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L'INTERVALLE MUSICAL : ENTRE L'AUTRE ET L'AUTRE Édith Lecourt ERES | Insistance 2011/2 - n° 6 pages 119 à 132 ISSN 1778-7807 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-insistance-2011-2-page-119.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Lecourt Édith, « L'intervalle musical : entre l'Autre et l'autre », Insistance, 2011/2 n° 6, p. 119-132. DOI : 10.3917/insi.006.0119 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris7 - - 201.214.60.73 - 06/07/2012 18h54. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - univ_paris7 - - 201.214.60.73 - 06/07/2012 18h54. © ERES

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L'INTERVALLE MUSICAL : ENTRE L'AUTRE ET L'AUTRE Édith Lecourt ERES | Insistance 2011/2 - n° 6pages 119 à 132

ISSN 1778-7807

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-insistance-2011-2-page-119.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Lecourt Édith, « L'intervalle musical : entre l'Autre et l'autre »,

Insistance, 2011/2 n° 6, p. 119-132. DOI : 10.3917/insi.006.0119

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Distribution électronique Cairn.info pour ERES.

© ERES. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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L’intervalle musical est ce qui fonde la structure musicale. La musique n’est pas dans le son, elle se joue dans la qualité de l’intervalle entre les sons. La structure musicale est ce qui permet l’expression simultanée et successive des ressentis collectifs, groupaux et individuels. Elle est un mode de relation plurielle.Il faut au moins deux sons pour faire un rythme, ou une mélodie, et ces deux sons s’organisent dans la simultanéité (l’axe vertical), et la temporalité de la succession (l’axe horizontal). C’est l’originalité de la structure musicale que de se déployer ainsi sur ces deux axes, offrant toutes les combinaisons de la polyphonie à la monodie, contrairement au verbal resté, lui, monodique, c’est-à-dire n’offrant de place que pour une seule voix à la fois, sur l’axe horizontal. La distance entre les deux sons de l’intervalle vertical (dit harmonique) se manifeste par une différence de hauteur, et donc de fréquence, qui peut se mesurer. Le code musical a identifié les intervalles à partir de l’unisson (sans inter-valle) : la seconde (deux sons continus : do-ré), la tierce (distance de trois notes : do-mi), et ainsi de suite : la quarte, la quinte… L’octave étant l’intervalle d’une gamme (do-DO). La notion d’intervalle musical est apparue dès le Moyen Âge sous la forme de l’organum parallèle et

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L’INTERVALLE MUSICAL :ENTRE L’AUTRE ET L’AUTREÉdith Lecourt

Édith Lecourt, professeur de psychologie clinique, université Paris V.

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du déchant. L’accord, comme nous l’entendons maintenant fit son apparition entre le XIVe et le XVIe siècle. Il est composé de tierces superposées et se caractérise par les qualités de consonance ou de dissonance, de stabilité ou d’instabilité. La base de l’accord est le son fondamental.Depuis longtemps je m’intéresse au fait que l’être humain ait besoin pour s’exprimer, pour communiquer, dans le sonore, non seulement d’un code, très sophistiqué, la parole, mais encore de cet autre code qu’est la musique. De l’un à l’autre, entre l’un et l’autre, c’est un jeu sans fin, d’isolation, de combinaison, et… de confusion. Mon intérêt particulier pour la clinique psychanalytique des processus grou-paux inconscients, m’a amenée à considérer la structure musicale comme une structure fondamentalement groupale, polyphonique, et ce en opposition et complémentarité avec la structure verbale. La dimension groupale du psychisme, le groupe interne (concepts déve-loppés par Foulkes, Anzieu, Kaës en particulier), se projette ici comme structure offerte à l’ex-pression plurielle (ambiances, vécus groupaux, processus groupaux inconscients). Nous nous sommes construits à partir de multiples identifi-cations, et notre appareil psychique est constitué de plusieurs instances en conflit : le ça, le moi et le surmoi. Cette pluralité se retrouve dans les fantasmes qui sont des scènes groupales. Toutes ces composantes du psychisme individuel se projettent dans la structure polyphonique de la musique qui offre ainsi une possibilité d’expri-mer la simultanéité des vécus, des situations, et leur complexité. J’ai montré dans mon analyse des motets du Moyen Âge (1994) comment,

à cette période, le passage de la monodie à la polyphonie, a constitué une véritable décou-verte de la richesse de la structure simultanée pour exprimer les situations humaines.J’ai ainsi situé l’intervalle sonore, intervalle entre deux sons, deux voix, comme la métaphore de toute relation humaine. Et le travail effectué à partir de cet intervalle est, pour moi, la base de toute musicothérapie, travail de la relation, de l’écoute.De ce fait l’observation de l’intérêt initial mani-festé par Freud aux rapports entre les sons m’a mobilisée au point d’y consacrer un ouvrage (1993). Je ne reprendrai ici que ce qui concerne l’intervalle sonore.

