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JULES CELMA El Indio ROMAN LOUBATIÈRES

El Indio

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Le Caudillo est à peine enterré que déjàl’Espagne franquiste se délite. Sous Franco,on n’aurait pas imaginé le chef de la policespéciale assassiné d’aussi horrible façon.Qui a pu faire ça ? Pourquoi ? Les aspirantsà la vengeance ne manquent pas, les raisonsde se venger non plus. El Indio a fait régnerla terreur sur cette région dès l’entréetroupes franquistes dans la ville de Lorca.Diego Gil y Parra, journaliste idéalistecomme on n’en fait plus, n’aura de cessede retrouver l’assassin. Sans doute pourféliciter. Dans un paysage écrasé de chaleur,la mémoire des protagonistes s’est engourdiemais elle ne s’est pas effacée. Elle peutse réveiller à tout moment ; il suffiraitquelques gouttes d’eau, d’un peu de fraîcheurdu soir, de quelques larmes…

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JULES CELMA

El Indio

ROMAN LOUBATIÈRES

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© Nouvelles Éditions Loubatières, 200910 bis, boulevard de l’Europe – BP 27

31122 Portet-sur-Garonne Cedex

ISBN 978-2-86266-581-8

www.loubatieres.fr

Photographie de couverture de Joaquin Garcia Jogar – Tous droits réservés

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JULES CELMA

El Indio

ROMAN LOUBATIÈRES

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À Miguel et Pilar, mes parents.

À Déva.

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Être sans pitié.Tel était le premier précepte qu’El Indio lui avait appris, unsoir de beuverie alors qu’ils observaient dans une partouzemondaine le monde des puissants littéralement mis à nu.

– Être sans pitié… comme une goutte de sueur glissant lelong de ton échine, avait-il ajouté, les yeux absents.

– Comme une goutte de sueur…?– Rien, je divague… pour qui te bats-tu, Santos ?– Pour le Roi, pour l’Espagne, pour la Papauté, pour l’Ordre,

pour la Famille, pour la Tradition, déclama Santos en suivantd’un œil amusé la branlette énergique que prodiguait la femmedu PDG d’une multinationale au nouveau ministre de l’In-dustrie et du Développement dont le sexe refusait paradoxa-lement de croître.

– Foutaises… répondit El Indio secoué d’un rire puissant.Il repoussa un vieux travesti outrageusement maquillé qui

s’était planté devant eux et agitait sa langue comme un serpent.La vieille loque peinturlurée s’éloigna.

– Tu l’as reconnu ?– …– Ce type fait trembler tous les prétoires…– Le… procureur général du Tribunal suprême ? demanda

Santos incrédule, à voix basse.– Lui-même ! fit El Indio en riant. Le jour, il revêt sa robe

de magistrat et la nuit il devient ce machin que tu as vu devantnous. Alors, pour qui te bats-tu ?

– …– Je vais te le dire.

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El Indio tourna sa tête de fauve, rectifia la lanière de cuirtressée qui ceinturait son front et plongea un regard noir danscelui de Santos.

– Tu te bats pour toi. Toi et uniquement toi. Au final, ildoit s’agir toujours de toi et de tes propres intérêts, de riend’autre. Tu dois te placer toujours au-dessus de tout et de tous,même si tu dois ramper pour cela, tu piges ? Tu devras élimi-ner systématiquement tous ceux qui barreront ta route. Celuiqui n’agit pas ainsi est perdu. Et maintenant, question vitale :contre qui te bats-tu ?

– Ben… contre les ennemis du Roi, de l’Espagne, de laPapauté…

– Bla, bla, bla !– Contre les rouges, les syndicats, les pauvres, les athées…

Santos le regardait, assommé.– Bla, bla, bla… je ne suis pas sûr que tu sois à la hauteur,

le duc m’a dit que tu étais exceptionnel, mais…Il hurla de sa voix puissante et rocailleuse :– Tu te bats contre toi !Les bruits copulatoires cessèrent brutalement. El Indio fit

un geste rassurant, les postérieurs reprirent leur cadence.– Tu dois te battre contre ce qui en toi te retient de tuer ton

prochain, te freine au moment de le soumettre aux pires souf-frances et humiliations. Tu dois exterminer toute trace de pitiéen toi, car la pitié ouvre en grand la porte à tes ennemis. C’estle secret de la réussite, mon jeune ami. Je vais te révéler madevise, retiens-la : être sympathique, autant que tu le peux,ensuite patient, sans sourciller, puis audacieux sans limite etenfin sans pitié ! Que ce soit à la guerre ou dans les affaires…mais souvent, je saute les trois premières étapes pour être toutde suite sans pitié, conclut-il en riant.

