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Chirurgie 1998 ; 123 : 115-21 0 Elsevier. Paris kloge lhoge de Gilles Edelmann* (19174996) P Boutelier La coutume serait-elle de placer une citation en exergue de l’eloge annuel, ce pourrait Ctre en l’espece cette opinion de Michel de Montaigne : << Qu’est- il plus fortuit que la rC- putation ? C’est le sort qui nous applique la / gloire selon sa tern&it& Je l’ai vu fort souvent marcher avant le merite, d’une longue mesure >>. Comme son auteur favori, Gilles Edel- mann considerait que l’on estime trop les louanges, la reputation, que l’on ne juge des hommes que sur des apparences et qu’il vaut bien mieux vivre en soi que dans les autres. Cette conviction explique probablement pour une part son absence apparente d’ambition et son dedain certain pour le faire-valoir. Chirurgien talentueux et discret, il avait des gouts simples et n’appreciait ni la pompe ni la solennite. Esprit Cminemment simplifi- cateur, il avait l’art, dans son metier comme dans l’evaluation d’une situation ou d’un homme, de de- pouiller ses jugements de toute hyperbole et conside- rations superflues pour ne retenir que l’essentiel. Introverti dans son comportement, il Ctait tres atta- che a donner une image exterieure de dignite et de *l?loge pronow? au cours de la seance solennelle de I’ Acadbmie nationale de chirurgie le 28 janvier 1998 mesure en excluant tout exces et en ne cherchant pas les occasions de se mettre en valeur. Mais s’il accor- dait du prix a s’imposer une maitrise, a freiner tout enthousiasme, s’il donnait volontiers l’impression de ne pas aimer parler de lui ni d&oiler ses sentiments, en conclure pour autant qu’il n’avait pas conscience de ses dons serait errone. Soigneusement control& son amour propre n’en Ctait pas moins vif et qui sait si, en son for indrieur, il ne s’attribuait pas la formule de Villiers de l’Isle-Adam : << je m’estime peu quand je m’examine, beaucoup quand je me compare )>. N’en attendez done pas un portrait brillant, haut en couleur, illustre d’episodes hors du commun. 11 l’au- rait renie. Aurait-il souhaite pour autant qu’on ne par- lat pas de lui ? Ce n’est pas si sk B moins que cela ne se fasse avec des mots simples, sans dithyrambe, avec un souci de v&rite. 11 possedait suffisamment de qua- lit& pour supporter ce genre. C’est aux tribulations de la guerre de 14-18 qu’il dolt de naitre a Nevers. Son p&e Frederic Henri Edel- mann, mobilise dans le corps de Sante, fut, apres un sejour au front, rapatrie B Nevers en tant que medecin chef. 11 y fit venir son Cpouse et leur fils aine alors age de quelques mois et Gilles y naquit le 20 juillet 1917. Mais comme l’indique la consonance du patronyme, les origines familiales, et d’ailleurs aussi bien du cot6 maternel que patemel, n’etaient pas plus nivemaises que parisiennes et c’est dans la region de Wissem- bourg, aux confins septentrionaux de l’Alsace, pres de la frontiere allemande que se situe le berceau fa- milial. Les peripeties de l’histoire expliquent l’aban- don de la province par ces deux familles. L’arriere- grand-p&-e patemel, regent du college de Bouxwiller, quitta 1’Alsace en 1870 pour devenir professeur au lycee de Cherbourg. Et c’est la mise en valeur de

Éloge de Gilles Edelmann (1917–1996)

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Chirurgie 1998 ; 123 : 115-21 0 Elsevier. Paris

kloge

lhoge de Gilles Edelmann* (19174996)

P Boutelier

La coutume serait-elle de placer une citation en exergue de l’eloge annuel, ce pourrait Ctre en l’espece cette opinion de Michel de Montaigne : << Qu’est- il plus fortuit que la rC- putation ? C’est le sort qui nous applique la

/ gloire selon sa tern&it& Je l’ai vu fort souvent marcher avant le merite, d’une longue mesure >>.

Comme son auteur favori, Gilles Edel- mann considerait que

l’on estime trop les louanges, la reputation, que l’on ne juge des hommes que sur des apparences et qu’il vaut bien mieux vivre en soi que dans les autres.