FREUD ET LIPPS : LES RAPPORTS ENTRE LES SONS

Freud écrit à Fliess le 31/08/1898 à propos de l’ouvrage de Lipps Grundtatsachen des Seelenlebens paru en 1883 : « Je suis arrivé à peu près au tiers de ma lecture et me trouve arrêté par la question des rapports entre les sons qui m’a toujours troublé, les notions les plus élémentaires me faisant défaut à cause de mon manque de sensibilité acoustique. »Lipps parle de « relations tonales » entre les sons de la gamme et de « parenté sonore » entre deux sons virtuellement reliés à un troisième, tiers : selon le modèle des relations des harmoniques au son fondamental (jouer une note grave au piano permet de faire entrer en résonance ses harmoniques, plus aiguës – notes que l’on entend alors même qu’elles n’ont pas été

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jouées). Les sons harmoniques n’ont été découverts qu’au XVIIIe siècle. Ils sont tous des composantes physiques du son fondamental.Lipps développe l’idée de l’attraction des sons entre eux, à l’origine des processus associatifs. Il discute les positions de l’école de psychologie associationniste. À son avis, les rapports de consonance et d’assonance identifiés par ces auteurs comme étant à l’origine des associations de mots et d’idées sont insuffisants pour rendre compte de ces phénomè-nes. Il faut faire entrer ici un troisième terme, un tiers commun aux deux sons/mots concernés, mais non présent, et non conscient dans les associations de mots. Lipps utilise le modèle musical pour expliciter sa pensée : ce tiers aurait la fonction du son fondamental en musique. Il s’agit donc, au final, d’un rapport entre le conscient et l’inconscient (la note jouée et les sons non joués mais audibles à l’oreille exercée). C’est précisément ce passage qui amène Freud à se détourner de la lecture : rencontre manifestement trop frontale entre deux auteurs, Lipps et Freud, à partir de l’analyse du processus associatif. Car ce qui se joue dans cette conception du rapport sonore (question qui fut l’objet des premières publications de Freud), c’est bien la place à accorder à l’in-conscient. Lipps a utilisé le modèle musical comme métaphore dans beaucoup de ses analyses.J’utilise le rapport entre deux sons comme métaphore de la relation. Le travail de la relation sonore permet de concentrer l’affect sur une dimen-sion sensorielle afin d’en faciliter l’analyse. Or c’est aussi dans l’inter-valle que se jouent la dimension musicale et l’interprétation (Freud a d’ailleurs utilisé ce terme dans son sens musical). Et c’est encore dans l’intervalle que résonne le tiers (comme l’indiquait Lipps).

À l’origine : Reprenons ici quelques étapes du développement de l’en-fant dans sa relation au sonore et à la musique.Michel Serres a offert une genèse sonore de l’univers (1981) en consi-dérant l’existence d’un fond sonore originaire. Pour ma part, en restant au plus proche de la clinique, j’ai proposé d’appeler « Groupe vocal familial » l’ensemble sonore de l’environnement familial (voix/bruits/musique) dans lequel est baigné le fœtus au cours de la gestation, et que découvre le nouveau-né sous la forme, d’un chorus de satisfac-tion/plaisir (chœur des muses) ou de dépression/violence (Furies),

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déjà dans le clivage Bon/Mauvais. Le chœur des muses constitue une forme d’orchestration et d’accordage, fondement du « groupe-musi-que-originaire », que j’ai mis en parallèle avec le « groupe-musique » que j’ai identifié dans les groupes d’improvisation que j’évoquerai plus loin, comme lié à un processus groupal particulier nommé par Didier Anzieu « illusion groupale » (1975).Si tout se passe bien cet environnement consti-tue le support à la construction d’une enve-loppe psychique sonore/musicale, contenante, protectrice, mais aussi communicative, qui met en relation l’intérieur et l’extérieur. Ainsi des espaces sonores internes et externes se distin-guent progressivement (en commençant déjà par la perception interne que le nourrisson aura de son propre cri, de son écho dans l’es-pace acoustique, et encore de l’accueil et de la réponse qui lui seront faits par le Groupe vocal familial).Pierre-Paul Lacas a parlé, à ces débuts, de « voix-mère », on se demande alors comment passe-t-on de la voix-mère (qui comprend tout le premier environnement affectif) au son distinct, isolé pour progressivement entrer dans la musique en tant que code partagé.