– Mais Dieu ?– Dieu ?Les yeux d’El Indio se vidèrent d’un coup. Sa bouche se

plissa d’un sourire amer.– Regarde cette orgie, sens ces odeurs de foutre et de sueur,

il pourrait y avoir du sang mêlé, ça ne changerait rien… Dieu?

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Il se renversa sur le canapé.– Dieu est le pire de tous, car il a inventé la mort, la mort

pour nous humains, quoi qu’on ait fait de bon ou de mauvais.La mort pour les riches comme pour les pauvres, la mort pourles beaux comme pour les laids, la mort pour les coupablescomme pour les innocents, la mort pour les vieillards commepour les nouveau-nés. La mort pour ses créatures, l’immorta-lité pour lui tout seul. Tu comprends Santos, Dieu n’a penséqu’à lui, à lui seul. Cette terre est une immense fosse communeen perpétuel grouillement. Pas de pitié. Tu vois Santos, tout lemonde me prend pour un salaud, et je m’applique, avec uncertain succès, à être le pire, mais jamais je ne pourrais faire deconcurrence à celui qui depuis le commencement des temps aimaginé ce charnier permanent où, pour survivre, chaque êtrevivant doit tuer son voisin. Ils appellent ça la chaîne alimen-taire… mais moi je n’y vois que des meurtres en série. Dieuest cruel avant d’être bon. Amen. Je crois même que la bontévient de nous, pas de lui. Enfin, je parle pour les autres, je n’aijamais su être bon, sauf bon flic évidemment ! Alors, jeuneSantos, que penses-tu de mes divagations ?

Santos resta impassible. Il n’en pensait rien. Il avait comprisqu’il fallait être sans pitié, tant avec soi qu’avec les autres. Il leserait. Un point c’est tout.

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Le soleil agonisait, épandant sa rougeur cuivrée à l’horizon demassifs poussiéreux. La lune, pleine, lumineuse, se détachaitdéjà du fond obscur et légèrement bleuté de la voûte céleste.Les points luminescents des constellations de la Vierge et duTaureau scintillaient avec de plus en plus de netteté.

Partout dans la sierra, les petites bestioles à six pattes atten-daient le moment propice pour, profitant de la relative fraî-cheur nocturne, s’en aller en quête de pitance. Terrées toute lajournée dans le moindre interstice sous un soleil brûlant, ellesallaient bientôt pouvoir chasser le plus faible et surtout dépe-cer les cadavres de ceux parmi les êtres vivants qui, pour desraisons diverses, avaient succombé durant le jour.

Pour certains, le repas allait être un festin grandiose. Lesplus vieux et sans doute les plus sages de ces coléoptères avaientprévenu leurs congénères : il y avait, à portée de leurs petitesmandibules acérées, un buffet comme jamais insecte n’en vitdepuis des générations, à l’exception des périodes de guerre,mais la dernière remontait à quarante ans, et aucun n’avaitsurvécu pour en témoigner.

Le message était passé, toutes les bestioles convergeaientvers un seul point : la Torre del Zorro.

Les premiers arrivés sur le lieu de ripaille rebroussèrentchemin, surexcités, éjectant de leurs glandes ces moléculeschimiques qui d’ordinaire signifiaient des choses simples :manger, danger, eau, femelle, abri, tout droit, à gauche, à droite,à dix mille pattes. Ce soir les messages étaient exaltés. Il setrouva même de dangereux et fanatiques mystiques pour procla-mer haut et fort qu’ils avaient trouvé des réserves pour milleans.

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Alors l’on vit des centaines et des centaines de ces minus-cules et répugnants insectes au sang transparent, que les humainsécrasent avec un mélange de plaisir et de répulsion, convergervers la Torre del Zorro, dans un bourdonnement synchroniséet ininterrompu. Les plus rapides se jetèrent sur les premièresflaques de sang fraîchement coagulé. Les autres, après un courtinstant de stupéfaction, s’attaquèrent à la monstruosité de chairnue étalée en croix au milieu de la dalle de grosses pierres taillées.