Cette conviction explique probablement pour une part son absence apparente d’ambition et son dedain certain pour le faire-valoir. Chirurgien talentueux et discret, il avait des gouts simples et n’appreciait ni la pompe ni la solennite. Esprit Cminemment simplifi- cateur, il avait l’art, dans son metier comme dans l’evaluation d’une situation ou d’un homme, de de- pouiller ses jugements de toute hyperbole et conside- rations superflues pour ne retenir que l’essentiel.

Introverti dans son comportement, il Ctait tres atta- che a donner une image exterieure de dignite et de

*l?loge pronow? au cours de la seance solennelle de I’ Acadbmie nationale de chirurgie le 28 janvier 1998

mesure en excluant tout exces et en ne cherchant pas les occasions de se mettre en valeur. Mais s’il accor- dait du prix a s’imposer une maitrise, a freiner tout enthousiasme, s’il donnait volontiers l’impression de ne pas aimer parler de lui ni d&oiler ses sentiments, en conclure pour autant qu’il n’avait pas conscience de ses dons serait errone. Soigneusement control& son amour propre n’en Ctait pas moins vif et qui sait si, en son for indrieur, il ne s’attribuait pas la formule de Villiers de l’Isle-Adam : << je m’estime peu quand je m’examine, beaucoup quand je me compare )>.

N’en attendez done pas un portrait brillant, haut en couleur, illustre d’episodes hors du commun. 11 l’au- rait renie. Aurait-il souhaite pour autant qu’on ne par- lat pas de lui ? Ce n’est pas si sk B moins que cela ne se fasse avec des mots simples, sans dithyrambe, avec un souci de v&rite. 11 possedait suffisamment de qua- lit& pour supporter ce genre.

C’est aux tribulations de la guerre de 14-18 qu’il dolt de naitre a Nevers. Son p&e Frederic Henri Edel- mann, mobilise dans le corps de Sante, fut, apres un sejour au front, rapatrie B Nevers en tant que medecin chef. 11 y fit venir son Cpouse et leur fils aine alors age de quelques mois et Gilles y naquit le 20 juillet 1917. Mais comme l’indique la consonance du patronyme, les origines familiales, et d’ailleurs aussi bien du cot6 maternel que patemel, n’etaient pas plus nivemaises que parisiennes et c’est dans la region de Wissem- bourg, aux confins septentrionaux de l’Alsace, pres de la frontiere allemande que se situe le berceau fa- milial. Les peripeties de l’histoire expliquent l’aban- don de la province par ces deux familles. L’arriere- grand-p&-e patemel, regent du college de Bouxwiller, quitta 1’Alsace en 1870 pour devenir professeur au lycee de Cherbourg. Et c’est la mise en valeur de

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1’AlgCrie recemment conquise qui provoqua, des 1860, l’emigration de l’arriere-grand-pkre matemel, ingenieur des Eaux et Forets.

C’est avec le grand-p&e patemel Henri Edelmann que l’on voit s’instaurer la tradition medicale dans la famille. Mais en remontant plus loin dans les ascen- dants, on ne peut qu’etre frappe, dans chacune des deux lignees, par le nombre d’artisans et d’artistes. Jugez plutdt : dans la branche matemelle, on remonte en ligne directe jusqu’a Jacques Antoine Zoegger qui, ne en 17 14 a Wissembourg, partit, jeune Cbeniste, se perfectionner a Paris chez Boulle qui lui delivra un brevet louangeur, puis travailla pendant 7 ans chez Charles Cressent comme Cbeniste ordinaire de SAR le due d’OrlCans. RetoumC dans sa ville natale, il eut un fils Jean Antoine et un petit-fils Franqois Antoine, tous deux Cbenistes.

Plus pres de nous, l’oncle patemel de Gilles Edelmann Ctait artiste peintre, son propre p&e, tres bon dessina- teur, se mit a peindre, une fois retraid, avec bonheur ; enfin son frere air-k Jean considera que Polytechnique Ctait le plus court chemin pour se consacrer a la pein- ture et y acquerir la notoriCt6. 11 faut avouer, fut-on ignorant des lois de la gknetique, qu’une telle ascen- dance a de quoi surprendre.

La tradition medicale dans la famille Ctait celle d’une medecine charitable et modeste. Install6 a Pan- tin en bordure de la << zone >>, a la fin du siecle demier, le grand-p&e de Gilles Edelmann Ctait connu comme le medecin des pauvres. 11 y crea un dispensaire et la << Goutte de lait >) pour les enfants. Henri Edelmann mort prematurement, son fils Frederic Henri, ancien exteme des Hopitaux de Paris, qui s’etait pourtant jurk de ne pas exercer dans cette banlieue alors insa- lubre et hostile, s’installa dans la maison familiale en 1913. Dans cette famille protestante, mais oti l’on ne dispensait pas de formation religieuse, l’education re- posait sur quelques principes simples : le mepris de l’argent et des honneurs, la faculte de se contenter de peu et de compter d’abord sur soi-meme.