LE SEVRAGE MUSICAL ET L’ENTRÉE DANS LE CODE VERBAL…

Un des moments les plus structurants de notre histoire sonore-musicale est celui de l’entrée dans la parole, du passage du jeu sonore inclus dans

le Groupe vocal familial, à l’expression verbale. J’ai parlé à ce propos de « sevrage musical » pour souligner les effets de frustration et de rupture de cette phase du développement (frustration dont on retrouve les échos chez beaucoup de « chan-teurs faux » et de personnes qui se sont, par la suite, détournés de la musique).« L’intervalle sonore du Soi » (1983, 1994) marque le dégagement d’un espace sonore propre constitutif du Soi. Comme Freud l’a aussi observé, la réponse environnementale aux premiers cris du nourrisson est un premier indicateur de distance/proximité, accessibilité ou non. Cet espace se construit en même temps que l’identité sonore. Il n’y a pas de parole sans intervalle sonore du Soi.Je reprends ici quelques lignes de l’ouvrage de 1994 (p. 51) où j’ai développé cette notion d’intervalle. Entre-deux dans le temps, par l’in-tervalle mélodique, et entre-deux dans l’espace, par l’intervalle harmonique, la musique consti-tue bien une aire de jeu, de mise en résonance, codifiée, des sons, des voix, recherche de l’inter-valle idéal, précisément explicité dans la musi-que hindoue, celui qui, paradoxalement, serait fusion au dieu, négation de l’intervalle. On voit ici que la production de l’intervalle musical, et surtout la recherche esthétique dont il fait l’ob-jet, sa mise en forme, est soutenue, à son envers, par la nostalgie de l’en deçà de la séparation, de ce « lointain dans le temps » auquel la musique nous renvoie. Il s’agit bien que de « composer », non de créer, non de dépasser, composer avec, comme dans une certaine nostalgie.Au moment d’écrire cet article je me demande dans quel sens penser cette trajectoire qui relie

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ces deux autres de mon titre… Mon intervention initiale menait du petit autre au grand Autre (correspondant à un projet thérapeutique avec des psychotiques, par ex.), ce qui, maintenant, me paraît un peu réducteur. Je naviguerai donc, cette fois, dans les deux sens.

DE L’AUTRE À L’AUTRE

De l’Autre à l’autre évoque la dimension mystique donnée à la musi-que. La musique est ici une expression divine, sacrée. Pour l’homme elle est l’objet d’une inspiration, voire d’une révélation. Les musiques célestes (le chœur des anges, en particulier) sont proches de la musique des sphères, de l’harmonie universelle, orchestrées par penseurs, philo-sophes, peut-être plus encore que par les musiciens eux-mêmes.La musique serait ainsi l’expression d’un grand Autre, à l’origine du monde, agent organisateur de ce dernier. L’intervalle, dans ce cadre, est fondamentalement harmonique. Ce sont même les harmoniques acoustiques, les composantes du son, qui déjà, à ce niveau élémentaire, le principe harmonique lui-même – qui se retrouve dans toutes les créatures et dans tous les règnes (animal, végétal, astrologique, etc.) – comme une sorte de pré-accordage. Dont on retrouve d’ailleurs des échos dans les séances de musicothérapie de groupe (comme effet de ce qui correspond selon la théorie de l’analyse des groupes, à l’illusion groupale).Les grandes représentations du Moyen Âge, reprises par exemple par Kirchner au XVIIe siècle, situent les harmoniques du son, et l’harmonie musicale au cœur de l’organisation du monde.Le grand Autre est partout et la musique ne le fait pas entendre, mais plutôt rend sonore l’intervalle qui lie tout être au grand Autre.La musique classique de l’Inde est monodique, elle est tout entière consacrée à l’intervalle musical dont elle a développé toutes les subti-lités. Elle est considérée comme l’expression de la divinité et peut, sur ce point, être rapprochée du chant monastique médiéval. Pourtant, au contraire de celui-ci, c’est une musique de soliste et non une musique communautaire. La musique n’est pas représentée par le chœur des anges, comme en Occident, mais par le dieu soliste, Krishna, joueur de