Les plus gourmands se glissèrent hardiment dans les orificesdu cadavre. Mais seuls ceux qui volaient purent apprécier dansson ensemble le gibier découvert. Et quel ne fut pas leur éton-nement en voyant le sourire béat affiché par cette boucheentrouverte et figée. Les yeux vitreux fixaient la lune sans lavoir et déjà les fourmis, disciplinées, soumises et ennuyeusess’attaquaient méticuleusement à la cornée. Au bout de quelquesminutes, le corps entier frémit sous l’attaque des milliers demandibules.

Puis le vent se mit à souffler et la montagne lépreuse àgeindre.

Dieu, comme d’habitude trop occupé par les disputes perma-nentes de ses prophètes et les risques de collision entre galaxies,ne s’était pas rendu compte qu’une âme étrange, maléfique etdésemparée, l’appelait en vain, essayant de comprendre ce quivenait de lui arriver.

Ces événements gastronomiques se déroulaient le vendredi6 août 1976, dans la Sierra de Los Vientos, massif montagneuxqui entoure la petite ville tranquille de Puerto Lumbreras, ausud de l’Espagne.

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Huit mois auparavant, à la veille de Noël, la Suisse attendaitles traditionnelles festivités censées réchauffer les corps et lesâmes du monde civilisé. Dans le canton de Vaux, une routesecondaire serpentait le long d’une vallée enneigée et grisâtre,cernée de résineux taciturnes aux branches majestueusementlourdes. Une seule et unique ferme aux colombages noircis parles années émergeait de cette laitance, laissant filer un finpanache de fumée. Derrière une vitre embuée, un couple d’en-fants au regard triste rêvant du printemps et de ses champsfleuris, dessinait des arabesques d’un doigt mal assuré. Devantla masure basse et discrète comme les habitants de ce pays, lesapin enguirlandé faisait face à l’abominable bonhomme desneiges. En cette veille de gâteries et de paquets cadeaux, le froidavait figé le paysage dans une glaciale torpeur, étouffant toutbruit et toute manifestation de vie animale. Le soleil ne traver-sait pas le ciel bas et des nappes translucides de brouillardauxquelles se mêlaient les volutes de fumée, flottaient, nénu-phars fantomatiques suspendus entre ciel et terre dans uneimmobilité parfaite.

Au milieu de cette fresque hivernale, délavée et exsangue,une imposante Rolls Royce noire roulait prudemment. Obli-quant vers la droite, elle emprunta le trait sombre d’une routeplus étroite, presque un chemin. La neige s’était remise à tomberen flocons épais. Patiemment, la grosse voiture continuait l’as-cension du flanc montagneux, dépassant un panneau vers lequelle passager solitaire assis à l’arrière jeta un regard vide et fati-gué : Institut médico-psychologique Jean-Daniel Fleuret.

Cette enseigne et lui vieillissaient ensemble. Tous les moisdepuis quinze ans, ce panonceau marquait son arrivée dans un

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monde d’authentique malheur. Ses titres de noblesse, sonimmense richesse et le pouvoir qu’il possédait dans son payssur quantité d’humains, n’avaient pu empêcher la malédictionde s’abattre sans vergogne sur sa fille.

Pour cet ultime voyage, ces quelques mots peints avec méti-culosité lui parurent particulièrement odieux et insupportables :sa petite Agnès chérie, son seul et unique enfant était là, touteproche, pétrifiée pour l’éternité.

Encore cinq cents mètres à parcourir, un virage, et la grandeallée de sapins bleus, raide, froide, s’ouvrirait à lui comme une plaieouverte et suintante jusqu’aux bâtiments blancs de l’institut.

Comme à chaque visite, au moment d’aborder cette avenueboisée, il ne pouvait s’empêcher de river ses yeux sur une fenêtredu deuxième étage, située pile dans l’axe. Alors, les reflets argen-tés et irréels des huit petites vitres le happaient comme un tour-billon, lui faisant oublier d’où il venait, ce qu’il avait fait, cequ’il avait dit durant les heures et les jours précédents. Cettefenêtre, immuable et impersonnelle, était celle de la chambre37, la seule visible pendant que la voiture remontait cette cagede troncs d’arbres parfaitement alignés. Et quand il franchis-sait le seuil de l’imposant portail en fer forgé, s’ouvraient pourlui les portes de l’Enfer. Le chauffeur en livrée, au visage émaciéet inexpressif, restait silencieux et concentré. Il hésitait à regar-der dans le rétroviseur son vieux maître qu’il servait fidèlementdepuis des années et qu’il savait plongé dans de douloureuxtourments. Dès l’approche du panneau annonçant l’institut,un silence pesant s’installait entre eux. Le vieux n’était déjàplus là.