Gilles Edelmann accomplit ses trois premieres an- nees d’etudes secondaires au lycee Rollin. Force est de reconnaitre qu’a cette epoque, s’etant mis tres jeune et tout seul au travail du bois, il Ctait beaucoup plus attire par cette activite que par les etudes et, aux dires de son frere, aurait envisage sans deplaisir la profession de menuisier. Cedant peut-Ctre a l’ata- visme familial, il proposa meme a son pttre preoccupe par son peu de goat pour la lecture, de quitter le lycee

pour l’ecole Boulle. Toujours est-il qu’a l’entree en troisieme il fut decide, par peur de la tuberculose alors aussi repandue que redoutable, de soustraire les en- fants a l’atmosphbre insalubre de Pantin et c’est au college de Thann, en Alsace, que Gilles Edelmann poursuivit sa scolarite. Apres avoir surmonte le han- dicap provoque par le niveau ClevC de ses condisci- ples en langue allemande et support6 de la part de ses professeurs la difficile comparaison qu’ils ne man- quaient pas d’etablir avec son frere airk, habitues qu’ils etaient a voir ce demier faire spontanement le programme de mathematiques de l’annee superieure, le cadet Edelmann commenqa a travailler serieuse- ment a partir de la seconde. Les resultats ne tarderent pas a se faire sentir et il n’avait pas atteint ses 17 ans qu’il obtint son baccalaureat de mathematiques Cl& mentaires.

C’etait alors un adolescent longiligne, calme, qui malgre son allure reservee et peu demonstrative, se montrait Cminemment disponible et gent8 avec son entourage, donnant deja a ses smurs cadettes l’image qu’elles garderont toute leur vie d’un grand frere ras- surant et anime d’une grande force interieure. Soli- taire et doue d’un puissant pouvoir d’abstraction, il etait capable d’ecouter de la musique classique dans la Salle de sejour familiale au milieu des allees et ve- nues sans manifester le moindre signe d’impatience. Tres jeune aussi, il fit preuve de gofits eclectiques, se montrant attire aussi bien, nous venons de le voir, par la musique - il jouait d’ailleurs du violon - que par l’etude des etoiles ou encore la nature, et ses Clkes s’apercevront plus tard de sa profonde connaissance des arbres bien sGr, mais aussi des plantes ou des oi- seaux. Son choix de vacances enfin temoignait a la fois de son ingeniosite et d’un certain gofit de l’aven- ture. N’avait-il pas d&s l’age de 14 ans, au tours de vacances familiales dans la region de Saint-Etienne, descendu le Lignon sur une perissoire de sa fabrica- tion, et a 18 ans, apres s’etre confectionne une tente, traverse la France a bicyclette depuis la Normandie jusqu’a la C&e d’Azur ?

Son amour de la nature, et en particulier des bois, explique qu’un moment il fut tent& a l’instar de son arriere-grand-p&e matemel, par la carriere d’inge- nieur des Eaux et Forets. Mais le siege de I’Ccole a Nancy qui l’eloignait beaucoup de sa famille recem- ment installee a Ouistreham, les faibles perspectives financieres de cet emploi malgre son peu de goat pour l’argent l’y firent renoncer et finalement, comme son

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p&e et son grand-p&e, il inclina pour la medecine. Mais ceci, sans idee precise quant a une Cventuelle specialisation, sans ambition particuliere et encore moins de plan de carriere precon$u.

Inscrit en annee preparatoire de medecine a la fa- cult6 de Caen, sa place de major a l’examen le fait remarquer par un chirurgien local, le Dr Chapron, qui le persuade d’aller a Paris se frotter aux contours hos- pitaliers. <c Je crois que je vais preparer l’extemat >>, annonca-t-i1 un jour a sa famille, puis l’annee sui- vante : << je crois que je vais faire l’intemat >>. Faisant preuve d’un esprit tres organise et methodique, il se prepara a cette deuxieme Cpreuve sans bachotage ex- cessif, sachant se r&server quelques soirees pour as- sister a des concerts et non sans s’etonner d’ailleurs de la quantite de travail foumie par certains de ses congeneres. 11 fut neanmoins nomme inteme provi- soire a son premier contours en 1939.