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flûte. Avec lui d’autres dieux sont aussi pourvus d’instruments : Shiva joue du tambour, Sarasvati de la vina. La divinité elle-même est l’incarnation du son et de la musique : « God is conceived of as Nadabrhama – Embodiment of (musi-cal) sound. […] Through Nadapasana of musi-cal meditation, one can attain celestial bliss » (Sambamoorthy, 1969, I, p. 14). L’initiation que constitue l’apprentissage musical dans la tradition orale indienne est un acte sacré, une cérémonie qui appelle la présence du dieu. La saisie mystique se réalise sur le plan musical lorsque la grâce du musicien provoque le son Anahata : le son non-frappé du damaru (tambour de Shiva), sans cause physique, l’essence sponta-née ou innée des vibrations élémentaires, et dont on peut entendre des résonances dans le cœur. Cette définition que j’emprunte aux poèmes de Prtihwindra Mukherjee (1981), évoque notre conception des harmoniques, du son fondamen-tal et de ses harmoniques non frappées (jouées) mais audibles, phénomène que l’Occident inter-prète à un niveau physique. Le concert de musi-que karnatique (Inde du Sud) débute par l’alap qui peut durer plus ou moins longtemps (parfois une demi-heure !) : longue exploration à partir du premier son, la mise en place d’un premier intervalle, puis la recréation de chacun des inter-valles de la gamme utilisée par le raga (qui sera chanté par la suite). C’est dire l’importance de l’intervalle. Ce dernier n’est d’ailleurs pas fixe, comme les intervalles de nos gammes occidenta-les. Tout le jeu porte sur cette distance entre deux notes, et c’est dans la variation de celle-ci que se cherche l’émotion esthétique. Après l’alap, mise en place de la tonalité du raga, le chant peut se

développer. Mais là encore l’intérêt n’est pas le chant (structure de base) mais bien les variations apportées par l’interprétation, la subtilité des micro-intervalles produits par le musicien pour se rapprocher du son idéal. L’improvisation a toujours une place essentielle, c’est elle qui porte la musique. Dans le concert l’émotion du public connaisseur se manifeste autour des subtilités brodées sur les micro-intervalles, le moment sacré. Cette recherche affinée de l’intervalle est, dans le cas de la musique classique de l’Inde, un obstacle au développement de l’axe vertical, de la polyphonie : l’oreille trop sensible perçoit tout assemblage sonore simultané comme caco-phonie. J’ai pu en faire notamment l’expérience lorsque invitée à Bhopal pour un colloque de musicologues indiens, l’audition de polyphonie occidentale (auxquelles étaient mêlées de poly-phonies de tribus de l’Inde) proposée par un collègue allemand a été reçue comme propre-ment inaudible par ces spécialistes.

DE L’AUTRE À L’AUTRE

J’en reviens maintenant au petit autre tel que je l’envisage ici à partir de l’expérience sonore. Il s’agit de l’intervalle entre deux bruits, entre deux sons. Une petite différence acoustique qui ouvre un intervalle de possibles, à l’origine de la musique. Cet intervalle doit être audible et reconnaissable pour « faire musique » à l’oreille de qui l’entend, et non simplement « bruit ». Je m’intéresse à « ce qui fait musique » pour un individu, pour un groupe. À partir de quel moment un agrégat sonore est perçu comme

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une musique. Ce qui me conduit à concevoir la musique comme une structure d’intervalles entre des sons, comme une structure groupale (combinaison de plusieurs sons, instruments, voix) plus ou moins polyphoniques selon les genres musicaux considérés (de la monodie pure, comme le chant grégorien, à la polyphonie la plus exubérante comme dans le célèbre motet de Tallis ou encore des polyphonies pygmées, par exemple).J’aborderai ici deux expériences : ce que j’ai appris de patients n’ayant pas ou très peu l’usage de la parole, autistes, psychotiques, d’une part, et les acquisitions réalisées à partir d’un dispositif initialement de recherche (et maintenant aussi une méthode de musicothérapie analytique de groupe) sur la place du sonore dans la relation groupale, d’autre part.J’évoquerai donc ici quelques observations venues de la musicothérapie réalisée avec David, jeune patient autiste, entre 4 et 6 ans (étude de cas que l’on peut retrouver dans l’ouvrage de 2006). Il fallait tout d’abord, pour tenter d’entrer en relation avec David, créer l’intervalle… Dans ce cadre longtemps le musicothérapeute peut produire un son, explorer des sons différents (timbres notamment), pour tenter d’entrer en rela-tion avec l’enfant autiste.Il peut le faire sous trois formes :– le musicothérapeute cherche un son qui puisse attirer l’attention de l’enfant, il manifeste dans sa production sonore qu’il s’adresse à l’enfant, dans l’attente qu’un jour l’enfant réagisse, ne serait-ce que de façon non-sonore, comportementale ;– produire un son simultané avec le son produit spontanément, invo-lontairement par l’enfant n’est pas, a priori, conseillé : le plus souvent ce son reste inaudible ou perçu comme dangereux par l’enfant. Cette reprise a de fortes chances d’être perçue comme une intrusion ;– enfin, il reste à proposer un son en réponse au son de l’enfant – son stéréotypé, produit de façon automatique, le plus souvent – (sur l’axe donc horizontal de la succession).Le moment où une réaction apparaît chez l’enfant est une forme de saisissement de l’intervalle : par l’écoute de l’autre son devenu audible. C’est une première ouverture vers une rencontre sonore, que le musi-cothérapeute tentera de prolonger, de répéter, de développer.