Mais aujourd’hui, c’était pire. Aujourd’hui, le malheur attei-gnait son paroxysme. Le vieil homme, les joues ravagées et leteint pâle, retenait mal le larmoiement de ses yeux. C’était ladernière fois qu’ils croisaient la maudite enseigne, cette alléesombre et ces maudits bâtiments derrière lesquels s’agitaientdes âmes perdues et dévorées.

Il tenait, dans ses mains déformées par le rhumatisme, unpapier bleu, un télégramme, qu’il avait froissé et défroissé durantle voyage et qu’il relisait encore une fois : « État très grave –

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stop – urgence – stop – Professeur Bernstein. » Le nonagénaireferma un instant les paupières, rassemblant ses forces, cher-chant en lui-même quelque réconfort, freinant le flot agité desémotions naissantes.

Dès réception du télégramme, sans perdre un instant, luiet son fidèle chauffeur avaient quitté Lorca, ville moyennesituée à la lisière de l’Andalousie méditerranéenne. À vingtheures, alors que le jour avait disparu depuis longtemps, ilsfranchissaient la frontière à La Junquera et passaient le restede la nuit dans un hôtel cossu de Perpignan. De sa chambre,il avait téléphoné au professeur Bernstein qui, d’après ses diresempreints de la gravité culpabilisante qui sied dans ces circons-tances, cherchait à le joindre désespérément.

Il avait ricané intérieurement. Quel cynique ce Bernstein,un type de haute stature, complètement chauve, au crânecomme poli et lustré, et même brillantiné sans doute par descosmétiques sophistiqués. Ce cérébral entretenait le capot deson intelligence avec tous les égards et les soins dus à une carros-serie de grande valeur, un peu comme Isidoro, son chauffeur,frottant et refrottant celle de la vieille Rolls Royce. Le videpileux que ce type entretenait avec soin était, pour un Anda-lou comme lui, le signe d’une évidente dégénérescence. À cettetare, il fallait ajouter cette inquiétante manie d’étirer des deuxmains, les petits doigts levés, un nœud papillon couleur vinassedu plus mauvais goût, tout en avançant d’un coup sec le basdu menton.

Ce spécialiste du dérèglement mental osait lui dire qu’il cher-chait à le joindre « désespérément ». Bernstein était tout saufdésespéré, ou peut-être l’était-il parce qu’il allait perdre un trèsbon client. Le duc n’avait fait aucune remarque. C’est donc déses-péré que le neuropsychiatre lui avait annoncé la terrible nouvelle:la mort avait frappé le matin même, vers onze heures, la pension-naire de la chambre n° 37. Le duc avait lâché le combiné du télé-phone et, bien qu’il se fût préparé durant de longues années àcette issue fatale, il avait été pris d’un léger malaise.

Le lendemain matin, les deux hommes reprirent le voyagedans un silence pesant, n’échangeant que les mots strictement

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nécessaires. À Lyon, ils achetèrent, très cher, un bouquet deroses jaunes en provenance de Hollande, puis bifurquèrent versAnnecy.

Agnès aimait les fleurs jaunes, elle les avait aimées tant qu’elleavait conservé des bribes de conscience. Mais depuis deux ans,même les roses jaunes n’attiraient plus son attention. Plus rienn’éveillait en elle la moindre réaction. Même son père étaitdevenu un parfait étranger. Nourrie par des purées de légumesou de sardines écrasées qu’elle vomissait aussitôt, puis par perfu-sion, ayant abdiqué toute hygiène, elle n’était plus que l’ombred’un être humain, défigurée par une souffrance incommensu-rable rivée au fond de son âme, amaigrie au point de ressem-bler à ces internés des camps nazis, pantins désarticulés et filan-dreux, aux yeux de porcelaine ébahis. La panoplie de calmants,psychotropes, neuroleptiques, anxiolytiques, avait eu des effetssecondaires terribles. Les dents n’avaient pas résisté à cet empoi-sonnement permanent. Ses magnifiques cheveux longs, jadisd’un noir de jais brillant, étaient tombés par plaques, des irrup-tions cutanées avaient achevé de défigurer un visage qui n’avaitdéjà plus de grâce depuis longtemps. Ses tempes présentaientchacune, une large tache sombre, encroûtée, suppurante, consé-quence d’électrochocs répétés et inutiles. Le professeur Bern-stein avait expliqué avec beaucoup de mots savants que l’abusde médicaments avait eu des effets secondaires imparables.Adepte inconditionnel de la camisole chimique, Bernsteins’acharnait à développer dans le détail l’efficacité de ses procé-dés innovants. Pour lui, les émotions, les pensées, les senti-ments et même les rêves, n’étaient que l’expression de copula-tions moléculaires encore mal connues. En faisant intervenirun élément d’origine minérale, une sorte de poudre de perlim-pinpin, cette orgie chimique devait inévitablement venir à boutde tous les dérèglements de l’esprit.