La declaration de guerre vint imposer une treve a cette rapide ascension. Apres avoir exerce durant quelques mois les fonctions d’interne provisoire, Gilles Edelmann, alors age de 22 ans, est mobilise dans le service de Sante des Am-tees et affect6 comme medecin auxiliaire au part d’artillerie du 20’ corps d’armee en Lorraine, oti il fait la connaissance d’Emile Hervet a qui le liera sa vie durant une fidele amitie. Fait prisonnier, il est medecin d’un Stalag a Epinal. Lib&C, il beneficie en 1941 de la titularisation de sa promotion d’inteme provisoire et peut envisager un intemat de chirurgie.

Vest qu’en effet entre-temps, il avait decide de de- venir chirurgien. Le choix ne surprend guere de la part de cet artisan nC, et il semble que ce soit lors de son premier stage d’exteme, effectue chez Jean Berger a l’hopital Necker, que se revela cette vocation. C’est dans ce service, en tout cas, qu’il retouma effectuer son premier stage d’inteme provisoire et c’est la sur- tout qu’il rencontra, en la personne de I’assistant Jac- ques Mialaret, l’homme qui allait jouer un role deter- minant dans sa carriere.

11 Ctait pourtant difficile d’imaginer deux caracteres plus opposes, l’enthousiasme et le nature1 emporte de l’aine n’ayant d’egal que le calme et l’inaptitude a la co&e du second. 11 est probable que Jacques Mialaret eut vite fait de deceler les qualites assez exception- nelles de cet apprenti chirurgien << pas comme les au- tres >>, qu’il lui insuffla l’ambition qu’il n’avait pas spontanement de s’engager dans la voie des contours hospitaliers et l’assura de son inconditionnel soutien.

Vest en tout cas ce que suggere, en exergue de la these de Gilles Edelmann, cette unique dedicate a la fois laconique et sensible : << Au docteur Jacques Mia- laret qui me fit faire les premiers pas dans la chirurgie, me la fit aimer, et n’a cesse depuis de me guider a tout moment )>.

L’intemat foumit a Gilles Edelmann une formation tres complete pour l’epoque. 11 fait de la chirurgie osseuse chez Andre Richard, de l’urologie chez Ber- nard Fey, oti il se lie d’amitie avec RenC Ktiss, de la chirurgie infantile chez Marcel Boppe, de la chirurgie abdominale chez Jean Berger a nouveau, Henri Mon- dor et Pierre Brocq.

C’est au tours de ce demier stage a l’HBtel-Dieu, stage prolong6 par un clinicat, qu’il fit la connais- sance de Jean-Claude Rudler alors jeune agrege. Ce demier l’ayant vite choisi comme aide preferentiel, ce fut l’occasion pour Gilles Edelmann de se familiariser avec la grande chirurgie digestive, y compris les re- sections cesophagiennes pour cancer dont il lui reve- nait - lourde t&he - de surveiller les suites operatoi- res. Avare d’appreciations sur ses stages d’intemat, il reconnaissait volontiers avoir CtC impression& par le rare perfectionnisme de ce chirurgien a l’humeur cer- tes irascible mais Cgalement vite apaisee, puisqu’il n’etait pas rare qu’un dejeuner sympathique darts un petit restaurant derriere Notre-Dame vienne clore une matinee orageuse et temoigner de la reconnaissance du chef a son Cquipe.

C’est a cette Cpoque que Gilles Edelmann soutient sa these sur la perforation en pdritoine libre des uld- res peptiques postoperatoires. Entre temps, bien que s’etant marie avec Colette Rivette et ayant commence a fonder une famille - elle lui donnera cinq enfants -, il avait cede a l’amicale pression de Jacques Mialaret de poursuivre dans la voie des contours hospitaliers. Si tant est que les conseils en la mat&e soient vrai- ment determinants. Gilles Edelmann etait assez dis- cret et reserve pour masquer une decision intime et ferme. Toujours est-il que sa maitrise en dessin lui permit de franchir sans difficult6 l’obstacle de l’adju- vat d’anatomie, et qu’en 1948, il est nomme assistant des hopitaux. En 1950, il rejoint a l’hbpital Saint- Louis Jacques Mialaret qui venait de succeder a Louis Bazy. Commence alors une Ctroite collaboration de 12 annees durant lesquelles le service acquit, dans le milieu naturellement critique des salles de garde, une reputation enviee. Y concouraient tout a la fois la spe- cialisation affirmee en chirurgie digestive, l’harmonie