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Dans le cas de David ce fut la reproduction vocale du pet que je bruitais en réponse à un son qu’il avait produit (que j’avais entendu et identifié comme une reproduction vocale de pet, alors que la mère le percevait comme un son du registre du baiser…) : ma réponse le surpris de telle façon qu’un instant d’ouverture éclaira son visage et son regard dans ma direc-tion. Au cours des semaines suivantes un jeu de reproduction de pets permit de développer notre relation, de me faire accepter par David dans son espace sonore. J’eus le sentiment de n’être pour lui, dans ces premiers temps, que ce reproducteur de son-pet.Et puis il y a aussi le premier moment propre-ment musical : la rencontre dans le code musi-cal. Le musicothérapeute britannique Clive Robbins (dans Nordorff, 1977) a décrit et enre-gistré la rencontre avec un autre jeune patient, Albert. Cet enfant criait tout au long des séances de musicothérapie, tandis que le musicothéra-peute jouait un accompagnement harmonique au piano. Au bout de quelques séances, le cri d’Albert s’est inscrit et modulé dans la tonalité donnée au piano par le musicothérapeute. Il s’ensuivit une « peak experience » comme on les appelle dans le langage humaniste (théorie de Maslow auquel se réfère cet auteur) : jubilation sonore de l’enfant et du thérapeute !Je reviens à David.En-deçà de tout intervalle…Un jour j’ai du « décoller » David du son : dans ses multiples déplacements dans la salle où il courait beaucoup, il heurta un cendrier métalli-que sur pied, ce qui produisit un son comme un son de cymbale. David resta physiquement collé

au cendrier (ce qui m’a fait penser à l’originaire de Piera Aulagnier). J’ai tenté de le ramener à la séance, par la musique, par mes appels, rien n’y fit, il ne m’entendait plus. Je dus le décoller physiquement !

Le moment musical avec David : l’intervalle musical

Dès le début David jeta son dévolu sur le piano. Il y produisait des agrégats souvent très complexes. Jamais il ne s’est inscrit dans une production linéaire, mélodique ou rythmique. Lors d’une séance du début de la deuxième année, je répondis à la production pianistique de David par un contretemps à la voix : il s’en trouva saisi et jubilatoire. Je situe là l’ouverture au jeu musical proprement dit. C’est ici l’intro-duction du grand Autre : à partir de ce moment nous partageons une référence qui nous dépasse l’un et l’autre, qui dépasse nos subjectivités, et nous met en relation, la dimension musicale. Bien sûr que cela soit justement le contretemps n’était pas sans signification avec son histoire et l’histoire de sa prise en charge en musicothé-rapie. Sans entrer ici dans le détail (2006), le contretemps est apparu comme jouant symbo-liquement un rôle central dans l’organisation des séances, en relation avec son environne-ment immédiat (mère, éducatrice), notamment autour de l’acquisition de la propreté à partir de laquelle était organisé tout le planning de ses journées.Je viens maintenant à la deuxième situation : l’exploration de l’intervalle sonore à partir du dispositif de « communication sonore ».

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L’INTERVALLE MUSICAL : ENTRE L’AUTRE ET L’AUTRE

Le dispositif de communication sonore (musicothérapie analytique de groupe) : l’intervalle sonore en groupe