Mais des années de soins intensifs et quasi démentielsn’avaient pas réussi à maintenir la patiente plus longtemps envie. Car le moins qu’on puisse en dire, c’est que patiente, ellel’avait été au-delà de l’humain. Cette femme était devenue lameilleure pensionnaire, le meilleur cobaye, du très grand profes-

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seur Daniel Bernstein, le spécialiste mondial et reconnu despsychoses sévères. Muni de l’accord permanent de son richis-sime père pour tout tenter afin qu’elle retrouve un peu de raisonet d’apaisement, le professeur ne s’était pas privé de cette aubaineet s’était acharné sans compter, encore que. Malgré ces efforts,les résultats espérés n’avaient pas été probants et le délabre-ment mental n’avait fait qu’empirer. Peu lui importait cet échecprévisible, cette riche patiente avait permis à la science de fairede grands progrès en matière de psychotropes, et à lui-mêmed’obtenir récompenses académiques et fortune grâce à la miseau point de nouvelles molécules. Tous les fadas, tous les détra-qués de la terre un tant soit peu, un peu beaucoup quand même,fortunés, se retrouvaient inscrits sur liste d’attente pour séjour-ner dans cette laverie neuronique haut de gamme qui portaitle nom banal d’Institut médico-psychologique Jean-DanielFleuret. On pouvait alors entendre dans les conversationsmondaines, entre deux louches de caviar et un rot champa-gnisé : « Vous avez fait Jean Daniel Fleuret ? »

Il ressassait tout cela pendant que la voiture remontait lelong tunnel de verdure jusqu’au parking qui lui était réservé.

Le chauffeur aida le vieillard à descendre et à enfiler sonmanteau au col de renard doré. Il lui tendit ses gants, sa canneet son large chapeau de feutre beige, puis l’accompagna versl’entrée alors qu’une infirmière se dirigeait vers eux, un para-pluie à la main. Pâle et fatigué, le patriarche avançait lentement.Il écarta le parapluie et leva la tête vers la chambre 37. Quelquesgros flocons vinrent s’échouer sur son visage flétri. Mais il étaittrop abattu pour apprécier la caresse de ces fleurs de glace. Lachambre 37… il n’avait jamais aimé ce chiffre, et pour cause :en 1937, le 5 septembre exactement, en fin de matinée, sa fillese mariait. Le soir, elle commençait sa descente aux Enfers.

Ils franchirent le seuil. Dans le grand hall, le professeur lesattendait avec sa belle blouse blanche, son nœud papillon parfai-tement positionné, ses chaussures noires vernies et sa pipe enécume de mer à la bouche.

Une petite secousse marqua l’arrêt de l’ascenseur au deuxièmeétage. Ils se présentèrent devant une épaisse porte vitrée, doublée

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d’un grillage qu’on sentait pouvoir résister à n’importe quelassaut. Ce sas de sécurité fermait l’accès à un long couloir auxmurs nus et à la lumière blafarde. Le garde, un infirmier pati-bulaire aux larges épaules, au cou massif et à la couperoseprononcée, sortit un trousseau de clés, ouvrit et s’écarta pourlaisser passer les visiteurs.