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entre le chef de service et son assistant, la realisation avec succes d’interventions assez peu repandues a l’epoque dont temoignent plusieurs publications. C’est durant cette periode, en 1953, que Gilles Edel- mann dQt B la qualite de ses Cpreuves d’etre nomme chirurgien des hopitaux, a un contours dont le jury ne lui etait pas a priori favorable, et a cette epoque Cga- lement que sa reputation de grand operateur s’affir- ma. Et cependant, rien n’etait fait dans la presentation et le deroulement de l’acte operatoire pour impres- sionner l’entourage ni meme faciliter la tache du chi- rurgien : un dedain certain du decorum, un nombre d’aides restreint, I’absence d’instrumentiste, peu d’instruments mais soigneusement choisis afin de rC- duire au maximum le traumatisme tissulaire, telles etaient les marques principales de l’environnement, revelatrices de l’esprit Cminemment simplificateur de ce remarquable operateur. L’atmosphkre de la Salle, quant a elle, restait calme tout au long des interven- tions meme complexes, sans jamais aucune marque d’irritation ni mCme d’impatience, sans non plus le moindre souci d’esbroufe. Tout au plus l’operateur guettait-il, a l’issue d’une dissection difficile men&e promptement, l’appreciation flatteuse de son aide parfois sollicitee par une remarque discrete car il ai- mait bien que l’on remarquat que c’etait adroitement fait. Pour autant, il ne se laissait jamais emporter par l’amour du beau geste et, en cas d’hesitation devant deux attitudes possibles, choisissait toujours la moins risqde pour le malade. Pour tout nouveau venu le voyant pour la premiere fois aux prises avec un acte difficile, la surprise provenait de ce qu’une telle Cco- nomie apparente de moyens alliee a une telle absence de precipitation obtienne un resultat aussi rapide et aussi acheve. L’explication de cette remarquable ef- ficacite tenait a la conjonction de deux facteurs : d’une part, l’execution parfaite de chaque geste Cl& mentaire Cvitant toute reprise, d’autre part, une force de concentration maintenue tout au long de l’inter- vention qui lui permettait, tout en executant un geste, de penser au geste suivant et d’eliminer ainsi tout temps mort. Cette facilite apparente jointe a une dis- ponibilite extreme pour aider les plus jeunes en depit de son abord reserve, presque austere, tels Ctaient les deux caracteres les plus communement comment& dans le monde des intemes.

En 1962, alors qu’il venait l’annee precedente d’etre nomme professeur agrege, il quitte Jacques Mialaret et Saint-Louis pour entamer sa can-i&e de

chef de service. 11 exercera cette fonction durant 20 ans, 8 annees a la PitiC et 12 a Bichat. Install6 d’abord comme il l’a Ccrit << timidement D B l’etage superieur du batiment de chirurgie au-dessus du service fort actif de Gaston Cordier, il Ctoffera progressivement son equipe et y imprimera vite les caracteristiques du service Mialaret qu’il definira un jour comme &ant << l’ecole de la prudence dans les indications, de l’ef- ficacite dans l’execution, de la simplicite dans les in- vestigations et les soins postoperatoires >).

La dominante de son enseignement Ctait bien, en effet, la simplicite de l’analyse clinique et la sagesse des decisions operatoires dont la discussion etait do- mike par la notion : << surtout ne pas nuire )> et qu’il- lustrait volontiers la formule : << comme toujours la v&id se trouve a mi-chemin D. Cet enseignement, il le dispensait un peu comme un artisan enseigne a ses apprentis avec comme regle d’or <q d’eviter de froisser, de plaire a l’un sans trop deplaire a l’autre” D. Avec << sa facon calme de voir les chases x>, de supporter l’agitation autour de lui sans y participer, de juger sans en avoir l’air (car il ne laissait jamais apparaitre une opinion desobligeante pour autrui), de maintenir imperturbablement son cap quoi qu’il arrive (car en definitive il faisait bien ce qu’il voulait... et seulement ce qu’il voulait**), il Cmanait de lui une autorite na- turelle et non contraignante, en meme temps qu’il ins- pirait a la majorite de ses intemes et chefs de clinique un sentiment fait a la fois de totale confiance et d’ad- miration pour ses qualites professionnelles et humai- nes.