C’est un dispositif que j’ai mis en place au début des années 1980 pour explorer l’univers sonore de la communication et sa relation avec la musique. Depuis ce dispositif est devenu un outil de formation des cliniciens à l’écoute, une formation expérientielle pour les musicothé-rapeutes en formation, et aussi un dispositif thérapeutique.Dans tous les cas la consigne est une invitation à « tenter d’entrer en relation par l’intermédiaire des sons », dans le registre non-verbal, et, lorsque c’est possible, explorer aussi la situation les yeux fermés (pour se centrer sur le sonore, analyser notre rapport au sonore et au visuel). Les participants (en petit groupe) ont à disposition un matériel sonore/musical (instruments diversifiés – vents, cordes, percussions, objets à bruits). L’expérience peut aussi être réalisée sans matériel particulier, elle est alors plus frustrante (sur le plan de la qualité sonore, et sur celui de la dimension ludique). La première partie de l’expérience est celle de l’improvisation : la consigne précédente donnée, les participants ont dix minutes d’improvisation en groupe (cette dernière fait l’objet d’un enregistrement audio phonique). La seconde partie est un temps libre de verbalisation sur cette expérience. Le troisième temps est constitué par l’écoute de l’enregistrement de l’improvisation réalisée précédem-ment (expérience de feedback). Enfin, la séance se termine par un nouveau temps de verbalisation à partir de l’écoute précédente.Il s’agit donc d’une alternance de positions et de conditions : active/réceptive (pour ce qui concerne la production sonore), non-verbal/verbal, visuel/sonore, durées libre/limitée.Les analyses acoustique, musicale et psychanalytique (analyse de groupe), de ces productions permettent d’identifier des moments de la vie du groupe, de l’évolution du processus thérapeutique.

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LES VOI(X)ES DE LA CRÉATION

L’EFFACEMENT DE L’INTERVALLE : DE L’UNISSON AU BROUILLAGE SONORE

Je donnerai l’exemple ici d’un de ces moments caractéristiques : ce que j’ai appelé le « brouillage sonore ». Ce moment fait rupture : le groupe était engagé dans un discours plus ou moins musical, structuré rythmiquement, mélodiquement et, soudain, on entend un « brouillage » de tous les paramètres précédents (rythme, mélodie, timbres). Spontanément les membres du groupe se sont mis, au même moment, à secouer/frotter/ou produire des trémolos, selon leurs instruments. Le résultat sonore de l’ensemble étant bien caractéristi-que : un effacement de toutes les différences qui ne conduit pas à l’unisson sonore, mais plutôt à une forme d’unisson gestuel et, sur le plan sonore, un résultat bien spécifique que j’ai appelé le « brouillage ». Certains parleraient ici, plus simplement, de bruit. Mais il s’agit, à l’écoute attentive, d’un bruit bien particulier puisqu’il y a comme une « entente » (non consciente) entre tous les participants à utiliser le même type de sons et de production sonore quels ques soient les instruments utilisés. Il s’agit donc précisément d’un effet de proces-sus préconscient/inconscient, manifestation d’un travail psychique particulier. On est donc bien loin du chaos qu’évoque parfois le terme de bruit.À noter que cette rupture du discours sonore ne gène aucunement, sur le moment, les parti-cipants. Au mieux ils en prendront conscience à l’écoute de l’enregistrement.

Que s’est-il donc passé ? Pourquoi cette rupture ? Je dirais que le groupe s’est accordé un mouvement régrédient (passage du niveau structuré, secondaire, au niveau primaire), que l’on pourrait aussi caractériser comme un lâcher-prise sonore. Si ce mouvement est toléré par l’animateur, l’analyste de groupe, voire soutenu par la qualité de sa présence à ce moment parti-culier, au bout de quelques minutes (ou bien de la répétition de plusieurs « plongées » de ce type) on observe l’émergence d’un élément nouveau : par exemple, l’introduction de la voix dans un groupe qui, jusque-là n’a utilisé que les instruments. Alors le discours musical du groupe reprend.Ce « brouillage » est donc le bruit d’un travail psychique, d’une élaboration qui a nécessité une sorte de resourcement à partir de matériaux enfouis, peu accessibles. Je qualifie donc ce « brouillage » de créatif. Mais encore faut-il que l’animateur, l’analyste de groupe y soit attentif et ne vienne pas maladroitement rompre le processus en cours (il n’a rien à faire – ce qui est difficile ! – que d’offrir une qualité de présence et d’écoute à ce qui est en train de se passer dans le groupe).Dans ces groupes centrés sur la relation sonore, la musique a besoin des « bruits » de l’incons-cient pour créer, alimenter, et donner sens à la relation. Nous retrouvons ici quelque chose du « son fondamental » du modèle de Lipps. Les membres du groupe, dans le processus associatif sonore dans lequel ils sont engagés, sont en contact avec ce tiers de l’inconscient qui est l’élément fédérateur. La théorie de l’ana-lyse de groupe fait ici référence aux processus