– Bonjour monsieur, sincères condoléances.– Bonjour Yvan, merci…Ici, pas de décoration, pas de luxe superflu. Tout était blanc,

lisse, imprégné d’odeurs écœurantes de javel, d’urine et de défé-cations. Le dos voûté, le duc de Santa Fé avançait à petits pasincertains, obligeant les autres à ralentir. Le professeur cachaitson agacement car, outre le fait qu’il n’aimait pas voir traînerdes visiteurs dans cette aile de l’institut, « il n’avait pas que çaà foutre » avait-il dit à sa secrétaire. Cette partie de la cliniqueregroupait les cas les plus extrêmes, les incurables, les agités.Malgré l’isolation phonique et les murs matelassés, on pouvaitpercevoir des gémissements, des cris suivis de râles sans fin.Les soignants désignaient cette zone sous haute protection d’oùaucun malade ne ressortait vivant, « paradise ». Souvent, ils enmenaçaient les pensionnaires qui se laissaient aller à des gestesde révolte ou de refus : « Toi, si tu continues, tu as nonantepour cent de chances de finir au paradise », ils prononçaient àl’anglaise, « paradaïz ». C’était le quartier des camisoles deforce, des douches froides, des électrochocs ravageurs, des infir-miers musclés déambulant comme des gardiens de prison etsurveillant de temps en temps par l’œilleton les agissements deces cervelles déchiquetées.

Le regard décharné du vieux duc resta rivé sur le nombre37. Un nerf ne cessait de sautiller sous son œil gauche. Leprofesseur introduisit un passe, la serrure émit un claquementsec. Il poussa la porte démunie de poignée et recula pour lais-ser entrer son visiteur.

Après une longue minute où l’on n’entendait que son soufflecourt, le duc entra, avec lenteur, essayant de retarder la visionqu’il refusait de voir venir. L’infirmière s’approcha pour luiprendre le bras. Le patriarche la repoussa sans ménagement et

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avança, les lèvres tremblantes. À travers ses yeux brouillés delarmes, il distinguait maintenant le grand lit, le grand drap, labosse formé par les pieds, les mains croisées tenant un chape-let, et enfin le visage terreux de sa petite fille déformé par unatroce rictus. Même la mort n’avait pas mis fin à ses horriblessouffrances. Des images se bousculaient dans sa tête. Une vagued’émotion, mélange de chagrin et de rage, le submergea. Unevoix étouffée prononça dans son dos :

– C’est mieux pour elle et… c’est mieux pour vous. Ellerepose en paix, dorénavant.

Que répondre à une telle triviale imbécillité ? Il sentit unechaleur envahir son corps malingre et des mains ralentir sachute avant de perdre connaissance.

Nous étions le 24 décembre 1975 et le duc ne participeraitpas aux festivités de Noël offertes par l’institut.

Ils franchirent le poste frontière de la Junquera sans mêmeralentir, un coup de fil passé depuis la Suisse avait réglé tousles problèmes administratifs.

Le vieil homme inclina légèrement la tête en arrière, contrele siège. Il tournait et retournait dans sa main l’alliance que leprofesseur lui avait rendue, et finalement la fit glisser contre sachevalière, une grosse bague en or gravée aux armes des SantaFé. Il essaya de se détendre, souleva le panneau du bar plaqué enbois de rose, se servit un petit verre de Xérès et l’avala d’un trait.

Une pensée ne quittait plus son esprit depuis qu’il avait vule corps inerte de sa fille adorée dans cette chambre glacialenº37 : se venger. La promesse solennelle faite il y a longtempsde ne rien tenter contre l’immonde coupable venait de prendrefin. Sa haine était si intense qu’elle parvenait par moments àchasser son chagrin, lui procurant même une vigueur nouvellequ’il sentait frétiller dans son corps de vieillard.

Le duc de Santa Fé allait enfin pouvoir régler ses comptesavant de mourir à son tour.

Francisco Franco, Caudillo d’Espagne par la Grâce de Dieu,était mort le 20 novembre 1975, cela faisait exactement 37jours.

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– Assieds-toi !– Merci Don Rigoberto.L’homme, proche de la quarantaine, costume sombre et

cheveux drus légèrement ondulés, s’enfonça dans un des confor-tables fauteuils du salon-bibliothèque. Le duc de Santa Féreferma une vitrine réfrigérée et lui tendit une boîte de cigarescubains.

– Je sais que tu aimes les Davidoff.– Merci, Don Rigoberto.– Tu peux garder la boîte.Les deux hommes se turent pendant qu’ils allumaient leur cigare.– Vous m’avez l’air en meilleure forme que l’an passé. Je

regrette de ne pas avoir pu assister aux funérailles d’Agnès…j’étais en mission dans le sud de la France.

– Je sais, tu n’as pas à t’excuser.– Je pensais vous trouver très abattu, mais je vois que, comme

toujours, vous faites face avec courage.– Je dois tenir ça de mon ancêtre Archibaldo, répliqua le

duc. Alors et toi ? Ta carrière au SASMI* ?– Ça peut aller. Depuis la mort de notre Caudillo, tout le

monde se regarde de travers et se demande ce que vont faireles rouges.