Rapidement, il eut la satisfaction d’accueillir de nombreux assistants etrangers et de voir souvent d’anciens extemes du service revenir comme inter- nes. Arrive a Bichat, l’image de marque qu’avait alors cet hopital en pathologie digestive lui permit vite d’accentuer la specialisation du service et sa reputa- tion.

Une telle renommee de science, de bon sens et de ma&rise chirurgicale aurait du lui valoir une impor- tante activite privee. Mais la froideur apparente et la modestie qu’il affichait dans ses relations confrater- nelles, son refus des concessions mercantiles et pire en- core de lapublicite, une certaine nonchalance enfin pour ce qui concemait ce secteur d’activite le desservaient

*P de Mestier **JC Boiselle

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quelque peu. Et s’il lui arriva a plus d’une reprise d’operer de gros clientelistes qui ne comptaient pas pourtant parmi ses correspondants, c’est a quelques amis fiddles qu’il dQt d’entretenir une clientele regu- like. Temps par-tie1 hospitalier, il assuma a partir de 1965 et pendant 20 ans le role de chirurgien chef de la Maison de Sante du Gardien de la Paix qui connut sous sa direction une importante modernisation.

Le dedain profess5 par Gilles Edelmann pour le faire-valoir ne le poussait pas a publier facilement. Et cependant, durant toutes ces annees, il se fit con- naitre par des ecrits ou transparaissent ses qualites de rigueur dans l’observation et le raisonnement, de clar- tC dans l’exposition, de capacite de synthese. 11 est peu de secteurs de la pathologie digestive qu’il n’ait pas abordes. Pour ne retenir que ceux ou il apporta une note de modemite, citons son premier rapport au Con- gres franGais de chirurgie avec Edmond Henry, en 1952, premier ouvrage en langue fragaise qui de- montre la responsabilite constante de la diverticulite sigmdidienne et de ses complications dans ce qu’il Ctait convenu d’appeler la sigmoi’dite. Avec son ami Andre Germain, il met au gout du jour les recidives par greffe tumorale sur la ligne de suture apres resec- tion des cancers coliques et les moyens simples de leur prevention. 11 fut a l’origine de nombreuses dis- cussions au sein de l’AcadCmie, qu’il s’agisse des hemorragies gastroduodenales massives, des reinter- ventions precoces en chirurgie abdominale, du traite- ment chirurgical des ulceres duodenaux, de la tacti- que chirurgicale dans les pancreatites aigues necrosantes ou il defendit une position originale. Avec Paul Maillet et Jean Tremolieres, il Ccrivit en 1975 un deuxieme rapport au Congres francais de chi- rurgie sur les fistules externes de l’intestin grele. Le choix de ces differents sujets demontre a l’evidence son gout pour clarifier et simplifier des problemes complexes. On regrette que ce grand operateur n’ait commis qu’un seul Ccrit de technique chirurgicale. I1 s’agit des techniques d’exerese du rectum et du rec- tosigmdide, remarquable par la qualite des schemas originaux et du rappel anatomique, que pourraient re- lire avec profit les jeunes chirurgiens d’aujourd’hui aux prises avec la decouverte recente outre-Manche du << mesorectum )F.

Tot dans sa vie hospitaliere, Gilles Edelmann se preoccupa d’actions syndicales. 11 s’y fit vite remar- quer par sa facon calme et sensee d’envisager les pro- blemes, son honnetete intransigeante au service du

seul inter& general, son habilete de negociateur aussi. Car cet homme qui n’aimait pas prevoir, qui manifes- tait parfois une certaine ndivete dans son jugement sur autrui, se revela souvent fort efficace dans la resolu- tion de situations difficiles, tant sa capacite a depas- sionner un debat, a exposer avec clarte les elements de l’enjeu en les ramenant a l’essentiel jointe a un evident desinteressement ne pouvait qu’impression- ner favorablement la partie adverse. Ayant rapide- ment fait partie du bureau du syndicat des chirurgiens des hopitaux, il fut amen& d&s 1964, a assurer la dif- ficile succession de Pierre Mollaret a la t&e de l’In- tersyndicat des hospitaliers parisiens. Enfin, la con- fiance de ses pairs lui valut de sieger a la commission medicale consultative de 1’Assistance publique, pe- riode durant laquelle il eut toute latitude d’exprimer ses qualites de diplomatie et d’equilibre a la t&e de la commission chargee de distribuer pour l’ensemble des services de chirurgie temps partiel des sommes d’argent importantes destinees a l’achat de materiel.