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inconscients du niveau du groupe, à la création de l’Appareil psychique groupal (Kaës, 1976).De l’Autre à l’autre : ce parcours se trouve dans tous ces groupes. Sur le plan des processus groupaux il va de l’illusion groupale au dégroupe-ment (objectif de toute thérapie), tandis que sur le plan sonore/musical il s’exprime du groupe-musique à la musique du groupe. Je reprends cette dernière formule pour préciser que j’ai, en effet, identifié deux formes de musiques produites par ces groupes. J’ai appelé groupe-musique l’improvisation correspondant à l’illusion groupale. C’est le moment où le groupe identifie unanimement sa production comme étant de la « musique ». Ce moment est souvent vécu comme magi-que : la musique a visité le groupe (elle s’est manifestée comme une révélation) ! Nous retrouvons ici les traces d’une mystique musicale. Alors même que les participants ne se connaissent pas (cette expérience est en général en début de groupe), n’ont aucun support pour leur improvisation (que la consigne d’entrer en relation par l’intermédiaire des sons), que la plupart n’ont pas de formation musicale (groupes de patients notamment) : ils ont produit une musique !Par contre la désillusion ne tarde pas à se manifester dans les séances suivantes car ce moment de grâce passé, le groupe retrouve ses diffi-cultés. L’élaboration sonore/musicale et aussi verbale de ces dernières amènera le groupe à une composition originale, radiographie de la structure groupale et condensé de l’histoire du groupe. C’est la musi-que du groupe, composition sonore-musicale mais aussi psychique !De l’autre à l’Autre : ce parcours se trouve plus avec des groupes d’autistes ou de psychotiques avec lesquels le travail sonore est centré sur la mise en place d’un intervalle sonore, la construction d’une relation (comme nous l’avons vu pour David), la construction d’un groupe, et l’élabo-ration de l’expérience sonore, du bruit à la musique, l’arrimage au code.

CONCLUSION

Pour prolonger une réflexion commune développée au cours de ces journées je reprendrai maintenant la notion d’enveloppe psychique musico/verbale. J’ai proposé cette notion en réponse à l’article que

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Didier Anzieu avait consacré à l’enveloppe sonore (1976). Cette idée d’enveloppe sonore ne pouvait pour moi convenir : l’expérience acoustique, la perception sonore non seulement ne font pas « enveloppe », mais sont caractérisés par la problématique de l’absence de limites, de protection : entre débordement et intrusion. J’ai donc précisé que parler d’enveloppe sonore devait faire référence déjà au travail de menta-lisation réalisé par l’environnement maternant, première psychisation du sonore. Et lorsque Didier Anzieu m’a demandé de participer à son ouvrage sur les enveloppes psychiques j’ai précisé que, ce qui faisait « enveloppe », pour l’expérience sonore – outre le travail maternel – c’est bien le code, qu’il soit verbal ou musical. J’avais pu observer longuement comment des enfants autistes, en musicothérapie, pouvaient encore buter, justement, à l’accès au code. Même les plus « musicaux » d’entre eux, l’étaient par écho, ils étaient traversés par la musique, mais non inscrits dans le code musical. Pour eux aussi le passage au code marquait la différence dans leurs productions (travail d’appropriation de quelque chose qui, maintenant, se présentait d’un extérieur). Codes verbal et musical étaient en général abordés simultanément.Le sevrage musical que j’évoquais plus tôt est donc une forme de mise en silence momentané de l’attachement musical initial, avant une entrée possible dans le code musical. Au cours des discussions ont été évoqués un assourdis-sement des harmoniques pour passer au verbal (J.M. Vivès), ce qui, pour moi, serait, un renon-cement à l’axe vertical, une recentration sur l’axe horizontal de la monodie.

Mes réflexions précédentes, issues de mon expé-rience clinique avec des autistes et des psychoti-ques, m’ont amenée à considérer une construction simultanée de l’accès aux codes (c’est la question du code qui est importante, l’acceptation de l’as-signation à un langage commun).J’ai caractérisé l’enveloppe musico-verbale à partir de sa double face : l’une tournée vers l’intérieur, tissée du code musical, et l’autre tournée vers l’extérieur tissée du code verbal. Ces réflexions m’ont fait penser à la période de silence habituellement observée chez le jeune enfant avant son entrée dans le verbal. Un silence qui fait suite à la période de babillage. Comme s’il était nécessaire de se concentrer sur une autre écoute pour accéder à cette autre production sonore, le verbal. Sur le plan rela-tionnel j’ai pensé qu’on pouvait ici imaginer une certaine perception de l’incestuel de la relation familiale, perception qui peut avoir un effet de « bouillage interne » avant l’intériorisation de l’interdit de l’inceste, socle de la parole. Mais c’est là un autre sujet.

BIBLIOGRAPHIE

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ANZIEU, D. 1976. « L’enveloppe sonore du Soi », Nouvelle revue de psychanalyse, 13, 161-179.