– Crois-tu qu’ils vont exercer des représailles ?– Nous n’avons pas d’informations allant dans ce sens.– Les socialistes et les communistes se tiendront tranquilles.

Mais les anarchistes ?

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(*) Service des Affaires Spéciales du Ministère de l’Intérieur.

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– Les anarchistes n’existent plus. On ne peut pas écarterl’éventualité d’actions individuelles et très limitées… mais laCNT est morte en 1939.

– Et les Basques ?– Les Basques ne sont pas espagnols, les Basques c’est une

autre affaire, c’est sûr.– La fin du franquisme va changer la donne de ta carrière.

Mon influence va disparaître avec ma mort. Qui va s’occuperde toi ?

– Don Rigoberto, ne craignez rien. Vous avez déjà tant fait !– Et ta situation financière ?– Je m’en accommode. Et puis je prélève par ci par là dans

le porte-monnaie des ennemis de l’État. Je n’ai pas à me plaindre.Le vieux duc regarda son invité.– Quand je t’ai vu à l’hospice, tu avais déjà ce regard d’acier,

tu dominais les autres nouveaux nés et quand je suis passé au-dessus de ta couche, tu as cloué tes yeux dans les miens avecune telle rage que je me suis dit : celui-là, il faut que je m’enoccupe ! Il faut que j’en fasse quelqu’un de bien, un vrai servi-teur de l’Espagne et de l’Église.

– Et je vous en suis reconnaissant… sans vous, j’aurais sansdoute fini en France, maçon ou vendangeur… vous savez quequoi que ce soit que je puisse faire pour vous, demandez et cesera fait.

– Mon petit Daniel… j’ai bien pensé à quelque chose qui,en plus, te rapporterait pas mal d’argent… mais c’est délicatet…

– Je vous répète que ce serait pour moi un véritable honneurde pouvoir vous rendre service. De quoi s’agit-t-il ?

– D’un vol !– Votre situation… je veux dire, vous avez besoin…– Non, ce n’est pas cela. Je veux récupérer certains docu-

ments confidentiels. Comment dire… des documents quicompromettent l’honneur de ma famille, l’honneur de la lignéedes ducs de Santa Fé. Mais je ne suis pas certain que tuacceptes…

– Où?

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– Dans un coffre à Aguilas.– Chez qui ?– C’est là justement que c’est délicat…– Qui ? répéta fermement Daniel Santos.– El Indio !Un silence tendu suivit l’énoncé du nom. Le visiteur se cala

dans son fauteuil, il réfléchissait vite, il essayait de comprendre.– El Indio ? reprit Santos.– Tu vois, ce n’est pas si simple… il t’a aidé, lui aussi, à sa

manière… et pourrait être ton père comme je pourrais être tongrand-père, souffla le duc d’une voix douce.

– Il faut m’en dire plus, Don Rigoberto. Comme vous dites,El Indio a été comme un mentor dans ma carrière de policier.C’est lui qui m’a transmis les valeurs profondes auxquelles jesuis prêt à me sacrifier, comprenez que…

– Mon petit… El Indio compte aussi pour moi, d’unecertaine manière… n’oublie pas qu’il a été mon gendre…mais… il n’a jamais su séparer sa vie privée de sa vie publique.

– …– Tu connais ses méthodes, ses moyens de persuasion, il te

les a appris. Il ne reculait devant rien. Eh bien, il les a utilisésaussi contre notre famille.

– Que voulez-vous dire ? Ce n’est pas possible !– T’es-tu jamais demandé pourquoi Agnès était en Suisse ?

Pourquoi avait-elle perdu la raison ? Non, tu ne pouvais pasdeviner, tu n’étais pas né quand tout ceci a commencé… Agnèsa fui… fui dans un monde connu d’elle seule… Il a… honteu-sement… abusé… profité de sa faiblesse et de sa naïveté…comme de la mienne.

– Je ne vous suis pas.– Il a réuni des documents qui, s’ils venaient à être rendus

publics, saliraient le nom des Santa Fé, mais surtout celuid’Agnès.

– Agnès? La pauvre Agnès? Mais c’était l’innocence même…– Justement. Il en a profité. Si tu veux savoir…– Je ne veux rien savoir. Agnès est votre fille, cela suffit.

