elle embrasse la totalité de l a

lphabet, car le désir est le fiat et la fantaisie du désir est lacontemplation de la volonté libre en tant que parole conçue dela sagesse... Et une fois que la volonté libre a contemplé, ellecrée selon sa fantaisie avec les lettres comme dans le sens de lanature et elle combine ensemble les sens des lettres et elleconçoit la fantaisie en un mot, lequel consiste en une formeintérieure, comme en une pensée conçue. »23 La force quipousse à imiter la faculté créatrice de Dieu au moyen du langage se nomme chez Bôhme « désir » ou « contemplation de lavolonté libre ». Elle se retrouve dans la conception leibnizienned'une force vitale de l'appétence (appetitus). Chez Abulafia aucontraire, ce désir est lié à un renoncement de l'âme à sa vieindividuelle et il dépend uniquement de Г «influx de la forcedivine ».

Dans son acception originelle, le mot latin compositio estl'équivalent du grec onomatopée. Du reste onomatopée estemployé en ce sens pour désigner l'imposition des noms par

23. Mystérium Magnum, 35:54.

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Adam, par exemple chez Philon d'Alexandrie. Dans le contextede cette cohérence sémantique (étymologiquement fondée), on

comprend mieux la synonymie des termes characteristica uni-versalis, cabala vera et lingua adamica chez Leibniz. QuandLeibniz parle de la « langue adamique » comme d'un équivalentde sa characteristica universalis et la rapproche de la langue dela Nature de Bôhme, il faut interpréter l'expression «langued Adam» au sens que lui confèrent les Kabbalistes dans leurconception métaphysique du langage fondée sur la théorie del'Adam Qadmon (l'homme primordial céleste): il s'agit d'unhomme parfait qui incarne les structures des 10 sefirot et des

22 lettres de l'alphabet. Et donc, lorsqu'il impose un nom auxchoses, cette nomination n'a rien d'arbitraire, mais se conformeaux lois rationnelles de la création, lesquelles sont formées enharmonie avec elle. La doctrine bôhmienne de la langue de laNature repose sur un mythe. Chez lui aussi, Adam est formé àpartir de la «matrice céleste», cependant que l'homme spirituellement régénéré qui a acquis la maîtrise de la langue est lesuccesseur du Christ (pour Bôhme le second Adam aussi s appelle du nom de Christ)24.

Dans le cadre de cette confrontation d'Abulafia, deBôhme et de Leibniz, il importe de saisir au-delà de leurs affinités quels sont les critères divergents que chacun de cesauteurs met en œuvre dans son système combinatoire afin deparvenir à la langue de la Nature (ou langue parfaite originelle). On pourrait dire que Bôhme s'en tient à la vertu de laparole prononcée où les signatures des choses s'articulent lemieux; Abulafia s'attache aux formes visuelles des lettres del'alphabet hébreu dans lesquelles il reconnaît la source p rimaire de la tradition divine ; quant à Leibniz, il s'intéresse aumonde des idées qui, sous la forme des vérités rationnelles, estinné à l'homme.

Le dialogue fécond entre mystique et rationalisme dont ila été question ci-dessus joue ici son rôle pour peu qu'onconsidère l'influence mutuelle que la mystique et le rationa-

24. Cf. Principien, 10:11,et Mystérium Magnum, 35:60.

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lisme ont exercée sur les formes les plus élevées de la théoriede la langue de la Nature à chacune de ces époques. Sousl'influence de la philosophie maïmonidienne, Abulafia étaitpersuadé que la langue lui permettrait de découvrir les véritéspremières de l'intellect et de parvenir au niveau de connaiss a n c e rophétique. Inversement, Leibniz s'inspira de la vertuprophétique de la langue selon Bôhme pour concevoir sa cha-racteristica universalis ou bien son ars inxeniendi qui lui p e rmettait de définir le possible ou l'inconnu et de scruter lesdesseins de Dieu à travers la Création. Bien que par leurconception du pouvoir créateur de la langue et par leurméthode combinatoire Bôhme et Leibniz puissent globalem e n t tre rapprochés d'Abulafia et de son école prophétique,ils en diffèrent - quoique chacun à sa façon - par leurconception des langues naturelles ou historiques qui selonLeibniz et Bôhme reflétaient la perfectibilité humaine et exprimaient le génie particulier de chaque peuple. Les aspects ph ilosophiques de la théorie de la langue originelle telle qu'ellese développa au début des Temps modernes (notamment chezBôhme et Leibniz) se comprennent mieux à la lumière du s t atut de l'individu et de la pensée individuelle. Chez Bôhmenous avons affaire aux présupposés théologiques de la perfectibilité des langues historiques qui s'explique par la doctrinechrétienne du salut et que le miracle de la Pentecôte a re lancée . Pour traiter des langues historiques, Bôhme tient pourdéterminante la promesse faite par Dieu après le Déluge(alliance de Dieu avec Noé). Cette promesse se réalise lors dumiracle de la Pentecôte qui donne un nouveau sens à Babel

en ce qu'il rehausse la langue vernaculaire. Après la perte dela langue adamique, nous nous trouvons avec le Christ, cenouvel Adam, dans une situation où nous devons participerde l'esprit ecclésial et entrer dans la communauté du royaumede Dieu. Ainsi la diversité des langues fait-elle elle-même partie e l'histoire du Salut. La langue du Saint-Esprit « ouvretous les alphabets »25. Quant à Leibniz, c'est la pensée téléolo-

25. Ird. und Himml. Mysterio, 7:10.

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8/16/2019 Edel Susanne - Métaphysique des idées et mystique des lettres Leibniz, Böhme et la Kabbale prophétique

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gique qui lui inspire l'argumentation selon laquelle la complexité croissante de l'expression individuelle (diversificationde l'Adam originel en une multitude d'individus) et l enrichissement e sens des phénomènes spirituels déterminent la p r ogression continue de la civilisation et par conséquent de l e

xpression linguistique.

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