HONEGGER, M. 1976. Science de la musique, Paris, Bordas.

KAËS, R. 1976. L’appareil psychique groupal, Paris, Dunod, 3e édition 2010.

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L’INTERVALLE MUSICAL : ENTRE L’AUTRE ET L’AUTRE

KIRCHER, A. 1650. Musurgia Universalis, Rome, Jacobus viva edit haere-dum, F. Corbellete.

LACAS, P.P. 1981. « La musique, un instrument pour guérir », Psychiatries, 47/48, 5-6, 85-91.

LECOURT, É. 1987. « L’enveloppe musicale », dans D. Anzieu (sous la direction de), Les enveloppes psychiques, Paris, Dunod, 199-222.

LECOURT, É. 1992. Freud et le sonore, le tic-tac du désir, Paris L’Harmattan (voir notamment les relations avec Fliess et les travaux de Lipps).

LECOURT, É. 1994. L’expérience musicale, résonances psychanalytiques, Paris, L’Harmattan (l’intervalle sonore y est décliné sous ses diffé-rentes formes dans la construction de l’espace sonore et du soi).

LECOURT, É. La musicothérapie analytique de groupe, Courlay, Fuzeau (développement du dispositif de communication sonore et de l’identification des moments sonores caractéristiques).

LECOURT, É. 2005. La musicothérapie, Paris, Eyrolles.LECOURT, É. 2006. Le sonore et la figurabilité, Paris, L’Harmattan (voir les

deux études de cas sur l’accession à l’intervalle sonore).LIPPS, T. 1912. Grundtatsachen des Seelenlebens, Bonn, Verlag von

Friedrich Cohen.NORDOFF, P. ; ROBBINS, C. 1977. Creative Music Therapy, New York, John

Day Company.PRITHWINDRA MUKHERJEE. 1981. Chant carya du Bengale ancien, Paris, Le

Calligraphe.SAMBAMOORTHY, P. 1969. South Indian Music, Madras, Indian Music

Publishing House, 6 volumes.SERRE, M. 1981. Genèse, Paris, Grasset.

Résumé : Le fondement de la structure musicale est l’intervalle entre deux sons : dans le temps (la durée, le rythme), et dans l’espace (l’association de plusieurs voix/instruments). Dans les mythes musicaux, la musique est souvent considérée comme d’origine mystique. La musique rend sonore la relation au grand Autre (par exemple dans la tradition indienne). La pratique clinique nous amène à l’analyse des processus psychiques impliqués dans la perception qui va du son à la musique (exemple de la clinique de l’autisme). La mise en place d’une enve-loppe musico-verbale assure le passage au grand Autre par l’intermédiaire des codes verbal et musical. Que se passe-t-il lorsque l’intervalle se brouille ? Ce « brouillage sonore », ni chaos ni fusion, est ici analysé à partir du dispositif de « communication sonore » en groupe.

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Mots-clés : Intervalle musical, Autre, structure musi-cale, autisme, group, psychanalyse.

Summary : The foundation of the music structure is the interval between two sounds : in time (duration, rhythm), and in space (association of voices/musi-cal instruments). In the musical myths music is often considered as coming from a mystical origin. Music makes sound the relationship to the Other (for example in the Indian tradition). The clinical practice leads us to the analysis of the psychic processes engaged in the perception which goes from sound to music (example from the clinical work with autism). The construction of a music/verbal envelop open the way to the Other, through verbal and musical codes. What is going on when the interval is “crumbled” ? This “sonorous crumble”, neither chaos nor fusion, is analyzed from the setting of “sonorous communication” in group.

Keywords : Music interval, music structure, The Other, autism, group, psychoanalysis.

Resumen : El fundamento de la estructura musical es el intervalo entre dos sonidos : en el tiempo (la duración, el ritmo), y en el espacio (asociación de varias voces/instrumentos). En los ritmos musicales, a menudo se considera que la música tiene un origen místico. La música hace que la relación al grande Otro se vuelve sonora (por ejemplo en la tradición india). La práctica clínica nos conduce a analizar los procesos psíquicos implicados en la percepción que va del sonido a la música (ejemplo de la clínica del autismo). La imple-mentación de una envoltura musico-verbal permite el pasar al gran Otro por medio de códigos verbales y musicales. ¿ Qué pasa cuando el intervalo se estro-pea ? Este « estropicio sonoro », que nos es caos y tampoco fusión, se lo analiza aquí a partir del disposi-tivo de « comunicación sonora » en grupo.

Palabras clave : Intervalo musical, Otro, estructura musical, autismo, grupo, psicoanálisis.

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