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– Ces documents sont principalement des documents photo-graphiques réalisés par El Indio lui-même, ils sont pour moid’une très grande importance. Si tu les trouves, je suis prêt àte léguer un quart de ma fortune et à faire de toi un hommeriche.

– Je…Santos dut faire un effort inouï pour ne pas hurler… « Un

quart de ma fortune »… c’est ce que le vieux avait dit… ce queses oreilles avaient entendu…

– … ne veux pas de votre fortune. Ce que vous me deman-dez ne me semble pas si grave que ça. Je vais vous les récupé-rer, ces documents, Don Rigoberto, je vous dois bien ça, vousêtes un peu ma famille aussi…

– Je sais, j’aurais tellement aimé t’adopter mais l’aristocra-tie tient ses règles de Dieu lui-même, il était impossible dedissimuler ta naissance…

– Né de père et de mère inconnus, je sais… je n’oublie pas,un jour je trouverai, et ce jour-là, croyez-moi, ils devront payer !

– C’est ce que je te souhaite, mon petit Daniel.Le duc tendit un feuillet dactylographié à son invité.– Néanmoins, je te le répète, tu auras de quoi finir ta vie

sans trop de soucis. Ceci est la copie de la modification testa-mentaire que j’ai signée en ta faveur et qui te rendrait héritierd’une partie de mes actifs à la seule condition de trouver cesdocuments ignobles et compromettants. En attendant, l’ar-gent que tu trouveras à Aguilas ou ailleurs sera le tien, car jesuis certain que le coffre en est plein. El Indio ne fait pasconfiance aux banques ! J’ai toutes les caractéristiques du coffre,c’est une de mes sociétés qui, à l’époque, l’avait vendu et installéà son père. Mais ça, il l’ignore. Je vais l’inviter lui et sa greluchepour une croisière de quelques jours à Ibiza… J’ai pensé à unedate : le carnaval d’Aguilas. Comme tous les ans, le gardienquitte la maison pour assister au défilé, mais si besoin est, tule neutralises… sans brutalité, je ne veux pas que la GuardiaCivil s’en mêle. Depuis la mort du Généralissime, on ne peutplus leur faire confiance. Ah, mon petit, la belle époque dePrimo et de Francisco est finie. Bientôt, il faudra même se

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méfier de la Guardia Civil, dans quelle Espagne vivons-nousdepuis trois mois !

Les deux hommes échangèrent un sourire entendu.Le duc tourna la tête vers la fenêtre aux volets clos. Santos

était vraiment le type de la situation. Au fil des ans, il avaittissé avec lui un lien quasi familial. Il le tenait. Si Santos retrou-vait les photos, jamais il n’oserait s’en servir contre lui, jamais.Il tenta d’écarter la particule de doute qui subsistait encoredans un recoin de sa conscience. Mais il n’avait pas d’autrechoix. Qui d’autre que Santos possédait l’inconscience néces-saire pour s’attaquer à un type comme El Indio, qui ? Il avaitfait le bon choix, le seul possible.

Daniel Santos prit congé de son hôte et se retira la tête enfusion… le quart de la fortune du duc de Santa Fé…

En sortant de chez l’aristocrate, il se signa et embrassa sonpouce.

De fabuleuses perspectives de vie s’ouvraient en ce débutd’année 1976 pour Daniel Santos, chef régional du SASMI.

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Le Caudillo est à peine enterré que déjà

l’Espagne franquiste se délite. Sous Franco,

on n’aurait pas imaginé le chef de la police

spéciale assassiné d’aussi horrible façon.

Qui a pu faire ça ? Pourquoi ? Les aspirants

à la vengeance ne manquent pas, les raisons

de se venger non plus. El Indio a fait régner

la terreur sur cette région dès l’entrée des

troupes franquistes dans la ville de Lorca.

Diego Gil y Parra, journaliste idéaliste

comme on n’en fait plus, n’aura de cesse

de retrouver l’assassin. Sans doute pour le

féliciter. Dans un paysage écrasé de chaleur,

la mémoire des protagonistes s’est engour-

die mais elle ne s’est pas effacée. Elle peut

se réveiller à tout moment ; il suffirait de

quelques gouttes d’eau, d’un peu de fraî-

cheur du soir, de quelques larmes…

Brillant, cruel et drôle, El Indio est la premièrefiction de Jules Celma. Il y met en scène des personnages dignes du roman picaresque sur fond de guerre civile espagnole et de fin du franquisme.

ISBN 978-2-86266-581-8

23€