La verite oblige a dire qu’il ne fut guere recompense de cette loyale collaboration avec l’administration hospitaliere, puisque celle-ci, quelques annees plus tard, peu avant l’ouverture du nouvel hbpital Bichat, decida, arguant de son statut de chirurgien hospitalier temps partiel, de supprimer son service. La desinvol- ture avec laquelle lui fut signifiee la nouvelle, les manozuvres et intrigues sous-jacentes que cette ma- niere laissait supposer le meurtrirent si profondement encore qu’il affirmait ne pas y attacher d’importance, qu’il se refusa a faire la moindre demarche et a Cmet- tre la moindre recrimination. 11 payait en la circons- tance le prix de son caractere entier et traditionnel qui, en lui ayant fait refuser quelques annees plus tot de choisir le statut de << plein temps sous condition >>. l’exposait aux ambitions que ne manque jamais de susciter la construction d’un nouvel hopital. Et c’est avec une Cquipe resserree qu’il accomplit ses deux demieres annees de vie hospital&-e dans la partie du service de chirurgie generale du nouvel hopital qu’Henri Charleux voulut bien lui conceder.

Pour autant, c’est a la m&me epoque que progressi- vement, sans la moindre sollicitation de sa part, vint le temps des honneurs. Ayant assure depuis 1974 le secretariat general de 1’AcadCmie de chirurgie, il en fut Clu president en 1980. A la mCme Cpoque, il suc- &da a Jean-Louis Lortat-Jacob a la presidence du Collegium international de chirurgie digestive. Et en 1982, alors qu’il venait juste de quitter 1’Assistance

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publique, il fut pressenti, a l’occasion d’une importante reforme des statuts de 1’Association franqaise de chi- rurgie, pour assurer la presidence de cette institution dans la p&ode toujours delicate de transition corres- pondant a la mise en place du nouveau reglement. 11 assumera cette presidence durant 4 ans a la satisfac- tion generale et, l’ande suivante, point d’orgue de sa carriere, sera president du Congres francais de chirur- gie. Bien qu’ayant toute sa vie lutte contre le gout excessif de la reussite et des honneurs, il fut tres sen- sible a ces marques successives d’estime. Elles lui offrirent d’ailleurs l’occasion de d&oiler un reel ta- lent litteraire et permirent en tout cas a la communaute chirurgicale de decouvrir l’esprit profondement hu- maniste et les connaissances &endues que cachait vo- lontiers cet ennemi declare de toute ostentation et de tout pedandsme. Qui ne se souvient de ses Cloges de grands chirurgiens disparus dans lesquels la finesse de l’analyse psychologique s’alliaient a l’elegance du style et a l’etendue de la culture ? Et des 30 pages qu’il consacra, en 1984, a retracer dans un style vivant et colore, les 100 ans de 1’Association franqaise de chi- rurgie ? 11 faut lire dans son discours de presidence au congres de 1986 sur le theme de la kite, avec quelle perspicacite il delivre, sous une presentation humo- ristique, sa philosophie de l’information du malade par le chirurgien, avec quelle sagesse il analyse les risques de l’information medicale dans notre societe hypermediatisee, avec quel esprit de nuance et quelle precision il definit le role du medecin darts la vulga- risation medicale.

MalgrC ses nombreuses activites, il est peu d’hom- mes qui, dans la conduite de leur existence, aient ar- ticule avec autant d’harmonie que le faisait Gilles Edelmann le travail et les loisirs les plus divers : la lecture - il Ctait devenu avec l’age un lecteur passion- nC et Cclectique se constituant un abondant fichier de citations - les parties de bridge (jeu dans lequel il excellait) avec ses amis Claude Dufourmentel et An- drC Germain - la musique classique - et deux fois par an plusieurs annees durant, il reunissait avec son Cpouse dans leur vaste appartement parisien les << Amis de la musique de chambre c< pour &outer des quatuors celebres (Amadeus, Loewenguth...) interpre- ter ses compositeurs favoris (Beethoven, Schubert et Faure). Mais il presenta toujours un gout particulier pour les voyages et le travail du bois.

11 voyagea beaucoup et dans nombre de contrees. Jacques Mialaret, encore lui, lui offrit tot 1’opportunitC

de connaitre le Mexique grace a 1’Association medicale franco-mexicaine qu’il avait contribue a creer apres la guerre. Gilles Edelmann, qui a cette occasion apprit l’espagnol, visita a plusieurs reprises 1’AmCrique centrale a l’occasion de conferences don- nees a Mexico (il devint d’ailleurs membre de la So- ciCtC mexicaine de chirurgie) et se passionna pour la culture azteque. Plus tard, vice-president de l’AcadC- mie de chirurgie, il organisa son premier deplacement en Chine. Mais 21 c&C de ces periples dans des contrees lointaines, il entreprenait frequemment avec son Cpouse des voyages en France et en Europe, gC- neralement sous-tendus par un motif culturel. Pas- sionne par les peintres italiens et espagnols, par l’ar- chitecture, notamment religieuse - il se montrait imbattable sur les Cglises romanes et l’art baroque -, il preparait minutieusement les trajets et les lieux a visiter et aimait les faire decouvrir a un couple ami. Au tours de ces voyages, il prit l’habitude d’effectuer de nombreux dessins a l’encre de chine, remarquables d’elegance et de precision, et c’est ainsi qu’en feuille- tant ses camets, il est possible de se promener dans Venise, de contempler le temple de Segeste et les Cboulis des colonnades de Selinonte, de scruter les details des c&hers de Salzbourg ou d’admirer la fa- cade de la cathedrale de Salamanque.

Ce gout vif des voyages ne l’empecha pas de rester tout au long de sa vie fiddle a la passion exigeante de son enfance pour le travail du bois. Ayant acquis, en 1953, les batiments passablement delabres d’une an- cienne ferme B Grosrouvre pres de Montfort- L’Amaury, il entreprit de les transformer en une resi- dence qui, d’abord secondaire, deviendra a sa retraite sa residence principale, assumant tour a tour les fonc- tions de menuisier du batiment, de menuisier en meu- bles et en sieges. Mais il Ctait surtout un Cbkniste hors pair capable de recreer a la perfection un meuble an- cien, ainsi qu’on pouvait le constater dans son appar- tement parisien oh il aimait inviter ses Cl&es. Cer- tains d’entre eux d’ailleurs salueront des Ctapes marquantes de sa carriere en lui offrant de quoi satis- faire cette passion : un tour a bois pour le depart de Saint-Louis, un stke d’acajou pour celui de la Maison de same. Plus tard, a mesure que ses forces decline- ront, sa remarquable faculte d’adaptation lui permet- tra de ne pas abandonner son materiau favori : c’est ainsi qu’il s’adonnera successivement et avec bon- heur a la sculpture sur bois, enfin a la marqueterie qui lui permettait de conjuguer son gout du dessin et du

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travail du bois et dont temoigne une superbe copie nombreuses lectures avec un Ctonnant detachement. d’un tableau de Piero Della Francesca. 11 s’eteignit le 6 septembre 1996, il avait 79 ans.

On conqoit qu’avec un tel &entail de ressources, cet homme n’ait pas vu venir la retraite avec effroi. Assez rapidement, il decida de quitter son apparte- ment parisien pour s’installer definitivement a Gros- rouvre, la proximite du lieu lui permettant aisement de garder ses contacts parisiens, et les facilites de la campagne de jouir de ses nombreux petits-enfants. La maladie vint malheureusement vite perturber cette vie bien ordonnancee. Longtemps contenue et relative- ment peu invalidante, elle rendit particulierement PC- nibles ses deux demieres annees. Grandement soutenu par son Cpouse, il y fit face avec une remarquable force de caractere conservant jusqu’a ses demiers jours son humour et son besoin de culture. 11 ecoutait de la musique, dessinait depuis son lit ce qu’il voyait a travers la fenetre et, lorsqu’il recevait des amis ou des Cl&es, discutait volontiers de la teneur de ses

C’est surtout quand un homme modeste nous quitte qu’il importe de dire ce qu’il fut. Je m’etais done pro- mis de faire l’eloge de Gilles Edelmann. La tlche m’est vite apparue plus complexe que p&u. Sa per- sonnalite Ctait-elle aussi simple qu’il se plaisait a la montrer ? Car cet homme tolerant pouvait se reveler entier dans ses convictions. Cet ennemi des extremes mettait volontiers une forte intensite dans ses entre- prises. S’il a multiplie au tours de sa carriere les signes d’un goDt mod&C pour la reussite, il appreciait les honneurs et en tirait une legitime fierte. Froideur apparente et rigueur de la pensee certes, mais une oeuvre de Schubert pouvait lui amener les larmes aux yeux. fitait-il alors cartesien ou romantique ? Nul en tout cas ne pourra pretendre que tout au long de son existence il ne soit rest6 fiddle a l’etymologie de son patronyme : homme noble.